Paris

MATTHIEU PARIS

 

GRANDE CHRONIQUE : PARTIE VII

INTRODUCTION (partie I - partie II - partie III - partie IV - partie V - partie VI ) - Volume II (partie I)

Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

GRANDE CHRONIQUE

MATTHIEU PARIS

 

 

TRADUITE EN FRANÇAIS

PAR A. HUILLARD-BRÉHOLLES,

ACCOMPAGNEE DE NOTES,

ET PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION

PAR M. LE DUC DE LUYNES,

Membre de l'Institut.

TOME PREMIER.

 

 

précédent

Appel des évèques suffragants à l'archevêque de Cantorbéry. — Réponse de Thomas. — Lettre de l’évêque de Londres à Henri II. — Cette même année, les évêques suffragants de l'église de Cantorbéry ayant appris que le bienheureux Thomas, archevêque de Cantorbéry, avait lancé une sentence d'excommunication contre les observateurs et défenseurs des iniques coutumes du royaume d'Angleterre, sentence qui les comprenait implicitement eux-mêmes aussi bien que le seigneur roi, craignirent que, dans un nouvel arrêt, il me les désignât nominativement, après les avoir excommuniés en général, et lui adressèrent la lettre suivante, en forme d'appel et contre tout droit.

A leur vénérable père et seigneur Thomas, archevêque de Cantorbéry, les évêques suffragants de ladite église et tous les clercs de leurs diocèses, soumission due et obéissance. Nous avons appris par le rapport de quelques-uns, ce que nous remémorons avec inquiétude et douleur, que vous avez proféré des menaces contre le seigneur roi, que vous avez négligé de le saluer que vous n'avez recours ni aux avis ni aux prières pour regagner sa faveur; que vous ne sentez ni n'écrivez rien de pacifique, et que votre grande sévérité exige qu'il soit retranché de l'église. Si nous exécutions rigoureusement ce que vous avez si durement prononcé, il faudrait renoncer à toute espérance d'accommodement, et voir ce différend, qui déjà engendre le trouble, dégénérer en une haine éternelle. Et puis, beaucoup de gens conservent un souvenir ineffaçable de la bienveillance que le seigneur roi vous montrait jadis; ils se rappellent quelle estime il avait pour vous, combien il prit plaisir à vous élever au-dessus de tous ; en sorte que ceux-là seuls étaient regardés comme heureux sur lesquels vous laissiez tomber vos regards. C'est lui aussi qui, pour empêcher que la mobilité des choses humaines pût vous faire descendre de ce haut rang, a voulu vous implanter dans les choses de Dieu, qui sont immuables ; car il espérait régner désormais heureusement et vivre dans une paix profonde, guidé par vos conseils. Aussi, pour que vous ne tentiez pas d'appesantir votre main sur le seigneur roi et sur son royaume, sur nous-mêmes et sur les églises et paroisses qui nous sont confiées, nous avons cherché un remède et nous vous opposons l'appel. Redoutant vos rigueurs, nous en avions déjà appelé à la face de l'église; maintenant et pour la seconde fois, nous en appelons au pape, par écrit, et nous fixons, pour terme de cet appel, le jour de l'Ascension de notre Seigneur. Thomas, archevêque de Cantorbéry, à ses suffragants : Je viens de recevoir la lettre de votre fraternité que je ne puis croire émanée de votre commun conseil : ce quelle contient est plutôt amer que consolant pour moi. Plut à Dieu qu'elle vous eût été dictée plus par un esprit de charité, que par une stricte obéissance. En vérité, je vous le dis, sans vouloir vous offenser, je me suis tu bien longtemps, attendant que par une inspiration divine vous eussiez rassemblé vos forces, vous qui êtes retournés en arrière au jour du combat. Je voulais voir si au moins un seul d'entre vous se présenterait à l'ennemi, ferait de son corps un rempart à la maison d'Israël, et oserait résister à ceux qui ne cessent chaque jour d'humilier le troupeau du Seigneur ; mais il n'y a eu personne ; personne ne s'est présenté. Que Dieu donc juge entre vous et moi ; qu'il demande compte de la confusion de l'Église, à vous qui la gouvernez. Quoi que veuille on ne veuille pas le monde, il est nécessaire que l'Église garde la parole de Dieu, qui est son fondateur, jusqu'à ce que vienne l’heure où elle remontera de ce monde à son père. Avez-vous perdu la mémoire? Ne vous souvient-il plus de ce que j'ai souffert, moi et l'église de Dieu, à Northampton, lorsque pour la seconde fois, le Christ, en ma personne, était traduit devant un tribunal ; lorsque le primat de Cantorbéry était accablé d'outrages adressés, tant à lui qu'à l'église de Dieu, et qu'il était forcé d'en appeler à la cour romaine? Qui a jamais vu, qui a jamais entendu dire qu'un archevêque de Cantorbéry eût été jugé, eût été condamné dans la cour du roi à donner caution, et cela encore par ses propres suffragants? Quand je me suis retiré, dites-vous, tout est tombé dans le trouble : que celui-là se l'impute, qui y a donné lieu. Car sans aucun doute la faute appartient à celui qui agit, et non pas à celui qui se retire ; à celui qui persécute, et non pas à celui qui évite l'injure, j'ai attendu dans ma cour pour voir si j'avais encore quelque insulte à éprouver, et l’on a interdit à mes officiaux de m'obéir, même pour la moindre chose, sans la permission du roi ; on leur a défendu de rien fournir, à moi et aux miens. Mes clercs ont été proscrits, ainsi que les laïques; les hommes avec les femmes, les femmes avec les petits enfants à la mamelle. On a adjugé au fisc les biens de l’Eglise et le patrimoine de celui qui est mort sur la croix. Une partie de l'argent a été détournée au profit du roi, l'autre au profit de l'évêque de Londres. Vous interjetez appel, dites-vous : mais croyez-vous que cet appel puisse suspendre mon autorité, et m'empêcher de sévir contre vous et vos églises, si l'énormité de votre faute m'y contraint? Je sais bien que tout appelant forme appel en son nom ou au nom d'un autre. Si c'est en son nom, il en appelle de la punition qui lui est infligée, ou qu'il craint de se voir infliger. Je suis bien sûr, par la grâce de Dieu, de ne vous avoir encore causé aucun tort qui vous mette en droit de recourir à l’appel, comme à une sauvegarde. Si c'est par crainte, et d’avance, que vous en appelez, afin que je n'agisse pas à l'avenir contre vous ou vos églises, ce n'est pas là un appel qui puisse ou doive suspendre l'autorité et le pouvoir que j'ai sur vous et sur vos églises. Si c'est au nom du seigneur roi que vous en appelez, votre sagesse aurait dû savoir que les appels sont établis pour obvier à l'injustice, et non pour faciliter l'injustice, pour soulager les opprimés, et non pour les opprimer plus encore. C'est pourquoi, si celui qui détruit les libertés de l’Église, qui s'adjuge et envahit ses biens, n'est pas écouté quand il appelle, à plus forte raison ne le seront point ceux qui appellent en son nom. Au reste, ne croyez pas que je parle ainsi par crainte d'avoir agi ou d'agir à l'avenir d'une manière irrégulière à l'égard de la personne du seigneur roi, à l'égard de son royaume, ou de vos personnes ou de vos églises. Aussi pensai s-je que j'étais plutôt répréhensible pour ma longue patience, que condamnable pour ma sévérité et ma rigueur. Je termine en vous disant, en peu de mots, et en vous affirmant d'une manière formelle, que notre seigneur le roi ne pourra nullement se regarder comme injustement molesté, s'il encourt une sévère censure, puisque sollicité maintes fois, et toujours régulièrement, le seigneur pape et par moi, il s'est refusé à toute satisfaction. Dans la même lettre, l'archevêque donna à Gilbert, évêque de Londres, en vertu de l'obéissance qui lui était due, l’ordre suivant : Dans le terme de quarante jours, après ma lettre reçue, ayez soin de restituer en entier, sans aucun prétexte et délai, tout ce que vous avez touché ou détourné au profit de votre église, sur les églises et bénéfices de mes clercs, qui ont été bannis du royaume avec moi et pour moi, revenus que vous avez en garde par ordre du roi. Dès que l'évêque eut reçu cette lettre, il écrivit au roi d'Angleterre, en ces termes :

Il a semblé bon à votre excellence que les églises des clercs de l'archevêque qui se trouvent dans le diocèse de Londres ou dans celui de Cantorbéry, soient placées sous notre garde. C'est un fardeau que nous avons accepté (Dieu en est témoin) par pure charité, afin que si par bonheur quelqu'un de ces clercs rentrait en grâce auprès de vous, nous lui rendions intégralement Bon bien. Or, l'archevêque, qui se tient en embuscade, surtout contre ma personne, cherche les occasions, et s'efforce de me nuire, à moi spécialement, dans une chose où je chercherais à être utile aux autres. Il m'a adressé une lettre, m'ordonnant, au nom de l'obéissance, de ne pas manquer de restituer à lui et à ses clercs, tout ce que j'ai touché sur leurs revenus. Aussi je supplie votre sublimité de confier à un autre, selon qu'elle le jugera convenable, la garde des susdites églises. La somme s'élève pour le moment à cent huit livres, quatorze sols et six deniers. Permettez-moi, je vous prie, de la mettre en sûreté chez quelque autre, jusqu'à ce que le Seigneur ait décidé quelle doit être l'issue de toute cette affaire.

Lettre du pape à Thomas. —Simon abbé de Saint-Albans, — Discorde entre le roi de France et le roi d'Angleterre. — L'an du Seigneur 1167, le pape Alexandre écrivit en ces termes, à Thomas, archevêque de Cantorbéry : Marchant sur les traces des pontifes romains, Pascal et Eugène nos prédécesseurs d'heureuse mémoire, nous vous accordons pleinement à vous et à vos successeurs légitimement élus, la primatie de l'église de Cantorbéry, ainsi qu'il appert qu'elle a été possédée par Lanfranc, Anselme et leurs autres prédécesseurs. Tout ce qui touche évidemment à la dignité et au pouvoir de la sainte église de Cantorbéry, nous le confirmons par la teneur du présent écrit, ainsi qu'il appert que vos prédécesseurs l'ont possédé en vertu de l'autorité du siège apostolique aux temps du bienheureux Augustin. La même année, Robert, évêque de Lincoln, homme d'une grande humilité, s'endormit dans le Seigneur, le septième jour avant les calendes du mois de février. Cette même année, Simon, prieur de l'église de Saint-Albans, le jour de l’Ascension de notre Seigneur, fut élu abbé de cette même église et consacré solennellement devant le grand autel du monastère, par Gilbert, évêque de Londres. Vers le même temps aussi la guerre éclata entre les rois de France et d'Angleterre. Chaumont près de Gisors, fut brûlé par les Normands : plusieurs chevaliers et citoyens furent faits prisonniers. En représailles, le roi de France incendia la bourgade d'Andely; mais en regagnant la France le même jour, il perdit plus de mille des siens en route. Peu après dans un bourg du Perche, un grand nombre de chevaliers français furent faits prisonniers par les Normands.

Henri II écrit à Renauld, évêque de Cologne. — L'an du Seigneur 1168, le roi d'Angleterre Henri, irrité contre le pape Alexandre de ce qu'il avait accordé la primatie du royaume d'Angleterre, à Thomas archevêque de Cantorbéry, écrivit la lettre qui suit à Renauld, archevêque schismatique de Cologne et ennemi déclaré du pape : Depuis longtemps je désirais avoir une juste occasion de me détacher du pape Alexandre et de ses perfides cardinaux, qui se font fort de soutenir contre moi ce traître félon Thomas, archevêque de Cantorbéry. Aussi sur l’a vis de mes barons et du clergé, je suis sur le point d'envoyer à Rome des hommes illustres de mon royaume, l'archevêque d'York, l'évêque de Londres, l'archidiacre de Poitiers, Richard de Luci, Jean d'Oxford : ils sont chargés de faire une déclaration publique et manifeste, tant en mon nom, qu'au nom de mes sujets dans le royaume et dans toutes les autres terres que je possède ; ils demanderont au pape Alexandre et à ses cardinaux, que désormais ils ne tiennent plus le traître félon sous leur sauvegarde, mais qu’ils me délivrent de lui, afin que je puisse avec l'avis du clergé en nommer un autre au siège de Cantorbéry. Ils exigeront aussi la révocation et la nullité de tout ce que Thomas a fait ; ils prieront aussi le pape de faire devant eux le serment public, que lui et ses successeurs maintiendront à perpétuité, autant qu'il sera en eux, vis-à-vis de moi et des miens, les coutumes royales du roi Henri mon aïeul, dans leur intégrité et plénitude. Mais s'il arrive que la cour romaine se refuse à quelqu'une de mes demandes, ni moi, ni mes barons, ni mon clergé ne lui conserveront plus aucune obéissance : bien plus nous renierons publiquement le pape et tous les siens. Quiconque dès lors sera trouvé dans ma terre avec l'intention d'adhérer encore au pape, sera banni du royaume. C'est pourquoi nous vous prions comme notre très cher ami, d'envoyer vers nous au plus tôt et en écartant toute cause de délai, le frère hospitalier Ernald, qui, de la part de l'empereur et de la vôtre, puisse servir de guide à mes dits messagers, tant en allant qu'en revenant sur les terres de l'empereur. Adieu. Les clercs et les scribes du seigneur roi, ont raconté que cette lettre avait été dictée sur son ordre par Gilbert, évêque de Londres, pour la ruine du seigneur pape, de Thomas, archevêque de Cantorbéry et de l'église d'Angleterre. Il arriva qu'une nuit où ce même Gilbert était étendu dans son lit, cherchant les moyens de nuire à l'archevêque qui n'avait pour lui que sa bonne conscience, et qu'il s'occupait de la teneur de cette lettre, tissu d'iniquités, il entendit une voix terrible qui venait du ciel, et qui lui disait distinctement: Gilbert Foliot, Gilbert Foliot, tandis que tu te livres à ces pensées, ton Dieu est Astaroth.

Lettre du pape Alexandre à l’évêque de Londres, Gilbert. — Réponse de l’évêque. — Vers le même temps, le seigneur pape Alexandre écrivit en ces termes à Gilbert, évêque de Londres, relativement à l'affaire de l'église de Cantorbéry : Nous ne pensons pas que vous ayez perdu le souvenir de toutes les instances que nous a faites jadis notre très cher fils en Jésus-Christ, Henri, l'illustre roi d'Angleterre, pour obtenir de nous votre translation du siège d'Hereford, dont vous étiez investi, à celui de Londres. Pour nous faire accéder à sa demande, il alléguait nécessité majeure et profit, assurant que cette ville était en quelque sorte la demeure des rois, et que, d'après l'estime qu'il avait pour votre piété et votre sagesse éminentes, il désirait vous avoir plus près de lui, afin d'user temporellement et spirituellement de vos conseils dans tout ce qui pouvait servir au salut des âmes, dans tout ce qui pouvait contribuer à l'agrandissement et à la prospérité du royaume. Alors, considérant de quelle utilité votre piété et votre sagesse pourraient être pour le salut de ce même royaume et du roi lui-même, ainsi que le profit qui pourrait résulter de ce changement, nous avons cédé volontiers à ses instances et nous avons permis que vous fussiez promu à l'évêché de Londres. Aussi, plus nous avons mis de complaisance à remplir son désir et son bon vouloir à votre égard, plus nous avons travaillé pour votre élévation et honneur, plus maintenant vous devriez, en bonne conscience, mettre tous vos soins à faire prospérer et à fortifier l'église, plus vous devriez nous faire voir par des efforts et des faits évidents que vous cherchez à atteindre ce résultat qu'attendait ledit roi Henri, et que nous espérions nous-mêmes. Et cependant vous êtes parfaitement informé que ledit roi détourne son cœur du respect dû à la sainte église ; qu'en une foule de cas, dans les appels ou dans les messages qu'il nous adresse, il communique avec des gens excommuniés nominativement, et avec des schismatiques ; qu'il se confédéré avec eux, et qu'il semble persécuter et combattre l'église, en forçant notre vénérable frère Thomas, archevêque de Cantorbéry, à se tenir éloigné du royaume. C'est pourquoi nous adressons à votre sollicitude, prière, avis et ordre de vous adjoindre notre vénérable frère Robert, évêque de Hereford, d'aller trouver ledit roi, de l'avertir, de l'exhorter et d'insister auprès de lui, pour qu'il renonce à ses mauvais desseins ; qu'il donne satisfaction, comme il est convenable, dans ce en quoi il a péché; qu'il se désiste tout à fait de ses entreprises coupables; qu'il chérisse son créateur avec un cœur pur ; qu'il regarde avec son respect habituel sa sainte mère l'église romaine ; qu'il n'en interdise pas l'entrée à ceux qui veulent la visiter; qu'il ne prohibe en aucune façon les appels qui lui sont adressés; qu'il demeure ferme et inébranlable dans le respect qu'il doit avoir pour le bienheureux Pierre et pour nous, en rappelant et en réintégrant avec bonté dans son siège notre vénérable Thomas, archevêque de Cantorbéry ; qu'enfin il ouvre son cœur à l'indulgence et à la piété, pour que celui par qui les rois règnent lui conserve sur la terre son royaume temporel, et lui fasse dans le ciel une part au royaume éternel. Mais s'il ne se corrige de ses erreurs au plus vite, qu'il craigne que le Seigneur ne se courrouce enfin de tant de fautes; qu'il redoute pour lui et pour les siens les effets de la vengeance divine ; et qu'il sache que nous-mêmes nous ne pourrions prendre plus longtemps tout ce mal en patience. Au reste, nous parlons ici moins pour nous que pour lui, dont la gloire et l'honneur sont nos vœux les plus chers.

