CHAPITRE PREMIER
De la modération
EXEMPLES ROMAINS
Je
vais passer à la modération, cette vertu si salutaire qui nous prémunit
contre les égarements des passions violentes et de l'audace irréfléchie. Grâce
à ce caractère, elle ne donne prise à aucun reproche et recueille
d'abondantes louanges. Elle pourra ici reconnaître ses effets dans les hommes
illustres.
1. Pour remonter jusqu'au berceau de la plus haute magistrature romaine, P.
Valerius, à qui son respect pour la majesté du peuple valut le surnom de Publicola,
vit, après l'expulsion des rois, toute la réalité et toutes les marques
extérieures de leur puissance réunies en sa personne sous le nom de consulat.
Mais, pour rendre supportable une dignité dont la grandeur est un objet
d'envie, il sut, à force de modération, en réduire les apparences : ainsi il
fit retirer les haches des faisceaux qu'en outre il abaissa devant le peuple
assemblé. Il en diminua aussi le nombre de moitié, en se donnant de lui-même
un collègue dans la personne de Sp. Lucretius, et, comme celui-ci était plus
âgé, il lui céda les faisceaux le premier mois. Il fit aussi voter une loi
par les comices centuriates pour défendre à tout magistrat de faire battre de
verges ou mettre à mort un citoyen romain en violant son droit d'en appeler au
peuple. Ainsi, pour accroître la liberté des citoyens, il renonça peu à peu
aux prérogatives de son pouvoir. Il alla même jusqu'à démolir sa maison,
parce qu'elle était située sur une hauteur et qu'elle avait l'air d'une
citadelle. N'est-il pas vrai qu'en abaissant ainsi sa demeure, il grandit
d'autant sa gloire ? (An de R. 244.)
2. J'ai peine à quitter Publicola, mais il m'est agréable d'arriver à
Camille, qui mit tant de modération à passer d'une situation humiliante au
faite du pouvoir. Tandis qu'il était exilé dans Ardée, ses concitoyens, après
la prise de Rome par les Gaulois, vinrent lui demander son secours, mais il ne
voulut pas aller à Véies prendre le commandement de l'armée avant de s'être
assuré que toutes les formalités habituelles avaient été observées dans son
élévation à la dictature. Le triomphe de Camille sur les Véiens fut
magnifique. Sa victoire sur les Gaulois fut éclatante, mais cette lenteur
scrupuleuse a quelque chose de bien plus admirable. Il est moins, bien moins
difficile de vaincre l'ennemi que de se vaincre soi-même, que de se garder
d'une trop grande précipitation à fuir le malheur et d'un empressement
excessif à saisir le bonheur. (An de R. 363.)
3. La modération de Camille est égalée par celle de Marcius Rutilius
Censorinus. Elu censeur pour la seconde fois, il assembla le peuple et lui
reprocha avec la plus grande sévérité de lui avoir conféré deux fois un
pouvoir dont les ancêtres avaient cru devoir restreindre la durée, parce qu'il
leur semblait trop grand. Tous les deux avaient raison, et Censorinus et le
peuple : l'un, en recommandant de ne confier les charges qu'avec mesure,
l'autre, en ne les confiant qu'à un homme d'une modération éprouvée. (An de
R. 488.)
4. Et L. Quintius Cincinnatus, quel admirable consul il s'est montré ! Le sénat
voulait lui continuer ses pouvoirs tant à cause de ses éminents services que
des efforts que faisait le peuple pour nommer les mêmes tribuns encore pour
l'année suivante. Les deux projets tant contraires aux lois, il les fit échouer
l'un et l'autre, en contenant le zèle du sénat pour lui et en forçant les
tribuns à imiter sa réserve. Ainsi, c'est grâce à lui seul que la conduite
de cette auguste compagnie et celle du peuple échappèrent au reproche d'illégalité.
(An de R. 316.)
5. Fabius Maximus ne laissait pas de remarquer qu'il avait exercé le consulat
cinq fois et que son père, son aïeul, son bisaïeul et ses ancêtres l'avaient
de même exercé souvent. Aussi, comme les comices s'apprêtaient, selon le vœu
unanime des citoyens, à élire son fils consul, il fit auprès du peuple les
plus vives instances pour obtenir que la famille Fabia fût enfin dispensée de
cet honneur, non qu'il doutât des hautes qualités de son fils, qui s'était déjà
rendu illustre, mais pour ne pas perpétuer dans la même famille le plus grand
pouvoir public. Est-il rien de plus fort, de plus puissant que cette modération
qui triomphait même de l'amour paternel qui passe pour avoir sur nous le plus
d'empire ? (An. de R. 461.)
6. Nos ancêtres ne montrèrent pas peu de reconnaissance envers le premier
Scipion l'Africain par les récompenses qu'ils lui accordèrent. Ils s'appliquèrent
à l'honorer par des hommages égaux à ses immenses services. Ils voulurent lui
ériger des statues dans la place des comices, dans l'assemblée du peuple, dans
le sénat, dans le temple même de Jupiter très bon et très grand. Ils
voulurent placer son image en costume de triomphateur, à côté de celles des
dieux, dans les banquets sacrés du Capitole. Ils voulurent même lui déférer
un consulat à vie, une dictature perpétuelle. Mais il ne souffrit pas que le sénat
ou le peuple lui décernât aucun de ces pouvoirs et il se montra presque aussi
grand par le refus de ces honneurs que par les exploits qui les avaient mérités.
(An de R. 553.)
Ce fut avec la même force de caractère qu'il prit la défense d'Hannibal dans
le sénat, lorsque ses concitoyens envoyèrent des députés pour l'accuser de
menées séditieuses dans Carthage. Il ajouta que le sénat romain ne devait pas
se mêler des affaires intérieures de la république carthaginoise et par une
si belle modération, il sauva la vie de l'un, l'honneur de l'autre, ne voulant
plus être leur ennemi après la victoire. (An de R. 558.)
7. Passons à Marcellus qui, le premier, fit voir qu'Hannibal n'était pas
invincible ni Syracuse imprenable. Sous son consulat, des députés de Sicile étaient
venus à Rome porter des plaintes contre lui. Comme son collègue Valerius
Laevinus se trouvait alors absent, il ne voulut pas convoquer le sénat pour
cette affaire, de peur que cette circonstance n'ôtât un peu aux Siciliens le
courage de formuler leurs plaintes. Mais à peine Laevinus fut-il de retour que
Marcellus fit, de lui-même, la proposition de leur donner audience. Il écouta
patiemment l'exposé de leurs griefs à son sujet. Et même, quand Laevinus leur
eut donné l'ordre de se retirer, Marcellus les obligea à rester pour être présents
à sa justification. Puis la cause débattue de part et d'autre, il alla jusqu'à
sortir du sénat avec eux pour laisser les opinions s'exprimer plus librement.
Leurs plaintes furent rejetées. Ils le prièrent alors et le supplièrent de
les admettre dans sa clientèle. Il y consentit avec bonté. En outre, le sort
lui ayant assigné le gouvernement de la Sicile, il le céda à son collègue.
Autant de manifestations d'une rare modération envers des alliés, autant de
raisons différentes de louer Marcellus. (An de R. 543.)
8. Combien admirable aussi s'est montré Tib. Gracchus ! Pendant son tribunat,
alors qu'il était ennemi déclaré des deux Scipions, l'Africain et
l'Asiatique, ce dernier, qui ne pouvait donner caution pour le payement d'une
amende, allait pour cela être conduit dans la prison publique par ordre du
consul. Il avait fait appel au collège des tribuns. Aucun d'eux ne voulant
intervenir contre cette mesure, Gracchus se détacha de ses collègues et alla rédiger
un projet de résolution. Personne ne put douter qu'il ne manquât de la
formuler dans des termes inspirés par son ressentiment contre l'Asiatique. Il
commença par protester qu'il n'était point réconcilié avec les Scipions,
ensuite, il lut la résolution suivante : "Comme L. Cornelius Scipion, le
jour de son triomphe, après avoir fait marcher devant son char les généraux
ennemis, les fit jeter en prison, ce serait une indignité et une offense à la
majesté du peuple romain de l'y jeter lui-même. Aussi, je ne laisserai pas exécuter
cet ordre." Le peuple romain vit avec plaisir ses prévisions sur la
conduite de Gracchus démenties par Gracchus lui-même et loua sa modération
comme elle le méritait. (An de R. 566.)
9 C. Claudius Néron mérite aussi d'être compté parmi les modèles d'une rare
modération. Il avait partagé la gloire de Livius Salinator dans la défaite
d'Hasdrubal. Cependant il aima mieux suivre à cheval le char de triomphe de son
collègue que de jouir lui-même du triomphe, quoique le sénat le lui eût également
décerné. Il le refusa parce que l'affaire s'était passée dans la province de
Salinator. C'est ainsi qu'il triompha sans char, mais non sans gloire : son collègue
n'était loué que pour sa victoire, lui, l'était en outre pour sa modération.
(An de R. 546.)
10. Le second Scipion l'Africain non plus ne nous permet pas de le passer sous
silence. Il terminait, en qualité de censeur, la cérémonie du recensement et,
au milieu du sacrifice expiatoire, le greffier lui lisait dans les registres
publics la formule des prières par lesquelles on demandait l'amélioration et
l'accroissement de la république romaine. "Elle est, dit-il, assez riche
et assez grande. Aussi, je me borne à demander aux dieux d'assurer à jamais sa
conservation." Et aussitôt, il fit corriger dans ce sens sur les registres
publics la formule de la prière. Les censeurs qui vinrent après lui s'en
tinrent à ce vœu modéré dans la clôture du recensement. Scipion en effet
eut la sagesse de penser qu'on devait souhaiter l'accroissement de l'empire
romain à l'époque où l'on allait chercher des triomphes à six ou sept milles
de Rome, mais que dans un temps où la république possédait plus de la moitié
de la terre, ce serait le signe d'une avidité insatiable que de souhaiter
quelque chose de plus et que c'était déjà pour elle un assez grand bonheur
que de ne rien perdre de ses possessions. Dans l'exercice de la censure il ne
montra pas moins de modération sur son tribunal. A la revue des centuries de
chevaliers, voyant approcher à l'appel de son nom C. Licinius Sacerdos, il lui
dit qu'il le savait formellement coupable de parjure et que, si quelqu'un se
chargeait de l'accuser, il appuierait l'accusateur de son propre témoignage.
Mais, personne ne s'offrant pour ce ministère : "Sacerdos, reprit-il, emmène
ton cheval et estime-toi heureux d'échapper à la flétrissure du censeur. Je
ne veux point faire à la fois contre toi le rôle d'accusateur, de témoin et
de juge." (An de R. 611.)
11. Ce caractère de modération se fit aussi remarquer chez l'éminent Q. Scévola.
Appelé en témoignage contre un accusé, il fit une déposition qui paraissait
devoir porter une atteinte grave aux chances de salut de cet homme menacé de
condamnation. Mais, en se retirant, il ajouta qu'il ne fallait compter ses dires
qu'autant qu'ils seraient confirmés aussi par d'autres ; car, disait-il, il était
d'un exemple détestable qu'un accusé succombât sous un témoignage unique.
Ainsi, il obéit à sa conscience scrupuleuse et il servit l'intérêt public
par un conseil salutaire. (An de R. 639.)
12. Je sens bien l'étroitesse du cadre où je dois faire entrer de tels hommes
ainsi que leurs actions et leurs paroles. Mais, comme il faut donner un certain
développement aux faits importants et en traiter un grand nombre avec brièveté,
la foule si considérable de choses et de personnes célèbres dont je me vois
submergé ne m'aurait pas permis de réaliser ces deux parties de ma tâche.
C'est pourquoi je me suis proposé de recueillir tous les noms et les faits, non
pour en faire une matière d'éloges, mais pour en rappeler le souvenir. Aussi
les deux Metellus, le Macédonique et le Numidique, ces grandes illustrations de
notre patrie, voudront bien me pardonner, si je ne parle d'eux que
succinctement.
