Ménandre traduit par Mr. Cousin

THEOPHILACTE SIMOCATTE

 

HISTOIRE DE L'EMPEREUR MAURICE

LIVRE VII

 

livre VI - livre VIII

 

Traduction française : Mr. COUSIN

 

 

 

 

HISTOIRE

 

DE L'EMPEREUR

 

MAURICE

 

Ecrite par Theophilacte Simocatte.

 

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LIVRE SEPTIEME.

 

CHAPITRE I.

1. Pierre porte a l'armée les ordres de l'Empereur. 2. Les soldats en ayant eu avis se soulèvent. 3. Le Général en supprime une partie.4.Il apaise par ce moyen la sédition.

1.  Priscus ayant été déposé de la charge de Général, & Pierre, frère de l'Empereur ayant été établi en sa place, ce dernier eut ordre d'en aller prendre possession, & de porter de nouveaux ordres à l'armée. Une des lettres qu'il portait contenait l'état de ce qui devait être distribué aux soldats en habits, en armes, & en argent.

2. Il passa donc par Périnte, & de là, il alla à Drizipère, & à Odesse, où il fut reçu honorablement. Mais les gens de guerre n'eurent pas plutôt appris les nouveaux ordres qu'il apportait, qu'ils se mutinèrent, & se retirèrent à quatre lieues de là, quelque prudence & quelque rhétorique qu'il employât pour les apaiser.

3. Après avoir tenté inutilement plusieurs moyens, il usa de cet artifice, de ne leur lire que cet endroit de ses lettres. Nous voulons que ceux qui se font signalés dans les occasions, & que le courage a porté si avant dans les hasards, qu'ils y ont encouru quelque disgrâce, soient exempts à l'avenir de porter les armes, & nourris dans les villes a nos dépens : Nous voulons aussi que les enfants de ceux qui font morts à la guerre saient enrôlés en leur place.

4. En lisant ces paroles, d'un lieu élevé, & en les prononçant à haute voix, il changea l'esprit des soldats, apaisa leur colère, & gagna leur affection ; de forte que les mêmes bouches, qui un peu auparavant l'avaient chargé d'imprécations, le chargeaient alors de louanges. Ce qui fait voir qu'il n'y a rien de si changeant que le peuple, ni de si susceptible de toute sorte d'impressions. Voila de quelle manière ce Général se tira de ce mauvais pas.

 

 

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CHAPITRE II.

 

1. Mille Romains attaquent les Slavons. 2. Valeur mémorable d'un Romain. 3. Victoire des Romains. 4. Pierre se blesse à la chasse. 5. Il reçoit des reproches de l'Empereur & ordre de demeurer en Thrace. 6. Il visite plusieurs places.

1.Quatre jours après, il donna avis à l'Empereur de la sédition arrivée au camp. Puis étant parti d'Odesse, il tourna à gauche, & arriva à Marcianopole, d'où il envoya devant mille hommes, qui rencontrèrent six cents Slavons, chargés de butin. Ces Barbares avaient pillé Zadalpe, Acys, Scopos, & avaient rempli plusieurs chariots de dépouilles. Dès qu'ils aperçurent les nôtres, & qu'ils en furent aperçus, ils tuèrent les jeunes-gens qu'ils avaient parmi leurs prisonniers, & ne pouvant éviter d'en venir aux mains, ils firent de leurs chariots comme un rempart, au milieu duquel ils placèrent les femmes, & les enfants. Quand les Romains se furent approchés des Gètes (c'est l'ancien nom de ces peuples) ils appréhendèrent d'être accablés par la multitude des traits qu'ils tiraient du haut de leurs chariots. Néanmoins, Alexandre qui les commandent, les ayant exhortés à agir en gens de cœur, ils descendirent de cheval, & l'on tira fort longtemps de côté, & d'autre, avec un succès presque égal.

2,. Ce fut la valeur d'un soldat qui obligea la victoire à se déclarer. Ce vaillant homme sauta sur un des chariots, & tua tout ce qui se présenta devant lui., excita les autres par son exemple à forcer ce retranchement de chariots, de sorte que les Barbares désespérant de se sauver, firent passer par le fil de l'épée le reste de leurs prisonniers, & peu après, ils y passèrent eux-mêmes.

3. Les vainqueurs racontèrent, le lendemain, leurs exploits à leur Général, qui, cinq jours après, vint récompenser leur valeur, dans le champ même où ils l'avaient signalée.

4. Comme il chassait le jour suivant, dans une épaisse forêt, un sanglier d'une prodigieuse grandeur, poussé par les chiens, vint droit à lui, & l'obligea de s'enfuir, mais en s'enfuyant il se froissa le pied gauche contre un arbre, dont il ressentit de si cuisantes douleurs, qu'il fut obligé de séjourner fort longtemps en ces quartiers-là.

5. L'Empereur fâché d'un si long séjour, & d'un retardement si préjudiciable à ses affaires, lui écrivit des lettres pleines de reproches, dont ne pouvant supporter les termes piquants, bien qu'il ne fût pas tout-à-fait guéri, il usa d'une telle diligence, qu'en quatre jours de marche, il arriva proche du lieu où étaient les Slavons. Il reçut, dix jours après, un autre ordre de ne point sortir de Thrace, à cause d'un bruit qui courait que ces Barbares voulaient s'approcher de Constantinople.

6. Suivant cet ordre, il alla au fort de Piston, puis à celui de Zadalpe. Le jour suivant, il passa par la ville d'Iatron, & par le fort de Latarque, arriva à la ville de Noba, dont les habitants vinrent le recevoir hors de leurs murailles, & l'invitèrent de célébrer avec eux la fête de saint Loup Martyr. Quelque envie qu'il eût de faire une diligence extraordinaire, il ne leur put refuser de passer deux jours avec eux, après quoi, il s'alla camper aux environs de Théodoropole, & arriva, au point du jour, à Curisque.

 


 

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CHAPITRE III.

 

1. Pierre est bien reçu à Asime. 2. Il en veut ôter la garnison. 3. Qui se réfugie dans l'Eglise. 4.. Il commande de l'en tirer de force, & casse Gentzon, pour n'avoir pas exécuté son commandement. 5. Il veut user de violence contre l'Evêque ; mais il en est empêché par le peuple, & chassé.

1. Le troisième jour, il arriva a Asime. Lorsque les habitants surent qu'il approchait, ils allèrent au-devant de lui,& lui firent une magnifique entrée. La garnison qui y avait été établie depuis longtemps, pour repousser les incursions des Barbares, sortit aussi sous les armes, avec les enseignes, que les Romains appellent bandes.