Gilbert répondit : En recevant, très cher père en Jésus-Christ, vos ordres avec le respect qui leur est dû, nous nous sommes hâté d'aller trouver votre cher fils, l'illustre roi d'Angleterre, et nous nous sommes présenté à lui après nous être adjoint notre vénérable frère, l'évêque de Hereford, ainsi que vous nous l'aviez mandé. Alors nous lui avons mis sous les yeux tout ce qui était contenu dans la lettre que vous nous aviez envoyée. Tantôt en le suppliant, tantôt en le réprimandant avec tous les égards dus à la majesté royale, nous l'avons exhorté avec fermeté et instances à donner satisfaction, à se laisser toucher par nos avertissements, et à ne pas tarder de rentrer dans la voie de la vérité et de la justice, s'il avait dévié du droit chemin. Nous lui avons conseillé de se rendre à vos avis pieux et paternels ; de se désister tout à fait de ses entreprises mauvaises; de chérir Dieu avec un cœur pur, d'avoir pour sa sainte mère l'église romaine le respect accoutumé, de ne pas en interdite l'entrée à ceux qui veulent la visiter, de ne plus prohiber les appels qui lui sont adressés, de demeurer ferme et inébranlable dans le respect qu'il doit avoir pour le bienheureux Pierre et pour vous, en rappelant et en rétablissant avec bonté notre père et seigneur l'archevêque de Cantorbéry, de se livrer aux œuvres de piété, de ne pas molester les gens d'église, et de ne plus souffrir qu'ils soient molestés ni par lui ni par d'autres, afin que celui par qui règnent les rois lui conserve sur la terre son royaume temporel, et lui fasse dans le ciel une part au royaume éternel ; l'avertissant enfin que s'il ne se rendait pas à ces conseils salutaires, votre sainteté, qui a souffert jusqu'ici patiemment, ne pourrait plus, désormais, prendre le mal en patience. Le roi nous a beaucoup remercié de notre démarche, et il nous a répondu sur chaque chose avec une grande modestie de cœur. Il nous a assuré, en premier lieu, qu'il n'avait jamais détourné son esprit de vous, et qu'il avait toujours eu dessein, tant que vous lui garderiez votre faveur paternelle, de vous chérir comme un père, de vénérer et d'honorer la sainte église romaine, d'écouter humblement et d'exécuter vos ordres sacrés, sauf sa dignité et celle de son royaume. Si quelquefois il ne vous a pas regardé avec sa révérence accoutumée, il en donne pour motif qu'après avoir combattu pour vous au besoin de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses forces, il n'a pas obtenu de votre sainteté la réponse qu'il méritait, lorsqu'il a eu besoin, à son tour, de recourir à vous par ses députés, mais qu'au contraire il a éprouvé un refus dans presque toutes ses demandes, ce qui lui cause chagrin et honte. Confiant en vous comme en un bon père qui écoute les doléances de son fils, il attend et espère de vous un accueil plus favorable et persévère, avec une fermeté inébranlable, dans la fidélité (ce sont ses expressions) qu'il doit au bienheureux Pierre et à vous. Il n'empêchera personne d'aller, selon son désir, visiter votre sainteté ; du reste, assure-t-il, il ne l'a pas défendu jusqu'ici. Quant aux appels, d'après l'antique coutume de son royaume, il est de son droit et de son honneur de ne laisser aucun clerc de son royaume former appel vers vous pour une cause civile, avant qu'il ne lui ait préalablement donné autorité et mandat pour exercer ce droit.[288] Si, cette formalité étant remplie, il ne lui est pas fait droit, il interjettera appel quand il voudra, sans que lui-même s'y oppose en aucune façon. Si votre droit et honneur est lésé en la personne de qui que ce soit, il promet de réparer ce tort le plus tôt possible avec l'aide de Dieu, en réunissant en concile toutes les églises de son royaume Quant à l'empereur dont vous voulez parler, quoiqu'il le connût pour schismatique, il ne savait pas que vous l'eussiez excommunié jusqu'à présent. Si votre déclaration le lui annonce, et qu'alors il se trouve avoir fait alliance avec lui ou quelque autre excommunié, il promet de se rétracter en plein concile sur l'avis des prélats de son royaume. Quant à notre père, l'archevêque de Cantorbéry, il assure qu'il ne l’a aucunement banni de son royaume, et que, de même qu'il en est parti de sa propre volonté, de même il lui sera libre de revenir sans être inquiété dans son église lorsque sa colère sera passée: pourvu toutefois qu'il donne satisfaction sur les faits dont le roi se plaint, et qu'il ait l'intention d'observer dans leur entier les coutumes royales auxquelles il a prêté serment. Enfin, si quelque personne ecclésiastique ou si quelque église prouve qu'elle a été molestée par le roi ou par les siens, il s'engage à donner pleine satisfaction, sur l'avis du clergé de son royaume. Telles sont les réponses que nous avons reçues de notre seigneur le roi, raisons qui sembleraient fort plaider pour sa cause, d'autant plus qu'il promet de se soumettre au jugement du clergé de son royaume pour tout ce qu'on lui reproche. Aussi croyons-nous devoir supplier votre excellence d'avoir ces considérations devant les yeux, de ne pas écraser le roseau ébranlé, de ne pas éteindre le lin fumant, de retenir pour un temps dans les bornes de la modération, si vous voulez y consentir, ce zèle saint dont vous êtes enflammé pour venger toute injure faite à l'église de Dieu, de ne prononcer ni sentence d'interdit, ni arrêt qui retranche définitivement de l'église; de peur que vous n'ayez à déplorer le malheureux bouleversement de tant d'églises, et que vous ne détourniez à tout jamais de votre obéissance (ce dont Dieu nous garde !) le roi lui-même et tous ses sujets avec lui. La fierté du sang royal ne se laisse dompter que quand elle a vaincu d'abord, et elle cède sans rougir quand elle a été la plus forte. Si toute cette affaire avait pour résultat de faire tout perdre à monseigneur de Cantorbéry et de le forcer à un exil perpétuel, s'il devait arriver (ce dont Dieu nous garde!) que l’Angleterre n'obéît plus désormais à votre autorité, ne serait-il pas aujourd'hui bien préférable de patienter pour un temps que de s'abandonner à un zèle si sévère et si rigide. Et puis, si la persécution ne parvient pas à détacher la plupart d'entre nous de votre obédience, il ne s'en trouvera pas moins quelqu'un qui courbe les genoux devant Baal, et reçoive, sans aucun respect pour la religion, le pallium de Cantorbéry des mains de l'idole. Il ne manquera pas non plus de gens qui nous chasseront de nos sièges et de nos chaires pour s'en emparer, et qui obéiront avec ferveur au faux dieu. Déjà beaucoup prédisent l'événement, hâtent de tous leurs vœux les jours du scandale, et voudraient que les droits sentiers fussent changés en sentiers tortueux. C'est pourquoi, très saint père, ce n'est pas seulement sur nos propres calamités que nous redoutons d'avoir à pleurer et à frapper nos poitrines; car si vous ne remédiez à ces maux en toute bâte, nous craignons pour l'église de Dieu un second bouleversement ; et alors, la vie nous étant à charge, nous souhaiterions être morts le jour même où nous sommes nés. Cette même année, Thomas, archevêque de Cantorbéry, excommunia Alain de Neuilly, qui retenait dans les fers son chapelain, Guillaume. A peu près vers le même temps, Conan, comte de la petite Bretagne, laissa pour héritière, en mourant, une fille qu'il avait eue de Constance, sœur du roi d'Ecosse, et que le roi d'Angleterre, Henri, fit épouser à son fils Geoffroi. Henri s'occupa de mettre la paix en Bretagne, et se concilia l’esprit du clergé et du peuple de cette province.

Lettre du pape à Henri II ; et à l'archevêque Thomas. — L'an du Seigneur 1169, le pape Alexandre écrivit en ces termes au roi des Anglais, relativement à l’affaire de l'église de Cantorbéry : Combien de fois, et avec quelle paternité et quelle bienveillance j’ai sollicité votre excellence royale; combien de fois je vous ai exhorté par mes lettres ou par mes légats, à vous réconcilier comme vous le deviez avec notre vénérable frère Thomas, archevêque de Cantorbéry, ainsi qu'à lui rendre, à lui et aux siens, leurs églises et tout ce qui leur a été enlevé ; ce sont là des choses que la prudence de votre sublimité n'ignore pas, puisqu'elles sont aujourd'hui connues et avérées dans presque toute la chrétienté. Mais comme nous n'avons pu nullement réussir, comme ni prières ni caresses n'ont pu adoucir le courroux de votre âme, nous sommes devenu triste et chagrin, et nous sommes affecté d'avoir vu nos espérances si souvent frustrées; surtout parce que nous vous aimons sincèrement dans le Seigneur, comme un très cher fils, que menace maintenant un grand péril. En effet, d'après ce qui est dit dans l’Écriture : Pousse des cris, ne cesse pas, que ta voix résonne comme une trompette, et annonce leurs crimes à mon peuple, nous avons pensé que nous ne pouvions plus supporter, comme précédemment votre endurcissement, sans compromettre la justice et notre salut. Désormais, quoi qu'il veuille faire, nous ne fermerons pas la bouche à l'archevêque, ni ne l'empêcherons d'exécuter librement ce qu'il croira de son devoir, et de venger les injures faites à son église et à lui par le glaive de la sévérité, ecclésiastique. Le même pape envoya en même temps à l'archevêque de Cantorbéry des lettres dont voici la teneur : Nous avons attendu longtemps avec patience et bonté, le changement du roi d'Angleterre, et nous l'avons averti souvent de rentrer en lui-même, par des paroles douces et amicales, quelquefois même par des paroles dures et très rudes. Mais si ceux qui occupent les possessions et les revenus, qui par juridiction appartiennent à vous et à votre église, persistent à refuser de vous les rendre,[289] usez contre eux de la justice ecclésiastique, sans vous arrêter à tous les appels qu'ils auraient pu former, sauf toutefois la personne du roi, de sa femme et de ses fils, et en usant de la prudence et de la circonspection qui conviennent à la modération pontificale.

L’évêque de Londres est excommunié. — Vers le même temps, Gilbert évêque de Londres, ayant convoqué le clergé et le peuple de la vil le dans l'église de Saint-Paul, le premier dimanche du carême, en appela à l'audience de la cour de Rome, pour se soustraire à la sentence de Thomas, archevêque de Cantorbéry. En effet, il avait été maintes fois sommé par ledit archevêque de rendre à ses clercs leurs églises et leurs bénéfices que le roi l'avait chargé d'administrer, ainsi que tous les revenus qu'il en avait tirés; mais comme il avait persévéré dans la désobéissance à ses ordres canoniques sur ce sujet comme sur beaucoup d'autres, l'archevêque qui n'était nullement informé du dernier appel de Gilbert, l'excommunia solennellement à Clairvaux, le jour des Rameaux, comme fauteur des iniques coutumes royales, et lui adressa le message suivant : Thomas, par la grâce de Dieu, archevêque de Cantorbéry, et légat du Saint-Siège apostolique, à Gilbert, évêque de Londres. Plût à Dieu que ce fût un vrai frère, qu'il évitât le mal et qu'il fît le bien !... Nous avons supporté vos excès, tant que cela a été permis, et plaise à Dieu que la mansuétude de notre patience, qui nous a déjà été si funeste, ne tourne pas à la ruine de toute l'Église. Comme vous avez toujours abusé de notre patience, et que vous n'avez voulu écouter ni le seigneur pape, ni nous-mêmes, quand nous vous parlions dans l'intérêt de votre salut, mais qu'au contraire votre endurcissement est devenu pire de jour en jour ; la nécessité nous force, le devoir, la raison et le droit nous décident à vous frapper d'anathème pour des motifs clairs et justes. Aussi nous vous avons excommunié et retranché du corps du Christ, c'est-à-dire de l'Église, jusqu'à ce que vous ayez donné satisfaction, comme il convient. Nous vous ordonnons donc, en vertu de l'obéissance que vous nous devez, et pour ne pas mettre en danger votre salut, votre dignité, et votre état ecclésiastique, de vous abstenir, dans la forme voulue par l'Église, de tout commerce avec les fidèles, de peur que votre contact ne flétrisse et ne frappe de maie mort le troupeau-du Seigneur, tandis que vous auriez dû lui donner le souffle de vie, en l'instruisant par vos leçons, et en le réformant par vos exemples. L'évêque de Londres, après avoir formé appel, se soumit sans, murmurer à la sentence portée contre lui, et à l’ordre de l'archevêque, et s'abstint complètement de paraître à l'église. L'archevêque, en même temps, écrivit au doyen et au clergé de l'église de Londres, pour leur commander, au nom de l'obédience, de s'abstenir totalement de communiquer avec leur évêque. Cette même année, Aliénor, fille du roi d'Angleterre, épousa Alphonse, roi de Castille.

Lettre d’Henri II à l'évêque de Londres. —Vers le même temps, le bruit de l’excommunication de Gilbert, évêque de Londres, étant venu aux oreilles du roi, et ledit évêque l'en ayant lui-même averti, il lui écrivit une lettre de consolation, en ces termes : J'ai appris le désagrément que vous cause, à vous et à d'autres personnes de mon royaume, ce misérable et traître Thomas, qui est mon ennemi, et je suis aussi affecté qu'il se soit attaqué à votre personne que s'il avait vomi son venin sur moi-même. Aussi, sachez pour sûr que je donnerai tous mes soins, par le moyen du seigneur pape, du roi de France, et de tous mes amis, à ce qu'il ne puisse plus nuire à l'avenir, ni à nous ni à notre royaume. Je vous donne par conséquent l'avis et le conseil de n'avoir pendant ce temps l'esprit troublé en aucune façon ; et sachez pour sûr que si vous voulez vous rendre à Rome, je vous fournirai sur mon trésor, honorablement et suffisamment de quoi vous défrayer de votre voyage.

Deux légats du pape sont chargés de concilier le roi et l'archevêque. —Lettre de roi au pape. —Cette même année, le souverain pontife envoya deux légats a latere, Vinien et Gratien, chargés de rétablir la paix entre le roi d'Angleterre et l'archevêque de Cantorbéry. Mais quoique leur pouvoir fût égal, leurs opinions sur cette querelle étaient différentes; et des hommes qui dès le principe avaient manifesté des sentiments tout contraires ne purent amener un arrangement définitif. En effet, Gratien ne trouva pas faveur auprès du roi, pas plus que Vinien auprès de l'archevêque. Ils se présentèrent, à Bayeux en Normandie, devant le roi et l'archevêque, pour y traiter de la paix ; et au moment où, après d'interminables conférences, tout le monde pensait que la paix était conclue, Guillaume, archevêque de Sens, envoya aux légats une lettre qui portait que, selon qu'ils en avaient reçu l'ordre du seigneur pape, ils ne devaient rien terminer sans son aveu. Alors les deux légats, après une négociation infructueuse, quittèrent la cour du roi. Car le roi n'avait voulu faire la paix avec l'archevêque à aucune condition, à moins que ce dernier ne promît d'observer les iniques coutumes et dignités de son royaume : ce qui paraissait odieux aux légats eux-mêmes.

