Πολυβε, traduit par félix Bouchot Tome III

POLYBE

HISTOIRE GÉRALE

PRÉFACE.

Traduction française : Félix BOUCHOT.

 

 

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POLYBE

 

 

HISTOIRE

 

GÉNÉRALE

 

TRADUCTION NOUVELLE PLUS COMPLÈTE QUE LES PRÉCÉDENTES

PRÉCÉDÉE D'UNE NOTICE

ACCOMPAGNÉE DE NOTES ET SUIVIE D'UN INDEX

 

PAR M. FÉLIX BOUCHOT

 

Professeur de Rhétorique au Collège royal de Versailles

TOME PREMIER

PARIS

CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR

17, RUE DE LILLE

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1847

PRÉFACE (01).

 

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I

 

Polybe naquit entre 240 et 200 avant Jésus-Christ; on s'accorde à lui assigner Mégalopolis pour patrie. Suidas a failli jeter quelque incertitude sur son origine en lui donnant pour père un nommé Lycus, d'une extraction obscure. Sans qu'il soit besoin d'invoquer superbement, ainsi qu'a fait dom Thuillier, la noblesse de ses sentiments comme preuve d'une illustre naissance, le témoignage unanime des historiens et celui de Polybe lui-même, confirmé par quelques circonstances de sa jeunesse, suffisent pour réfuter Suidas. Il ne serait pas possible de concilier avec cette obscurité prétendue l'ambassade dont il fut chargé avant l'âge légal, et l'honneur qu'il eut de porter les cendres de Philopœmen, à une époque où il semble qu'aucune illustration personnelle ne le recommandait VI au choix de ses concitoyens. Son père fut Lycortas (02). On ne sait rien de ses premières années ; mais élevé dans la maison d'un tel père, et sous les yeux de Philopœmen, on peut facilement juger quelle éducation il reçut, quelles grandes leçons, quels beaux préceptes, quelle vue nette des affaires lui donnèrent ces illustres maîtres. C'était le moment où, délivré d'Annibal et désormais libre de crainte, Rome, commençant à entamer l'Orient, envoyait Flamininus préparer, au nom de la liberté, l'asservissement de la Grèce. Le spectacle seul des événements auquel Polybe assistait était déjà assez instructif par lui-même, mais il eut en outre l'avantage d'être plus que tout autre témoin des inquiétudes secrètes de Philopœmen et de Lycortas qui, placés entre la Macédoine et Rome, et les redoutant toutes deux, se résignaient à l'alliance de la république pour prolonger au moins l'indépendance de leur pays. Ces grands faits, commentés par de si grands hommes, ne devaient pas être perdus pour un esprit tel que celui de Polybe.

La première circonstance où nous le voyons figurer, sont les funérailles de Philopœmen : Plutarque nous le montre entouré de tout ce que l'Achaïe avait de considérable, et portant, dans cette cérémonie à la fois funèbre et triomphale, les cendres du dernier des Grecs : distinction glorieuse qu'il ne dut pas seulement, sans doute, à sa naissance, mais aux espérances qu'il faisait dès lors concevoir. Il est d'ailleurs probable qu'il avait accompagné Philopœmen dans son expédition contre Messène, car Lycortas en faisait partie avec l'élite des Achéens. Élève de Philopœmen, il assistait à toutes ses guerres, comme à autant de leçons où ii s'instruisait en le voyant faire.

On sait que Lycortas fut le successeur de Philopœmen. La Grèce y perdit, car il avait le cœur et non le génie de son ami; mais l'importance de Polybe y gagna. Aussi, deux ans après, en 484, il fut associé (03) à son père pour aller remercier Ptolémée Épiphanes des secours que ce prince avait envoyés aux Achéens, et pour renouer l'alliance du Péloponnèse avec l'Égypte. Les années suivantes sont vides d'événements importants au dehors, mais elles furent remplies en Achaïe par une lutte continuelle du parti national contre le parti romain, qui, VII impatient de voir le dernier jour de la Grèce, s'efforçait de la jeter dans la servitude. Polybe prit avec Lycortas une part active à ces combats. En hommes formés à l'école de Philopœmen, ils essayaient tous deux de concilier avec la déférence pour le sénat l'indépendance de leur patrie, et de persuader à leurs concitoyens d'estimer Rome sans la craindre. Mais que pouvait le zèle de quelques hommes contre l'or des Romains et contre la terreur qu'ils inspiraient? Il résulta de tous ces efforts inutiles que, malgré sa modération, Polybe devint suspect à Rome, qui commençait à considérer comme rébellion toute obéissance peu empressée, et le bruit se répandit qu'un procès allait être intenté à Lycortas, à Polybe et à Archon (04). Il n'en fut rien : Rome ajourna sa vengeance.. Mais ce bruit marqua du moins quelles opinions on attribuait généralement à Polybe, et quel était l'état des esprits.

Bientôt après s'ouvrit la guerre des Romains contre Persée. Ce fut pour la Grèce un moment solennel : du sort de la Macédoine dépendait sans doute celui du pays tout entier. L'abandon où l'on avait laissé Philippe avait mis en danger toute la Grèce; Persée d'ailleurs paraissait puissant et Rome se trouvait engagée alors dans de grands embarras. Quel parti prendre? La Grèce, si pleine de joie (05) à la nouvelle du premier succès de Persée, s'unirait-elle à ce prince? les Achéens, à la tête des Grecs, donneraient-ils le signal de la guerre contre leur Superbe ennemie? La tentation ne put manquer d'être forte pour le parti national parmi les Achéens. Cependant nul n'osa, à ce qu'il semble, ouvrir l'avis de s'unir à la Macédoine pour tenter contre Rome un suprême effort. Lycortas conseilla la neutralité ; Archon , l'alliance avec Rome; et Polybe. qui avait d'abord incliné vers l'opinion de Lycortas, paraît s'être rangé promptement à celle d'Archon, puisque nous le voyons bientôt commander la cavalerie auxiliaire. Ce fut même lui qu'on envoya vers Marcius (06), en 169, afin de l'avertir que la ligue avait une armée toute prête à marcher contre Persée. Marcius remercia les Achéens, et répondit que Rome n'avait pas besoin de secours. Mais Polybe demeura auprès du consul jus» qu'à la fin de la campagne, et ne le quitta que pour aller, de la part de Marcius, dire aux Achéens de ne point accorder à VIII Appius Cento, son lieutenant, les cinq mille hommes qu'il leur demandait malgré ses ordres. Polybe accomplit cette mission délicate avec l'habileté d'un homme d'État.