Le Macédonique avait eu de très vifs dissentiments avec le second Scipion
l'Africain et leur rivalité, quoique née d'une vertueuse émulation, avait dégénéré
en une haine violente et déclarée. Mais, lorsqu'il eut entendu retentir la
nouvelle de l'assassinat de Scipion, il s'élança hors de chez lui l'air
consterné et criant d'une voix émue : "Au secours ! Citoyens, au secours
! le rempart de Rome est renversé ! Scipion l'Africain, pendant son sommeil et
dans sa maison, vient d'être frappé par une main criminelle." O république
! aussi à plaindre de la mort de Scipion qu'heureuse d'entendre les plaintes si
humaines et si patriotiques de Metellus le Macédonique ! Car dans le même
instant elle put comprendre quel grand citoyen elle venait de perdre et quel
grand citoyen elle conservait. Le même Metellus invita ses fils à porter sur
leurs épaules le lit de parade de Scipion et à ces honneurs funèbres il
n'ajouta pas un hommage moindre en leur disant que jamais ils n'auraient à
rendre un pareil devoir à un plus grand homme. Qu'étaient devenues tant de
querelles violentes en plein sénat, tant d'altercations dans l'assemblée du
peuple, tant de combats que de si grands capitaines, de si grands citoyens s'étaient
livrés pour ainsi dire en pleine paix ? Tous ces souvenirs avaient été abolis
en lui par l'effet d'une modération digne d'un profond respect. (An de R. 624.)
13. Metellus le Numidique, banni par le parti populaire, se retira en Asie. Là,
pendant qu'il assistait par hasard aux jeux publics de la ville de Tralles, on
lui remit une lettre lui annonçant que le sénat et le peuple romain, avec la
plus parfaite unanimité, avaient permis son retour à Rome. Cependant il ne
sortit point de l'amphithéâtre avant la fin du spectacle. Il ne laissa en rien
voir sa joie aux spectateurs assis près de lui, mais, si grand que fût son
contentement, il le renferma dans son cœur. Il soutint du même visage et son
exil et son rappel, tant il sut toujours, grâce à sa modération et à sa
force de caractère, garder de la mesure dans la bonne et dans la mauvaise
fortune. (An de R. 654.)
14. Après l'énumération de tant de familles pour ce seul genre de mérite,
celle des Porcius ne doit pas être passée sous silence, comme si elle y était
étrangère. Le dernier Caton protesterait contre cette omission, fort de sa
conviction d'avoir donné un exemple de modération rare. Il avait transporté
à Rome les trésors de l'île de Chypre avec une exactitude et une intégrité
scrupuleuses. En reconnaissance de ce service le sénat voulait le dispenser de
rendre ses comptes pour que dans les comices pour l'élection des préteurs, sa
candidature pût être admise, sans égard aux règles ordinaires. Mais Caton ne
consentit pas à cette mesure, disant qu'il serait injuste de décréter à son
profit une exemption qu'on n'accordait à aucun autre, et, pour éviter toute
innovation dans son intérêt personnel, il aima mieux courir les risques
ordinaires des élections, que de profiter d'une faveur du sénat. (An de R.
617.)
15. J'ai hâte d'en venir aux exemples étrangers, mais je me sens comme arrêté
au passage par M. Bibulus, ce personnage si considérable et qui a tenu les
charges les plus élevées. Il se trouvait dans la province de Syrie, lorsqu'il
apprit que ses deux fils, jeunes gens pleins des plus heureuses dispositions,
avaient été assassinés en Egypte par des soldats de Gabinius. La reine Cléopâtre
lui envoya les meurtriers chargés de chaînes, afin qu'il se vengeât à son gré
d'un malheur si douloureux. Mais, alors qu'on lui offrait la plus grande
satisfaction qui pût être donnée à un père affligé, il fit prévaloir la
modération sur le ressentiment et il renvoya sur-le-champ à Cléopâtre les
assassins de son fils, disant que le droit d'une pareille vengeance appartenait,
non pas à lui, mais au sénat. (An de R. 703.)
EXEMPLES
ÉTRANGERS
1.
Archytas de Tarente avait vécu à Métaponte entièrement plongé dans l'étude
de la philosophie de Pythagore et, à force de travail et de temps, il avait
condensé dans un ouvrage tout l'ensemble de son système. De retour dans sa
patrie, il alla visiter ses terres et il trouva que la négligence de son
fermier les avait laissées dans un fâcheux état d'abandon et de mauvais
entretien. Alors, se tournant vers ce serviteur infidèle : "Je te châtierais,
lui dit-il, si je n'étais irrité contre toi." Il aima mieux le laisser
impuni que de lui infliger sous le coup de la colère un châtiment trop
rigoureux.
(Av.
J. -C. 363.)
2. La modération d'Archytas fut trop
généreuse ; celle de Platon fut plus raisonnable. Il se sentait trop irrité
par une faute d'un de ses esclaves et craignait de ne pouvoir lui-même
discerner la mesure du châtiment mérité. Il confia donc à son ami Speusippe
le soin de fixer la punition du coupable. Il lui paraissait laid de s'exposer à
ce qu'un blâme égal pût s'appliquer à la faute de l'esclave et à la répression
de Platon. Aussi ne suis-je pas surpris qu'il ait eu à l'égard de son disciple
Xénocrate une modération si persévérante. On lui avait appris que celui-ci
avait tenu sur son compte beaucoup de propos indignes. Il n'hésita pas à
rejeter cette accusation avec mépris. Mais le dénonciateur insistait d'un air
assuré et demandait à Platon pourquoi il ne le croyait pas. "Il n'est pas
croyable, reprit Platon, qu'un homme pour qui j'ai tant d'amitié, n'ait pas à
son tour pour moi de l'affection." Enfin le délateur, dans son désir de
semer la haine entre ces deux amis, poussa la malignité jusqu’à avoir
recours au serment. Platon, sans l'accuser de mauvaise foi, soutint que jamais Xénocrate
n'aurait tenu ces propos, s'il n'avait cru par là le servir. L'âme de Platon
paraissait être logée, non pas dans un corps périssable, mais dans une
citadelle céleste et veiller en armes au poste de la vie, repoussant avec une
force invincible les assauts des vices humains et sauvegardant toutes les vertus
renfermées en elle comme dans une forteresse (v. J.-C. 365.)
3. Dion de Syracuse n'est en aucune manière comparé à Platon pour l'étendue
du savoir, mais, quant à la modération, il en a donné des preuves encore plus
fortes. Banni de sa patrie par le tyran Denys le jeune, il s'était retiré à Mégare.
Là il voulut voir Théodore, premier magistrat de cette ville, mais s'étant présenté
chez lui, il ne fut pas reçu tout de suite. Comme on le faisait attendre
longtemps à la porte : "Il faut, dit-il à celui qui l'accompagnait,
supporter cela avec patience. Peut-être quand nous étions dans les honneurs,
avons-nous aussi fait de même." C'est par cette sagesse calme qu'il sut
rendre plus tolérables les conditions de l'exil. (Vers 359 av. J.-C.)
4 Il ne faut pas non plus laisser échapper ici Thrasybule. Des citoyens d'Athènes
avaient été réduits par la tyrannie des Trente Tyrans à quitter leurs
foyers. Dispersés et errants, ils menaient une vie misérable. Thrasybule
ranima leur courage, leur donna des armes et les ramena dans leur patrie. Il
marqua sa victoire par le rétablissement de la liberté et en releva encore l'éclat
par le mérite de la modération. Car il fit défendre par un décret de
l'assemblée de jamais rappeler le passé. Cet oubli du passé que les Athéniens
nomment amnistie permit à leur république
ébranlée et chancelante de retrouver son équilibre.
(Av. J. -C. 403.)
5. Le trait suivant n'est pas moins
admirable. Stasippus de Tégée avait dans le gouvernement des affaires
publiques un rival redoutable, mais d'ailleurs homme de bien et de talent. Ses
amis lui conseillaient ou de s'en défaire ou de l'éloigner à tout prix. Il
s'y refusa, de peur que le poste, où un bon citoyen veillait au salut de la
patrie, ne fût pris par un méchant et malhonnête homme, il aima mieux avoir
à subir les vives attaques d'un adversaire que de priver la patrie d'un
excellent défenseur.
6. Pittacus aussi avait une âme pleine de modération. Le poète Alcée
s'acharnait à le poursuivre avec toute l'amertume de sa haine et toutes les
ressources de son esprit. Une fois élevé à la souveraine puissance par la
volonté de ses concitoyens, Pittacus se contenta de l'avertir du pouvoir qu'il
avait de l'accabler. (Av. J.C. 590)
7. Le souvenir de Pittacus m'invite à rappeler un trait de modération des Sept
Sages. Des pêcheurs qui traînaient leur drague dans les parages de Milet
avaient vendu d'avance un coup de filet à un particulier. A la suite de cela,
ils retirèrent de l'eau un trépied d'or d'un grand poids et semblable à ceux
de Delphes. Là-dessus discussion : les uns soutenaient qu'ils n'avaient vendu
que les poissons qui seraient pris, l'autre qu'il avait acheté toutes les
chances du coup de filet. Le différend, vu la rareté du fait et la valeur
considérable de l'objet en litige, fut porté devant l'assemblée du peuple. On
décida de consulter Apollon Delphien pour savoir à qui l'on devait adjuger le
trépied. Le dieu répondit qu'il fallait le donner au plus sage :
Tis sopphia pantôn prôtos : toutôi tripod’audô
Alors les Milésiens, d'un commun accord, le donnèrent à Thalès. Celui-ci le
céda à Bias, Bias à Pittacus, ce dernier à un autre et le trépied passa
ainsi de main en main dans le cercle des Sept Sages pour parvenir enfin à Solon
qui décerna à Apollon lui-même le titre de sage suprême et le prix de la
sagesse.
(Av. J. -C.
579.)
8. Rendons aussi témoignage à la modération
de Théopompe, roi de Sparte. Il avait fait créer à Lacédémone des éphores
qui faisaient contrepoids à la puissance royale, comme à Rome les tribuns du
peuple contrebalançaient le pouvoir consulaire. Sa femme lui reprocha d'avoir
eu pour but de transmettre à ses fils une autorité diminuée. "Oui, répliqua-t-il,
diminuée, mais plus durable." Il avait bien raison : la puissance n'est en
sûreté qu'autant qu'elle sait limiter sa force. Ainsi Théopompe, en liant la
royauté par les liens des lois la rapprocha d'autant plus du cœur des citoyens
qu'il l'éloigna davantage de l'arbitraire.
(Av. J. -C. 760.)
9. Antiochus, lorsque L. Scipion eut
ramené les limites de son empire au-delà du mont Taurus, se trouva avoir perdu
l'Asie Mineure et les contrées voisines. Cependant il manifesta, sans feindre,
qu'il avait de l'obligation au peuple romain de l'avoir débarrassé d'une
charge trop lourde en réduisant son royaume à un territoire de petite étendue.
Il n'est assurément rien de si beau, rien de si magnifique qui ne demande à être
corrigé par la modération. (An de R. 564.)
CHAPITRE
II
De la réconciliation
Maintenant
que nous avons par tant d'exemples illustres montré la modération dans tout
son éclat, arrivons à cette admirable évolution qui fait passer l'âme de la
haine a la bienveillance et traitons ce sujet avec joie. Car si le calme après
la tempête et la sérénité du ciel revenant après les nuages mettent sur les
visages une expression de contentement, si la paix succédant à la guerre nous
cause la joie la plus vive, l'oubli des injures, l'apaisement de la colère
demandent à être célébrés par un récit qui respire la satisfaction.
1. M. Aemilius Lepidus qui fut deux fois consul et grand pontife et dont la
haute vertu égalait les glorieuses dignités, nourrit une longue et violente
haine contre Fulvius Flaccus, personnage non moins considérable. Mais dès
qu'ils eurent été nommés ensemble censeurs, il renonça à ses dispositions
sur le Champ de Mars même dans la pensée que des haines privées ne devaient
point séparer des citoyens qui avaient été associés pour l'intérêt de l'état
dans une haute magistrature. Cette opinion de Lepidus a excité l'admiration de
son siècle et les anciens historiens nous en ont transmis le souvenir avec éloges.
(An de R. 574.)
2. Ils n'ont pas voulu non plus laisser ignorer à la postérité la noble résolution
que prit Livius Salinator de mettre fin à ses querelles avec son ennemi.
