Paris

MATTHIEU PARIS

 

GRANDE CHRONIQUE : PARTIE I

INTRODUCTION (partie II - partie III - partie IV - partie V - partie VI - partie VII)

Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

GRANDE CHRONIQUE

MATTHIEU PARIS

 

 

TRADUITE EN FRANÇAIS

PAR A. HUILLARD-BRÉHOLLES,

ACCOMPAGNEE DE NOTES,

ET PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION

PAR M. LE DUC DE LUYNES,

Membre de l'Institut.

TOME PREMIER.

 

 

 GRANDE CHRONIQUE DE MATTHIEU PARIS,

(Historia Major Anglorum).

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PROLOGUE.

Raisons qui déterminent l'historien. — Exemples cités. — Au commencement de cette chronographie ou description des temps, j'aurai d'abord à répondre à ces détracteurs envieux qui regardent mon travail comme inutile ; puis, pour ceux dont la bienveillance attend ou plutôt sollicite cette histoire, je m'expliquerai dans ce prologue, et je donnerai mes raisons en peu de mots. Les gens de mauvais vouloir disent : Qu'est-il besoin de confier à l'écriture la vie et la mort des hommes, et les événements divers qui se passent dans le monde? Qu'est-il besoin de consigner et de rendre durables pour la postérité tant de choses prodigieuses? Qu'ils sachent ce que le philosophe leur répond : La nature a mis dans le cœur de tout homme le désir de connaître. L'homme sans instruction, sans souvenir des choses passées, tombe dans la stupidité qui est le partage des animaux. Son existence ressemble à celle d'un homme enterré tout vivant. Et si vous oubliez, si vous dédaignez ceux qui sont morts dans les temps anciens et éloignés de nous, qui donc se souviendra de vous-mêmes? N'est-ce pas là l'imprécation du Psalmiste? — Que son souvenir disparaisse de la terre! — et au contraire sa bénédiction paternelle ? — Le souvenir du juste ne périra pas ; — et son nom montera éternellement au ciel avec la bénédiction de tous ; le nom de l’injuste, au contraire, sera accompagné de malédictions et d'opprobres. Vivre en évitant l'exemple des méchants, en suivant pied à pied les traces des bons (dont je me propose surtout d'écrire l'histoire), voilà l’heureux résultat des livres, voilà l'image fidèle des devoirs de l'homme. Par ce motif (quoiqu'il y en ait d'autres encore), le législateur Moïse fit ressortir dans l'Ancien-Testament l'innocence d'Abel, la jalousie de Caïn, l'esprit adroit de Jacob, l'insouciance d'Esaü, l'humilité de Job, la méchanceté des onze ils d'Israël, la bonté du douzième, c'est-à-dire de Joseph, la punition des cinq villes, la pénitence des Ninivites, et s'efforça d'en éterniser le souvenir par récriture. Il voulait inspirer le désir d'imiter les bons, l'horreur pour l'exemple des méchants. C'est à ce but qu'aspiraient aussi les saints évangélistes, les écrivains sacrés, Josèphe, l'historien des Hébreux ; Cyprien, évêque de Cartilage et martyr ; Eusèbe de Césarée, Jérôme, le prêtre Sulpice Sévère, Fortunat, Bède, le vieillard vénérable, et Prosper d'Aquitaine, qui écrivirent sur les faits de Dieu et sur l'histoire profane. Pour en venir maintenant aux modernes, Marianus Scot, moine de Fulda et Sigisbert, moine de Gemblach, et d'autres auteurs d'une vaste intelligence furent des chroniqueurs véridiques. Pour nous, nous commencerons ici cette chronique d'Angleterre, à partir de Guillaume, duc de Normandie; celui qui, bravé par Harold, ce roi des Anglais perfide et parjure, l'envoya défier, et le chassa du trône. Je raconterai brièvement aux lecteurs ce qui amena cet événement.

Voyage et perfidie d'Harold. —Pendant un voyage sur mer, ce même Harold, jeune encore, mais qui aspirait déjà à la couronne d'Angleterre, avait pris gaiement le large, lorsqu'un vent contraire l'écarta malgré lui de sa route, et le jeta sur les côtes de la province de Ponthieu, tandis qu'il croyait aborder en Flandre. Le comte de Ponthieu s'en empara et le livra à Guillaume, duc de Normandie. Cependant Harold affirmait qu'il avait eu le dessein arrêté de venir secrètement en Normandie pour s'allier au duc et recevoir sa fille en mariage. Il s'engagea même par un serment prêté sur les reliques[10] d'un grand nombre de saints à exécuter fidèlement sa promesse dans un temps donné. Il fut donc traité avec d'autant plus d'honneurs que son arrivée avait été plus secrète, et que, jusque-là, Guillaume et Harold avaient été ennemis déclarés. Il jura, en outre, qu'après la mort du roi Edouard, déjà vieux et sans enfants, il garderait fidèlement le royaume d'Angleterre au duc Guillaume, qui y avait droit. Après avoir passé quelques jours dans les fêtes, Harold, comblé de riches présents, revint en Angleterre. Mais quand il se vit en sûreté, il se vanta d'avoir échappé par un mensonge habile aux pièges de son ennemi. L'époque arriva où il devait tenir toutes ses promesses : Harold n'en fit rien et laissa passer le terme. Le duc lui envoya alors une ambassade solennelle pour lui demander compte de sa conduite ; mais Harold, arrogant et menteur, nia formellement ce qu'il avait précédemment juré, traita outrageusement les messagers, fit mutiler leurs montures, et les renvoya. Le duc avait donc de justes raisons pour se croire provoqué. Il appela à la vengeance d'un si sanglant affront le roi de France, tous ses voisins, ses parents, ses amis. Bientôt Guillaume, avec l'aide du Seigneur, allait faire la conquête de l'Angleterre, après avoir brisé le pouvoir d'Harold, comme on le verra dans la suite de cette histoire.

Mort d'Edouard. —Réclamations de Guillaume. — Refus d'Harold.L'an de grâce 1066, le jeudi, cinquième férié,[11] veille de l'Épiphanie de Notre-Seigneur, l’honneur de l'Angleterre, le roi Édouard-le-Pacifique, fils du roi Ethelred, après vingt-quatre ans de règne, changea son royaume temporel pour le royaume des cieux. Le corps du saint roi défunt fut enterré le lendemain à Londres[12] dans l'église qu'il avait fait bâtir sur un nouveau plan d'architecture, et qui servit de modèle à la plupart de ceux qui, depuis, dépensèrent de grosses sommes à élever des églises rivales de celle-là. Avec Edouard la lignée des rois d'Angleterre s'éteignit. Elle avait commencé à Cerdic Ier, roi des Saxons de l'ouest, et s'était maintenue parmi les Anglais pendant cinq cent soixante-onze ans, sauf quelques rois danois dont la courte domination fut imposée à la nation anglaise pour ses péchés. Or, après la mort du très pieux roi Edouard, en qui finit la race des rois, les grands de l'état ne savaient qui choisir pour souverain et pour chef. Ceux-ci penchaient pour Guillaume, duc de Normandie ; ceux-là pour le comte Harold, fils de Godwin ; d'autres encore pour Edgar, fils d'Edouard : car le roi Edmund Côte-de-Fer, de naissance illégitime, mais de race royale, fut père d'Edouard ; Edouard d'Edgar, à qui revenait de droit la couronne d'Angleterre; mais Harold, homme adroit et rusé, convaincu qu'on a toujours tort de différer quand l'occasion se présente, le jour de l'Epiphanie, le jour même des funérailles du roi Edouard, arracha le serment de fidélité aux seigneurs et s'assura du trône en se faisant couronner sans le consentement de l'église ; ce qui augmenta ses iniquités et y mit le comble. Par là il s'attira l'inimitié du pape Alexandre et de tous les prélats d'Angleterre. Ce même Harold vainquit un autre Harold,[13] roi de Norvège, qui était venu le combattre avec mille vaisseaux, et, enivré de sa victoire, il opprima ses sujets. Bientôt de roi devenu tyran, il ne s'inquiéta plus de la convention jurée par lui au duc de Normandie. Ce qui accrut encore sa sécurité, ce fut la mort de la fille de Guillaume qu'il avait demandée pour fiancée avant l'âge nubile; il savait, en outre, que Guillaume était occupé à guerroyer contre les ducs ses voisins, et pensait que de sa part l'effet ne suivrait jamais la menace. Quant au serment qu'il avait fait par force, disait-il, c'était un serment nul, puisqu'il ne pouvait pas donner le royaume du vivant même d'Édouard, ni en disposer sans son aveu en faveur de qui que ce fût. Cependant Harold et Guillaume n'étaient pas du même avis ; en effet, dès que le duc eut appris qu'Harold avait ceint le diadème, il lui envoya un message pour lui reprocher doucement son manque de foi, et ajouta la promesse, ainsi que la menace, de venir réclamer ce qui lui était dû. De son côté, Harold renvoya sa réponse au duc par les mêmes députés : c'était un refus. Après cette tentative inutile, les messagers, de retour dans leur pays, allèrent trouver le duc Guillaume et lui dirent : Harold, roi des Anglais, vous fait savoir qu'en réalité il a été poussé, bien malgré lui, sur vos côtes, alors qu'après avoir fiancé une de vos filles en Normandie, il vous a juré de vous garder le royaume d'Angleterre ; mais il assure aussi que personne n'est tenu à un serment forcé : car, si l’on regarde comme nulle la promesse ou l’engagement même volontaire d'une jeune fille qui, dans la maison paternelle et sans l'aveu de ses parents, dispose d'elle-même, à plus forte raison (comme Harold le prétend du moins) se trouve vain et sans force le serment qu'il a prêté par violence à l'insu du roi sous la domination duquel il était. Il s'accuse en outre d'avoir trop présumé de lui-même en vous promettant, sans attendre le consentement de la nation, l'héritage d'un royaume qui ne lui appartenait pas. Il est injuste, ajoute-t-il enfin, d'exiger qu'il se démette d'un pouvoir auquel il a été appelé par le vœu des grands de l’état.

Débarquement de Guillaume. — En entendant le rapport des messagers, Guillaume, duc de Normandie, entra dans une violente colère ; mais pour ne pas agir à la légère et compromettre la légitimité de sa cause, il députa vers le pape Alexandre afin de faire ratifier par l'autorité apostolique la conquête qu'il méditait. Le pape, ayant examiné les droits des deux prétendants, envoya à Guillaume un étendard, comme présage du succès. Après l'avoir reçu, Guillaume réunit à Lillebonne rassemblée des barons et demanda à chacun d'eux son avis sur l’expédition. Tous l'engagèrent à persévérer, lui firent de grandes promesses, et convinrent, en se séparant, de se retrouver dans le mois d'août au port de Saint-Valéry, avec des chevaux et des armes, pour passer ensuite la mer. Ils arrivèrent en effet à l'époque fixée : mais le vent favorable qui devait les transporter en Angleterre se faisait attendre. Pour l'obtenir, le duc fit exposer au grand jour, et promener dans le camp le corps de saint Valéry. Tout à coup le vent si longtemps souhaité enfla les voiles ; tous alors montèrent sur les vaisseaux après le repas du matin, et, poussés, rapidement, ils abordèrent à Hastings. En sortant de son navire, Guillaume fit un faux pas; un chevalier[14] qui se tenait près de lui changea sa chute en un heureux présage : Duc, s'écria-t-il, vous tenez le sol anglais; vous en serez roi. Après le débarquement, Guillaume détourna son armée du pillage, en lui disant : Ménagez ce qui bientôt vous appartiendra. Pendant quinze jours de suite, il resta si tranquille qu'il paraissait ne songer à rien moins qu'à la guerre. Seulement il s'empressa de construire un château[15] dans ce lieu même.