Cette même année, Gilbert, évêque de Londres, passa la mer pour faire acte de présence devant le seigneur pape, et lui exposer les causes de son appel. Lorsqu'il fut venu trouver le roi d'Angleterre en Normandie, ils se mirent à comploter tous deux et à chercher de quelle ruse ils se serviraient pour perdre le bienheureux Thomas, archevêque de Cantorbéry, et pour dénigrer sa cause si juste aux yeux du souverain pontife. Enfin ils s'arrêtèrent à ce projet. Le roi enverrait à Rome une ambassade solennelle avec des lettres dans lesquelles il déclarerait formellement au seigneur pape que, si sa sévérité n'écrasait du pied l'orgueil de Thomas, archevêque de Cantorbéry, lui-même, tous ses barons, tout le clergé d'Angleterre renonceraient à son obéissance. Voici quelle était la teneur des lettres qui furent transmises au pape. Votre sérénité ne sait que trop, très Saint-Père, à quelles attaques nous sommes en butte, moi et ma terre,[290] de quelles injures nous sommes accablés par ce Thomas, qui s'établit mon adversaire, sans qu'en bonne conscience j'aie rien fait qui ait pu m'attirer une telle humiliation. Voici qu'aujourd'hui à ses outrages précédents, qui sont innombrables, il en ajoute un nouveau, en ne cessant d'accabler un innocent. C'est, dit-il, avec l'appui de votre autorité qu'il a enfermé dans les liens de l'anathème des fils fidèles et dévoués de l'église romaine, les évêques de Londres et de Salisbury, sans avoir contre eux aucun motif raisonnable d'inimitié. Combien tout cela est intolérable pour moi, combien votre réputation et la mienne en souffrent, ce sont là des choses que votre prudence n'ignore pas sans doute. Je vois de plus que votre paternité s'éloigne de moi comme d'un homme abandonné, puisqu'elle permet, pour augmenter mon humiliation, que je sois en proie à cet homme chargé de crimes, qui est mon ennemi, et puisque la modération de, vos corrections paternelles ne réprime pas la violence de ses injures. Je supplie donc humblement, et j'adjure (j'en ai le droit) votre éminence de montrer par faits et œuvres l'affection que vous devez avoir pour votre fils, en daignant réparer sans délai le tort fait à moi-même, à mes seigneurs et à mes gens, et en déclarant nul et vain tout ce que mon adversaires entrepris, au mépris de tout droit, contre moi et contre mes seigneurs, clercs ou laïques. Vous êtes d'autant plus tenu en bonne justice de consentir aux demandes que nous adressons à votre paternité que nous avons accédé aux demandes que vous nous avez adressées par vos légats Vinien et Gratien. Vous vouliez que nous rendissions à l'archevêque de Cantorbéry, trop de fois nommé, son archevêché et notre faveur. Et nous, quoiqu'il fût sorti du royaume sans notre aveu et sans aucune violence de notre part, nous avons fait taire notre dignité, et avons consenti devant lesdits légats, devant huit archevêques et évêques et une foule d'abbés, sauf les dignités de notre royaume, à ce qu'il y rentrât librement et en paix, qu'il recouvrât toutes ses possessions telles qu'il les avait en sortant du royaume, lui et tous ceux qui sont bannis avec lui ou pour lui. Nous prions donc instamment votre sérénité de considérer l'honneur et l'utilité que nous avons procurés à vous et à votre cour, et qu'il ne tient qu'à vous que nous lui procurions encore, et d'envisager désormais l'affaire sous une face qui ne permette plus aux malices doucereuses de ce traître perfide d'abuser de votre simplicité. Nous vous prions, par conséquent, de faire droit à noire demande, en donnant l'absolution à ceux qui sont excommuniés, et de faire en sorte qu'il ne puisse pas répandre sur d'autres le venin de l'excommunication. Si malgré tout nous ne sommes pas exaucés dans nos justes réclamations, il nous faudra désespérer de votre bienveillance, et nous serons forcés de pourvoir d'une autre manière à notre sécurité. Comme tout ce que nous avons à vous communiquer serait difficilement contenu dans cet écrit, nous envoyons aux pieds de votre paternité nos clercs et amis Robert, archidiacre de Salisbury, et Robert (?) Barre, qui vous exposeront plus au long tout ce qui a été fait, et nos autres intentions.

Le pape écrit à Thomas. — Les ambassadeurs du roi se rendirent donc à la cour romaine, remirent ses lettres au seigneur pape, lui exposèrent le reste de leur mission, et s'efforcèrent surtout de le bien disposer en faveur du roi par de magnifiques présents et des paroles caressantes. S'ils réussirent ou non, c'est ce qu'on peut voir dans la lettre apostolique adressée au bienheureux Thomas de Cantorbéry. Dans un premier message, le pape lui écrivit : Votre prudence sait quelle activité et ardeur notre très cher fils en Jésus-Christ, Henri, l'illustre roi d'Angleterre, apporte au gouvernement de son royaume : pour y maintenir la stabilité, il veut s'appuyer sur l'autorité de l'église romaine et demande que nous conservions inviolables et entières les antiques coutumes et dignités de son royaume. Comme il nous a demandé avec instance que nous nommions l'archevêque d'York aux fonctions de légat dans toute l'Angleterre, nous avons pris en considération le danger des temps, et nous avons accordé au seigneur roi des lettres qui donnent les pouvoirs de légat audit archevêque. Mais avant d'obtenir notre assentiment, les députés du roi nous ont promis eu foi et vérité, et se sont offerts à prêter le serment que les lettres de légation ne seraient pas remises à l'archevêque d'York sans votre volonté. Dans d'autres lettres, le même pape recommanda à l’archevêque de Cantorbéry, et lui enjoignit, au nom de l'obédience qu'il lui devait, de ne lancer contre le roi, contre son royaume, ou contre les personnes constituées en dignité, ni interdit, ni excommunication, ni sentence de suspension, à moins que ledit roi, persévérant dans son opiniâtreté, ne lui eût pas rendu sa faveur avant le commencement du carême, et eut refusé de restituer à lui et aux siens leurs biens confisqués : ce qu'il devait faire pour le salut de son âme et de son royaume, ainsi que pour la tranquillité perpétuelle de ses héritiers.

Le pape écrit au Soudan d'Iconium pour sa conversion. — Le Soudan reçoit le baptême. — Environ vers la même époque, le seigneur pape envoya cette lettre écrite avec élégance au soudan d’Iconium, qui se proposait de recevoir le sacrement du baptême, et qui désirait être instruit dans la loi chrétienne : Alexandre, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, au soudan d’Iconium. Qu’il connaisse la vérité, et qu'il la garde, l’ayant connue! Nous avons appris par votre lettre, et par le rapport fidèle de vos députés, que vous souhaitez de vous convertir au Christ. Vous avez déjà reçu, à ce que nous avons entendu dire, le Pentateuque de Moïse, les Prophéties disais et de Jérémie, les Épîtres de saint Paul, l'Évangile de saint Jean et de saint Matthieu ; et vous demandez aujourd'hui qu'on envoie vers vous un homme bien orthodoxe, qui vous instruise en notre lieu et place plus pleinement dans la loi du Christ. C'est avec une bienveillante faveur que nous avons accueilli votre demande recommandable aux yeux de Dieu. Aussi ferons-nous en sorte que nous envoyions vers votre excellence des gens qui, en fait de saine doctrine et d'avis salutaires, remplissent auprès de vous les fonctions du Saint-Siège apostolique, et dont les mœurs et les mérites, ne s'éloignent pas de l'honnêteté ainsi que de la pureté de la science évangélique. Vous nous suppliez aussi de vous exposer dans une lettre le fond, et en quelque sorte la série des principes de notre foi : nous consentons volontiers à votre désir, et nous vous les présenterons sous forme d'abrégé, sans pouvoir approfondir la matière. Ce que vous devez croire pieusement et fidèlement, c'est qu'il n'y a qu'un seul-Dieu, mais de façon que l'attribut de la déité, c'est d'être une en substance et triple en personnes. Car il y a Dieu le Père, Dieu le Fils, Dieu le Saint-Esprit ; mais le Père, le Fils, et le Saint-Esprit sont un, quoiqu’il y ait cette distinction entre les personnes, que le Père n'est pas le Fils, que le Fils n'est pas l'Esprit-Saint, et que l’Esprit-Saint n'est ni le Père ni le Fils. La chose sans doute est difficile à comprendre et dépasse toute la sagacité de la raison humaine. Mais plus elle est difficile à croire, plus il est beau d'avoir le mérite de la foi. Sans doute on ne peut trouver de comparaison exacte, pour fendre cette unité et trinité à la fois qui est en Dieu ; sans doute les paroles manquent pour parler dignement de cette essence. Nous ressaierons cependant autant que faire se pourra. Mais nous serons comme des gens qui balbutient; car, pour vous expliquer des choses ineffables, nous ne pouvons que nous servir d'un langage fait pour les choses qui passent. L'apôtre Paul dit : Les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité sont visibles par la connaissance que les choses créées nous en donnent. Voyez, par exemple, l'esprit de l'homme : considérez le corps solaire; la ressemblance ne sera que bien imparfaite : votre œil sera ébloui, mais enfin vous pourrez vous faire quelque idée de la trinité. Il y a dans l'esprit de l'homme l'intelligence, la mémoire et la volonté. Nous appelons esprit la mémoire, esprit l'intelligence, esprit la volonté. Mémoire, intelligence, et volonté sont un seul esprit ; et cependant la mémoire n'est ni l'intelligence ni la volonté. Dans le corps solaire, je vois le rayon, je-sens la chaleur, je reconnais la splendeur. Ce sont trois propriétés d'un seul être, et cependant chacune d'elles est distincte des deux autres. De même, dans cet ineffable, inénarrable et glorieux, mystère de la déité, le Fils est distinct du Père, et le Saint-Esprit est distinct de l'un et de l'autre. Quoique le Père, le Fils et le Saint-Esprit soient chacun de même substance, de même pouvoir, et de même gloire, ce ne sont pas cependant trois Dieux ; mais c'est une seule substance et un seul pouvoir en trois personnes, et, réciproquement, ce sont trois personnes en une seule substance. Cette profession de notre foi ne tire pas seulement son origine du Christ ou de ceux qui ont suivi sa loi, mais encore on en trouve la base dans Moïse, dans les patriarches et dans les prophètes. Dans le livre de Moïse on trouve cette déclaration de l'unité de l'essence divine : Ecoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est un. Et ailleurs : C'est moi qui suis le Seigneur ton Dieu, qui t'ai tiré de la terre d'Egypte : tu n'auras pas d'autres dieux que moi[291] ! Dieu lui-même fait voir évidemment la pluralité des personnes quand il dit : Faisons, l'homme à notre image et à notre ressemblance. Et le Verbe de Dieu, c'est le fils de Dieu, ainsi que l’atteste saint Jean : Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. Toutes choses ont été faites par lui, et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans lui. Vous voyez que la parole du Père s'adresse au Fils et au Saint-Esprit, puisqu'il se sert au pluriel de ces deux termes : Faisons et notre. En effet, c'est par le Verbe et par l'Esprit-Saint que le Seigneur Dieu a tout fait, comme le témoigne le prophète David : Par le Verbe du Seigneur les cieux ont été affermis, et par le souffle de sa bouche, etc. Le même prophète découvre avec grandeur le mystère de la Trinité, quand, dans le même verset, il insiste et répète trois fois ce seul mot, Dieu : Que le Seigneur Dieu nous bénisse, le Seigneur notre Dieu; que le Seigneur Dieu nous bénisse, et que tous les pays de la terre le craignent. Saint Jean, que j'ai déjà cité, dit dans son épître canonique : Il y en a trois qui rendent témoignage dans le ciel; le Père, le Fils, et le Saint-Esprit, et ces trois sont une même chose. Le prophète Isaïe dont vous possédez le livre, atteste qu'il a entendu les Séraphins criant : Saint, saint, saint le Seigneur, le Dieu des armées. Pourquoi ré-pète-t-il saint trois fois, si ce n'est pour marquer la trinité de personnes dans le Seigneur Dieu des armées. La très sainte et bienheureuse Trinité se compose du Père, qui a engendré le Fils ; du Fils, qui a été engendré par le Père, et de l’Esprit-Saint, qui procède de l'un et de l'autre. Mais dans cette génération ou dans cette procession, la substance divine ne subit, soit dans le Père, soit dans le Fils, ni séparation ni diminution. De même que la lumière vient de la lumière sans aucune diminution de la lumière d'où elle vient, de même le Fils, égal au Père, procède du Père, et le Saint-Esprit, co-égal à l'un et à l'autre, procède de l'un et de l'autre. Quant au mode de cette génération ou de cette procession, il dépasse la raison humaine. Aussi Isaïe, bien certain de la génération du Fils, mais sachant que le mode de génération est notre salut retardé. Ce même Isaïe annonce clairement la nativité du Christ : Voici que la Vierge concevra et enfantera le Fils, et on rappellera de son nom Emmanuel. Marie était originaire de la famille de Jessé, et le même prophète annonce clairement la naissance de Marie, la naissance de Christ par Marie, et la plénitude de la grâce spirituelle dans le Christ, quand il dit : Il sortira un rejeton de la tige de Jessé, et une fleur naîtra de sa racine; et l'esprit du Seigneur se reposera sur lui ; l'esprit de sagesse et d’intelligence, l'esprit de conseil et de force, l'esprit de science et de crainte du Seigneur ; et il sera rempli de l'esprit de la crainte du Seigneur. De même qu'Adam, le premier homme, fut formé d'une terre vierge et encore inviolée, de même le Fils de Dieu naquit d'une vierge sans tache, l'Esprit saint opérant en elle et accomplissant l'ineffable mystère de notre salut. Le sacrement de l'incarnation de notre Seigneur est un abîme insondable pour la raison. Cependant plusieurs anciens pères ont été témoins de miracles qui précédaient cette nativité et lui servaient de figures. La toison mise par Gédéon dans l'air fut imprégnée de la rosée divine, tandis que tout le sol environnant demeurait sec : la rosée, c'est l'Esprit saint qui descend dans la vierge choisie par le Seigneur entre toutes les femmes, à cause de son humilité ; et les paroles du Psalmiste s'accordent avec ce prodige : Il est descendu comme une pluie sur la toison. La flamme qui apparut à Moïse au milieu d'un buisson : Et le buisson n'était pas consumé par le feu, prouve la virginité sans tache de Marie. Tandis que les verges des autres tribus restaient sèches, la verge d'Aaron, de la race duquel la bienheureuse vierge devait tirer Bon origine, poussa seule des feuilles et des fleurs; et, selon la prédiction d'Isaïe, cette fleur qui sortit de la tige de Jessé indiquait l’enfantement de la vierge sans tache. Auparavant, nous étions les ennemis de Dieu; mais, par l'arrivée du Christ, nous avons été réconciliés, ainsi que le prophète Pavait annoncé : Et la paix, dit-il, naîtra sur la terre, lorsqu'il viendra. Et c'est pour cela que les anges, le jour de la nativité, ont chanté glorieusement le cantique de paix : Gloire à Dieu au haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté! Une nouvelle étoile apparut aussi aux mages, et d'après le témoignage des historiens, une source d'huile sortit de ferre à Rome, et se jeta dans le Tibre. Le temple lui-même, dont les idoles n'avaient pas prédit la ruine, fut renversé et détruit de fond en comble la nuit où la vierge enfanta. La piscine Probatique qui était à Jérusalem s'agita à l'arrivée de l'ange, et reçut le don de rendre la santé. Le vieil Adam nous a fait bien du mal, mais le nouveau nous a fait encore plus de bien. L'humilité de l'un nous procura de plus grands avantages que nous n'avions pu en perdre par l'orgueil de l'autre; car, ainsi que l'atteste l'apôtre Paul, la récompense n'est pas en proportion avec le délit, et la grandeur du bienfait dépasse de beaucoup la mesure de la faute. Celui qui a été d'abord pour nous un Dieu et un Seigneur terrible est maintenant un de nos frères, humble et semblable à nous. En effet, le Christ a passé parmi nous sa vie mortelle dans la faim et dans la soif, dans la lassitude et dans la douleur, enfin dans toutes les misères de cette vie ; il a été livré par un de ses disciples, vendu comme un vil esclave, flagellé, couvert de crachats, couronné d'épines, tourné en dérision, attaché avec des clous à un poteau et condamné à une mort ignominieuse ; il a payé pour ce qu'il n'avait pas dérobé[292] et il s'est offert volontairement à la mort, parce qu'il a persévéré dans l'humilité, ainsi que le déclare Isaïe : Il a subi son jugement dans l'humilité ; il a été mené à la mort comme une brebis qu'on va égorger; il est demeuré dans le silence sans ouvrir la bouche, comme un agneau est muet devant celui qui le tond. Celui qui, alors petit enfant, avait été offert dans le temple par le juste Siméon à l'époque voulue par la loi et pour l'accomplissement des cérémonies, a élevé sur la croix, pour notre délivrance, ses mains vers son père, selon la parole de David : L'élévation de mes mains est le sacrifice du soir. Ainsi le péché d'orgueil qu'Adam avait commis en mangeant le fruit de l'arbre défendu fut racheté par l’amertume de la mort et par l’humilité du Christ : le sang innocent ayant été versé, les fautes de tous furent effacées du livre de servitude. Sans doute le Seigneur aurait pu avoir recours à un autre mode de rédemption, mais aucun n'était plus convenable à sa bonté et a notre salut. En effet, puisque l'homme, à cause de l’énormité de sa prévarication, était saisi et dominé par le démon, la justice demandait qu'il ne fût pas délivré par la violence, et que, puisqu'il était tombé par orgueil, il fût relevé par sa propre humilité, si cela était possible, et comme cela avait été impossible, au moins par l'humilité d'un autre. C'est pourquoi le Christ innocent, que la loi avait désigné sous la figure de l'agneau pascal, s'est offert pour nous comme une victime salutaire. Pour qu'un homme fût racheté du péché, la loi de Moïse avait exigé une chèvre ou une brebis; mais le Christ, par qui la grâce et la vérité ont été faites, pensa que l'accomplissement facile des rites voulus par la loi ne suffisait pas pour le salut; et, comme il estimait l'homme à un plus haut prix que le sang d'un veau ou d'un bouc, ce fut son propre sang qu'il offrit pour notre salut. Alors, pour la première fois, le souverain et véritable pontife entra dans le sanctuaire avec le gage de notre éternelle rédemption. Alors le livre a été ouvert et les sceaux en ont été brisés par le lion de la tribu de Juda. Il a fait ce que n'avaient pu faire les victimes légales : il a écarté l'épée tournoyante, et il a ouvert les portes du paradis, qui avaient été fermées pour tous les hommes des anciens jours. Ainsi jadis, sur la montagne du grand prêtre, un tranquille retour était accordé à celui qui se réfugiait vers les villes du refuge. Jadis l’homme murmurait en disant : Pourquoi le Seigneur exige-t-il de moi plus que des autres créatures? Pourquoi le Seigneur a-t-il travaillé à cause de moi? il a dit : et j'ai été fait ainsi que les bêtes de somme, et les arbres, et tout ce qui existe : il m'a créé par un seul signe de sa puissance, par un seul caprice de sa volonté, Mais le Christ a fermé la bouche à ceux qui disaient ces choses injustes, et l'homme ne peut plus se dissimuler combien Dieu a d'amour pour lui, puisque, pour le racheter de la captivité, il n'a pas épargné son propre fils. Aussi, à la vue de ce grand acte de notre salut, l'amour du Christ doit entrer jusque dans la moelle de nos os. Lui-même, dans la loi de Moïse, a mis au nombre de ses commandements l'amour de Dieu et du prochain, amour que, dans renseignement de la discipline évangélique, il nous a prêché plus fréquemment et plus fortement encore par ses paroles, et enfin par son divin exemple, en effet, qui peut mieux témoigner sa charité que celui qui donne sa vie pour ses amis? Il nous a donc fourni sujet de le chérir, lui qui a été au-devant de nous par son amour, et qui n'exige rien d’autre chose de nous que de l’aimer de tout notre cœur. Celui-là est un être dur et indigne du nom d'homme, qui ne vénère pas la miséricorde de Jésus, qui ne chérit pas d'amour un seigneur si élément, et qui, s'il le faut, ne s’expose pas avec joie à mourir pour lui. Or, lorsque le Christ eut expiré et eut été enseveli, il ressuscita le troisième jour d'entre les morts, comme il lavait prédit, vivant, à ses disciples ; il leur apparut ensuite fréquemment, parla et mangea avec eux, leur montra les blessures de ses mains, de ses pieds et de son côté, et, en les leur faisant toucher, dissipa le doute dans les cœurs de quelques-uns dont la foi était encore chancelante. Après avoir passé ostensiblement quarante jours au milieu d’eux, il se rendit avec eux sur le mont des Oliviers, et là, devant leurs yeux, il s'éleva dans les cieux et monta vers son Père. Nous croyons fermement qu'il règne en égalité avec le Père et nous l'attendons pour juge des vivants et des morts, au jour de la commune résurrection. Quoique Dieu, notre Seigneur Jésus-Christ a voulu et a dû mourir pour un temps : quoique homme, il a pu et il a dû ressusciter après la mort : afin que le diable, qui avait dominé l'homme, fut dominé par l'homme, et qu'il fût couvert de confusion dans sa défaite. Honte aux infidèles et aux prévaricateurs qui blasphèment dans leur délire, et qui disent : Si le Christ est Dieu, comment a-t-il pu mourir? s'il est homme, comment a-t-il pu ressusciter? Maia c'est qu'il a été Dieu et homme à la fois. Comme homme, il a dû mourir, comme Dieu, il a pu ressusciter. Et il a été également heureux pour nous qu'il ait daigné en mourant volontiers subir un inique jugement, et qu'il ait pu et voulu vaincre In mort en ressuscitant. De même que le diable, par le moyen de ses ministres, avait osé jeter ses mains violentes et téméraires sur son seigneur, de même il perdit pour l'éternité, justement et légitimement, les droits et la tyrannie qu'il exerçait sur l'homme. Ainsi, par un juste échange, celui qui avait vaincu l’homme fut vaincu par l'homme. Celui qui avait dominé sur le bois de l'arbre défendu fut puissamment et sagement dompté sur le bois de la croix par Jésus-Christ, Dieu fait homme, que l'homme doit chérir comme un frère et redouter comme un Dieu. Au reste il était nécessaire que celui-là même qui nous avait créés nous recréât ; que celui-qui nous avait faits nous refît, en nous rachetant et en nous réhabilitant, nous qui étions perdus, afin que nous ne fussions pas amenés à adorer un Dieu comme notre créateur, et à en vénérer un autre comme notre rédempteur ; ce qui eût été servir deux maîtres au lieu d'un seul. Il a été nécessaire et convenable aussi, que ce fût le Fils et non le Père ou le Saint-Esprit qui fût incarné : parce que l'homme, c'est-à-dire Adam, avait eu la présomption de s'assimiler au Fils, en voulant être aussi savant que Dieu et connaître le bien et le mal. Or, le Fils paraissait être en cause, de même que la sainteté d'Abel fut cause de la jalousie de Caïn, et, par suite, de sa mort. Le Fils a donc dit à peu près ce que disait Jonas: C'est moi qui ai péché : jetez-moi dans la mer. Car ce n'est pas un maigre sacrifice ou un holocauste qui peut suffire à l'expiation d'un aussi grand crime, que l'était celui qui avait été commis par l'homme : Voici que je viens; voici que je viens moi-même, parce qu'il a été écrit sur moi en tête du livre que je ferais votre volonté. Voici que je me présente pour être immolé. Je le répète, si, une aussi grande affaire que la rédemption de l'homme eût été confiée à un ange, ce n'eût pas été sûr ; parce que l'orgueil de Lucifer[293] a fait déchoir Fange et la rendu suspect. Si elle eût été confiée à un homme, ce n'eût pas été sûr non plus; parce que la désobéissance du premier homme, c'est-à-dire d'Adam, a rendu l'homme coupable et punissable à juste titre. Il y avait insuffisance du côté de l’ange, impuissance du côté de l’homme: l'un était faible, et l'autre incapable. Il a donc été convenablement décidé que ce serait un homme, mais un homme appuyé sur son essence divine qui délivrerait l'homme des griffes du diable, afin que rien ne pût entraver une entreprise si difficile et si belle, afin que de plus elle obtînt irrévocablement un heureux résultat, et que la cohorte des anges, qui avait été diminuée par la chute de Lucifer et de ses complices, fût rétablie dans son entier. C'est pour cela que la bienheureuse Marie, vierge et mère très haute et très digne de tous, nos respects, enfanta au monde le médiateur entre l’homme et Dieu, et mérita de donner naissance au Sauveur. C'est la première entre toutes les femmes de cette terre ; elle n'a pas eu sa semblable depuis le commencement, elle ne l'aura pas jusqu'à la fin. Elle a conçu sans rougir, elle a enfanté sans souffrir, elle a quitté ce monde sans être altérée par la mort, selon la parole de Fange, que dis-je? selon la parole de Dieu même, par la voix de lange. Et elle a été trouvée pleine de grâce, et non pas à moitié pleine, et son divin fils a rempli lui-même fidèlement le commandement qu'il avait donné jadis à Israël : Tu honoreras ton père et ta mère afin que la chair virginale du Christ, qui avait été détachée de la chair dune mère vierge, ne lui fût pas totalement étrangère. Telles sont les bases de la foi chrétienne sur lesquelles s'élève un monument vénérable qui atteint les cieux telle est l'échelle de la religion catholique, au moyen de laquelle il est donné à l'homme de monter au séjour de l'éternelle clarté. Si donc vous persévérez dans le désir de sortir des ténèbres pour jouir de la lumière d'embrasser la loi si salutaire du Christ, en renonçant à toutes les impuretés de Mahomet, et de vous donner à l'église, qui ouvre son sein à tous les hommes comme l’asile du refuge, il faut que les prémices de votre conversion soient consacrées par les eaux du baptême. Alors vous laisserez tomber dans les flots régénérateurs la vieille robe du péché ; vous aurez une âme neuve et innocente, et vous serez comme l'enfant qui vient de naître. Alors vous participerez à cette gloire céleste que l'oreille n'a point entendue, que l'œil n'a point vue, mais qui s'est révélée au cœur de l'homme ; qui est si abondante, qu'elle ne peut être amoindrie, si grande qu'elle ne peut être contenue, si multipliée qu'elle ne: peut être comptée, si précieuse qu'elle ne peut être estimée, si longue endurée, qu'elle n'a point de termes. Voilà la gloire que Dieu a promise à ceux qui l'aiment et qui suivent ses traces pied à pied. Le Soudan, converti par ces avertissements salutaires, reçut secrètement le sacrement du baptême : et les grands de son royaume, sachant toutes les énormités qui pullulent à Rome, se disaient : Comment la même source peut-elle, donner de l'eau douce et de l'eau salée? là où les chrétiens croient puiser à la fontaine de justice, ils s'abreuvent à des eaux empoisonnées !

