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POLYBE

Histoire générale

LIVRE XXXIX (fragments)

texte grec

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la numérotation des chapitres et des livres étant différente, j'ai mis au-dessus du texte le livre et le chapitre de l'édition de la pléiade.

 


 

 

LIVRE XXXIX.
SOMMAIRE.

I, II. Digression sur la méthode adoptée par l'auteur. II s'est proposé, en passant de telle histoire à telle autre, d'éviter l'uniformité. Continuation du siège de Carthage. Portrait d'Hasdrubal. Son entrevue avec Gulussa roi des Numides. - Il, III. Gulussa intervient auprès de Scipion. Conditions posées par Scipion. Hasdrubal les rejette. Suite des hostilités - III. Hasdrubal se réfugie auprès de Scipion. Colère des transfuges contre lui. Sa femme adresse quelques mots au vainqueur et se jette dans les flammes. Paroles de Scipion à la vue de Carthage incendiée.


(38. 5)

I. Je ne me dissimule pas que plus d'un lecteur condamnera ma méthode et me reprochera de rompre trop de fois le récit des événements. Après avoir, par exemple, entamé l'histoire du siège de Carthage, tout à coup je la brise et, par une brusque transition, je passe à celles de la Macédoine ou de la Syrie : on me dira que les esprits sérieux demandent de la suite dans une narration et sont toujours impatients d'en connaître le dénouement, et qu'ainsi, dans le système contraire, l'utile et l'agréable se trouvent beaucoup mieux conciliés. Je suis fort loin de partager ces idées, et j'invoque en ma faveur le témoignage même de la nature, qui, toujours inconstante dans ses créations et amoureuse de la variété, ne veut revenir aux mêmes choses que de distance en distance et toujours avec quelque modification. Il suffit, pour établir cette vérité, de citer l'ouïe, qui, dans le chant ou la conversation, n'aime pas à retrouver les mêmes consonances : en musique comme en littérature les phrases variées, interrompues, abondantes en changements sans cesse répétés, voilà ce qui flatte l'oreille. II en est de même du goût, qui ne saurait s'accommoder sans cesse des mets, même les plus recherchés, et qui, finissant par les dédaigner, dans sa passion pour la nouveauté, préfère souvent une nourriture simple à une table magnifique, sans qu'il faille chercher d'autre cause de celte préférence que la rareté du fait. On peut en dire encore autant de la vue, qui est incapable de s'arrêter sur un seul objet; c'est le changement, la succession rapide des spectacles qui la récrée; mais cela s'applique particulièrement à l'âme : la diversité de pensées et d'occupations est pour l'homme actif un repos.

38.6

I a. C'est d'après ce principe que les plus célèbres historiens anciens ont adopté l'habitude d'interrompre de temps en temps leur récit. Bien des fois ils ont recours à des digressions mythologiques, à des épisodes fallait plaisir ou puisés dans l'histoire même : ainsi, par exemple, après avoir raconté les affaires de la Thessalie et les cruautés d'Alexandre de Phères, ils passent aux entreprises des Lacédémoniens dans le Péloponnèse, à celles des Athéniens, aux événements accomplis en Macédoine ou en Illyrie, puis quelques moments après ils rappellent l'expédition d'Iphicrate en Égypte, et les crimes commis par Cléarque dans le Pont. Mais on remarquera que ceux qui adoptent cette manière de composer l'appliquent sans mettre d'ordre, et que moi, au contraire, je le fais avec méthode. Ainsi, quand ils ont dit comment Bradyllis, roi des Illyriens, et Cersobleptes de Thrace s'emparèrent du pouvoir, ils ne poursuivent pas le récit de ce fait et n'y reviennent même plus de loin en loin. Comme dans un poème, cette digression terminée, ils continuent paisiblement leur route; mais nous, après avoir, dans le principe, distingué entre elles les parties les plus célèbres de l'univers et les événements dont elles furent le théâtre, nous faisons dans chaque pays, tour à tour, les excursions nécessaires, et nous racontons année par année les faits contemporains, ménageant toujours au lecteur un retour facile au premier sujet de la narration et aux faits soudainement interrompus : par ce moyen, il n'y a dans notre histoire aucune lacune. Arrêtons ici notre digression.

