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SALLUSTE
GUERRE DE JUGUTRHA
conjuration de Catilna fragments de l'Histoire
I | II | III | IV | V | VI | VII | VIII | IX | X | XI | XII | XIII | XIV | XV | XVI |
XVII | XVIII | XIX | XX | XXI | XXII | XXIII | XXIV | XXV | XXVI | XXVII | XXVIII | XXIX | XXX | XXXI | XXXII |
XXXIII | XXXIV | XXXV | XXXVI | XXXVII | XXXVIII | XXXIX | XL | XLI | XLII | XLIII | XLIV | XLV | XLVI | XLVII | XLVIII |
XLIX | L | LI | LII | LIII | LIV | LV | LVI | LVII | LVIII | LIX | LX | LXI | LXII | LXIII | LXIV |
LXV | LXVI | LXVII | LXVIII | LXIX | LXX | LXXI | LXXII | LXXIII | LXXIV | LXXV | LXXVI | LXXVII | LXXVIII | LXXIX | LXXX |
LXXXI | LXXXII | LXXXIII | LXXXIV | LXXXV | LXXXVI | LXXXLII | LXXXVIII | LXXXIX | XC | XCI | XCII | XCIII | XCIV | XCV | XCVI |
XCVII | XCVIII | XCIX | C | CI | CII | CIII | CIV | CV | CVI | CVII | CVIII | CIX | CX | CXI | CXII |
CXIII | CXIV |
I. - L'homme a tort de se plaindre de sa nature, sous prétexte que, faible et très limitée dans sa durée, elle est régie par le hasard plutôt que par la vertu. Au contraire, en réfléchissant bien, on ne saurait trouver rien de plus grand, de plus éminent, et on reconnaîtrait que ce qui manque à la nature humaine, c'est bien plutôt l'activité que la force ou le temps. La vie de l'homme est guidée et dominée par l'âme. Que l'on marche à la gloire par le chemin de la vertu, et l'on aura assez de force, de pouvoir, de réputation ; on n'aura pas besoin de la fortune, qui ne peut ni donner ni enlever à personne la probité, l'activité et les autres vertus. Si, au contraire, séduit par les mauvais désirs, on se laisse aller à l'inertie et aux passions charnelles, on s'abandonne quelques instants à ces pernicieuses pratiques, puis on laisse se dissiper dans l'apathie ses forces, son temps, son esprit ; alors on s'en prend à la faiblesse de sa nature, et on attribue aux circonstances les fautes dont on est soi-même coupable. Si l'on avait autant de souci du bien que de zèle pour atteindre ce qui nous est étranger, inutile, souvent même nuisible, on ne se laisserait pas conduire par le hasard ; on le conduirait et on atteindrait une grandeur telle que, loin de mourir, on obtiendrait une gloire immortelle. II. - L'homme étant composé d'un corps et d'une âme, tout ce qui est, tous nos sentiments participent de la nature ou du corps ou de l'esprit. Un beau visage, une grosse fortune, la vigueur physique et autres avantages de ce genre se dissipent vite, tandis que les beaux travaux de l'esprit ressemblent à l'âme : ils sont immortels. Tous les biens du corps et de la fortune ont un commencement et une fin : tout ce qui commence finit ; tout ce qui grandit dépérit ; l'esprit dure, sans se corrompre, éternellement ; il gouverne le genre humain, il agit, il est maître de tout, sans être soumis à personne. Aussi, peut-on être surpris de la dépravation des hommes qui, asservis aux plaisirs du corps, passent leur vie dans le luxe et la paresse, et laissent leur esprit, la meilleure et la plus noble partie de l'homme, s'engourdir faute de culture et d'activité, alors surtout que sont innombrables et divers les moyens d'acquérir la plus grande célébrité. III. - Mais, parmi tous ces moyens, les magistratures, les commandements militaires, une activité politique quelconque ne me paraissent pas du tout à envier dans le temps présent ; car ce n'est pas le mérite qui est à l'honneur, et ceux mêmes qui doivent leurs fonctions à de fâcheuses pratiques, ne trouvent ni plus de sécurité, ni plus de considération. En effet recourir à la violence pour gouverner son pays et les peuples soumis, même si on le peut et qu'on ait dessein de réprimer les abus, est chose désagréable, alors surtout que toute révolution amène des massacres, des bannissements, des mesures de guerre. Faire d'inutiles efforts et ne recueillir que la haine pour prix de sa peine, c'est pure folie, à moins qu'on ne soit tenu par la basse et funeste passion de sacrifier à l'ambition de quelques hommes son honneur et son indépendance.
IV. - Aussi bien, parmi
les autres travaux de l'esprit, n'en est-il pas de plus utile que le récit des
événements passés. Souvent on en a vanté le mérite ; je ne juge donc pas à
propos de m'y attarder, ne voulant pas d'autre part qu'on attribue à la vanité
le bien que je dirais de mes occupations. Et, parce que je me suis résolu à
vivre loin des affaires publiques, plus d'un, je crois, qualifierait mon
travail, si important et si utile, de frivolité, surtout parmi ceux dont toute
l'activité s'emploie à faire des courbettes devant la plèbe et à acheter le
crédit par des festins. Si ces gens-là veulent bien songer au temps où je
suis arrivé aux magistratures, aux hommes qui n'ont pu y parvenir, à ceux qui
sont ensuite entrés au sénat, ils ne manqueront pas de penser que j'ai obéi
plus à la raison qu'à la paresse en changeant de manière de vivre, et que mes
loisirs apporteront à la république plus d'avantages que l'action politique
des autres.
V. - Je vais raconter la
guerre que soutint le peuple romain contre Jugurtha, roi des Numides, d'abord
parce que la lutte fut sévère et dure, que la victoire fut longtemps
incertaine, et puis parce qu'alors, pour la première fois, se marqua une
résistance à la tyrannie de la noblesse. Ces hostilités déterminèrent un
bouleversement général de toutes les choses divines et humaines et en vinrent
à un point de violence tel, que les discordes entre citoyens se terminèrent
par une guerre civile et la dévastation de l'Italie. Mais, avant de commencer,
je reprendrai les faits d'un peu plus haut, afin de mieux faire comprendre les
événements et de mieux les mettre en lumière.
VI. - Dès sa jeunesse,
Jugurtha, fort, beau, surtout doué d'une vigoureuse intelligence, ne se laissa
pas corrompre par le luxe et la mollesse, mais, suivant l'habitude numide, il
montait à cheval, lançait le trait, luttait à la course avec les jeunes gens
de son âge, et, l'emportant sur tous, leur resta pourtant cher à tous ; il
passait presque tout son temps à la chasse, le premier, ou dans les premiers,
à abattre le lion et les autres bêtes féroces, agissant plus que les autres,
parlant peu de lui.
VII. - Tourmenté par
ces difficultés, il se rend bientôt compte que ni la violence, ni la ruse ne
pourront le débarrasser d'un homme aussi populaire ; mais, comme Jugurtha
était prompt à l'action et avide de gloire militaire, il décide de l'exposer
aux dangers et, par ce moyen, de courir sa chance. Pendant la guerre de Numance,
il envoya aux Romains des renforts de cavalerie et d'infanterie ; et, dans
l'espoir que Jugurtha succomberait aisément, victime de son courage ou de la
cruauté ennemie, il le mit à la tête des Numides qu'il expédiait en Espagne.
Mais l'issue fut tout autre qu'il n'avait pensé.
VIII. - A cette
époque, il y avait dans notre armée beaucoup d'hommes nouveaux et aussi de
nobles, qui prisaient l'argent plus que le bien et l'honnête, intrigants à
Rome, puissants chez les alliés, plus connus qu'estimables : par leurs
promesses, ils excitaient l'ambition de Jugurtha, qui n'était pas petite, lui
répétant que, si Micipsa venait à mourir, il serait seul roi de Numidie : son
mérite emporterait tout, et d'ailleurs, à Rome, tout était à vendre.
IX. - Ayant ainsi
parlé, il le renvoya, en le chargeant de remettre à Micipsa la lettre que
voici : "Ton Jugurtha, dans la guerre de Numance, a montré les plus belles
vertus : je suis assuré que tu en auras de la joie. Ses mérites me l'ont rendu
cher ; je ferai tout pour que le Sénat et le peuple romain sentent comme moi.
En raison de notre amitié, je t'adresse mes félicitations ; tu as là un homme
digne de toi et de son aïeul Masinissa."
X. - "Tu étais
tout petit, Jugurtha, quand tu perdis ton père, qui te laissait sans espoir et
sans ressources : je te recueillis auprès de moi, dans la pensée que tu
m'aimerais pour mes bienfaits, autant que m'aimeraient mes fils, si je venais à
en avoir. Je ne me suis pas trompé. Sans parler d'autres glorieux exploits, tu
es récemment revenu de Numance, ayant comblé de gloire mon royaume et
moi-même ; ton mérite a rendu plus étroite l'amitié qu'avaient pour nous les
Romains. En Espagne, nous avons vu refleurir notre nom. Enfin, grosse
difficulté pour un homme, tu as par ta gloire vaincu l'envie.
XI. - Jugurtha
comprenait bien que les paroles du roi ne répondaient pas à sa pensée ; il
avait lui-même de tout autres desseins ; pourtant, étant donné les
circonstances, il fit une réponse aimable. Micipsa mourut quelques jours
après. Les jeunes princes lui firent les funérailles magnifiques qu'on fait à
un roi ; puis ils se réunirent pour discuter entre eux de toutes les affaires.
Hiempsal, le plus jeune des trois, était d'un naturel farouche et, depuis
longtemps, méprisait Jugurtha parce qu'il le jugeait inférieur à lui en
raison de la condition de sa mère ; il s'assit à la droite d'Adherbal, afin
que Jugurtha ne pût prendre la place du milieu, qui est chez les Numides la
place d'honneur. Son frère le pressa de s'incliner devant l'âge ; il
consentit, non sans peine, à s'asseoir de l'autre côté.
XII. - Lors de leur
première réunion, que j'ai rappelée tout à l'heure, les jeunes rois ne
s'étant pas mis d'accord, avaient décidé de se partager les trésors et de
fixer les limites des territoires où chacun serait maître. On arrête le
moment de chacune des opérations, en commençant par l'argent.
XIII. - Le bruit d'un
si grand forfait se répand rapidement dans toute l'Afrique. Adherbal et tous
les anciens sujets de Micipsa sont frappés d'épouvante. Les Numides se
partagent en deux camps : la majorité reste fidèle à Adherbal ; les meilleurs
soldats vont de l'autre côté. Jugurtha arme tout ce qu'il peut de troupes,
occupe les villes, les unes par la force, les autres avec leur agrément, et se
met en mesure de soumettre toute la Numidie. Adherbal envoie des députés à
Rome pour faire connaître au Sénat le meurtre de son frère et son infortune,
et cependant, confiant dans ses effectifs, se prépare à livrer bataille. Mais
quand le combat s'engagea, il fut vaincu, et s'enfuit dans la province romaine,
puis de là à Rome.
XIV. - "Pères
conscrits, mon père Micipsa, en mourant, me prescrivit de me regarder
simplement comme votre représentant dans le royaume de Numidie, où vous aviez
tout droit et toute autorité ; de faire tous mes efforts pour être, en paix et
en guerre, le plus possible utile au peuple romain ; de vous considérer comme
mes parents et mes alliés : à agir ainsi, je trouverais dans votre amitié
force armée, richesse, appui pour mon trône. Je me conformais à ces
recommandations paternelles, quand Jugurtha, le pire scélérat que la terre ait
porté, me chassa, au mépris de votre autorité, de mon royaume et de mes
biens, moi, le petit-fils de Masinissa, l'allié de toujours et l'ami du peuple
romain.
XV. - Quand le roi eut
fini de parler, les envoyés de Jugurtha, comptant plus sur leurs distributions
d'argent que sur leur bon droit, répondirent en quelques mots : Hiempsal avait
été massacré par les Numides en raison de sa cruauté ; Adherbal avait, sans
provocation, commencé les hostilités ; après sa défaite, il se plaignait de
n'avoir pu lui-même faire de mal aux autres ; Jugurtha demandait au Sénat de
le juger tel qu'il s'était fait connaître à Numance, et de s'en rapporter
moins aux articulations d'un ennemi, qu'à ses propres actes. XVI. - Dans le Sénat pourtant, la victoire resta au parti qui faisait moins de cas de la justice que de l'argent et du crédit. On décréta l'envoi de dix délégués chargés de partager entre Jugurtha et Adherbal le royaume de Micipsa. Comme chef de la délégation, on choisit L. Opimius, citoyen illustre et alors incluent au Sénat, parce que, consul après la mort de C. Gracchus et de M. Fulvius Flaccus, il avait tiré avec une grande vigueur toutes les conséquences de la victoire de la noblesse sur la plèbe. Il était à Rome parmi les ennemis de Jugurtha ; celui-ci pourtant le reçut avec un soin infini, et l'amena par des dons et des promesses à sacrifier sa réputation, sa loyauté, sa personne enfin, aux intérêts du roi. On entreprit les autres délégués par les mêmes moyens ; la plupart se laissèrent séduire ; quelques-uns seulement préférèrent l'honneur à l'argent. Dans le partage, la partie de la Numidie, voisine de la Mauritanie, plus riche et plus peuplée, fut attribuée à Jugurtha ; le reste, qui avait plus d'aspect que de valeur propre, avec des ports plus nombreux et de beaux édifices, fut le lot d'Adherbal.