Bataille d'Hastings. — Détails. — Cependant Harold revenait de combattre les Danois,[16] quand il apprit l'arrivée de Guillaume. Aussitôt, accompagné de fort peu de bonnes troupes, il accourut à Hastings ; car, outre quelques troupes à gages et quelques recrues provinciales, il avait autour de lui un si petit nombre de gens de guerre, qu’il devenait facile aux nouveaux venus de l'écraser sans beaucoup de peine. Harold alors envoya des éclaireurs, chargés d'observer le nombre et les forces des ennemis. Ils furent saisis dans le camp de Guillaume, qui leur fit parcourir son armée pour qu'ils l'examinassent à loisir, les régala somptueusement et les renvoya sains et saufs à leur maître. A leur retour, Harold leur demanda quelles nouvelles ils rapportaient. Ceux-ci parlèrent longuement de la noble confiance de Guillaume, puis affirmèrent sérieusement que les soldats de cette armée leur avaient paru des prêtres, parce qu'ils avaient toute la face et les deux lèvres rasées.[17] Harold sourit de la naïveté de ce récit : Ce ne sont pas des prêtres, dit-il, mais de braves gens de guerre, invincibles dans les batailles. À ces mots son frère Gurth, vaillant et sage malgré sa jeunesse, l'interrompit en disant : Puisque tu vantes toi-même le courage des Normands, n'est-ce pas témérité de t'engager dans un combat où tu n'as pour toi ni la valeur des troupes ni le bon droit? car tu ne peux nier que, soit de gré, soit de force, tu n'aies fait un serment au duc Guillaume : aussi tu agiras sagement si tu évites, dans des circonstances si périlleuses, de te hasarder à la fuite ou à la mort, avec un parjure contre toi. Pour nous qui n'avons rien juré, la guerre est de toute justice : car nous défendons notre pays. Laisse-nous donc combattre seuls. Si nous plions, tu pourras réparer notre défaite, et nous venger si nous mourons. Mais le téméraire Harold ne put écouter tranquillement cet avis : Ce serait une honte, disait-il, ce serait l'opprobre de ma vie passée que de montrer le dos à un ennemi quel qu'il soit.

Au milieu de cette conversation entre les deux frères, arriva un moine[18] envoyé par le duc Guillaume. Il était chargé par celui-ci de faire à Harold les trois propositions suivantes : ou d'accomplir son serment en se démettant de la royauté, ou de tenir son royaume sous le vasselage du duc, ou enfin, en présence des deux armées, de décider la chose par un combat singulier. Le front d'Harold se rembrunit à ces paroles du messager de Guillaume; il ne put s'empêcher de lui répondre brusquement et de le renvoyer avec colère, se bornant à dire que c'était à Dieu à juger entre lui et Guillaume. Aussitôt le moine reprit avec fermeté que, puisqu'il s'obstinait à nier les droits de Guillaume, Guillaume était tout prêt à les prouver, soit par le jugement du Saint-Siège apostolique, soit par le combat, si ce moyen lui plaisait mieux. Malgré toutes les instances du moine, Harold se renferma dans les termes de sa première réponse. Les amis des Normands n'en furent que plus animés à bien combattre.

Enfin, des deux côtés on se dispose à la bataille. Les Anglais avaient passé toute la nuit à chanter et à boire. Encore ivres le matin, ils marchent cependant à l'ennemi sans hésiter ; tous, à pied, armés de leur hache à deux tranchants, défendus par un rempart de boucliers, serrés les uns contre les autres, ils forment un mur impénétrable. Dans cette journée, cet ordre de bataille les aurait sauvés, si les Normands, selon leur coutume, n'avaient par une fuite simulée disjoint ces masses compactes. Le roi Harold, aussi à pied, se tenait avec ses frères auprès de son étendard, afin que, dans ce péril commun et égal pour tous, personne ne pût penser à fuir. Au contraire, les Normands avaient consacré toute la nuit à se confesser de leurs fautes : le matin ils s'étaient fortifiés en recevant le corps et le sang du Sauveur. Ils attendirent de pied ferme le choc des ennemis. Guillaume avait armé d'arcs et de traits le premier corps de bataille composé de fantassins ; les cavaliers venaient après, disposés en ailes séparées. Le duc, avec un visage serein, s'écria d'une voix haute que Dieu favoriserait sa cause comme la plus juste. Comme il demandait ses armes, ses serviteurs, dans leur empressement, lui mirent sa cuirasse de travers; il la replaça en riant : « Ainsi, dit-il, votre valeur redressera mon duché en royaume. » Puis il entonna la chanson de Roland pour enflammer les cœurs des guerriers ; et la mêlée commença aux cris de : « Dieu aide ! » On se battait avec acharnement, nul ne cédait des deux côtés, et la journée s'avançait. Guillaume s'en aperçut et fit signe aux siens de lâcher pied par une fuite simulée. A la vue de cette feinte déroute, les Anglais rompirent leurs rangs; ils crurent qu'ils égorgeraient aisément ces fuyards, et coururent à leur perte. Les Normands font volte face, chargent les Anglais et les mettent en fuite à leur tour. Ceux-ci réussissent à s'emparer d'une hauteur, et tandis que les Normands accablés de chaleur gravissent opiniâtrement la colline, ils les rejettent dans le terrain creux, leur relancent sans se fatiguer leurs propres traits, les accablent de pierres, et en font un grand carnage. Un retranchement, poste favorable et vivement souhaité, est emporté par eux, et là ils massacrent tant de Normands, que le fossé, comblé par les cadavres, était de niveau avec la plaine. La victoire hésita à se décider pour l'un ou l'autre parti, tant que l'âme et le corps d'Harold ne furent point séparés. Celui-ci, non content d'animer les siens, faisait bravement l'office de chevalier; il frappait les ennemis qui venaient à sa portée, nul ne rapprochait impunément : fantassin ou cavalier, il l'abattait d'un seul coup. Quant à Guillaume, il encourageait ses soldats par ses cris, courait au premier rang, et ne cessait de se jeter au plus épais de la mêlée. Dans cette journée, pendant qu'il se portait partout, furieux et les dents serrées, il eut trois chevaux de choix tués sous lui. Ceux qui veillaient sur sa personne avaient beau l'engager tout bas à se ménager, son courage magnanime fut infatigable, jusqu'à ce qu'Harold, percé à la tête d'un coup de flèche, eût succombé et eut livré par sa mort la victoire aux Normands. Il gisait étendu à terre, quand un Normand lui mutila la cuisse avec son épée ; acte de lâcheté pour lequel Guillaume nota cet homme d'infamie, et le dégrada du rang de chevalier. La déroute des Anglais dura jusqu'à la nuit. La nuit venue, les Normands, comme nous l'avons montré, purent se dire complètement vainqueurs. Dans ce combat, sans aucun doute la main de Dieu protégea le duc Guillaume ; exposé ce jour-là à tant de périls, il ne perdit pas une goutte de sang. Après cet heureux succès, Guillaume eut soin de faire ensevelir ses morts avec honneur, et permit aux ennemis de rendre aux leurs les mêmes devoirs sans être inquiétés. La mère d'Harold ayant redemandé le corps de son fils, il le rendit sans rançon, quoiqu'elle lui eût fait offrir une forte somme. Le cadavre fut enseveli dans l'abbaye de Waltham, qu'Harold avait construite sur ses propres biens en l'honneur de la Sainte-Croix, et où il avait établi des chanoines séculiers. Cette journée, qui changea la face de l'Angleterre, et où tant de sang fut versé, avait été annoncée par une grande comète d'un rouge sanglant et à longue queue, qui apparut au commencement de cette année-là : fatal présage, comme l’a dit un auteur[19] :

« L'an millième soixantième et sixième, la terre des Anglais ressentit les feux d'une comète. »

Cette bataille fut livrée près d'Hastings, le jour de saint Calixte, pape, la veille des ides d'octobre.

GUILLAUME LE CONQUÉRANT.

Couronnement de Guillaume. — Émigration des Saxons. — L'an du Seigneur 1067, le duc de Normandie, Guillaume, entra à Londres au milieu de l'enthousiasme du clergé et du peuple et des acclamations de la foule qui le saluait roi.[20] Il fut couronné le jour de la Nativité de Notre-Seigneur, par Eldred, archevêque d’York : car il ne voulut pas être consacré par l'archevêque de Cantorbéry Stigand, qui ne tenait pas légitimement cette haute dignité. Puis les seigneurs lui prêtèrent hommage, lui jurèrent fidélité ; et après avoir reçu des otages, il se vit bien assuré sur son trône et redouté de tous ceux qui avaient eu des prétentions au souverain pouvoir. Il réduisit villes et châteaux, leur imposa des gouverneurs de sa main, et fit voile vers la Normandie avec les otages et d'immenses trésors. Otages et trésors furent renfermés dans des forteresses et sous bonne garde. Puis, il revint promptement en Angleterre, pour récompenser ses compagnons normands, ceux qui l'avaient aidé dans la plaine d'Hastings à conquérir le territoire, et pour leur distribuer largement les terres et les possessions des Anglais dépouillés : le peu qui resterait à ceux-ci devait, être frappé d'un servage éternel. Ce partage irrita les nobles du pays. Les uns se réfugièrent auprès du roi d'Ecosse Malcolm, les autres gagnèrent les lieux déserts et les forêts, et dans la vie farouche qu'ils y menaient, troublèrent maintes fois la sécurité des Normands. Les deux frères Edwin et Morkar, comtes, quittèrent l'Angleterre, et avec eux Merther, Welthers, des nobles, des évêques, des clercs et une foule d'autres qu'il serait trop long d'appeler par leurs noms. Tous allèrent trouver le roi d'Ecosse Malcolm et furent bien reçus de lui. Edgar Etheling,[21] héritier légitime du royaume d'Angleterre, voyant le bouleversement du pays, s'embarqua, avec sa mère Agathe et ses deux sœurs Marguerite et Christine, pour la Hongrie, où il avait pris naissance et où il voulait retourner ; mais une tempête le força d'aborder en Ecosse. Ce contretemps fut cause que Marguerite épousa le roi Malcolm : la vie exemplaire et la sainte mort de cette princesses sont racontées avec détails dans un livre écrit à ce sujet. Sa sœur Christine est honorée comme religieuse et comme fiancée au céleste époux. La reine Marguerite eut su fils et deux filles. Trois de ses enfants, Edgar, Alexandre et David, devinrent rois d'après les droits de leur naissance ; et sous leurs règnes, l'Ecosse fut le refuge de toute cette noblesse anglaise que les violences des Normands bannissaient du pays; mais n'anticipons pas.