2. Le Général admirant leur bel ordre, & leur bonne mine, eut envie de les joindre à son armée, & quoi qu'on lui remontrât qu'ils avaient été établis par une sage prévoyance de Justin, qui avait voulu, par ce moyen, procurer la sûreté de cette place, durant plusieurs siècles, il demeura ferme dans son dessein.

3. Les soldats de la garnison ne purent rien faire autre chose, pour s'exempter de la violence qu'on leur préparait, que de se retirer dans l'Eglise. Dès que le Général en eut avis, il commanda à l'Evêque de les en chasser, & sur le refus qu'il en fit, il envoya Gentzon pour les en tirer par force. Mais avant qu'il fût arrivé, ils prirent les armes, & fermèrent les portes.

4. Gentzon voyant qu'ils s'obstinaient à demeurer dans ce saint lieu, & qu'il y avait de l'impiété à les en tirer, s'en retourna sans rien faire. Ce qui fut cause que Pierre lui ôta une compagnie d'infanterie qu'il commandait.

5.. Le lendemain, il manda un des Gardes, que les Romains appellent Scribons, & lui fit une proposition aussi impudente, qu'incivile, de lui amener l'Evêque dans le camp Les habitants, qui furent témoins de l'outrage qu'on méditait, accoururent en foule, pour l'empêcher, chassèrent le Garde de la ville, en fermèrent les portes, & chargèrent l'Empereur de bénédictions, & de louanges, dans le temps même qu'ils chargeaientle Général d'imprécations, & d'injures. Ainsi, au lieu de prendre la garnison, il se vit pris, & se retira tout couvert de confusion & de honte.

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CHAPITRE IV.

 

1. Mille Romains attaquent mille Bulgares, au préjudice des traités, & sont vaincus. 2. Pierre fait fustiger le Commandant. 3. Il apaise, par des présents, les plaintes que faisait le Cagan (le Khan), de l'infraction de la paix. 4.. Il envoie des espions qui sont pris.

1.  Le sixième jour, il envoya découvrir la campagne, par mille hommes, qui rencontrèrent mille Bulgares. Bien que ceux-ci se reposassent sur la foi des traités, les Romains ne laissèrent pas de tirer sur eux ; mais au lieu de se défendre, ils se contentèrent d'exhorter les autres à entretenir la paix. Celui qui commandait les Romains renvoya les Ambassadeurs des Bulgares au Général, qui ne leur répondit que par de furieuses menaces de les exterminer, & de les perdre, ce qui les obligea à se préparer sur le champ à se bien défendre. Et ils se défendirent en effet si bien, qu'ils mirent les Romains en fuite. Ils ne les poursuivirent pas, toutefois, fort loin, de peur de les contraindre de revenir à la charge.

2. Le Général, irrité de ce mauvais succès, en rejeta la faute sur le Commandant des mille hommes, le fit dépouiller, & battre de verges.

3. Le Cagan (le Khan) envola se plaindre, bientôt après de la rupture de l'alliance; mais le Général s'excusa, avec les termes les plus honnêtes qu'il put trouver, & l'assura que ce n'était qu'une méprise, & pour l'apparier, il lui fit de grands présents.

4. Il arriva, quatre jours après, sur le bord du fleuve, & le fit passer à vingt espions, qui furent pris de cette manière. Leur coutume est de veiller la nuit, & de dormir le jour. Ceux- ci étant fort fatigués du chemin, qu'ils avaient fait durant la nuit, se couchèrent à la pointe du jour dans un bocage fort épais. A la troisième heure, les Slavons arrivèrent, & descendirent de cheval pour prendre un peu de repos, & pour en donner à leur bêtes. Ils aperçurent les espions qui étaient tous endormis, &: dont aucun ne faisait garde ; ils les prennent, & leur demandent quel dessein avaient les Romains ? Les espions, qui n'avaient ni moyen, ni espérance de se sauver, découvrirent tout ce qu'ils savaient. Perigaste, qui commandait ces Barbares, les mena dans la forêt, & se plaça en embuscade, à l'endroit par où les Romains devaient traverser le fleuve.

 

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CHAPITRE V.

 

1.  Mille Romains traversent le fleuve,  & sont taillés en pièces par les Barbares. 2. Les autres se battent vaillamment,  repoussent les Barbares, & en tuent le Chef. 3. Ils souffrent la disette d'eau jusqu'à ce qu'ils trouvent la rivière d'Helibacia. 4. Ils sont défaits.5. Priscus est nommé Général, au  lieu de Pierre.

1. Le Général, qui ne savait pas que les ennemis étaient en embuscade, commanda à ses soldats de traverser la rivière. Il y en eut mille qui la traversèrent, & qui furent, à l'heure- même, taillés en pièces.

2. Ils eussent tous couru la même fortune s'ils eussent continué à passer séparément, mais ils passèrent tous ensemble, ce qui obligea les Barbares à se ranger en bataille sur le bord. Ne pouvant, néanmoins, soutenir la multitude des traits que les Romains tiraient de dessus leurs bateaux, ils lâchèrent le pied. Perigaste qui les commandait, fut tué,& sa mort fut suivie de la déroute de son parti.

3. Les Guides des Romains s'étant égarés, le jour suivant, les menèrent dans un pays où il n'y avait point d'eau, & où ils furent si fort pressés par la soif, que pour l'apaiser ils burent de leur urine. Cette disette dura trois jours, & les eût tous fait périr sans ressource, si un Barbare ne leur eût montré la rivière d'Hélibacia, qui n'était qu'à quatre parasanges.

4. Etant donc arrivés le matin sur le bord, les uns s'y couchèrent pour boire, les autres prirent de l'eau dans le creux de leurs mains,., les autres en puisèrent avec des pots, & avec des cruches ; mais les ennemis qui étaient de l'autre côté, tiraient sur eux sans cesse, & les réduisaient à la fâcheuse nécessité de mourir ou par la soif, ou par leurs armes. Ils passèrent, néanmoins la rivière ; mais aussitôt qu'ils furent sur le bord, ils furent accablés par la multitude des Barbares.

5. Pierre ayant été défait de la sorte, fut déposé par l'Empereur, & Priscus prit le commandement.

 

 

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CHAPITRE VI.

 

1. Eloge de Jean Patriarche de Constantinople. 2. L'Empereur se sert de son lit, & de son habit, aux jours de jeûnes. 3. Soulèvement des Maures en Afrique. 4. Leur défaite, arrivée par l'adresse de Gennadius. 5. Apparition d'une comète.

 

1.  Quatre ans avant que ce que je viens de raconter arrivât ; car il faut un peu remonter dans le passé, Jean Evêque de Constantinople quitta cette vie mortelle. Le mépris qu'il avait pour les plaisirs, & l'empire avec lequel il domptait ses passions, & surtout celles de boire, & de manger, l'avaient fait surnommer le jeûneur. Il avait emprunté de Maurice une somme d'argent., de laquelle il avait donné son billet. On fit après sa mort l'inventaire de ses biens, & on trouva qu'il avait vécu dans une extrême pauvreté, ce qui porta Maurice à déchirer le billet.