En dépit de ces ménagements, il ne sut pas se concilier les Romains ; il acheva de se compromettre à leurs yeux dans l'affaire des Ptolémées, Physcon et Philométor. Ces princes imploraient l'assistance de la ligue contre Antiochus. Polybe parla en leur faveur, et plaida vivement pour le maintien de l'ancienne alliance égyptienne  (07), malgré le parti romain qui demandait qu'on réservât pour Rome les troupes dont on pourrait disposer. Il allait même l'emporter, lorsque Callicrate, chef de la faction romaine, produisit une lettre attribuée à Marcius, et par laquelle il priait les Achéens de se conformer aux désirs de Rome en réconciliant les princes rivaux. Polybe ne soupçonna pas la fraude de Callicrate, et n'osa point insister (08); mais cet échec l'irrita à un tel point qu'il se retira des affaires : dépit funeste qui livrait la patrie aux traîtres, et qui semble un des traits de cette vanité dont Polybe, nous le verrons, ne sut pas se défendre. Bientôt même il quitta la Grèce et alla servir avec son père dans l'armée égyptienne. Les Ptolémées, qui connaissaient ses talents militaires, avaient demandé à la ligue, à défaut du secours qu'ils avaient sollicité, Polybe et Lycortas. Ce voyage lui servit d'ailleurs, en ce qu'il lui donna occasion d'étudier un nouveau peuple et une nouvelle constitution.

Ce fut sans doute pendant cette absence qu'eut lieu la bataille de Pydna et la ruine de la Macédoine, dont le contrecoup devait ébranler le monde entier. Tant que le trône d'Alexandre avait été debout, Rome n'avait pas été sans crainte, par conséquent, sans modération. Elle avait à redouter une conspiration de l'Orient et de l'Occident, telle qu'Annibal l'avait conçue il y avait vingt ans. La chute de la Macédoine la rassura : elle ne voyait plus aucun peuple capable de lutter contre elle par les armes, ni de former une ligue. La Syrie était sans force; l'Egypte déjà soumise à son influence; Carthage ne s'était relevée qu'à demi, et d'ailleurs elle était en proie à des dissensions qui préparaient la domination de Rome : l'Espagne et la Gaule cisalpine défendaient péniblement les restes d'une liberté expirante; tous les États secondaires étaient sous sa protection : Rome seule enfin demeurait IX forte et grande au milieu des autres puissances, si profondément ébranlées qu'elles devaient s'écrouler au premier choc. Aussi la bataille de Pydna amena dans la politique du sénat un changement complet. Il cessa de dissimuler, et résolut de marcher ouvertement à la conquête du monde. La Grèce l'éprouva la première, et les ménagements qu'on avait employés pour l'éloigner de la Macédoine furent mis aussitôt de côté. Callicrate encouragé leva le masque, et dressa une liste de mille Achéens suspects sur lesquels Paul Emile acheva les cruautés dont il souilla sa victoire (09) Ces mille Achéens étaient les derniers citoyens généreux dont la Grèce pût encore se vanter. Polybe était depuis longtemps désigné à la colère des Romains par son patriotisme et son indépendance. Il eut l'honneur d'être persécuté par Paul Emile.

Peut-être sommes-nous redevables, en partie, des écrits de Polybe à cet exil et aux loisirs qu'il lui procura. Homme d'action, il devint écrivain et tourna toute son activité vers les études qui seules pouvaient le consoler. Les Scipion, qui possédaient une bibliothèque nombreuse, la mirent à sa disposition : ce fut là l'occasion de sa liaison avec cette famille et avec toutes celles qui savaient apprécier la civilisation de la Grèce. Fabius et Publius, fils de Paul Emile et adoptés par le fils du premier Africain, furent toujours au premier rang parmi ses amis. Charmés de sa science et de son entretien, ils ne purent bientôt plus se séparer de lui, et ils lui firent accorder de demeurer à Rome (10), tandis que ses compagnons d'exil étaient dispersés dans les différentes parties de l'Italie. Il devint le maître du plus jeune des Scipion, Publius Emilien. Élève lui-même de Philopœmen et ayant un Scipion pour disciple, il fit sans doute de l'art de la guerre l'objet principal de ses leçons; mais Polybe n'était pas seulement un général, il était aussi moraliste, et, sans qu'il soit possible de dire à quelle école il se rattache, ses écrits prouvent qu'il avait, en philosophie, les idées communes aux hommes distingués de son temps. Il fit nécessairement part à son ami de toutes ses opinions sur la politique, sur la morale et même sur la religion. Scipion Émilien sortit de cette éducation demi-Romain, demi-Grec, avec les qualités des deux nations. Pausanias ne craint pas d'affirmer que Scipion n'avait rien de bon en lui X dont il ne fût redevable à Polybe. Sans aller aussi loin, Diodore, Velléius et Plutarque vantent l'efficacité de ses soins. Du reste, si Émilien dut beaucoup à Polybe, Polybe ne dut pas moins à Émilien, puisqu'il put, grâce à lui, demeurer à Rome, et, vivant parmi les plus puissants personnages de la république, étudier et connaître à fond et les événements et les hommes de l'époque. Seulement Grec par l'exemple et les conseils de Philopœmen, il se fit quelque peu Romain par le commerce de Scipion, et devint l'homme le plus propre à raconter l'histoire de l'Italie et de la Grèce. Ni ces amitiés illustres ni ses occupations littéraires et historiques ne lui firent oublier sa patrie : il employa pour elle le crédit de Scipion, Ce fut sans doute encore en vue de la Grèce qu'il facilita l'évasion de Démétrius (11), que le sénat retenait à Rome contre toute justice, pour livrer le royaume de Syrie à un enfant au nom duquel il régnerait réellement. Démétrius, devenu roi, pouvait en effet relever la Syrie de la faiblesse où elle était tombée, et par les soucis qu'il causerait aux Romains, opérer une diversion favorable aux Grecs. Les Achéens n'oublièrent pas ce généreux patriotisme : malgré les progrès du parti romain, qui grandissait chaque jour, trois ambassades successives vinrent redemander au sénat les exilés, mais surtout Polybe et Stratius (12). La première fut aussitôt repoussée, les deux autres obtinrent un accueil bienveillant, mais rien de plus. Il fallut que Scipion intervint; Caton se laissa fléchir, et le sénat consentit au renvoi des proscrits (13). De mille, il en restait trois cents.