La corruption des anglais, cause de leur ruine. — Telle fut la fin de la domination anglaise dans notre belle patrie; jadis les premiers conquérants y avaient apporté leurs visages et leurs allures barbares, leur manière de combattre, leurs superstitions païennes ; et déclarant la guerre à tous à propos de tout, ils avaient soumis la contrée par les armes et par la ruse. Mais bientôt, ayant embrassé le christianisme, ils se livrèrent aux pratiques religieuses et négligèrent les exercices militaires. Ces rois quittèrent alors leur genre de vie; les uns à Rome, les autres en Angleterre méritèrent la couronne céleste et changèrent leur royaume temporel pour le royaume éternel. Beaucoup, faisant retentir le monde du bruit de leur sainte vie, fondaient des églises et des monastères, disposaient de leurs trésors en faveur des pauvres, et, pour tout dire en un mot, s'occupaient d'œuvres de charité. Notre île fut si souvent illustrée par des martyrs, des confesseurs, des vierges pieuses, que vous ne pouvez rencontrer quelque bourgade un peu considérable, sans entendre prononcer le nom illustre de quelque nouveau saint. Cependant il arriva que le zèle de la charité se refroidit, que le siècle d’or fut changé en siècle de boue, que le goût des choses saintes tomba dans l'oubli; et qu'alors, comme précédemment du temps des Danois, les Anglais, chassés par les Normands, éprouvèrent la ruine que leurs iniquités avaient attirée sur eux. Car les grands du royaume, adonnés à la gourmandise et à la luxure, n'allaient pas à l'église le matin, comme le doit faire un bon chrétien ; mais restaient dans leurs chambres, dans les bras de leurs femmes, et ne prêtaient qu'une oreille distraite aux messes et aux matines récitées en grande hâte par le prêtre. Les clercs et ceux mêmes qui avaient reçu les ordres étaient tellement ignorants, que celui d'entre eux qui savait la grammaire était pour les autres un objet d'étonnement. Tous buvaient sans honte en public : c'était là le soin qui les occupait le jour et la nuit. A force de manger, ils s'excitaient à boire; à force de boire, ils sollicitaient leurs estomacs gorgés de nourriture : ce n'est pas que je veuille étendre ces reproches à tous indistinctement. Je sais que dans la nation il y avait encore beaucoup de gens de toute condition et tout rang qui avaient gardé la crainte du Seigneur.

Prise d'Oxford et d'York. — Distributions de terres. — Dans ce même temps le roi Guillaume mit le siège devant la ville d'Oxford qui lui résistait. Ce fut là que du haut des murs un des assiégés mettant à l'air la partie inférieure de son corps, fit entendre en dérision des Normands un sale bruit. Cet affront transporta de colère Guillaume, qui s'empara facilement de la ville. De là il marcha sur York qu'il détruisit presque entièrement, après en avoir fait périr les habitants par le fer ou dans les flammes. Ceux qui purent échapper à ce désastre se réfugièrent en Ecosse auprès du roi Malcolm, qui accueillait volontiers tous les Anglais proscrits, à cause de Marguerite, sœur d'Edgar, qu'il avait épousée. Il s'autorisait de cette union pour dévaster par le pillage et l'incendie les provinces qui bornent l'Angleterre. C'est pourquoi Guillaume rassembla un corps nombreux de gens de guerre et de fantassins, se dirigea vers les comtés du nord, fit raser champs, villes, bourgades, lieux fortifiés, livra au feu toute plantation, et cela surtout dans les provinces maritimes, tant à cause de sa colère, que parce que le bruit courait que le roi danois Knut allait arriver : il voulait que sur le bord de la mer ce brigand et ce pirate ne pût trouver aucune subsistance. Le roi Malcolm vint alors se mettre sous la main de Guillaume et faire sa soumission. Ensuite Guillaume, ayant réduit les villes et les châteaux, et leur ayant donné des gouverneurs à lui, passa en Normandie emmenant les otages anglais et un immense butin; mais revenu peu de temps après en Angleterre, il distribua largement les possessions et les terres des Anglais à ses compagnons d'armes, à ceux qui avaient combattu avec lui à la bataille d'Hastings. Le peu qui resta aux nationaux fut soumis à un éternel serrage. Alors, Edgar Etheling, fils d'Edouard et légitime héritier du trône, quitta l'Angleterre, et avec lui les deux frères Edwin et Morkar, Merther et Welthers, comtes de Northumberland. Il serait trop long d'énumérer par leur nom les évêques, les clercs et tous les autres gens illustres qui partagèrent cette fuite.

Prétendants à la papauté. — Pèlerins massacrés. — C'est à cette époque qu'à Rome s'élèvent deux prétendants à la papauté, Alexandre et Cadèle. Un synode s'assemble à Mantoue, et par la médiation d'Hannon, archevêque de Cologne, Alexandre, s'étant purgé de l'accusation de simonie, est maintenu sur le siège apostolique, et Cadèle en est exclu, comme convaincu de simonie. — Vers le même temps aussi sept mille pèlerins qui se rendaient à Jérusalem pour s'y mettre en prières furent attaqués par les Arabes dans un petit château le jour de la Parascève[22] ; et il y en eut tant de blessée ou de tués, que deux mille à peine en échappèrent.

Naissance d’Henri. — Mort de Robert [Comine.] — L'an du Seigneur 1068, il naquit au roi Guillaume en Angleterre un fils qui fut appelé Henri. Car ses premiers fils, Guillaume-le-Roux et Robert, étaient nés en Normandie, avant que leur père eût conquis l’Angleterre. —La même année le roi Guillaume donna au comte Robert le comté de Northumberland. Mais les gens du pays se révoltèrent aussitôt contre le nouveau chef, et le tuèrent avec neuf cents hommes. Le roi Guillaume accourut, et détruisit jusqu'au dernier les auteurs de ce désastre.

Déposition de l'évêque de Durham. — Invasion et retraite des Danois. — L'an du Seigneur 1069 vinrent auprès du roi Guillaume des gens qui accusaient de trahison Agelric, évêque de Durham. Celui-ci fut pris par les serviteurs du roi dans un domaine appelé Bourg, amené à Westminster et détenu dans une prison. Peu après, au mois d'août, son frère Egelwin, qui avait été fait évêque à sa place, fut relégué en exil. Vers le même temps, dans l'intervalle des deux fêtes de la vierge Marie, saison d'automne, les fils du roi Sroan[23] et son frère Osbern arrivèrent du royaume des Danois, avec trois cents vaisseaux, pour chasser d'Angleterre le roi Guillaume. A la nouvelle de leur venue, Edgar Etheling, fils d'Edouard, et le comte Waltheof, allèrent les rejoindre avec plusieurs milliers de gens de guerre : ils espéraient, à l'aide des Danois, s'emparer du roi Guillaume, et l'enfermer dans une prison perpétuelle. Ils firent alliance, vinrent avec leurs forces réunies assiéger York, s'emparèrent rapidement de la ville et de la citadelle, et tuèrent dans ce lieu plusieurs milliers d'hommes. Puis ils jetèrent dans les fers les grands de la ville et de la province, et les torturèrent cruellement jusqu'à ce qu'ils leur eussent arraché tous leurs trésors. Ils prirent leurs quartiers d'hiver entre l’Ouse et la Trent, et maltraitèrent sans pitié les habitants de ce pays. Mais à la fin de l'hiver Guillaume accourut avec des troupes nombreuses, força à la retraite les plus braves des ennemis, et extermina jusqu'au dernier les moins vaillants par le tranchant du glaive. Dans ce combat le comte Waltheof, homme d'une illustre naissance, avait seul mis à mort plusieurs Normands; debout sur la porte de la citadelle, il faisait voler la tête de ceux qui approchaient. Guillaume remporta la victoire par la destruction complète de ses ennemis. Alors Edgar Etheling vint demander au roi Guillaume paix et pardon. Il les obtint, et lui jura fidélité.

Pillage des églises. — L'an du Seigneur 1070, Guillaume, poussé par une mauvaise inspiration, dépouilla tous les monastères d'Angleterre de l'or et de l'argent qui s'y trouvaient ; il les appauvrit[24] par son insatiable avidité ; et ne ménageant plus rien envers la sainte église, il n'épargna pas même les calices et les tombeaux. Les évêchés mêmes et les abbayes, qui tenaient des baronnies et qui jusque-là n'avaient subi aucune prestation séculière, furent grevés par Guillaume du service militaire. De sa seule volonté il enrôla chaque évêché, chaque abbaye avec le nombre de soldats qui devaient être fournis en temps de guerre à lui et à ses successeurs. Ces actes d'enrôlement, ces témoignages de la servitude ecclésiastique furent déposés au trésor royal. Tous les gens d'église qui se refusèrent à accepter ce détestable engagement furent chassés du royaume. Pendant cet orage, Stigand, archevêque de Cantorbéry, et Alexandre, évêque de Lincoln,[25] se réfugièrent en Ecosse et y restèrent quelque temps. De tous les prélats anglais, le seul Egelwin, évêque de Durham, quoique exilé et proscrit, garda dans son cœur le zèle de Dieu, et excommunia tous ceux qui faisaient invasion dans l'église, tous ceux qui pillaient les choses saintes.

Déposition de Stigand. —Nomination de Lanfranc. —Deuxième fuite d'Edgar. —Cette année-là fut déposé l'archevêque apostat Stigand, qui d'abord avait acquis à prix d'argent l'épiscopat de Helmham,[26] puis celui de Winchester, et enfin la prélature de Cantorbéry comme nous l'avons dit plus haut. Il avait occupé ces honneurs, non pas en vue de la religion, mais pour satisfaire sa cupidité. On élut à sa place Lanfranc, d'abord moine du Bec, puis abbé de Caen, et qui, dans les hautes fonctions d'archevêque de Cantorbéry, se conduisit pendant dix-huit ans avec tant de sagesse, qu'il laissa à ses successeurs sa vie exemplaire à imiter. — Vers le même temps Edgar Étheling, qui avait fait sa soumission au roi Guillaume, passa de nouveau chez les Ecossais et faussa son serment. Après y être resté quelques années, il voulut encore éprouver la générosité du roi Guillaume, et alla le trouver en Normandie ; celui-ci le reçut avec assez de bienveillance, et lui accorda dans sa munificence une livre d'argent pour son entretien journalier.

