Les anciens éditeurs et traducteurs de Salluste avaient
interverti l'ordre de ces deux Lettres à César, plaçant la première celle
qui est ici la seconde, et de la seconde faisant la première ; mais de Brosses,
Beauzée, et après eux MM. Salverte, Dureau de Lamalle, Lebrun et Burnouf les
ont replacées dans l'ordre convenable à la vérité historique, et a la suite
logique des idées, qui sont bien différentes dans l'une et dans l'autre.
Dans la première, qui a été écrite environ un an avant la rupture de Pompée
et de César, dans le temps ou celui-ci se bornait à demander un second
consulat (an de Rome 705), ou selon quelques traducteurs, postérieurement au
passage du Rubicon, et antérieurement à l'arrivée de César a Rome, Salluste
montre comment le peuple a peu a peu dégénéré de son antique simplicité, de
ses moeurs pures et innocentes, de son amour désintéressé de la liberté ; il
indique ensuite les moyens les plus propres à faire renaître dans les Romains
leur primitive vertu : il faut appeler à Rome des citoyens nouveaux et les
mêler avec les anciens ; instituer des tribunaux, et dans ces tribunaux quelque
chose qui ressemble à notre jury ; établir une égalité parfaite entre les
citoyens pauvres et les citoyens riches, soit qu’il faille créer des
magistrats, ou participer d'une manière quelconque aux affaires de la
république : semblant de liberté dans le despotisme. Il demande aussi que l'on
donne à l'éducation de la jeunesse une direction morale, qu'on rétablisse les
bonnes moeurs qu'on a détruites, ou du moins qu'on diminue la cupidité des
richesses. Tous conseils fort sages assurément, et dont quelques-uns ont été
mis en pratique par César ; mais qui les donne ? est-ce le spoliateur de
l'Afrique ; l'homme qui avait dilapidé les deniers du fisc et ceux des
particuliers ? Oui, c'est bien le même personnage ; c'est le sénateur, chassé
du sénat pour ses désordres ; c'est aussi le tribun factieux qui, de
démagogue devenu partisan du pouvoir, en même temps qu'il parle des moyens de
rétablir la liberté de Rome, conseille à César de transformer la république
en monarchie, et s'emporte par avance contre ceux à qui ce changement pourrait
ne pas agréer : "Je ne l'ignore pas, dit-il, quand ce changement
s'opérera, les nobles deviendront furieux, indignes qu'ils seront que tout soit
ainsi confondu, et qu'une telle servitude soit imposée aux citoyens." Les
nobles qui, pour renverser la tyrannie que Salluste encourageait, eussent, selon
son expression, excité des tempêtes, n'auraient-ils pas bien plus
naturellement invoque, pour justifier leur conduite, cette même liberté, que
ne l'invoquait Salluste pour justifier la domination de César ?
La seconde lettre fut évidemment écrite après la bataille de Pharsale,
peut-être même après l'entier achèvement de la guerre civile. L'auteur
s'attache à montrer à César les difficultés qui doivent naître sous ses
pas, à mesure qu’il voudra affermir sa puissance ; ce qu'il y a à craindre,
ce n'est plus la paix, mais la guerre. Pour sortir heureusement de cette
position périlleuse, il doit calmer les homes, faire taire ses propres
vengeances : la clémence, en ramenant la concorde, peut seule assurer
l'existence de la république. A ces conseils de modération, Salluste joint des
avis plus pratiques : il veut que l'on augmente le nombre des sénateurs, et
qu'on établisse le scrutin secret ; il s'élève de nouveau contre la fureur
des richesses et demande qu'on abolisse l'usure pour l'avenir.
Deux commentateurs, Cortius et Carrion, ont, nous l'avons dit, contesté à
Salluste ce titre littéraire. Carrion en a donné pour preuve qu’aucun
grammairien n'a cité ces deux lettres. Mais ce silence n'est pas très
concluant ; car, quand la Grande Histoire de Salluste, quand son Catilina et son
Jugurtha fournissaient aux scoliastes tant d'exemples, ils ont bien pu négliger
ces deux Lettres, qui, par leur sujet, eurent sans doute que peu de publicité
et ne pouvaient guère devenir classiques dans les écoles de Rome ; ce ne sont
en effet que deux pamphlets politiques. Il faut donc, bien que l'on puisse avoir
quelques doutes, se ranger à l'opinion générale, qui les a attribuées à
Salluste et les lui maintient.
Cependant je ne saurais partager l'avis de certains traducteurs qui trouvent que
dans aucun de ses écrits Salluste ne déploie plus d'énergie de style, plus de
concision et plus de profondeur. Sans doute on y retrouve cette vigueur
d'expression et ce relief de la phrase que l'on admire dans le Jugurtha et le
Catilina ; mais souvent aussi l'obscurité et l'embarras s'y font sentir. Les
idées surtout me paraissent manquer d'ordre et de clarté ; c’est, si je
l'ose dire, une brochure vive et quelquefois éloquente, mais encore plus
violente et déclamatoire.
LETTRES
DE C . C . SALLUSTE A C.
CÉSAR
PREMIÈRE LETTRE .
1 . Je sais combien il est difficile et délicat de donner des
conseils à un roi, à un général, à tout mortel enfin qui se voit au faîte
du pouvoir ; car, autour des hommes puissants, la foule des conseillers abonde,
et personne ne possède assez de sagacité ni de prudence pour prononcer sur
l'avenir . Souvent même les mauvais conseils plutôt que les bons tournent à
bien, parce que la fortune fait mouvoir au gré de son caprice presque toutes
les choses humaines.