Polybe profita-t-il de la permission qui lui était enfin donnée de revoir sa patrie? C'est ce qu'on ne peut, en aucune manière, affirmer ni nier. Il est du moins certain que, s'il y retourna, il n'y demeura pas longtemps. A vrai dire, le spectacle que la Grèce lui présentait n'était guère propre à le retenir. Il pouvait y voir, d'une part, les traîtres dominant et se servant de leur autorité pour bâter l'asservissement de leur pays; de l'autre, les anciens proscrits prêts à engager avec Rome une lutte insensée, et à conduire, par un autre chemin que Callicrate, leur patrie au même but. Que faire entre ces deux partis? Polybe avait un patriotisme éclairé; il savait ce qu'était la Grèce et ce qu'était Rome, il s'abstint. Il continua XI donc de se livrer à l'étude, et pour ne pas assister du moins aux événements qui se préparaient, il commença de longs voyages : il alla vérifier sur les lieux les renseignements qu'il avait amassés à Rome (14).

Après avoir visité les Alpes, la Gaule, l'Espagne, il passa en Afrique, où il resta auprès de Scipion pendant les années 447 et 446 (15). Plutarque, Pline l'Ancien, Ammien Marcellin l'affirment également. C'était le moment où Rome portait les derniers coups à sa rivale et consommait la ruine de Carthage. Aussi, quelle que fût la tendresse que Polybe eût pour Émilien, on a peine à le voir assister aux funérailles de Carthage, comme s'il n'eût pas compris que c'étaient aussi celles de la Grèce, et que l'indépendance de l'Achaïe ne survivrait pas longtemps à celle de l'Afrique, En vain Pausanias affirme qu'il n'était pas alors même indifférent au sort des Grecs et qu'il leur envoyait le conseil de ménager Rome; ne devait-il pas plutôt l'apporter lui-même ce conseil, et appuyer de sa parole la politique qu'il considérait comme le salut de la Grèce? Devait-il explorer les côtes de l'Afrique et parcourir les mers voisines sur des vaisseaux prêtés par Scipion, tandis que les Grecs succombaient à Scarphée et à Leucopetra, et que Dia&us immolait sa famille et lui-même pour ne point voir l'asservissement de la Grèce?

Que l'éloge, toutefois, ait sa part comme le blâme la sienne. Si le cœur faillit à Polybe pour une œuvre qui, en définitive, lui semblait peut-être inutile et pouvait seulement ajourner une inévitable chute, il chercha du moins à réparer, autant qu'il fut en lui, les maux delà Grèce. Lorsqu'il y aborda, Corinthe était prise et Mummius insultait en même temps à la liberté et aux arts des Grecs. Polybe intervint auprès du vainqueur et réussit à adoucir les maux de la conquête. Ce rôle de médiateur lui convenait d'autant mieux qu'il avait été étranger aux derniers événements, que lui Seul avait recommandé la prudence et que ses relations intimes avec les premiers citoyens de la république lui donnaient un grand crédit. Il osa plaider en faveur de la mémoire de Philopœmen (16) et obtint que l'on respectât ses statues ainsi que celles d'Aratus. Peu après, il fit preuve d'un noble et courageux désintéresse- XII ment qui accrut encore l'estime qu'il avait déjà inspirée à tous. Les dix commissaires envoyés par Rome en Grèce lui proposèrent de choisir parmi les biens de Diaeus ceux qu'il trouverait à sa convenance. Mais il refusa et engagea tous ses amis à ne recevoir ni acquérir rien qui eût appartenu aux proscrits (17). Enfin, chargé par ces commissaires, à leur départ, de parcourir toutes les villes pour régler leurs querelles et les accoutumer au nouveau gouvernement, Polybe s'acquitta de cette fonction avec tant de zèle et de succès que les Grecs le considérèrent comme leur protecteur, bien qu'il agît au nom de Rome (18). Des statues lui furent élevées, et Pausanias raconte que l'une d'elles portait cette inscription remarquable : " La Grèce n'aurait pas succombé si elle eût suivi les conseils de Polybe, et après sa ruine, elle n'a trouvé de ressources qu'en lui. »

Ces soins achevés, Polybe s'appliqua tout entier à la composition de son ouvrage : aucun fait important ne marque les années qui suivirent. Il quitta encore une fois sa patrie pour suivre Scipion en Espagne, puisque Cicéron nous apprend dans sa lettre à Luccéius qu'il écrivit à part l'histoire de la guerre de Numance. Mais il y rentra bientôt, et Lucien rapporte qu'il mourut à quatre-vingt-deux ans, d'une chute de cheval, en se rendant de la campagne à Mégalopolis.

 

II.

 

Telle est la vie de Polybe; et, si nous nous sommes arrêté si longtemps à en fournir les détails, sans mêler autre chose à notre récit que ce qui a rapport à l'histoire générale de Rome et de la Grèce, c'est que la biographie seule d'un historien, et surtout d'un historien qui raconte les faits contemporains, ainsi commentée, est déjà une sorte d'appréciation littéraire. Plus l'une est exacte, plus l'autre est complète. En histoire surtout, le style c'est l'homme : là plus que partout ailleurs l'écrivain, quoiqu'on lui dise et quoiqu'il fasse, subit l'influence de son éducation première, de ses idées personnelles, de celles de son temps, des événements au milieu desquels il vit, si bien que la connaissance de ce qu'il a été et de ce qu'il a fait, de ce qu'on fait et de ce qu'on a été autour de lui donne comme un XIII avant-goût de ses œuvres. Et en effet quand nous voyons Polybe, formé par Philopœmen et Lycortas aux pensées sérieuses, aux sentiments généreux, à la valeur guerrière, tantôt à la tète des troupes, se montrer habile capitaine et tacticien consommé , tantôt dans les conseils de l'Achaïe défendre avec ardeur les droits de la Grèce, et même, après la chute de Corinthe, rédiger pour elle de sages lois ; quand nous le voyons mener une existence si pleine que la politique, la guerre et la philosophie en occupent tous les instants, et cela en un temps où tout repose sur la diplomatie et sur les armes, où il faut rétablir quand on a détruit, où les royaumes croulent de toutes parts autour de Borne, et où celle-ci a besoin de réfléchir avec le monde entier sur sa constitution pour se rendre compte de si merveilleuses victoires et en assurer les effets, où enfin s'agitent les plus grands intérêts publics, tandis que la vie privée s'efface, n'avons-nous pas une première vue, et une vue déjà nette du livre que nous allons ouvrir ?