XVII. - Mon sujet
parait comporter un court exposé sur la position de l'Afrique et quelques mots
sur les nations que nous y avons eues pour ennemies ou pour alliées. Quant aux
régions et aux peuplades qui, en raison de la chaleur, des difficultés de
toute sorte et de leur état désertique, ont été moins visitées par les
voyageurs, je ne saurais rien en dire de certain. Sur les autres, je
m'expliquerai brièvement.
XVIII. - L'Afrique,
au début, était habitée par les Gétules et les Libyens, rudes, grossiers,
nourris de la chair des fauves, mangeant de l'herbe comme des bêtes. Ils
n'obéissaient ni à des coutumes, ni à des lois, ni à des chefs ; errants,
dispersés, ils s'arrêtaient à l'endroit que la nuit les empêchait de
dépasser. Mais, après la mort d'Hercule en Espagne - croyance africaine, - son
armée composée de peuples divers, ayant perdu son chef et voyant plusieurs
rivaux se disputer le commandement, se débanda bien vite. Les Mèdes, les
Perses, les Arméniens passèrent en Afrique sur des bateaux et occupèrent les
territoires les plus rapprochés de la Méditerranée. Les Perses s'établirent
plus prés de l'Océan, renversèrent les coques de leurs navires pour en faire
des cabanes, parce qu'ils ne trouvaient point de matériaux dans le pays et
n'avaient aucun moyen de faire des achats ou des échanges en Espagne :
l'étendue de la mer et leur ignorance de la langue leur interdisaient tout
commerce. Insensiblement, ils s'unirent aux Gétules par des mariages ; et,
comme ils avaient fait l'ai de plusieurs régions, allant sans cesse d'un lieu
dans un autre, ils se donnèrent le nom de Nomades. Aujourd'hui encore, les
maisons des paysans numides, qu'ils appellent mapalia, sont allongées,
aux flancs cintrés, et font l'effet de carènes de bateaux.
XIX. - Dans la suite,
les Phéniciens, poussés, les uns par le désir de diminuer chez eux la
population, les autres par l'ambition d'étendre leur empire, engagèrent à
partir la plèbe et des gens avides de nouveautés, qui fondèrent Hippone,
Hadrumète, Leptis, et d'autres villes sur les côtes méditerranéennes ; très
vite ces cités prospérèrent et furent, les unes l'appui, les autres la gloire
de leur patrie. Quant à Carthage, j'aime mieux n'en rien dire que d'en parler
brièvement ; aussi bien ai-je hâte d'aller où mon sujet m'appelle.
XX. - Après le partage
du royaume, les délégués du Sénat avaient quitté l'Afrique. Jugurtha,
contrairement à ce qu'il redoutait, se voit maître du prix de son crime ; il
tient pour assuré ce que ses amis lui avaient affirmé à Numance, que tout, à
Rome, était à vendre ; d'autre part, excité par les promesses de ceux que,
peu auparavant, il avait comblés de présents, il tourne toutes ses pensées
vers le royaume d'Adherbal. Il était ardent, belliqueux ; celui qu'il songeait
à attaquer était calme, peu fait pour la guerre, d'esprit tranquille ;
c'était une victime toute désignée, plus craintif qu'à craindre.
XXI. - Adherbal
comprend que, au point où en sont les choses, il doit, ou renoncer au trône ou
le défendre par les armes ; la nécessité l'oblige à lever des troupes et à
marcher contre Jugurtha. Non loin de la mer, près de la place de Cirta, les
deux armées prennent position ; le jour baissant, on n'en vint pas aux mains.
Mais, vers la fin de la nuit, au petit jour, les soldats de Jugurtha, à un
signal donné, se jettent sur le camp ennemi et, tombant sur l'adversaire à
moitié endormi ou cherchant ses armes, ils le mettent en fuite et le
massacrent. Adherbal avec quelques cavaliers s'enfuit à Cirta, et, sans une
foule d'Italiens qui arrêtèrent devant les murs la poursuite des Numides, la
même journée eût vu le début et la fin des hostilités entre les deux rois.
Jugurtha investit la ville, en entreprend le siège avec des mantelets, des
tours, des machines de toute sorte, se hâtant surtout, afin de neutraliser
l'action des députés qu'il savait avoir été, avant le combat, envoyés à
Rome par Adherbal. XXII. - Les députés firent d'autant plus diligence pour débarquer en Afrique, qu'à Rome, au moment de leur départ, on parlait déjà du combat et du siège de Cirta ; mais ce n'était qu'un bruit imprécis. Jugurtha les écouta et leur répondit que rien n'avait plus d'importance et de prix à ses yeux que l'autorité du Sénat. Depuis son adolescence, il avait fait effort pour mériter l'éloge des honnêtes gens ; c'est par son mérite, non par ses vices qu'il s'était fait bien voir de Scipion, ce grand homme ; ces mêmes qualités avaient décidé Micipsa, qui pourtant avait des fils, à l'adopter pour l'associer au trône. Au demeurant, plus il avait, par ses actes, montré d'honneur et de courage, moins il tolérerait qu'on lui fît tort. Adherbal avait sournoisement attenté à sa vie ; quand il s'en était rendu compte, il avait devancé le criminel. Rome manquerait au bien et à la justice en lui interdisant de recourir au droit des gens. Aussi bien, allait-il sous peu envoyer à Rome des délégués pour tout dire. Sur ce, on se sépara. Les Romains ne réussirent pas à se rencontrer avec Adherbal. XXIII. - Dés qu'il les suppose partis, Jugurtha comprenant bien que la position naturelle de Cirta ne permettra pas de prendre cette ville d'assaut, l'entoure de tranchées et de fossés, élève des tours qu'il garnit de postes; jour et nuit, par force ou par ruse, il renouvelle ses démonstrations, fait aux défenseurs soit des offres, soit des menaces, ranime par ses encouragements la bravoure des siens, a l'oeil à tout, ne néglige rien. Adherbal comprend qu'il en est réduit aux dernières extrémités, qu'il a affaire à un ennemi implacable, sans pouvoir compter sur l'aide de personne, et que, manquant des objets de première nécessité, il ne peut continuer la guerre; il choisit deux hommes particulièrement actifs parmi ceux qui avec lui s'étaient enfuis à Cirta. Il leur prodigue les promesses, excite leur pitié sur sa situation, et les amène à traverser, la nuit, les défenses ennemies, pour gagner la mer, toute proche, et, de là, Rome.
XXIV. - En quelques
jours, les Numides s'acquittent de leur mission. Lecture est faite au Sénat de
la lettre d'Adherbal, dont voici le contenu :
XXV. - Après la
lecture de cette lettre, quelques sénateurs demandèrent l'envoi immédiat
d'une armée en Afrique au secours d'Adherbal ; il convenait de statuer sans
retard sur Jugurtha, qui n'avait pas obéi aux envoyés romains. Mais ces mêmes
partisans du roi < dont j'ai déjà parlé > firent tous leurs efforts
pour s'opposer à un tel décret ; et l'intérêt public, comme presque
toujours, fut sacrifié à l'intérêt privé. XXVI. - Au moment où ces nouvelles parviennent à Cirta, les Italiens qui, par leur courage, assuraient la défense de la place, comptent, si la ville se rend, sur la grandeur de Rome pour empêcher qu'aucune violence leur soit faite à eux-mêmes ; ils conseillent donc à Adherbal de se rendre à Jugurtha, lui et la place, en demandant pour lui ta vie sauve, et s'en remettant, pour le reste, au Sénat. Pour Adherbal, tout valait mieux que compter sur la bonne foi de son ennemi ; pourtant, comme les Italiens, s'il résistait, avaient les moyens de le contraindre, il fit ce qu'on lui conseillait et se rendit. Jugurtha le fait d'abord périr dans les supplices, puis il fait massacrer tous les Numides adultes, tous les gens d'affaires indistinctement, à mesure que ses soldats les rencontrent. XXVII. - Quand l'affaire fut connue à Rome et portée devant le Sénat, les mêmes agents du roi intervinrent ; soit par leur crédit, soit par des chicanes, ils cherchèrent à gagner du temps et à adoucir la noirceur de ce forfait. Si C. Memmius, tribun de la plèbe désigné, citoyen énergique et ennemi de la noblesse, n'avait donné au peuple la preuve que quelques intrigants cherchaient à faire oublier le crime de Jugurtha, la colère publique se serait évaporée dans des délibérations sans fin : tant avaient d'influence le crédit et l'or du roi numide. Conscient des fautes commises, le Sénat eut peur du peuple ; en vertu de la loi Sempronia, il attribua aux futurs consuls les provinces de Numidie et d'Italie. Furent élus P. Scipion Nasica et L. Calpurnius Bestia ; la Numidie revint à ce dernier, et l'Italie au premier. On leva alors l'armée destinée à l'Afrique ; on fixa la solde et les autres dépenses de guerre.
XXVIII. - Jugurtha
est dérouté par ces nouvelles l'idée que tout se vendait à Rome s'était
implantée dans son esprit ; il envoie comme délégués au Sénat son fils et
deux de ses amis, qu'il charge, comme il avait fait pour ceux qu'il avait
députés à la mort d'Hiempsal, de corrompre tout le monde par des
distributions d'argent. Avant leur arrivée à Rome, Bestia demande au Sénat
s'il lui plaît de les laisser pénétrer dans la ville. Le Sénat décrète
que, s'ils ne viennent pas remettre à discrétion Jugurtha et son royaume, ils
sont tenus de quitter l'Italie avant dix jours. Le consul leur communique le
décret du Sénat : ils regagnent leur pays sans avoir rempli leur mission.
XXIX. - Mais sitôt
que, par ses émissaires, Jugurtha eut essayé de l'acheter et lui eut
clairement fait voir combien serait rude la guerre qu'on l'avait chargé de
conduire, son âme, d'une cupidité maladive, n'eut pas de peine à changer. Au
demeurant, il avait pris comme associé et comme instrument Scaurus qui, au
début, dans la corruption générale des gens de son clan, avait lutté contre
le roi numide avec la dernière vigueur, mais que le chiffre de la somme promise
détourna de la vertu et de l'honneur, pour faire de lui un malhonnête homme.
Tout d'abord Jugurtha se bornait à payer pour retarder les opérations
militaires, comptant obtenir mieux à Rome, en y mettant le prix et grâce à
son crédit. Mais, quand il apprit que Scaurus était mêlé à l'affaire, il ne
douta plus guère de voir rétablir la paix et décida d'aller lui-même
discuter toutes les conditions avec Bestia et Scaurus. En attendant, le consul,
pour prouver sa bonne foi, expédie son questeur Sextius à Vaga, place forte de
Jugurtha, et donne comme prétexte de ce déplacement la livraison du blé qu'il
avait ouvertement exigé des envoyés de Jugurtha pour leur accorder une trêve,
en attendant la soumission du roi.
XXX. - Quand on sut le
tour qu'avaient pris les événements d'Afrique, il ne fut bruit à Rome dans
toutes les assemblées et réunions que des faits et gestes du consul. Dans la
plèbe, grande indignation; chez les patriciens, vive inquiétude.
Approuverait-on un pareil forfait ? casserait-on la décision du consul ? on ne
savait trop. Surtout, l'autorité de Scaurus, qu'on donnait comme conseiller et
complice de Bestia, écartait les patriciens de la vraie voie de justice.
XXXI. - "Bien des
motifs me détourneraient de vous adresser la parole, citoyens. Mais ma passion
du bien de l'État est plus forte que tous les obstacles : puissance de la
faction patricienne, résignation populaire, carence du droit, surtout cette
considération que, à être honnête, on recueille plus de dangers que
d'honneur. J'ai honte de vous le dire : pendant ces quinze dernières années,
vous avez été le jouet d'une minorité orgueilleuse, vous avez, misérablement
et sans les venger, laissé périr vos défenseurs et affaiblir votre vigueur
par mollesse et lâcheté ; même aujourd'hui, quand vos ennemis sont entre vos
mains, vous ne savez pas vous relever, et vous avez encore peur de ceux que vous
devriez faire trembler. Eh bien ! malgré tout, je ne puis pas ne pas faire
front contre les abus de la faction. Oui, je suis décidé à user de la
liberté que m'a léguée mon père. Ma peine sera-t-elle sans effet, ou vous
profitera-t-elle ? C'est affaire à vous d'en décider, citoyens.
XXXII.
- A prodiguer ces propos et d'autres semblables, Memmius finit par persuader au
peuple de choisir Cassius, alors préteur, pour l'envoyer à Jugurtha et amener
ce prince à Rome sous la sauvegarde de la foi publique : son témoignage ferait
plus aisément ressortir les méfaits de Scaurus et de ceux que Memmius accusait
de s'être vendus.
XXXIII.