Le mardi, jour remarquable dans la vie de Thomas. — Beaucoup d'événements importants arrivèrent au bienheureux Thomas le mardi. On ne sait si cette singularité était un présage ou l'effet du pur hasard. Il naquit un mardi, le jour de saint Thomas, apôtre ; c'est pourquoi sa mère se promit de l'appeler Thomas en le faisant baptiser; et il fut convenable que celui qui devait combattre contre le diable, vînt au monde un mardi, le jour de mars. Mars en effet, selon les poètes, est appelé le Dieu de la guerre, et la vie du bienheureux Thomas ne fut qu'une lutte contre l'ennemi, d'après ces paroles de Job : La vie de l'homme est un combat sur la terre. Son martyre eut lieu un mardi, et sa translation un mardi, afin que le même jour qui l'avait vu souffrir le vit glorieusement réhabiliter. Ce fut un mardi que les grands du royaume se réunirent à Northampton, et dressèrent une accusation contre lui ; ce fut un mardi qu'il fut envoyé en exil ; ce fut un mardi que le Seigneur lui apparut à Pontigny et lui dit : Thomas, Thomas! mon église sera glorifiée dans ton sang. Ce fut un mardi qu'il revint de l'exil ; ce fut un mardi qu'il obtint la palme du martyre; de plus, ce qui dépasse toute prévoyance humaine, et ce qui ne peut venir que de la volonté de Dieu, ce fut encore un mardi que le corps du vénérable Thomas fut glorieusement transféré, cinquante ans après l'époque de son martyre, qui est aussi l'époque de sa rémission, l'an du Seigneur 1220. Enfin, ce fut aussi un mardi que le roi Henri, qui l'avait persécuté, fut enfermé dans le sein de la terre. Mais nous placerons ces faits en leur lieu dans la suite du récit.

Tristesse de l'archevêque. — Cependant le bienheureux martyr Thomas réfléchissait à ce qui s'était passé, et, avant d'être percé de coups, il recevait en quelque sorte des arrhes sur sa passion future. Et ce confesseur invincible du Christ souffrait le martyre sinon dans ses membres, au moins dans son cœur. En effet, il voyait que celui qui aurait dû être le chef de l'église militante ne s'opposait pas comme un rempart, et ne se présentait pas pour la défendre au jour du combat, mais retournait en arrière comme un bouc qui n'a point de cornes.[294] Thomas, abandonné de tout secours humain, se réfugia dans la protection divine ; sans cesse il priait pour le maintien de l'église ; il macérait son corps dans les veilles et dans les jeûnes; il implorait le Seigneur pour ceux qui le persécutaient et qui avaient de la haine contre lui ; il se confondait en larmes et en soupirs, et demandait à Dieu avec ferveur qu'il daignât conserver cette église que lui-même avait Tachetée et consacrée par son propre sang. En effet, qui pourrait bien rendre les angoisses et les tortures de cœur de cet homme de Dieu : à cause de lui, son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, ses neveux, ses nièces, ses clercs et ses fidèles serviteurs avaient été chassés en exil ; lui-même, malgré le haut rang qu'il occupait dans l'église de Dieu, se voyait forcé, en gémissant, de mendier son pain dans la terré étrangère. Mais peut-être, comme personne ne peut s'élever du premier coup au-dessus de l'humanité, ces épreuves lui furent envoyées d'avance pour affermir son âme, et lui donner la force de supporter les outrages jusqu'au jour où l'épée serait tirée contre lui, et où il mériterait d'obtenir la gloire du martyre, lui à qui il n'avait pas encore été donné de savoir où il devait périr.

Le roi de France veut concilier Henri II et Thomas Becket. — Cette même année, après les octaves de Saint-Martin, par les soins du souverain pontife, une entrevue eut lieu près de Paris entre les rois de France et d'Angleterre, L'archevêque de Cantorbéry s'y rendit, mais il ne voulut point paraître en présence du roi d'Angleterre. On s'y occupa longuement de rétablir la paix entre le roi d'Angleterre et l'archevêque de Cantorbéry ; et ledit archevêque, dans une des séances de cette assemblée où assistaient le roi de France, des évêques et une foule de seigneurs, fît passer au roi d'Angleterre ses réclamations qu'il avait rédigées sous forme de cédule et qui étaient ainsi conçues : Nous demandons au roi, notre seigneur, d'après le, conseil et l'ordre du seigneur pape, que pour l'amour de Dieu et du seigneur pape, pour l'honneur de la sainte église, pour son propre salut et celui de ses héritiers, il nous reçoive en grâce et nous accorde, nous ainsi qu'à tous ceux qui ont quitté son royaume pour nous et avec nous, pleine paix et pleine sécurité, sans mal engin de sa part ou de la part des siens. Nous demandons qu'il nous rende notre église de Cantorbéry en plénitude et liberté ainsi que nous la possédions le mieux après notre promotion à la dignité d'archevêque. Nous demandons qu'il nous remette aussi toutes les possessions que nous avons eues, pour les avoir et tenir, en toute liberté, tranquillité et honneur, ainsi que nous et notre église les avons eues le plus librement, après notre, promotion à la dignité d'archevêque ; et que semblablement elles soient restituées à tous les nôtres, ainsi que toutes les églises et prébendes dépendantes de l'archevêché, qui sont devenues vacantes depuis notre départ, afin que nous fassions d'elles ce qui nous plaira comme de choses qui sont à nous et aux nôtres. Le roi d'Angleterre éleva des difficultés sur deux articles : il n'avait pas, disait-il, de restitution à faire, puisqu'il n'avait pas chassé l'archevêque, et la dignité de son royaume lui défendait de rien payer à ce titre. Quant aux possessions des églises vacantes, il ne pouvait pas non plus les reprendre, parce qu'il en avait disposé en faveur de personnes déjà instituées ; mais, pour le reste, il s'engageait devant le roi de France à donner satisfaction à l'archevêque ; ou si l'archevêque voulait continuer la discussion, à s'en remettre à un jugement dans le Palais de Paris, sous la médiation soit de l'église gallicane, soit de délégués pris dans les diverses Provinces [de l'Université], lesquels pèseraient le différend dans la balance de la justice.[295] Ainsi le roi d'Angleterre qui s'était d'abord attiré la haine de plusieurs, tourna tous les esprits en sa faveur par ces paroles modérées. Peut être, par l'intervention d'amis communs, le roi et l'archevêque auraient-ils fait la paix tant bien que mal, si le roi n'avait déclaré qu'il était prêt de donner toute sûreté à l'archevêque, sauf le baiser de paix qu'il ne voulait pas lui accorder.[296] Alors l'archevêque se refusa à un accommodement qui ne lui présentait pas toutes les garanties possibles.

Henri II en Bretagne. — Absolution de l'Evêque de Londres. — L'an du Seigneur 1170 , le roi des Anglais, Henri, le jour de Noël, tint sa cour dans la ville de Nantes ', en présence des évêques et des barons de la petite Bretagne. Dans cette assemblée , ils jurèrent tous fidélité à lui et à son fils Geoffroy , et, pendant le carême qui suivit il repassa en Angleterre, et manqua d'être submergé avec tous les siens.

Cette même année aussi, Gilbert, évêque de Londres , avait traversé les Alpes pour se rendre à Rome. Arrivé à Milan , il y reçut des lettres du seigneur pape conçues en ces termes : « Nous avons donné mission à l'archevêque de Rouen et à l'évêque d'Exeter de vous absoudre en notre place , après avoir exigé de vous le serment que vous vous présenterez à notre cour pour répondre sur les faits qui ont motivé votre sentence. Nous avons pourvu à ce que l'excommunication que vous aviez encourue ne vous fasse rien perdre de votre état ou de votre dignité ecclésiastique, et ne puisse vous être imputée à déshonneur. » L'évêque qui désirait ardemment se faire absoudre, revint à Rouen , où il fut solennellement absous le jour de Pâques.

