Paris

MATTHIEU PARIS

 

GRANDE CHRONIQUE : TOME QUATRIEME : PARTIE II

tome quatrième partie I - tome quatrième partie III

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

GRANDE CHRONIQUE

DE

MATTHIEU PARIS

 

TRADUITE EN FRANÇAIS

PAR A. HUILLARD-BRÉHOLLES,

 

ACCOMPAGNEE DE NOTES,

ET PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION

 

PAR M. LE DUC DE LUYNES,

Membre de l'Institut.

 

TOME QUATRIÈME.

 

PARIS,

PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR,

33, RUE DE SEINE-SAlNT-GERMAIN.

1840.

 

 

(1) GRANDE CHRONIQUE

DE

MATTHIEU PARIS

(historia major anglorum).

 

 

précédent

Les frères Mineurs usurpent les droits des prêtres. — Mort de deux barons, Robert, fils de Gaultier, et Roger de Samercy. — Vers le même temps, quelques frères Mineurs accompagnés de quelques-uns de l'ordre des Prêcheurs, oubliant avec une audace étrange leur profession et leur règle, se glissèrent furtivement sur le territoire de quelques illustres communautés, sous prétexte d'y accomplir leur office, et promettant de se retirer après la prédication du lendemain; mais ils y restèrent, feignant d'être malades ou sous toute autre raison; puis ayant fabriqué un autel de bois, ils placèrent dessus un petit autel bénit en pierre, qu'ils avaient apporté, et se mirent à célébrer à voix basse des messes clandestines et à entendre les confessions de plusieurs paroissiens, au préjudice des prêtres. En effet, ils disaient qu'ils avaient reçu pareil pouvoir du seigneur pape; à savoir, que les fidèles qui rougiraient ou qui dédaigneraient de confier leurs péchés à leur prêtre comme étant souillé des mêmes fautes, ou qui craindraient de le faire, redoutant son étal d'ivresse, pourraient se confesser à eux, et qu'eux-mêmes, c'est-à-dire les (129) frères Mineurs, étaient en droit de leur infliger des pénitences et de les absoudre. Pendant ce temps, ils avaient envoyé à la cour de Rome un agent habile et actif, pour noircir les religieux sur le territoire desquels ils demeuraient et avaient obtenu, outre le permis de séjour qu'ils demandaient, un certain bénéfice en sus. Alors, comme si cette faveur ne les satisfaisait pas encore, ils se répandirent en paroles injurieuses et menaçantes, réprouvant tout ordre autre que le leur, assurant que tous ceux qui n'étaient point de leur règle étaient réservés à la damnation, et endurcissant les callosités de leurs pieds, pourvu qu'ils vidassent çà et là les riches trésors de leurs adversaires. Aussi les religieux leur cédaient en beaucoup de points, ayant pour eux de la déférence, à cause du scandale et dans la crainte d'offenser les puissants du monde; car les Mineurs étaient les conseillers et les ambassadeurs des grands, les secrétaires du seigneur pape; cl ils cherchaient en cela avec trop d'avidité à capter la faveur des séculiers. Ils trouvèrent enfin quelques opposants dans la cour romaine: on fit valoir contre eux de fortes raisons qui réprimèrent leur insolence. et ils se retirèrent tout confus. Le souverain pontife leur dit même d'un air irrité: «Qu'est cela, mes frères? Jusqu'où va votre audace? N'avez-vous pas fait profession de pauvreté volontaire? Ne devez-vous point parcourir sans chaussures et avec humilité les bourgs, les châteaux et les lieux les plus reculés, pour y semer humblement la parole de Dieu selon que les circonstances l'exigent? (130) D'où vient que vous prenez sur vous de vous arroger des habitations malgré les seigneurs de fiefs? Vous paraissez déjà vous relâcher en grande partie de votre règle et réfuter vous-mêmes votre discipline.» A ces mots, les frères Mineurs se retirèrent et se conduisirent dès lors avec plus de modestie, eux qui précédemment avaient multiplié les paroles d'ambition et d'orgueil. Ils cessèrent aussi de demeurer et de séjourner dans l'enclos d'autrui, contre le gré des propriétaires. Cette même année, Cordoue, fameuse ville d'Espagne, fut prise par le roi de Castille, le frère du Miramolin ayant été tué avec une innombrable armée.