- Jugurtha, laissant de côté tout faste royal, prend le costume le plus propre
à exciter la pitié, et va à Rome avec Cassius. Certes, il y avait en lui une
énergie accrue encore par l'action de ceux dont le crédit ou l'influence
criminelle lui avaient, comme je l'ai dit, permis d'agir ; pourtant, il achète
un bon prix le tribun de la plèbe C. Bébius dont il suppose que l'impudence
lui servira d'appui contre le droit et la violence. XXXIV. - Quand Memmius eut terminé, on enjoignit ix Jugurtha de répondre ; alors le tribun C. Bébius qui - nous l'avons dit - avait été acheté, ordonna au roi de garder le silence. La foule qui composait l'assemblée, prise d'une violente colère, essaya d'effrayer Bébius par ses cris, son attitude, ses violences et toutes les marques habituelles d'irritation ; et pourtant l'impudence du tribun fut la plus forte. Et ainsi, le peuple joué quitta l'assemblée, pendant que Jugurtha, Bestia et tous ceux que troublait l'enquête, sentaient se ranimer leur audace.
XXXV.
- Il y avait à ce moment à Rome un Numide appelé Massiva, fils de Gulussa,
petit-fils de Masinissa, qui, dans le différend entre les rois, avait pris
parti contre Jugurtha et, après la capitulation de Cirta et la mort d'Adherbal,
avait fui sa patrie. Sp. Albinus qui, l'année précédente, après Bestia,
avait, avec Q. Minucius Rufus, exercé le consulat, persuade à ce Massiva de
mettre en avant et sa parenté avec Masinissa et les sentiments d'indignation et
de crainte provoqués par les crimes de Jugurtha, pour réclamer au Sénat le
trône de Numidie. Le consul brûlait de diriger une guerre et aimait mieux
s'agiter que de laisser vieillir les événements. Il avait eu en partage la
province de Numidie, tandis que la Macédoine était échue à Minucius. XXXVI. - Cependant les opérations militaires reprennent, et Albinus fait hâtivement passer en Afrique approvisionnements, solde, tout ce qu'il faut à une armée ; puis, sans retard, il part lui-même, voulant, avant les comices, dont la date n'était plus éloignée, terminer la guerre par les armes, la capitulation de Jugurtha, ou tout autre moyen. Jugurtha, au contraire, tirait les choses en longueur, faisait naître une cause de retard, puis une autre, promettait de se rendre, puis feignait d'avoir peur, cédait du terrain devant les attaques, et, peu après, pour ne pas exciter la défiance des siens, attaquait à son tour ; et ainsi, différant tantôt les hostilités, tantôt les négociations, il se jouait du consul. Certains étaient convaincus qu'Albinus n'ignorait rien des desseins de Jugurtha et pensaient que, s'il laissait volontiers, après des débuts si rapides, tout traîner en longueur. C’était ruse et non lâcheté. Mais le temps passait et le jour des comices approchait : Albinus confia à son frère Aulus le commandement des troupes et gagna Rome. XXXVII, - A Rome, à ce moment, l'ordre public était sévèrement troublé par les violences tribunitiennes. Les tribuns de la plèbe P. Lucullus et L. Annius travaillaient, malgré leurs collègues, à se maintenir dans leur magistrature, et ces luttes empêchaient pendant toute l'année la tenue régulière des comices. A la faveur de ces retards, Aulus, à qui, nous l'avons dit, avait été confié en Numidie le commandement des troupes, eut l'espoir ou de terminer la guerre, ou d'arracher de l'argent au roi en l'effrayant par la reprise des hostilités. En plein mois de janvier, il retire les soldats de leurs quartiers d'hiver pour les faire entrer en campagne, et, par de longues marches, et malgré la rigueur de la saison, il gagne la place de Suthul, ont était le trésor royal. Le mauvais temps et l'heureuse position de la ville ne permettaient ni de la prendre, ni même d'en faire le siège ; car autour du mur, dressé à l'extrémité d'une roche à pic, s'étendait une plaine boueuse, dont les pluies d'hiver avaient fait un marécage ; et cependant, soit par feinte, pour épouvanter le roi, soit par désir aveugle de prendre la ville pour mettre la main sur le trésor, Aulus fit avancer les mantelets, élever des terrasses et procéder en hâte à toutes les opérations de nature à favoriser son entreprise.
XXXVIII.
- Jugurtha, se rendant compte de l'insuffisance et de l'impéritie du
commandant, travaille par des moyens détournés à accroître encore sa
sottise, lui expédiant coup sur coup des envoyés pour le supplier, évitant de
rencontrer ses troupes en faisant passer les siennes par des bois et de petits
chemins. Enfin, il laisse espérer à Aulus une entente, et il l'amène à
abandonner Suthul et à le suivre dans des régions écartées, où il feint de
battre en retraite. Aulus pensait que, dans ces conditions il lui serait plus
facile de dissimuler son crime. En attendant, des Numides avisés agissaient
jour et nuit sur l'armée romaine, cherchant à déterminer les centurions et
les chefs d'escadron, soit à passer à Jugurtha, soit à déserter à un signal
donné. XXXIX. - Quand ces événements furent connus à Rome, l'épouvante et l'affliction se répandirent dans la cité. Les uns pleuraient sur la gloire de l'empire, les autres, qui ne connaissaient rien à la guerre, tremblaient pour la liberté ; tous s'emportaient contre Aulus, surtout ceux qui s'étaient maintes fois illustrés dans les combats et n'admettaient pas que, tant qu'on avait des armes, on pût chercher le salut dans la honte et non dans la lutte. Aussi, le consul Albinus, devant l'indignation soulevée par le crime de son frère, en redoutait-il pour lui les conséquences fâcheuses ; il consultait le Sénat sur le traité, et, cependant, travaillait à de nouvelles levées, s'adressait aux alliés et aux Latins pour obtenir des troupes auxiliaires, usait en hâte de tous les procédés. Le Sénat, comme il était naturel, décida que, sans son approbation et celle du peuple, aucun traité n'avait de valeur. Les tribuns du peuple ne permirent pas au consul d'emmener avec lui les troupes qu'il avait levées, et, quelques jours après, il partit seul pour l'Afrique : toute l'armée, comme il avait été convenu, avait quitté la Numidie et avait pris ses quartiers d'hiver dans la province romaine. A son arrivée, Albinus désirait vivement se mettre à la poursuite de Jugurtha, pour calmer l'indignation causée par la conduite de son frère ; mais il comprit que le moral du soldat était gâté par la débandade, le relâchement de la discipline, la licence, la mollesse ; et pour toutes ces raisons, il décida de ne rien faire.
XL.
- Cependant, à Rome, le tribun de la plèbe G. Mamilius Limetanus développe
devant le peuple une proposition tendant à ouvrir une enquête contre ceux qui,
sur les suggestions de Jugurtha, avaient violé les décisions sénatoriales ;
qui, dans leurs ambassades et leurs commandements, s'étaient fait donner de
l'argent ; qui avaient revendu les éléphants et les déserteurs ; et encore
contre ceux qui avaient traité avec l'ennemi de la paix et de la guerre. A
cette proposition ni les complices de ces crimes, ni ceux que faisait trembler
la violente irritation des partis, ne pouvaient s'opposer ouvertement : c'eût
été avouer que ces procédés et d'autres semblables leur semblaient naturels
; mais en secret, par leurs amis et surtout par les Latins et les alliés
italiens, ils machinaient mille difficultés. Malgré tout, la plèbe, avec une
opiniâtreté et une vigueur inimaginables, fit voter la proposition, plus par
haine de la noblesse, à laquelle elle préparait ainsi des déboires, que par
souci du bien public : tant les partis étaient passionnés !
XLI.
- Le conflit, devenu habituel, des partis et des factions et le fâcheux état
qui en découla, naquit à Rome quelques années plus tôt, en pleine paix, de
l'abondance des biens que les hommes mettent au premier rang. Avant la
destruction de Carthage, le peuple et le Sénat romain administraient d'accord
la république dans la tranquillité et la modération, et les citoyens ne
luttaient pas entre eux à qui aurait plus de gloire ou de pouvoir : la crainte
de l'ennemi maintenait une bonne politique. Mais, quand les esprits furent
délivrés de cette crainte, les vices, compagnons habituels de la prospérité,
mollesse et orgueil, envahirent tout. Aussi, le repos, que dans l'adversité on
avait souhaité, devint, une fois obtenu, plus pénible et plus dur que la
guerre. Pour la noblesse le besoin d'autorité, pour le peuple l'amour de la
liberté se tournèrent en passions, et chacun se mit à tout attirer, tout
prendre, tout ravir à soi. Les deux partis tirèrent chacun de son côté ; et
la république, entre eux, fut victime de leurs déchirements. XLII. - Quand Tibérius et Caius Gracchus, dont les ancêtres pendant les guerres puniques et d'autres guerres, avaient puissamment accru la grandeur de l'empire, revendiquèrent la liberté pour le peuple et mirent en lumière les crimes d'une minorité, la noblesse, coupable et troublée par l'idée de sa culpabilité, s'entendit soit avec les alliés et les Latins, soit avec les chevaliers romains qu'elle avait détachés de la plèbe en leur promettant son alliance ; elle se dressa contre les propositions des Gracques. Elle avait d'abord massacré Tibérius, puis, quelques années après, Caius, au moment où il suivait la même voie, - le premier était tribun de la plèbe, le second triumvir pour l'établissement des colonies, - et avec eux M. Fulvius Flaccus. Je conviens que les Gracques, dans l'espérance de la victoire, ne firent pas preuve d'une modération suffisante. Mieux vaut, pour l'homme de bien, la défaite qu'une victoire sur l'injustice, obtenue par de mauvais moyens. Dans sa victoire, la noblesse, emportée par sa passion, tua ou exila un grand nombre de ses adversaires, et par là, ajouta moins à sa puissance qu'aux dangers à venir. Ainsi, souvent, de puissants États se sont affaiblis, quand un parti a voulu triompher d'un autre par n'importe quel moyen, et qu'on a tiré avec trop de rigueur vengeance des vaincus. Mais, si je voulais discuter sur les luttes des partis et étudier en détail et suivant leur importance les moeurs politiques de Rome, le temps, sinon le sujet, me manquerait. Je reviens donc à mon propos. XLIII. - Après la conclusion par Aulus du traité de paix et la honteuse débâcle de nos troupes, Métellus et Silanus, consuls désignés, se partagèrent les provinces. La Numidie échut à Métellus, homme énergique, et, bien qu'adversaire du parti populaire, réputé cependant pour son équité et sa loyauté. Dès qu'il eut pris possession de sa magistrature, pensant qu'il pouvait laisser à son collègue toutes les autres affaires, il concentra toute sa force d'esprit sur la guerre qu'il allait faire. Sans confiance dans l'ancienne armée, il lève des troupes, fait venir de tous côtés des auxiliaires, ramasse armes d'attaque, de défense, chevaux, machines, approvisionnements en abondance, bref tout ce qu'il faut généralement dans une expédition à marche incertaine et où les besoins sont grands. Pour obtenir ce qu'il veut, il s'appuie sur l'autorité du Sénat ; les alliés, les Latins, les rois amis lui envoient spontanément des troupes auxiliaires ; enfin la cité tout entière s'active pour le soutenir. Tout étant préparé comme il l'avait voulu, il part pour la Numidie, porté par les espérances de ses concitoyens, tant en raison de sa vertu que, surtout, de son âme inaccessible à l'argent, la cupidité des magistrats romains ayant, avant lui, gâté nos affaires en Numidie et raffermi celles de nos ennemis.
XLIV.
- A son arrivée en Afrique, il reçoit du proconsul Albinus une armée avachie,
incapable de se battre, de s'exposer aux dangers et aux fatigues, plus prompte
à parler qu'à agir, pillant les alliés, pillée elle-même par l'ennemi, ne
connaissant ni discipline, ni mesure. Aussi le nouveau général avait-il plus
de raisons d'être inquiet de ce triste état qu'il n'en avait de compter sur
l'importance numérique de ses troupes. Alors, bien que le retard des comices
eût réduit la durée de la campagne d'été, et qu'il sût Rome entièrement
désireuse d'une issue favorable, Métellus décida de ne pas commencer les
opérations avant d'avoir, en forçant les soldats au travail, rétabli la
vieille discipline. XLV. - Dans cette situation difficile, non moins que dans ses rencontres avec l'ennemi, Métellus fit preuve, à mon avis, de grandeur et de sagesse : tant il sut heureusement allier le désir de plaire à une vigoureuse fermeté. Tout d'abord, par édit, il enleva au soldat tout ce qui pouvait favoriser sa mollesse, il défendit la vente dans le camp du pain et des aliments cuits ; il interdit aux valets de suivre les troupes, aux simples soldats de se faire aider, dans le camp ou les marches, par des esclaves ou des bêtes de somme ; pour le reste, il le régla avec mesure. De plus, chaque jour, par des chemins de traverse, il transportait le camp sur un point différent et, comme si l'ennemi eût été tout près, faisait élever des retranchements ou creuser des fossés, plaçait de nombreux postes, et allait lui-même les inspecter avec ses lieutenants ; pendant les marches, il prenait tantôt la tête, tantôt la queue, tantôt le milieu de la colonne, veillant à ce que nul ne sortît du rang, à ce que tous fussent groupés autour des drapeaux et que chaque soldat portât lui-même ses vivres et ses armes. Ainsi, en prévenant les fautes plutôt qu'en les punissant, il redonna rapidement force à son armée.