Vie de l'ermite Godrick. — Cantique anglais en l'honneur de la Bienheureuse Vierge Marie. — Cette même année , le vénérable ermite Godrick quitta ce monde, et changea sa vie temporelle pour In vie éternelle. Il est bon de rapporter en peu de mots dans cet ouvrage sa vie, ses actions admirables et sa tin glorieuse, parce que ce serait faire injure à un si grand homme, que de passer sous silence ses actes exemplaires. Godrick, cet ami de Dieu, naquit au pays de Norfolk, dans un village appelé Walepol. Il eut pour père Edouard , et pour mère Radwenne. Ses parents l'élevèrent et le gardèrent quelque temps avec eux. Après avoir passé dans l'innocence les années de son enfance , il devint marchand. Il débita . d'abord des marchandises de peu de valeur; bientôt il s'associa avec une compagnie de marchands et se mit à parcourir les foires publiques. Un jour en se promenant seul au bord de la mer, il trouva trois dauphins sur le rivage : deux palpitaient encore, le troisième paraissait mort. Godrick , touché de compassion , laissa les poissons vivants sans y toucher, il ne s'empara que du poisson mort, et revint avec sa charge. Mais le flux de la mer ramenant les flots comme à l'ordinaire, l'eau lui vint d'abord jusqu'aux pieds, puis jusqu'aux jambes , puis enfin monta au-dessus de sa tète. Godrick , cependant, affermi dans la foi et guidé par le Seigneur, marcha longtemps sons les eaux, parvint à gagner le rivage, et donna le poisson à ses parents en leur racontant ce qui lui était arrivé. Il avait l'habitude de se retirer à l'écart, de méditer sur les choses célestes et de réciter fréquemment l'oraison dominicale avec le symbole. Il alla pieusement à Saint-André, en Ecosse, pour s'y mettre en oraisons : un pareil élan de ferveur le conduisit à Rome. À son retour, il se réunit à quelques négociants et entreprit de faire avec eux le commerce maritime. Là il amassa des richesses et posséda bientôt la moitié d'un vaisseau et le quart d'un autre. C'était un homme d'un corps robuste et d'un esprit ferme. Dans les divers pays où il s'arrêtait sur la route, il allait visiter les lieux illustrés par quelque saint fameux, et se recommandait à son patronage. Après avoir passé seize ans dans le commerce maritime, il se prépara à consacrer au service de Dieu les richesses qu'il avait amassées à force de fatigues. Il reçut le signe de la croix qui vivifie, partit pour Jérusalem, y visita dévotement le sépulcre du Seigneur, et revint en Angleterre en passant par Saint-Jacques [de Compostelle?]. Quelque temps après, le zèle qui l'animait lui donna l'idée de visiter une seconde fois la demeure des apôtres et il parla de son dessein à ses parents. Sa mère lui ayant demandé s'il voulait la recevoir pour compagne de voyage, Godrick y consentit de bon cœur, et dans la route, humble serviteur de celle qui l'avait enfanté, il la portait sur ses épaules toutes les fois que les aspérités du chemin l'exigeaient. Ils avaient laissé derrière eux la ville de Londres, lorsqu'une femme fort belle se présenta à eux, les suppliant humblement de l'accepter pour compagne dans ce pèlerinage : ils y consentirent avec joie. Elle devint pour eux une compagne inséparable, dévouée et diligente à les servir; car c'était elle qui lavait leurs pieds en les baisant pieusement. De tous les serviteurs elle était la plus assidue. Elle se conduisit de même en allant et en revenant; nul ne lui demanda ' ni qui elle était, ni d'où elle venait : elle-même ne s'en ouvrit à personne. Cependant, quand au retour, ils approchèrent de Londres, elle demanda la permission de se retirer, et en les quittant, elle prononça ces mots : « Il est temps que je retourne là d'où je suis venue. Quant à vous, bénissez Dieu qui n'abandonne pas ceux qui espèrent en lui, et sachez qu'il en sera fait ainsi que vous I avez demandé à Borne aux apôtres. » Cependant cette femme était restée invisible pour tous ceux qui composaient le cortège, excepté pour Godrick et pour sa mère.

Après avoir reconduit chez son père sa mère en bonne santé, il vendit tout ce qu'il possédait, reçut la bénédiction de ses parents et les quitta. C'était la vie d'ermite qui lui plaisait par-dessus tout. II atteignit les frontières de l'Angleterre, et arriva à Carlisle, où il rencontra quelques personnes qui lui étaient unies par le sang : l’une d'elles lui fit présent du psautier de saint Jérôme ; il l'apprit en quelques jours et le retint par cœur; puis, à l'insu de ses amis, il gagna les forêts et s'y nourrit quelque temps de fruits et d'herbes sauvages. Les serpents et les bêtes féroces s'approchaient de lui, le considéraient fixement, puis s'en allaient avec la plus grande douceur. Il passa plusieurs jours seul dans le désert, occupé à prier le Seigneur tantôt en se jetant à genoux, tantôt en élevant les mains au ciel, tantôt en s'étendant par terre. Un jour il rencontra un solitaire et entra dans la grotte du vieillard qui lui dit aussitôt : Sois le bien-ci venu, frère Godrik, ce à quoi il répondit : Et vous, portez-vous bien, père A il ri k, sans que ni l'un ni l'autre se connussent auparavant : C'est toi, dit le vieillard, qui as été envoyé par le Seigneur pour confier à la terre ce corps débile. Ils demeurèrent tous deux dans la solitude pendant deux ans, sans posséder aucun moyen de subsistance. Le vieillard étant tombé gravement malade, ce fut Godrik qui soulevait et transportait ce corps débile, qui lui approchait les aliments de la bouche, qui alla chercher un prêtre afin qu'il pût se confesser et recevoir l'Eucharistie. Cependant Godrik voyant que la maladie empirait, s'écria : O âme qui as été créée à l'image de Dieu, je t'adjure au nom du Dieu tout-puissant de ne pas quitter ce corps sans que-je m'en aperçoive. Le vieillard ayant rendu le dernier soupir quelques instants après, Godrik vit comme une vapeur brûlante et chaude, de forme presque sphérique et qui resplendissait comme le plus pur cristal. De tous côtés s'échappaient des rayons d'une incomparable blancheur. Cependant personne n'a jamais pu déterminer la forme de l'âme. Quand on apprit la mort du saint homme, ses compagnons qui étaient de la confrérie de Saint-Cuthbert, ainsi que le jeune Godrik, nouvellement converti, l'ensevelirent dans le cimetière de Durham.

Après les funérailles de ce saint homme, Godrik retourna dans le désert, ne sachant trop ce que la volonté divine avait décidé sur lui. Au moment où il invoquait ardemment le Seigneur à ce sujet, une voix descendit du ciel et lui dit : Il est bon que tu ailles à Jérusalem, et que tu en reviennes. En même temps le saint confesseur du Christ Cuthbert lui apparut et lui dit : Va souffrir à Jérusalem, là où le Seigneur a souffert : je serai ton soutien et ton patron en toutes choses. Quand tu auras accompli ce long pèlerinage, tu serviras le Seigneur à Finie chale, et je te protégerai. Godrik, de retour à Durham, y reçut la croix et la bénédiction des mains d'un prêtre. Dans le cours de ce voyage, il ne se nourrit que de pain d'orge et ne but que de l'eau ; il ne changea ni ne lava ses vêtements ; il ne quitta, ne changea, ni ne nettoya sa chaussure, avant d'être arrivé aux saints lieux, Il alla visiter le sépulcre du Seigneur, et les autres lieux consacrés, pria pieusement, versa d'abondantes larmes, se coucha sur cette terre qu'il couvrit de baisers, et y mena un genre de vie dont la sainteté est à peine croyable. De là il se dirigea vers le Jourdain, avec un calice et une écuelle qu'il portait dans sa besace, et une petite croix qu’il avait toujours à ta main : tant qu'il vécut, ces objets furent ce qu'il avait de plus cher. Alors il entra dans les eaux du fleuve, déposa pour la première fois ses vêtements et se baigna : mais en quittant le Jourdain, il laissa ses souliers, et dit : Dieu tout-puissant qui as marché mi-pieds sur cette terre, et qui as bien voulu qu'on les perçât de clous sur une potence pour me sauver, je ne veux plus désormais mettre de chaussures âmes pieds. Après avoir ainsi accompli son vœu de pèlerinage, il reprit la route d'Angleterre.

De retour dans le nord de l'Angleterre, il trouva dans une forêt un lieu désert appelé Eschedale, et il le jugea convenable pour son projet. Là il se construisit ne hutte qu'il couvrit de gazon, et y habita pendant un an et quelques mois. Mais les propriétaires du fonds lui ayant cherché querelle, il s'en alla et se retira à Durham. Il savait déjà le psautier d'un bout à l'antre, et en peu de temps il fit de tels progrès, que tout ce qu'il apprit en psaumes, hymnes et oraisons, paraissait devoir lui suffire. Un jour que, poussé par une inspiration divine, il s'était rendu à la forêt voisine, il entendit un berger qui disait : Allons à Finchale faire boire nos troupeaux, en entendant ces mots, Godrik lui donna la seule obole qu'il possédât, pour qu'il le conduisît en cet endroit. Dès qu'il se fut avancé dans l'intérieur de cette épaisse forêt et, il rencontra un loup dune grandeur énorme, qui avait l'air furieux, et qui fit mine de se jeter sur lui, comme s'il allait le déchirer par morceaux. Mais Godrik, comprenant que c'était un tour du vieil ennemi des hommes, Ht le signe de la croix en disant : Je t'adjure, au nom de la sainte Trinité, de t'enfuir au plus vite, si le Seigneur accueille le projet que j'ai conçu de me dévouer ici à son service. A ces mots la bête féroce se traîna aux pieds du saint homme, comme si elle demandait grâce. Godrik, voyant que c'était là qu'il devait servir le Seigneur, obtint la permission de Kanulf, évêque de Durham, se, creusa près du fleuve Wer une hutte dans la terre, et la recouvrit de gazon. Il y fixa son séjour en compagnie des serpents et des bêtes fauves. En effet, il y avait dans ce Lieu une épouvantable quantité de serpents ; mais ces animaux se montraient très doux et très soumis à l'homme de Dieu, et obéissaient à tous ses commandements. Quelquefois quand il se tenait devant son foyer, ils s'étendaient entre ses jambes ou se couchaient en cercle et en rond. Il supporta leur présence pendant quelques années, mais voyant qu'ils le gênaient dans ses oraisons, un jour qu'il les trouva à leur place habituelle, il leur ordonna de ne plus rentrer dans sa demeure, et bientôt tous ces reptiles quittèrent si bien la place, qu'ils ne se hasardèrent plus désormais à franchir le seuil de la porte. Godrik refusa tous les présents et tous les vivres qu'on lui offrit; il résolut de vivre du travail de ses mains ; il réduisit en cendres des branches et des racines d'herbe qu'il mêla avec de la farine d'orge, en sorte que son pain contenait un tiers de cendres. Il domptait les aiguillons de la volupté par les larmes, les veilles et les jeunes : souvent il restait six jours sans manger. Après les difficiles tentations de la luxure, le diable essaya d'autres moyens. Il cherchait à l'intimider, tantôt en lui apparaissant sous la forme d'un lion ou d'un ours, tantôt sous celle d'un taureau ou d'un loup, tantôt sous celle d'un renard ou d'un crapaud ; mais Godrik, ferme dans la foi, méprisait toutes ces tentatives. Pour mortifier sa chair, il s'appliquait sur le corps un cilice très rude, et il se servit d'une cotte de mailles, pendant cinquante années consécutives. Il avait pour table une large pierre, sur laquelle il posait le pain dont j'ai parlé, et dont il ne mangeait jamais que forcé par un pressant besoin. Il trempait ses lèvres dans un peu d'eau, et encore il n'apaisait sa soif que quand elle était intolérable. Jamais il ne dormait dans un lit, mais quand il était fatigué, il s'étendait couvert de son cilice, sur la terre nue, la tête appuyée sur la pierre qui lui servait de table. Il se livrait à ses exercices de piété, au clair de lune, et secouait le sommeil pour se mettre en prières. L'hiver, pendant les rigueurs de la gelée et de la neige, il entrait tout nu dans le fleuve, et s'immolait au Seigneur comme une victime vivante. Là, plongé jusqu'au cou dans l'eau, il récitait en pleurant des oraisons et des psaumes. Fendant ses, stations dans le fleuve, le diable apparut souvent au saint homme, sous les formes les plus étranges. Mais au moment où il allait se jeter sur lui, Godrik le confondait et le mettait en fuite avec un signe de croix. Un jour le diable emporta ses habits qu'il avait laissés sur le rivage; mais Godrik l'effraya tellement par ses cris, qu'il laissa les vêtements et s'enfuit.

Un jour, tandis que l'homme de Dieu, Godrik, se tenait dans son oratoire, et récitait son psautier, il vit sortir de la bouche du crucifix un petit enfant qui se dirigea vers la sainte Vierge, dont l'image était suspendue à une poutre, au nord de la cabane, et vint se reposer sur son sein. La Vierge, de son côté, étendit les bras pour le recevoir, et le tint pendant trois heures enfermé dans ses bras. Tant que l'enfant resta sur le sein de sa mère, il s'agita comme s'il vivait et s'il avait un corps : quand il arriva, et quand il s'en alla, l'image de la sainte Vierge trembla tellement, que la cabane sembla prête à s'abîmer. L'ami de Dieu, Godrik, resta persuadé que la vie avait animé les membres de la statue, et que l'enfant qu'il avait vu n'était autre que Jésus de Nazareth. Puis l'enfant retourna comme il était venu, et rentra dans la bouche du Crucifix.

Une autre fois, tandis que ce saint homme priait devant l'autel de la bienheureuse Vierge et mère de Dieu, il aperçut deux jeunes filles dans la fleur de l'âge, qui se tenaient aux deux coins de l'autel. Elles étaient fort belles et leur vêtement était d'une blancheur éblouissante.

Elles fixaient à l’envi leurs regards sur lui; mais lui gardait le silence et n'osait pas remuer; il se bornait à jeter de temps en temps les yeux sur elles, puis s’inclinait de nouveau et priait. Alors les jeunes filles s'approchèrent de lui, et celle qui était à droite de l’autel lui parla ainsi : Ne me connais-tu pas, Godrik? —Noble dame répondit-il, personne ne peut vous connaître si vous ne daignez vous révélera lui. — Tu as bien parlé, dit l'apparition ; car je suis la mère du Christ, et c'est par moi que tu obtiendras sa faveur : celle que tu vois avec moi est l'apôtre des apôtres, Marie-Madeleine. Godrik, se jetant aux pieds de la mère de Dieu, s'écria : C'est à vous, ma dame, que je me confie pour que vous daigniez me protéger toujours. Alors toutes deux posèrent les mains sur sa tête, et en égalisant sa chevelure, elles remplirent la cabane d'une odeur suave. Ensuite la mère de Dieu entonna devant Godrik, sur un rythme musical, un cantique qu'elle lui apprit aussi à chanter et que Godrik, en le répétant fréquemment, retint parfaitement dans sa mémoire. Ce cantique est composé en idiome anglais ; le voici : Seinte Marie clane virgine, moder Jesu Christes nazarene onfo schild tin Godrich, on fang bring haali widh the in Godesrih. Seinte Marie Christes bur, meidenes clenhad, moderes flour, dilie mine sennem, rixe in min mod, bringe me to pinne widh selfe God. Ce cantique peut-être ainsi traduit[297] : Sainte Marie, lit du Christ, pureté virginale, fleur de la mère, efface mes péchés, règne sur mon âme et conduis-moi à la félicité avec Dieu seul. La mère du Christ ordonna à Godrik de recourir à ce cantique comme à un secours puissant, toutes les fois qu'il craindrait de succomber à la douleur, à l'ennui ou à la tentation. En effet, dit-elle, quand tu m'invoqueras par cette voix, tu sentiras toujours les effets de ma protection. Ensuite elle le marqua au front du signe de la croix, et à ses yeux Marie et Madeleine s’envolèrent aux cieux, laissant après elles un délicieux parfum.

On raconte qu'un jour cet ami de Dieu reçut la visite d'un homme qui venait accompagné de sa femme le supplier de vouloir bien ressusciter leur fille qui était morte. En même temps, ils tirèrent le cadavre d'un sac et retendirent devant Godrik. L’homme de Dieu, qui se sentait impuissant pour un pareil miracle, ne répondit rien et sortit dans la campagne pour s'y livrer à ses exercices accoutumés. Ceux-ci tout troublés se retirèrent, laissant le corps dans l'oratoire et disant : Qu'il garde ce cadavre et l'enterre, ou bien qu'il le rende à la vie, puisqu'il pourrait la ressusciter s'il le voulait. Godrik vers le soir, rentrant dans sa demeure, trouva le corps dans un coin de l'oratoire. Alors Use mit en prières et supplia le Seigneur de toute son âme, afin que lui qui est le Dieu tout-puissant, qui tient dans sa main la vie et le salut de tous, daignât rappeler cette jeune fille à la lumière. Trois jours et deux nuits il continua d'en agir ainsi : mais le troisième jour, tandis que tout en larmes il était encore prosterné devant l'autel, il vit la jeune fille qui marchait et se dirigeait vers l'autel ; aussitôt il fit venir les parents, leur rendit leur fille en bonne santé, et leur fit d'abord jurer qu'ils ne révéleraient ce secret à personne, tant que lui-même serait en vie. Quelque temps après, des parents vinrent en secret présenter à l'homme de Dieu leur enfant qui était mort. Godrik leur dit de le placer sur l'autel dans l'oratoire de la bienheureuse Vierge, et il consolait ces parents qui pleuraient en leur disant : Ne pensez pas que votre enfant soit mort, mais fléchissez le genou et implorez avec moi la clémence divine. Quand l'oraison fut terminée, il leur ordonna de l'aller prendre sur l'autel, et quand ils s'approchèrent, ils le trouvèrent riant et plein de vie. Godrik leur fit prêter serment de ne pas divulguer ce fait avant qu'il fût mort.