Quoiqu'il fût parti pour l'exil avec une haine ardente contre Néron, dont le témoignage
avait fortement contribué à sa condamnation, néanmoins lorsque, après son
rappel, le peuple le lui donna comme collègue dans le consulat, il sut maîtriser
son caractère naturellement impétueux et s’imposer l'oubli d'une si cruelle
injustice. Il craignait qu'en apportant dans le partage du pouvoir un esprit de
discorde et en se montrant ennemi impitoyable, il ne s'acquittât mal de ses
devoirs de consul. Cette disposition à des sentiments pacifiques, dans une
situation critique et périlleuse, fit beaucoup pour le salut de Rome et de
l'Italie, car c'est en associant
leurs efforts avec la même ardeur et le même courage qu'ils écrasèrent la
puissance formidable des Carthaginois. (An de R. 546.)
3. Un exemple aussi mémorable de réconciliation est celui de Scipion
l'Africain et de Tiberius Gracchus. Du banquet sacré où ils étaient venus
avec de la haine l'un pour l'autre, ils sortirent tout à la fois amis et alliés.
Car Scipion, non content d'obéir au conseil du sénat et de se réconcilier
avec Tib. Gracchus, dans le Capitole, au festin en l'honneur de Jupiter,
s'engagea encore à l'instant même à lui donner sa fille Cornélie en mariage.
(An de R. 566.)
4. Mais cette bonté s'est révélée aussi chez Cicéron comme le trait
dominant de son caractère. Alors que Aulus Gabinius était poursuivi pour
concussion, il le défendit avec chaleur, bien que celui-ci, pendant son
consulat, l'eût fait bannir de Rome. (An de R. 699.) Deux fois aussi, dans des
procès plaidés devant les comices, il prit la défense de P. Vatinius qui,
pendant son consulat, n'avait cessé de l'attaquer. Et cette conduite, loin de
le faire accuser d'inconséquence, lui valut des éloges, parce qu'il est plus
beau de triompher de l'injustice à force de bienfaits que de rendre mal pour
mal en s'obstinant de part et d'autre dans la haine. (An de R. 697.)
5. L'exemple de Cicéron parut si louable que P. Clodius Pulcher même, son plus
cruel ennemi, n'hésita pas à l'imiter. Quoiqu'il eût été accusé d'inceste
par les trois Lentulus, il ne laissa pas de prendre la défense de l'un d'eux
qu'on accusait de brigue, et il lui plut de se montrer l'ami de Lentulus en présence
du juge, du préteur et du temple de Vesta, en un mot dans le milieu même où
Lentulus, cherchant à l'accabler sous une accusation infamante, l'avait attaqué
avec l'éloquence et la passion d'un ennemi. (An de R. 692.)
6. Caninius Gallus mérite une égale admiration dans le rôle d'accusé et dans
celui d'accusateur : il épousa en effet la fille de C. Antonius contre lequel
il avait provoqué une condamnation et il confia le soin de ses affaires à M.
Colonius par qui il avait été condamné lui-même. (An de R. 694.)
7. Si Caelius Rufus s'est déshonoré par ses débauches, il mérite au
contraire des éloges pour l'intérêt qu'il porta à Q. Pompeius. Celui-ci
avait sur sa poursuite essuyé une condamnation devant le tribunal du peuple.
Comme sa mère Cornélie, dépositaire de ses biens, refusait de les lui rendre,
il écrivit à Caelius pour implorer son appui, et Caelius soutint avec une
fermeté inébranlable les intérêts de l'absent. Il lut aux juges la lettre de
Q. Pompeius, qui faisait voir son extrême indigence, et cette révélation
confondit l'avarice dénaturée de Cornélie. Un acte empreint d'une générosité
si élégante ne saurait être laissé de côté ici sous prétexte que
l'exemple en vient d'un Caelius. (An de R. 702.)
CHAPITRE
III
Du désintéressement et de la
continence
EXEMPLES ROMAINS
Il
faut mettre un grand soin et un zèle particulier à rappeler combien des
citoyens illustres ont su, à force de sagesse et de raison, garantir leur cœur
des attaques de l'amour et de la cupidité, ces passions si semblables à la
folie. On ne saurait assurer facilement une longue durée qu'à la famille, à
la cité, au royaume où la passion des femmes et celle de l'argent n'exerceront
qu'une faible influence. Car où pénètrent ces deux fléaux, les plus
redoutables qui soient pour le genre humain, là règne l'injustice, là le déshonneur
exerce ses ravages. Prêtez donc attention et occupons-nous de rappeler des mœurs
qui sont l'opposé de vices si funestes.
1. Scipion, dans sa vingt-quatrième année, venait de préluder à la prise de
l'ancienne Carthage par la défaite de la Carthage d'Espagne. Les nombreux
otages que les Carthaginois tenaient enfermés dans cette ville étaient tombés
en son pouvoir, entre autres une jeune fille d'une grande beauté et d'âge
nubile. Ce général dans la fleur de la jeunesse, célibataire et vainqueur,
apprenant qu'elle était d'une illustre famille de Celtibérie et fiancée à
l'un des plus nobles de la nation, nommé Indibilis, fit venir ses parents et
son fiancé et la remit pure et intacte entre leurs mains. Il ajouta même à sa
dot l'or qu'ils avaient apporté pour sa rançon. Touché de tant de réserve et
de générosité, Indibilis témoigna sa juste reconnaissance pour les bienfaits
de Scipion en gagnant aux Romains les cœurs des Celtibères.
2. Si l'Espagne connut la vertu de Scipion, celle de M. Caton eut pour témoins
l'Épire, l'Achaïe, les Cyclades, les côtes de l'Asie, la province de Chypre.
Au cours d'une mission qui avait pour objet le transport de grandes sommes de
Chypre à Rome, il fut également inaccessible aux tentations du plaisir et à
celles de la cupidité, quoiqu'il fût entouré de tous les objets capables
d'irriter l'une et l'autre de ces passions. Car il détenait des richesses
dignes d'un roi et une foule de villes grecques pleines de délices se
trouvaient sur tout le trajet de son voyage comme autant d'escales obligées.
C'est ce dont témoignent les écrits de Munatius Rufus, son fidèle compagnon
dans l'expédition de Chypre. Mais je laisse de côté le témoignage de cet
auteur. Un tel mérite trouve sa preuve en lui-même car la nature a fait naître
de son sein la vertu en même temps que Caton. (An de R. 695.)
3. Nommons encore ici Drusus Germanicus, gloire sans pareille de la famille
Claudia, ornement singulier de la patrie, et surtout, par l'éclat d'exploits
au-dessus de son âge, héros merveilleusement digne de deux princes augustes,
son beau-père et son frère, couple divin si cher à la république. Il est
constant que, dans l'usage des plaisirs de l'amour, il se borna à l'affection
conjugale. Antonia elle-même, supérieure en vertu aux hommes qui ont illustré
sa famille, répondit à l'amour de son mari par une rare fidélité. Après la
mort de Drusus, veuve à la fleur de l'âge et dans la fraîcheur de sa beauté,
elle vécut dans la société de sa belle-mère au lieu de se remarier et le même
lit vit mourir l'époux dans la force de la jeunesse et vieillir l'épouse dans
un long veuvage. Cette chambre terminera, en y mettant pour ainsi dire le
comble, l'énumération des exemples d'une pareille vertu.
4. Occupons-nous ensuite de ceux qui n'ont jamais dans leur cœur mis l'argent
au rang de ce qui compte. Cn. Marcius, jeune patricien, illustre descendant du
roi Ancus, surnommé Coriolan pour avoir pris Corioles, ville des Volsques, à
la suite d'exploits remarquables, s'entendit louer dans un beau discours et en
présence des soldats par le consul Postumus Cominius. On lui donna en outre,
avec toutes les récompenses militaires, un domaine de cent arpents, dix
prisonniers à son choix, autant de chevaux harnachés, un troupeau de cent bœufs
et autant d'argent qu'il en pourrait porter, mais il ne voulut accepter d'autre
présent que la liberté d'un prisonnier qui était son hôte et un cheval de
bataille. Devant tant de modération et de discrétion on ne saurait dire s'il
s'honora davantage en méritant ces récompenses ou en les refusant. (An. de R.
260.)
5. M. Curius, qui fut le modèle le plus accompli de la frugalité romaine et
aussi le plus parfait exemple de la bravoure, offrit aux ambassadeurs des
Samnites le spectacle d'un consulaire assis sur un banc rustique auprès de son
feu et mangeant dans une écuelle de bois. Quant à la qualité des mets, elle
se laisse deviner à l'appareil du service. Il ne témoigna que du mépris pour
les richesses des Samnites. Eux par contre, s'étonnèrent de sa pauvreté. Ils
avaient apporté une grande quantité d'or comme présent offert par leur république
et ils l'invitèrent en termes aimables à l'accepter. Curius se mit à rire :
"Vous êtes chargés, leur dit-il aussitôt d'une mission bien vaine, pour
ne pas dire ridicule. Allez dire aux Samnites que M. Curius aime mieux commander
à des hommes riches que de devenir riche lui-même. Remportez votre présent.
Si précieux qu'il soit, l'or n'a été trouvé que pour le malheur des hommes.
Souvenez-vous qu'on ne peut ni me vaincre sur le champ de bataille ni me
corrompre par de l'argent" (An de R. 463.)
Le même Curius, après avoir chassé Pyrrhus de l'Italie, ne toucha absolument
pas au butin royal dont il avait enrichi l'armée et Rome. Le sénat accorda par
un décret sept arpents de terre à chaque citoyen et cinquante à Curius, mais
celui-ci ne voulut point dépasser la mesure assignée au peuple. Il regardait
comme un citoyen peu digne de la république celui qui ne savait pas se
contenter de la part attribuée à tous les autres. (An de R. 478.)
6. Les mêmes sentiments animaient Fabricius Luscinus, qui était par les dignités
et le crédit supérieur à tous les citoyens de son temps, mais par la fortune
égal aux plus pauvres. Les Samnites, qui étaient tous ses clients, lui envoyèrent
un jour dix livres d'airain, cinq livres d'argent et dix esclaves, mais il
renvoya tous ces présents dans le Samnium. Grâce à la simplicité de sa vie,
il n'avait pas besoin d'argent pour être opulent, ni de domesticité pour avoir
une escorte suffisante. Ce qui faisait sa richesse, c'était non la multitude
des biens, mais la modération des désirs. Aussi sa maison pouvait être dépourvue
d'airain, d'argent et d'esclaves samnites, mais elle était riche de la gloire
que procure le mépris de ces biens. Ce refus des présents s'accorde bien avec
un souhait du même Fabricius. Envoyé en ambassade auprès de Pyrrhus, il
entendit à la cour de ce roi le Thessalien Cinéas parler d'un Athénien fameux
par sa sagesse qui recommandait de ne rechercher que le plaisir. Un tel précepte
lui sembla une monstruosité et il s'empressa de souhaiter à Pyrrhus et aux
Samnites une pareille sagesse. Si fière que fût Athènes des enseignements de
ses philosophes, le roi, en homme avisé, ne laissa pas de faire plus de cas de
cette vive aversion de Fabricius que des préceptes d'Epicure. Et l'événement
justifia cette préférence. En effet la ville qui fit la plus grande part au
plaisir perdit la puissance souveraine et celle qui aima l'effort conquit la
suprématie. L'une n'eut pas la force de sauver pour elle-même la liberté,
l'autre fut même en état de lui en faire présent. (An de R. 474.)
7. On pourrait regarder comme un disciple de Curius et de Fabricius Q. Elius Tubéron
surnommé Catus. Pendant son consulat, la nation étolienne envoya une ambassade
pour lui offrir des vases d'argent de toute espèce, d'un poids considérable et
d'un travail exquis. Car ces ambassadeurs qui étaient venus précédemment le
remercier, avaient raconté aux Etoliens qu'ils n'avaient vu sur sa table que de
la vaisselle d'argile. Le consul les invita à ne pas s'imaginer que la frugalité
eût besoin comme l'indigence, d'être secourue et les congédia avec leurs
bagages. Comme il avait eu raison de préférer la vaisselle de sa maison à
celle des Etoliens ! Si seulement les âges suivants avaient voulu suivre
l'exemple de sa frugalité ! Mais où en sommes-nous venus ? C'est à peine si
l'on peut obtenir des esclaves qu'ils ne dédaignent pas une vaisselle, dont un
consul ne rougissait pas alors de faire usage. (An de R. 586.)