XLVI.
- Cependant Jugurtha, informé par ses émissaires de l'action de Métellus et,
d'autre part, recevant de Rome des renseignements précis sur son intégrité,
n'a plus autant de confiance dans sa réussite et songe enfin vraiment à se
soumettre. Il expédie au consul des envoyés qui se présentent à lui en
suppliants, et se bornent d demander la vie pour lui et ses enfants, s'en
remettant pour tout le reste au peuple romain. Mais Métellus connaissait déjà
depuis longtemps, par expérience, la perfidie des Numides, leur esprit
instable, leur goût du changement. Il reçoit donc les envoyés séparément,
l'un après l'autre, les sonde sans hâte et, les trouvant bien disposés, les
décide par des promesses à lui livrer Jugurtha, de préférence vivant, et, si
c'est impossible, mort. Puis il les reçoit publiquement pour leur annoncer que
tout se fera conformément au désir du roi. XLVII. - Non loin de la route que suivait Métellus, était une place forte numide appelée Vaga, le marché le plus fréquenté de tout le royaume, où habitaient et commerçaient ordinairement beaucoup d'Italiens. Le consul, en vue de connaître les sentiments de l'habitant et de s'assurer une position si les circonstances le permettaient, y mit une garnison. Il y fit porter du blé et tout ce qui peut servir à la guerre, dans la pensée, justifiée par les faits, que les nombreux hommes d'affaires de Vaga l'aideraient à s'approvisionner et à protéger les approvisionnements déjà faits. Et à cette activité Jugurtha répondit en envoyant suppliants sur suppliants, pour demander la paix et s'en remettre absolument à Métellus, pourvu qu'à ses enfants et à lui fût accordée la vie sauve. Comme les premiers, le consul poussa ces gens à la trahison, puis les renvoya chez eux. Il ne refusa ni ne promit la paix au roi, et, pendant de nouveaux délais, attendit l'effet des promesses qu'on lui avait faites.
XLVIII.
- Jugurtha compara les paroles de Métellus à ses actes et se rendit compte que
le consul recourait pour le combattre à ses propres procédés : il disait des
paroles de paix et en attendant, lui faisait la guerre la plus âpre, lui
prenait une grande ville, apprenait à connaître le territoire numide,
détachait de lui les populations ; sous l'empire de la nécessité, il décida
de s'en remettre aux armes. Étudiant la route suivie par l'ennemi, il compte,
pour vaincre, sur l'avantage que lui donne la connaissance des lieux, réunit le
plus grand nombre possible de soldats de toutes armes, et, par des sentiers
cachés, prévient l'armée de Métellus.
XLIX.
- Donc, sur cette colline allongée perpendiculairement à la route, Jugurtha
s'établit en amincissant son front de bataille. Il met Bomilcar à la tête des
éléphants et d'une partie de l'infanterie, et lui donne ses instructions. Il
se rapproche lui-même des hauteurs et s'y installe avec toute sa cavalerie et
des fantassins d'élite. Puis il va dans chaque escadron et chaque manipule ; il
demande à ses soldats, il les adjure de se rappeler leur courage, leurs
victoires d'autrefois et de défendre eux-mêmes et les États de leur roi
contre la cupidité romaine ; ceux contre qui ils vont avoir à lutter, il les
ont vaincus et fait passer sous le joug ; les Romains ont pu changer de chef,
non de sentiments ; pour lui, tout ce qu'un général doit à ses troupes, il a
veillé à le leur donner : position plus élevée, connaissance du terrain, que
l'ennemi ignore, pas d'infériorité numérique, autant d'habileté militaire
que leurs adversaires ; qu'ils soient donc prêts et attentifs à se jeter, à
un signal donné, sur leurs adversaires ; ce jour les paiera de leurs peines et
renforcera leurs victoires, ou marquera pour eux le début des pires misères.
Puis, s'adressant d chacun en particulier, il rappelle à ceux qu'il a, pour un
exploit guerrier, récompensés par de l'argent ou une distinction, comment il
les a traités, il vante aux autres leur conduite, et, suivant la nature de
chacun, les excite par des promesses, des menaces, des adjurations, cent autres
procédés.
LI.
- Au demeurant, l'affaire de tous côtés offrait un aspect de variété,
d'incertitude, d'abomination et de pitié : séparés de leurs camarades, les
uns cédaient du terrain, les autres allaient de l'avant ; on ne se ralliait pas
aux drapeaux, on rompait les rangs ; chacun se défendait et attaquait où le
danger l'avait surpris ; armes de défense et d'attaque, chevaux, soldats,
ennemis, citoyens, tout était confondu ; plus de décisions réfléchies, plus
d'obéissance aux ordres, le hasard régnait en maître. Aussi, le jour
était-il déjà bien avancé, que l'issue était encore incertaine.
LII.
- Ainsi luttaient entre eux ces deux illustres généraux aussi grands l'un que
l'antre, disposant d'ailleurs de ressources inégales. Métellus avait pour lui
le courage de ses soldats, contre lui la nature du terrain ; Jugurtha avait tous
les avantages, hormis son armée. Enfin les Romains comprennent qu'ils n'ont
point d'endroit où se réfugier et que, le soir tombant, ils n'ont aucun moyen
de forcer l'ennemi à la bataille ; suivant les ordres donnés, ils franchissent
donc la colline qui est devant eux. Les Numides, délogés de la position, se
débandent et prennent la fuite ; quelques-uns périrent, la plupart furent
sauvés par leur vitesse et aussi parce que nous ne connaissions pas le pays.
LIII.
-- Les Romains aperçoivent, à leur grande surprise, un gros nuage de
poussière : car les arbustes dont le terrain était couvert empêchaient la vue
de porter loin. Ils croient d'abord cette poussière soulevée par le vent, puis
ils observent qu'elle se maintient au même niveau et que, avec l'armée en
marche, elle se rapproche de plus en plus. Ils comprennent tout, prennent
rapidement leurs armes et devant le camp, suivant l'ordre donné, se placent en
ligne. Les deux armées, une fois en présence, s'élancent l'une sur l'autre
avec de grands cris. Les Numides ne tiennent ferme qu'autant qu'ils croient
pouvoir compter sur leurs éléphants. Mais lorsqu'ils voient ces animaux
empêtrés dais les branches d'arbres, dispersés et entourés par les Romains,
ils s'enfuient ; presque tous jettent leurs armes et échappent sans mal par la
colline à la faveur de la nuit tombante. On prit quatre éléphants, et on tua
tous les autres au nombre de quarante.
LIV.
- Métellus s'attarde dans ce camp pendant quatre jours ; il fait soigner et
remettre sur pied les blessés, distribue à ceux qui les ont méritées dans la
bataille des décorations militaires, réunit ses soldats pour les féliciter et
les remercier, les engage à montrer la même vigueur dans la suite, quand la
tâche sera plus facile : jusqu'alors on s'est battu pour la victoire,
désormais on se battra pour le butin. Malgré tout, en attendant il envoie en
reconnaissance des transfuges et des émissaires habiles pour savoir où est
Jugurtha, ce qu'il complote, s'il a avec lui quelques hommes ou toute une
armée, comment il s'accommode de sa défaite.
LV.
- A Rome éclatèrent des transports d'allégresse quand on connut les exploits
de Métellus : lui et son armée s'étaient comportés comme l'eussent fait les
ancêtres ; dans une position défavorable il avait dû la victoire à sa valeur
; il était maître du territoire ennemi, et avait obligé Jugurtha, grandi par
la lâcheté d'Albinus, à ne compter pour son salut que sur le désert ou la
fuite. Aussi le Sénat, pour fêter ces heureux événements, prescrivit-il des
actions de grâces aux dieux immortels, et Rome, précédemment troublée et
inquiète de l'issue de la guerre, vécut dans la joie ; Métellus connut la
gloire.
LVI.
- Le général romain, las des ruses d'un ennemi qui ne lui donne jamais
l'occasion d'une vraie bataille, décide d'investir Zama, une grande ville qui
était la principale place forte de la partie du royaume où elle était située
dans sa pensée, l'affaire obligerait Jugurtha à venir au secours des siens en
danger, et un combat pourrait s'engager. Mais Jugurtha, informé par des
déserteurs de ce qui se préparait, prévient Métellus par des marches
forcées. Il invite les habitants à défendre leurs murs, et leur donne les
déserteurs pour les aider : c'était ce qu'il y avait de plus solide dans les
troupes royales, parce qu'ils ne pouvaient trahir impunément. Il leur promet en
outre que le moment venu, il sera présent avec une armée.
LVII.
- Marius arrive à Zama. Cette place, située au milieu d'une plaine, devait ses
moyens de défense moins à la nature qu'au travail des hommes : rien n'y
manquait de ce qu'il faut pour la guerre, elle regorgeait d'armes et de soldats.
Métellus, tenant compte des circonstances et du terrain, procède avec son
armée à un investissement complet, et il fixe à chacun de ses lieutenants son
poste et son rôle.
LVIII.
- Pendant qu'on se bat ainsi sous les murs de Zama, Jugurtha, à l'improviste,
se jette sur le camp ennemi avec de grandes forces ; il profite de la
négligence de ceux qui en avaient la garde et s'attendaient à tout, plutôt
qu'à une attaque ; il force une porte. Les nôtres, frappés d'une épouvante
subite, cherchent à se sauver, chacun suivant sa nature : tel fuit, tel autre
prend ses armes, la plupart sont blessés ou massacrés. Dans toute cette foule,
il n'y eut guère que quarante hommes pour se souvenir qu'ils étaient Romains :
ils se groupèrent, occupèrent un petit monticule, d'où toutes les forces de
l'ennemi ne purent les chasser ; les traits qu'on leur lançait de loin, ils les
renvoyaient le plus souvent avec succès, étant donné l'épaisseur de la masse
ennemie. Si les Numides s'approchaient un peu, les quarante montraient toute
leur valeur et, avec la plus grande vigueur, taillaient, dispersaient, mettaient
en fuite leurs assaillants. LIX. - Le lendemain, avant de sortir du camp pour reprendre l'assaut, Métellus envoie toute sa cavalerie prendre position devant le camp, à l'endroit où Jugurtha avait paru ; il partage entre les tribuns la garde des portes et des lieux voisins, revient ensuite vers la ville et, comme la veille, tente l'assaut du mur. Jugurtha bondit hors de sa cachette et se jette sur les nôtres. Les plus rapprochés, un moment épouvantés, se débandent, les autres viennent bien vite les soutenir. Les Numides n'auraient pas résisté longtemps, si leurs fantassins mêlés aux cavaliers, ne nous eussent, dans le choc, fait subir de grosses pertes. Appuyée sur l'infanterie, leur cavalerie ne fit pas comme d'ordinaire des charges, puis des bonds en arrière ; elle s'élança en niasse, brisant les rangs, semant le désordre ; et ainsi elle livra à l'infanterie légère un ennemi déjà presque défait.
LX.
- Au même moment, devant Zama, la lutte battait son plein. Là où avaient
été placés des lieutenants ou des tribuns, l'effort était particulièrement
âpre ; chacun ne comptait que sur soi ; les assiégés n'étaient pas moins
actifs ; sur tous les points, c'était l'attaque ou la défense ; on était plus
ardent à blesser l'ennemi, qu'à se garantir de ses traits ; partout, des cris
mêlés d'exhortations, de clameurs d'allégresse, de gémissements ; le bruit
des armes montait jusqu'au ciel, les flèches volaient de part et d'autre.
LXI
- Métellus constate la vanité de son entreprise impossible de prendre la ville
; Jugurtha ne consent à se battre que par surprise ou sur un terrain favorable
; de plus l'été va finir. Métellus s'éloigne de Zama et met garnison dans
les villes qui s'étaient livrées à lui et étaient défendues ou parleur
position ou par de bonnes murailles. Le reste de l'armée, il l'envoie prendre
ses quartiers d'hiver dans la partie de la province romaine la plus proche de la
Numidie. Mais il ne fait pas comme d'autres généraux, qui laissent le temps se
perdre dans l'oisiveté et les plaisirs ; et, puisque la guerre n'avance pas par
les armes, il songe à user des amis du roi pet le prendre au piège et à
demander des armes à la trahison.
LXII
- Bomilcar, à la première occasion favorable, aborde Jugurtha, qu'il trouve
anxieux et inquiet sur son sort. Il lui demande, il le conjure en pleurant' de
penser enfin à lui, à ses enfants et au peuple numide, qui s'est toujours si
bien comporté ; toutes les rencontres avec les Romains ont été des défaites,
le pays a été dévasté ; les prisonniers, les morts ne se comptent pas ; le
royaume s'est appauvri ; trop souvent on a mis à l'épreuve le courage des
soldats et la fortune ; que Jugurtha prenne garde, pour peu qu'il tarde, les
Numides eux-mêmes veilleront à leur salut.