Pour moi, dans ma première jeunesse, porte par goût à prendre part aux
affaires publiques, j'en ai fait l'objet d'une étude longue et sérieuse, non
dans la seule intention d'arriver à des dignités que plusieurs avaient
obtenues par de coupables moyens, mais aussi pour connaître à fond l'état de
la république sous le rapport civil et militaire, la force de ses armées, de sa
population, et l'étendue de ses ressources .
Préoccupé donc de ces idées, j'ai cru devoir faire au dévouement que vous
m'inspirez le sacrifice de ma réputation et de mon amour-propre, et tout
risquer, si je puis ainsi contribuer en quelque chose à votre gloire. Et ce
n'est point légèrement , ni séduit par l'éclat de votre fortune, que j'ai
conçu ce dessein. c'est qu'entre toutes les qualités qui sont en vous, j'en ai
reconnu une vraiment admirable cette grandeur d'âme qui, dans l'adversité,
brille toujours chez vous avec plus d'éclat qu'au sein de la prospérité.
Mais, au non des dieux, votre magnanimité est assez connue, et les hommes
seront plutôt las de vous payer un tribut de louanges et d'admiration, que vous
de faire des actions glorieuses.
II . J'ai reconnu, en effet, qu'il n'est point de pensée si
profonde, qui chez vous un instant de réflexion ne fasse aussitôt jaillir ;
et, si je vous expose mes idées en politique, ce n'est pas avec une confiance
présomptueuse dans ma sagesse ou dans mes lumières ; mais j'ai pense que, au
milieu des travaux de la guerre, au milieu des combats, des victoires et des
sons du commandement, il serait utile d'appeler votre
attention sur l'administration intérieure de Rome . Car, si vos projets se
bornaient à vous garantir des attaques de vos ennemis et à défendre contre un
consul malveillant les bienfaits du peuple, ce serait une pensée trop
au-dessous de votre grande âme . Mais, si l'on voit toujours en vous ce courage
qui, dès votre début, abattit la faction de la noblesse ; qui, délivrant le
peuple romain d'un dur esclavage, le rendit à la liberté ; qui, durant votre
préture, a su, sans le secours des armes, disperser vos ennemis armés ; et
qui, soit dans la paix, soit dans la guerre, accomplit tant de hauts fats, que
vos ennemis n'osent se plaindre que de vous voir si grand, vous accueillerez les
vues que je vais vous exposer sur la haute administration de l'Etat ; j’espère
qu'elles vous sembleront vraies, ou du moins bien peu éloignées de la vérité
.
III. Or, lorsque Cn. Pompée, ou par ineptie ou par son
aveugle penchant à vous nuire, a fait de si lourdes fautes, qu'on peut dire
qu'il a mis les armes à la main de ses ennemis, il faut que ce qui par lui a
porté la perturbation dans l'Etat devienne par vous l'instrument de son salut.
Son premier tort est d'avoir livré à un petit nombre de sénateurs la haute
direction des recettes, des dépenses, du pouvoir judiciaire, et laisse dans la
servitude et soumis à des lois injustes le peuple romain, qui auparavant
possédait la puissance souveraine .Quoique le droit, de rendre la justice ait
été, comme antérieurement, dévolu aux trois ordres, cependant ce sont ces
mêmes factieux qui administrent, donnent, ôtent ce qui leur plaît ; ils
oppriment les gens de bien, ils élèvent aux emplois leurs créatures : point
de crime, point d'action honteuse ou basse, qui leur coûte pour arriver au
pouvoir ; tout ce qui leur convient, ils l'obtiennent ou le ravissent ; enfin,
comme dans une ville prise d' assaut, ils n'ont de loi que leur caprice ou leur
passion.
Ma douleur serait moins vive, je l'avoue, s'ils fondaient sur une victoire due
à leur courage ce droit d'asservir qu'ils exercent à leur gré ; mais ces
hommes si lâches, qui n'ont de force, de vertu, qu'en paroles, abusent
insolemment d'une domination que le hasard ou la négligence d'autrui leur ont
mise dans les mains . Est-il, en effet, une sédition, une guerre civile qui ait
extermine tant et de si illustres familles? à qui la victoire inspira-t-elle
jamais tant de violence, tant d'emportement?
IV . L . Sylla, à qui, dans sa victoire, tout était permis
par le droit de la guerre, savait bien que la perte de ses ennemis ajoutait à
la force de son parti ; cependant, après en avoir sacrifié un petit nombre, il
a mieux aimé retenir les autres par des bienfaits que par la crainte. Mais
aujourd'hui, grands dieux, avec Caton, M. Domitius et tous les autres chefs de
la même faction, quarante sénateurs et une foule de jeunes gens de grande
espérance ont été frappes comme des victimes ; et toutefois la rage de ces
hommes conjurés a notre perte n'est pas encore assouvie par le sang de tant de
malheureux citoyens : l'abandon des orphelins, la triste vieillesse des pères
et des mères, les gémissements des maris, la désolation des épouses, rien
n'a pu empêcher ces âmes inhumaines de se porter à des attentats, à des
accusations de plus en plus atroces, pour dépouiller les uns de
leur dignité , les autres du droit de citoyen. Et de vous, César, que
dirai-je? de vous que ces hommes, pour comble de lâcheté, veulent abaisser au
prix de leur sang? moins sensibles qu'ils sont au plaisir de cette domination,
qui leur est échue contre toute apparence, qu'au regret d'être témoins de
votre élévation ; et plus volontiers mettraient-ils pour vous perdre la
liberté en péril que de voir par vos mains le peuple romain élevé au faite
de la grandeur . Voila donc ce qui vous fait une loi d'examiner avec la plus
profonde attention comment vous pourrez établir et consolider votre ouvrage .
Je n'hésiterai point, de mon côté à vous exposer le résultat de mes
réflexions, sauf à votre sagesse d'adopter ce qui vous paraîtra juste et
convenable.