Soulèvement d'Héreward.L'an du Seigneur 1071, les comtes Edwin, Morkar et Siward, avec Egelwin, évêque de Durham, et plusieurs milliers de clercs et de laïques émigrèrent dans les forêts et dans les lieux déserts. En haine du roi, ils commirent en divers lieux une foule de désordres, et arrivés enfin à l'île d'Ely, ils choisirent cet endroit pour demeure et pour asile. De là ils faisaient de fréquentes sorties à main armée, et sous la conduite d'Hereward, Anglais de nation, homme d'une illustre naissance et d'un grand courage, ils causaient de nombreux dommages au roi et dévastaient le pays. Ils construisirent dans les marais un château de bois qui aujourd'hui encore est appelé par les habitants le château d'Hereward. A cette nouvelle, le roi Guillaume, accompagné de tous ceux dont la valeur l'avait aidé dans la conquête, vint à l'île d'Ely, et la cerna avec ses vaisseaux, ses fantassins et ses cavaliers. Puis il construisit dans les marécages mêmes des routes d'une longueur immense et des ponts magnifiques, rendit accessibles aux chevaux et aux hommes des terrains creux profondément détrempés par l'eau, et jeta les fondements d'un château dans le lieu qu'on appelle Wisebert. A la vue de ces préparatifs les insurgés, à l'exception d'Hereward qui réussit à faire avec ses compagnons une fière retraite, vinrent se mettre sous la main du roi Guillaume et se rendre à discrétion. Alors le roi mit en prison l'évêque Egelwin, infligea à quelques-uns le dernier supplice, pardonna à d'autres; plusieurs enfin furent punis d'une captivité perpétuelle. Quant à Hereward, tant qu'il vécut, il ne cessa de tendre au roi Guillaume les pièges les plus adroits.

Malcolm se soumet. — Mort d’Egelwin. — L'an du Seigneur 1072, le roi Guillaume entra avec une armée en Ecosse, espérant y rencontrer quelques-uns de ses ennemis. Mais après avoir parcouru tout le pays sans, en trouver aucun nulle part, il reçut des otages du roi d'Ecosse et son hommage, puis revint en Angleterre. — Cette même année Egelwin, évêque de Durham, détenu sous la garde du roi à Westminster, mourut et fut enterré dans ce lieu même, à la chapelle de Saint-Nicolas.

Histoire de deux clercs bretons. — Environ vers la même époque, dans la ville de Nantes en Bretagne, vivaient deux clercs unis depuis leur enfance d'une amitié si tendre, qu'ils étaient déterminés à se dévouer, s'il le fallait, l'un pour l'autre. Ils convinrent un jour que celui des deux qui mourrait le premier, apparaîtrait dans l'espace de trente jours, soit pendant la veille, soit pendant le sommeil, à celui qui survivrait, et annoncerait à son ami ce qui se passe dans l'autre monde, et quel est le sort de l’âme une fois sortie du corps; afin qu'instruit suffisamment parce moyen, il pût connaître laquelle était bonne à suivre des diverses opinions philosophiques sur l’âme. En effet, les Platoniciens pensent que la mort de la matière, loin d'éteindre l'âme, la fait sortir de prison, et lui permet de remonter à Dieu qui est sa source. Les Épicuriens, au contraire, affirment que l'âme dégagée du corps est un souffle qui se dissipe, se perd, et s'évanouit dans les airs. Les théologiens à leur tour sont d'un avis opposé; ils disent que l'âme, après la mort, a trois demeures différentes, l’une dans le ciel, l'autre dans le purgatoire, l'autre dans l'enfer ; et que, si les âmes qui sont dans l'enfer ne doivent pas être sauvées, celles qui sont dans le purgatoire seront admises à miséricorde. Les deux amis se donnèrent donc leur foi, la confirmèrent par serment; et, au bout de quelque temps ; l'un d'eux mourut de mort subite, sans confession et sans avoir reçu les sacrements. L'autre resta au nombre des vivants, et, l'esprit préoccupé de la promesse qu'il avait reçue, il attendit, sans résultat, le terme fixé pendant trente jours. Les trente jours révolus, il commençait à désespérer et se laissait distraire par d'autres pensées quand le mort apparut tout à coup à son compagnon vivant, et lui parla le premier : Me reconnais-tu ?dit-il. — Je te reconnais, répondit l'autre. — O mon ami, reprit-il, ma venue peut être pour toi, si tu le veux, d'une grande utilité : car moi je ne puis rien y gagner. La sentence que Dieu a portée contre moi m'a condamné, malheureux que je suis, à des peines éternelles. Et comme celui qui survivait promettait pour délivrer son ami de donner tous ses biens aux monastères et aux pauvres, de passer désormais ses journées et ses nuits en jeûnes et en oraisons: La sentence dont je t'ai parlé est irrévocable, reprit de nouveau l'apparition. Comme j'ai quitté la vie avant d'avoir fait pénitence, c'est par un juste jugement de Dieu que j'ai été jeté dans les flammes sulfureuses de l'enfer où je serai tourmenté pour mes crimes tant que les astres tourneront dans le ciel, tant que la mer battra ses rives. Et pour te faire sentir une des peines innombrables que je souffre, tends ta main afin que j'y laisse tomber une seule goutte de la sueur corrompue qui découle de mon corps. Cette goutte tombée sur la main de l'autre traversa peau et chair comme un fer rouge, et y fit un trou qui aurait pu contenir une noisette. Son ami ayant jeté un cri que lui arrachait la douleur : Voilà, dit le mort, qui te rappellera toute ta vie les tortures que j'endure : sinon tu aurais volontairement négligé le remède qui peut faire ton salut. Aussi, maintenant que tu le peux encore, change ton genre de vie, change surtout ton cœur, afin de désarmer le courroux de ton créateur. Comme ces paroles restaient sans réponse, le mort fixa sur son ancien ami un œil sévère et lui dit : Si tu doutes, malheureux, retourne-toi, et lis ces caractères : et en même temps il étendit sa main sur laquelle étaient inscrites des lettres noires. C'étaient des remerciements adressés par Satan et par la cohorte infernale aux gens d'église ; puisque, adonnés entièrement à leurs plaisirs, ils laissaient descendre dans l'enfer par la tiédeur de leur zèle tant d'âmes qui leur avaient été confiées, et en plus grand nombre que dans tous les siècles précédents. À ces mots l'apparition s'évanouit. Alors le survivant, après avoir distribué tous ses biens aux églises et aux pauvres, se rendit au monastère de Saint-Melaine,[27] et y prit l'habit de religieux, prodiguant des avertissements à ceux qui l'écoutaient. Et à la vue de sa conversion subite, tous disaient : Ce changement est dû à la main du Très-Haut.

L'église de Cantorbéry est déclarée primatiale. — La même année, à Windsor, d'après l'injonction du pape Alexandre et du consentement du roi Guillaume, en présence d'Hubert, légat de l'église romaine, on agita la question de la primauté de l'église de Cantorbéry sur l'église d'York. Enfin il fut prouvé et évident, d'après l'autorité de certains titres anciens, que l'église d'York devait se soumettre à celle de Cantorbéry, et obéir fidèlement, en ce qui toucherait la religion chrétienne, à toutes les recommandations de l'archevêque de cette ville, comme primat de la Grande-Bretagne : qu'ainsi, par exemple, si l'archevêque de Cantorbéry voulait tenir un concile, en quelque lieu qu'il le jugeât convenable, l'archevêque d'York avec tous ses suffragants et les clercs de sa juridiction, devrait s'y présenter, se conformer aux dispositions canoniques de l'archevêque de Cantorbéry, recevoir de lui la bénédiction épiscopale, lui faire sa profession de foi canonique et lui prêter serment. Cette constitution fut ratifiée par ledit roi, par Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, par Thomas, archevêque d'York, par ledit cardinal, et par tous les évêques et abbés du royaume.

Dévastation du Maine. — Comput ecclésiastique. — Meurtre de l'archevêque de Rouen. — L'an du Seigneur 1073, le roi Guillaume passa avec des forces imposantes dans la Normandie,[28] qui dès cette époque s'était révoltée contre lui, et la subjugua. Dans cette expédition les Anglais dévastèrent villes et bourgades; brûlèrent les vignes avec leurs fruits, et laissèrent pour bien longtemps, la province plus malheureuse et plus pauvre. La sédition étant enfin apaisée, Guillaume revint en Angleterre. — C'est aussi dans cette année, après la révolution de deux grandes années, en prenant à la quinzième année du règne de Tibère César, que tout s'accorde, d'après le cours du soleil et de la lune, avec l’année où Jésus-Christ fut baptisé, à savoir le huit avant les ides de janvier, le jour de l'Epiphanie et un dimanche, le commencement de son jeûne se trouvant à la seconde férié, et sa tentation à la sixième férié, quinzième jour avant les calendes de mars. Or la grande année du cycle pascal comprend dix-neuf fois vingt-huit ans,[29] qui joints ensemble, forment cinq cent trente-deux ans. — Cette même année les moines de Saint-Ouen se jetèrent avec une troupe de gens armés, sur Jean, archevêque de Rouen, qui célébrait la messe, le jour de la fête du saint. Aussi fut-il décidé dans un concile, tenu à Rouen même, et présidé par le roi des Anglais, Guillaume, que les moines coupables de ce crime, seraient enfermés dans les prisons abbatiales, et feraient une pénitence perpétuelle, pour une si grande faute.

Elévation et réformes de Grégoire VII. — L'an du Seigneur 1074, Grégoire, qui jusque-là avait été appelé Hildebrand, fut élevé à la chaire de saint Pierre, qu'il occupa douze ans, un mois et trois jours. Ce pape, dans un synode général, excommunia les simoniaques, interdit les offices divins aux prêtres mariés, et défendit aux laïques d'assister à des messes dites par eux. C'était là une chose toute nouvelle et une injonction irréfléchie, du moins d'après l'aveu de beaucoup de gens ; car les saints pères ont écrit, que les sacrements ecclésiastiques, le baptême, l’extrême-onction, le corps et le sang de Jésus-Christ, ont, par l'invisible coopération du Saint-Esprit, le même effet, comme sacrements, qu'ils soient conférés aux fidèles, par des bons ou par des mauvais ; parce que l'Esprit-Saint les vivifie mystiquement, et que les mérites des bons, comme les péchés des mauvais n'en augmentent ni n'en diminuent la grâce. Cette décision de Grégoire fit naître un scandale tel, qu'au temps des plus grandes hérésies aucun schisme si violent n'avait déchiré l'église.[30] Les uns étaient pour la justice, les autres contre. Un petit nombre observaient leurs vœux de chasteté, quelques-uns en gardaient l'apparence par des vues d'orgueil et d'intérêt : beaucoup ajoutaient à leur luxure le parjure et des adultères multipliés. Pour comble de maux, les laïques, croyant le moment venu de se révolter contre les ordres sacrés, et de se soustraire à toute dépendance ecclésiastique, profanent le ministère sacré et se disputent le soin de le remplir ; ils baptisent eux-mêmes les enfants, et se servent au lieu du chrême et des huiles saintes, de je ne sais quelle graisse[31] dégoûtante, lisse refusent à ce que des prêtres mariés donnent le viatique aux mourants, à ce qu'ils remplissent le rite observé par l'église dans les funérailles. Ils jettent au feu les dîmes dues aux prêtres, foulent souvent aux pieds le corps du Seigneur, s'il est consacré par des prêtres mariés, et se font un jeu de répandre sur la terre le sang de leur Dieu.