Rien n'est plus varié que l'histoire : elle l'est par le fond ; elle l'est par la forme, et la manière dont elle envisage les faits et les présente n'est pas moins mobile que les faits eux-mêmes. Ici elle prend le ton de l'épopée comme dans Hérodote, à une époque d'enthousiasme et de poésie ; là elle devient satire, et se change en une sorte de pamphlet politique dont l'indignation et la colère fournissent les traits principaux. Tantôt elle se plaît à raconter, sans discuter jamais; tantôt elle se fait docteur (19) et se pique de donner aux hommes des leçons de politique, de morale, de tactique, comme dans Thucydide, et surtout chez Polybe. Ce sont là deux noms qu'il faut nécessairement rapprocher. Polybe est un élève, un continuateur de Thucydide. Il n'a pas le style et la composition serrée du maître, mais il en a conservé l'esprit. Tous deux aiment à résumer les faits en leçons de tout genre, et ces mêmes expressions dont Thucydide se servait autrefois contre Héro» dote, alors qu'il se vantait de laisser dans ses écrits un monument éternel et non un jeu d'esprit propre à amuser un instant l'oreille, Polybe les tourne à son tour contre un Philinus, un Chéréas, et un Sosile.

Seulement ce que Thucydide relègue dans ses discours et XIV dans quelques rares digressions, Polybe l'étalé complaisamment à chaque page. Rechercher les causes et les conséquences des faits quelle qu'en soit la nature, expliquer la grandeur on la décadence des États, et, comme dit Fénelon, donner le mécanisme qui les élève ou qui les renverse, critiquer les manœuvres des généraux, et là encore signaler ce qui conduit au succès ou au revers ; voilà ce dont il se préoccupe sans cesse. Sans doute on aurait une idée très-fausse de son œuvre, si on croyait devoir y trouver l'histoire philosophique telle que nous Pavons faite aujourd'hui. Les petits détails y abondent; et nous lui devons, sur les négociations et sur les batailles accumulées depuis 248 jusqu'à 146, en Europe et en Asie, plus de minutieux renseignements qu'à aucun autre écrivain. Mais jusque dans ces détails techniques, Polybe est un penseur : vous croyez qu'il ne songe qu'à raconter, il enseigne encore; et lorsqu'à Trasimène ou à Cannes il nous dit soigneusement la position de l'aile gauche et celle de l'aile droite, ou nous fait suivre les mouvements de l'armée durant l'action, ce récit est moins descriptif peut-être que didactique ; il faut moins y voir le narrateur que le tacticien. L'histoire de Polybe est une sorte de manuel pratique à l'usage des hommes de guerre et des politiques. Aussi l'anecdote et, si on peut s'exprimer ainsi, la légende n'y ont pas de place ; tout ce qui est purement dramatique et bon seulement à piquer la curiosité, à produire quelque coup de théâtre, il l'évite comme indigne de l'histoire ; c'est pour lui une maxime dont il ne s'écarte jamais. Il sait fort bien qu'il se prive par là d'un bon nombre de lecteurs; il en fait le sacrifice et croit gagner à perdre. Aussi fait-il aux Fabius et aux historiens de l'époque qui avaient prodigué en leurs livres les merveilles et les miracles, une guerre sans relâche. Rien ne lui est plus odieux que ces diseurs de fables, ces mythographes, μυθογράφοι, comme il les appelle, qui cherchent le dramatique au lieu du vrai. On ne trouve chez lui ni la merveilleuse expédition des Romains contre le serpent de Bagrada, ni le lamentable supplice de Régulus, ni ces prodiges que Tite Live énumère avec complaisance, bien qu'il n'y croie pas beaucoup plus que Polybe ; il ne connaît que l'histoire des faits positifs, authentiques, en un mot que cette histoire πραγματική, où le général s'appuie sur le particulier, et dont l'expérience est l'auteur et le juge; à laquelle enfin on pourrait donner pour épigraphe que, quelle que XV soit l'influence de la fortune sur les choses dû monde, elle n'y fait pas tout cependant, et que la suite dans les conseils et la persévérance dans les résolutions produisent, en politique comme dans la guerre, de plus beaux effets que la témérité et le hasard ; vérité si simple mais trop souvent oubliée, malgré les efforts constants des plus grands esprits, et dont l'oubli nous conduit par une pente roide et rapide à la fatalité, et de là à l'indifférence.

Tel est le caractère essentiel du livre de Polybe. L'intervention du bon sens et de la critique contrôlant, examinant tout, pesant l'influence de la fortune dans les affaires du monde, et mesurant même, avec le respect nécessaire, celle des dieux, voilà ce qui fut pour notre historien et ses contemporains le premier mérite et l'originalité de son livre. Toutes ces idées, aujourd'hui rebattues, étaient alors, je ne dirai pas des découvertes, mais des curiosités. Si les superstitions insensées du paganisme trouvaient plus d'incrédules et d'adversaires que les vieux Romains n'eussent voulu, elles comptaient cependant de fidèles croyante et d'opiniâtres défenseurs. La philosophie et ses spéculations sur la religion, la morale et la politique, étaient moquées sur le théâtre, assez peu estimées du peuple qui en riait avec Plaute et Térence, et sans l'appui d'un Scipion, d'un Lélius, d'un Polybe, peut-être n'eussent elles jamais triomphé. Rome enfin grandissait et le monde la voyait grandir sans que, sauf quelques esprits distingués, on s'expliquât bien en Italie comme en Grèce les causes de cette grandeur jusqu'alors inouïe (20). Polybe rendit populaire à Rome, par l'intérêt du sujet et par l'autorité de son nom, cette histoire critique, spéculative dont Cicéron (21), plus tard, donnait la formule en quelques lignes qui semblent être le souvenir de la lecture de Polybe et de ses entretiens avec son ami Brutus sur son auteur favori. Aussi quel retentisse» ment ne dut pas produire l'œuvre d'un homme qui, Romain par les sentiments, et Grec par les idées, sans être exclusivement l'un ou l'autre, donnait en ses livres l'éclatant exemple de cette alliance de l'esprit ancien et de l'esprit moderne, opérée déjà dans bien des âmes, et point encore proclamée par la littérature; qui rendait hommage avec admiration et amour à l'ancienne constitution romaine en l'expliquant ; qui XVI disait surtout certaines vérités dont on n'avait longtemps parlé, que dans les cercles de l'aristocratie ou sous la tente de Scipion ; qui enfin avait répandu dans mainte et mainte page et cet esprit de critique, de libre examen, et de science, si fort au goût des jeunes gens d'alors. Ajoutez à cela la nouveauté d'une histoire générale dont les diverses parties, comme dit Montaigne de Comines, en même temps qu'elles représentaient partout avec gravité l'homme élevé aux grandes affaires, montraient l'écrivain de bon lieu ; d'une histoire toute pleine d'intentions littéraires et à laquelle on ne pouvait guère opposer que les informes Annales de Fabius Pictor, et que les sèches Origines de Caton ou les Essais d'un Sempronius Asellio !