2.. On dit que ce grand personnage mettant toutes ses richesses & toute sa gloire, dans le prix & dans l'éclat des vertus, ne laissa qu'un lit, une couverture, & une casaque, & que l'Empereur préférant à l'or, & aux pierreries des Indes, ces meubles que la sainte pauvreté avait consacrés, les plaça dans son Palais, & s'en servit durant le Carême, au lieu de se servir de ses lits d'or, & de ses superbes tapis.

3. En ce temps-là, les Maures se soulevèrent en Afrique, & ayant amassé des troupes, remplirent Carthage d'effroi.

4. Gennadius triompha de leur force par son adresse. Car feignant se vouloir déférer en toutes choses à leur volonté, il les engagea dans la débauche, & lorsqu'ils eurent beaucoup bu, il fondit sur eux, & mit fin à la guerre. Voila l'heureux état où les affaires des Romains étaient alors en Afrique.

5. Il parut, en ces jours-là, une comète fort ardente. On rapporte des causes sublimes de ces phénomènes, lesquelles les Aristotes, & les Platons ont consignées dans des ouvrages qui se conservent au temple de la mémoire. Les Astrologues, & les Historiens les regardent comme de funestes présages des plus tristes événements, mais au lieu de nous engager dans cette dispute, reprenons la fuite de notre narration, & continuons notre Histoire.

 

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CHAPITRE VII.

 

1. Les amis de Priscus l'empêchent de faire remarquer à l'Empereur les fautes de Pierre. 2. Il conteste avec le Cagan (le Khan) touchant les limites. 3. Digression sur les Scythes. 4. Les Avares ne sont pas de l'Europe, 5. Ville de Taugaste. 6. Ogorites réduits par le Cagan (le Khan).

 

1.  Priscus étant parti de Constantinople,  au commencement du Printemps, & ayant fait la revue de ses troupes dans l'Afrique, trouva que le nombre en était fort diminué, & eut envie d'en informer l'Empereur, & de lui faire remarquer les fautes que Pierre avait faites pendant qu'il avait commandé. Mais ses amis lui remontrèrent qu'il ferait plus à propos de les dissimuler, & de les taire. Après quinze jours de marche, il traversa le Danube, & quatre jours après, il arriva à la haute Nobe.

2. Le Cagan (le Khan) lui envoya demander le sujet de son arrivée? Il répondit, qu'il était venu en ce pays parce qu'il était propre à la chasse, & au pâturage. Le Cagan (le Khan) répliqua, qu'en cela il passait  ses bornes, & contrevenait à la paix. Priscus soutint que le pays appartenait aux Romains. Le Cagan (le Khan) prétendit, au contraire, que les Romains l'avaient perdu, & par le droit de la justice, & par le droit des armes. On dit que dans cette contestation, Priscus reprocha au Cagan (le Khan) d'avoir fui en Orient.

3. Puisque j'ai fait mention des Scythes qui habitent vers le Caucase., & vers le Septentrion, il faut que j'infère ici ce qui est arrivé, dans le même-temps, à ces nombreuses nations. Au commencement de l'été, ce Cagan (le Khan), si célèbre parmi les Turcs Orientaux, envoya une ambassade à l'Empereur Maurice, avec une lettre, dans laquelle il parlait de ses victoires en termes fort magnifiques. Voici les paroles de l'inscription. Le Cagan (le Khan), le grand Seigneur de sept nations, & le maître de sept climats du monde ; au Roi des Romains. En effet, ce Cagan (le Khan) avait vaincu le Prince des Abdeliens ou Nephtalites, & s'était emparé de ses Etats. Enflé de cet avantage, il s'associa de Stembiscada, & subjugua les Avares.

4. Que personne ne s'imagine que les Avares font des peuples de l'Europe, qui se sont établis en Pannonie, avant le règne de Maurice, & ne m'accuse de me tromper dans la déduction de cette Histoire. Car ceux qui habitent sur les bords du Danube, ont pris ce nom injustement, & nous dirons, ci-après., d'où ils font venus.

5.  Après que le Cagan (le Khan) eut défait les Avares, une partie de ce peuple se retira à Taugaste ville célèbre, bâtie autrefois par les Turcs, à cent cinquante stades des Indes, dont les habitants font fort considérables par leur nombre, par leur courage, & par leurs exploits. L'autre partie étant abaissée par la honte de sa défaite, se réfugia chez les Mucrites, voisins de Taugaste, & fort belliqueux, parce qu'ils passent toute leur vie dans l'exercice des armes, & au milieu des dangers.

6. Le Cagan (le Khan) fit encore une autre expédition contre les Ogorites, & les réduisît sous fs puissance. Ils étaient devenus puissants, & pa rleur nombre, & par l'assiduité avec laquelle ils manient les armes. Ils habitaient sur le bord du Til, qui est un fleuve que les Turcs appellent le fleuve noir. Les anciens Princes qui leur ont commandé s'appelaient Var, & Chumi, d'où vient que les peuples ont conservé les mêmes noms.

 

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CHAPITRE VIII.

1. Inondation des Varnes, & des Chunes. 2. Pourquoi ils s'appellent Avares. 3. Colq Roi des Ogorites, mis à mort, & trois cent mille hommes tués. 4. Guerre civile entre les Turcs, terminée par la victoire du Cagan (le Khan). 5. Mont d'or. 6. Deux avantages que les Turcs s'attribuent. 7. Leur Religion. 8. Les Tarniaques, & les Cotzagères prennent le parti du Cagan (le Khan).

1.  Une partie de ces Varnes, & de ces Chunes, s'étant, sous le règne de Justinien, détachés du reste de ces nations, se répandirent en Europe, prirent le nom d'Avares , & donnèrent celui de Cagan (le Khan) à leur Chef.

2. Je dirai pourquoi ils changèrent leurs noms. Losfque les Sarsalstes, les Vannungunes, & les Sabiriens les virent, ils crurent qu'ils étaient Avares, & leur firent de grands présents, pour se racheter du pillage. Alors ils s'appelèrent eux-mêmes Avares, puisque l'erreur de ce nom leur procurait une réception si favorable. On dit que les Avares sont les plus subtils, & les plus ingénieux des Scythes. Mais ces faux Avares, dont nous parlons, car il vaut mieux les appeler de la forte, sont encore maintenant divisés en Chunes, & en Varnes. Reprenons notre sujet.

3. Après la grande défaite des Ogorites, le Cagan (le Khan) fit exécuter à mort leur Roi, qui se nommait Colq. Il y eut trois cent mille hommes qui furent tués, & leurs corps couvrirent l'espace de quatre journées de chemin.