V. La république fut toujours divisée en deux classes, je le
pense, et la tradition de nos pères en fait foi : les patriciens et les
plébéiens. Aux patriciens fut primitivement dévolue l'autorité suprême ;
mais dans le peuple n'en résidait pas moins la force réelle. Aussi y eut-il
souvent scission dans l'état ; et la noblesse ne cessa de perdre de ses
privilèges, tandis que les droits du peuple s'étendaient. Ce qui faisait que
le peuple vivait libre, c'est qu'il n'y avait personne dont le pouvoir fût
au-dessus des lois : ce n'étaient ni les richesses, ni l'orgueil, mais la
considération et la valeur, qui mettaient le patricien au-dessus du plébéien.
Dans son champ ou a l'armée, le moindre citoyen, ne manquant jamais de
l'honnête nécessaire, se suffisait à lui-même, suffisait à la patrie. Mais,
lorsque, chassés peu à peu de leur patrimoine, les citoyens eurent été
réduits par l'oisiveté et la misère à n'avoir plus de demeure assurée, ils
commencèrent à compter sur les richesses d'autrui, et à faire de leur
liberté et de la chose publique un trafic honteux. Ainsi, peu à peu, le
peuple, qui était souverain et en possession de commander
à toutes les nations, est venu à se désorganiser) ; et, au lieu d'une part
dans l'autorité publique, chacun s'est créé sa servitude particulière. Or
cette multitude, d'abord infectée de mauvaises moeurs, puis adonnée a une
diversité infinie de métiers et de genres de vie, composée d'éléments
incohérents, est, à mon avis, bien peu propre au gouvernement de
l'état . Cependant, après l'introduction de nouveaux citoyens, j'ai grand
espoir que tous se réveilleront pour la liberté, puisque chez les uns naîtra
le désir de conserver cette liberté, et chez les autres celui de mettre fin à
leur servitude . Je pense donc que, ces nouveaux citoyens mêlés avec les
anciens, vous pourrez les établir dans les colonies : ainsi s'accroîtront nos
forces militaires, et le peuple, occupe à des travaux honorables, cessera de
faire le malheur public.
VI. Mais je n'ignore pas, je ne me cache pas combien
l'exécution de ce plan excitera la fureur et les emportements des nobles :
alors ils s'écrieront avec indignation que l'on bouleverse tout, que c'est
imposer une servitude aux anciens citoyens, qu'enfin c'est transformer en
royaume une cité libre, si par le bienfait d'un seul une multitude nombreuse
parvient au droit de cité. Quant à moi, j'établis en principe que celui-là
se rend coupable d'un grand crime, qui obtient la popularité au détriment de
la république ; mais, du moment ou le bien public tourne aussi à l'avantage
particulier, hésiter à l'entreprendre, c'est, à mon avis, indolence, c'est
lâcheté. M. Livius Drusus, dans son tribunat, eut constamment en vue de
travailler de toute sa puissance pour la noblesse, et, dans le commencement, il
ne voulut rien faire qui ne lui eût été conseillé par les nobles eux-mêmes.
Mais ces factieux, pour qui le plaisir de tromper et de nuire l'emportait sur la
foi des engagements, n'eurent pas plutôt vu un seul homme départir à un grand
nombre d'individus le plus précieux des biens, que chacun d'eux, ayant la
conscience de ses intentions injustes et perverses, jugea de M. Livius Drusus
d'après soi-même. Craignant donc que, par un si grand bienfait, il ne
s'emparât seul du pouvoir, ils réunirent contre lui leurs efforts et firent
échouer ses projets, qui n'étaient, après tout, que les leurs. C'est donc
pour vous, général, une raison de redoubler de soins, afin de vous assurer des
amis dévoués et de nombreux appuis.
VII. Combattre un ennemi de front et le terrasser n'est pas
difficile à un homme de coeur ; ne savoir ni tendre des pièges ni s'en
défendre, telle est la disposition des gens de bien. Lors donc que vous aurez
introduit ces hommes dans la cité, le peuple étant ainsi régénéré,
appliquez surtout votre attention à entretenir les bonnes moeurs, à cimenter
l'union entre les anciens et les nouveaux citoyens. Mais le plus grand bien,
certes, que vous puissiez procurer à la patrie, aux citoyens, à vous-même, à
nos enfants, à l'humanité enfin, ce sera de détruire 1"amour de
l'argent, ou au moins de l'affaiblir autant que possible : autrement on ne
saurait, soit en paix, soit en guerre, administrer ni les affaires privées ni
les affaires publiques. Car, là où a pénétré l'amour des richesses, il
n'est plus d'institutions, d'arts utiles, de génie, qui puissent résister :
l'âme elle-même, tôt ou tard, finit par succomber.
J'ai souvent entendu citer les rois, les villes, les nations, auxquels leur
opulence a fait perdre de grands empires acquis par leur courage au temps de la
pauvreté. Et cela n'a rien d'étonnant : car, dès que l'homme de bien voit le
méchant, à cause de ses richesses, plus honoré, mieux accueilli que lui, il
s'indigne d'abord, puis il roule mille pensées dans son coeur ; mais, si
l'orgueil l'emporte toujours de plus en plus sur l’honneur, et l'opulence sur
la vertu, il perd courage et quitte les vrais biens pour la volupté. La gloire,
en effet, est l'aliment de l'activité ; et, si vous la retranchez, la vertu
toute seule est, par elle-même, pénible et amère. Enfin, la ou les richesses
sont en honneur, tous les biens variables sont avilis, la bonne foi, la
probité, la pudeur, la chasteté : car, pour arriver à la vertu, il n'est
qu'un chemin toujours rude ; mais chacun court à la fortune par où il lui
plaît, elle s'obtient indifféremment par de bonnes ou de mauvaises voies.