Cette même année, à l'époque de l'Avent, un noble baron, aussi célèbre par sa naissance que par sa bravoure, nommé Robert, fils de Gaultier, alla où va toute créature. Vers le même temps aussi, 'fut enlevé du milieu des hommes, Roger de Sumercy. C'était un homme d'une élégance parfaite, d'une naissance désirable, et d'une admirable vaillance, qui périt à la fleur de sa jeunesse. Vers le même temps, le seigneur empereur envoya au roi un chameau, en signe d'affection durable.

Henri III épouse Éléonore, fille du comte de Provence. — Cérémonies de son mariage. — L'an du Seigneur 1236, qui est la vingtième année du règne du roi Henri III, il tint sa cour à Winchester, au moment de la naissance du Seigneur, et il y célébra avec joie les fêtes de Noël. Or il attendait avec une vive (131) impatience l'arrivée de ses députés. Car il avait envoyé une ambassade solennelle d'hommes sages en Provence, auprès de Raymond, comte de cette même Provence, avec des lettres où était exprimé l'ardent désir du roi de contracter mariage avec Aliénor, fille dudit comte. Ce comte susdit était un homme fameux et célèbre dans la guerre; mais il avait épuisé presque tout son trésor dans des combats continuels. Or, ce dit comte avait épousé la fille du feu comte de Savoie42, Thomas, sœur du comte de Savoie, Amédée, encore vivant: c'était une femme d'une admirable beauté, nommée Béatrice. Elle avait eu de son mari, ledit comte Raymond, deux filles d'une beauté accomplie, dont le roi de France, Louis, avait épousé l'aînée, nommée Marguerite. Tous ces détails furent donnés par le clerc Jean de Gates. En conséquence, le roi d'Angleterre avait demandé, par les ambassadeurs dont nous avons parlé, que la fille cadette du comte, princesse d'une beauté admirable et déjà âgée de douze ans, lui fût donnée pour épouse. Pour obtenir cette faveur, il avait envoyé d'abord en députation secrète Richard, prieur de Hurle, qui s'était acquitté de sa mission avec zèle, fidélité, et succès. Celui-ci, de retour, ayant annoncé cette nouvelle au roi, le roi renvoya d'autres députés avec le même prieur: c'était Hugues, évêque d'Ély, Robert, évêque d'Héreford, et le frère Robert de Sanford, qui était maître de la milice du Temple. Ceux-ci étant allés trouver le susdit comte en Provence furent reçus par lui (132) avec de grands honneurs et de grands égards, et ils reçurent de sa main sa fille Aliénor qui devait être unie par mariage au roi d'Angleterre. Le seigneur Guillaume, élu à Valence, homme illustre et accompli, oncle de la jeune fille, et le comte de Champagne43, cousin du roi d'Angleterre, furent chargés de la conduire. Le roi de Navarre ayant appris cette nouvelle, et sachant qu'ils passeraient sur son territoire, alla à leur rencontre avec joie, et leur servit de guide et de compagnon pendant les cinq jours de marche et plus qu'on mit à traverser son territoire. Il fournit même avec sa munificence habituelle à toutes les dépenses faites soit par les chevaux, soit par les hommes. Or le cortège se composait de plus de trois cents personnes à cheval, sans compter la foule nombreuse qui les suivait. Lorsqu'on fut arrivé sur la frontière de France, les voyageurs obtinrent libre et honorable passage par le moyen d'un sauf-conduit délivré tant par le roi de France et par la reine, sœur de la jeune fiancée, que par Blanche, mère du roi de France. Ils s'embarquèrent ensuite au port de Wissant44, et (133) le vent gonfla ni les voiles, ils parvinrent rapidement en vue du port désiré de Douvres. Ils abordèrent heureusement, et se hâtèrent de venir à Cantorbéry, tandis que le seigneur roi allait à leur rencontre, et embrassait avec effusion les ambassadeurs à leur arrivée. La jeune fille lui ayant été présentée et lui ayant plu, il l'épousa à Cantorbéry. La cérémonie du mariage fut faite par l'archevêque de Cantorbéry Edmond, en présence des évêques qui étaient venus avec la jeune fille, et d'une foule d'autres seigneurs, nobles, et prélats, le dix-neuvième jour avant les calendes de février. Or, le quatorzième jour avant les calendes du même mois, le seigneur roi vint à Westminster, et le lendemain, jour de dimanche, une solennité inouïe et incomparable eut lieu: le roi parut, la couronne en tête, et la reine Aliénor fut couronnée. Elle fut donc mariée au roi Henri III à Cantorbéry; mais les noces furent célébrées à Londres, à Westminster, le jour de saint Fabien et de saint Sébastien.