LXIII.
- A peu près à cette époque, il se trouva que Marius, faisant à Utique un
sacrifice aux dieux, entendit un haruspice lui prédire un grand et merveilleux
destin : tout ce à quoi il pensait lui réussirait, avec l'aide des dieux ; il
pouvait, aussi souvent qu'il le voudrait, faire l'épreuve de la fortune,
toujours l'événement répondrait à son attente. Or, depuis longtemps déjà,
le consulat était l'objet de ses plus violents désirs ; il y avait tous les
titres, hormis l'ancienneté de sa famille : activité, honnêteté, grand
talent militaire, une belle âme guerrière, de la modération dans la paix, le
mépris des jouissances et de l'argent, la seule passion de la gloire.
LXIV.
- Marius, voyant les paroles de l'haruspice concorder avec ses désirs, demande
à Métellus un congé pour aller poser sa candidature. Sans doute ce dernier
excellait en vertu, en gloire, dans tous les mérites qui sont le lot de l'homme
de bien ; mais il avait aussi un orgueil fait de mépris, vice commun à toute
la noblesse. Aussi, choqué d'une démarche si insolite, s'étonne-t-il d'un
pareil projet ; sur un ton amical, il invite son lieutenant à ne pas se lancer
dans une si piètre entreprise et à ne pas viser plus haut que sa condition ;
tous les hommes ne doivent pas avoir mêmes désirs, et ce qu'il a doit lui
suffire ; il vaut donc mieux ne pas demander au peuple ce qu'on aurait raison de
lui refuser. Il continua encore sur ce ton sans fléchir la résolution de
Marius, et finit par déclarer que, lorsque les affaires publiques le
permettraient, il lui accorderait le congé demandé. Marius dans la suite
renouvela fréquemment sa demande ; Métellus, dit-on, l'invita à ne pas se
montrer si pressé de partir :
LXV.
- Il y avait alors dans notre armée un Numide nommé Gauda, fils de Manastabal,
petit-fils de Masinissa, que Micipsa avait, dans son testament, inscrit comme
héritier en second; accablé de maladies, il en avait l'esprit un peu affaibli.
Il avait demandé à Métellus d'avoir son siège à côté du sien, comme on
fait aux rois, et, pour sa garde, un escadron de cavaliers romains ; Métellus
avait répondu par un double refus : l'honneur d'un siège à côté du consul
était accordé seulement à ceux que le peuple romain appelait rois, et il
serait humiliant pour des cavaliers romains de servir de satellites à un
Numide.
LXVI
-- Jugurtha, ayant renoncé à se soumettre, recommence les hostilités ; sans
perdre de temps il se prépare avec le plus grand soin, rassemble une armée,
rallie à sa cause, par la terreur ou l'appât des récompenses, les cités qui
l'avaient abandonné, fortifie ses positions, refait ou achète les armes
d'attaque, de défense et tout ce dont l'espérance de la paix l'avait privé,
séduit les esclaves romains, cherche à gagner à prix d'or nos garnisons,
bref, ne laisse rien en dehors de son action, sème partout le désordre et
l'agitation. LXVII. - Les soldats romains, ne comprenant rien à ce coup imprévu et ne sachant que faire, s'élancent en désordre vers la citadelle, où étaient leurs enseignes et leurs boucliers ; ils y rencontrent une troupe ennemie ; les portes fermées les empêchent de fuir. Et puis, les femmes et les enfants, perchés sur le toit des maisons, leur jettent à qui mieux mieux des pierres et tout ce qui leur tombe sous la main. Ils ne savent comment se garantir de ce double danger ; les plus courageux ne peuvent résister aux attaques du sexe faible ; bons et mauvais, braves et lâches sont massacrés sans défense possible. Dans cette situation désespérée, avec les Numides qui s'acharnent et dans cette ville close de toutes parts, seul de tous les Italiens, Turpilius le commandant put s'échapper sans blessure. Son hôte eut-il pitié de lui ? S'était-il entendu avec lui ? fut-ce le hasard ? Je n'en sais rien. Mais lorsque, dans une telle calamité, un homme préfère une vie honteuse à un nom sans tache, je l'estime malhonnête et méprisable. LXVIII. - Métellus, informé des événements de Vaga, est désespéré et ne se laisse pas voir de quelques jours. Puis, la colère se mêlant au chagrin, il prépare tout pour aller sans retard venger son injure. Il prend la légion avec laquelle il hivernait et le plus possible de cavaliers numides ; il les emmène sans bagages au coucher du soleil. Le lendemain, vers neuf heures, il arrive dans une plaine, bordée de petites collines. Ses soldats étaient harassés par la longueur de la route et déjà allaient refuser d'avancer ; il leur dit que Vaga n'est plus qu'à mille pas et qu'ils doivent volontiers s'imposer encore une légère fatigue pour venger leurs concitoyens, aussi malheureux que braves ; il ne manque pas de faire luire à leurs yeux l'espoir du butin. Il leur redonne ainsi de l'énergie, place en tête sa cavalerie sur un large front, derrière, l'infanterie en rangs bien serrés, avec ordre de dissimuler les drapeaux. LXIX. - Les habitants de Vaga, apercevant une armée en marche vers leur ville, crurent d'abord avoir affaire à Métellus, ce qui était vrai, et ils fermèrent leurs portes. Puis ils observent qu'on ne dévaste pas la campagne ^t que des cavaliers numides sont en tête de la troupe. Ils croient alors à l'arrivée de Jugurtha et, avec de grands transports de joie, marchent à sa rencontre. Tout à coup, à un signal donné, cavaliers et fantassins massacrent la foule répandue au dehors, se précipitent aux portes, s'emparent des tours ; fureur, espérance du butin sont plus fortes que la lassitude. Deux jours seulement, les habitants de Vaga avaient pu jouir de leur perfidie. Tout, dans cette grande et riche cité, fut livré au massacre et au pillage. Turpilius, le commandant de la place, qui, nous l'avons dit, avait seul pu s'enfuir, fut invité par Métellus à se justifier ; il y réussit assez mal. Condamné et battu de verges, il eut la tête tranchée ; c'était un citoyen latin.
LXX.
- A peu prés au même moment, Bomilcar, qui avait poussé Jugurtha à une
soumission dont la crainte lui avait fait ensuite abandonner l'idée, s'était
rendu suspect au roi, qu'il suspectait lui-même ; il voulait du nouveau et
cherchait un moyen détourné de perdre le prince ; jour et nuit, son esprit
était en quête. Enfin, après plusieurs tentatives, il s'assura la complicité
de Nabdalsa, un noble très riche, connu et aimé de ses concitoyens ;
d'ordinaire ce Nabdalsa commandait une division séparée de l'armée royale et
remplaçait Jugurtha dans toutes les affaires que lui abandonnait le roi,
lorsqu'il était fatigué ou occupé de questions plus graves : cette situation
lui avait valu gloire et richesse. LXXI. - Au moment où on lui avait apporté la lettre, Nabdalsa venait de faire de la gymnastique, et, fatigué, se reposait sur son lit. Les propos de Bomilcar l'inquiétèrent d'abord, puis, comme il arrive dans les moments d'abattement, il s'endormit. Il avait, pour s'occuper de ses affaires, un Numide fidèle, dévoué, au courant de tous ses projets, le dernier excepté. Cet homme apprit qu'une lettre était venue : comme d'ordinaire, il pensa qu'on pouvait avoir besoin de son aide ou de ses avis, et il entra dans la tente. La lettre était au-dessus de la tête du dormeur, sur un coussin, posée au hasard ; il la prend, la lit jusqu'au bout, et apprenant le complot, court en toute hâte chez le roi. Peu après, Nabdalsa se réveille, ne retrouve plus sa lettre et comprend tout ce qui s'est passé. Il cherche d'abord à poursuivre son dénonciateur, puis, n'y réussissant pas, il se rend chez Jugurtha afin de le calmer : il lui dit que la perfidie de son serviteur l'a prévenu dans la démarche qu'il comptait faire lui-même, et, en versant des larmes, il supplie le roi, en attestant son amitié et sa loyauté antérieure, de ne pas le supposer capable d'un tel crime. LXXII. - A ces protestations le roi répondit avec calme, sans laisser voir ses véritables sentiments. Il avait fait exécuter Bomilcar avec plusieurs de ses complices, et il avait étouffé sa colère, dans la crainte de voir ses partisans l'abandonner. Dès lors, Jugurtha ne connut de tranquillité ni jour ni nuit ; de tout, lieux, gens, heures du jour, il se défiait ; il redoutait ses compatriotes autant que ses ennemis, tournait sur toutes choses un oeil inquiet, tremblait au moindre bruit, dormait la nuit dans des endroits différents, souvent sans même tenir compte de son rang ; parfois s'éveillant brusquement, il se jetait sur ses armes, faisait lever tout le monde, et était agité de terreurs qui ressemblaient à de la folie. LXXIII. - Métellus apprend, par des transfuges, la mort de Bomilcar et la découverte de la conjuration ; alors, comme pour une guerre entièrement nouvelle, il fait en hâte ses préparatifs. Marius le harcelait pour partir ; estimant qu'un homme gardé malgré lui et qui ne l'aimait pas lui serait d'un mince secours, il lui donne l'autorisation. A Rome, la plèbe avait lu les lettres envoyées sur Métellus et Marius, et avait volontiers accepté ce qu'on y disait de l'un et de l'autre. La noblesse du général, qui était jusqu'alors un de ses titres à la considération, excitait maintenant l'irritation populaire ; l'humble origine de Marius lui valait la faveur publique. D'ailleurs, les jugements portés sur l'un et l'autre s'inspiraient plus de l'esprit de parti que des mérites ou des défauts de chacun. De plus, des magistrats factieux excitaient la foule, accusaient, dans toutes les assemblées, Métellus de crimes capitaux, célébraient sans mesure les qualités de Marius. La plèbe était si échauffée, que les ouvriers et les paysans, dont le travail manuel est la seule richesse et l'unique ressource, cessaient de travailler pour suivre Marius et sacrifiaient leur propre intérêt pour assurer son succès. C'est ainsi qu'au profond mécontentement de la noblesse, et après pas mal de troubles, le consulat fut conféré à un homme nouveau. Le tribun de la plèbe. T Manlius Mancinus demanda ensuite à qui le peuple entendait confier la guerre contre Jugurtha : la majorité se prononça pour Marius. Un peu plus tôt, le Sénat avait choisi Métellus : sa décision fut nulle et non avenue. LXXIV. - Jugurtha avait alors perdu ses amis ; il les avait lui-même massacrés en grande partie ; la crainte avait fait fuir les autres, soit chez les Romains, soit chez le roi Bocchus. Or, il lui était bien difficile de faire la guerre sans lieutenants, et il jugeait qu'il était chanceux d'expérimenter la loyauté de nouveaux amis, quand les anciens l'avaient si indignement trompé : de là, son inquiétude et sa perplexité. Des faits, des projets, des hommes il était mécontent. Chaque jour, il changeait de route et de lieutenants, tantôt marchant contre l'ennemi, tantôt s'enfonçant dans les déserts, mettant son espoir d'abord dans la fuite, un instant après dans les armes, se demandant s'il devait plus se défier du courage que de la loyauté de ses peuples ; partout où se portait son attention, le destin lui était contraire. Au milieu de ces hésitations, il rencontre tout à coup Métellus avec son armée. Tenant compte des circonstances, il prépare et dispose ses Numides ; puis le combat commence. La bataille se prolongea un peu, là où il se trouvait lui-même ; partout ailleurs, ses soldats furent, au premier choc, repoussés et mis en fuite. Les Romains prirent un bon nombre de drapeaux et d'armes ; ils firent peu de prisonniers ; presque toujours dans les combats, les Numides doivent leur salut à leur vitesse plus qu'à leurs armes.
LXXV.
- Cette débâcle plongea Jugurtha dans un découragement profond ; avec les
déserteurs et une partie de sa cavalerie il entra dans le désert, puis arriva
à Thala, grande et riche cité, où se trouvaient presque tous ses trésors et
aussi ses fils, avec tout leur train de maison. Métellus l'apprend : il
n'ignorait pas qu'entre Thala et la rivière la plus proche, s'étendait un
désert inculte de cinquante milles ; cependant, dans l'espoir d'en finir au cas
où il prendrait la ville, il veut triompher de toutes les difficultés et
vaincre la nature elle-même. Il fait donc enlever aux bêtes de somme leurs
fardeaux, ne leur laisse que des sacs de blé pour dix jours, des outres et
d'autres vases. Il ramasse dans les champs tout ce qu'il peut en fait d'animaux
domestiques, les fait charger de récipients de toute espèce, surtout en bois,
pris dans les cabanes numides. Aux peuples voisins qui s'étaient soumis après
la fuite de Jugurtha, il ordonne de lui apporter toute l'eau possible et leur
fait connaître le jour et l'endroit où ils auront à se tenir à sa
disposition. Il charge les bêtes de somme de l'eau de la rivière dont nous
avons dit qu'elle était la plus proche de la ville ; et, dans cet équipage, il
part pour Thala.