Commencez donc par renverser la puissance de l'or ; que le plus ou le moins de
fortune ne donne point, n'ôte point le droit de prononcer sur la vie, sur
l'honneur des citoyens ; comme aussi que la préture, le consulat, soient
accordés, non d'après l'opulence, mais d'après le mérite : on peut s'en
rapporter au peuple pour juger les magistrats qu'il doit élire. Laisser la
nomination des juges au petit nombre, c'est du despotisme ; les choisir d'après
la fortune, c'est de l'injustice. Tous les citoyens de la première classe
doivent donc être appelés aux fonctions de juge, mais en plus grand nombre
qu'ils n'y sont admis aujourd'hui. Jamais les Rhodiens, ni bien d'autres cités,
n'ont eu à se repentir de la composition de leurs tribunaux, ou, sans
distinction et d'après la loi du sort, le riche et le pauvre prononcent
également sur les plus grandes et sur les moindres affaires. Quant a
l'élection des magistrats, ce n'est pas sans raison que j'approuve la loi
promulguée par C. Gracchus dans son tribunat, pour que les centuries fussent
prises, d'après le sort, dans les cinq classes sans distinction. Devenus ainsi
égaux en honneur et en fortune, ce sera par le mérite que les citoyens
s'empresseront de se surpasser l'un l'autre.
VIII. Voila les remèdes puissants que j'oppose aux richesses
: car, aussi bien que toute autre chose, on ne les loue, on ne les recherche que
pour leur utilité : ce sont les récompenses qui mettent en jeu la perversité.
Otez-les, personne absolument ne veut faire le mal sans profit. Au surplus,
l'avance, ce monstre farouche, dévorant, ne saurait être tolérée : partout
ou elle se montre, elle dévaste les villes et les campagnes, les temples et les
maisons ; elle foule aux pieds le sacré et le profane ; point d'armées, point
de murailles, ou elle ne pénètre par sa seule puissance ; réputation, pudeur,
enfants, patrie, famille, elle ne laisse rien aux mortels. Mais, faites tomber
le crédit de l'argent les bonnes moeurs triompheront sans peine de toute cette
grande influence de la cupidité.
Ces vérités sont reconnues par tous les hommes, justes ou pervers ; vous
n'aurez cependant pas de médiocres combats à soutenir contre la faction de la
noblesse ; mais, s vous vous garantissez de leurs artifices, tout le reste vous
sera facile : car, s'ils avaient un mérite réel, ils se montreraient les
émules des gens de bien plutôt que leurs détracteurs ; mais c'est parce que
l'indolence, la lâcheté, l'apathie, les dominent, qu'ils murmurent, qu'ils
cabalent et qu'ils regardent la renommée d'autrui comme leur déshonneur
personnel.
IX. Mais à quoi bon vous parler d'eux encore, comme d'êtres
inconnus ? M. Bibulus a fait éclater sur courage et sa force d'âme durant son
consulat : inhabile à s'énoncer, il a dans l'esprit plus de méchanceté que
d'adresse. Qu'oserait celui pour qui la suprême autorité du consulat a été
le comble de la dégradation ?
Et L. Domitius est-il un homme bien redoutable, lui qui n'a pas un membre qui ne
soit un instrument d'infamie ou de crime : langue sans foi, mains sanglantes,
pieds agiles à la fuite, plus déshonnêtes encore les parties de son corps
qu'on ne peut honnêtement nommer ? Il en est un cependant, M. Caton, dont
l'esprit fin, disert, adroit, ne me paraît pas à mépriser. Ce sont qualités
que l'on acquiert à l'école des Grecs ; mais la vertu, la vigilance, l'amour
du travail, ne se trouvent nulle part chez les Grecs. Et croira-t-on que des
gens qui, par leur lâcheté, ont perdu chez eux leur liberté fournissent de
bien bons préceptes four conserver l'empire ?
Tout le reste de cette faction se compose de nobles sans caractères, et qui,
semblables à des statues, ne donnent à leur parti d'autre appui que leur nom.
L Postumius et M. Favonius me semblent des fardeaux superflus dans un grand
navire : s'il arrive à bon port, on en tire quelque parti ; mais, au premier
orage, c'est d'eux qu'on se défait d'abord, comme de ce qu'il y a de moins
précieux. Maintenant que j'ai indiqué les moyens propres, selon moi, à
régénérer et à reformer le peuple, je vais passer à ce qu'il me semble que
vous devez faire à l'égard du sénat.
XI. Lorsque avec l'âge mon esprit se fut développé, assez
peu j’exerçai mon corps aux armes et à l'équitation, mais j'appliquai mon
intelligence à la culture des lettres, consacrant ainsi aux travaux la portion
de moi-même que la nature avait douée d'une plus grande vigueur. Or tout ce
que m'ont appris dans ce genre de vie la lecture et la conversation m'a
convaincu que, tous les royaumes, toutes les cités, tous les peuples, ont été
puissants et heureux tant qu'ils ont obéi à de sages conseils ; mais qu'une
fois corrompus par la flatterie, la crainte ou la volupté, leur puissance a
été aussitôt affaiblie ; qu'ensuite l'empire leur a été enlevé ; qu'enfin
ils sont tombés dans l'esclavage.