Retour au siège de Carthage (01). - Nyphéris, défendue par les Maures, est prise. - Scipion, qu'avait irrité un horrible massacre de prisonniers, presse vivement Carthage. Gulussa envoyé comme médiateur. - Entrevue entre ce prince et Hasdrubal. - Cet Hasdrubal avait fait mettre à mort un chef du même nom, et lui avait succédé.

38. 7.

1 b. C'était un homme orgueilleux, vain et complètement étranger à la pratique de l'art militaire. On pourrait énumérer un grand nombre de preuves de son peu de jugement ; n'en citons qu'une. Lors de son entrevue avec Gulussa, roi des Numides, il se présenta armé de pied en cap, couvert d'une chlamyde de pourpre marine et suivi de dix satellites. Il se porta à vingt pieds environ de ses gardes, et placé derrière un retranchement et un fossé, fit signe au roi de venir vers lui, tandis que l'étiquette exigeait le contraire. Gulussa, avec la simplicité d'un Numide, s'avança seul, et lorsqu'il fut assez près d'Hasdrubal, lui demanda pourquoi il était ainsi armé. Hasdrubal répondit que c'était par crainte des Romains. « En effet, reprit Gulussa, tu ne te serais pas, autrement, enfermé dans Carthage sans nécessité; mais que veux-tu? que désires-tu? - Je désire, dit Hasdrubal, que tu interviennes auprès de Scipion pour nous, et que tu lui promettes de notre part entière obéissance à ses ordres. Épargnez du moins cette malheureuse ville. - Quoi? reprit Gulussa, ne vois-tu pas que ce que tu réclames est insensé ? Cette faveur que Carthage n'a pu, dès l'origine, obtenir des Romains, par l'ambassade qu'elle leur a envoyée, quand ils étaient sous les murs d'Utique, comment espères- tu la leur arracher aujourd'hui que tu es assiégé par terre et par mer et que tu as presque perdu tout espoir de salut? » Hasdrubal lui répliqua qu'il se trompait étrangement; qu'il comptait sur le secours de ses alliés (il n'avait pas encore appris la défaite des Maures), que les troupes qui étaient en campagne étaient intactes, que les Carthaginois avaient confiance en eux-mêmes, et qu'ils se reposaient, avant tout, sur la puissante assistance des dieux, qui n'abandonneraient pas les victimes d'une évidente trahison et leur fourniraient quelque moyen de conservation. Il le pria donc d'engager Scipion, au nom des dieux et de la fortune, à épargner Carthage et à se souvenir que s'ils ne pouvaient obtenir ce qu'ils demandaient, les Carthaginois aimeraient mieux mourir que quitter leur ville. Après cet entretien, ils se séparèrent avec promesse de se revoir dans trois jours.

38. 8.