Une si grande foule de personnes, de nobles des deux sexes, un si grand nombre de religieux, une telle quantité de gens du peuple, tant d'histrions dans tous les genres, avaient été convoqués pour le festin nuptial, que la ville de Londres pouvait à peine les contenir dans sa vaste enceinte. La ville était ornée de tentures de soie, de bannières, de lapis, de guirlandes. (134) Elle étincelait à la clarté des lampions et des torches, et dans toutes les rues on avait enlevé par des moyens qui tenaient du prodige la boue, les immondices, les souches de bois, et tout ce qui obstruait la route. Les bourgeois de Londres, allant à la rencontre du roi et de la reine, s'étaient parés de leurs plus beaux habits et de leurs joyaux, et faisaient cavalcader d'agiles coursiers. Quand ils se rendirent de la ville à Westminster, pour y exercer ce jour-là les fonctions d'échansons, qu'on sait leur appartenir, d'après un ancien droit, dans le couronnement des rois, ils s'avancèrent rangés en bel ordre, ornés d'habits de soie, enveloppés dans des manteaux tissus d'or, couverts de parures précieuses, et montés sur des chevaux de prix, qui avaient des selles et des mors neufs. Ils portaient trois cent soixante coupes d'or et d'argent, et ils étaient précédés parles trompettes du roi, jouant de leurs instruments; ce qui formait un spectacle magnifique et admirable par sa nouveauté pour ceux qui le regardaient. L'archevêque de Cantorbéry, d'après le droit qui lui appartenait spécialement, accomplit solennellement la cérémonie du couronnement, assisté par l'évêque de Londres comme doyen. Les autres évêques furent placés dans leurs stalles, chacun selon son rang. Semblablement, l'abbé de Saint-Albans fut placé en tête de tous les abbés, d'après le droit qu'il a à cette préséance; parce que, de même que le bienheureux Albans, premier martyr, est le premier entre tous les martyrs d'Angleterre, de même son abbé est le premier entre tous les abbés (135) d'Angleterre en rang et en dignité, ainsi que l'attestent les privilèges authentiques de ladite église. Les grands du royaume remplirent en cette occasion les fonctions qu'ils doivent remplir dans le couronnement des rois, d'après l'usage et le droit antiques. Semblablement, les chevaliers et les députations des bourgeois de certaines villes exercèrent les offices qui leur appartenaient, d'après le droit de leurs prédécesseurs. Le comte de Chester porta devant le roi le glaive de saint Édouard, qu'un appelle Curtein, en signe qu'il est comte du palais, et qu'il a le droit et le pouvoir de réprimer le roi, si le roi abuse de son autorité45. Son constable, c'est-à-dire le constable de Chester, lui servait d'officier, et écartait le peuple avec une verge, quand il se pressait avec trop de désordre. Le grand maréchal d'Angleterre, c'est-à-dire le comte de Pembroke, portait la verge devant le roi, faisait place au roi, tant dans l'église que dans la cour, et réglait à table le festin royal et le rang des convives. Les gardiens des cinq ports soutenaient le dais au-dessus du roi: ce dais était supporté sur quatre bâtons. Les gardiens susdits étaient en possession de cet emploi non sans contestation. Le comte de Leicester présentait l'eau au roi dans des bassins. Le comte de Warenne exerçait l'office de la coupe royale à la place du comte d'Arondel, parce que le (136) comte d'Arondel était encore dans l'adolescence, et n'avait pas reçu le baudrier militaire Les fonctions d'échanson étaient dévolues à maître Michel Belet. Le comte d'Héreford avait dans la maison du roi le ministère du maréchalat. Guillaume de Beauchamp accomplissait l'office d'aumônier. Le justicier des forêts plaçait les mets sur la table à la droite du roi, quoique cet office lui eût été d'abord disputé, mais sans succès. Les bourgeois de Londres versaient en abondance et de tous côtés un vin pur dans des vases d'un prix inestimable. Ceux de Winchester avaient le soin de la cuisine et des mets. Les autres remplissaient ou réclamaient le soin de remplir les divers offices qui leur appartenaient, d'après les statuts antiques. Enfin, pour que la joie nuptiale ne fût obscurcie par le nuage d'aucune dispute, on avait souffert des passe-droit pour le moment; mais chacun devait conserver ses prétentions, et les faire valoir en temps opportun. Les fonctions du chancelier d'Angleterre, et toutes les fonctions qui dépendent du roi avaient été réglées et convenues dans l'échiquier. Aussi le chancelier, le camérier, le maréchal, le connétable, prirent chacun leur place à raison de leur office, ainsi que tous tes barons dont la création avait eu lieu originairement dans la ville de Londres46; ce qui fit que (137) chacun d eux y avait sa place. Cette cérémonie se passa donc dans un ordre parfait, tant du côté du clergé que du côté des chevaliers. L'abbé de Westminster fit l'aspersion de l'eau bénite. Le trésorier, faisant les fonctions de sous-diacre, porta la patène. Ferai-je le détail des différents services que rendirent les gens d'église en vue de Dieu, dont ils étaient les humbles ministres? Décrirai-je l'abondance des mets sur la table, et les copieuses libations des divers vins qui furent servis? Parlerai-je de la grande quantité des plats de venaison, de la variété des poissons, des tours récréatifs des jongleurs, de la belle tenue des officiers? Tout ce que le monde peut offrir de plaisir et de splendeur avait été rassemblé pour ce grand jour.