LXXVI.
- Jugurtha jugea que rien n'était impossible à Métellus, du moment où armes,
traits, lieux, moments, la nature même, maîtresse de toute chose, tout enfin
cédait devant lui. Avec ses enfants et presque toutes ses richesses, il sortit
de la ville pendant la nuit. Désormais, il ne resta jamais dans le même
endroit plus d'un jour ou d'une nuit ; il prétendait que ses affaires
l'obligeaient à se hâter ; en fait, il craignait la trahison, qu'il pensait
éviter en allant vite, car, pour trahir, il faut avoir du temps et savoir
choisir le moment. LXXVII ---- Au moment même de la prise de Thala, la ville de Leptis envoya demander à Métellus de lui donner une garnison et un gouverneur : un certain Hamilcar, noble factieux, y manifestait une action révolutionnaire, et contre lui l'autorité des magistrats et les lois étaient impuissantes : si on ne prenait de rapides mesures, Leptis et les alliés de Rome seraient sérieusement en danger. Dés le début de la guerre contre Jugurtha, Leptis avait envoyé au consul Bestia, puis à Rome, des députés solliciter un traité d'amitié et d'alliance. Ils l'avaient obtenu et étaient toujours demeurés loyaux et fidèles : ils avaient toujours obéi avec empressement aux ordres de Bestia, d'Albinus et de Métellus. Aussi leur demande fut-elle aisément accueillie par ce dernier, qui leur expédia quatre cohortes de Ligures et C. Annius comme gouverneur.
LXXVIII.
- Cette ville avait été fondée par des Tyriens qui, à la suite de troubles
civils, s'étaient, dit-on, enfuis sur des navires pour venir aborder en ce lieu
; elle est située entre les deux Syrtes, dont le nom vient de cette situation.
Ce sont, en effet, deux golfes, presque à l'extrémité de l'Afrique, inégaux
en étendue, mais de nature semblable. Tout près de la terre, les eaux sont
très profondes ; plus loin, par l'effet du hasard et des tempêtes, ou elles
sont profondes ou ce ne sont que des bas-fonds. Quand la mer est grosse et que
le vent souffle, le flot entraîne de la boue, du sable, de grosses roches ; et
ainsi l'aspect des lieux change avec le vent. Le mot de Syrtes exprime l'idée
de traîner.
LXXIX.
- Puisque les affaires de Leptis m'ont conduit à parler de ce pays, il me
paraît tout naturel de rappeler l'acte héroïque et admirable de deux
Carthaginois : c'est le lieu qui m'en fait souvenir. LXXX. - Après la prise de Thala, Jugurtha comprend qu'il n'y a pas de force capable de résister à Métellus. A travers de grands déserts il part avec quelques hommes et arrive chez les Gétules, peuplade sauvage et barbare, ignorant même à cette époque le nom de Rome. De cette foule éparse il fait un bloc ; il l'habitue petit à petit à marcher en rangs, à suivre les drapeaux, à obéir aux commandements, bref à se façonner aux exercices de guerre. De plus, par de beaux présents et de plus belles promesses, il amène à son parti ceux qui touchaient de près au roi Bocchus et, avec leur aide, entreprend ce roi pour le déterminer à entrer en guerre contre Rome ; résultat obtenu d'autant plus aisément et plus vite, qu'au début des hostilités, Bocchus avait envoyé une députation à Rome demander un traité d'alliance et d'amitié, et que cette offre, alors si avantageuse, avait été repoussée à la suite de l'intervention de quelques hommes aveuglés par la cupidité et habitués à faire marché du bien comme du mal. D'autre part, Jugurtha avait précédemment épousé une fille de Bocchus. Mais le mariage n'est pas chez les Numides et les Maures une chaîne bien lourde, le même individu pouvant, suivant ses ressources, prendre plusieurs femmes, dix et même davantage, et les rois encore plus. Entre cette foule de femmes se partagent les sentiments du mari ; aucune n'est vraiment pour lui une compagne, et il fait aussi peu de cas des unes que des autres. LXXXI. - Les deux armées se réunissent à l'endroit fixé d'avance. Les deux rois engagent leur parole, et Jugurtha, par ses propos, enflamme le coeur de Bocchus : les Romains sont iniques, d'une insondable cupidité, ils sont l'ennemi commun du genre humain ; ils ont, pour faire la guerre à Bocchus, la même raison que pour la faire à lui, Jugurtha, et aux autres peuples : à savoir leur soif d'être les maîtres, qui dresse contre eux tous les empires ; aujourd'hui c'est Jugurtha, hier c'était Carthage, le roi Persée ; si un peuple est fort, il devient un ennemi pour les Romains. A ces griefs, il en ajoute d'autres du même genre ; puis tous deux marchent vers la place de Cirta où Métellus avait accumulé butin, prisonniers et bagages. Jugurtha pensait que la prise de la ville serait pour lui une bonne opération, ou, si Métellus venait la secourir, que les forces adverses se rencontreraient dans un combat. Ce que voulait surtout le rusé personnage, c'était mettre fin à l'état de paix entre Rome et Bocchus, pour que de nouveaux délais ne permissent pas à celui-ci d'autre issue que la guerre. LXXXII. -- Quand le général romain connut l'alliance des deux rois, il ne voulut pas engager la bataille au hasard, ni, comme il avait pris l'habitude de le faire après les nombreuses défaites de Jugurtha, dans un endroit quelconque. II fortifia son camp non loin de Cirta, et y attendit ses adversaires, dans la pensée qu'il valait mieux bien connaître les Maures, ces nouveaux ennemis, pour engager la bataille dans les meilleures conditions. Une lettre de Rome lui apprit que Marius avait obtenu la province de Numidie ; il savait déjà sa nomination au consulat. Dans sa consternation, il ne garda ni raison, ni dignité ; il ne put ni retenir ses larmes, ni surveiller sa langue ; cet homme, si grand par ailleurs, était faible à l'excès devant le chagrin. Certains attribuaient cet état à son orgueil, d'autres à la colère que cause un affront à une âme bien née, beaucoup au dépit de se voir ravir une victoire déjà acquise. Pour moi, je suis assuré qu'il fut tourmenté, moins de l'honneur conféré à Marius, que de l'injustice qui lui était faite ; et il aurait eu, je crois, moins de peine, si la province dont on le privait avait été donnée à un autre qu'à Marius.
LXXXIII.
- Entravé dans son action par son chagrin, et trouvant stupide de s'exposer
pour une affaire qui ne le regardait plus, il envoie une députation à Bocchus
pour lui demander de ne pas se poser, sans motifs, en ennemi de Rome, avec
laquelle il a au contraire une belle occasion de conclure alliance et amitié ;
un traité vaudra mieux que la guerre ; quelque confiance qu'il ait dans sa
force, il ferait bien de ne pas changer le certain pour l'incertain ; rien de
plus facile que de commencer une guerre, rien de plus pénible que d'y mettre
fin ; le début et l'issue ne sont pas au pouvoir du même homme ; n'importe
qui, un lâche même, peut commencer ; mais la fin dépend du bon vouloir du
vainqueur ; bref, Bocchus devrait songer à lui et à son trône, et ne pas
associer sa prospérité actuelle à la situation désespérée de Jugurtha. LXXXIV. - Marius porté, nous l'avons dit, au consulat par l'ardente volonté de la plèbe et chargé par le peuple de la province de Numidie, redoubla de violence dans ses attaques contre la noblesse, dont il était depuis longtemps l'ennemi ; il s'en prenait aux nobles, tantôt individuellement, tantôt en bloc, répétant que sa victoire au consulat était comme une proie arrachée au vaincu ; il parlait de lui-même avec grandiloquence, et d'eux avec mépris. En attendant, la guerre était sa première préoccupation, il réclamait pour les légions un supplément d'effectifs, demandait des troupes auxiliaires aux peuples et aux rois alliés, tirait du Latium d'excellents soldats, qu'il connaissait, la plupart pour les avoir vus lui-même, quelques-uns de réputation, et, par ses instances, déterminait des soldats libérés à reprendre du service pour partir avec lui. Et le Sénat, quelque hostile qu'il lui fût, n'osait rien lui refuser. Il avait même eu plaisir à voter les suppléments d'effectifs demandés, dans la pensée que la plèbe rechignerait au service militaire, et que Marius ou n'aurait pas les moyens de faire la guerre, ou s'aliénerait la faveur populaire. Vaine espérance f c'était, chez presque tous, une vraie fureur de partir avec lui. Chacun se flattait de revenir, riche du butin conquis, de rentrer chez lui en vainqueur, et roulait dans son esprit mille pensées de ce goût ; et un discours de Marius n'avait pas peu fait pour entretenir cette fièvre. En effet, quand le vote des décrets qu'il avait sollicités lui permit de procéder à l'enrôlement des soldats, il convoqua le peuple en assemblée, pour l'exhorter, et aussi pour attaquer la noblesse, suivant son habitude. Il s'exprima ainsi :
LXXXV.
- "Je sais, citoyens, qu'en général on n'emploie pas les mêmes
procédés pour vous demander le pouvoir et, après l'avoir obtenu, pour
l'exercer ; on est d'abord actif, modeste, on a l'échine souple ; et puis on ne
fait rien, tout en se montrant plein de morgue. Ce n'est pas là ma manière. Si
la république entière est tout autre chose qu'un consulat ou une préture, il
faut plus d'application pour l'administrer que pour solliciter ces
magistratures. Je n'ignore pas tout ce que m'impose de travail votre très
grande bienveillance. Préparer la guerre et en même temps économiser ; forcer
au service des gens à qui on ne voudrait pas être désagréable ; veiller sur
tout à Rome et au dehors, et cela, au milieu des jaloux, des opposants, des
partis contraires, c'est une tâche, citoyens, plus rude qu'on ne peut croire. LXXXVI. - Ayant ainsi parlé et voyant la plèbe raffermie dans ses résolutions, il se hâte d'entasser sur des bateaux vivres, argent pour la solde, armes, bref tout le nécessaire, et, avec ce convoi, fait partir son lieutenant A. Manlius. Pendant ce temps, lui-même lève des troupes, non par classes, comme autrefois, mais au hasard des inscriptions, qui amenaient surtout des prolétaires : résultat dû, selon les uns, au nombre insuffisant d'inscrits appartenant aux hautes classes, selon les autres, à l'ambition du consul, dont la gloire et les succès étaient l'oeuvre de ces gens-là. Pour un homme qui veut conquérir le pouvoir, les classes pauvres sont un appui tout indiqué ; rien n'a de prix pour elles, puisqu'elles ne possèdent rien, et tout leur semble honorable, qui leur rapporte quelque chose. Marius part donc pour l'Afrique avec un peu plus de soldats que ne lui en avait accordé le Sénat, et, en quelques jours, aborde à Utique. L'armée lui est remise par le lieutenant P. Rutilius ; car Métellus avait évité de rencontrer Marius, ne voulant pas voir ce dont l'annonce lui avait été intolérable.
LXXXVII.
- Le consul complète l'effectif des légions et des cohortes auxiliaires, et
gagne un pays fertile, riche en butin : toutes les prises, il les abandonne aux
soldats ; il s'attaque aux forts et aux places médiocrement défendues par la
nature, tenues par une faible garnison ; souvent il livre des combats,
d'ailleurs sans importance, ici et là. Les recrues prennent, sans avoir peur,
part à la bataille ; elles voient les fuyards pris ou tués, tandis que les
braves ne risquent rien, que les armes servent à défendre la liberté, la
patrie, la famille, tout enfin, et à obtenir la gloire et la fortune. Ainsi,
bien vite, recrues et vétérans se fondent ensemble et sont égaux en courage.
LXXXVIII
- Cependant Métellus, arrivé à Rome, y est, contrairement à son attente,
accueilli avec des transports d'allégresse ; l'envie se tait, et il est
également cher à la plèbe et aux patriciens.
LXXXIX.
- Le consul exécute son projet, il s'attaque aux places et aux forts, prend de
force les uns, enlève les autres à l'ennemi par les menaces ou la promesse de
récompenses. Tout d'abord, il s'en prenait aux postes de peu d'importance, dans
la pensée que Jugurtha se battrait pour les défendre. Mais il apprit qu'il
était loin de là, occupé à d'autres affaires, et le moment lui parut venu de
songer à des entreprises plus sérieuses et plus rudes. XC. - Le consul avait tout pesé ; mais il avait, je crois bien, les dieux pour lui, car, en face de tant de difficultés, sagesse et prévoyance ne comptaient guère ; il avait, en effet, à redouter le manque de céréales, parce que les Numides font plutôt du pâturage que du labourage, et que toutes les récoltes avaient été, sur l'ordre du roi, transportées dans les places fortes ; la terre à ce moment ne produisait rien - on était vers la fin de l'été-. Pourtant, dans la mesure où les circonstances le permettaient, le consul veillait à tout. Le bétail qu'il avait capturé les jours précédents, il le donne à conduire à la cavalerie auxiliaire. II envoie son lieutenant A. Manlius avec des cohortes légères à la ville de Laris, ou il avait expédié l'argent et les vivres ; il lui dit qu'il va lui-même faire des razzias, puis qu'il le rejoindra. Dissimulant ainsi son projet, il marche sur le fleuve Tana.