Il m'est bien démontré aussi que celui qui se voit au-dessus de ses
concitoyens par le rang et le pouvoir prend fortement à coeur le bien de
l'Etat. Pour les autres, en effet, le salut de l'état n'est que la conservation
de leur liberté ; mais celui qui, par son mérite, s'est élevé aux richesses,
aux distinctions, aux honneurs, pour peu que la république ébranlée éprouve
quelque agitation, aussitôt son âme succombe sous le poids des soucis et de
l'anxiété. C'est tout à la fois sa gloire, sa liberté, sa fortune, qu'il lui
faut défendre : il faut que partout il soit présent et s'évertue. Plus, dans
les temps heureux, il s'est vu dans une situation florissante, plus, dans les
revers, il est en proie à l'amertume et aux alarmes. Lors donc que le peuple
obéit au sénat comme le corps à l'âme, lorsqu'il exécute ses décisions,
c'est dans la sagesse que les sénateurs trouvent leur force ; le peuple n'a pas
besoin de tant de sagacité. Aussi nos ancêtres, accablés sous le poids des
guerres les plus rudes, après la perte de leurs soldats, de leurs chevaux, de
leur argent, ne se lassèrent jamais de combattre armés pour l'empire : ni
l'épuisement du trésor publie, ni la force de l'ennemi, ni les revers, rien ne
fit descendre leur coeur indomptable à penser que, tant qu'il leur resterait un
souffle de vie, ils pussent céder ce qu'ils auvent acquis par leur courage. Et
c'est la fermeté dans leurs conseils, bien plus que le bonheur des armes, qui
leur a valu tant de gloire. Pour eux, en effet, la république était une ; elle
était le centre de tous les intérêts, et il n'y avait de ligues que entre
l'ennemi ; et, si chacun déployait toutes les facultés de l'esprit et du
corps, c'était pour la patrie, et non pour son ambition personnelle.
Aujourd'hui, au contraire, les nobles, vaincus par l'indolence et la lâcheté,
ne connaissent ni les fatigues, ni l'ennemi, ni la guerre ; ils forment dans
l'Etat une faction compacte, armée, qui gouverne avec insolence toutes les
nations. Aussi le sénat, dont la sagesse faisait autrefois le soutien de la
république en ses dangers, opprime désormais, flotte çà et là, poussé par
le caprice d'autrui, décrétant aujourd'hui une chose, demain tout le contraire
: c'est au gré de la haine et de l'arrogance de ceux qui dominent qu'il
prononce qu'une chose est utile ou nuisible à l'intérêt public.
XI. Si tous les sénateurs avaient une égale liberté, et
leurs délibérations moins de publicité, le gouvernement de l'Etat aurait plus
de force, et la noblesse moins d'influence. Mais, puisqu’il est difficile de
ramener au même niveau le crédit de tous (les uns ayant, grâce au mérite de
leurs ancêtres, hérité de la gloire, de l'illustration, d'une nombreuse
clientèle, et les autres n'étant pour la plupart qu'une multitude arrivée de
la veille), faites que les votes de ces derniers ne soient plus dictés par la
crainte : chacun, dès lors, protégé par le secret, fera prévaloir sur la
puissance d'autrui son opinion individuelle. Bons et méchants, braves et
lâches, tous désirent également la liberté ; mais, dans leur aveuglement, la
plupart des hommes l'abandonnent par crainte, et, sans attendre l'issue d'un
combat incertain, sont assez lâches pour se soumettre d'avance aux chances de
la défaite.
Il est donc, selon moi, deux moyens de donner de la force au sénat : c'est
d'augmenter le nombre de ses membres, et d'y établir le vote par scrutin
secret. Le scrutin sera une sauvegarde a l'abri de laquelle les esprits oseront
voter avec plus de liberté ; dans l'augmentation du nombre de ses membres, ce
corps trouvera plus de force et d'action. En effet, depuis ces derniers temps,
les sénateurs sont, les uns astreints à siéger dans les tribunaux, les autres
distraits par leurs propres affaires ou par celles de leurs amis ; ils
n'assistent presque plus aux délibérations publiques : il est vrai qu'ils en
sont écartés moins par ces occupations que par l'insolence d'une faction
tyrannique. Quelques nobles, avec un petit nombre d'auxiliaires de leur faction,
pris dans les familles sanatoriales, sont maîtres d'approuver, de rejeter, de
décréter, de tout faire enfin au gré de leur caprice. Mais, des que le nombre
des sénateurs aura été augmenté, et que les votes seront émis au scrutin
secret, il faudra bien qu'ils laissant là leur orgueil, quand ils se verront
contraints de fléchir devant ceux que naguère ils dominaient avec tant
d'arrogance.
XII. Peut-être, général, après avoir lu cette lettre,
demanderez-vous à quel nombre je voudrais porter les membres du sénat ;
comment j'y repartirais les fonctions nombreuses et variées qui lui sont
attribuées ; et, puisque je propose de confier l’administration de la justice
à tous ceux de la première classe, quelle serait la limite des différentes
juridictions, le nombre des magistrats pour chaque espèce.
Il ne m'eut pas été difficile d'entrer dans ces détails ; mais j'ai cru
devoir d'abord m'occuper du plan général, et vous en montrer la convenance :
si vous le prenez pour point de départ, le reste marchera de soi-même. Je veux
sans doute que mes vues soient sages, utiles surtout ; car plus elles produiront
d’heureux résultats, plus j'en recueillerai de gloire : mais je désire bien
plus fortement que, au plus tôt et par tous les moyens possibles, on vienne au
secours de la chose publique. La liberté m'est plus chère que la gloire, et je
vous prie, général, je vous conjure, par cette immortelle conquête des
Gaules, de ne pas laisser le grand et invincible empire romain tomber de
vétusté, s'anéantir par la fureur de nos discordes. Ah ! sans doute, si ce
malheur arrive, votre esprit ne trouvera plus, ni le jour ni la nuit, un seul
instant de repos : tourmenté d'insomnie, furieux, hors de vous, on vous verra
frappé d'un funeste égarement. Car je tiens pour vrai que l'oeil de la
Divinité est ouvert sur les actions de tous les mortels ; qu'il n'en est
aucune, bonne ou mauvaise, dont il ne soit tenu compte ; et que, suivant la loi
invariable de la nature, les bons et les méchants reçoivent un jour chacun
leur récompense. Quelquefois ce prix peut être tardif ; mais chacun peut
déjà, dans sa conscience, lire ce qui lui est réservé.