4. Cette victoire si mémorable du Cagan (le Khan), fut suivie d'une guerre civile entre les Turcs. Un de ses parents nommé Turon, s'étant révolté , & ayant d'abord remporté quelque avantage, il fut obligé pour se maintenir contre ce rebelle, d'implorer le secours de Sparzeugun, de Chunaxole, & de Tuldic. Toutes les troupes étant assemblées dans la plaine d'Icar, il y eut un combat où le tyran fut tué, & son armée mise en fuite. Le Cagan (le Khan) ayant remis de la sorte le pays sous son obéissance, envoya une ambassade à Maurice, pour l'informer de cet heureux succès de ses armes.

5. La plaine d'Icar est à quatre cent stades du mont d'or. Ce mont est du côté d'Orient, & a été ainsi nommé pour l'abondance des fruits qu'il porte, & pour la multitude des troupeaux qu'il nourrit. Par une loi des Turcs, il appartient au plus puissant des Cagans (des Khans).

6. Ces peuples se vantent de deux avantages fort considérables. L'un d'avoir été exempts de tout temps, de la maladie contagieuse , l'autre , que leur pais n'est pas sujet à de fréquents tremblements de terre.

7. Les Turcs respectent follement le feu, l'air, & l'eau, & chantent des hymnes en l'honneur de la terre. Ils n'adorent néanmoins, qu'un Dieu créateur de la terre, & du ciel, & lui sacrifient des chevaux, des boeufs, & des moutons. Ils ont des Prêtres auxquels ils attribuent quelque connaissance de l'avenir.

8. En ces temps-là, les Tarniaques & les Cotzagires, qui font une partie des Varnes, & des Chunes, s'étant enfuis au nombre de dix mille, de chez les Turcs, & étant venus en Europe, se joignirent aux Avares qui relèvent du Cagan (le Khan). On dit que les Zabenderes descendent aussi des Varnes, & des Chunes.

 

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CHAPITRE IX.

 

1.  Alliance du Cagan (le Khan) avec les habitant de Taugaste. 2. Mœurs de ces peuples. 3. Rivière qui séparait autrefois deux nations. 4. Alexandre fondateur de Taugaste. 5. Char des Concubines du Prince. 6. Prince de Cubda comment pleuré par ses femmes. 7. Assiette de cette ville & mœurs des citoyens. 8. Indiens blancs.

1. Le Cagan (le Khan) ayant heureusement terminé la guerre civile, vit ses affaires en très florissant état. Mais pour jouir d'une paix encore plus profonde, & pour ôter toute occasion de troubles, il fit un traité d'alliance avec les habitants de Taugaste.

2. Le Prince de ces peuples s'appelle Taïsan, qui signifie fils de Dieu. Il n'appréhende point de conjuration, parce qu'il parvient à la couronne par le droit de la naissance. Ils adorent des statues, & conduisent par de bonnes lois, & vivent dans une grande frugalité. La coutume, qui parmi eux tient lieu de loi, ne permet pas aux hommes de porter de l'or sur leurs habits, bien que le commerce qu'ils en font leur en fournisse en abondance.

3. Il y a une rivière au milieu de la ville, qui séparait autrefois deux nations fort nombreuses, dont l'une était vêtue de noir, & l'autre de rouge. La première a traversé ce fleuve en nos jours, & a réduit l'autre sous sa puissance.

4. Les Barbares assurent, que la ville de Taugaste fut fondée par Alexandre lorsqu'il subjugua la Badriane, & la Sogdiane, & qu'il brûla six vingt mille personnes.

5. Les concubines du Prince de cette ville, ont chacune un char d'or, tiré par un jeune taureau dont le harnois, & la bride sont enrichis d'or, & de pierreries. Le Prince a soixante & dix concubines avec qui il passe les nuits. Les autres femmes de qualité vont dans des chars d'argent.

6. On dit qu'Alexandre prit une autre ville nommée Cubda, dont le Prince est pleuré, après sa mort., par toutes ses femmes, avec des robes de deuil, & la tête rase, sans qu'il leur fait permis de quitter jamais son tombeau.

7. Cette ville est entourée de deux grandes rivières dont les bords sont plantés de cyprès. Les habitants ont une grande quantité d'éléphants, & trafiquent avec les Indiens.

8. On assure que les Indiens qui habitent du côté de Septentrion, sont blancs, & qu'ils ont une multitude incroyable de vers à soie de toute sorte de couleurs,& qu'ils en prennent un merveilleux soin. Mais ne nous étendons point au-delà de nos bornes.

 

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CHAPITRE X.

 

1. Le Cagan (le Khan) ruine Singidone & chasse les habitants. 2. Priscus passe en une île du Danube, & va à Constantiole. 3. Conférence touchant la paix, & discours du Cagan (le Khan)

1. Retournons donc au Général de l'armée Romaine, & disons, que le dixième jour, il apprit que le Cagan (le Khan) avoir abattu les murailles de la ville de Singidone,& contraint les habitants d'abandonner leurs maisons y & d'aller demeurer dans un pays ennemi.

2. Priscus alla, sans différer, à l'île de Singa, qui est à trente milles de Singidone. Quand il eut mis à terre les troupes, il amassa des vaisseaux fort légers, & passa à Constantiole.

3. En cet endroit, il conféra avec le Cagan (le Khan), sur le sujet de Singidone. Priscus était dans un vaisseau, & le Cagan (le Khan) sur le bord du fleuve. On dit que ce dernier commença de cette sorte. Romains , quel droit avez-vous sur mes terres, pourquoi passez-vous les limites ? Le Danube est, à vôtre égard, un fleuve étranger, & ennemi. Je l'ai acquis  par ma valeur, & je l'ai réduit, par mes armes, sous ma puissance. Désistez- vous Prsfcus de cette injuste entreprise, & je ne ruinerai une paix qui a été affermie par tant de présents. Ayez quelque respect pour notre alliance, & pour les serments avec lesquels vous l'avez jurée. Il fau résoudre avant que d'agir, & ne pas attendre à consulter quand le mal est fait. Par là, vous vous faites tort à vous-même; étant certain qu'un mauvais conseil nuit plus à celui qui l'embrasse, qu'à nul autre. Vous abusez des noms de paix, & de guerre, en traitant de l'une comme un fidèle allié, & faisant l'autre comme un perfide ennemi. Ou faites ouvertement la guerre, ou entretenez de bonne foi la paix. Il ajouta, de plus, en propres termes, Que Dieu soit juge entre le Cagan (le Khan) & l'empereur Maurice, & qu'il leur donne ce qu'ils méritent. On dit que Priscus lui fit cette réponse.

 

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CHAPITRE XI.