8. Paul Emile, après la défaite de Persée, avait comblé des richesses de la
Macédoine l'antique et héréditaire pauvreté de notre patrie, au point que le
peuple romain s'affranchit alors pour la première fois du fardeau du
"tribut". Mais le vainqueur n'en profita nullement pour enrichir sa
maison, s'estimant heureux d'avoir procuré, par sa victoire, de l'argent à ses
concitoyens et de la gloire à lui-même. (An de R. 587.)
9. Cette manière de voir fut adoptée par Q. Fabius Gurges, Numerius Fabius
Pictor, Q. Ogulnius. Au retour de leur ambassade auprès du roi Ptolémée, et même
avant d'avoir rendu compte au sénat de leur mission, ils portèrent au trésor
public les présents qu'ils avaient reçus de ce prince à titre personnel. Ils
estimaient sans doute qu'aucun citoyen ne doit retirer d'une fonction publique
d'autre avantage que la gloire d'avoir bien fait son devoir. Et voici maintenant
qui montre bien la bienveillance du sénat et la stricte discipline de nos ancêtres.
On donna à ces députés, tant par ordre du sénat qu'avec le consentement du
peuple, les objets qu'ils avaient déposés dans le trésor, et les questeurs en
retirèrent, pour les remettre à chacun d'eux, les présents qui leur étaient
légalement attribués. Ainsi, la libéralité de Ptolémée, le désintéressement
des ambassadeurs, l'équité du sénat et du peuple, tous ces mérites trouvèrent
à s'exercer à la fois chacun pour sa juste part dans une affaire si louable.
(An de R. 480.)
10. Le désintéressement des Fabius et d'Ogulnius servit de modèle à
Calpurnius Pison dans une occasion semblable, comme on le voit par le fait même.
Etant consul, il venait de délivrer la Sicile de la terrible guerre des
esclaves et, en sa qualité de général, il distribuait des récompenses à
ceux dont le concours lui avait été particulièrement utile. Son fils, entre
autres, s'était battu dans plusieurs rencontres avec le plus brillant courage.
Il lui décerna, pour l'honneur seulement, une couronne d'or du poids de trois
livres, en déclarant qu'un magistrat ne devait pas dépenser l'argent de l'état
pour des largesses profitables à sa propre famille. Il promit de laisser à son
fils par testament un poids d'or équivalent à la couronne. Ainsi le général
décerna la distinction honorifique au nom de l'état, et le père donna la récompense
pécuniaire sur ses ressources particulières. (An de R. 620.)
11. Si de nos jours un personnage illustre n'avait pour manteau que des peaux de
bouc, allait gouverner l'Espagne sans autre suite que trois esclaves, ne dépensait
que cinq cents as pour se rendre outre-mer dans sa province et se contentait de
la nourriture et du vin des matelots, ne le regarderait-on pas comme un homme à
plaindre ? Voilà cependant ce que Caton l'Ancien supporta sans la moindre
peine, grâce à sa chère habitude de frugalité qui lui faisait trouver, dans
ce genre de vie, un charme délicieux. (An de R. 558.)
12. S'il y a loin de cette antique simplicité à celle du dernier Caton, la
cause en est la marche des années. Il était né en effet dans une république
déjà riche et amie du luxe. Néanmoins, au milieu des guerres civiles, bien
qu'il eût toujours son fils avec lui, il n'eut jamais qu'une suite de douze
esclaves, cortège numériquement supérieur à celui de Caton l'Ancien, mais en
réalité bien moindre, si l'on considère la profonde différence des temps et
des mœurs. (An de R. 704.)
13. C'est une joie, de parcourir l'histoire des grands hommes. Scipion Emilien,
après deux consulats célèbres et autant de triomphes particulièrement
glorieux, ne se fit suivre, dans ses fonctions d'ambassadeur, que par sept
esclaves. Sans doute, avec les dépouilles de Carthage et de Numance, il aurait
pu s'en procurer un plus grand nombre, mais il avait préféré ne recueillir
pour lui-même que la gloire de ses exploits et laisser le profit du butin à sa
patrie. Aussi, lorsqu'il voyageait chez les alliés et les nations étrangères,
on comptait non ses esclaves, mais ses victoires, et l'on considérait, non pas
la quantité d'or et d'argent qu'il emportait avec lui, mais sa grandeur
imposante. (An de R. 623.)
14. Le peuple tout entier a souvent aussi fait preuve de désintéressement ;
mais il suffira d'en rapporter deux exemples empruntés à des époques fort éloignées
l'une de l'autre. Pyrrhus, voyant la terreur de son invasion dissipée et
l'ardeur des Épirotes ralentie, voulut acheter la bienveillance du peuple
romain, dont il n'avait pu briser le courage : il fit transporter dans notre
ville presque tout l'appareil de l'opulence royale. Mais en vain ses envoyés
allaient offrant de maison en maison des présents aussi précieux que variés
et propres à l'usage tant des hommes que des femmes. Aucune porte ne s'ouvrit
pour recevoir ses dons et le courageux, mais impuissant défenseur de
l'insolence des Tarentines échoua. Peut-être son échec fit-il encore plus
d'honneur aux mœurs sévères de Rome qu'à ses armes. (An de R. 473.)
Dans la terrible tempête que C. Marius et L. Cinna avaient déchaînée sur la
république, le peuple romain donna encore un merveilleux exemple de désintéressement.
Lorsqu'ils eurent livré au pillage les maisons de ceux qu'ils avaient
proscrits, il ne se trouva pas un homme pour chercher à retirer un profit du
malheur de ses concitoyens : chacun respecta les maisons des victimes comme des
temples sacrés. Tant de pitié et de retenue fut comme un reproche silencieux
pour la cruauté des vainqueurs. (An de R. 666.)
EXEMPLES
ÉTRANGERS
1.
Ne refusons pas aux étrangers de rappeler leur gloire dans ce genre de mérite.
Périclès, chef de l'état athénien, avait pour collègue dans le commandement
de l'armée le poète tragique Sophocle. Or celui-ci, un jour qu'ils
s'occupaient ensemble d'affaires de leur fonction, se mit à louer en termes
trop vifs la beauté d'un enfant de condition libre qu'il voyait passer. Périclès,
en blâmant ce manque de retenue, lui dit qu'un chef devait à la fois garantir
ses mains de la souillure de l'argent et ses yeux de tout spectacle impur.
2 On demandait à Sophocle, déjà avancé en âge, s'il usait encore des
plaisirs de l'amour : "Les dieux m'en gardent ! dit-il, j'ai été heureux
de m'échapper de ses fers, comme des mains d'un maître insensé et
tyrannique."
3. Xénocrate, suivant la tradition, montra dans sa vieillesse la même
continence. Sa réputation de vertu trouvera une confirmation frappante dans le
récit qui va suivre. Au cours d'une fête prolongée dans la nuit, Phryné, célèbre
courtisane d'Athènes, quand il fut alourdi par le vin, se coucha à ses côtés.
Elle avait parié avec quelques jeunes gens de mettre en défaut l'austérité
du philosophe. Celui-ci, sans la repousser par gestes ni par paroles, la laissa,
tout le temps qu'elle voulut, reposer sur son sein et la quitta à la fin sans
qu'elle eût eu le succès qu'elle s'était promis. Cet acte montre bien la
retenue naturelle à une âme que la sagesse remplit. Mais la courtisane eut
aussi un bien joli mot. Les jeunes gens la raillaient de n'avoir pu, avec tant
de beauté, de grâce et de charmes, séduire le cœur du vieillard, même après
boire, et ils réclamaient le prix convenu de la gageure. "J'avais parié,
dit-elle, pensant avoir affaire à un homme, non à une statue." Pouvait-on
donner de la chasteté de Xénocrate une idée plus vraie et plus juste que ne
le fit par ce mot la courtisane elle-même ? Phryné, malgré toute sa beauté,
ne put le moins du monde ébranler la fermeté de sa vertu.
(Av. J.-C.
334.)
Mais que dis-je ? Le roi Alexandre
lui-même y réussit-il mieux avec ses richesses ? C'est encore une statue,
dirait-on, que le roi tenta et avec aussi peu de succès. Il lui avait envoyé
des députés porteurs de plusieurs talents. Ils furent introduits dans les
jardins de l'Académie et le philosophe les traita selon son régime ordinaire,
c'est-à-dire avec peu d'apprêts et une grande sobriété. Le lendemain, ils
lui demandèrent en quelles mains il voulait que l'on comptât l'argent.
"Eh quoi ! dit-il, le repas d'hier ne vous a-t-il pas fait comprendre que
je n'en ai pas besoin ?" Ainsi le roi voulut acheter l'amitié du
philosophe, mais le philosophe ne voulut pas la lui vendre.
(Av. J.-C. 334.)
4. Alexandre, après s'être acquis le
surnom d'invincible, ne put vaincre l'indifférence de Diogène le Cynique pour
la richesse. Trouvant un jour ce philosophe assis au soleil, il s'approcha de
lui et le pressa de lui dire ce qu'il pouvait souhaiter. Sans quitter le bord du
chemin où il était assis, cet homme qui portait un surnom bas, mais une âme
haute et forte, lui répondit : "Nous allons parler du reste. En attendant,
retire-toi, s'il te plaît, de mon soleil." Et voici sans doute la pensée
qu'il mettait sous ces mots : Alexandre veut voir si des richesses feront faire
un pas à Diogène, il réussira plutôt à faire lâcher pied à Darius par la
force des armes. Le même Diogène un jour, à Syracuse, était occupé à laver
des légumes, quand Aristippe s'avisa de lui dire : "si tu voulais faire la
cour à Denys, tu ne mangerais pas de cela." - "Dis plutôt, répliqua
Diogène, que, si tu voulais manger de cela, tu ne ferais pas la cour à
Denys."
(Av.
J.-C. 334.)
CHAPITRE IV
De la pauvreté
Les
plus beaux ornements d'une mère de famille, ce sont ses enfants, comme on peut
le lire dans le recueil de Pomponius Rufus. Une mère de famille campanienne,
que recevait Cornélie, mère des Gracques, lui montrait ses bijoux qui étaient
les plus beaux de cette époque. Cornélie la retint en prolongeant l'entretien
jusqu'au retour de ses enfants de l'école. "Voici, dit-elle, mes bijoux,
à moi." (Et elle avait raison de mépriser les vaines richesses.) C'est
avoir tout, que de ne désirer rien : propriété d'autant mieux assurée que,
si la possession des autres biens est fragile, celle de la sagesse ne subit pas
les atteintes de la mauvaise fortune. Quelle raison y a-t-il de regarder la
richesse comme le comble du bonheur et la pauvreté comme le dernier degré du
malheur, alors que l'une, sous des dehors riants, est pleine d'amertumes secrètes
et que l'autre au contraire, avec un aspect rebutant, abonde en biens solides et
sûrs ? Des exemples, mieux que des paroles, rendront cette vérité plus
sensible.
1. Quand, par son orgueil sans bornes, Tarquin eut causé la chute de la royauté,
Valerius Publicola exerça le premier avec Junius Brutus les pouvoirs du
consulat. (An de R. 244.) Trois fois encore dans la suite il occupa cette
magistrature à la grande satisfaction du peuple romain, et des oeuvres
glorieuses, aussi nombreuses que belles, vinrent grossir sous ses images la
liste de ses titres d'honneur. Et cependant cet homme, dont le nom est au faîte
de nos fastes consulaires, mourut sans laisser même de quoi pourvoir à ses funérailles
: elles durent être célébrées aux frais de l'état. Il n'y a pas lieu de
rechercher d'autres preuves de la pauvreté d'un si grand citoyen : on voit
suffisamment ce qu'il dut posséder pendant sa vie, puisque, au moment de sa
mort, il n'avait ni un lit funèbre, ni un bûcher. (An de R. 250.)