XIII. Si la patrie, si les auteurs de vos jours, pouvaient
prendre la parole, voici ce qu'ils vous diraient : "0 César ! nous les
plus vaillants des hommes, nous t'avons fait naître dans la première des
villes pour être notre gloire, notre appui, la terreur des ennemis. Ce que nous
avons acquis au prix de mille travaux, de mille dangers, nous te l'avons confié
dès ta naissance avec la vie : une patrie grande aux yeux de l'univers, et,
dans cette patrie, une origine, une famille illustre ; avec cela de grands
talents, une fortune digne de ton rang ; enfin tout ce qui honore dans la paix
et récompense dans la guerre. Pour prix de si grands bienfaits, nous ne te
demandons aucun crime, aucune bassesse, mais de relever la liberté détruite :
accomplis cette tache, et la gloire due à ton courage se propagera parmi les
nations. Car, aujourd'hui, malgré tes belles actions dans la paix et dans la
guerre, ta renommée cependant est encore égalée par celle de plusieurs
vaillants capitaines ; mais, si à ta patrie sur le penchant de sa ruine tu
rends et tout l'éclat de son nom et toute l'étendue de sa puissance, qui, dans
l'univers, sera plus illustre, plus grand que toi ? Si, en effet, par son état
de consomption ou par les coups du sort, cet empire venait à succomber, qui
peut douter qu'aussitôt le monde entier ne fut livré à la désolation, à la
guerre, au carnage ?
Mais si, animé d'une généreuse inspiration, tu assures le repos de ta patrie,
de ta famille, dès lors, restaurateur de la chose publique, tu effaceras, de
l'aveu de tous, la gloire de tous les mortels, et ta mort seule pourra ajouter
à l'éclat de ta vie. Ici bas, en effet, exposés quelquefois aux coups du
sort, nous le sommes souvent aux attaques de l'envie ; mais, avons-nous payé le
tribut à la nature, l'envie se tait, la vertu s'élève et brille de jour en
jour d'un nouvel éclat."
Telles sont, général, les vues qui m'ont paru utiles et convenables à vos
intérêts ; je vous les ai indiquées le plus brièvement que j'ai pu. Au
reste, quel que soit le plan que vous adoptiez, je prie les dieux immortels
qu'il tourne à votre avantage et à celui de la république.
SECONDE LETTRE .
I. C'était autrefois une vérité reçue, que la fortune
était la dispensatrice des royaumes, de la puissance et de tous les biens que
convoitent si avidement les mortels ; et, en effet, ces dons étaient souvent
départis, comme par caprice, à des sujets indignes et entre les mains desquels
ils ne tardaient pas à déchoir.
Mais l'expérience a démontré combien Appius a eu raison de dire dans ses vers
: "Chacun est l'artisan de sa fortune." Et cela est encore plus vrai
de vous, César, qui avez tellement surpassé les autres hommes, qu'on se lasse
plus tôt de louer vos actions que vous d'en faire qui soient dignes d'éloges.
Mais, comme les ouvrages de l'art, les biens conquis par la vertu doivent être
conservés avec le plus grand soin, de peur que la négligence n'en laisse
ternir l'éclat, ou n'en précipite la ruine.
En effet, qui volontairement cède à un autre l'autorité ? et, quelle que soit
la bonté, la clémence de celui qui a le pouvoir, on le redoute cependant,
parce qu'il peut, s'il le veut, être méchant. Cela vient de ce que la plupart
des hommes revêtus de la puissance en usent mal, et pensent qu'elle sera
d'autant plus assurée, que ceux qui leur sont soumis seront plus corrompus.
Mais vous devez, au contraire, puisque chez vous la bonté s'allie à la
fermeté, faire en sorte de n'avoir à commander qu'aux hommes les plus vertueux
: car pire on est, et plus impatiemment souffre-t-on un chef.
Mais il vous est plus difficile qu'à aucun de ceux qui vous ont précédé de
régler l'usage que vous avez à faire de votre victoire. La guerre avec ; vous
a été plus douce que la paix avec eux : d'un autre côté, les vainqueurs
veulent des dépouilles, et les vaincus sont des citoyens. C'est entre ces deux
écueils qu'il vous faut naviguer, et assurer pour l'avenir le repos de la
république, non seulement par la force des armes, qui la protégera contre ses
ennemis, mais, ce qui est bien plus important, bien plus difficile, par des
institutions, heureux fruits de la paix.
Cet état de choses semble appeler tous les citoyens, quel que soit le degré de
leurs lumières, à énoncer les avis qui leur semblent les plus salutaires.
Pour ma part, je pense que de la manière dont vous userez de la victoire
dépend tout notre avenir.
II. Mais quels seront, pour l'accomplissement de cette tache,
les moyens les meilleurs, les glus faciles ? Je vais, à ce sujet, vous exposer
en peu de mots ma pensée. Vous avez, général, eu la guerre contre un homme
illustre, puissant, et qui devait plus à la fortune qu’à son habileté :
parmi ceux qui l'ont suivi, un petit nombre sont devenus vos ennemis par suite
des torts qu’ils s'étaient donnés envers vous ; d'autres ont été
entraînés par les liens du sang ou de l'amitié. Car il n'a fait part à
personne de sa puissance ; et, en effet, s'il eût pu en souffrir le partage, le
monde ne serait pas ébranlé par la guerre. Le reste, tourbe vulgaire, par
imitation plutôt que par choix, a suivi comme le plus sage l'exemple de ceux
qui marchaient devant. Dans le même temps, sur la foi de vos détracteurs, des
hommes tout souillés d'opprobre et de débauche, espérant que l'Etat allait
leur être livré, accoururent dans votre camp, et menacèrent ouvertement les
citoyens paisibles de la mort, du pillage, enfin de toutes les violences
qu'inspirait la corruption de leur âme. Une grande partie d'entre eux, voyant
que vous ne réalisez point de telles espérances, et que vous ne traitiez point
les citoyens en ennemis, se séparèrent de vous : il n'en est reste qu’un
petit nombre qui ont trouve dans votre camp plus de tranquillité que dans Rome,
tant la foule des créanciers les assiégeait. Mais c'est une chose qui fait
frémir que de dire le nombre et l'importance des citoyens qui, par les mêmes
motifs, ont ensuite passé du côté de Pompée ; et ce fut là, pendant tout le
temps de la guerre, l'asile sacré et inviolable où se réfugièrent tous les
débiteurs.