II. Quand Gulussa raconta à Scipion son entrevue avec Asdrubal : « C'était, dit Scipion en souriant, pour te préparer â nous faire ces prières que tu as commis, lâche Asdrubal, de si terribles cruautés sur nos prisonniers, et tu oses encore compter sur ces dieux de qui tu as violé les lois comme celles des hommes! »
Mais Gulussa insista auprès de Scipion, et pour lui faire comprendre comme il était important de mettre fin à la guerre, lui représenta que, sans parler des chances incertaines des combats, l'élection des consuls approchait et qu'il lui fallait veiller à ce que, l'hiver achevé, son successeur ne vînt pas lui enlever l'honneur du succès. Publius, vaincu par ses raisons, le chargea de répondre à Asdrubal qu'il lui garantissait la vie, à lui, à sa femme, à ses enfants et à dix familles de ses amis et de ses parents, qu'il lui permettait en outre de prendre dix talents sur ses fonds et autant d'esclaves qu'il lui plairait d'en choisir. Gulussa, muni de cette réponse bienveillante, retourna le troisième jour auprès d'Asdrubal. Comme lors de la première entrevue, Asdrubal se présenta dans un grand appareil et s'avança à petits pas, couvert de ses armes et vêtu de pourpre, laissant bien loin derrière lui, par son faste, les tyrans de théâtre. Il était naturellement gros et avait encore pris depuis peu de l'embonpoint. Ajoutez à cela un teint hâlé à l'excès : il semblait plutôt mener la vie de ces boeufs gras, qu'on étale sur les marchés, qu'être à la tête d'un pays accablé de tels maux qu'aucune expression ne saurait les rendre. Quand il revit Gulussa et qu'il entendit les propositions de Scipion, se frappant à plusieurs fois la cuisse et prenant à témoin et les dieux et la fortune, il répondit que jamais ne viendrait le jour où Asdrubal verrait la lumière et Carthage incendiée; que d'ailleurs, pour une âme généreuse, c'était un beau tombeau que les ruines de la patrie et ses flammes un bûcher magnifique. A ne considérer que le langage d'Asdrubal, qui ne serait tenté d'admirer un tel homme et ses généreux sentiments? mais si on examine sa conduite aux affaires, on n'est plus frappé que de sa lâcheté et de son infamie. Tandis, en effet, que ses concitoyens étaient détruits par la famine, il se livrait, lui, aux plaisirs du vin, avait sur sa table des desserts exquis, et par son embonpoint même faisait ressortir la misère des autres. Le nombre des Carthaginois qui moururent alors est incroyable ; incroyable aussi celui des citoyens qui, chaque jour, à cause de la disette, passaient à l'ennemi. Mais lui, se riant des uns, insultant les autres ou les faisant mettre à mort, régnait par la terreur ; c'est ainsi qu'il conserva, au sein de sa patrie malheureuse, une puissance absolue qu'un tyran , dans une ville prospère, exercerait à peine. Aussi , je crois avoir eu raison de dire qu'on trouverait difficilement des traîtres plus semblables entre eux que ceux qui, alors, étaient à la tête de la Grèce et de Carthage. Cela deviendra plus évident encore quand nous rapprocherons leurs actes dans un parallèle.


(Suite du siège. - Les Romains, au moyen d'une tortue de pierre, pénètrent dans Carthage (02). )
 

38. 19.

Scipion avait franchi les murs de cette ville; mais les Carthaginois, du haut de la citadelle, harcelaient vigoureusement les Romains. Comme le bras de mer qui séparait les combattants était peu profond, Polybe conseilla à Publius d'y répandre des chausse-trapes en fer ou des planches armées de clous en saillie, afin d'empêcher l'ennemi de venir attaquer la terrasse. « Quoi ! dit Scipion, ne serait-il pas ridicule que, maîtres de Carthage et déjà dans son enceinte, nous fissions tout pour ne pas combattre avec les Carthaginois ? »

(Les Carthaginois sortirent de la citadelle, et après un combat terrible)

II a. Les Carthaginois et les Romains passèrent la nuit sur la terrasse.


(Enfin, les Romains sont vainqueurs. - Ils s'emparent de la citadelle. - Les assiégés et les transfuges romains se retirent dans le temple d'Esculape; mais)

38. 20.