2. Quelle idée pouvons-nous nous faire de l'autorité morale de Menenius
Agrippa, ce médiateur choisi par le sénat et le peuple pour rétablir entre
eux la concorde ? Il eut sans doute toutes celle qu'il fallait à l'arbitre du
salut de l'état. Cependant, si le peuple n'avait payé une contribution de deux
onces par tête pour ses funérailles, il mourut si pauvre qu'il eût été privé
des honneurs de la sépulture. Mais la république déchirée par des divisions
fatales voulut confier aux mains d'Agrippa le soin de rapprocher les deux partis
: c'est qu'elle le savait intègre autant que pauvre. De son vivant il ne posséda
pas une fortune soumise au cens, mais après sa mort et encore aujourd'hui la
paix publique est son magnifique patrimoine. (An de R. 260.)
3. Mais, il faut l'avouer, chez C. Fabricius et Q. Aemilius Papus, les premiers
citoyens de leur siècle, il y avait de l'argenterie : c'étaient, chez l'un et
l'autre, la coupe des dieux et une salière. Mais dans l'usage de ces objets,
Fabricius mit une certaine recherche d'élégance, en ce sens qu'il fit monter
sa coupe sur un pied de corne. Papus à leur sujet fit preuve de nobles
sentiments : Comme il les avait reçus en héritage, il se fit un scrupule
religieux de ne pas les vendre. (An de R. 478.)
4. Ils étaient sans doute opulents, eux aussi, ces citoyens qu'on allait
prendre à leur charrue pour les faire consuls, et c'était par plaisir qu'ils
remuaient le sol stérile et brûlé de la Pupinie et par amusement qu'ils
brisaient, à force de sueur, les mottes énormes ? Mais non, pour dire vrai :
ces hommes que les dangers de la patrie mettaient à la tête des armées, c'était
bien la pauvreté - pourquoi hésiter devant le mot propre ? - qui les réduisait
à conduire des bœufs ?
5. Les députés envoyés par le sénat auprès d'Atilius pour l'inviter à
venir prendre le gouvernement du peuple romain le trouvèrent en train de semer.
Mais ces mains endurcies aux travaux de la campagne assurèrent le salut de l'état
et anéantirent de grandes forces ennemies. Elles venaient de conduire un
attelage de bœufs de labour ; elles n'en surent pas moins tenir les rênes d'un
char triomphal ; et, après avoir déposé le bâton d'ivoire, elles reprirent
sans honte le manche de la charrue rustique. L'exemple d'Atilius peut réconforter
les pauvres, mais il peut encore plus montrer aux riches combien il est inutile,
à qui désire une gloire solide, de se tourmenter pour acquérir la richesse.
(An de R. 496.)
6. Un héros du même nom et de la même famille, Atilius Regulus, qui, dans la
première guerre punique, connut tour à tour la gloire et le malheur le plus éclatant,
réussissait par des victoires répétées sur le sol africain à abattre la
puissance de l'orgueilleuse Carthage. Informé que le sénat avait, en considération
de ses succès, prorogé son commandement pour l'année suivante, il écrivit
aux consuls que le régisseur d'une terre de sept arpents qu'il possédait dans
la Pupinie, était mort et qu'un mercenaire, profitant de l'occasion, avait
disparu en emportant tout le matériel de culture. Il demandait en conséquence
un successeur, de peur que l'abandon de son domaine ne privât sa femme et ses
enfants des moyens de vivre. Aussitôt que les consuls eurent porté ces faits
à la connaissance du sénat, il fit tout de suite mettre en location
l'entretien du champ d'Atilius, fournir des aliments à sa femme et à ses
enfants, et racheter les objets qui lui avaient été enlevés. Voilà tout ce
que coûta à notre trésor l'admirable vertu de Regulus qui fera, dans tous les
siècles, l'orgueil de Rome. (An de R. 498.)
7. Aussi vastes étaient les domaines de L. Quinctius Cincinnatus. Il posséda
en effet sept arpents de terre. Il en engagea trois à l'égard du trésor
public en faveur d'un ami et les perdit, ayant dû payer l'amende de cet ami. Il
paya aussi sur le revenu de ce petit champ une amende prononcée contre son fils
Caeson pour n'avoir pas comparu au jour de l'assignation. (An 295.) Néanmoins,
quoiqu'il n'eût plus que quatre arpents à labourer, il soutint sa dignité de
père de famille et se vit même honorer de la dictature. Aujourd'hui l'on se
croit logé trop à l'étroit, lorsqu'on a une maison aussi étendue que les
terres de Cincinnatus.
8. Que dire de la famille Aelia, de sa richesse ? Les Aelii étaient seize dans
le même temps, n'ayant pour tous qu'une petite maison située sur l'emplacement
actuel des monuments de Marius, une terre dans le pays de Véies, qui demandait
moins d'ouvriers agricoles qu'elle n'avait de maîtres, des places réservées
aux spectacles du grand Cirque et du cirque Flaminien, faveur que la république
leur avait accordée en récompense de leur bravoure. (Vers l'an 534.)
9. La même famille ne posséda pas une once d'argent jusqu'au moment où Paul
Émile, vainqueur du roi Persée, fit présent à Q. Aelius Tubéron, son
gendre, de cinq livres d'argent prélevées sur le butin. Je ne veux point
parler de ce fait que le premier personnage de la république donna sa fille en
mariage à un homme dont il savait la famille si dépourvue de fortune. Paul
Emile lui-même mourut dans une pauvreté telle que, sans la vente de l'unique
bien-fonds qu'il eût laissé, sa veuve n'aurait pas trouvé de quoi reprendre
sa dot. (An de R. 593.) Hommes et femmes montraient dans la vie publique une âme
grande et forte et les qualités morales étaient en toutes choses la mesure du
mérite. Ce sont elles qui procuraient les magistratures, qui faisaient les
mariages, qui exerçaient une influence souveraine au forum, au sénat, dans
l'intérieur des familles. Chacun s'empressait d'accroître la fortune publique,
et non la sienne, et l'on préférait une vie pauvre dans un empire riche à une
vie riche dans un empire pauvre. Et voici quelle était la récompense de si
nobles principes : rien de ce qui est dû à la vertu ne pouvait s'acheter à
prix d'argent et l'état venait au secours de l'indigence des hommes illustres.
10. Ainsi pendant la seconde guerre punique, Cn. Scipion avait écrit d'Espagne
au sénat pour demander un successeur, parce qu'il avait une fille à marier et
qu'on ne pouvait en son absence lui constituer une dot. Le sénat, ne voulant
point priver la république des services d'un bon général, se chargea du rôle
de père de famille, fit régler la dot par l'épouse et les parents de Scipion,
en prit la valeur sur le trésor public et maria ainsi la jeune fille. (An de R.
539.) Cette dot fut de quarante mille as. On peut juger par là et de la bonté
des sénateurs et de la mesure des anciens patrimoines. Ils étaient si modiques
que Tuccia, fille de Céson, fut considérée comme richement dotée pour avoir
apporté en mariage une dot de dix mille as et que Mégullia qui entra avec
cinquante mille as dans la maison de son mari fut surnommée la Dotée. C'est encore la libéralité du sénat qui empêcha la
fille de Fabricius Luscinus et celle de Scipion d'être mariées sans dot, car
elles ne pouvaient attendre de l'héritage paternel rien de plus qu'une gloire
éclatante.
11. M. Scaurus nous apprend, dans le premier de ses trois livres de Mémoires
sur sa vie, quel pauvre héritage il reçut de son père : dix esclaves
seulement, dit-il, et trente-cinq mille écus composaient toute la succession.
C'est dans cette pauvreté que fut élevé cet esprit supérieur, cet homme qui
devait être un jour à la tête du sénat. (An de R. 638.)
Nous devons donc considérer ces exemples, y chercher un réconfort et un
apaisement, nous qui ne cessons jamais de nous plaindre de la médiocrité de
notre fortune. Point ou très peu d'argenterie, peu d'esclaves, sept arpents de
terre aride, des ressources domestiques insuffisantes pour les frais des funérailles,
des filles sans dot, mais d'illustres consulats, des dictatures éclatantes,
d'innombrables triomphes, voilà les objets que ces exemples offrent à nos
yeux. Pourquoi attaquer et décrier nuit et jour, comme le plus grand malheur du
genre humain, cette médiocrité qui a nourri d'un lait moins abondant que
salutaire les Publicola, les Aemilius, les Fabricius, les Curius, les Scipions,
les Scaurus et d'autres semblables modèles d'une solide vertu ? Relevons plutôt
notre courage et retrempons au souvenir des temps antiques nos âmes amollies
par le spectacle des richesses. J'en atteste la chaumière de Romulus, l'humble
toit de l'ancien Capitole, le feu éternel de Vesta qui se contente encore
aujourd'hui de vases d'argile, il n'est aucune opulence préférable à la
pauvreté de ces grands hommes.
CHAPITRE
V
De la modestie
EXEMPLES ROMAINS
De
la pauvreté il semble tout naturel de passer à la modestie. Celle-ci a enseigné
aux hommes dignes de ce nom à négliger leurs intérêts privés, à ne désirer
que la prospérité publique : elle mérite qu'on lui élève des temples et
qu'on lui consacre des autels comme à une divinité. Elle est la mère de toute
pensée honnête, la sauvegarde des devoirs journaliers, le guide de l'intégrité
; aimée dans la famille, bien vue au dehors, elle se montre partout et toujours
avec un air qui gagne les cœurs.
1. Mais laissons l'éloge de cette vertu et venons-en aux exemples. Depuis la
fondation de Rome jusqu'au consulat de Scipion l'Africain et de Tib. Longus, il
n'y avait pas dans les spectacles de place particulière pour le sénat ni pour
le peuple. (An de R. 559.) Néanmoins jamais plébéien n'osa se placer au théâtre
devant les sénateurs, tant il y avait chez nous de discrétion et de modestie !
Le peuple en donna encore une preuve bien frappante le jour où, à la suite de
son exclusion du sénat par les censeurs M. Caton et L. Flaccus, L. Flamininus
vint s'asseoir sur les derniers bancs de l'amphithéâtre, lui, consulaire et frère
de T. Flamininus, vainqueur de la Macédoine et de Philippe. Tous les
spectateurs l'obligèrent à venir se mettre à une place qui convint à son
rang. (An de R. 669.)
2. Terentius Varron porta un grand coup à la république par sa témérité à
engager la bataille à Cannes. (An de R. 537.) Mais il n'osa pas accepter la
dictature que lui offraient unanimement le sénat et le peuple et il racheta,
par cette modestie, le tort d'un pareil désastre. Il réussit par là à faire
imputer la bataille à la colère des dieux et l'on ne vit plus dans son caractère
que cette modestie. Aussi le refus de la dictature est-il pour son image une
inscription plus honorable que le titre même de dictateur pour les images des
autres.
3. Mais passons à une très belle manifestation de la modestie. Au grand
scandale de tout le monde, la fortune avait amené au Champ de Mars comme compétiteurs
à la préture le fils et le secrétaire du premier Scipion l'Africain, Cn.
Scipion et Cicéréius. L'opinion publique critiquait cet étrange caprice, de
confondre dans une concurrence électorale la famille et la clientèle d'un si
grand homme. Mais d'une erreur si blâmable du sort, Cicéréius sut tirer parti
pour sa gloire, car, sitôt qu'il se vit en passe de l'emporter sur Scipion dans
les centuries, il descendit de son poste, baissa la toge blanche et se mit à
solliciter les suffrages pour son compétiteur. Il trouvait sans doute plus
honorable de céder la préture à la mémoire de l'Africain que de se l'assurer
à lui-même. Dira-t-on que la modestie est mal récompensée ? Scipion obtint
la magistrature, mais c'est Cicéréius qui reçut le plus de félicitations.
(An de R. 579.)
4. Ne nous hâtons pas de sortir des comices. L. Crassus briguait le consulat.
Selon l'usage de tous les candidats il devait parcourir le Forum en faisant sa
cour au peuple. Mais jamais il ne put se résoudre à jouer ce rôle en présence
de Q. Scévola, son beau-père, cet homme si digne et si savant. Aussi le
priait-il de se tenir à l'écart tout le temps qu'il vaquerait à cette absurde
occupation : il respectait la gravité d'un tel personnage bien plus qu'il
n'avait souci de ce qu'il devait à la toge du candidat. (An de R. 658.)