Festin de noces à Norwich — Défaite des conjurés. — Retraite des Danois. — Mort de la reine Edith. — Cette année-là le comte Raoul,[32] à qui le roi Guillaume avait confié le gouvernement de l'Est-Anglie, s'unit aux comtes Waltheof et Roger, pour chasser de son trône le roi Guillaume. Raoul épousait la sœur dudit comte Roger, et ce fut à ces noces que cette perfide conspiration fut ourdie. Ce Raoul était né d'une mère galloise et d'un père anglais.[33] Quand arriva le jour des noces, dont nous avons parlé, les amis des deux comtes se réunirent dans la ville de Norwich. Après un repas somptueux, les convives échauffés par le vin s'offrirent tous à trahir le roi, en l’invectivant à grands cris ; Il n'est nullement juste et convenable, disaient-ils, que cet homme, né d'un commerce adultère, commande à un si grand royaume et à tant de gens d'illustre naissance. Les chefs de ce complot étaient donc Roger, Waltheof et Raoul, soutenus par plusieurs évêques et abbés, par une foule de barons et de chevaliers. Tous d'un commun accord députèrent vers le roi des Danois, pour solliciter vivement son assistance. Puis chacun des chefs, selon son pouvoir, ayant réuni des Gallois à ses troupes, alla porter le pillage et l’incendie dans les domaines royaux. Mais les troupes en cantonnement, qui gardaient les possessions du roi, marchèrent à leur rencontre avec la population de la province, et s'efforcèrent de s'opposer aux projets des ennemis. Sur ces entrefaites, le roi Guillaume, revenu précipitamment de Normandie, s'empara du comte Roger son parent et de Waltheof, les fit charger de chaînes et enfermer dans une prison à cette nouvelle, le comte Raoul, saisi de crainte, s'échappa de l'Angleterre. Le roi Guillaume vint investir Norwich avec son armée. L'épouse du comte Raoul, se défendit dans la citadelle, avec ses vassaux ; et quand la famine la contraignit à capituler, elle ne fut reçue à merci, qu'après avoir promis, par serment, de quitter l'Angleterre pour n'y plus revenir. Quant aux Gallois qui avaient assisté à ces fatales noces, les uns eurent les yeux crevés par ordre de Guillaume, les autres furent exilés, quelques-uns enfin pendus à des gibets. Après cet heureux succès, arrivèrent de Danemark Knut, fils de Swen, et le comte Hacon avec deux cents vaisseaux ; mais quand ils eurent appris ce qui était arrivé à leurs amis, ils changèrent la marche de leurs vaisseaux, et relâchèrent en Flandre, n'osant engager le combat avec les Normands. Cette même année la reine Edith s'endormit dans le Seigneur, le quinzième jour avant les calendes de janvier,[34] à Winchester, et, par l'ordre du roi, fut ensevelie à Westminster auprès de son époux le roi Edouard.

Supplice de Waltheof. — Guerre avec la France. — L'an du Seigneur 1075, le roi Guillaume ordonna qu'on tranchât la tête au comte Waltheof à Winchester et qu'on l'enterrât hors de la ville dans une fosse creusée entre deux chemins. Mais quelque temps après, le corps fut déterré et enseveli avec de grands honneurs dans l'abbaye de Croyland. Le roi passa ensuite dans la Bretagne Armoricaine et assiégea le château de Dol. Mais le roi de France arriva avec une armée et intercepta tout moyen de subsistance. Le roi fut obligé de lever le siège; dans sa retraite il perdit beaucoup d'hommes et de chevaux, et abandonna de grandes richesses. La paix fut bientôt rétablie entre les deux rois, mais pour peu de temps. Cette même année le même Guillaume, le saint jour de Pâques, dans l'église de Fécamp,[35] consacra sa fille Cécile au Seigneur. Vers cette époque aussi, Robert, fils du roi Guillaume, envahit la Normandie à main armée ; il s'autorisait de ce que Guillaume, avant la conquête de l'Angleterre, la lui avait donnée par-devant le roi de France. Mais comme le père ne voulait plus s'en dessaisir en faveur de son fils, Robert vint en France, et, avec le secours du roi de ce pays, il faisait de fréquentes incursions en Normandie, pillant, brûlant les métairies, tuant les hommes et causant à son père de vives inquiétudes et de grands chagrins. Le roi Guillaume combattant contre son fils Robert près d'un château de France nommé Gerberoy, tomba de cheval. Son second fils, Guillaume, fut blessé; beaucoup de ses vassaux furent tués. Alors le roi maudit son fils, et Robert, jusqu'à sa mort, éprouva les effets trop visibles de la malédiction paternelle.

Mort de l'évêque normand de Durham. — Vers le même temps Gaultier,[36] évêque de Durham, au mépris de la dignité pontificale, s'était mêlé de soins séculiers et avait acheté de Guillaume le comté de Northumberland. Il exerçait les fonctions de vicomte, intervenait dans les jugements civils, et tourmentait tous les gens de la province, tant nobles que serfs, par des exactions insupportables. La population, réduite à la dernière misère par l'avidité de l'évêque et de ses officiers, s'indignait de se voir forcée sans cesse à payer de si lourdes sommes. Les habitants convinrent unanimement de se réunir en conférence secrète, et là décidèrent d'un commun accord qu'ils se rendraient avec des armes cachées à la cour du comté, afin de venger leurs injures s'ils y étaient contraints. D'après cette résolution, les gens du pays arrivèrent mal disposés contre l'évêque, à l'assemblée, qui se tenait comme à l'ordinaire, et demandèrent; que justice leur fût faite sur les griefs dont ils se plaignaient. L'évêque leur répondit durement : « Je ne ferai droit ni aux dommages ni aux affronts dont vous me parlez, qu'auparavant vous ne me comptiez 400 livres en bonne monnaie. » Celui des réclamants qui portait la parole au nom des autres, demanda à l'évêque la permission de s'entendre avec eux sur le paiement de la somme demandée, afin qu'après en avoir délibéré, il pût lui rendre une réponse plus exacte. La permission accordée, ils s'éloignèrent un peu. Puis tout à coup le chef des conjurés, dont tous attendaient la décision, s'écria précipitamment en langue anglaise : « Courtes paroles, bonnes paroles : tuez l'évêque ! » À ce signal, tous ensemble tirent leurs armes, massacrent sans pitié l'évêque et cent de ses hommes avec lui, sur les bords de la Tyne, à l'endroit où Gaultier tenait ses plaids de haute justice.[37]

Correction du calcul de Denys. — L'an du Seigneur 1076 se trouve être la treizième année du premier cycle de dix-neuf ans, en multipliant la grande année de Denys, deux grandes années s’étant écoulées depuis la passion du Seigneur; et dans cette année 1076 toutes les observations relatives au cours du soleil et de la lune concordent avec l’année de la passion[38] du Seigneur. D'où il est clair que Denys n'a point introduit exactement dans son cycle les années du Seigneur. Car dès qu'il, règle son cycle sur la cinq cent trente-deuxième année du Seigneur, il prétend que le Christ naquit la deuxième année de la première grande année ; et d'après cela cette année 1076 concordant avec l'année de la passion du Seigneur devrait être non la treizième, mais la trente-troisième année du grand cycle, parce que le Seigneur souffrit la passion à trente-trois ans. Par conséquent, puisque surtout le cours du soleil et de la lune concordent avec la vérité évangélique, Denys a placé la nativité du Christ vingt-un ans plus tard qu'il ne le devait.

Paul, abbé de Saint-Albans. — Mort d'Herluin. — Apparition d'un météore. —L'an du Seigneur 1077, Paul, moine de Caen,[39] prit, le quatrième jour avant les calendes de juillet, le gouvernement de l'église du bienheureux saint Albans, premier martyr d'Angleterre. En peu de temps, par le conseil et laide de Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, il embellit et augmenta le monastère. Il fit construire élégamment une nouvelle église avec un mur d'enceinte et toutes les dépendances qui convenaient. Il réforma l’ordre monastique tout à fait désorganisé ; éleva un couvent en l'honneur du bienheureux martyr saint Albans, et l'enrichit de livres divins et d'objets de luxe. Cette même année, Herluin, premier abbé du Bec, quitta la vie et rendit à son créateur son âme pieuse. Cette même année aussi, le jour des Rameaux, vers la sixième heure environ, au milieu d'un ciel serein, on vit paraître une grande étoile à côté du soleil.

Démêlés de Grégoire VII et d’Henri IV. —Cette même année, l'empereur Henri ayant réuni à Worms un concile de vingt-quatre évêques et de beaucoup de princes, fit décider que tous les décrets et actes du pape Grégoire (celui qu'on appelait auparavant Hildebrand) seraient annulés. Tous les assistants, à l'exception de quelques-uns, abjurèrent l'autorité d'Hildebrand. Hildebrand, de son côté, excommunia l'empereur; son dessein était de fournir ainsi aux grands un juste motif pour se détacher de l’empereur. Peu après, Hildebrand, ayant dégagé les princes de la sentence d'excommunication, donna l'absolution à l'empereur lui-même en Lombardie;[40] mais ce n'était qu'une feinte paix, car on vit bientôt tous ceux qui avaient abjuré d'abord l'autorité d'Hildebrand, abjurer celle de l'empereur. Ils élurent pour leur roi Rodolphe, duc de Bourgogne, et le pape lui envoya une couronne où étaient écrits ces mots :

Une pierre donne le diadème à Pierre.[41] Pierre le donne à Rodolphe.

Rodolphe fut sacré roi par Sigifred, archevêque de Mayence ; mais les Mayençois s'étant révoltés contre eux, Rodolphe s'enfuit pendant la nuit avec l'archevêque. Hildebrand donna l'absolution à tous ceux qui s'armeraient contre l'empereur; mais Henri ayant trouvé fermé le passage des Alpes, n'en déjoua pas moins toutes les embûches de ses ennemis, s'avança par Aquilée jusqu'à Ratisbonne,[42] y livra bataille à Rodolphe, et le mit en fuite : dans une seconde expédition il dévasta la Souabe.

Dédicace de l'église du Bec. — L'an du Seigneur 1078, eut lieu la dédicace de l'église du Bec, le dixième jour avant les calendes de décembre, en l'honneur de la vierge Marie, et par le ministère de Lanfranc, archevêque de Cantorbéry. Ce fut lui aussi qui, après la mort de l'abbé Herluin, posa la première pierre du nouveau monument.

Emprisonnement d'Eudes. — Violences de Turstin. — Faits divers. — L'an du Seigneur 1079, le roi des Anglais, Guillaume, conduisit une armée nombreuse dans le pays de Galles, le subjugua, et reçut des petits rois de cette contrée hommage et serment de fidélité. Il fit saisir son frère Eudes, accusé de trahison, et le fit enfermer. Cette même année, Turstin, abbé de Glaston, commit un crime abominable. Il fit tuer trois moines qui s'étaient réfugiés à l'ombre de l'autel, et en blessa dix-huit si grièvement que leur sang coula à flots de l'autel sur les marches, et des marches sur le pavé. Cette même année l'empereur Henri, le jour de la Pentecôte, dans un concile tenu à Mayence, désigne pour pape Guibert, évêque de Ravenne. Cette même année la ville d'Antioche, capitale de la Syrie, est prise par les païens avec toute la province adjacente et beaucoup d'autres lieux.