Lorsque, de nos jours, nous lisons quelque histoire dont les événements nous sont familiers, nous nous occupons moins peut-être de ces événements mêmes que de la façon dont on les explique et on les juge. Ainsi s'intéressaient l'Italie et la Grèce à l'ouvrage de Polybe. Elles ne se rappelaient que trop les épreuves par où elles étaient l'une et l'autre récemment passées : mais ce jugement anticipé de la postérité prononcé par Polybe avec indépendance et au nom de la raison, éveillait grandement leur curiosité et intéressait leur honneur; outre que par là, bien des idées fausses étaient redressées chez le vainqueur et chez le vaincu. Aujourd'hui l'intérêt s'est déplacé et nous tenons beaucoup plus au récit même des événements qu'aux digressions générales ou aux réflexions dont Polybe l'assaisonne. Toutefois il y a dans cette manière de convertir les faits en enseignements que le lecteur trouve formulés ou qu'il formule sans peine, quelque chose de relevé et de sérieux, qui, malgré de graves défauts, ne peut manquer de plaire en tout lieu et en tout temps, dès que les conclusions de l'auteur sont exactes. Or c'est là un mérite qu'on ne saurait contester à Polybe. Bossuet (22) admire comme il a conclu, que Carthage devait à la fin obéir à Rome, par la seule nature des deux républiques (23). Il condamne au nom du sage Polybe Plutarque qui, trop passionné pour les Grecs, attribue à la seule fortune la grandeur romaine. Montesquieu s'appuie souvent sur le judicieux Polybe. Polybe en effet n'est ni un grand écrivain ni un sublime penseur ; c'est un homme de bon sens et non de génie, ou plutôt XVII de qui le génie est la supériorité de la raison. Sans parler en effet de ces longs et précieux développements sur les formes diverses des gouvernements qui ne sont que le souvenir et le résumé de certains passages d'Aristote et de Platon, que de sages et judicieux aperçus sur la balance des différents pouvoirs de la république romaine, sur la chute de la Grèce, sur la conduite imprudente ou criminelle de ses chefs, sur le danger des armées mercenaires, sur la tactique, sur l'influence morale de la musique, sur l'utilité politique de la religion, nous ne savons guère que deux circonstances où Polybe n'ait pas vu aussi loin et aussi juste qu'il était nécessaire, nous voulons dire son enthousiasme au sujet de la proclamation de la liberté de la Grèce, aux jeux isthmiques, et son silence sur les signes de la décadence de Rome. Il y a évidemment dans cette admiration que lui inspire la perfide générosité de G. Flamininus, quelque chose de ce délire imprévoyant de la foule, saluant de ses acclamations et de frénétiques applaudissements ce prétendu libérateur qu'elle eût dû plutôt maudire. Ensuite, s'il nous montre bien comment s'est élevé peu à peu l'édifice de la puissance romaine, il ne nous fait pas assez connaître, pour un homme qui s'occupe des causes de grandeur et de décadence des États, ce qui déjà en sapait les fondements. Quelques mots sur les dépouilles de Syracuse portées à Rome, un fragment d'une signification équivoque, quelques plaintes éloquentes mais rapides sur la dépravation de la jeunesse latine ne suffisent pas. Faut-il croire que les pertes que nous avons à regretter dans les derniers livres de son histoire nous aient privés de tout ce qu'il nous révélait à ce propos? Non, mais la pompe des délibérations du sénat, l'appareil des ambassades de tous les rois de la terre, l'éclat des victoires, le bruit des trompettes triomphales, ont plus d'une fois distrait le penseur. Mêlé à cette partie de la société romaine qui, sans en avoir conscience, devait peu à peu, par ses innovations, détruire Rome, il ne vit pas dans l'ombre, auprès des magnifiques trophées élevés par les armées et par la politique du sénat, les causes d'une chute prochaine. Il partageait la confiance des néo-Romains en la ville éternelle, comme il partageait pour elle leur admiration et leur amour.

On a reproché à Polybe d'avoir trop aimé, trop admiré Rome: expliquer cet amour et cette admiration est plus juste que les blâmer. Aujourd'hui même quand on voit Rome, par la vigueur XVIII de ses maximes et par sa hardiesse dans l'exécution, s'avancer sans relâche à travers cette Méditerranée qu'elle appelait plus tard et qu'alors elle rendait sienne (nostrum mare); ne quitter un ennemi que pour en attaquer un autre, et toujours préparer par quelque habile moyen l'affaiblissement d'abord, puis la ruine de chacun; enfin de proche en proche, réduire l'Asie sous sa puissance, puis l'Afrique, et plus tard presser entre cet deux conquêtes la Grèce qu'elle écrase, qui ne l'admire? lorsqu'ensuite on lui compare tous les États de l'univers, déchirés par des querelles sans dignité, divisés par des intérêts mesquins et qu'on la suit substituant partout à l'anarchie un gouvernement sévère et régulier, à la faiblesse la force, à la bassesse la grandeur, qui n'est porté à l'aimer? et cependant noue savons quelle décadence succéda à tant de prospérité, tandis que Polybe ne vit que ces beaux temps où Rome était toute-puissante. Polybe aime donc Rome, sans oublier sa patrie, comme nous aimons, par un besoin de notre nature et sans distinction de pays, tout ce qui est régulier et grand, comme au XVIIIe siècle, Montesquieu et Voltaire, à la vue de la France esclave et humiliée, aimaient et admiraient, en demeurant Français, l'Angleterre libre et glorieuse l