5. Le grand Pompée, vaincu par César à Pharsale, entra le lendemain à
Larisse. Toute la population de cette ville sortit à sa rencontre :
"Allez, dit-il, et rendez cet hommage au vainqueur." Pompée, j'oserai
dire, ne méritait pas d'être vaincu, s'il ne l'eût été par César. Du
moins, il fut modéré dans le malheur : une fois déchu de sa grandeur, il sut
être modeste. (An de R. 705.)
6. La modestie fut aussi un trait marquant de C. César : on a pu le voir dans
bien des circonstances et, entre autres, au dernier jour de sa vie. Percé d'un
grand nombre de coups de poignard par des mains parricides, au moment même où
son âme divine se séparait de son corps mortel, la douleur de ses vingt-trois
blessures ne put lui faire oublier les lois de la modestie : il abaissa en effet
de ses deux mains les pans de sa toge pour tomber avec le bas du corps voilé.
C'est ainsi, non pas que les hommes expirent, mais que les dieux regagnent leur
séjour. (An de R 709.)
EXEMPLES
ÉTRANGERS
1.
Je placerai le fait suivant au nombre des exemples étrangers, parce qu'il est
antérieur au temps où l'Étrurie reçut le droit de cité. Il y avait dans
cette contrée un jeune homme d'une rare beauté, nommé Spurina. Voyant que son
admirable élégance attirait les regards de beaucoup de femmes distinguées et
le rendait suspect à leurs maris et à leurs parents, il détruisit toute la grâce
de son visage par des mutilations. Il préféra cette laideur qui attestait la
pureté de ses mœurs à une beauté capable d'exciter dans les cœurs de
mauvaises passions.
2 Un Athénien d'une extrême vieillesse s'était rendu au théâtre pour voir
les jeux. Aucun citoyen ne lui faisait place, le hasard l'amena auprès des députés
de Lacédémone. Touchés de son grand âge, ceux-ci saluèrent ses cheveux
blancs et ses années en se levant devant lui par respect et lui donnèrent au
milieu d'eux la place la plus honorable. A cette vue, le peuple rendit hommage
par de vifs applaudissements à cette attention respectueuse des étrangers.
Alors un des Lacédémoniens fit, dit-on, cette remarque : "Les Athéniens
connaissent le bien, mais ils ne se soucient pas de le pratiquer.
CHAPITRE
VI
De l'amour conjugal
EXEMPLES ROMAINS
D'un
sentiment doux et paisible, je vais passer à un autre également honnête, mais
un peu plus ardent et plus vif. Je vais mettre sous les yeux du lecteur, pour
ainsi dire, des tableaux d'un amour légitime qui méritent d'être considérés
avec le plus profond respect ; je ferai voir les effets d'une fidélité
conjugale solide et inébranlable, exemples difficiles à imiter, mais toujours
utiles à connaître, car en voyant réalisée dans autrui la plus haute
perfection, l'on doit rougir de ne pas s'élever même à la vertu moyenne.
1. On avait pris dans la maison de Tib. Gracchus deux serpents, un mâle et une
femelle. Gracchus, en consultant un aruspice, apprit que la mise en liberté du
mâle ou de la femelle serait suivie à bref délai, selon le cas, de la mort de
sa femme ou de la sienne. Il ne tint compte que de la partie de cette prédiction
qui assurait la conservation de sa femme, sans considérer la sienne, et fit
tuer le mâle et lâcher la femelle. Il eut le courage de se voir frapper lui-même
du coup qui ôtait la vie au serpent. Je ne saurais dire s'il y eut pour Cornélie
plus de bonheur à posséder un tel époux que de malheur à le perdre. (An de
R. 581.) O roi de Thessalie ! ô Admète ! te voilà condamné devant un grand
juge pour un acte cruel et barbare. Tu as souffert que ta femme prît ta place
en échangeant sa destinée contre la tienne et après cette mort volontaire,
consentie pour ton salut, tu as pu supporter encore la lumière du jour ! Et tu
avais déjà fait appel au dévouement de tes parents !
2. Victime lui aussi de l'injustice du sort, C. Plautius Numida n'avait pas la
valeur de Gracchus, quoiqu'il fût de l'ordre sénatorial, mais du moins il
donna un exemple égal d'amour conjugal. A la nouvelle de la mort de son épouse,
pris de désespoir, il se porta un coup d'épée dans la poitrine. Ses gens
intervinrent pour l'empêcher d'achever et bandèrent sa plaie,
mais, dès qu'il en eut l'occasion, il déchira le pansement, rouvrit la
blessure et d'une main assurée il arracha du fond de son cœur et de ses
entrailles une vie désormais pleine d'amertume et de douleur. Une mort si
violente atteste l'ardeur de la flamme conjugale dont son cœur était embrasé.
3. Avec le même nom, il y eut aussi le même amour chez M. Plautius. Par ordre
du sénat, il ramenait en Asie une flotte alliée de soixante navires et venait
d'aborder à Tarente. Là Orestilla, son épouse, qui l'avait accompagné jusqu'à
ce port, fut prise de maladie et mourut. On fit les funérailles, on mit le
corps sur le bûcher, Plautius le parfuma, l'embrassa, et, au milieu de ces
devoirs funèbres, il se jeta sur son épée nue. Ses amis le prirent tel qu'il
était, sans toge et sans chaussure, et le joignirent au cadavre de son épouse,
puis mirent le feu au bûcher et brûlèrent les deux corps ensemble. On leur éleva
sur place un tombeau que l'on voit encore à Tarente et qu'on appelle le Tombeau
des deux amants. Je ne doute pas que, s'il reste quelque sentiment après la
mort, Plautius et Orestilla ne soient venus chez les ombres portant sur le
visage leur joie de partager le même sort. Certes, pour deux cœurs également
épris d'un amour fort et honnête, il vaut mieux être unis dans la mort que
rester séparés par la vie.
4 La même affection conjugale s'est fait remarquer chez Julia, fille de César.
Un jour, de l'assemblée où se faisait une élection d'édiles, on lui rapporta
la robe du grand Pompée, son époux, toute tachée de sang. A cette vue, saisie
de frayeur et redoutant d'apprendre quelque attentat contre lui, elle tomba évanouie.
Comme elle se trouvait enceinte, cette terreur subite et la douleur de sa chute
provoquèrent une couche prématurée. Elle en mourut pour le grand malheur du
monde, dont la tranquillité n'eût pas été troublée par l'horrible déchaînement
de tant de guerres civiles, si la concorde eût été maintenue entre César et
Pompée par les liens étroits de la famille. (An de R. 699.)
5. L'ardeur de ton amour si pur, ô Porcia ! fille de M. Caton, sera aussi pour
tous les siècles l'objet d'une juste admiration. A la nouvelle de la défaite
de Brutus, ton mari, et de sa mort à Philippes, tu n'as pas craint, à défaut
du poignard qu'on te refusait, d'avaler des charbons ardents. Ainsi tu trouvas
dans ton cœur de femme la force d'imiter la mort héroïque de ton père. Mais
peut-être y eut-il chez toi encore plus de courage : il mit fin à ses jours
par un trépas ordinaire ; toi, tu voulus mourir d'une mort sans exemple (An de
R. 711.)
EXEMPLES
ÉTRANGERS
1.
Il y a aussi chez les étrangers des amours légitimes que l'histoire n'a pas
laissé tomber dans l'oubli : il suffira d'en rappeler quelques-uns. La reine de
Carie, Artémise, eut le plus vif chagrin de la perte de son mari. Toute preuve
de l'intensité de ses regrets serait faible après les honneurs de toute sorte
qu'elle rendit à sa mémoire et la construction du monument que sa magnificence
fit mettre au rang des sept merveilles. Mais à quoi bon énumérer ces honneurs
et parler de ce fameux tombeau ? Ne voulut-elle pas devenir elle-même le
tombeau vivant et animé de Mausole, à en croire les témoignages selon
lesquels, après la mort de son époux, elle en but les cendres mêlées dans un
breuvage ? (Av. J.-C. 353.)
2. La reine Hypsicratée aima son mari Mithridate d'un amour sans bornes. Elle
se fit un plaisir de sacrifier pour lui le principal ornement de sa beauté et
de se donner l'apparence d'un homme. Elle coupa en effet sa chevelure et se
livra aux exercices du cheval et des armes, afin de partager plus facilement les
fatigues et les dangers de ce prince. Elle fit plus. Après sa défaite par Pompée
et dans sa fuite à travers des nations barbares, elle l'accompagna avec une
force d'âme et de corps infatigables. Tant de fidélité fut pour Mithridate la
plus grande consolation, le plus agréable adoucissement à ses infortunes et à
ses peines. Il croyait, en effet, se déplacer avec sa famille et ses dieux pénates
en voyant sa femme partager son exil. (An de R. 687.)
3. Mais pourquoi chercher en Asie, dans les immenses solitudes des pays
barbares, dans les régions mystérieuses du Pont-Euxin, lorsque Lacédémone,
le plus bel ornement de toute la Grèce, étale presque sous nos yeux un exemple
de dévouement conjugal sans pareil, si admirable qu'il peut se comparer à la
plupart des hauts faits les plus glorieux de son peuple ?
Les Minyens, qui tirent leur origine des illustres compagnons de Jason établis
dans l'île de Lemnos, s'y étaient constamment maintenus pendant plusieurs siècles.
Mais chassés par les Pélasges, ils demandèrent du secours à l'étranger et
obtinrent par prière de prendre possession des sommets du mont Taygète. La république
de Sparte eut égard au souvenir des fils de Tyndare, car sur le fameux navire
de Jason s'était distingué ce couple de frères destiné à figurer parmi les
astres. Lorsque par la suite, les Minyens descendirent de leurs montagnes, elle
les admit à profiter de ses lois et de ses biens. Mais ils firent tourner un si
grand bienfait au préjudice de la république qui les avait si bien traités,
en essayant de s'emparer de la royauté. Jetés dans la prison publique, ils y
attendaient le moment de leur supplice. Mais, comme l'exécution, en vertu d'un
antique usage de Lacédémone, ne pouvait se faire que la nuit, leurs femmes,
issues de familles en vue dans le pays, sous prétexte de s'entretenir avec
leurs époux qui allaient mourir, obtinrent des gardiens la permission d'entrer
dans la prison. Là, elles changèrent de vêtements avec leurs maris et les
firent sortir à leur place, un voile abattu sur le visage dans l'attitude de la
douleur. Que pourrai-je ajouter, sinon qu'elles étaient les dignes épouses des
Minyens ?
CHAPITRE
VII
De l'amitié
EXEMPLES ROMAINS
Considérons
maintenant l'amitié, ce lien si ferme et si fort, qui n'est en rien moins
puissant que le lien de la parenté ; il est même plus sûr et plus éprouvé
par cela même qu'il n'est pas, comme ce dernier, l'effet de la naissance et du
hasard, mais qu'il se forme, après mûre réflexion, par le libre choix de la
volonté. Aussi, l'on pardonnerait plutôt de rompre avec un parent qu'avec un
ami. Car, si dans le premier cas la rupture n'est pas toujours blâmée comme
une injustice, dans le second elle encourt toujours le reproche d'inconstance.
L'homme se trouverait dans la vie bien abandonné, s'il n'avait autour de lui
aucune amitié qui le protège. On ne doit pas prendre à la légère un secours
si nécessaire, mais quand le choix en a été fait avec sagesse, il ne convient
pas de le rejeter.