Ce saint homme était, fort lié avec des moines de Durham, mais il en affectionnait un particulièrement qui avait nom Nicolas. Ce dernier avait été plusieurs fois prié d'écrire et de transmettre à la postérité la vie et les vertus de saint Godrik, ce récit ne pouvant être que fort utile. Aussi, voulant recueillir des documents plus certains, il alla trouver l'homme de Dieu afin d'obtenir de son amitié les renseignements qu'il devait transcrire. Il vint donc, se prosterna aux pieds du saint, dit qu'il n'attendait plus que son consentement pour écrire sa vie, et insista sur l'avantage qu'il y aurait à ce que le souvenir de ses bonnes œuvres parvînt à la postérité. Cette proposition troubla évidemment Godrik, qui lui dit en détournant la tête : Mon ami, tu veux connaître la vie de Godrik telle qu'elle est? la voici : Godrik fut d'abord un rustre grossier, débauché, immonde, usurier, faussaire, trompeur, parjure, flatteur, brouillon, arrogant, gourmand : aujourd'hui c'est, un peu mort, un chien pourri, un vil vermisseau ; ce n'est pas un ermite, mais un hypocrite ; ce n'est pas un solitaire, mais un homme à l'esprit dissolu, qui engloutit les aumônes, dégoûtant, avide de voluptés, négligent, oisif et paresseux, prodigue et ambitieux, et qui ne serait pas digne de servir les autres, lui qui chaque jour accable de réprimandes et de coups ceux qui le servent. Tu pourras écrire cela de Godrik et pis encore. A ces mots il se tut, et le moine se retira non sans quelque confusion. Plusieurs années se passèrent pendant lesquelles le moine n'osa lui demander aucun renseignement sur sa vie, jusqu'à ce qu'enfin Godrik, ayant pitié de son chagrin et se repentant peut-être du mauvais accueil qu'il lui avait fait, lui apprit de bon cœur ce qu'il désirait savoir. Mais il conjura le moine, par l'amitié qu'il avait pour lui, de ne montrer cet écrit à personne tant qu'il vivrait.

Une autre fois, le même moine étant venu le jour de la fête de saint Jean-Baptiste, pour dire la messe devant l’homme de Dieu, il s'arrêta sur le seuil de l'oratoire en l'entendant chanter dans l'intérieur. Le soir, après vêpres, le frère lui demanda comment les âmes sortaient du corps et quittaient ce monde. On dit que Godrik lui fit cette réponse : L'âme sainte sort doucement du corps ; mais lame pécheresse qui tient encore à la chair est forcée de l'abandonner à grands coups de fouet : une fois sortie, l'âme monte sans délai jusqu'aux extrémités de l'air et là s'arrête quelque temps, attendant ce que Dieu fera d'elle. Il y a comme une porte faite en fer et fort étroite : de chaque côté se tiennent les esprits saints et les esprits impurs. Pour les âmes des justes le passage en est doux et facile ; mais les âmes des méchants y sont comprimées, torturées et précipitées misérablement dans les enfers. Aujourd'hui j'ai vu l’âme d'un juste qui prenait son vol, et traversait librement ce passage, et alors dans ma joie je me suis mis à chanter avec les anges qui l’emportaient. C'est là ce que tu as entendu ce matin avec étonnement.

Le même moine étant venu le voir de nouveau, demanda à l'homme de Dieu s'il lui plaisait d'entendre une messe. Il lui répondit : Aujourd'hui c'est la sainte Trinité qui ma dit la messe, et j'ai reçu La communion des mains d'un homme vêtu de blanc. Il a descendu du ciel et y a remonté; il ma averti de me confesser de mes péchés, et moi je lui ai dit toutes les fautes que ma mémoire m'a rappelées : alors il m'a absous, et c'est de lui que j'ai reçu, pieusement l'Eucharistie ; et quand l'office a été terminé il s'est élevé au ciel, les mains en haut : trouves-tu bon, mon fils, qu'après cela je reçoive de toi l'instruction et la communion. Le moine répondit qu'il n'oserait le faire, et lui demanda quel était celui des saints qui était venu le visiter : C'est l'apôtre Pierre, dit l'homme de Dieu ; il avait été envoyé par le Seigneur pour m'absoudre de mes péchés. Quant à toi, célèbre la messe en l'honneur de la bienheureuse Vierge, afin que par son intercession nous méritions que son fils nous soit propice. Le moine loua le Seigneur et obéit à cet ordre avec joie.

Cependant ce saint ermite et ami de Dieu, Godrik, après avoir passé glorieusement soixante années dans le désert, près de Finchale, était accablé de maladie et de vieillesse, et voyait approcher sa fin. Déjà depuis huit ans il était couché sur un lit, et dans un tel état de faiblesse, qu'il ne pouvait se retourner d'un côté ou d'un autre, sans le secours d'une main étrangère. Jusqu'au dernier moment il supporta des souffrances et des tentations telles, que ni la langue, ni la plume ne peuvent les retracer. Deux démons vinrent un jour vers lui, apportant une litière, et lui dirent : Nous venons pour Remporter aux enfers; car tu es un vieillard en délire, et tu es devenu fou à force de sagesse. Mais lui se défendit avec le signe de la croix ; il pria, et aussitôt les dénions furent mis en fuite.

Quelque temps après, une autre fois que l'homme de Dieu était seul dans son lit, ses serviteurs qui étaient dehors entendirent sa voix et son appel. L'un d'eux accourut en toute hâte, et il le trouva étendu tout nu sur le pavé de l'oratoire il le replaça dans son lit, et lui demanda pourquoi il l'avait vu ainsi gisant. Alors Godrik : Le diable est venu vers moi, et voyant que je goûtais paisiblement les douceurs du sommeil, il m'a poussé brusquement hors de mon lit, et m'a fracassé la tête avec un escabeau. Et en montrant une bosse qu'il avait à la tête, il ajouta : Ainsi mon ennemi m'a surpris à l'improviste et sans que je pusse me défendre avec le signe de la croix, et il m'a dit : Eh bien, Godrik, rustre, rustre, toi dont je n'avais pu triompher jusqu'ici par mes satellites, te voilà donc étendu mollement dans un lit : va, tu périras aujourd'hui de ma main. Aussi que chacun réfléchisse au danger qu'il y a de complaire à son corps et de se laisser dominer par la mollesse : car Dieu ne se trouve pas dans les voies de ceux qui vivent délicatement. — Le vénérable père Godrik mourut le douzième jour avant les calendes de juin, pendant l'octave de l'ascension de Notre-Seigneur. Les vertus dont sa vie fut pleine sont au-dessus de l'humanité comme au-dessus de tout récit. Il fut enseveli dans son oratoire, du côté du nord, devant les degrés de l'autel de saint Jean-Baptiste. Son tombeau est encore aujourd'hui glorieux et célèbre par les miracles qui s'y opèrent.

Couronnement d’Henri Court-Mantel. — Entrevue de Montmirail. — Vers le même temps, c'est-à-dire l’an du Seigneur 1170, aux ides de juillet[298] sur l'ordre du roi d'Angleterre Henri, Roger, archevêque d'York, et tous les évêques suffragants de Cantorbéry, se réunirent à Westminster, à l'effet de couronner Henri, fils aîné du roi. Henri, sur la demande de son père, fut couronné solennellement par Roger, archevêque d'York, le quatorzième jour avant les calendes de juillet, malgré la défense formelle du seigneur pape, qui envoya à l'archevêque Roger et aux autres évêques du royaume des lettres ainsi conçues : Nous, vous défendons formellement à tous tant que vous êtes, en vertu de l'autorité apostolique, que personne de vous prenne sur lui d'imposer les mains ou d'agir en aucune façon sous quelque prétexte que ce soit, le cas échéant du couronnement d'un nouveau roi, sans le consentement de l'archevêque de Cantorbéry, et sans le concours de cette même église de Cantorbéry, selon les anciennes coutumes et dignités de cette église. Mais ces lettres furent inutiles, parce qu'avant leur promulgation l'affaire avait déjà été terminée. Aussitôt après le couronnement de son fils, le roi passa la mer et se rendit près de Montmirail,[299] à une entrevue avec l'archevêque de Cantorbéry : le roi de France était présent. Quand après avoir longtemps délibéré sur la paix, on en vint au baiser, l'archevêque dit au roi : Je vous embrasse en l'honneur de Dieu. Le roi alors se refusa au baiser, prétendant qu'il ne voulait pas de restriction conditionnelle. En effet, le roi trouvait toujours dans les paroles de l'archevêque, dont la conscience était si pure, des réserves qu'il repoussait : Tantôt, disait-il, c'est sauf l'honneur de Dieu, tantôt sauf ma dignité, tantôt sauf la foi de Dieu. L'archevêque, de son côté, se méfiait des finesses du roi, et avait peur, en concluant la paix définitivement et sans restriction, de paraître accorder au roi les iniques coutumes d'Angleterre.

Paix entre le roi et l'archevêque de Cantorbéry. — Il y eut une seconde entrevue près de Freteval, à laquelle assistaient le roi de France et le roi d'Angleterre, Guillaume, archevêque de Sens, et l'évêque de Nevers. Le roi et l'archevêque Thomas, en se séparant, montèrent deux fois à cheval ; deux fois le roi tint la bride du cheval de l'archevêque, tandis qu'il se mettait en selle. Enfin, près d'Amboise, par les soins de Rotrou, archevêque de Rouen, le roi et l'archevêque de Cantorbéry Thomas, firent la paix. Quand elle eut été conclue, le roi écrivit à son fils Henri le nouveau roi, des lettres conçues en ces termes : Sachez que Thomas, archevêque de Cantorbéry, a fait sa paix avec moi, à ma pleine satisfaction : je vous commande donc de lui procurer la paix à lui et aux siens, et de lui faire tenir à lui, ainsi qu'aux siens qui sont sortis pour lui d'Angleterre, toutes leurs possessions librement, paisiblement et honorablement, dans l'état où il les avaient trois mois avant de sortir d'Angleterre. Vous ferez venir devant vous quelques-uns des plus probes et des plus âgés chevaliers de Saltoude;[300] et, dans ce lieu, vous les chargerez, sous serment, de s'enquérir de ce qui appartient en fief à l'archevêché de Cantorbéry ; et que ce qui aura été reconnu lui appartenir lui soit rendu. Portez-vous bien. Après ces événements, le vénérable archevêque de Cantorbéry, Thomas, envoya un message à Rome, avant de passer en Angle terre, pour annoncer au seigneur pape raccommodement qui avait eu lieu entre le roi d'Angleterre et lui. Le pape, rendant gloire à Dieu, lui écrivit ce qui suit : Nous ressentons une grande inquiétude de cœur et une vive amertume, toutes les fois que nous ramenons nos souvenirs et que nous réfléchissons profondément sur les angoisses, chagrins et vexations que vous avez soufferts avec tant de fermeté et un courage si invincible, par zèle pour la justice, et afin de maintenir la liberté de l'église. En effet, vous avez été jusqu'au bout dans votre noble sacrifice : l'adversité n'a pu vous abattre ni vous faire renoncer à votre résolution persévérante ; aussi admirons-nous dans cette affaire votre force digne d'éloges, et vous félicitons-nous dans le Seigneur, de votre constance à souffrir. Quant à nous, qui avons usé si longtemps envers le roi d'Angleterre, de patience et de bienveillance ; qui l'avons averti si souvent de rentrer en lui-même par des paroles douces et amicales, et quelquefois par des paroles dures et très rudes, s'il arrive qu'il n'exécute pas de fait la paix qu'il a conclue avec vous, et qu'il ne vous restitue pas, à vous et aux vôtres, les possessions de votre église, ainsi que les honneurs qui vous ont été enlevés, nous vous donnons plein pouvoir d'exercer la justice ecclésiastique, sans vous embarrasser d'aucune interjection d'appel, sur les personnes et les lieux qui sont du ressort de votre légation.

L'archevêque d'York est interdit par le pape ainsi que l'évêque de Londres. — Après avoir pris ses mesures du côté du pape et du côté du roi, Thomas retourna en Angleterre et débarqua au port de Sandwich, aux calendes de décembre. Aussitôt, comme s'il eût voulu ne négliger aucun moyen d'obtenir cette palme du martyre dont il avait soif, il envoya à l'archevêque d'York des lettres du pape qui contenaient ces mots : Lorsque votre roi a voulu que son fils fût couronné, c'est par votre main, frère archevêque, et hors de la juridiction de Cantorbéry qu'il lui a fait placer sur la tête le diadème royal, au mépris de Thomas, archevêque de Cantorbéry, à qui cet office revenait de droit d'après l'ancien usage. De plus, dans ce couronnement, aucune caution juratoire n'a été donnée par le jeune roi, ni exigée, dit-on, par vous, comme cela se pratique ordinairement, à l’effet de conserver la liberté de l'église ; mais plutôt il paraît qu’on y a juré et confirmé le maintien perpétuel et dans leur intégrité, de ces iniques coutumes du royaume qui mettent en péril la dignité de l'église. Si nous sommes fort étonné de cet acte violent de la part dudit roi, nous avons encore plus à nous plaindre de votre faiblesse et de celle des évêques vos confrères: car, nous vous le disons avec chagrin, vous êtes devenus comme des béliers qui n'ont plus de cornes, et vous avez reculé sans courage devant la face de celui qui vous poursuivait. Et en supposant, frère archevêque, que cela vous eût été permis dans votre diocèse, comment avez-vous pu vous le permettre dans le diocèse d'un autre prélat, et sur tout de celui qui seul a voulu être banni[301] et chasse pour la justice, qui seul a voulu rendre gloire à Dieu. Voilà ce que je ne puis m'expliquer ni par le Raisonnement, ni par les constitutions des saints Pères. Enfin quand ces iniques coutumes-eurent été confirmées par serment, vous n'avez pas osé prendre le bouclier de la foi afin de vous présenter au jour du combat pour défendre la maison du Seigneur. C'est pourquoi, comme en nous taisant plus longtemps, nous serions enveloppé avec vous dans la même sentence de condamnation au jour du jugement, nous vous suspendons de tout office ecclésiastique en vertu de l'autorité de la très sainte et sacrée église romaine que nous gouvernons avec laide de Dieu. En même temps Thomas, archevêque de Cantorbéry, fit remettre aux évêques de Londres, de Salisbury, d'Oxford, de Chester, de Rochester, de Saint-Asaph et de Landaff, ainsi qu'à tous ceux qui avaient prêté leur ministère audit couronnement, d'autres lettres du seigneur pape par lesquelles ils étaient suspendus de toute dignité épiscopale. Il est inutile de vous notifier par les présentes pour quel motif notre vénérable frère, Thomas, archevêque de Cantorbéry et légat du Saint-Siège apostolique, a été forcé de se bannir de son diocèse, car vous en êtes présentement informés et la renommée en a porté le bruit dans presque toute l'église d'occident. Vous saviez que Thibaut de pieuse mémoire, archevêque de Cantorbéry, et prédécesseur dudit Thomas, avait placé la couronne sur la tête du roi d'Angleterre, et que, par conséquent, l'église de Cantorbéry était en possession de cet office : cependant vous avez pris sur vous, malgré la défense des lettres apostoliques, de prêter votre ministère au couronnement du nouveau roi sans en avoir averti l'archevêque et dans son propre diocèse. Vous qui auriez dû adoucir son exil par toutes les consolations qui étaient en vous, vous avez aggravé son infortune, et vous avez, je vous le dis avec chagrin, rendu plus cuisante encore la douleur de ses blessures. Aussi pour cette conduite, si nous ne sommes pas irrité contre vos personnes autant que votre faute l'exigerait, nous ne devons cependant point garder le silence, de peur (ce qu'à Dieu ne plaise!) qu'il ne comprenne vous et nous dans la sentence de sa sévérité divine, si nous négligions de venger les torts qui ont été faits méchamment aux églises de tous les amis de l'archevêque. Sachez donc qu'en vertu de l'autorité qui nous a été confiée par Dieu, vous étés suspendus de tout office épiscopal, jusqu'à ce que vous soyez venus dans la demeure des apôtres donner satisfaction pour un tel excès ; à moins que vous ne fassiez votre soumission audit archevêque, en sorte que lui-même juge à propos de vous remettre votre peine.