 

1. Réponse de Priscus. 2. Menaces du Cagan. 3. Priscus envoie Gudoïs à Sïngidone, qui la reprend. 4. Le Cagan (le Khan) déclare la guerre.

 

1. Vous avez commis une injustice toute manifeste, quand vous avez ruiné les murailles de Singidone, & que vous avez transporté ses habitants. Cependant, vous exercez des violences comme si vous aviez reçu des injures, & vous vous plaignez hautement des traitements que vous avez reçus de nous. Permettez à ce peuple de respirer dans sa misère, n'augmentez point le poids de la disgrâce qui l'accable. Ayez pitié d'une ville que vous avez tant de fois pillée. Mettez des bornes à votre avarice, réduisez les excès à quelque médiocrité, & lui marquez jusqu'où elle se doit étendre. Plusieurs mondes ne suffiraient pas pour la contenter. Une possession paisible n'est jamais le prix d'un désir si vaste. Réglez donc, je vous prie, votre ambition, & ne la portez pas à l'infini. L'oeil est insatiable, & il souhaite toujours quelque chose de nouveau, à peu prés comme les malades. La fortune rend quelque justice aux hommes, par la variété de ses changements. Il n'y a rien de si inconstant que la prospérité. La victoire a des ailes légères & fugitives, & les triomphes ont des pas glissants, & une démarche peu assurée. Les trophées ne sont pas d'une matière incorruptible. Vous voyez maintenant un jour tout éclatant de lumière, qui répand une agréable diversité de couleurs. Vous en verrez demain un autre, tout sombre, & tout ténébreux, qui portera par tout la tristesse.

2. Le Cagan (le Khan) vivement piqué par ce discours, & interrompant Priscus, en cet endroit le menaça de ruiner beaucoup d'autres villes, & s'en retourna en colère dans son camp.

3. Priscus envoya quérir Gudoïs, à l'heure-même, & lui donna des troupes pour reprendre Singidone. Il alla donc par eau à cette ville, qui est entourée des rivières de Saon & de Draon. Quand les soldats de la garnison virent approcher ses vaisseaux, ils firent au-dehors comme un rempart de chariots, mais ne pouvant d'un coté soutenir l'effort des Romains, & appréhendant de l'autre le soulèvement des habitants, ils prirent la fuite. Le jour suivant, on commença à travailler aux réparations, & aux fortifications.

4. Le Cagan (le Khan) extrêmement irrité de ce que Gudoïs avait conservé de la sorte cette misérable ville, envoya déclarer la guerre, & dix jours après, il amassa toutes ses forces, & il fit voile vers le golfe Ionique.

 

 

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CHAPITRE XII.

 

1. Exploits du Cagan (le Khan) en Dalmatie. 2. Gudoïs le suit par des chemins écartés, & surprend son butin. 3. Espèce de surséance. 4. Prédirions faites à l'Empereur Maurice.

1.  Après plusieurs journées de marche, ce Barbare vint à la ville de Banquèse, la réduisit sous sa puissance, & ruina plusieurs forts à l'entour jusqu'au nombre de quarante.

2,. Lorsque le Général eut appris cette triste nouvelle, il dépêcha Gudoïs, pour aller voir ce qui se passait. Ce Gudoïs étant donc parti, s'éloigna des grands chemins, & ne marcha que par des sentiers détournés, de peur de trouver en une grande multitude. Il la trouva, néanmoins, & l'ayant considérée du haut d'une colline, il envoya trente hommes la suivre. Ceux-ci marchèrent par la forêt, suivirent les Barbares, & en accablèrent quelques-uns dans l'obscurité de la nuit. Un peu après, ils en trouvèrent trois pleins de vin, les interrogèrent le mieux qu'ils purent, les lièrent, & les envoyèrent à Gudoïs, qui ayant appris par leur bouche que le Cagan (le Khan) avait donné le butin à garder à deux mille soldats, se cacha dans un vallon, en sortit le matin, & fondit sur le butin, qu'il envoya à Priscus, dont le Cagan (le Khan) eut un cuisant déplaisir.

3. Les Romains, & les Barbares demeurèrent dix-huit mois., & plus, sur le bord du Danube, sans y rien faire qui mérite d'être écrit.

4. En la dix-neuvième année de l'Empire de Maurice, un solitaire qui avait appris dans la méditation la connaissance de l'avenir, passa à travers la place publique, tenant une épée nue à la main, & vint au Palais, lui dire, que lui & ses enfants passeraient au fil de l'épée, On dit qu'un certain Hérodien lui déclara la même chose, & l'affura qu'il l'avait apprise par la voie d'une révélation particulière.

 

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CHAPITRE XIII.

 

1. Tomée assiégée par le Cagan (le Khan), & secourue par Priscus. 2. Humanité rare du Cagan (le Khan) envers les Romains. 3. Retraite honteuse de Comentiole.

1.  Le Cagan (le Khan) ayant reçu de grands honneurs des Avares, assembla ses forces, marcha vers la Mysîe de Thrace, & mit le siège devant la ville de Tomée. Priscus accourut aussitôt pour la secourir, & ainsi les deux armées demeurèrent à la campagne durant les plus grandes rigueurs de l'hiver.

2. Au commencement du Printemps, les Romains se trouvèrent extrêmement pressés de la faim. Comme la grande solennité approchait, en laquelle les Chrétiens célèbrent la mémoire des mystères de la mort, & de la résurrection du Sauveur, & que les Romains continuaient à ressentir de plus en plus les incommodités de la famine, le Cagan (le Khan) prit un soin surprenant de les soulager, & eut une bonté si excessive, que de leur offrir des vivres. La nouveauté de cette offre en rendit la sincérité suspecte, & empêcha, d'abord, Priscus de l'accepter. Mais après que la parole eût été donnée de part, & d'autre, on demeura d'accord d'une trêve de cinq jours, & le Cagan (le Khan) envoya aux Romains, qui mouraient de faim, des chariots chargés de vivres. Ce rare exemple de libéralité a été, depuis, l'admiration des peuples. Le Cagan (le Khan) demanda aussi du poivre, de la cannelle, & d'autres épices au Général de l'armée Romaine, qui lui en donna très-volontiers, & qui, en reconnaissance de ces petits présents, obtint une suspension. d'armes pour toutes les fêtes, durant lesquelles les deux partis demeurèrent sous la même tente, sans exercer aucun acte d'hostilité. Quand elles furent passées, le Cagan (le Khan) manda par un Héraut que l'on séparât les deux armées, ce qui fut exécuté.