Prédiction de Grégoire VII. — L'an du Seigneur 1080, le pape Hildebrand, le même que Grégoire, par une prétendue révélation divine, prédit qu'un faux roi mourrait cette année. Sa prédiction se vérifia; mais elle fut trompée dans son objet : car il entendait désigner ainsi l'empereur Henri ; et ce faux, roi fut Rodolphe, tué par ce même empereur Henri avec une foule de seigneurs Saxons, dans une sanglante bataille livrée aux Saxons révoltés.

Concile. — Tremblement de terre. — L'an du Seigneur 1081, Guillaume, archevêque de Rouen, tint un concile à Lillebonne, en présence du roi Guillaume, et d'une foule de princes et d'évêques. Cette même année eut lieu un tremblement de terre qui se manifesta par un sourd mugissement, la première heure de la nuit, le sixième jour avant les calendes d'avril.

Fin de la chronique de Marianus Scot. — C'est jusqu'à l'an du Seigneur 1082 que Marianus Scot a conduit sa chronique, qui commence à la nativité du Christ. Il a fait tous ses efforts pour corriger l'erreur chronologique louchant les années du Sauveur, erreur qui se trouve dans le cycle de Denys, comme nous lavons montré clairement. Contrairement au cycle de Denys, il a fixé les années du Sauveur d'après les véritables dates fournies par l'Évangile.

Mort de Mathilde, femme de Guillaume—Recensement territorial. — L'an du Seigneur 1083, mourut la reine Mathilde, fille de Baudouin, comte de Flandre, et épouse du roi Guillaume. Elle fut enterrée avec de grands honneurs à Caen, dans un monastère de religieuses qu'elle-même avait fondé. C'était une princesse incomparablement noble et pieuse, dont la généreuse libéralité fit la joie de la sainte église. Vers le même temps, le roi Guillaume envoya des justiciers dans les comtés d'Angleterre, et les chargea de savoir combien d'acres ou d'arpents de terre dans chaque domaine rural[43] pouvaient être labourés en un an par une charrue, et combien il fallait de bêtes de somme pour suffire à la culture d'une hyde.[44] L'enquête devait porter aussi sur le produit annuel des villes, des châteaux, des domaines ruraux, des bourgs, des fleuves, des marais, des bois, et sur le nombre d'hommes d'armes qui se trouvaient dans chaque contrée. La rédaction écrite de cette enquête fut portée à Westminster dans le trésor royal où elle est encore aujourd'hui.[45] Enfin Guillaume exigea dans tout le royaume sans distinction six sols d'argent pour chaque hyde ou journée de terre.

Déposition de Grégoire VII. — L'an du Seigneur 1084, les Romains reçurent dans leur ville l'empereur Henri, et déposèrent de leur propre autorité le pape Hildebrand. A sa place on élut Guibert, archevêque de Ravenne, sous le nom de Clément. Tous criaient qu'Hildebrand avait été justement déposé comme coupable de lèse-majesté, lui qui avait élevé un autre empereur à la place du véritable. Ceux qui n'étaient pas du même avis, s'appuyaient dans leurs réclamations sur ce qu'un pape ne pouvait être renversé d'après l'avis de quelques individus qui même n'étaient que des laïques; ils ajoutaient un motif plus sérieux encore : c'est que, du vivant d'un pontife, on n'en pouvait pas élire un autre. Henri, cependant, fut rétabli dans la dignité impériale, et reçut du pape Clément la qualité de patrice des Romains. Cette même année on élut pape Didier, abbé du Mont-Cassin,[46] pour l'opposer à Clément, mais il mourut peu après de la dysenterie.

Serment de fidélité prêté à Guillaume. — Cette même année, à Westminster, le roi des Anglais, Guillaume dans le saint jour de la Pentecôte, ceignit le baudrier militaire à Henri, le plus jeune de ses fils ; ensuite il exigea hommage et serment de fidélité des hommes de toute l'Angleterre, quels que fussent leurs fiefs ou leurs tènements,[47] et après avoir par le droit ou par l'injustice, extorqué à tous, sans distinction de personne, des sommes énormes, il passa en Normandie.

Misères des vaincus. — Puissance de Guillaume. L'an du Seigneur 1085, alors que les Normands avaient accompli sur la nation des Anglais les terribles décrets de Dieu, alors qu'on aurait eu peine à trouver dans tout le royaume un seul homme puissant qui fût de race anglaise; que tous étaient plongés dans l'effroi et courbés sous l'esclavage, et que le nom d'Anglais était devenu un titre humiliant, le royaume eut à souffrir une foule d'impôts injustes et de coutumes exécrables. Plus les principaux [indigènes] s'efforçaient de faire triompher le bon droit, plus la violence s'appesantissait. Ceux qu'on appelait les justiciers étaient les premiers auteurs de toutes les injustices. Celui qui s'emparait d'un cerf ou d'un chevreuil avait les yeux crevés, et on ne trouvait personne qui s'opposât à de pareilles lois ; car ce roi farouche aimait les bêtes sauvages comme un père aime ses enfants. Enfin, par un caprice tyrannique, il exigea qu'on rasât des bourgades où vivaient des familles, des églises où l'on se livrait à la prière, afin de donner libre carrière aux cerfs et au gibier.[48] La tradition raconte que trente milles et plus de terrain labourable furent réduits en bois pour servir d'asile aux bêtes fauves. Guillaume construisit plus de châteaux que tous ses prédécesseurs. Il tenait la Normandie par droit héréditaire ; il avait conquis le Maine ; la Bretagne armoricaine dépendait de lui ; il régnait seul en Angleterre ; il venait de recevoir la soumission de l'Ecosse et du pays de Galles ; et la paix publique était si bien observée, qu'une jeune fille chargée d'or aurait pu traverser l'Angleterre en toute sécurité.

Translation de l'évêché de Dorchester à Lincoln. — Un peu auparavant, le roi Guillaume avait donné à Rémy, moine de Fécamp, l’évêché de Dorchester. L'évêque ne put souffrir que sa résidence se trouvât fixée dans une ville de si peu d'importance, tandis que dans son diocèse était comprise la ville de Lincoln, bien plus digne, à ses yeux, de devenir le siège épiscopal. Il acheta donc des domaines sur le haut de la montagne et y fit construire une église. L'archevêque d'York prétendit que le terrain et la ville dépendaient de sa juridiction ; mais Rémy fit peu de cas de ces réclamations, poussa vivement l'ouvrage commencé, acheva l'édifice, y appela des clercs et illustra la nouvelle église par sa science et par l'austérité de ses mœurs. Ce Rémy était petit de taille, mais grand de cœur ; si son teint était noir, son âme ne l’était pas. Quand on lui intenta l'accusation d'avoir trahi le roi, un de ses serviteurs subit pour lui l'épreuve du fer rouge, sauva ainsi son maître, le rendit à l'amitié du roi, et lava la tache imprimée à la dignité pontificale. Tel est l'homme qui fonda, à cette époque et pour les causes dont j'ai parlé, la moderne église de Lincoln.

Inondation. — Fondations de monastères. —Mœurs et enfants de Guillaume. — Mort de Gregoire VII. L'an du Seigneur 1086 eut lieu une inondation terrible qui, en beaucoup d'endroits, causa de grands malheurs et de grands dommages. Vers la même époque, le roi Guillaume fonda deux monastères, l'un en Angleterre et sous l'invocation de saint Martin, près d'Hastings, au lieu même où, dit-on, fut livrée la bataille entre lui et Harold. On l'appelle l'abbaye de la Bataille. Il y établit des moines qui devaient célébrer l'office divin pour l'âme d’Harold et de tous ceux qui étaient morts dans cette journée ; et il augmenta ce monastère de possessions convenables. L'autre abbaye fut construite en Normandie et dédiée à saint Etienne, premier martyr. Guillaume l'enrichit de beaux domaines et de présents magnifiques. Il eut de la reine Mathilde plusieurs enfants : Robert, Richard, Guillaume et Henri. L'aîné, Robert, du vivant même de son père, ne put souffrir d'être frustré de la Normandie, et, plein de colère, il s'en alla en Italie pour épouser la fille du marquis Boniface, s'appuyer sur de puissants alliés, et faire ensuite la guerre à son père. Mais, trompé dans ce dessein, il excita contre son père le roi de France Philippe. Aussi privé de la bénédiction et de l'héritage paternels, il ne put succéder au trône d'Angleterre après la mort de son père, ni garder longtemps le duché de Normandie. Le noble Richard, jeune homme de grande espérance, périt d'une triste mort à la fleur de sa première jeunesse. On raconte qu'un accident funeste mit fin à ses jours tandis qu'il chassait le cerf dans la forêt neuve, dans ce même lieu où, comme nous l'avons dit, Guillaume avait détruit les manoirs et les églises, afin d'en faire une épaisse forêt et l'asile des bêtes fauves. Les filles de Guillaume étaient au nombre de cinq : l'une, Cécile, fut abbesse de Caen ; l'autre, Constance, avait été mariée à Alain, comte de Bretagne ; la troisième, nommée Adèle, épouse du comte Etienne de Blois, prit l'habit de religieuse après la mort de son mari, à Marchiennes; la quatrième fut fiancée à Harold, depuis roi des Anglais; la cinquième fut promise à Alphonse, roi de Galice ; mais je n'ai pu me procurer leurs noms. Dans sa première jeunesse, le roi Guillaume méprisa tellement la chasteté, qu'il avait la réputation publique d'être infatigable auprès des femmes ; mais d'après le rapport des seigneurs de sa cour, lorsqu'il eut été engagé par mariage, il se conduisit de manière à ne pas donner prise pendant longues années au plus léger soupçon d'adultère. Il était doux et facile à l'égard de ses sujets soumis ; il était inexorable envers les rebelles. Tous les jours il entendait la messe ; il assistait exactement aux matines, aux vêpres, et aux heures régulières. Ce que nous venons de dire sur son caractère doit suffire. Cette même année, le pape Grégoire, qu'on appelle aussi Hildebrand, mourut à Salerne. Il réunit autour de lui les cardinaux et s'accusa d'avoir beaucoup péché dans ses devoirs de pasteur, et d'avoir, à la persuasion du diable, appelé sur le genre humain la colère et la haine de Dieu.[49] Clément lui succéda dans le saint siège de Rome,[50] et après la mort de Clément, qui arriva peu de jours après, l'abbé du Mont-Cassin, Didier, fut élu sous le nom de Victor.

Faits divers. — Translation de saint Nicolas. — L'an du Seigneur 1087, le jour de Noël, le roi des Anglais Guillaume, tenant sa cour à Gloucester, donna à ses trois chapelains, Maurice, Guillaume et Robert, les évêchés de Londres, de Norwich et de Chester. Cette même année mourut Guiscard, duc de Pouille : ses deux fils, Roger et Bohémond, lui succédèrent. Cette même année aussi, tandis que les Vénitiens méditaient d'enlever le corps de saint Nicolas[51] de la ville de Myra en Lycie, désolée par les Turcs, ils furent prévenus par des habitants de Bari, qui, au nombre de quarante-sept, vinrent d’Antioche à Myra. Ils finirent par découvrir quatre moines qu'ils forcèrent de leur indiquer la tombe du saint. Ils la brisèrent, en retirèrent les os de saint Nicolas qui nageaient dans une liqueur huileuse, et les portèrent en grande pompe à Bari. Cette translation eut lieu sept cent quarante-six ans après la mort du saint évêque Nicolas.