XCI.
- Pendant la marche, il fait chaque jour aux troupes des distributions égales
de bétail, par centuries et par escadrons, et fait fabriquer des outres avec la
peau des bêtes. II obvie ainsi au manque de céréales, et en même temps, sans
rien laisser deviner à personne, confectionne les objets qui doivent bientôt
lui servir. Le sixième jour, quand on arriva au fleuve, la plus grande partie
des outres était confectionnée. Il établit alors son camp avec des défenses
légères, fait manger ses soldats et leur donne l'ordre d'être prêts à
partir au coucher du soleil ; ils laisseront tous les bagages et ne se
chargeront, eux et les bêtes de somme, que d'eau. Quand il juge le moment venu,
il sort du camp et ne s'arrête qu'après avoir marché toute la nuit ; il fait
de même la nuit suivante ; la troisième, bien avant l'aube, il arrive dans un
pays mamelonné, situé à moins de deux milles de Capsa, et là, avec toutes
ses troupes, il se terre le plus qu'il peut.
XCII. - Cet
exploit accompli sans perdre un seul homme, Marius, déjà grand et célèbre,
parut plus grand et fut plus célèbre encore. Même des projets médiocrement
préparés passaient pour des conceptions géniales, et les soldats, traités
avec douceur et enrichis, le portaient aux nues. Les Numides le redoutaient
comme un être hors de l'humanité, tous, alliés et ennemis, lui attribuaient
un esprit divin ou une inspiration divine. Après ce succès, il marcha sur
d'autres villes : il en prit quelques-unes malgré la résistance des Numides ;
la plupart, abandonnées à la suite du désastre de Capsa, furent par lui
livrées aux flammes ; il sema partout le deuil et la mort.
XCIII.
-- Marius perdit là bien des journées et se donna en vain beaucoup de mal. Il
se demandait avec anxiété s'il renoncerait à une entreprise qui s'avérait
inutile, ou s'il devait compter sur la fortune, qui souvent l'avait favorisé.
Il avait passé bien des jours et des nuits dans cette cruelle incertitude,
quand par hasard, un Ligure, simple soldat des cohortes auxiliaires, sortit du
camp pour aller chercher de l'eau sur le côté du fort opposé à celui où
l'on se battait. Tout d'un coup, entre les rochers, il voit des escargots, un
d'abord, puis un second, puis d'autres encore ; il les ramasse, et dans son
ardeur, arrive petit à petit près du sommet. Il observe qu'il n'y a personne,
et, obéissant à une habitude de l'esprit humain, il veut réaliser un tour de
force. Un chêne très élevé avait poussé entre les rochers ; d'abord
légèrement incliné, il s'était redressé et avait grandi en hauteur, comme
font naturellement toutes les plantes. Le Ligure s'appuie tantôt sur les
branches, tantôt sur les parties saillantes du rocher ; il arrive sur la
plate-forme et voit tous les Numides attentifs au combat.
XCIV.
- Au moment fixé, tout étant prêt et heureusement disposé, on gagne
l'endroit choisi. Les ascensionnistes, endoctrinés par leur guide, avaient
changé leur armement et leur costume. Tête et pieds nus, pour mieux voir de
loin et grimper plus aisément dans les rochers, ils avaient mis sur leur dos
leur épée et leur bouclier, fait de cuir comme celui des Numides, pour moins
en sentir le poids et en rendre les chocs moins bruyants. Le Ligure allait
devant et, quand il rencontrait un rocher saillant ou une vieille racine, il y
fixait une corde pour faciliter l'ascension des soldats ; de temps en temps,
quand les difficultés du sentier leur faisaient peur, il leur tendait la main,
et, si la montée était un peu plus difficile, il les faisait passer un à un
devant lui en les débarrassant de leurs armes, qu'il portait lui-même par
derrière ; dans les endroits dangereux, il allait le premier, tâtait la route,
montait et redescendait plusieurs fois, s'écartait brusquement, et donnait
ainsi courage à tous.
XCV.
- Au même moment, le questeur L. Sylla arriva au camp, avec un corps important
de cavalerie ; pour lui permettre de faire cette levée, on l'avait laissé à
Rome dans le Latium. Puisque mon sujet m'amène à parler de ce grand homme, je
crois utile de dire quelques mots de son caractère et de sa conduite. Je
n'aurai pas à m'occuper ailleurs de sa vie, et L. Sisenna, le meilleur et le
plus soigneux de ses biographes, me semble avoir parlé de lui avec une
impartialité discutable. XCVI. - Ainsi donc, comme je l'ai dit, Sylla, quand il arriva en Afrique, au camp de Marius, avec sa cavalerie, n'avait ni connaissance ni expérience de la guerre : en peu de temps il y devint plus habile que personne. Il parlait au soldat avec douceur, répondait à ses demandes, souvent lui accordait spontanément une faveur, faisait des difficultés pour accepter un service, se hâtait d'y répondre par un autre, plus qu'il n'eût fait de la restitution d'un emprunt, ne demandait jamais rien à personne, s'attachait plutôt à avoir une foule d'obligés, prodiguait, même aux plus humbles, plaisanteries ou propos sérieux, était partout dans les travaux, les marches, les veilles, et jamais n'imitait les ambitieux médiocres, en disant du mal du consul on des gens de bien ; il se bornait simplement à ne se laisser devancer par personne dans le conseil nu l'action, et prenait ainsi le pas sur tous. Ces procédés et ces pratiques le rendirent bien vite très cher à Marius et aux soldats.
XCVII.
- Jugurtha, après avoir perdu la ville de Capsa, d'autres places fortes, dont
la possession lui était bien avantageuse et une grosse somme d'argent, envoie
une députation à Bocchus, pour l'inviter à expédier d'urgence une armée en
Numidie, car c'est le moment d'engager la bataille. On lui apprend que Bocchus
hésite et ne sait que choisir, de la guerre ou de la paix ; il refait alors ce
qu'il a fait naguère : il achète par des cadeaux ceux qui approchent le Maure,
et lui fait promettre le tiers de la Numidie, si les Romains sont chassés
d'Afrique ; ou si la guerre se termine par un traité qui laisse intactes ses
frontières.
XCVIII.
-- Dans cette rude affaire, Marius ne se laisse ni épouvanter, ni abattre ;
avec sa garde, qu'il avait composée des soldats les plus énergiques, et non de
ses meilleurs amis, il allait de côté et d'autre, tantôt aidant les siens en
mauvaise posture, tantôt s'élançant sur l'ennemi, là où celui-ci se
dressait en rangs plus serrés ; il veut que son bras aide ses soldats, puisque,
dans la confusion générale, il ne peut leur donner d'ordres. Et déjà le jour
était fini, sans que diminuât l'acharnement des barbares ; comme le leur
avaient dit leurs rois, ils comptaient sur la nuit et redoublaient d'ardeur.
Alors Marius prend conseil des faits, et, afin que les siens aient un moyen de
battre en retraite, il occupe deux collines voisines l'une de l'autre ; dans
l'une, d'une trop faible superficie pour un camp, il y avait une source
abondante ; l'autre pouvait rendre service, parce qu'elle était presque tout
entière élevée et escarpée et ne demandait que de minces travaux de
fortification. Il envoie près de la source Sylla et la cavalerie pour y passer
la nuit ; quant à lui, il regroupe tout doucement les soldats épars, au milieu
des ennemis, dont le désordre n'est pas moindre, et, à grands pas, il les
conduit sur la seconde colline. XCIX. - Complètement rasséréné par la sottise de l'ennemi, Marius prescrit un silence absolu, et ne fait même pas sonner les trompettes, comme d'ordinaire aux changements de veille. Puis, au point du jour, quand l'ennemi éreinté vient de tomber de sommeil, tout à coup, les trompettes de garde, celles des cohortes, des escadrons, des légions, donnent en même temps le signal ; les soldats poussent des cris et s'élancent hors des portes. Les Maures et les Gétules, réveillés en sursaut par ce bruit inconnu qui les épouvante, ne peuvent ni fuir, ni prendre les armes, ni faire, ni prévoir quoi que ce soit ; le bruit, les cris, l'absence de tout secours, les attaques répétées des nôtres les remplissent d'effroi, leur enlèvent toute pensée. Battus, mis en fuite, ils se laissent prendre presque toutes leurs armes et leurs drapeaux. Les pertes turent ce jour-là plus grandes que dans tous les combats antérieurs ; le sommeil, une terreur extraordinaire avaient gêné la fuite. C. - Marius reprit sa marche vers ses quartiers d'hiver, qu'il avait, à cause des approvisionnements, décidé de prendre dans les villes du littoral. La victoire ne lui avait donné ni apathie ni arrogance, et il s'avançait en formant le carré, exactement comme si l'ennemi était en vue. Sylla était à droite avec la cavalerie, Manlius à gauche avec les frondeurs et les archers, et, de plus, la cohorte ligurienne. En avant et en arrière, Marius avait placé les tribuns, avec des manipules de troupes légères. Les transfuges, qu'il n'aimait guère, mais qui connaissaient admirablement le pays, faisaient connaître la route suivie par l'ennemi. Le consul, comme s'il n'avait personne à côté de lui, veillait à tout, distribuait suivant le cas éloges ou réprimandes. Toujours en armes et sur ses gardes, il contraignait le soldat à l'imiter. Aussi attentivement qu'il surveillait la marche, il fortifiait le camp, faisait monter la garde aux portes par des cohortes tirées des légions, envoyait devant, le camp de la cavalerie auxiliaire, plaçait des soldats au-dessus de l'enceinte, dans les tranchées, visitait lui-même les corps de garde, moins parce qu'il se méfiait de la façon dont ses ordres étaient exécutés, que pour ne point établir de différence entre la fatigue du général et l'effort des soldats, et obtenir ainsi & ces derniers plus de bonne volonté. Et à cette époque comme aux autres moments de la guerre de Jugurtha, Marius tenait son armée par la crainte, non du mal, mais du déshonneur. Pour beaucoup, c'étaient là procédés d'ambitieux: dès son enfance, il avait eu l'habitude d'une vie dure, et nommait plaisir ce que les autres appelaient peine; peut-être, mais l'État se trouvait bien de ces pratiques et en retirait autant de gloire qu'il eût pu le faire d'une autorité exercée avec la dernière rigueur.
CI.
- Quatre jours plus tard, non loin de la place de Cirta, les éclaireurs se
rabattent rapidement, tous en même temps : preuve que l'ennemi est là. Comme
ils arrivaient de tous les côtés et signalaient tous la même chose, le consul
ne savait guère quelle disposition tactique prendre ; enfin il ne change rien
à l'ordre général, et, se garant de toutes parts, il attend. Jugurtha est
donc trompé dans son espérance : il avait distribué ses troupes en quatre
corps, estimant que, sur les quatre, un au moins atteindrait l'ennemi par
derrière. Cependant Sylla, attaqué le premier par l'adversaire, adresse
quelques mots à ses cavaliers, qu'il forme en escadrons serrés, avec lesquels
il se jette sur les Maures, pendant que les autres soldats, restant sur place,
se gardent coutre les traits lancés de loin et massacrent ceux des ennemis qui
tombent entre leurs mains. Pendant ce combat de cavalerie, Bocchus, avec les
fantassins que lui avait amenés son fils Volux et qui, retardés dans leur
marche, n'avaient pu être engagés dans le combat précédent, tombe sur
l'arrière-garde romaine. Marius était alors à l'avant-garde, parce que
c'était là que se trouvait Jugurtha avec le gros de ses forces. Le Numide, à
la nouvelle de l'approche de Bocchus, marche secrètement avec quelques hommes,
vers les fantassins. Et là, s'exprimant en latin, langue qu'il avait apprise à
Numance, il crie aux Romains qu'ils luttent en vain et qu'il vient de tuer
Marius de sa main. Et en même temps il brandit son épée, toute couverte du
sang d'un de nos fantassins qu'il avait massacré dans une lutte assez sévère.
A cette nouvelle, nos soldats sont frappés d'épouvante, moins parce qu'ils la
croient vraie, que parce que l'idée seule en est effrayante ; et les barbares
sentent redoubler leur courage, et pressent avec plus de vigueur les Romains
paralysés. Et déjà les nôtres allaient fuir, quand Sylla, ayant taillé en
pièces ceux qu'il avait devant lui, revient en arrière et prend les Maures de
flanc. Aussitôt Bocchus se détourne.
CII.
- Le consul, vainqueur sans discussion possible dans cette affaire, arriva dans
la ville de Cirta qui, dès le début, était son objectif. Cinq jours après la
défaite des barbares, il y reçut une ambassade de Bocchus ; on lui demandait,
au nom du roi, d'envoyer à celui-ci deux hommes de confiance, pour conférer
avec lui sur ses intérêts et ceux du peuple romain. Marius lui adresse tout de
suite L. Sylla et A. Manlius qui, bien qu'appelés par le roi, décident de
prendre les premiers la parole : ainsi pourraient-ils modifier les intentions de
Bocchus, s'il demeurait hostile, ou accroître son ardeur, s'il désirait
vraiment la paix. Manlius, plus âgé, céda pourtant la parole à Sylla, plus
habile, orateur, qui prononça ces quelques mots :
CIII.