3. Ayant appris, six jours après, que Comentiole devait venir à la ville de Nicopole., il alla au-devant de lui ; mais celui-ci en ayant été averti, se retira en Mysîe, & se campa prés de Zicidibe. Sept jours après, il alla à la ville de Jatron, & sur le minuit il envoya un courrier à Comentiole, qui n'était qu'à vingt parasanges de là, & en passant, commanda à ses gens de prendre leurs armes, sans leur dire s'il avait dessein de donner bataille. Ils crurent qu'il ne voulait faire qu'une revue, & se contentèrent d'endosser leurs cuirasses. Quand le soleil répandit ses rayons sur la terre, & qu'il leur découvrit les ennemis, qui s'avançaient en bon ordre, ils commencèrent à se plaindre de la mauvaise conduite de leur Chef, & à l'accuser de la confusion où ils étaient.

 

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CHAPITRE XIV.

 

1. Les Romains prennent leurs armes. 2.  Commentiole renverse l'ordre de fin armée,  3. Il donne à ses gens de lâches conseils. 4.. On lui refuse l'entrée de la ville de Drizjpere. 5. Les Barbares la prennent & y brûlent l'Eglise de saint Alexandre.

1. Quand les Romains virent que les ennemis étaient arrêtés, & qu'ils différaient l'attaque, ils prirent le temps de s'armer de pied en cap, & de réparer la négligence où ils étaient tombés, par la faute de leur Chef.

2.. Mais il en commit de nouvelles en changeant entièrement la disposition de l'armée, car il mit à l'aile gauche les compagnies qui étaient au corps de bataille, & à l'aile droite, celles qui étaient à l'aile gauche. De plus, il donna un ordre secret à l'aile droite de fuir, à quoi elle ne manqua pas. Cet exemple mit la confusion dans le reste de l'armée, au lieu que les ennemis demeurèrent fermes en leurs places.

3. Sur le minuit, Comentiole choisît les plus vaillants hommes de son armée, & leur commanda de prendre les armes, comme s'il eût eu dessein de les envoyer découvrir la campagne ; mais, en particulier, il leur ordonna de se retirer. Au point du jour il prit son épée, & fit semblant de vouloir chasser à quatre milles du camp. A midi, l'armée ayant reconnu clairement l'extravagance de son Chef, alla quarante milles toute pleine de frayeur, & poursuivie par les ennemis, qui se saisirent des pas des montagnes. Les Romains s'étant, toutefois, ralliés, les obligèrent à les abandonner.

4. Comenciole qui s'enfuyait avec la dernière infamie, arriva à Drizipère, où il demanda d'entrer, & de se baigner, mais il en fut chassé, avec injure, & à coups de pierres.

5. Les Barbare arrivèrent un peu après à cette ville, la prirent, brûlèrent l'Eglise de saint Alexandre Martyr, pillèrent le tombeau, en arrachèrent le corps, avec une impiété sacrilège, & fort satisfaits de leurs exploits, ils se plongèrent dans la débauche.

 

 

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CHAPITRE XV.

1. Impiété des Barbares punie par la justice divine. 2. Etat déplorable de Constantinople. 3. Ambassade envoyée au Cagan. 4. Réception de l'Ambassadeur 5. Conclusion de la paix; 6. Et ses conditions.

1.  Le divin Sauveur, qui a reçu de son père  un Empire absolu sur les nations, & qui posssède l'univers comme son propre héritage, fit ressentir, peu de jours après au Cagan (le Khan), des effets terribles de sa puissance. Il répandit dans son armée une maladie contagieuse, à laquelle il n'y avait point de remède, parée qu'elle était le châtiment des sacrilèges commis contre les précieuses reliques du saint Martyr. Ses sept fils furent attaqués de charbons ardents & enlevés en un jour. Ainsi, sa joie fut changée en tristesse, & les concerts, les chansons, les applaudissements & les ris en soupirs, en regrets, en gémissements & en larmes. Ce Prince aussi malheureux que criminel, était combattu par une armée d'Anges y qui bien qu'invisibles, ne laissaient pas. de faire des blessures mortelles.

2. Lorsque Comentiole rentra à Constantinople, une infinité de malheurs y entrèrent aussi avec lui. Cette déplorable ville était si pleine de tumulte, qu'il n'y avait personne qui ne se préparât aux plus grands dangers, & qui ne traçât dans son esprit une triste image des maux dont il croyait être menacé. Quelques-uns regardant Calcédoine comme un port assuré contre l'orage, proposaient de quitter l'Europe, & de passer en Asie. L'Empereur amassa ses Gardes nommez Excubiteurs, & ce qu'il avait de soldats, & les envoya à la longue muraille.

3. Huit jours après, le Sénat le supplia d'envoler des Ambassadeurs au Cagan (le Khan). Il défera à cette prière, & nomma Armaton, qui partit aussitôt pour Drizipere, avec de riches présents.

4. Le Cagan (le Khan) déplorait ses disgrâces, la mort de ses fils, la perte de son armée. Ce qui fut cause que l'Ambassadeur passa dix jours sans obtenir audience. Le douzième après son arrivée, il fut introduit devant le Cagan (le Khan), qu'il s'efforça d'apaiser par les plus douces paroles, & par de riches présents. Mais il fut longtemps à les refuser, alléguant ce vers d'un Poète tragique,

Jamais des ennemis les dons ne sont utiles.

Mais, à la fin, il se laissa vaincre, & les accepta.

5. Le lendemain, il fit la paix , & s'en retourna en son pays, en disant, Que Dieu soit juge entre le Cagan (le Khan) & l'Empereur, entre les Avares & les Romains. Et certes, il avait raison d'accuser les Romains d'avoir violé la paix, causé tant de malheurs, par leurs injustices.

6. Une des conditions fut que le Danube serait la séparation des deux nations, & qu'il serait, néanmoins, libre de le traverser pour faire la guerre aux Slavons. On ajouta aussi deux mille écus d'or à la somme que l'on payait auparavant, & par ce moyen la guerre fut assoupie.

 

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CHAPITRE XVI.

 

1. Apparition d'un monstre sur le Nil. 2. Il est conjuré par le Gouverneur. 3. Autre monstre sur le même fleuve. 4. L'auteur entreprend de rapporter les causes de son débordement.

1. Dans la même année, Menas étant Gouverneur d'Egypte,il parut sur le Nil un monstre tout-à-fait étrange. Comme ce Gouverneur fut obligé par le devoir de sa charge, d'aller au lieu appelé Delta à cause du rapport qu'il a avec la figure de cette lettre, & comme il marchait un matin le long de ce fleuve, il s'éleva au dessus, comme un homme, d'une épouvantable grandeur, qui avait un visage de géant, des yeux affreux, des cheveux blonds, entremêlés de blancs, des joues qui avaient quelque chose de l'embonpoint, & de la constitution vigoureuse, des athlètes, des reins de rameur, un large estomac, des épaules de héros, des bras nerveux. Il ne se montrait que jusqu'a la ceinture, le reste du corps étant caché dans l'eau, comme s'il 'eût eu la même pudeur que les personnes honnêtes, qui ne montrent jamais les parties que la nature a destinées à la production des enfants.