III. Maintenant donc que la victoire vous rend l'arbitre de la
guerre et de la paix, pour mettre fin à l'une en bon citoyen, et fonder l'autre
sur une justice exacte et sur des bases durables, c'est en vous le premier, en
vous qui devez concilier tant d'intérêts, que vous en trouverez les moyens les
plus efficaces.
Quant à moi, toute domination cruelle me semble plus terrible que durable : nul
ne peut être à craindre pour beaucoup, que beaucoup ne soient à craindre pour
lui. Sa vie me semble une guerre continuelle et incertaine, puisque, sans cesse
attaqué de front, par dernière et sur les flancs, il n'est jamais exempt de
danger ni d'inquiétude. A ceux, au contraire, dont la bonté et la clémence
ont tempéré le pouvoir, tout est prospère et favorable, et dans leurs même
ils trouvent plus de bienveillance que d'autres chez des concitoyens.
Mais me reprocherait-on de vouloir, par de tels conseils, énerver votre
victoire, et me montrer trop favorable aux vaincus, parce que je demande pour
des concitoyens ce que, nos ancêtres et nous, nous avons souvent accorde à des
peuples étrangers, nos ennemis naturels ; parce que je ne veux pas que chez
nous, comme chez les Barbares, le meurtre soit expié par le meurtre, et le sang
par le sang ?
IV. A-t-on oublie les reproches qu'on faisait, peu de temps
avant cette guerre, à Cn. Pompée et à sa victoire pour la cause de Sylla ?
A-t-on oublié Domitius, Carbon, Brutus, et tant d'autres Romains comme eux
désarmés, suppliants, indignement égorgés hors du champ de bataille et
contre les lois de la guerre ? Peut-on oublier enfin tant de citoyens renfermés
dans un édifice public, et, la, immoles comme un vil bétail ?
Hélas ! ces massacres clandestins de citoyens, ces meurtres inopinés des
pères et des fils dans les bras les uns des autres, cette dispersion des femmes
et des enfants, cette destruction de familles entières, que tout cela, avant
votre victoire, nous paraissait affreux et cruel ! Et voila les excès auxquels
ces hommes vous engagent ! A leur sens, la guerre a eu sans doute pour objet de
décider si l'injustice se commettrait au nom de Pompée ou de César : l'Etat
doit être envahi, et non reconstitué par vous ; et des soldats émérites,
après les plus longs, les plus glorieux services, n'auront porté les armes
contre leurs pères, leurs frères et leurs enfants qu'afin que les hommes les
plus dépravés trouvent dans les malheurs publics de quoi fournir à leur
gloutonnerie et à leur insatiable lubricité, flétrissent votre victoire d'un
tel opprobre, et souillent de leurs vices la gloire des braves.
Vous n'ignorez pas, je pense, quelle a été la conduite et la retenue de chacun
d'eux, lors même que la victoire était incertaine ; comment, au milieu des
travaux de la guerre, plusieurs se livraient à des orgies ou à des
prostituées : chose impardonnable à leur age, même pendant le loisir de la
paix. Mais en voilà assez sur la guerre.
V. Quant à l'affermissement de la paix, qui est votre but et
celui de tous les vôtres, commencez, je vous prie, par examiner à fond combien
cet objet est important, afin que, distinguant les inconvénients d'avec les
avantages, vous arriviez, par un large chemin, au véritable but. Je pense,
puisque tout ce qui a commencé doit finir, qu'au temps marqué pour la ruine de
Rome les citoyens en viendront aux mains avec les citoyens ; qu'ainsi fatigués,
épuisés, ils seront la proie de quelque roi, de quelque nation : autrement, le
monde entier ni tous les peuples conjurés ne pourraient ébranler, encore moins
renverser cet empire. Il faut donc consolider tous les éléments d'union et
bannir les maux de la discorde.
Vous aurez atteint ce double but, si vous arrêtez la licence des profusions et
des rapines, non point en rappelant d'antiques institutions que nos moeurs
corrompues rendent pour nous depuis longtemps ridicules, mais en faisant du
patrimoine de chacun la limite invariable de sa dépense : car il est passé en
usage chez nos jeunes gens de commencer par dissiper leur bien et celui des
autres ; pour vertu suprême, ils excellent à ne rien refuser à leurs passions
et à quiconque les sollicite, traitant de bassesse la pudeur et l'économie.
Aussi à peine ces esprits ardents, engagés dans une mauvaise route, voient-ils
manquer leurs ressources ordinaires, qu'ils se portent avec violence, tantôt
contre nos alliés, tantôt contre les citoyens, renversent l'ordre établi, et
font leur fortune aux dépens de celle de L'Etat.
Il est donc urgent d'abolir l'usure pour l'avenir, afin que chacun remette de
l'ordre dans ses affaires. Voilà le vrai remède et le plus simple : par là
les magistrats n'exerceront plus pour leurs créanciers, mais pour le peuple, et
ils mettront leur grandeur d'âme à enrichir, et non à dépouiller la
république.