Henri-le-Jeune refuse de recevoir Thomas. — Entrevue de l’Archevêque et de l'abbé de Saint-Albans. — Pressentiments du pontife. — Cependant le vénérable archevêque de Cantorbéry, Thomas, était rentré dans son église, où il fut reçu au milieu de l'enthousiasme du clergé et du peuple. Bientôt se présentèrent des officiers royaux qui lui enjoignirent, nu nom du roi, de rétablir les évêques suspendus, et d'absoudre ceux qui étaient excommuniés, parce que, disaient-ils, tout ce qui avait été entrepris contre eux, tendait à insulter le roi et à détruire les coutumes du royaume. L'archevêque leur répondit que si les évêques excommuniés voulaient jurer dans la forme ecclésiastique d'obéir au mandement du seigneur pape, il les absoudrait pour la paix, de l'église et par respect pour le seigneur roi. Quand cette réponse fut rapportée aux évêques, ils dirent qu'ils ne devaient pas prêter un pareil serment sans la volonté du roi. L'archevêque s'étant mis en marche peu après pour voir le visage du nouveau roi qui demeurait à Woodstock, des messagers dudit roi arrivèrent qui lui défendirent d'aller plus loin et lui ordonnèrent de retourner dans son église, et comme ils insistaient avec force menaces il céda, car son heure n'était pas, encore venue. L'archevêque se reposa donc quelques jours dans son manoir d'Harwes, éloigné du monastère de Saint-Albans d'environ sept milles, et il y demeura pour célébrer la fête [de sainte Lucie[302]]. O sagesse, cet athlète de Dieu ne montra pas un visage troublé. L'abbé de Saint-Albans lui ayant envoyé d'abondantes provisions en vivres et en vins, l'archevêque chargea ceux qui les avaient apportées de lui témoigner ses remercîments et de lui rendre cette réponse gracieuse : J'accepte ces présents à titre d'envoi hospitalier, mais j'aimerais encore mieux sa présence. Alors un de ses serviteurs lui dit : Seigneur, voici qu'il vient et qu'il se présente à la porte. Aussitôt l'archevêque alla au-devant de l'abbé jusqu'à rentrée. Ledit abbé, nommé Simon, vint donc visiter l'archevêque, et lorsqu'ils se furent embrassés, ils restèrent longtemps à converser ensemble. L'archevêque pria ensuite l'abbé d'aller trouver à Woodstock le jeune roi et de l'amener à des dispositions plus bienveillantes, par les paroles douces et persuasives qu'il savait prononcer. L'abbé y consentit et s'empressa de s'y rendre : mais ne trouvant dans l'âme du jeune roi que des sentiments de dédain et de colère ; il revint sans avoir réussi. Lorsqu'à son retour il eut raconté à l'archevêque le mauvais succès de sa démarche, celui-ci le regarda d'un air triste et abattu, et lui dit en soupirant : Laissez-moi maintenant, laissez-moi maintenant, et il ajouta en branlant la tête comme par un pressentiment prophétique : Voilà, voilà que s'approchent les temps de la consommation ! L'abbé ne comprit pas cette parole pour le moment, mais la suite des événements lui en montra la vérité. Alors l'archevêque regardant l'abbé avec douceur, mais avec des yeux obscurcis par les larmes, lui dit : Seigneur abbé, je vous rends mille grâces pour la peine que vous avez prise quoiqu'elle ait été inutile.

Il n'est pas toujours au pouvoir du médecin de rétablir le malade

Et quelquefois l'art le plus habile ne triomphe pas du mal.

Puis il reprit : Mais lui-même aussi subira sans délai son jugement; et il ajouta, en regardant ses clercs, qui l'entouraient : Voyez, mes amis, ce qui arrive à ce seigneur abbé, qui n'est tenu d'aucune obligation envers moi, a été aujourd'hui pour moi plus complaisant et plus poli que tous mes confrères et tous les évêques, mes suffragants. En effet, l'abbé, en se rendant à Woodstock, avait ordonné à son cellérier de venir chaque jour visiter l'archevêque, qui n'était pas loin de Saint-Albans, et de lui apporter d'abondantes provisions. Au moment de retourner dans son monastère, l'abbé supplia l'archevêque, instamment et les mains jointes, de daigner, par esprit de charité, honorer le couvent de Saint-Albans de sa très désirée présence, pour la fête de Noël, qui approchait, et d'y célébrer la fête de la Nativité du Christ, ainsi que celle du premier martyr d'Angleterre. Le prélat lui répondit, en versant des larmes : Oh 1 combien je le désirerais ! mais je ne le puis ; c'est un point résolu. Allez en paix, très cher père ; retournez à votre église, que Dieu garde. Quant à moi, je vais où je dois trouver une excuse suffisante de ne pas vous suivre ; mais que ne venez-vous plutôt avec moi, si faire se peut, afin d'être mon hôte et mon consolateur dans les tribulations dont je suis accablé? L'abbé s'en étant excusé, parce qu'il fallait que, dans une fête si solennelle, il assistât aux offices de son église, se retira après avoir reçu la bénédiction de l'archevêque. Hélas ! avec quelles lamentations, avec quels soupirs, l'abbé se frappa la poitrine après l’événement, parce que le ciel ne lui avait pas accordé la faveur de partager la gloire de ce grand et saint martyr ! Cependant l'archevêque se hâta d'arriver à son église pour y célébrer les fêtes de Noël. Huit jours après, il devait passer au royaume éternel.

Thomas est assassiné. — L'an du Seigneur 1171, Je bienheureux Thomas, archevêque de Cantorbéry, monta en chaire le jour de Noël, pour prononcer un sermon devant le peuple,[303] et, à la fin du sermon, il excommunia solennellement Nigel de Taqueville, usurpateur par violence de l'église de Herges,[304] le vicaire de cette même église, ainsi que Robert de Broc, qui s'était diverti par dérision à mutiler un des chevaux de l'archevêque tandis qu'il était chargé de vivres, et à lui couper la queue. Le cinquième jour après la nativité de notre Seigneur, vers le soir,[305] l'archevêque était dans sa chambre avec ses clercs, lorsqu’arrivèrent de Normandie Guillaume de Traci, Regnault, fils d'Ours, Hugues de Morville et Richard le Breton. Ils entrèrent brusquement dans la chambre comme des furieux et déclarèrent à l'archevêque, de la part du roi, qu'il eût à rétablir les évêques d'Angleterre suspendus de leur office, et à absoudre les excommuniés L'archevêque leur répondit qu’il n'appartenait pas au juge inférieur de relever de la sentence prononcée par le juge supérieur, et qu'il n'était permis à aucun homme d'annuler ce que le saint siège apostolique avait décidé et établi.; que cependant, si les évêques de Londres et de Salisbury, ainsi que les excommuniés, s'engageaient par serment à lui faire leur soumission, il consentirait à les absoudre pour la paix de l'église et par égard pour le seigneur roi. Les meurtriers, en flammés de colère et pressés d'exécuter le crime horrible qu'ils méditaient, sortirent précipitamment. Quant à l'archevêque, ayant été averti par ses clercs que l'heure de vêpres avait sonné, il se rendit dans la grande église pour y chanter les vêpres. Pendant ce temps, les quatre meurtriers que j'ai nommés plus haut étaient allés se revêtir de leur armure complète et avaient suivi les traces de l'archevêque. Lorsqu'ils furent arrivés à l'église, ils en trouvèrent les portes ouvertes, le prélat l'avait ainsi voulu : Il ne faut pas, avait-il dit, que l'église du Christ, qui doit être un refuge pour, tous, change de destination et soit convertie par nous en château-fort. Les quatre chevaliers percèrent la foule qui se pressait de tous côtés, et traversant superbement l'église, ils se mirent à crier : Où est-il le traître au roi ? où est-il le traître au roi ? où est l'archevêque ? Thomas avait déjà monté trois ou quatre marches du chœur, mais en entendant cet appel : Où est l'archevêque ? il revint sur ses pas et se présenta à eux en disant : Si c'est l'archevêque que vous cherchez, il est devant vous, c'est moi-même. Et comme ils l'insultaient en le menaçant de la mort, il reprit : Je suis prêt à mourir, car je préfère à la vie la défense de la justice et la liberté de l'église. Cependant je vous ordonne de respecter mes compagnons, ils n'ont été pour rien dans la querelle, ils ne doivent pas en souffrir. Alors ces cruels bourreaux se jetèrent sur lui l'épée nue : Je recommande, s'écria-t-il, mon âme et la cause de l'église à Dieu, à la bienheureuse vierge, aux saints patrons de cette église et au bienheureux Denys. Ce glorieux martyr fut immolé devant l'autel du bienheureux Benoît, et reçut la blessure mortelle dans cette partie de son corps où l'huile sainte avait été versée et lavait consacré plus spécialement au Seigneur. Car ce ne fut pas assez pour ces misérables de profaner l'église par le sang d'un prêtre et de souiller par ce meurtre un jour si solennel. Avec leurs épées criminelles qui l'avaient frappé sur sa couronne de clerc, ils firent jaillir la cervelle du cadavre ; le sang qui coulait inonda le pavé de l'église.

Funérailles de l'archevêque. — Lorsque ce glorieux martyr eut passé au royaume céleste, les infâmes meurtriers avec leurs complices pillèrent tout le mobilier du martyr et de ses clercs, ses vêtements, ceux de ses serviteurs et tous les objets qui se trouvaient dans les sacristies. Cependant le corps du vénérable archevêque qui gisait sur le pavé fut porté le soir du même jour devant le maître-autel. Alors fut révélé aux yeux de tout le monde un fait qui, jusque là, n'avait pu être qu'à la connaissance du seul chambrier. En effet, quoique l'archevêque eût caché sous l'habit canonial l'habit de moine qu'il portait secrètement depuis le jour de sa promotion, il avait soin en outre de mortifier sa chair par un cilice, et se servait même de cilices appliqués sur les cuisses ; austérité qui ne s'était point vue jusqu'alors. Faisons remarquer en passant cette concordance de jour : ce fut un mardi que l'archevêque quitta la cour du roi à Northampton ; un mardi, qu'il se bannit d'Angleterre pour aller en exil ; un mardi que, sur le conseil du seigneur pape, il revint et aborda dans le royaume ; un mardi que son martyre fut consommé. Le lendemain, qui était un mercredi, au point du jour, le bruit se répandit que les infâmes bourreaux se proposaient d'enlever de l'église le corps de l'archevêque et de le jeter hors des murs de la ville pour qu'il fût dévoré par les oiseaux de proie et par les chiens. Mais l'abbé de Boxley, le prieur et toute la congrégation de l'église de Cantorbéry, se hâtèrent de l'ensevelir, et ils ne crurent pas devoir faire subir des ablutions au cadavre de celui qui s'était macéré par une si longue abstinence, qui avait été lavé dans son propre sang et essuyé par le ciliée. Dans ce martyre on doit remarquer plusieurs circonstances : d'abord il souffrit pour la cause de la justice et pour la liberté de l'église. En second lieu ce ne fut pas dans une église ordinaire, mais dans celle qui est là mère de toutes les églises de la nation anglaise. En troisième lieu, ce ne fut pas dans le premier temps venu, mais pendant les fêtes de Noël, à une époque où les homicides eux-mêmes et les coupables de lèse-majesté ne sont ni poursuivis ni inquiétés. En quatrième lieu, ce ne fut pas un simple prêtre que les meurtriers mirent à mort, mais un homme qui, en Angleterre, était le premier d'entre le peuple et le père spirituel de tous les prêtres. En cinquième lieu, il fut frappé, non pas à un membre ou à un autre, mais précisément à cette partie de son corps où la tonsure t'avait fait entrer dans les ordres sacrés, et où l’onction de l’huile sainte l’avait consacré au Seigneur.

FIN DU TOME PREMIER.

 


 

NOTES.

Note I.

Denys, moine de Scythie, surnommé le Petit à cause de l'exigüité de sa taille, établi à Rome comme abbé au temps de Justinien, est célèbre pour avoir entrepris de renouveler le cycle Pascal de Victor, qui avait lui-même réformé le cycle de Théophile. Il publia son nouveau cycle l'an 526, dans le dessein de le faire succéder à celui de Théophile (ce cycle devait expirer en 534, d'après la réforme de saint Cyrille), et Denys fit commencer le sien à l'année 532, en le faisant remonter un an au-dessus de notre ère vulgaire de la Nativité, en sorte que la première année de Jésus-Christ répond à la seconde année de la période victorienne ainsi corrigée par Denys. Marianus Scot, dans sa Chronique, à l'an 531, dit : Explicit magnus cyplus Paschalis DXXXII annorum, in cujus secundo anno, juxta Dionysiurn natus est Dominus. (Art de vérifier les dates, tome I, in-fol., p. 86 et suiv.) dit la même chose dans le passage que nous annotons; et les travaux de Beda-le-Vénérable qui, vers l'an 720, avait donné à l'ère dionysienne sa forme actuelle, avaient dû faire bien connaître ce système en Angleterre.

Mais Matthieu Paris ne l'admet pas sans restriction, comme il est facile de le voir ici et à l’année 1073. L'année 1073 étant effectivement la treizième du cycle Pascal et du cycle de dix-neuf ans (voyez la table chronologique de l’Art de vérifier les dates), notre auteur tend à faire remonter la Nativité du Christ à vingt et un ans plus haut que Denys, en s'appuyant sur la concordance évangélique et astronomique, quoique cette concordance ne semble pas admise alors généralement; car on trouve dans la Gall. christ., tom. II, une date de charte ainsi conçue : Acta est hujus modi ecclesiœ chartula anno dominicœ incarnationis (l'incarnation pour la Nativité?) MLXXVI, indictione XIV, cyclo Paschali X, epacta XIII concurrentibus V. Il faudrait cyclo Paschali XIII, d'à près le calcul ordinaire. Quoi qu'il en soit, la passion du Christ qui, selon Victor, répondrait à l’an 28 de notre ère, répondrait à l’an 12 selon Matthieu Paris, et c'est pour cela qu'il place la concordance du baptême de Jésus-Christ à l'année 1073, le Seigneur ayant été baptisé dans la trentième année de sa vie.

Cette divergence est remarquable, à notre avis, en cela surtout qu'elle a échappé au savant Fabricius. On sait à quelles longues discussions l'âge du monde a donné lieu (voyez Moréry), jusqu'au moment où le système d'Usher fut généralement adopté (Ussérii, Chronol. sacra), et aujourd'hui les géologues ont repris la question avec ardeur. L'année exacte de la Nativité de Jésus-Christ dut nécessairement exciter des discussions semblables, et Fabricius énumère près de cent cinquante opinions différentes. (Bibliographia antiquaria, in-4°, Hambourg et Leipzig, 1716, p. 187). Même incertitude quant au mois (Bibliog., p. 342), quoiqu'on se soit ordinairement arrêté au 25 décembre, et pour l'année à l'an de Rome 752. Par la même raison, les chronologies s'efforcèrent de faire concorder l'ère de Denys avec la véritable année de la Nativité, placée par lui à l’année julienne 45. Nous reproduisons le système qui nous paraît se rapprocher le plus de celui de Matthieu Paris. Petrus Damiani florens sec. XI, epist. ad Albericum; nempe ex hypothesi Christum passum anno urb. cond. DCCLIII, VIII april., feria VI, luna XV, quod quadret in ann. Christ. XXXIII. Et inde incipiendos annos Domini sciiicet a passione. Secutus est Antonius Dulciatus eremita Florenti de festis mobil., p. 1. Fabricius ajoute en remarque : Sic Christus passus esset XIII annis ante morte in Augusti; nimirum XXXI annis ante quam sub Tiberio affixus cruci. (Bibliog., p. 193-198). Selon cette opinion que nous nous bornons à signaler, il faudrait placer la naissance du Christ trente-quatre ans avant l'ère de Denys, année julienne 42, année de Rome 720. Les autres divergences indiquées par Fabricius, d'après Fréd. Spanheim (Chron. sacra, tom. I, p. 206) sont moins sensibles : les unes placent la Nativité six ans, cinq ans, quatre ans, trois ans, deux ans avant l'ère de Denys ; les autres, un an, deux ans, trois ans après. Cette incertitude n'a cependant pas empêché l'ère dionysienne de prévaloir.

En France, cette ère ne commença à s'introduire que de puis le huitième siècle. On la trouve employée pour la première fois dans les actes des conciles de Germanie, de Leptines et de Soissons, célébrés dans les années 742, 743, 744, sous Pépin-le-Bref. Les rois de France n'en firent usage a dans leurs diplômes que depuis la fin du neuvième siècle, et les papes seulement depuis le onzième. (Koch, Tabl. des Révol., Introduct., p. xliii.)

Note II.

Nous proposons plutôt Albiney ou Albiny. Le texte qui donne tantôt de Albineio, de Albenio, de Albineto, sans indications précises, offrirait pour le reste de l'ouvrage des notions confuses et assez difficiles à concilier, si Bugdale, dans son livre du Baronage (London, 1675, in-fol.), n'avait relevé clairement et avec soin tous les passages de Matthieu Paris qui peuvent embarrasser le traducteur. Camden (Brit. Ant. passim, et à la table indicat. des surnoms, édit. de 1607) offre aussi quelques renseignements utiles.

Il résulte de leur discussion qu'il y eut, dans la période qui nous occupe (douzième et treizième siècles), deux familles bien distinctes, portant chacune un nom tellement analogue, que Dugdale les appelle uniformément Albini. Nous préférons, avec Camden, appeler l'une Albiny, et l'autre Albinet. Par une nouvelle analogie, ces deux familles se partagèrent aussi en deux branches principales. Voici leur généalogie sommaire.

Albiny. — Le premier Guillaume de ce nom était fils d'un baron puissant, Robert de Todeney. On ne sait pas bien, dit Dugdale, pour quelle raison il prit un surnom différent de celui de son père, et s'appela Guillaume d'Albany ou d’Albiny. Mais ce qui est certain, c'est que ce Robert eut un fils nommé Guillaume qui lui succéda, et que les chartes ne laissent point douter que ce ne soit Guillaume d'Albiny. Outre Matthieu Paris, plusieurs témoignages authentiques prouvent que Guillaume ajouta aussi à son nom le mot de Brito. Il le fit, sans aucun doute, pour se distinguer d'un autre baron anglais, son contemporain, nommé aussi Guillaume d'Albini (c'est-à-dire Albinet), lequel s'intitulait Pincerna. Il est difficile de décider pourquoi il s'appela Breton. Le nom d'Albiny (Aubigny, Aubigné?) ferait supposer qu'il avait des terres en Bretagne, sur la frontière de l'Anjou, et le choix qu’Henri Ier fit de lui pour commander la cavalerie bretonne à Tinchebray pourrait confirmer cette conjecture. Il épousa Mathilde de Senlis, fille du premier comte de Hundington, et veuve de Robert, fils de Richard de Tunebrigde. — Il eut d'elle un fils, le second Guillaume d'Albiny, nommé tantôt Breton, tantôt Meschiiies, qui fit hommage à Henri II, et accompagna Richard Cœur-de-Lion à la croisade. Ce second Guillaume eut deux femmes, Adelise et Cécile. — Son fils Guillaume, troisième du nom, figura au premier rang dans le soulèvement des barons contre Jean-sans-Terre. De ses deux femmes, Agathe Trussebot et Marguerite de Omfronville, il eut plusieurs enfants, entre autres, Guillaume, son successeur, Odinel, Robert et Nicolas. Ce dernier, quoique clerc, défendit le château de Beauvoir contre Jean, et ne le livra que pour obtenir la rançon de son père. — Le quatrième Guillaume d'Albiny ne s'associa pas au soulèvement du grand-maréchal, en 1233, et vit ses bagages pillés par l'armée des confédérés. Il eut deux femmes, Albreda Biset et Isabelle; mais ses successeurs ne figurent pas dans Matthieu Paris.