2. Le Gouverneur le conjura, s'il était démon de s'évanouir, sans troubler, & sans inquiéter personne, & s'il était un ouvrage extraordinaire de la nature, de ne se retirer qu'après que la curiosité de ceux qui souhaitaient de le considérer, aurait été entièrement satisfaite. Quelques-uns assuraient que c'était le Dieu du Nil, que les fables ont rendu si célèbre. Cet animal, car je n'oserais l'appeler homme, gagné, comme je crois, par ces conjurations, se laissa voir assez longtemps.

3. A la troisième heure du jour, il parut hors de l'eau un autre monstre, qui avait la figure d'une femme par son visage, par son sein, & par ses cheveux pendants, & épars, & par la disposition du reste du corps. Elle éclatait d'une merveilleuse beauté, elle avait les cheveux noirs, le visage blanc, le nez grand & bien formé, la main belle, les lèvres vermeilles comme des roses. Le sein s'élevait comme il s'élève d'ordinaire en l'âge nubile. Le Nil dérobait le reste à la vue des spectateurs, le reste, dis-je, que l'on met dans le lit comme en dépôt. Le Gouverneur & ceux ceux de sa suite, se divertirent par cet agréable spectacle, jusqu'au coucher du soleil; mais alors, ces deux monstres s'enfoncèrent dans l'eau, & les laissèrent dans un profond étonnement, qu'ils ne pouvaient mieux témoigner que par leur silence.

4. Nous ne devons pas omettre ce que d'excellents Ecrivains ont observé avant nous, des rares, & des merveilleuses propriétés du Nil. Puisque nous avons tiré notre naissance de dessus ses bords, il ne nous sera pas défendu de nous y arrêter un peu de temps. Nous laissons volontiers à Hérodote les remarques curieuses qu'il a faites touchant Apis. Quelques anciens ont écrit exprès des animaux du Nil qui approchent le plus de la forme extérieure de l'homme. Lydus, qui est moderne, & qui n'a vécu que sous le règne de Justinien, a expliqué ce que présage l'apparition de ces sortes d'animaux. Mais quant à nous, nous interromprons la suite de notre Histoire, pour discourir du débordement du Nil, & pour rapporter ce qu'il y a de plus remarquable sur ce sujet.

 

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Chapitre XVII.

 

1. L'origine du Nil est inconnue. 2. Diverses opinions touchant son débordement:. 3. Les plus anciens n'en ont rien dit que de fabuleux. 4. Opinion des Prêtres d Egypte. 5. Opinion des Troglodytes. 6. Les habitants de Méroé l'appellent Astape. 7. Opinion de Thalès. 8. Opinion d'Anaxagore. 9. Opinion d'Hérodote. 10. Opinion de Démocrite. 11. Opinion d'Ephore. 12. Opinion de quelques Philosophes de Memphis. 13. Opinion d'Oenopide. 14. Opinion d'Anarcide. 15. Menas envoie une relation qui augmente l'épouvante de Maurice.

1. Le Nil, qui est le plus grand de tous les fleuves, qui arrose une partie de la Lybie, de l'Ethiopie, & des Indes, & qui surpasse l'Inde & le Gange, a caché sa source aux hommes. Il s'enfle extraordinairement durant les ardeurs de l'été contre la nature des autres fleuves.

2.. Nous inférerons ici les causes que les Anciens en ont rapportées.

3. Hellanique, Cadme, & Ecatée ont recours à des causes fabuleuses. Hérodote, qui est fort curieux, & fort savant, a tâché d'en apporter des raisons, mais au lieu de raisons, il n'a proposé que des conjectures, qui se détruisent l'une l'autre. Xénophon & Thucydide, qui font les plus estimez pour la vérité de l'Histoire, n'en ont point parlé. Ephore & Théopompe, qui se font appliqués avec plus de soin que les autres, à la recherche de ce secret, ne l'ont pu trouver. Ce qui doit, toutefois, être moins attribué à leur négligence, qu'au peu de connaissance qu'ils avaient du pays. Avant le règne de Ptolémée surnommé Philadelphe, il n'y avait dans ces lieux-là ni accès, ni sûreté pour les étrangers ; mais ce Prince étant entré en Ethiopie avec les forces qu'il avait tirées de Grèce, on s'en est, informé plus exactement, que jamais on n'avait fait par le passé.

4. Les Prêtres d'Egypte disent, que le Nil procède de l'Océan, dont la vaste étendue embrasse toute la Terre ; mais par là ils n'éclaircissent pas suffisamment la vérité. Ils expliquent un doute par un autre doute, & ils apportent pour preuve ce qui a besoin d'être prouvé.

3. Les Troglodytes qui viennent du fond du pays, & qu'on appelé aussi Bolgiens, assurent qu'il y a des creux où l'on pourrait juger que d'autres fleuves s'assemblent, & qu'ils grossissent, ensuite,  le Nil. Ils disent aussi que ce dernier est le plus fertile de tous.

6. Les habitants de l'île de Méroé, qui est une île du Nil, l'appellent Astape, c'est à dire, eau qui fort des ténèbres, & ils veulent marquer par ce nom-là, que sa nature est incompréhensible.

7. Thalès, qui était un des sept sages, a cru que lorsque le Nil coule avec la plus grande impétuosité, pour se décharger dans la mer, les vents Etésiens arrêtent son cours, & l'obligent à se répandre sur l'Egypte. Mais bien que cette raison fait vraisemblable, il est aisé d'en découvrir la fausseté. Car si elle avait lieu, les autres rivières seraient arrêtées par les mêmes vents, & se déborderaient de la même sorte.

8. Anaxagore, surnommé le Physicien, a attribué le débordement du Nil aux neiges d'Ethiopie; & Euripide, qui a été du même sentiment, l'a exprimé dans une de ses Tragédies. La fausseté de cette opinion est si visible, qu'elle n'a pas besoin d'être réfutée, parce qu'il est certain que les ardeurs d'Ethiopie n'y souffrent ni neiges, ni glaces, ni froid, surout en été. Mais quand il y aurait de la neige, on ne laisserait pas de réfuter très solidement cette opinion, parce qu'il est certain que les fleuves qui font grossis par la fonte, & par la chute des neiges, produisent quantité de vapeurs qui épaississent l'air ; or il est certain que l'air est très-pur, & très-subtil autour du Nil, & que l'on n'y voit ni vapeurs, ni nuages.