D'ailleurs quels que fussent les sentiments de Polybe pour Rome, jamais ni cette admiration ni cet amour ne manquèrent de dignité. Il ne craignit pas, nous l'avons vu, de résister aux Romains lorsqu'il était nécessaire, et cette indépendance dans sa conduite à leur égard, il l'a transportée dans ses écrits. Là encore il est de l'école de Philopœmen. On trouve çà et là contre les Romains mêmes des phrases d'une amère précision. Prusias, dit-il quelque part, se montra de toute manière méprisable en cette occasion, aussi reçu t-il une réponse favorable (24). Ailleurs, il conseille à Démétrius, qui aspirait au trône de Syrie, injustement occupé par Antiochus Eupator, de ne pas aller se heurter contre la volonté du sénat, mais de quitter furtivement Rome. Démétrius n'écoute pas ce sage conseil et échoue dans sa requête auprès du sénat. Polybe se résume en ces fortes et simples paroles : « Si le sénat avait résolu de conserver l'empire à un enfant, ce n'était pas qu'il ne regardât comme justes les réclamations de Démétrius, mais il le trouvait utile à la république. Les circonstances restant les mêmes, il était naturel que les sé- XIX nateurs persistassent dans leur premier sentiment (25). » Polybe est peut-être l'auteur qui met le plus à nu et nous fait le mieux connaître la politique de Rome. Son affection pour sa seconde patrie ne lui ferme pas les yeux sur ce qu'il peut y avoir d'intéressé et d'égoïste dans sa conduite; il le signale franchement, comme franchement aussi il dit les qualités de ses ennemis les plus cruels. Bien de plus vivement senti, par exemple, que l'éloge qu'il fait d'Annibal. Tite Live lui-même, entraîné par l'émotion que toujours causent les choses extraordinaires, et peut-être encore par l'habitude d'imiter Polybe, a comme lui vanté quelque part le grand capitaine, mais ce n'est plus la même énergie, la même ardeur, la même impétuosité d'admiration que chez l'auteur grec, et on mesure par ce qui manque chez Tite Live, tout ce qu'il y a de liberté de jugement dans les louanges de Polybe.

Cette liberté, qui n'est autre chose que l'impartialité, suit Polybe de Rome en Grèce, de Grèce en Syrie, en Egypte, et devient un trait de sa grave et sévère physionomie. Polybe est par excellence l'homme sans maître, ἀβασίλευτος, que demande Lucien. Avant tout il est honnête. Chez lui le littérateur est quelquefois partial, l'historien presque jamais. Lorsqu'il parle de Timée ou de quelque autre auteur rival, il le fait avec une aigreur qui rend fort suspecte l'impartialité de ses décisions; mais dès qu'il revient à l'histoire proprement dite, il est aussitôt équitable. Alors il n'y a pour lui ni ami ni ennemi ; il blâme le mal, loue le bien sans consulter autre chose que la vérité : ni Aratus ni Lycortas son père ne trouvent grâce devant son inexorable justice. Ses haines mêmes et ses affections (et il en ressentit de vives) sont si bien placées qu'elles nous deviennent personnelles. On aime avec lui Scipion, Philopœmen, avec lui on déteste un Diaeus, un Critolaüs, un Agathocle. En un mot, Polybe, juge des hommes, est encore tel que nous l'avons vu étant juge des choses ; il analyse un caractère comme un fait; là encore il est avant tout penseur et critique : la raison l'emporte jusque dans le sentiment sur l'imagination.

Du reste, s'il en est ainsi, il ne le dut point seulement à la nature de son esprit, mais encore à son savoir, qui était fort étendu. Car le savoir, en même temps qu'il éclaire l'intelli- XX gence, forme le jugement. Il énumère quelque part les connaissances que doit posséder l'historien; il semble les avoir réunies toutes. Il est également versé dans l'histoire contemporaine et dans celle des anciens temps : la géographie lui est familière, et Cicéron vante particulièrement son exactitude en chronologie. Les mille détails purement techniques accumulés dans ses descriptions de batailles, de nombreuses digressions sur l'art de la guerre et sur les qualités d'un générai, un traité spécial de stratégie, les perfectionnements qu'il introduisit dans l'usage des fanaux, ces grossiers télégraphes de l'antiquité, prouvent assez avec quel soin il étudia la tactique et tout ce qui se rattache à l'art militaire. Il poursuivit la science dans toutes ses branches avec une incroyable ardeur. Enfin, il ne recula devant aucune dépense, aucune fatigue, pour aller visiter les lieux théâtres des grands événements qu'il avait à retracer et au sujet desquels il y avait contradiction ou doute. Or, Polybe retira de ses patientes études et de ses longs voyages quelque chose de plus que des connaissances positives et variées : il y apprit à n'aimer, à ne poursuivre, à n'admettre que le vrai, et en homme qui avait, avec fruit, beaucoup lu, beaucoup vu, beaucoup étudié les personnes et les choses, à ne jamais substituer la fantaisie à la vérité, à l'examen l'esprit de système.

Il est fâcheux que, malgré de si nombreuses et si réelles qualités, peut-être à cause d'elles, Polybe ait donné dans un défaut dont Vossius cherche en vain à le disculper, la vanité. Polybe est savant, il est philosophe, il est tacticien, il est politique ; il ne lui manque que d'être tout cela sans le savoir et de ne pas être le premier à parler, à se féliciter de ses mérites. Sans doute, si ce contentement de soi-même n'eût été qu'une faiblesse d'esprit, dont il eût eu probablement, comme homme privé, à encourir le ridicule, il faudrait le pardonner à l'auteur d'une œuvre considérable et à qui la longueur de ses recherches, l'importance de son entreprise, ont pu faire illusion sur sa propre valeur : mais nous parlons de ce défaut, parce qu'il eut chez Polybe de l'influence sur le littérateur. Lorsqu'on regarde à l'ensemble de son histoire, le plan général qu'il a suivi paraît satisfaisant : il nous conduit par une voie large et facile, en prenant pour point de départ la seconde guerre punique, et en s'arrêtant à la ruine de Corinthe, à travers ces royaumes qui croulent de tous les côtés, jusqu'au XXI moment où Rome demeure seule triomphante. Dans les détails, la composition est beaucoup moins irréprochable : de prolixes digressions jetées tout à coup, sans préparation aucune, au milieu du récit, viennent en entraver la marche et gêner l'esprit. Ces digressions, il fallait les fondre dans la narration, de manière qu'elles ne formassent avec elle qu'un seul corps. Polybe ne l'a pas fait, et s'il en est ainsi, il nous semble qu'on doit bien moins s'en prendre à une certaine ignorance de la composition, si commune du reste aux auteurs de l'antiquité et même aux plus célèbres, qu'aux conseils d'une vanité exagérée. Cette vanité se fût mal trouvée de ne pas mettre en saillie ces passages favoris de l'auteur. Polybe, évidemment, se complaît à ces amplifications où il entasse tout ce qu'il a d'idées générales en politique, en religion, etc.; et on peut, je le répète, les attribuer sans crainte non pas seulement à l'absence de ce goût dispensateur qui Sait tout ordonner, tout classer, mais encore et surtout à cet amour de soi qu'inspirait à notre auteur le sentiment de son mérite.