Pluies mémorables. — Un envoyé de l'empereur vient en Angleterre pour inviter Henri III à envoyer son frère Richard en Allemagne. — Lois nouvelles de Henri III. — Vers le même temps, pendant deux mois et plus, à savoir pendant les mois de janvier, de février et une partie de mars, il tomba de tels torrents de pluie, que personne ne se souvenait d'en avoir vu de pareils. Vers la fête de sainte Scholastique, à la nouvelle lune, la mer grossit tellement à cause des fleuves devenus torrents qui se jetaient dans sou sein, que toutes les rivières, et principalement (138) celles qui tombent dans la mer, rendirent les gués impraticables, dépassèrent leurs rives ordinaires, couvrirent les ponts sous leurs eaux, renversèrent les moulins, détruisirent les étangs, bouleversèrent les terres cultivées et ensemencées, les prairies et les lieux plantés de roseaux. Entre autres choses surprenantes, la Tamise franchit ses bornes ordinaires, entra dans le grand palais à Westminster, et, en se répandant, couvrit toute la cour; en sorte que quelques personnes furent obligées d'aller en bateaux ou de monter à cheval et de traverser la cour presque à la nage pour gagner leurs chambres. L'eau pénétra même dans les celliers, et ce ne fut qu'à grand'peine qu'on put l'en extraire et les nettoyer. Les prodiges qui avaient précédé ce fléau montraient alors la réalisation de leurs menaces. En effet, on avait entendu le tonnerre en hiver, le jour de saint Damase, et un soleil bâtard avait paru parallèlement au soleil naturel, le plus prochain vendredi après la conception de sainte Marie.

Le festin nuptial ayant donc été accompli en grande liesse, le roi quitta Londres et vint à Merton, où il convoqua de nouveau les seigneurs pour entendre le récent message de l'empereur et pour traiter avec lui, le roi, des affaires du royaume. En effet, des ambassadeurs envoyés par l'empereur étaient venus trouver le roi et lui avaient apporté un message et des lettres par lesquelles Frédéric demandait que le seigneur roi ne différât pas de lui confier son frère Richard, comte de Cornouailles, qu'il voulait mettre à la tête de ses troupes contre le roi de France; ajoutant que (139) la renommée avait répandu au loin le bruit de sa circonspection et de sa prudence. Le message portait aussi que le seigneur empereur rassemblerait toutes les forces de l'empire pour soutenir le roi d'Angleterre, et cela en si grand appareil, que ledit roi d'Angleterre pourrait non-seulement recouvrer les provinces d'outre-mer, mais encore reculer dans tous les sens les anciennes limites de sa puissance. A la lecture de cette lettre, le roi et les seigneurs rassemblés à Merton, après une délibération préalable, répondirent unanimement qu'il n'était ni sûr ni prudent d'envoyer hors du royaume et d'exposer aux chances douteuses et aux périls de la guerre un prince d'un âge si tendre, qui était [présentement] l'héritier unique et manifeste du roi et du royaume, et quand les espérances de tous reposaient sur sa personne après celle du roi; qu'en effet, le roi, quoique marié, n'avait pas encore d'enfants, et que la reine son épouse était fort jeune; qu'on ne pouvait savoir si elle était féconde ou stérile. Mais que s'il plaisait à son excellence impériale d'appeler auprès d'elle pour cet emploi tout autre brave et noble seigneur parmi les grands du royaume qu'il voudrait choisir, le roi, tous ses amis et tous ses sujets se rendraient aux désirs dudit empereur, et ne tarderaient pas à l'aider de tout leur pouvoir. Les députés, entendant cette réponse, retournèrent vers leur seigneur pour lui rapporter ce qu'ils avaient appris.