Condamnation de Bérenger. — Vers le même temps, Bérenger, archevêque de Tours,[52] tomba dans une hérésie détestable. Contrairement au dogme de la sainte église universelle, il prétendait que le pain et le vin placés sur l'autel n'étaient pas, après la consécration faite par le prêtre, le vrai corps et la vraie substance de Dieu. Cette doctrine faisait des progrès surtout en France, et Bérenger la répandait parmi les pauvres écoliers à l'entretien desquels il fournissait journellement. Alors le pape Léon, successeur de Victor, pour maintenir l'unité dans l'église catholique, assembla contre Bérenger un concile à Verceil, et dissipa les ténèbres de ses opinions coupables à la clarté des témoignages évangéliques. Mais si Bérenger, dans le premier entraînement de la jeunesse, s'acquit une funeste célébrité par la défense de quelques hérésies, il répara si bien ses erreurs dans son âge mûr, qu'aux yeux de beaucoup de gens il passa sans difficulté pour un saint recommandable par une foule de bonnes œuvres, par une grande humilité et par l'abondance de ses aumônes.

Découverte d'un tombeau Gallois. — Vers ce temps, dans la province du pays de Galles qu'on appelle Ros, on découvrit sur le rivage de la mer le tombeau de Walwen, fils d'une sœur du grand roi des Bretons, Arthur. Le tombeau était long de quatorze pieds. Ce Walwen avait régné dans cette partie de l'île de Bretagne qu'on appelle de son nom Walvethai. Ce fut un homme illustre dans la guerre et dans la paix, comme nous l'avons raconté plus haut et fort au long, quand nous avons traité de l'histoire des Bretons.[53]

Mort de Guillaume-le-Bâtard. —Cette même année, le roi des Anglais Guillaume séjourna en Normandie, et différa quelque temps la guerre qu'il méditait contre le roi de France. On raconte que ce roi de France Philippe, abusant de la patience de Guillaume, dit un jour en se moquant : Le roi d'Angleterre est couché à Rouen, il garde le lit comme les femmes en mal d'enfant ; mais quand il ira faire les purifications de relevailles, je l'accompagnerai à l'église avec cent mille cierges. Ce mot et d'autres plaisanteries semblables irritèrent Guillaume, qui réunit une puissante armée à l'entrée du mois d'août, à l'époque où les blés dans les campagnes, les grappes sur les vignes, les fruits sur les arbres promettent d'abondantes récoltes. Alors il entra en France avec les projets les plus hostiles. Tout fut détruit, tout fut dévasté : rien ne pouvait apaiser sa colère ; et d'affreux ravages étaient la seule satisfaction possible à la fureur qu'avait allumée en lui la plaisanterie de Philippe. Enfin il fit mettre le feu à la ville de Mantes, l’incendia, et avec elle l'église de Sainte-Marie, où furent brûlées deux religieuses qui, dans le sac de la ville, n'avaient pas songé à quitter leurs cellules. Cet incendie mit le roi en gaieté : lui-même encourageait ses soldats à fournir des aliments aux flammes; mais la chaleur du feu dont il s'approchait de trop près, et surtout les variations de la température d'automne le firent tomber malade. Cette indisposition s'aggrava encore, parce que son cheval, en franchissant un large fossé, le blessa intérieurement au ventre. Cet accident rendit le mal si grand, qu'on le ramena à Rouen ; et comme sa faiblesse devenait de jour en jour plus alarmante, il se mit au lit dans un état désespéré. Les médecins ayant été consultés, prononcèrent, sur l'inspection des urines, que la mort approchait. Alors Guillaume, dans un moment où il recouvra un peu sa raison, disposa de la Normandie en faveur de son fils Robert, légua l'Angleterre à Guillaume-le-Roux, et donna à Henri les domaines de sa mère et une forte somme en argent. Il mit aussi en liberté tous ceux qu'il retenait dans ses prisons, se fit apporter des trésors dont il ordonna la distribution aux églises, et consacra une somme suffisante aux réparations à faire dans l'église de Sainte-Marie, qui avait été la proie des flammes. Enfin, après avoir mis ordre à toutes ses affaires, il expira le huitième jour des ides de septembre, après avoir été roi d'Angleterre pendant vingt-deux ans, duc de Normandie pendant cinquante-deux, à la cinquante-septième année de son âge, l’an 1088 de l'ère de l'Incarnation. Une barque transporta par la Seine[54] le corps du roi défunt à Caen, où il fut enseveli au milieu d'une grande foule de prélats. Robert, l'aîné des fils de Guillaume, au moment où son père mourut, lui faisait la guerre avec l'appui de la France ; Guillaume-le-Roux n'avait pas attendu que Guillaume eût expiré pour passer en Angleterre, pensant qu'il serait plus utile à ses intérêts futurs de partir aussitôt que d'assister aux funérailles paternelles. Seul des enfants de Guillaume, Henri était présent ; et il lui fallut payer cent livres d'argent pour faire taire les prétentions d'un chevalier qui affirmait que le terrain où on ensevelissait le corps lui appartenait de droit patrimonial.[55]

suite

 

[10] On connaît le stratagème que Guillaume employa pour obtenir de son hôte un serment qui fût inviolable, surtout dans un temps de superstition profonde. Harold jura sur une cave remplie de reliques et recouverte d'un drap d'or, qui fut levé ensuite à sa grande surprise. (Voir M. Aug. Thierry, t. I, p. 283 et suiv., d'après le roman de Rou).

[11] C'est ainsi qu'on nomme les jours de la semaine qui suivent le dimanche. Le lundi est la seconde férié, le mardi la troisième, etc. Les fériées majeures sont les trois derniers jours de la semaine sainte, les deux jours d'après Pâques et la Pentecôte, et la seconde férié des Rogations. (Dictionnaire de Trévoux.)

[12] C'est-à-dire à Westminster, dont il se disposait à faire la dédicace, Westminster n'était pas encore renfermé dans l'enceinte de Londres. — (Voir Camden, Britann. Middles. Traduct. et édit. anglaises.)

[13] Il s’agit là de Harald III Sigurdsson (1015 - 1066), « l'éclair du Nord », surnommé bien plus tard « Hardraada », ou encore le « Dernier des Vikings », qui fut roi de Norvège de 1046 à 1066, et le demi-frère de Olaf II (Saint Olaf). Harald III épousa Thora (fille de Thorberg). Quand son demi-frère fut tué lors d'une bataille, Harald fut exilé. Il choisit de partir pour Constantinople, où il devint chef de la garde varangienne, combattit peut-être en Sicile pour le basileus et revint via la Russie dans son pays, où il partagea le pouvoir avec le fils de Olaf II, Magnus Ier. À la mort de ce dernier en 1047, Harald devint le seul dirigeant du pays. Harald fut tué à la bataille de Stamford Bridge dans le Yorkshire, en combattant contre Harold Godwinson, quelques jours avant la défaite de ce dernier à Hastings. Harald, lorsqu’on examine sa vie et ses pérégrinations en Europe, fut un personnage hors du commun et digne de roman.

[14] Miles veut presque toujours dire un homme d'armes, un homme de guerre féodal, un chevalier.

[15] Un château de bois, dit M. Aug. Thierry.

[16] Dans le texte, Noricorum pour Norvegiorum, comme plus loin, Dacos pour Danos.

[17] Les Saxons portaient la barbe longue et laissaient croître leurs cheveux.

[18] Il s'appelait Dom Hugues Maigrot.

[19] « Les chroniqueurs anglo-saxons nomment le jour de la bataille un jour amer, un jour de mort, un jour souillé du sang des braves.... Longtemps après, ou crut voir encore des traces de sang frais sur le terrain ou elle avait eu lieu...., quand un peu de pluie avait humecté le sol. » (M. Aug. Thierry, Histoire de la Conquête, 1er vol., à la fin.)

[20] Voir, pour la reddition de Londres, la note importante placée sous le n° 2 parmi les pièces justificatives du 2e volume de l’Histoire de la conquête; pour le couronnement de Guillaume, les pages 12-17 du même vol., 5e édition). Afin de tenir la ville en respect, Guillaume fortifia la tour de Londres à l'orient, qu'il nomma tour Palatine. Deux autres tours furent construites à l'occident et confiées, l’une à Baynard, l'autre à Gilbert de Montfichet. (Maitland, History of London.)

[21] Ou bien l'Etheling Edgar. Etheling était un titre de haute noblesse chez les Anglo-Saxons.

[22] Vendredi saint. C'est la sixième férié de la dernière semaine du Carême, préparation : parce que ce jour-là les juifs préparaient ce qui était nécessaire pour célébrer le sabbat.

[23] Il l'appelle plus bas Swen, qui est le véritable nom.

[24] C'est-à-dire qu'il acheta à deniers comptants la retraite des Danois.

[25] On ne peut admettre ce passage. D'abord il n'y avait pas à cette époque d'évêque du nom d'Alexandre, et le siège de Lincoln n'existait pas. Il se trouvait alors à Dorchester, d'où il fut transféré à Lincoln par l’évêque normand Rémy en 1091 ou tout au plus en 1085.

[26] Les évêques d'Est-Anglie siégèrent d'abord à Dunwick ou Lunwick sur la côte de Suffolk. Il y eut ensuite un second siège épiscopal à Helmham. Dunwick ayant été dévasté par les Danois, les deux sièges furent réunis à Helmham, transférés à Thetford sous le conquérant, et de là à Norwick sous Guillaume-le-Roux. (Extr. des advs. de Guillaume Wats.).

[27] Abbaye de bénédictins à Rennes, où il y eut, dans le VIe siècle, un évêque de ce nom.

[28] En effet, dans l'année 1073, cette province fut horriblement dévastée par une année de race anglaise que Guillaume-le-Conquérant avait enrôlée pour servir ses projets ambitieux ; et l'on peut croire que les Saxons enveloppèrent dans la haine commune qu'ils portaient aux Normands des hommes qui leur semblaient être de la même race par la conformité du langage.

[29] C'est-à-dire la multiplication du cycle solaire de vingt-huit ans par le cycle lunaire de dix-neuf ans. (Voir la note I à la fin du volume.)

[30] Il est vrai que les décrets de Grégoire VII contre le mariage des prêtres excitèrent un soulèvement général parmi le clergé. Mais le grand réforma leur pouvait-il souffrir que la féodalité envahit aussi l'église. En rompant le lien poissant qui attachait le clergé à l’ordre civil et politique, il préludait à des attaques plus directes contre la toute-puissance que les princes s'étaient arrogée dans l'église, et assurait la liberté ecclésiastique qui était celle du monde. Au reste, on peut voir dans la suite du texte que Grégoire VII est traité avec peu de faveur. Doit-on déjà attribuer ce peu de sympathie à l'esprit d'opposition qui se développera si énergiquement plus tard ?