Cet amour est tout ce qu'il y a de naïf dans Polybe. La naïveté lui manque du reste : il n'est pas naïvement penseur ; il n'est pas naïvement écrivain. Comme écrivain, Polybe a été jugé fort diversement; et toujours, suivant nous, d'une manière fort inexacte. Casaubon le place au premier rang des écrivains ; mais Denys d'Halicarnasse affirme durement qu'il n'entend rien au style, qu'on ne saurait le lire jusqu'au bout, et il le met sur la même ligne que Duris et Psaon, auteurs alors fort obscurs sans doute et complètement inconnus de nos jours. La vérité n'est point dans ces sentiments extrêmes. La critique dédaigneuse du rhéteur a produit l'un, comme l'admiration partiale du commentateur a inspiré l'autre ; Polybe n'a de l'art d'écrire ni une science si parfaite, ni une ignorance si profonde. Qu'on lui reproche un langage abstrait, tendu et abondant en expressions vagues à force d'être générales; qu'on relève en lui des phrases languissantes et faites de telle sorte qu'il semble avoir écrit à mesure que les idées lui venaient sans prendre la peine de bien les distinguer et de les classer; qu'on le blâme d'avoir surchargé de propositions incidentes des périodes qui déjà se prolongent à l'infini, et d'avoir ainsi souvent brisé le lien nécessaire entre les idées ; rien de plus sensé que ces critiques. Mais ce style heurté, et, pour employer l'expression de Rollin, tout militaire, est plus XXII d'une fois vif et animé. Les discours de Polybe, sans avoir tous le même mérite, ont çà et là de la chaleur et du mouvement; plusieurs même ont été imités de très-près par Tite Live. Il y a de ces colosses de l'antiquité qu'il fait parler avec bonheur, et sur qui il a l'avantage de jeter moins de fleurs que l'historien du siècle d'Auguste. Enfin, dans les digressions comme dans le récit, il arrive que l'expression se colore, et alors la phrase se présente à l'historien claire, harmonieuse et frappante. Quelle est donc la principale critique à faire du style de Polybe ? C'est qu'il est souvent prétentieux, travaillé jusqu'à l'excès et par là pénible. En dépit de répétitions de mots et de redondances, ce style n'est pas négligé. Polybe a éprouvé ce qui arrive à tout homme qui ne sait pas écrire. En cherchant à éviter une simplicité trop grande, il est tombé dans l'excès contraire ; la figure remplace le plus souvent chez lui l'expression simple et naturelle. Je veux relever à ce propos une faute de goût que me semble avoir- commise Schweighœuser dans sa traduction latine de Polybe; et dans ses excellents commentaires sur cet auteur. Il répète fréquemment qu'il ne faut pas trop s'attacher à la valeur de telle ou telle expression, de telle ou telle tournure. Je suis d'un avis tout contraire. Polybe ne met pas indifféremment un mot pour un autre, et c'est une fausse idée que de le croire étranger à toute prétention littéraire. Eût-il sans cela introduit dans ses œuvres tant d'amplifications oratoires ? C'est un homme qui, dans la réalité, sait mieux ranger les soldats que les paroles, et mieux carrer les bataillons que les périodes, mais qui ne désespère pas de pouvoir réussir également dans l'une et l'autre ordonnance, et qui sans cesse y aspire.