9. Hérodote a écrit, que le Nil est toujours égal, & qu'en quelque temps que ce soit, il a toujours la même quantité d'eau. Que la seule différence qu'on y rencontre est, que le soleil tournant en hiver autour de la Lybie, attire de ce fleuve quantité de vapeurs, ce qui fait qu'il paraît plus bas qu'en tout autre temps, au lieu qu'étant en été, vers le Septentrion & desséchant les fleuves de la Grèce, le Nil en paraît plus haut. Le respect que j'ai pour le désir que ce grand homme a eu de découvrir la vérité, m'empêche d'employer beaucoup de paroles pour détruire son avis. Mais s'il était véritable, le soleil produirait les mêmes effets sur les autres fleuves d'Afrique. Cet Historien n'a donc pas examiné avec assez de soin ce qu'il avançait.

10. Démocrite, qui a pénétré bien-avant dans les secrets de la nature, dit que durant l'hiver, il tombe au Septentrion quantité de neiges, qui se fondent durant l'été. Que l'humidité qui en procède produit force vapeurs, que ces vapeurs forment des nuées, qui font poussées parles vents Etésiens jusqu'aux montagnes d'Ethiopie, où elles se brisent, & se fondent en pluies, & que ce font ces pluies qui enflent le Nil. Ce discours ne mérite aucune créance ; car le Nil commence à croître au solstice d'été, avant que les Etésiens soufflent, & il ne cesse de croître qu'à l'Equinoxe d'Automne, lorsqu'il ya déja longtemps que les Etésiens ne soufflent plus. On peut louer la beauté de son esprit; mais on ne doit pas suivre son égarement.

11. Ephore en rend une raison qui paraît tout-à-fait incroyable : II dit, que l'Egypte est creuse, & que non seulement elle a des ouvertures, & des concavités, mais des antres, & des cavernes, où elle resserre durant l'hiver un amas prodigieux d'eau, qui répand, durant l'été comme une sueur, d'où procède l'inondation. Il paraît bien que non-feulement Ephore n'a jamais vu l'Egypte, mais qu'il n'a jamais parlé à des personnes qui l'eussent vue. Premièrement, si le Nil tirait d'Egypte les eaux dont il se grossit, il ne les aurait pas en des pays plus éloignés, qui font des pays pierreux. Or il est constant qu'il les a dès l'Ethiopie, où il fait plus de six mille stades avant que de venir en Egypte. De plus, si le Nil était plus bas que ces concavités, il n'en pourrait sortir, & s'il était plus haut, les eaux qui seraient dedans, ne pourraient monter pour le grossir. Enfin, qui pourrait se persuader que les sueurs de la terre pussent fournir assez d'eau pour inonder un aussi vaste pays que l'Egypte ? Je ne dis rien de la supposition des concavités dont la fausseté est évidente. Le Méandre, qui est un fleuve d'Asie, coule sous un fort long espace de terre, sans se déborder. Acholoüs, qui est un fleuve d'Acarnanie, & Céphise, qui en est un de Béotie, & qui tire sa source de la Phocide, coulent tous deux sous la terre, & servent à convaincre la vanité de l'imagination d'Ephore. Voila pour ce qui le regarde.

12. Quelques Philosophes de Memphis, ont divisé la terre en trois parties. L'une est celle que nous habitons. L'autre, qui n'a rien de semblable, ni de conforme, fait pour la température de l'air, ou pour la disposition des saisons. Et la dernière qui est au-milieu, & que l'excès de la chaleur rend inhabitable. Ils ajoutent, que si le Nil croissait en hiver, il tirerait son abondance de la zone que nous habitons, puisque c'est en cette saison que les pluies font plus abondantes,, & plus fréquentes parmi nous ; mais comme le contraire arrive, & que c'est en été que le Nil croît, il est probable que les eaux qui l'enflent sont produites dans la région qui est opposée à la nôtre, & c'est pour cela qu'on ne peut monter jusqu'à sa source, parce qu'on ne peut traverser la Zone, puisqu'elle est inhabitable. Ils prétendent, que la douceur de l'eau de ce fleuve en est une preuve; car comme il coule par des pays brûlez du soleil, les ardeurs le digèrent en quelque sorte, & rendent son eau plus douce. Supposé que la terre soit ronde, il est aisé de détruire cette imagination. Car comment un fleuve remonterait-il des Antipodes jusqu'à nous, & comment viendrait-il, pour ainsi dire, d'un autre monde? Il y a apparence qu'il y a dans ces pays-là des rivières, aussi bien qu'ici. Pour ce qui est delà douceur du Nil, si elle venait de ce qu'il est consumé, & comme digéré par l'excès de la chaleur, il n'aurait pas une si grande fécondité, & il ne produirait pas une multitude si prodigieuse de poissons, étant certain que l'eau qui a été altérée par l'activité du feu, ne peut servir à la génération des animaux. Il faut donc rejetter cette cause de l'accroissement du Nil, comme une cause fausse  & supposée.

13. En voici une autre, qui est d'Oenopide. Les eaux de terre, dit-il, comme les eaux de puits, sont chaudes en hiver, & froides en été. La chaleur consume en hiver une partie des eaux du Nil, & elle n'en consume point en été ; & c'est pour cela qu'il est plus haut dans cette saison. Pour détruire cette conjecture, il ne faut que remarquer, qu'il y a plusieurs fleuves en Lybie qui croissent en hiver, & qui diminuent en été.

14. Anarcide de Cnide approche plus que nul autre de la vérité. Il assure qu'il pleut continuellement en Ethiopie, depuis le Solstice d'été jusqu'à l'Equinoxe d'Automne. Que le Nil n'a en hiver que l'eau qu'il tire de sa source, au lieu qu'en été il en a beaucoup d'étrangère. Ce qui arrive en Asie confirme ce sentiment. Car en Scythie, proche du Caucase, il neige tous les ans en abondance, & il grêle en certains endroits des Indes. Comme les pluies font fort abondantes en Ethiopie au commencement de l'été, & qu'elles tombent chaque année par une révolution réglée, & ordinaire, il ne faut pas s'étonner qu'elles enflent le Nil, vu principalement, que ceux du pays le reconnaissent par expérience, & en rendent témoignage. Si le contraire arrive parmi nous, ce n'est pas une raison suffisante pour refuser d'ajouter foi à ce qu'on dit de ce pays-là. Le vent de midi, qui parmi-nous est un vent fâcheux, est agréable en Éthiopie. Le vent de Septentrion, qui est véhément, & furieux en Europe, est faible & languissant en Asie, & en Afrique. Quand le soleil approche du pôle Arctique, il pleut en Ethiopie, & ces pluies augmentent le Nil, & quand il approche du pôle Antarctique le Nil diminue. N'en disons pas davantage, de peur d'abandonner entièrement notre histoire.

15. Quand Menas fut de retour à Alexandrie il envoya à l'Empereur une relation fort exacte des monstres qu'il avait vus sur le Nil,j ce qui accrut notablement l'épouvante dont ce Prince était agité.