[31] Sordido aurium humore, la sale humeur qui suinte des oreilles.

[32] Rodulphus Radulphus, (Raoul). M. Aug. Thierry l'appelle Raulf de Gaël, comte de Norfolk. Roger était comte de Hereford, et second fils de Guillaume, fils d'Osbert.

[33] C'était un seigneur breton, dit M. Aug. Thierry, d'après la chronique de Gibson.

[34] C'est-à-dire le 18 décembre. — Matt. Paris, comme tous les écrivains de son temps, se sert des termes romains calendes, ides, nones, et l'on a souvent à regretter l'inexactitude des copistes ; mais quand il désigne les jours par les noms des saints, la date est ordinairement précise. On sait qu'on entend par calendes le premier de chaque mois; par nones le 5 de janvier, de février, d'avril, de juin, d'août, de septembre, de novembre, de décembre, le 7 de mars, de mai, de juillet, d'octobre; par ides le 13 ou le 15, selon les mois que nous venons de nommer. Par conséquent, selon que les ides seront le 13 ou le 15, le mois aura dix-neuf ou dix-sept jours avant les calendes du mois suivant. Le mois de février étant composé de vingt-huit jours seulement, n'aura que seize jours avant les calendes et dans l’année bissextile, on désignera le 24 sous le nom de bis sexto calendas martii, et le 25 par sexto seulement. (Voir le Traité d'Aubriot, et l'art. de Morery, ainsi que sa Table de réduction.)

[35] Fisthanni, sans doute Fiscamni. Elle devint ensuite abbesse de la Trinité à Caen.

[36] Walterus, Gaultier; M. Atig. Thierry dit Waulcher. C'était un Lorrain.

[37] Ducange, dans son Glossaire, à propos de ce passage même, dit : Placitum lethiferum seu criminale ; plaid criminel, c'est-à-dire de haute justice. Le terme placitum s'employait aussi pour l'action judiciaire et désignait à la fois le tribunal et le procès. Souvent il revient au mot assises : Placita de nova disseisina, assises of novel dissaisin.

[38] Le texte donne incarnationis, qui nous paraît fautif, d'après le sens général de ce passage et du précédent. (Voir la note I à la fin du volume.)

[39] C'était le parent, d'autres disent le fils de Lanfranc. (Voir sa Vie dans celle des vingt-trois abbés de Matth. Paris.)

[40] En conséquence de la décision des états de l'empire rassemblés à Tribur, l'empereur Henri IV, effrayé, traversa les Alpes au milieu de l'hiver (1077) pour se rapprocher du pape qui s'arrêtait auprès de la fameuse comtesse Mathilde, à son château de Canossa dans le Modénois. L'absolution ne lui fut accordée que sous les conditions les plus humiliantes. Il fut obligé de faire pénitence pieds nus, dans la cour du château de Canossa, pendant trois jours consécutifs, et de signer tout ce qu'il plut au pape de lui prescrire. (Koch., Tabl. des Révol., 4e vol., p. 165.)

[41] Petra dedit Petro : Petrus diadema Rodolpho. Allusion à ces paroles de Jésus-Christ : « Vous êtes pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église. »

[42] D'autres historiens disent Wurtzbourg.

[43] Villa (texte hic). Lamanse, d'après Glanvil et Bracton, peut être composée d'une seule maison ou de plusieurs, mais sans voisinage. Si elle est jointe à une autre manse, il y a ville (villa) ; car la ville est avoisinée de plusieurs manses, et la villata de plusieurs voisins. Or, le ma noir peut être composé de plusieurs villœ ou d'une seule. Les villœ, ce que nous entendons aujourd'hui par village, petite bourgade, furent di visées sous Richard II en murales et rurales. La villa muralis répondit sans doute au mot villata qui était plus que villa. Villa est quelquefois aussi, mais rarement, employé pour désigner ville dans le sens moderne.

[44] On entendait par hyda l'espace de terre qu'une seule charrue peut cultiver dans un an. Les Ecossais l'appelaient hilda. Ce terme ne paraît point différer de carruca, carrucata terra.

[45] Matt. Paris ne nomme pas ici le Domesday book, le livre du jugement; mais il est évident qu'il s'agit de ce recueil fameux où la conquête fut enregistrée tout entière, et que les Anglo-Saxons nommèrent ainsi, parce que, semblable au jugement dernier, il n'épargnait personne. Ils avaient effacé les Bretons de la terre de Bretagne; ils furent effacés à leur tour de la terre anglaise.

[46] Il prit le nom de Victor III, et n'occupa le siège pontifical que quatre mois et sept jours depuis son sacre. Mais il ne fut élu qu'après la mort de Grégoire VII qui arriva le 24 mai 1085. Il y a donc erreur de date.

[47] Les vassaux normands qui recevaient des terres du roi, avaient le droit d'inféoder une partie de leurs domaines à des vassaux inférieurs ; ce sont les chevaliers tenanciers. C'est dans cette classe qu'il faut ranger les Anglais qui gardèrent quelques propriétés ; mais au lieu que chez les autres nations les arrière-vassaux ne prêtaient serment qu'à celui de qui ils relevaient, en Angleterre, les arrière-vassaux prêtèrent serment au roi; ils eurent deux suzerains, le roi et celui de qui ils tenaient leurs terres; par là tous les seigneurs féodaux dépendaient de Guillaume, tous lui devaient des hommes, des chevaux, des armes et surtout fidélité ; les évêques, les abbés, tous les ecclésiastiques furent obligés à ce service. La cérémonie de l'hommage prouvait la force de la royauté. Le vassal, sans armes, la tête nue, à genoux, les mains placées dans celle du roi, lui disait : Ecoutez-moi, mon seigneur, je deviens votre homme-lige pour ma vie, pour mes membres, pour mes dignités terrestres, je vous serai fidèle à la vie et à la mort; ainsi que Dieu me soit en aide. Le temps était loin où la féodalité descendrait à tant de respect pour les rois de France. (M. C. Gaillardin, Hist. du moyen âge, 5e cahier.)

[48] En changeant en forêt le vaste terrain qui s'étend entra Salisbury et la mer, et en comprenant dans son domaine toutes les grandes forêts de l'Angleterre, on ne peut croire que le conquérant fût uniquement préoccupé de satisfaire sa passion et celle de ses fils pour la chasse. Des motifs politiques semblent aussi l'avoir guidé. Par la première mesure, il assurait à ses recrues de Normandie un lieu de débarquement à l'abri des Saxons. Par la seconde, il interdisait aux vaincus des asiles redoutables pour les vainqueurs. La sévérité même des lois contre la chasse dut, dans l'origine, être.une puissante sauvegarde de la vie des Normands.

— On connaît la longue et populaire célébrité de Robin Hood, le chasseur réel ou fantastique de là forêt de Sherwood, au temps du roi Richard-Cœur-de-Lion.

Quoi qu'il en soit, la forêt neuve parut funeste à la famille du conquérant. Dans l'année 1081, Richard, fils aîné de Guillaume-le-Bâtard, s'y blessa mortellement, froissé contre un arbre par son cheval. Au mois de mai de l'année 1100, Richard, fils du duc Robert et neveu du roi Guillaume-le-Roux, y fut tué d'un coup de flèche tiré par imprudence; et, chose bizarre, ce roi y périt aussi et de la même mort, dans le mois de juillet de la même année.

[49] Cette assertion paraît contraire à la vérité. Grégoire VII resta ferme et sûr de lui jusqu'à la dernière heure. Au lit de mort, il refusa d'absoudre l'empereur Henri, l'antipape Guibert et leurs adhérents. Il expira en disant : J'ai aimé la justice et haï l'iniquité; voilà pourquoi je meurs en exil.

[50] Je ne sais quel est ce Clément. L'histoire donne pour successeur immédiat de Grégoire l'abbé Didier; et si c'est Clément (Guibert), il y a erreur et contradiction évidentes. — Didier, désigné par Grégoire VII lui-même, ne consentit à se laisser introniser qu'un an après son élection.

[51] On n'a sur l'existence de saint Nicolas, évêque de Myra, que des notions fort peu authentiques. (Voyez Moréry, Dict., art. saint Nicolas de Myre.) Même incertitude sur la date et sur le fait même de la translation.

[52] Nous devons signaler ici quelques erreurs. Bérenger ne fut jamais archevêque de Tours, mais seulement archidiacre d'Angers, trésorier et écolâtre de Saint-Martin de Tours, il fut condamné d'abord à Rome, puis à Brionne en Normandie, puis à Verceil, par le pape Léon IX, prédécesseur et non successeur de Victor II. Ces faits sont de l'année 1050. Bérenger, qui se rétractait toujours et recommençait à dogmatiser, fut poursuivi encore au concile de Paris (novembre 1050), au concile de Tours (1055) tenu par Hildebrand, alors légat, au concile de Rome tenu par Nicolas II (1059), au concile de Rouen (1063), et au concile de Poitiers (1075) où il manqua d'être tué, au concile de Rome tenu par Grégoire VII en 1078, enfin au concile de Bordeaux en 1080. Ce fut son dernier combat. Il passa le reste de sa vie dans File de Saint-Côme, près de Tours, et y mourut au mois de janvier 1088, converti réellement, selon les uns, persévérant dans son hérésie, selon les autres. D'après cela, on ne doit accepter qu'avec restriction les éloges qui terminent le paragraphe du texte. Outre ses opinions sur l'eucharistie, on l'accusait d'avoir dit que le baptême était nul, d'avoir parlé contre la sainteté de mariage, etc. Bérenger tient intimement à cette chaîne de libres penseurs qui signalent le réveil de l'esprit humain au moyen âge, Roscelin, Gilbert de la Porrée et tant d'autres, et le plus fameux de tous, Abailard.

[53] Matth. Paris (ou, si l'on veut, Roger de Wendover) fait sans doute allusion à la grande histoire qui précédait celle-ci, et qui, selon l'usage de l'époque, résumait les faits tant bien que mal depuis le commencement du monde. Il y était naturellement question des Bretons et de la conquête anglo-saxonne. L'histoire des deux Offas prouve que Matth. Paris connaissait bien cette période.

[54] L'exactitude géographique exigerait qu'on ajoutât : Et par la mer.

[55] L'homme qui prétendait que Guillaume lui avait pris sa terre pour y bâtir une église se nommait Asselin, fils d'Arthur, et tous les assistants confirmèrent la vérité de ce qu'il avait dit. Les évêques le firent approcher, et, d'accord avec lui, payèrent soixante sous pour le lieu seul de la sépulture, engageant à le dédommager équitablement pour le reste du terrain. Le corps du roi était sans cercueil, revêtu de ses habits royaux. Lorsqu'on voulut le placer dans la fosse qui avait été bâtie en maçonnerie, elle se trouva trop étroite ; il fallut forcer le cadavre, et il creva. On brûla de l'encens et des parfums en abondance, mais ce fut inutilement; le peuple se dispersa avec dégoût, et les prêtres eux-mêmes, précipitant la cérémonie, désertèrent bientôt l'église. (M. Aug. Thierry, p. 5-18, 2 vol.)