La seconde branche d'Albiny eut pour tige Raoul, fils puiné du premier Guillaume d'Albiny, et c'est à cette famille illustre aussi que le nom d'Aubigny fut appliqué particulièrement dans la suite. Le fils et le successeur de ce Raoul fut Philippe d'Albiny, qui embrassa avec tant d'ardeur la cause de Jean, s'associa à ses violences, et fut par conséquent l'adversaire politique de son cousin-germain. Il fut aussi l'un des chefs des vaisseaux anglais, dans la bataille où la flotte d'Eustache-le-Moine fut détruite, et Matthieu Paris parie de lui aux années 1226 et 1227. Son fils et son successeur Élie mourut sous Edouard Ier.

Albinet. — Guillaume d'Albinet, fondateur du monastère de Wimund, était fils d'un Roger d'Albinet et de sa femme Amicie. Il s'intitula Pincerna, parce qu'il avait le titre de grand-bouteiller du roi, et qu'il avait figuré en cette qualité au couronnement d’Henri Ier. De son mariage avec Mathilde, fille de Roger Bigod, il laissa un fils surnommé Guillaume à la forte main, with the strong hand, dit Dugdale. Ses avantages extérieurs, sa célébrité dans les combats et dans les tournois, gagnèrent le cœur d'Adelise de Louvain, veuve d’Henri Ier, qui lui apporta en dot le comté d'Arondel, qu'elle avait reçu de la munificence du roi, son mari, après la proscription de Robert de Belesme. Il fut confirmé dans son comté par l'impératrice Mathilde, dont il défendait la cause et qui prenait le titre d'auguste dame des Anglais —Son fils, le deuxième Guillaume d'Arondel, épousa Mathilde, fille de Jacques de Saint-Sidoine, et mourut en 1176, laissant le troisième Guillaume d'Arondel, qui se déclara contre le roi Jean, et fit partie de la croisade de 1219. De son mariage avec Mabile, sœur de Ranulf, comte de Ghester, il eut Hugues d'Albinet, quatrième comte d'Arondel, dont Banulf fut le tuteur, et qui mourut jeune, en 1243, sans enfants de sa femme Isabelle, fille de Guillaume, comte de Warenne. Son héritage fut partagé à ses sœurs, dont l'aînée, sans doute, porta le titre de comte d'Arondel à Jean Fitz-Alain, qui figure parmi les défenseurs d’Henri III à la bataille de Lewes.[306]

L'autre branche d'Albinet, dite de Cainho, vint de Nigel, frère de Guillaume d'Albinet Pincerna. Nigel épousa Mathilde, fille de Roger de l'Aigle, et en secondes noces Gundreda, dont il eut Roger, dit de Mowbray, encore mineur à la bataille d'Allerton, et dont Matthieu Paris parle à l'année 1174, comme s'étant révolté contre Henri IL Ses successeurs, dans l’ordre chronologique, furent Guillaume, puis Nigel, puis Roger II, puis Roger III sous Edouard II.

Note III.

Voici ce passage remarquable : Rex archiepiscopo satisfacere paratus erat, vel, si contendere vellet, judicium inpalartio Parisiensi subire, Gallicana ecclesia ponente partes suas, seu scholaribus diversarum provinciarum aequa lance negotium examinantibus. Les mots inpalatio Parisiensi seraient assez incertains, si Raoul de Diceto, qui raconte un peu plus longuement le même fait, n'ajoutait une indication plus complète, proceribus Galliae residentibus; ce qui ne laisse plus douter qu'il ne s'agisse ici de la cour des pairs, siégeant au palais du roi, dans la Cité. Henri II laisse donc le choix à l'archevêque entre trois arbitrages différents.

Ce fut en cette occasion que Thomas Becket écrivit à Guillaume, archevêque de Sens, une lettre dont Duboulay donne un extrait (Hist. de l’Univers, quatrième siècle, tom. II). « Je me suis rendu à Paris, dit Thomas, et le roi Henri à Saint-Denis, pour que la paix pût être traitée de plus près. Le roi Henri étant parti de Saint-Denis et passant à Montmartre, je me suis présenté à lui, en lui faisant demander par l'archevêque de Rouen, par l'évêque de Sées et d'autres la paix, la sécurité et la restitution des choses enlevées, offrant de me conduire envers lui comme un archevêque le doit faire envers-un prince. Il répondit qu'il me remettait son offense, et que d'ailleurs il était prêt à faire décider la contestation, soit par le jugement de la cour de son seigneur le roi de France, soit par celui de l'église gallicane, soit par celui des écoliers de Paris. Je fis répondre alors que je ne récusais point le jugement de la cour du roi de France ou celui de l'église gallicane, mais que j'aimais mieux traiter directement avec lui à l'amiable. »

Thomas omet de se prononcer sur l'arbitrage de l'université.[307] Mais ce silence même est une preuve irrécusable de son refus. En effet, comme le remarque Duboulay, l'université était dès lors composée de quatre nations,[308] dont deux, la nation d'Angleterre et la nation de Normandie, devaient être entièrement dévouées à Henri II. Déjà même la majeure partie de l'université, annonçant les tendances politiques qu'elle suivrait désormais, désapprouvait hautement la cause de l'archevêque, et inclinait pour le pouvoir royal. Une foule de pamphlets attribués à l'évêque de Londres, Gilbert Foliot, que Jean de Salisbury appelle Iste archisynagogus, entretenaient ces mauvaises dispositions envers un homme qui avait tout le monde contre lui et qui était seul contre tous. C'est l'expression de Guillaume Neubridge. Louis VII lui-même, irrité du peu de succès de l'entrevue de Montmartre, refusait de voir l'archevêque, et ne lui envoyait ni provisions ni vivres.

On pense généralement que le pouvoir moral de l'université ne prit un grand ascendant qu'à partir de l'an 1204 au plus tôt. Mais dès l'an 1169, ce pouvoir était si bien établi et reconnu, que Jean de Salisbury, cet infatigable champion de l'archevêque, crut prudent de conjurer l'orage que Becket avait soulevé par son refus. Il conseilla à Thomas de s'adresser à Richard, prieur de Saint-Victor, pour détacher du parti opposé l'évêque de Hereford, qui avait enseigné à Paris. Lui-même intercéda auprès de quelques membres influents de l'université, en faveur de son ami, et l'on a encore les lettres qu'il écrivit à maître Philippe Gaultier de Lille auteur de l’Alexandréide; à maître Girard Puelle, futur évêque de Coventry; à maître Raymond, chancelier de l'église de Poitiers; à maître Jean Sarrazin ; à maître Raoul de Beaumont ; à maître Simon Petitloup; à maître Sylvestre, trésorier de Lisieux, etc.

Quoique l'université d'Oxford fût déjà célèbre, les hommes les plus éminents de l'époque tenaient à honneur d'avoir étudié à Paris. Duboulay énumère les évêques et les abbés qu’Henri II choisit parmi ces derniers. On ne doit donc pas s'étonner qu'après le meurtre de l'archevêque, l'université de Paris ait discuté les droits du nouveau saint à la canonisation, et qu'un des maîtres soit allé jusqu'à dire : Thomas s'était rendu digne de mort : seulement il n'aurait pas dû être tué ainsi. Son obstination n'était qu'orgueil. Triste oraison funèbre après tant de misères et de douleurs !

Note IV.

Le récit de M. Aug. Thierry diffère un peu de celui de notre auteur. Il n'y est point question du départ de Thomas pour Woodstock et de son séjour à Harwes. D'après les autorités qu'a consultées te savant historien, l'archevêque ne se serait pas avancé plus loin que Londres. Cependant Matthieu Paris, dans la vie de Simon, abbé de Saint-Albans, donne sur l'entrevue de cet abbé et de Becket, des détails tellement circonstanciés et qu'il était si bien à même de connaître qu'on ne peut, à notre avis, révoquer en doute leur authenticité. Nous les traduisons ici en abrégeant les premières phrases.

Jamais je n'ai eu tant besoin de consolation que maintenant, disait l'archevêque dans la lettre qu'il écrivait à Simon. L'abbé, fort étonné de ces mots après la réconciliation récente du prélat et du roi, se rendit aussitôt auprès de lui, etc. Quand le dit archevêque eut raconté à l'abbé les dangers, les ennuis, les fatigues que lui avait fait éprouver le roi Henri dans les pays d'outre-mer, l'abbé lui dit : Tout cela, grâce à Dieu, est heureusement fini. Alors l'archevêque, soupirant, tira la main de l'abbé sous son manteau, la serra, et reprit : O mon ami, mon ami, je vous révélerai ma cause comme à un autre moi-même. On est disposé à mon égard autrement que bien des gens ne le pensent. Je vois déjà de nouvelles tentatives de persécution. Le seigneur roi le père, d'accord avec son fils, en qui j'avais placé tout mon espoir, songe à me faire de nouvelles injustices et des dommages renaissants. — Comment cela, saint père? dit l'abbé fort surpris. Je m'entends bien, répondit l'archevêque, en levant les yeux au ciel, et en poussant un profond soupir. Je sais à quelle fin tend tout cela. Alors l'abbé : Saint père, si je ne puis vous consoler, vous servir ou vous aider en quelque chose, je demande que vous daigniez m'admettre au partage de votre tribulation, et que vous veuillez disposer de moi en confiance. — Je crains beaucoup, dit l'archevêque, d'être un sujet de vexation pour mon ami. Cependant, qu'il vous plaise présentement en vue de charité d'aller trouver le jeune roi et de l'adoucir à mon égard avec cette éloquence qui vous donne tant de pouvoir. Son irritation contre moi, ajouta-t-il, coupe pour ainsi dire les veines de mon cœur et pénètre jusqu'à la moelle de mes os. L'abbé y consentit d'un air joyeux, et se mit aussitôt en route comme s'il allait au combat. Quand il fut arrivée la cour du jeune roi, et que le dit roi eut été informé que l'abbé, envoyé par l'archevêque, venait parler pour lui, des paroles outrageantes, trop honteuses pour qu'il convienne de les raconter ou de les écrire, accueillirent l'abbé et un moine de Cantorbéry envoyé avec lui, à savoir Richard, chapelain de l'archevêque, qui lui succéda ensuite à l’archiépiscopat ; et ils ne rapportèrent que des injures et des menaces atroces. Les uns serrant et tournant leurs poings, les autres, tirant à demi leurs couteaux, criaient avec d'horribles jurements, qu'il s'en fallait de bien peu qu'ils n'ouvrissent les entrailles ou ne coupassent les parties de la génération à des députés envoyés par un traître si manifeste. Les exhortations des plus sages de la cour du roi parvinrent à peine à calmer ces furieux. Après avoir échoué ainsi dans leur démarche, et échappé difficilement au péril de mort, ils revinrent vers l'archevêque, qui les attendait, l'esprit en suspens. Quand il eut appris de la bouche de l'abbé tout ce qui s'était dit et fait, le primat reprit avec un sourire calme et modéré. Il est clair que vous avez presque participé à mon martyre commencé, et vous-même n'avez pas été complètement exempt du martyre. Car c'est pour moi que vous avez pris cette peine et souffert des opprobres indignes d'un homme comme vous. Hélas! avec quel sourd murmure, quel œil louche, quel froncement de nez, quelles dures paroles m'aurait répondu celui de mes suffragants à qui j'aurais demandé le service que vous m'avez complaisamment rendu, quand je vous en ai prié. Très-cher abbé, vous pouvez savoir quelle sera la fin de tout ceci. Allez maintenant avec la bénédiction de Dieu et la mienne. Voici venir la solennité de la nativité du Seigneur. Que le Seigneur et son martyr la fassent prospère et joyeuse dans votre maison que Dieu garde. Vous ne pouvez être absent plus longtemps. Priez pour moi le bienheureux martyr, votre patron, et nous, nous prierons pour vous. Quant à moi, à la volonté du Seigneur, je célébrerai une fête telle quelle dans l'Église qui m'est confiée. S'étant donc dit mutuellement adieu, ils se départirent l'un d'avec l'autre, pour ne plus se revoir dans cette vie.

FIN DES NOTES.

 

[287] M. Aug. Thierry place le départ de Pontigny au mois de novembre 1168, et l'entrevue de Montmirail à l'année suivante.

[288] Ou (avec le texte de la variante que la phrase suivante paraît autoriser). Avant que ce clerc n'ait mis à l'épreuve, pour qu'il lui soit fait droit, l’autorité et la justice royale.

[289] Nous rétablissons le sens probable de ce passage incomplet.

[290] Terra. La chose pour l'homme : mea terra, mes hommes. La propriété du sol est la base de la souveraineté féodale.

[291] Le Maistre de Sacy traduit : Vous n'aurez point de dieux étrangers devant moi.

[292] Quœ non rapuit solvit. C'est là, je crois bien, le sens. Comparaison prise d'un voleur.

[293] In Lucifero super. Je propose cette variante : Luciferi svperbia. Sans cela, la phrase est incompréhensible.

[294] L'abandon de la cour romaine et la duplicité de la politique pontificale finirent par arracher à Becket des paroles pleines de violence ; il écrivit au cardinal Albert : Les malheureux, les exilés et les innocents sont condamnés devant vous par la seule raison qu'ils sont faibles, qu'ils sont les pauvres de Jésus-Christ et qu'ils tiennent à la justice.... J'ai désormais le ferme propos de ne plus importuner la cour pontificale.... Plût à Dieu que le voyage de Rome n'eût pas déjà fait mourir inutilement tant d'innocents et de malheureux. Lettre citée par M. Aug. Thierry.

[295] Voir la Note III après le texte.

[296] Becket voulait recevoir le baiser de paix du roi en personne et non de son fils ou de tout autre. Il ne se dissimulait pas que cette garantie elle-même était peu sûre, « Je me souviens, disait-il, que Robert de Silly et les autres Poitevins qui firent leur paix à Montmirail, furent reçus en grâce par le roi d'Angleterre avec le baiser de paix; et pourtant ni cette marque de sincérité publiquement donnée, ni la considération due au roi de France, médiateur dans cette affaire, n'ont pu leur assurer la paix ni la vie. » Lettre citée par M. Aug. Thierry , livre ix.

[297] Il est évident que ce passage est la traduction de la seconde phrase seulement : nous laissons aux érudits le soin d'interpréter la première. L'histoire de Godrik est une preuve, entre autres, qui vient confirmer la remarque faite par M. Aug. Thierry : les Anglo-Saxons, dépossédés, se réfugient dans une piété austère et fervente pour pleurer sur les misères de leur race. Ce sont des Outlaws d'un autre genre qui luttent par la prière.

[298] Probablement de juin, puisque le couronnement eut lieu le 18 de ce mois.

[299] L'entrevue de Montmirail eut lieu avant le couronnement.

[300] Nous avons adopté la variante. Saltoude était un château, à six milles de Cantorbéry, contenant les provisions de bouche de l'archevêque, et qui était bloqué par Raoul ou Renouf de Broc.

[301] Ou plutôt : dans une juridiction qui n’était pas la nôtre.

[302] Voir la Note IV après le texte.

[303] Il prit pour texte : Je suis venu vers vous pour mourir au milieu de vous.

[304] Ce nom n'est pas dans Gamden.

[305] Vers l'heure de vêpres.

[306] Nous ne pouvons partager ici l'opinion de Camden, qui, en parlant des comtes d'Arondel, fait aller la postérité mâle de Guillaume d'Albinet jusqu'au règne d'Edouard II, lequel, selon lui, aurait investi du comté Richard-Fitz-Alain, époux de l'héritière de cette famille. Son autorité ne peut prévaloir contre l'assertion formelle de Matt. Paris.

[307] Nous nous servons forcément ici d'un terme qui ne date en réalité que du treizième siècle.

[308] Nations ou provinces étaient alors synonymes. Ce ne fut que dans le courant du siècle suivant que les nations se subdivisèrent en provinces, et les provinces en diocèses. Les trois passages que nous citons confirment cette opinion, que les grades n'étaient point encore institués au douzième siècle, puisque l'expression générique de scholares désigne à la fois les écoliers et les maîtres. Aucune autre distinction, que celle de la capacité et de la longueur des études, ne séparait ceux qui donnaient l'instruction de ceux qui la recevaient.

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