VI. Je sais combien cette obligation sera d'abord pénible,
surtout à ceux qui s'attendaient à trouver dans la victoire toute liberté,
toute licence, et non de nouvelles entraves ; mais, si vous consultez leur
intérêt plutôt que leur passion, vous leur assurerez, ainsi qu'à nous et à
nos alliés, une paix solide. Si la jeunesse conserve les mêmes goûts, les
mêmes moeurs, certes votre gloire si pure s'anéantira bientôt avec la
république. En un mot, c'est pour la paix que l'homme prévoyant fait la guerre
; c'est dans l'espoir du repos qu'il affronte tant de travaux, et cette paix, si
vous ne la rendez inébranlable, qu'importe que vous soyez vainqueur ou vaincu ?
Ainsi donc, César, au nom des deux, prenez en main le timon de l'Etat ;
surmontez, avec votre courage ordinaire, tous les obstacles : car, si vous ne
portez remède à nos maux, il n'en faut attendre de personne. Et ce ne sont
point des châtiments rigoureux, des sentences cruelles, que l'on vous demande :
choses qui déciment les populations sans les reformer ; mais on veut que vous
préserviez la jeunesse du dérèglement des moeurs et des passons dangereuses.
La véritable clémence consiste à faire en sorte que les citoyens ne
s'exposent point à un juste exil, à les préserver des folies et des
trompeuses voluptés, à asseoir la paix et la concorde sur des bases solides,
et non pont à condescendre à des actions honteuses, à tolérer les délits,
pour acheter la satisfaction du moment au prix d'un malheur prochain.
VII. Mon esprit se rassure, je l'avoue, par le motif même qui
effraye les autres : je veux dire par la grandeur de la tâche qui vous est
confiée, le soin de pacifier à la fois et les terres et les mers. Un génie
tel que le vôtre est peu fait pour descendre à de minces détails : les grands
succès sont pour les grands travaux.
Il vous faut donc pourvoir à ce que le peuple, que corrompent les largesses et
les distributions de blé, ait des travaux qui l'occupent et qui le détournent
de faire le malheur public ; il faut que la jeunesse prenne le goût du devoir
et de l'activité, et non des folles dépenses et des richesses. Ce but sera
atteint si vous faites perdre à l'argent, le plus dangereux des fléaux, ses
applications et son influence. Souvent, en effet, en réfléchissant sur les
moyens par lesquels les hommes les plus illustres avaient fonde leur
élévation, en recherchant comment les peuples et les nations s'étaient
agrandis par la capacité des chefs, quelle cause enfin avait amené la chute
des royaumes et des empires les plus puissants, j'ai constamment reconnu les
mêmes vices et les mêmes vertus : chez les vainqueurs, le mépris des
richesses ; chez les vaincus, la cupidité. Il est impossible, en effet, de
s'élever à rien de grand, et un mortel ne peut approcher des dieux, s'il ne
fait taire la cupidité et les appétits des sens, et ne condescend aux
affections de l'âme, non pour la flatter, pour lui céder en tous ses désirs
et pour l'amollir par une fatale indulgence ; mais pour la tenir continuellement
exercée au travail, à la patience, aux saines maximes et aux actions
courageuses.
VIII. En effet, élever un palais ou une maison de plaisance,
l'embellir de statues, de tapis et de mille autres chefs-d’oeuvre ; faire qui
tout y soit plus digne des regards que soi-même, ce n'est pas s’honorer par
ses richesses, c'est les déshonorer par soi. Quant à ceux qui, deux fois le
jour, se gorgent de nourriture, qui ne savent reposer la nuit qu'entre les bras
d'une concubine, dès qu'ils ont avili dans l'esclavage cette âme forte pour
commander, vainement ensuite ils veulent, dans cet état d'incapacité et
d'épuisement, trouver en elle les puissances d’une faculté exercée : leur
nullité ruine presque tous leurs desseins, et les perd eux-mêmes. Mais ces
maux et tous les autres disparaîtront dès que l'argent ne sera plus en
honneur, dès que les magistratures et les autres objets de l'ambition des
hommes cesseront de se vendre.
Il faut aussi pourvoir à la sûreté de l'Italie et a celle des provinces ; le
moyen n'est pas difficile à trouver car ce sont encore ces mêmes hommes qui
portent partout la dévastation, abandonnant leurs demeures et s'emparant par
violence de celles des autres. Empêchez aussi, ce qui a lieu encore, que le
service militaire ne soit injustement ou inégalement reparti ; car les uns
servent pendant trente ans, et les autres point du tout. Et que le blé, qui
jusqu'à présent a été la récompense de la fainéantise, soit distribué
dans nos colonies et dans nos villes municipales aux vétérans rentrés dans
leurs foyers après avoir accompli leur temps de service.
Je vous ai exposé aussi brièvement que possible ce que j'ai cru nécessaire à
la république et glorieux pour vous. Il me semble à propos aussi de dire un
mot de mes motifs. La plupart des hommes jugent ou se piquent de juger avec
assez de sagacité ; et, en effet, pour reprendre les actions ou les paroles
d'autrui, tous ont l'esprit merveilleusement éveillé ; ils croient ne jamais
parler assez haut ni assez vivement pour manifestes leur pensée. J'ai cédé à
ce penchant, et je ne m'en repens point : je regretterais davantage d'avoir
garde le silence. En effet, que vous tendiez au but par cette voie ou par une
meilleure, j'aurai toujours parlé, j'aurai tenté de vous servir selon mes
faibles lumières. Il ne me reste plus qu'à prier les dieux immortels
d'approuver vos plans et de les faire réussir.
Invectives de Salluste contre
Cicéron
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