- Cependant Marius installe son armée dans ses quartiers d'hiver, puis avec des
cohortes légères et une partie (le sa cavalerie, il fait route vers une
région désertique, pour mettre le siège devant une tour royale, où Jugurtha
avait installé un poste composé uniquement de déserteurs. Alors Bocchus
change encore d'avis, soit qu'il ait réfléchi à ce que lui ont valu les deux
batailles précédentes, soit qu'il ait écouté ceux de ses amis qui ne
s'étaient pas laissé acheter par Jugurtha ; dans la foule de ses familiers, il
en choisit cinq, dont il connaît la loyauté et le caractère énergique. Il
leur donne la consigne d'aller vers Marius, puis, si ce dernier le juge bon, à
Rome, leur laissant toute liberté de traiter et d'arrêter par n'importe quel
moyen les hostilités. CIV. - Marius ayant réalisé ce pourquoi il était parti, revient à Cirta. Informé de la venue des ambassadeurs, il les fait venir d'Utique, ainsi que Sylla et le préteur L. Bellienus, et aussi, de tous les endroits où ils se trouvent, tous les personnages de l'ordre sénatorial ; avec tous, il prend connaissance des demandes de Bocchus. L'autorisation est donnée aux ambassadeurs d'aller à Rome et le consul demande qu'on accorde pendant ce temps un armistice. Sylla et la majorité donnent un avis favorable. Quelques-uns votent contre, sans se dire que les affaires humaines sont mobiles et qu'on passe vite du bonheur à l'adversité. Au demeurant, les Maures obtinrent tout ce qu'ils voulaient ; trois d'entre eux partirent pour Rome avec Cn. Octavius Ruson qui avait, comme questeur, apporté en Afrique la solde des troupes ; les deux autres retournèrent vers le roi. Bocchus apprit avec plaisir et l'accueil qui leur avait été fait, et surtout la bienveillance et les attentions de Sylla. A Rome, les envoyés déclarèrent que le roi avait commis une faute, mais s'y était laissé entraîner par les menées criminelles de Jugurtha, et ils demandèrent l'amitié et l'alliance des Romains. On leur répondit : "Le Sénat et le peuple romain n'oublient ni les bienfaits, ni les injures. A Bocchus on pardonne sa faute, puisqu'il la regrette ; un traité d'amitié et d'alliance lui sera accordé quand il l'aura mérité." CV. - Quand il connut cette réponse, Bocchus demanda par lettre à Marius de lui envoyer Sylla comme plénipotentiaire, pour traiter de leurs intérêts communs. Sylla partit avec une garde de cavaliers et de frondeurs baléares. A cette escorte se joignirent des archers et une cohorte de Péligniens, armés comme des vélites, pour permettre une marche plus rapide et en même temps une défense suffisante contre les traits légers des Numides. Le cinquième jour, sur la route, ils se trouvent soudain au milieu de la plaine en face de Volux, fils de Bocchus, il la tête d'un millier de cavaliers tout au plus. Mais ces cavaliers allaient au hasard et sacs ordre ; ils donnaient à Sylla et aux autres l'impression d'être plus nombreux, et, à les voir, on craignait l'approche de l'ennemi. Chacun se prépare, apprête armes de défense et de trait, redouble d'attention ; la crainte est grande, mais l'espoir est plus grand encore : vainqueurs, on a devant soi ceux qu'on a si souvent vaincus. Puis les cavaliers envoyés comme éclaireurs remettent tout au point et ramènent la tranquillité.
CVI.
- Volux arrive, aborde le questeur, lui dit que son père Bocchus l'a envoyé
au-devant de lui pour lui constituer une garde. Ce jour-là et le suivant, ils
font route ensemble et marchent sans crainte. Puis, au moment où l'on vient
d'établir le camp et où le soir tombe, tout à coup le Maure se précipite
vers Sylla, le visage angoissé et tout tremblant ; il dit avoir appris par des
éclaireurs que Jugurtha est tout près ; il demande à Sylla, il le presse de
fuir secrètement avec lui pendant la nuit. CVII. - C'était le sentiment de Sylla : pourtant il défend le Maure contre toute violence. Aux siens il demande de se montrer courageux : souvent dans le passé quelques braves ont triomphé d'une foule d'adversaires ; moins ils se ménageront dans le combat, plus ils seront en sûreté ; n'est-ce pas une honte, quand on a des armes en mains, de chercher son salut dans les jambes, qui, elles, ne sont pas armées, et, parce qu'on a peur, de tourner vers l'ennemi un corps nu et aveugle. Et, puisque Volux agit comme un ennemi, il prend Jupiter tout-puissant à témoin du crime et de la perfidie de Bocchus, et ordonne à son fils de quitter le camp. Volux, tout en larmes, le supplie de n'en rien croire : il n'y a pas d'embûches ; tout vient de l'esprit rusé de Jugurtha, qui a sans doute connu par ses éclaireurs le chemin suivi par Volux ; mais comme il n'a que des troupes peu nombreuses et que toutes ses espérances et ses ressources dépendent de Bocchus, Volux croit bien que Jugurtha n'osera rien faire ouvertement, quand il verra son fils devant lui ! Aussi lui semble-t-il que le parti le meilleur est de traverser carrément le camp du Numide. Lui-même enverra ses Maures en avant ou les laissera en arrière, et il marchera seul à côté de Sylla. Dans ces délicates conjonctures, cette proposition est adoptée. Immédiatement, ils partent, leur arrivée inattendue surprend et fait hésiter Jugurtha ; ils passent sans dommage. Peu de jours après, ils arrivent où ils se proposaient d'aller. CVIII. - Chez Bocchus, il y avait un Numide, du nom d'Aspar, qui, toujours près de lui, vivait dans son intimité ; Jugurtha l'avait envoyé, quand il avait appris que le Maure avait mandé Sylla ; il voulait qu'il y eût là quelqu'un pour parler en son nom et pour étudier adroitement les projets de Bocchus. Chez Bocchus se trouvait aussi Dabar, fils de Massugrada ; il était de la famille de Masinissa, mais de basse origine du côté maternel, son père étant né d'une concubine ; ses qualités d'esprit le rendaient cher au roi maure, qui le recevait avec plaisir, Bocchus avait déjà dans maintes circonstances éprouvé son dévouement à Rome ; il l'envoya dire à Sylla qu'il était prêt à faire ce que voudrait le peuple romain, lui demanda de fixer lui-même un jour, un lieu, une heure pour un entretien, l'invita à ne rien craindre de l'émissaire de Jugurtha ; à dessein, lui, Bocchus, affectait de ne rien lui cacher, pour traiter plus librement de tout ce qui leur était commun ; pas de meilleur moyen de se garer contre les traquenards de Jugurtha. Mon avis, à moi, c'est que Bocchus était de mauvaise foi - la foi punique ! - et mentait en donnant les raisons dont il avait la bouche pleine ; il jouait de la paix aussi bien avec le Romain qu'avec le Numide, et se demandait sans cesse s'il livrerait Jugurtha aux Romains ou Sylla à Jugurtha. La passion parlait contre nous, mais la crainte plaida en notre faveur. CIX. - Sylla répondit que, devant Aspar, il parlerait peu, mais compléterait sa pensée dans une réunion secrète, avec Bocchus seul ou peu accompagné. Il indiqua en même temps à celui-ci la réponse qu'il devrait lui faire. La réunion se tint comme il l'avait voulu. Sylla dit que le consul l'avait envoyé pour savoir si l'on voulait la paix ou la guerre. Le roi, conformément à la leçon qui lui avait été faite, le pria de revenir dix jours plus tard, rien n'étant encore décidé pour le moment ; ce jour-là, il répondrait. Tous deux retournent chacun dans leur camp. Mais dans la seconde partie de la nuit, Bocchus mande secrètement Sylla ; ils n'ont auprès d'eux que des interprètes sûrs, et ils prennent comme intermédiaire Dabar, que sa probité rend vénérable et qu'ils agréent tous deux. Et tout de suite, le roi commence en ces termes :
CX.
- "Je n'avais jamais pensé que le plus grand roi de ces régions, le
premier de tous ceux que je connais, pût avoir un jour à rendre grâces à un
simple particulier. Oui, Sylla, avant de te connaître, j'ai souvent accordé
mon appui, soit sur demande, soit spontanément, mais je n'ai jamais eu besoin
de l'aide de personne. Ce changement à mon détriment, qui en affligerait
d'autres, est une joie pour moi. Ce qui a pu manquer, je l'ai obtenu de ton
amitié, qui m'est plus chère que tout. Tu peux en faire l'expérience. Armes,
soldats, argent, bref tout ce que tu peux concevoir, prends-le, uses-en ; si
longtemps que tu doives vivre, tu n'épuiseras jamais ma gratitude, qui
demeurera toujours entière ; dans la mesure où cela dépendra de moi, tu ne
désireras rien en vain. J'estime qu'un roi perd moins à être vaincu à la
guerre qu'en générosité.
CXI.
- Sylla répondit brièvement et avec réserve à ce qui, dans ces paroles, lui
était personnel ; sur la paix et sur les questions générales, il fut plus
long. En bref, il indiqua clairement au roi que le Sénat et le peuple romain,
étant vainqueurs, lui sauraient peu de gré de ses belles promesses ; il
faudrait qu'il fît quelque chose où l'intérêt de Rome trouvât mieux son
compte que le sien propre ; et c'était chose aisée, puisqu'il avait Jugurtha
à sa disposition : qu'il le livrât aux Romains, et ceux-ci seraient alors
vraiment ses débiteurs : il obtiendrait tout de suite un traité d'amitié et
la partie de la Numidie qu'il revendiquait. CXII. - Le lendemain, Bocchus convoque Aspar, l'envoyé de Jugurtha ; il lui dit connaître par Dabar les conditions mises par Sylla à la cessation des hostilités ; qu'il aille donc demander à son maître ce qu'il en pense. Tout joyeux, le Numide part pour le camp de Jugurtha. Puis, muni d'instructions complètes, il se hâte de repartir et, huit jours plus tard, il est de retour chez Bocchus ; il lui dit que Jugurtha désire vivement se conformer à tous les ordres donnés, mais se défie de Marius ; souvent déjà lionne s'est refusée à ratifier les traités conclus avec ses généraux. Si Bocchus, veut leur être utile à tous deux et travailler vraiment à la paix, qu'il organise une conférence générale, convoquée soi-disant pour négocier, et que là, il lui livre Sylla. Quand un personnage de ce rang sera entre ses mains, forcément le peuple et le sénat consentiront à traiter et n'abandonneront pas un patricien tombé au pouvoir de l'ennemi moins par lâcheté que par dévouement à son pays. CXIII. -- Longtemps le Maure s'abandonne à ses réflexions. Enfin il promet, sans que je puisse affirmer si ses hésitations furent feintes ou sincères. D'ordinaire, les volontés des rois sont aussi mobiles que violentes, et souvent elles sont contradictoires. A des heures et dans des lieux déterminés, Bocchus convoque, pour traiter de la paix, tantôt Sylla, tantôt l'envoyé de Jugurtha, les reçoit avec bienveillance, fait à tous deux les mêmes promesses. Et eux sont également heureux, également pleins d'espoir. La nuit qui précéda le jour fixé pour la conférence générale, le Maure fit venir ses amis ; puis, changeant encore subitement d'avis, il renvoya tout le monde, restant seul pour tout peser, changeant de visage et de regard, comme de sentiments, et, dans son silence laissant paraître au dehors les secrets de son coeur. Il finit par faire venir Sylla et s'entend avec lui pour prendre au piège le Numide. Au point du jour, on lui signale l'approche de Jugurtha ; avec quelques amis et notre questeur, il s'avance au-devant de lui, comme pour lui faire honneur, et monte sur un tertre, afin de permettre aux agents du complot de mieux voir. Le Numide s'y rend avec la plupart de ses familiers, sans armes, comme il avait été convenu. Un signal est donné de tous côtés sortent des embuscades des hommes armés qui se jettent sur lui ; tous ses amis sont massacrés, lui-même, chargé de chaînes, est livré à Sylla, qui le conduit à Marius. CXIV. - A peu près à la même époque, nos généraux Q. Cépion et Cn. Manlius ne furent pas heureux dans une rencontre avec les Gaulois. L'épouvante fit trembler à l'Italie entière. A ce moment, et toujours depuis lors, les Romains ont été convaincus que, si avec les autres peuples rien n'est impossible à leur courage, avec les Gaulois, c'est pour eux une question, non de gloire, mais de vie et de mort. Mais lorsqu'on apprit la fin de la guerre de Numidie et l'arrivée à Rome de Jugurtha enchaîné, on réélut consul Marius, bien qu'absent, et on lui attribua la province de Gaule. Aux calendes de janvier, il triompha, étant consul, avec une grande pompe. Et c'est sur lui, à ce moment, que reposaient les espérances et toute la force de la république.
conjuration de Catilna fragments de l'Histoire
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