C'est dans l'adversité surtout que l'on reconnaît les amis sincères. En
pareille situation, tous les services rendus découlent uniquement d'une
bienveillance inaltérable. Au contraire, l'hommage rendu à la prospérité est
le plus souvent un tribut de la flatterie que de la véritable amitié, du moins
est-il suspect, comme s'il était toujours une manière de demander plutôt que
de donner. Ajoutons que dans le malheur, les hommes ont un plus grand besoin de
l'empressement de leurs amis soit comme appui, soit comme consolation, au lieu
que le bonheur et la prospérité, se sentant l'objet de la faveur des dieux, se
passent plus facilement de celle des hommes. Aussi la postérité garde-t-elle
plus fidèlement le souvenir de ceux qui n'ont pas abandonné leurs amis dans la
disgrâce que de ceux qui ont été pour les leurs des compagnons assidus
pendant tout le cours d'une vie prospère. Personne ne parle des amis de
Sardanapale, mais Oreste est presque plus connu comme ami de Pylade que comme
fils d'Agamemnon. L'amitié des premiers dépérit au sein des délices et des débauches
qu'ils partageaient, celle d'Oreste et de Pylade, qui les associait dans le même
sort douloureux et cruel, sortit plus brillante de l'épreuve même de
l'infortune. Mais pourquoi toucher aux exemples étrangers, quand je puis
d'abord produire les nôtres ?
1. Tib. Gracchus a passé pour un ennemi de la patrie, et non sans raison, pour
avoir pensé à son pouvoir personnel plutôt qu'au salut de Rome. Néanmoins, même
dans une entreprise si coupable, il ne laissa pas de rencontrer dans son ami C.
Blosius de Cumes une fidélité inébranlable. Il vaut la peine de voir jusqu'où
fut poussée cette vertu. Déclaré ennemi de la république, puni du dernier
supplice, privé des honneurs de la sépulture, Gracchus ne perdit pas cependant
l'affection de son ami. Le sénat avait chargé les consuls Rupilius et Lenas de
poursuivre, conformément aux anciens usages, les complices de Gracchus.
Blosius, sachant que les consuls prenaient surtout conseil de Laelius, vint le
trouver pour solliciter son appui. Il faisait valoir pour excuse ses relations
d'amitié avec Gracchus. "Eh quoi ! lui dit Laelius, s'il t'avait commandé
de mettre le feu au temple de Jupiter très bon et très grand, aurais-tu obéi
à son ordre en raison de cette intime amitié que tu allègues ?"
-"Jamais, répondit-il, Gracchus n'aurait commandé cela. C'était assez
dire et même trop, car il osa ainsi défendre le caractère d'un homme
unanimement condamné par le sénat. Mais ce qui suit était bien plus hardi et
bien plus périlleux. Devant les questions pressantes de Laelius, il ne se départit
pas de sa fermeté. Il répondit que, même pour cela, au moindre signe de
Gracchus, il aurait obéi. Qui l'aurait tenu pour criminel, s'il n'avait rien
dit ? Qui ne l'aurait même trouvé sage, s'il eût parlé selon l'intérêt du
moment ? Mais Blosius ne voulut chercher à sauver sa vie ni par un silence irréprochable
ni par un langage habile. C'est qu'il craignait de manquer, si peu que ce fût,
au souvenir d'une amitié malheureuse. (An de R. 621.)
2. Dans la même famille, d'autres exemples se présentent d'une amitié aussi
courageuse et aussi ferme. Alors que les projets de C. Gracchus étaient déjà
ruinés, ses affaires perdues sans ressource, que toute sa conspiration faisait
l'objet d'une vaste enquête et que lui-même était réduit à un complet
abandon, seuls deux de ses amis, Pomponius et Laetorius, le garantirent, en le
couvrant de leur corps, contre une pluie de traits qu'on jetait sur lui de tous
côtés. L'un d'eux, Pomponius, pour faciliter son évasion, arrêta quelque
temps par une lutte énergique, à la porte des Trois Horaces, la foule lancée
à sa poursuite. Tant qu'il eut un souffle de vie, on ne put le faire reculer,
mais enfin il succomba sous le nombre des blessures. Alors seulement et en résistant
encore, j'imagine, même au-delà de la mort, il livra passage à la foule
par-dessus son cadavre. Quant à Laetorius il se posta sur le pont de bois et
jusqu'au passage de Gracchus, il en défendit l'entrée avec toute l'ardeur de
son courage. Accablé enfin par le nombre, il tourna son épée contre lui-même
et d'un seul élan se jeta au fond du Tibre. Sur ce pont, où Horatius Coclès
avait jadis prouvé son amour pour sa patrie entière, il donna, en faveur d'un
seul homme, un égal témoignage d'attachement et y ajouta le sacrifice
volontaire de sa vie. (An de R. 632.)
Quels excellents soldats auraient pu avoir les deux Gracques, s'ils eussent
voulu marcher sur les traces de leur père et de leur aïeul maternel ! Avec
quelle ardeur, avec quelle persévérance les Blosius, les Pomponius, les
Laetorius n'auraient-ils pas contribué à leurs victoires et à leurs
triomphes, eux qui s'associèrent si vaillamment à une entreprise insensée !
Ils suivirent sous de tristes auspices la destinée d'un ami, mais plus leur
exemple fut malheureux, mieux il atteste leur fidélité à un noble sentiment.
3. L. Réginus, à le juger d'après la loyauté que réclame toute fonction
publique, mérite les plus violents reproches de la postérité, mais, à ne
considérer que le témoignage qu'il a donné d'une amitié fidèle, il faut lui
laisser cette paix que l'on trouve dans une conscience irréprochable, comme
dans un port tranquille. Il était tribun du peuple, lorsque Cépion fut jeté
en prison comme responsable de la destruction de notre armée par les Cimbres et
les Teutons. Ne tenant compte que de sa vieille et étroite amitié, il le délivra
de prison et ne voulut pas borner là son rôle d'ami, au point qu'il
l'accompagna même dans sa fuite. O amitié, divinité puissante et invincible !
La république arrêtait Cépion et ta main le lui arrachait. Les lois
exigeaient que le tribun revendiquât son inviolabilité et tu lui ordonnais de
s'exiler, mais tu commandes avec tant de douceur qu'il préféra la peine de
l'exil à sa magistrature. (An de R. 648.)
4. Voilà un admirable effet de ton pouvoir. Mais l'exemple suivant est bien
plus digne d'éloge. Vois à quel point tu as porté la constance de T.
Volumnius dans son attachement à son ami, sans que la république eût à en
souffrir. Né d'une famille de chevaliers, il avait été intimement lié avec
M. Lucullus. Quand M. Antoine eut fait mourir ce dernier pour avoir été du
parti de Brutus et de Cassius, Volumnius, bien qu'il eût toutes facilités pour
fuir, resta attaché au corps inanimé de son ami, fondant en larmes et poussant
des gémissements au point d'attirer sur lui, par l'excès de son affection, une
mort semblable. En effet, la violence et la persistance de ses plaintes le
firent amener devant Antoine. Une fois en sa présence : "Général,
dit-il, fais-moi mourir tout de suite sur le corps de Lucullus. Je ne dois pas
lui survivre après l'avoir poussé à cette guerre malheureuse." Peut-on
voir une affection plus fidèle ? Il détourna de la mémoire de son ami la
haine de l'ennemi, il abrégea sa propre vie en se donnant comme l'instigateur
de son acte et, pour le rendre plus digne de sympathie, il s'appliqua à déplaire
lui-même davantage. Il n'eut pas de peine à persuader Antoine. Conduit à
l'endroit désiré, il baisa avec empressement la main de Lucullus, prit sa tête
détachée du tronc et gisant dans la poussière, l'appliqua sur sa poitrine,
puis courba la tête pour la présenter au glaive du vainqueur. (An de R. 711.)
Que la Grèce vienne maintenant parler de Thésée secondant les amours impies
de Pirithoüs. C'est une imposture que de faire de tels récits, et une sottise
d'y croire. Dans le spectacle de deux amis qui mêlent leur sang, confondent
leurs blessures et se suivent de si près dans la mort, je reconnais les signes
véridiques d'une amitié romaine. Mais là, je n'aperçois que les inventions
pleines de merveilleux d'un peuple qui aime les fictions.
5. L. Petronius réclame avec raison une part de ces louanges. A qui a montré
le même courage dans la pratique de l'amitié revient la même mesure de
gloire. D'une origine très humble, il était parvenu avec l'aide de P. Caelius
au rang de chevalier et à des grades brillants dans l'armée. N'ayant pas eu
d'occasion de manifester sa reconnaissance dans la prospérité, il en trouva
une dans un cruel revirement de la fortune et il acquitta sa dette avec une extrême
fidélité. Le consul Octavius avait confié à Caelius le commandement de
Plaisance. A la prise de cette place par l'armée de Cinna, Caelius, déjà
assez vieux et gravement malade, appréhendant de tomber au pouvoir de l'ennemi,
demanda à Petronius le secours de son bras. Celui-ci s'efforça vainement de le
détourner de sa résolution, mais cédant à la persistance de ses prières, il
le tua et se tua lui-même sur le corps de son ami. Il ne voulut pas survivre à
celui auquel il devait entièrement son élévation aux dignités. Ainsi, la
crainte du déshonneur causa la mort de Caelius, et un tendre attachement, celle
de son ami. (An de R. 666.)
6. A Petronius il faut joindre Servius Terentius, quoiqu'il n'ait pas réussi,
comme il le désirait, à mourir pour son ami. On doit le juger sur son
intention qui était belle, non sur l'effet qui fut vain, car, s'il n'avait dépendu
que de lui, il sauvait D. Brutus de la mort en se sacrifiant lui-même.
Celui-ci, après s'être échappé de Modène, apprenant qu'il était venu des
cavaliers pour lui donner la mort, s'était réfugié dans un lieu obscur et
cherchait à dérober sa tête à un juste châtiment. Déjà sa retraite avait
été forcée. Terentius, par un mensonge que lui inspira son dévouement et
auquel l'obscurité elle-même se prêtait, se donna pour Brutus et s'offrit aux
coups des cavaliers, mais il fut reconnu par Furius qui était chargé de la
punition de Brutus et il ne put pas détourner le châtiment de la tête de son
ami en se faisant tuer à sa place. Ainsi la fortune le força à vivre malgré
lui. (An de R. 710.)
7. Laissons l'amitié sous l'aspect dur et austère que lui donne une telle
fermeté et considérons-la sous des traits riants et calmes. Tirons-la d'un
milieu tout rempli de larmes, de gémissements et de meurtres pour la mettre en
une place plus digne d'elle, dans le séjour du bonheur, environnée de tout l'éclat
du crédit, des honneurs et de l'opulence. Sortez des demeures que l'on croit
assignées aux âmes vertueuses, toi, Decimus Laelius, et toi, M. Agrippa, unis
tous deux par une amitié aussi fidèle qu'heureuse, l'un au plus grand des
hommes, l'autre au plus grand des dieux. Amenez à la lumière avec vous cette
foule de bienheureux qui, vous prenant pour chefs et suivant l'étendard de la
fidélité la plus pure, ont brillamment servi en se couvrant de gloire et de
lauriers. Votre constance, votre intrépidité dans le dévouement, votre impénétrable
secret, votre vigilance constamment en éveil et votre affection pour ainsi dire
toujours de garde autour de l'honneur et de la vie de vos amis, enfin les fruits
si abondants de tant de vertus, tout cela amènera la postérité à pratiquer
avec plus de plaisir et de conscience les devoirs de l'amitié.
EXEMPLES
ÉTRANGERS
1.
Mon esprit ne peut se détacher des exemples de notre histoire nationale, mais
la bonne foi romaine m'invite à raconter aussi les belles actions des étrangers.
Damon et Phintias, initiés aux mystères de la philosophie pythagoricienne, étaient
unis d'une amitié fidèle. L'un d'eux, ayant été condamné à mort par Denys
de Syracuse, avait obtenu de lui un délai pour aller dans sa famille mettre
ordre à ses affaires avant de mourir. L'autre n'hésita pas à se livrer au
tyran comme caution de son retour. Ainsi échappait au danger de mort celui qui
tout à l'heure avait le glaive suspendu sur sa tête et le même coup menaçait
celui qui aurait pu vivre en pleine sécurité. Tout le monde et principalement
Denys attendaient avec curiosité l'issue de cette aventure étrange et pleine
de risques. Le jour fixé approchait et le condamné ne revenait pas. Alors
chacun taxait de folie celui qui s'était porté garant de sa promesse avec tant
d'imprudence, mais lui, affirmait hautement qu'il était sans inquiétude sur la
fidélité de son ami. Or à l'instant même où arrivait l'heure marquée par
Denys, arriva aussi celui qui avait accepté la convention. Plein d'admiration
pour le caractère des deux amis, le tyran fit grâce en considération d'une
telle fidélité. Il leur demanda même de vouloir bien l'admettre en tiers dans
leur amitié, en leur promettant une affection égale à la leur. L'amitié
a-t-elle tant de force ? Oui, inspirer le mépris de la mort, faire oublier le
charme de la vie, désarmer la cruauté, changer la haine en amour, substituer
les bienfaits aux supplices, voilà bien ce que sont ses effets. Tous ces
miracles méritent presque autant de respect que le culte des dieux immortels,
car la religion assure le salut des Etats et l'amitié, celui des particuliers,
et comme la première a pour demeure les temples augustes, celle-ci a dans les cœurs
fidèles pour ainsi dire autant de sanctuaires tout remplis d'une âme divine.