Quoi qu'il en soit, l'antiquité et les temps modernes ont toujours eu cet historien en une haute estime. Cicéron lui a rendu plus d'une fois hommage, et dans le De Republica, Scipion semble avoir gardé le fidèle souvenir des leçons de son maître et de son ami ; Brutus faisait des abrégés de son grand ouvrage; Tite-Live l'a le plus souvent reproduit dans l'histoire de Rome et de la Grèce, nous ne dirons pas seulement pour les détails, mais encore pour les Harangues et, ce qui est plus étrange, pour les réflexions. Qu'importe ensuite le sens de ces mots « non spernendum auctorem, non incertum, » sens fort clair à notre avis, pour peu qu'on connaisse les formes de langage familières à l'antiquité. Si Quintilien, par un oubli qu'explique la fameuse XXIII maxime : « Historia scribitur non ad probandum sed ad narrandum, » ne le nomme même pas dans son Catalogue des Historiens célèbres; si Lucien, trop sensible peut-être au beau langage, n'en dit pas un mot, Velléius en parle avec éloge. Chez les modernes, Polybe s'est vu plus d'une fois admiré d'hommes éminents en littérature et dans le métier des armes, bien qu'il n'offrit à leurs regards que des débris imposants, mais trop rares, de son Histoire, et que rien ne leur fut parvenu de son ouvrage sur la tactique, de sa Guerre de Numance, de sa Vie de Philopœmen, de son Traité de l'habitation sous l'équateur. Il a été commenté, avec cette attention qui s'attache seulement aux grands noms, par un bon nombre d'érudits, tels que Casaubon en 1609, Gronovius en 1670, Reiske, Ernesti, qui rédigea un Lexion Polybianum, et plusieurs autres. Citons particulièrement Schweighaeuser : il enrichit de nouvelles notes les cinq premiers livres, et coordonna, en les commentant, les fragments du reste de l'ouvrage, dans une savante édition publiée à Leipsig en 1792, et que M. Firmin Didot, dans sa belle Bibliothèque grecque, a reproduite pour la corriger là où il était nécessaire, et la rendre plus complète encore. Sans parier des traductions étrangères ou latines, Polybe compte en France plusieurs interprètes : le premier est Maigret, et le dernier dom Thulllier. De nos jours mêmes, les fragments récemment découverts ont été en partie traduits par M. Buchez, et Polybe est devenu l'objet d'une publication nouvelle. Tous ces travaux antérieurs, loin de nous détourner de la tâche que nous avons entreprise, n'ont fait que nous y encourager. Il nous a semblé que si les recherches d'un Casaubon ou d'un Schweighœuser avaient presque épuisé tout ce qui est de pure érudition et de science, et ne permettaient guère d'espérer rien de plus parfait, il n'en était pas de la traduction comme des commentaires, et qu'il y avait là quelque chose à faire sans que le mieux (puissions-nous l'avoir réalisé !) fût l'ennemi du bien. La version de dom Thullier est sans doute estimable ; mais pour peu qu'on veuille rapprocher le français du grec, on y reconnaît des défauts nombreux et saillants. Un auteur n'est traduit que si la traduction, comme un miroir fidèle, reproduit exactement tous les traits de l'original, beaux ou laids. Dom Thullier, outre qu'il porte au sens de nombreuses atteintes, par des interprétations fort contestables, arrange, façonne le texte à sa manière, allonge ou abrège les phrases, suivant qu'il XXIV lui est nécessaire, supprime telle ou telle longueur, et, malgré ces nombreuses et arbitraires éliminations, le style de Polybe, déjà quelque peu traînant par lui-même, le devient encore davantage sous la plume de son interprète. Nous avons, autant qu'il était possible, évité ces écueils, et fait notre traduction d'après les idées que nous avons exprimées plus haut au sujet de la langue de notre historien, sans dédaigner jamais d'emprunter à dom Thuillier ce que nous regardions comme bon à conserver. On trouvera dans notre livre, outre la traduction d'un assez grand nombre de morceaux que M. Firmin a publiés pour la première fois, celle de passages latins qui, étant le calque ou le résumé du grec de Polybe, lui appartiennent véritablement, et de certains fragments dont on peut, par des rapprochements historiques, tirer un bon parti. Nous avons remis à leur place des morceaux détachés évidemment mal classés. Nous avons, de plus, fait passer en français l'index alphabétique que Schweighaeuser a donné de Polybe, en le reformant toutefois, en en retranchant quelques longueurs, en nous attachant à y mettre plus d'ordre, dès qu'il nous a paru nécessaire. Enfin, nous nous sommes fait un devoir de rendre aussi facile, aussi instructive qu'elle pouvait l'être, la lecture de cette longue histoire, en en comblant les lacunes par des abrégés d'Arrien, de Plutarque, par des extraits d'abord des Décades de Tite Live et ensuite de ses épitomés. Grâce à ce travail, des phrases isolées, de simples noms de villes, insignifiants, dès qu'ils étaient réduits à eux seuls, se trouvent avoir un sens précis, et en même temps nous donnent de l'œuvre de Polybe une idée plus complète et plus juste.

Qu'il me soit permis, en finissant, de remercier mon frère, professeur d'histoire au collège de Versailles, des services de tout genre que m'a rendus, au milieu de ce long travail, sa complaisante amitié.

 

 

(01) Le silence de tous les anciens écrivains nous réduit à des conjectures sur la date de la naissance de Polybe. Nous tenons de lui-même qu'il n'avait pas atteint en 181 l'âge marqué par les lois des Achéens pour arriver aux fonctions publiques, c'est-à-dire trente ans. Ce seul renseignement suffit du moins pour prouver qu'il n'a pu naître avant 210. Mais, d'un autre côté, Plutarque nous apprend qu'il était tout jeune encore, quand il fut en 183 chargé de porter l'urne qui contenait les cendres de Philopœmen ; et en effet, nous ne voyons pas qu'il fût en ce moment mêlé à aucune affaire de l'État. Or, s'il était né en 210, il n'aurait pas eu en 183 moins de vingt-sept ans, et dès lors comment comprendre Plutarque qui l'appelle un très-jeune homme, et s'expliquer l'obscurité où il semble avoir vécu jusqu'à cette époque ? Sa naissance doit donc être postérieure à 210. Suidas le fait naître sous Ptolémée Evergète, par conséquent 221 ans au moins avant Jésus-Christ ; mais à ce compte il aurait eu quarante ans en 181, et quatre-vingt-sept ans à la prise de Numance, dont il écrivit l'histoire ; tandis que Lucien assure qu'il mourut à quatre-vingt-deux ans. Il ne faut voir, dans la date que nous donne Suidas, qu'un effet de son inexactitude habituelle, et la rejeter. Casaubon préfère l'an 204 ou 203; Vossius donne 205; Schweighœuser erre de 204 à 198; M. Daunou, de 210 à 200. Parmi tant d'assertions diverses, nous ne nous flattons pas d'arriver à une certitude complète ; mais nous pensons, en combinant ensemble les paroles de Polybe lui-même et celles de Plutarque, qu'il n'a dû naître ni en 210, ni en 200, et que la vérité est entre, ces deux chiffres.

(02) Polyb, XXXIII, i.

(03) XXV, VI!.

(04) XXVIII, iii.

(05) XXVII, vii.

(06) XXVIII, x.

(07) XXIX, viii, ix.

(08) XXIX, x.

(09) XXX, xxii.

(10) XXXII, ix.

(11) XXXI, xix-xxiv

(12) XXXII , vii.

(13) XXXV, vi.

(14) III, XLVIII, LXIX.

(15) XXXIV, frag. lat., XXXIX, iii.

(16) XLVIII.

(17) XL, ix.

(18) XL, x.

(19) Φάσκοντες ἐναργεστάτην καὶ μόνην δισάσκαλον τοῦ δύναδθαι... τὴν τῶν ἀλλοτρίων περιπετειῶν ὑπόμνησιν, liv. Ier, chap. 1er.

(20) I, iii.

(21) De Oratore, lib. II, cap, xv.

(22) Liv. III de l'Histoire universelle, chap. VI.

(23) Montesquieu a évidemment imité Polybe dans son fameux parallèle de Rome et de Carthage.

(24) XXX, xvi

(25) XXXI, xix.