III (03). Hasdrubal, jadis si superbe, vint se jeter aux pieds de Scipion, sans se soucier des belles paroles qu'il avait dites autrefois.
Lorsque Scipion le vit à ses genoux dans la  posture d'un suppliant : « Considérez, dit-il, en se retournant vers les officiers présents, comme la fortune est habile à révéler ce qu'il y a d'insensé dans certains hommes. Cet Hasdrubal qui, naguère rejetant nos justes propositions, disait que les ruines de la patrie étaient un tombeau magnifique, le voilà qui, les mains chargées de bandelettes, nous demande grâce de la vie et met en nous tout son espoir. Qui à cette vue ne reconnaîtrait hautement que l'homme ne doit rien faire ni dire d'orgueilleux ? » En cet instant quelques transfuges, montés sur le sommet du temple, prièrent ceux des Romains qui combattaient au premier rang de s'arrêter, et Scipion eut à peine ordonné de le faire, qu'ils commencèrent à injurier Hasdrubal : les uns lui reprochaient son parjure et lui rappelaient qu'il avait promis sur les autels de ne pas les abandonner, les autres maudissaient sa lâcheté et sa bassesse. Ces reproches étaient mêlés de cruels sarcasmes et d'invectives amères.
Enfin, la femme d'Hasdrubal, voyant son époux assis près du consul, sortit du rang des transfuges : elle était magnifiquement mise, et avait à ses côtés ses enfants vêtus de tuniques ; elle les tenait par la main, enveloppés dans sa robe. D'abord elle interpella Hasdrubal, et comme il se taisait, les yeux attachés à la terre, elle invoqua les dieux et remercia le général romain de ce qu'autant qu'il était en lui, il avait tenté de la sauver elle-même et ainsi que ses enfants.
Elle se tut un moment, puis demanda à son mari comment il avait pu, sans lui dire un mot, abandonner ainsi honteusement à leur sort l'Etat et ses concitoyens, qui avaient confiance en lui, pour passer en cachette à l'ennemi; comment il avait le front de rester ainsi assis, avec des rameaux de suppliants dans les mains à côté de cet homme que...
N'avait-il pas dit que le jour ne viendrait jamais où Hasdrubal verrait à la fois la lumière du soleil et l'incendie détruisant sa patrie.

(La femme d'Asdrubal se précipita dans les flammes avec ses enfants. )

Quant à Asdrubal, traité avec bienveillance par Scipion dans cette entrevue, il résolut d'aller cherches asile sur la terre étrangère.

 38. 21.

Scipion se retourna alors vers moi et dit, en me saisissant la main : "C'est un bon jour, Polybe, mais j'éprouve, je ne sais pourquoi, quelque inquiétude et j'appréhende le moment à venir où un autre pourrait nous adresser pareil avertissement au sujet de notre propre patrie." Il serait difficile de faire une réflexion plus digne d'un homme d'État et plus profonde que celle-là.  Etre capable, à l'heure du plus grand triomphe, quand l'ennemi est au fond du malheur, de réfléchir à sa propre situation et à la possibilité d'un renversement du sort, de ne pas oublier dans le succès, que la Fortune est changeante, voilà le fait d'un grand homme, qui atteint à la perfection, d'un homme, en un mot, qui mérite de ne pas être oublié.

38. 22.

On dit qu'à la vue de Carthage détruite de fond en comble, Scipion versa quelques larmes et déplora le sort des ennemis. Il demeura longtemps pensif, et après avoir songé que les villes, les peuples, tous les empires changeaient comme les hommes, que telle avait été la fortune d'Ilion, cette ville jadis si florissante, celle des Assyriens , des Mèdes, des Perses autrefois si puissants; celle enfin des Macédoniens dont l'éclat était tout à l'heure si vif, il s'écria soit par un mouvement spontané, soit par réflexion :
« Il viendra un jour où périra la sacrée Ilion, où périront Priam et le peuple du valeureux Priam. »
Comme Polybe lui demandait quel était le sens de ces paroles, Scipion lui répondit qu'il entendait par Ilion sa patrie, pour qui, à la vue des vicissitudes humaines, il craignait un sort pareil.


(01) CLVIIIe Olympiade.
(02) Ammien Marcellin, liv. XXIV, chap. VII, citant Polybe.
(03) Deuxième année de la CLVIIIeme Olympiade.