2. Tels étaient sur l'amitié les sentiments d'Alexandre. Quand il eut pris le
camp de Darius, où étaient réunis tous les parents de ce prince, il vint,
accompagné de son cher Héphestion, leur apporter des paroles de consolation. Réconfortée
par sa visite, la mère de Darius qui était étendue à terre, releva la tête
et, à la vue d'Héphestion qui était d'une taille et d'une beauté imposantes,
elle se jeta à ses pieds à la manière des Perses et le salua en le prenant
pour Alexandre. Avertie de sa méprise et toute tremblante, elle cherchait des
paroles pour s'excuser. "Il n'y a pas là, dit Alexandre, de quoi se
troubler car Héphestion est un autre Alexandre." (Av. J.-C. 333.) Qui des
deux doit-on louer davantage pour ce mot ? Celui qui a su le trouver ? ou celui
qui a eu l'honneur de s'entendre ainsi appeler ? Ce roi aux vastes pensées,
dont les victoires et les ambitions s'étendaient déjà au monde entier, donna
en ce peu de mots à son compagnon d'armes la moitié de sa propre grandeur. O
glorieuse parole ! présent aussi honorable pour celui qui le fit que pour celui
qui le reçut !
J'ai aussi pour mon compte de bonnes raisons de rendre hommage à une telle
amitié, car j'ai moi-même éprouvé l'affection toujours agissante d'un des
hommes les plus illustres et les plus éloquents. Je ne crains pas qu'il y ait
quelque inconvenance à dire que mon cher Pompée était pour moi comme un
Alexandre, puisque son Héphestion fut pour lui un autre lui-même. Quant à
moi, je mériterais les plus graves reproches, si, dans cette revue des exemples
d'une fidèle et généreuse amitié, je ne faisais pas mention de celui sur le
cœur duquel, comme sur le cœur d'un père affectueux, j'ai trouvé la force
dans la prospérité et le calme dans le malheur, celui à qui je dois, sans
avoir rien demandé, tous les progrès de ma fortune, celui dont la faveur m'a
protégé contre les coups du sort, et qui, par ses directions personnelles, m'a
fait mettre dans mes travaux littéraires plus de clarté et de vie. Aussi, en
perdant le meilleur des amis, j'ai donné une joie à quelques-uns de mes
ennemis. Sans doute parce que les avantages que me valait cette amitié leur étaient
une torture. Non que j'eusse mérité leur haine, car j'ai fait profiter de mon
faible crédit ceux qui ont voulu en user. Mais aucun bonheur, quelque vertu qui
s'y ajoute, ne saurait échapper aux morsures de la méchanceté. Où trouver un
asile contre certaines gens ? Quelles marques d'infortune pourront les apaiser
et les empêcher de se réjouir et de triompher des malheurs d'autrui, comme ils
feraient de leurs bonheurs personnels. Nos pertes, semble-t-il, font leur
richesse, nos misères leur opulence et notre mort leur immortalité. Mais
jusques à quand insulteront-ils aux disgrâces d'autrui sans en éprouver eux-mêmes
? Je m'en remets sur ce point à l'inconstance des choses humaines qui châtie
si bien l'orgueil.
CHAPITRE
VIII
De la libéralité
EXEMPLES ROMAINS
1.
Après cette digression inspirée par l'amitié et consacrée à des regrets
personnels, revenons à notre plan et occupons-nous de la libéralité. Elle a
deux sources particulièrement recommandables, qui sont un discernement
judicieux et une affection vertueuse. Ce n'est qu'autant qu'elle découle de ces
principes qu'elle est conforme à la raison. Un présent plaît par son
importance, mais plus encore par son opportunité. En effet à sa valeur propre
s'ajoute l'inappréciable surcroît d'intérêt qui tient à la circonstance.
C'est pour avoir fait à propos la dépense d'une petite somme d'argent que
Fabius Maximus excite encore aujourd'hui, après tant de siècles, l'admiration
des hommes. Il s'était fait rendre des prisonniers par Hannibal sous promesse
d'une rançon. Mais, le sénat refusant de la fournir, Fabius envoya son fils à
Rome, fit vendre le seul domaine qu'il possédait, en compta aussitôt la valeur
à Hannibal. A ne calculer que la somme en elle-même, le total se réduisit à
peu de chose, puisqu'il provenait de la vente d'une terre de sept arpents et
encore d'une terre située dans la Pupinie, mais, si l'on mesure ce don d'après
le sentiment de son auteur, il n'en est pas de plus grand. Fabius aima mieux
n'avoir plus de patrimoine que de voir sa patrie manquer de bonne foi,
acte d'autant plus honorable qu'un profond attachement se prouve mieux
par un effort qui excède les forces que par la mise en jeu de forces
surabondantes. Dans un cas, l'on fait ce qu'on peut, dans l'autre, plus qu'on ne
peut. (An de R. 536.)
2. Ainsi, vers le même temps, une femme nommée Busa, la plus riche propriétaire
de l'Apulie, a pu mériter de notre république un témoignage de reconnaissance
pour sa libéralité, mais on ne saurait mettre ses immenses ressources en
parallèle avec le pauvre patrimoine de Fabius. Elle nourrit généreusement
environ dix mille soldats échappés de la bataille de Cannes et réfugiés dans
Canuse. Cependant elle ne compromit pas sa fortune par cet acte de munificence
envers le peuple romain. Fabius au contraire, pour sauver l'honneur de la
patrie, se réduisit de la médiocrité à l'indigence. (An de R. 537.)
3. Q. Considius s'est fait aussi remarquer par un acte de libéralité qui fut
un grand bienfait public et dont il ne laissa pas de retirer lui-même quelque bénéfice
moral. Les complots de Catilina venaient de plonger Rome dans une telle
consternation que, en raison de la dépréciation des propriétés causée par
ces troubles politiques, les riches eux-mêmes ne pouvaient payer leurs dettes
à leurs créanciers. Considius qui avait une somme de quinze millions de
sesterces placée à intérêt ne laissa pas ses agents faire commandement à
aucun de ses débiteurs ni pour le capital ni pour les arrérages. Dans la
mesure de son pouvoir, il adoucit les misères nées des désordres politiques
en gardant lui-même une âme calme et sereine. Il a fait voir par une démonstration
aussi belle qu'opportune qu'il voulait retirer un profit de son argent, mais non
du sang des citoyens. Ceux qui aiment particulièrement les affaires de banque,
sentiront, en rapportant chez eux de l'argent souillé de sang, combien leur
joie est condamnable, s'ils veulent prendre la peine de lire attentivement le sénatus-consulte
qui décerne des remerciements à Considius. (An de R. 691.)
4. Mais il me semble entendre depuis longtemps les plaintes du peuple romain me
reprochant de recueillir des exemples de la munificence des particuliers sans
rien dire de la sienne. Il importe à sa gloire de remettre en lumière les
sentiments qui ont guidé sa conduite envers les rois, les cités et les
nations, car une belle action reprend tout son éclat à force d'être rappelée.
Quand Rome eut conquis l'Asie Mineure, elle en fit présent au roi Attale : elle
pensait donner plus de grandeur et de prestige à notre empire en faisant de la
plus riche et de la plus aimable partie de la terre la matière d'une récompense,
au lieu de s'en réserver la jouissance. Le don de cette province devait plus
rapporter que sa conquête, car une grande étendue de possessions pouvait
exciter l'envie. Au contraire, une telle munificence ne pouvait rester sans
gloire. (An de R. 563.)
5. Mais voici une libéralité de Rome qui procède d'une inspiration divine et
que n'exalteront jamais assez les louanges de l'histoire. Après la défaite de
Philippe, roi de Macédoine, comme toute la Grèce se trouvait assemblée aux
jeux isthmiques, Q. Quinctius Flamininus, le silence s'étant établi à un
signal de la trompette, fit faire par la voix du héraut la proclamation
suivante : "Le sénat, le peuple romain et le général T. Quintius
Famininus déclarent libres et exemptes de tout tribut toutes les villes de la
Grèce qui ont été soumises à la domination de Philippe." A ces mots les
spectateurs furent tout à coup saisis d'une joie extrême, au point que dans le
premier moment, comme s'ils ne pouvaient en croire leurs oreilles, ils gardèrent
un profond silence. Le héraut répéta cette déclaration. L'air retentit alors
de tels cris d'allégresse que, suivant des témoignages sûrs, des oiseaux qui
passaient au-dessus de l'assemblée furent frappés d'épouvante et s'abattirent
sur le sol. C'eût été déjà un acte magnanime de libérer de la servitude
autant de têtes que le peuple romain affranchit alors de cités remarquables
par l'illustration et la richesse. Il importe à la grandeur de Rome de
rappeler, je ne dis pas seulement ses propres générosités, mais encore celles
dont elle a été l'objet, car, autant que la gloire qu'on s'est acquise, les
hommages que l'on reçoit sont aussi des titres d'honneur.
EXEMPLES
ÉTRANGERS
1.
Hiéron, roi de Syracuse, à la nouvelle du désastre que les Romains venaient
d'essuyer à Trasimène, envoya en présent à Rome trois cent mille boisseaux
de blé, deux cent mille d'orge et deux cent quarante livres d'or. Et comme il
n'ignorait pas la délicatesse de nos ancêtres, par crainte de les voir refuser
cet or, il imagina de lui donner la forme d'une victoire, afin de les forcer, en
les prenant par leurs sentiments religieux, à profiter de sa munificence. Il
fut ainsi doublement libéral, d'abord par la pensée d'offrir ces richesses,
ensuite par la précaution prise pour empêcher qu'on ne les renvoyât. (An de
R. 536.)
2. Je vais joindre à cet exemple celui de Gillias d'Agrigente, cet homme de
tant de cœur, et qui était pour ainsi dire la libéralité même. Il était très
opulent, mais il était bien plus riche encore de beaux sentiments que de trésors,
toujours plus occupé de dépenser que d'amasser, au point que sa maison passait
pour ainsi dire pour un office de bienfaisance. De là on tirait l'argent nécessaire
pour construire des édifices destinés au public, pour donner des spectacles
agréables au peuple, pour payer les frais de repas magnifiques et pour
distribuer des secours en temps de disette. Ces largesses s'adressaient à la
collectivité, mais en outre, dans des cas particuliers, il fournissait des
aliments aux indigents, des dots aux jeunes filles pauvres, des subsides à ceux
qui avaient éprouvé des revers. Les étrangers eux-mêmes étaient accueillis
chez lui, soit à la ville, soit à la campagne, avec une extrême bonté, et
ils ne s'en allaient jamais sans avoir reçu quelques présents. En une
circonstance on le vit nourrir et habiller une troupe de cinq cents cavaliers de
Géla que la tempête avait jetés sur ses domaines. Eu un mot, l'on eût dit
non un mortel, mais une providence bonne et accueillante pour tout le monde. Les
biens de Gillias étaient en quelque sorte le patrimoine commun de tous. Aussi
Agrigente et même les contrées voisines ne cessaient-elles de faire des vœux
pour sa conservation et pour l'accroissement de sa fortune. Mettez en face de
lui ces avares avec leurs coffres toujours fermés de verrous inexorables : ne
trouvez-vous pas bien plus noble son goût de la dépense que leur habitude de
tenir leur bien sous clef ?
livre III
livre V
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