A la même époque, le roi Henri III, pour le salut de son âme et la réforme de son royaume, et guidé (140) par l'esprit de justice et de piété, établit quelques nouvelles lois et ordonna qu'elles fussent observées inviolablement dans tout son royaume.

1° Relativement aux veuves qui, après la mort de leurs maris, sont expulsées de leurs dots ou ne peuvent avoir leur dot et leur quarantaine47 sans plaid, il fut stipulé: que quiconque leur enlèverait par force leur dot en tènements dont leurs maris étaient saisis à leur mort, et après que lesdites veuves auraient recouvré leur dot par le plaid, rendrait aux mêmes veuves, s'il était convaincu d injuste emploi de la force, une indemnité qui s’élèverait jusqu'à la valeur48 totale de la dot à elles revenant, depuis l'époque de la mort de leurs maris jusqu'au jour où elles auraient recouvré la possession par jugement; et que néanmoins les susdits violenteurs seraient à la merci du roi. 2°Toutes les veuves, à l'avenir, pourront léguer tous leurs blés encore sur pied, provenant tant de leurs dots que de leurs autres terres et de leurs autres tènements, sauf les prestations qui sont dues aux seigneurs tant pour les dots que pour les autres tènements. 3° Si quelqu'un a été dessaisi de son libre tènement, et qu'il ait recouvré sa possession devant les justiciers dans les assises d'expulsion de possession, ou si on l'a dessaisi par leur enquête, et si le dessaisi a obtenu sa possession par le moyen du vicomte, les dépossesseurs qui l'auront dépossédé une seconde fois après le dé- (141) part des justiciers ou avant leur retour, et qui auront été convaincus de cela, seront pris et détenus dans la prison du seigneur roi, jusqu'à ce qu'ils soient libérés envers le seigneur roi, soit par rançon, soit de toute autre manière. Or, voici la façon de procéder afin de poursuivre ceux qui se trouveraient dans ce cas. Quand les plaignants seront venus à la cour, ils auront un bref du seigneur roi adressé au vicomte; lequel bref contiendra leur récit de la dépossession faite sur dépossession; et il sera, en conséquence, mandé au vicomte de prendre avec lui les gardiens des plaids de la couronne et autres chevaliers loyaux; de se rendre en personne sur le tellement ou sur la pâture à l'occasion desquels la plainte a été portée; et de faire procéder là à une enquête exacte, en présence des plaignants, par les premiers jurés et par autres loyaux hommes. Si l'on trouve qu'il y a eu dépossession, qu'il soit fait alors comme il est dit plus haut; dans le cas contraire, que les plaignants soient mis à la merci du roi, et que la partie adverse soit à l'abri de toute réclamation. 4° Qu'il en soit de même pour ceux qui auront recouvré leur possession par assises sur la mort d'ancêtre. 5° Qu'il en soit de même pour tous les tènements recouvrés par jurés dans la cour du seigneur roi. 6° Plusieurs seigneurs d'Angleterre qui ont donné en fiefs49 à leurs chevaliers et à leurs (142) tenanciers libres de petits tènements dans leurs manoirs, se sont plaints de ne pouvoir faire leur profit du reste de leurs manoirs, soit par la coupe de leurs bois, soit par le défrichement de leurs pâturages, sans que les susdits fieffés ne leur opposent qu'ils n'ont point suffisante pâture comme il conviendrait à leurs tènements. En conséquence, a été établi et ordonné ce qui suit: les fieffés de cette façon, quels que soient ceux de qui ils tiennent le fief, s'en référeront à l'avenir aux assises50 d'expulsion de possession. S'il est prouvé devant les justiciers qu'ils ont suffisante pâture, comme il convient à leurs tènements, et qu'ils ont aussi libre entrée et libre sortie depuis leurs tènements jusqu'à la pâture susdite, qu'ils soient satisfaits; et que ceux contre qui ils auront porté plainte soient à l'abri de toute réclamation, pour avoir fait leur profit soit du vast de leurs terres, soit de la coupe de leurs bois, soit du défrichement de leurs pâturages. Si, au contraire, les fieffés assurent qu'ils n'ont point suffisante pâture ni suffisante entrée ou sortie, qu'une enquête soit faite dans les assises sur la vérité du fait. Et s'il est reconnu, dans les assises, que les fieffés n'ont point par quelque empêchement l'entrée ou la sortie libre, ou qu'ils n'ont point suffisante pâture comme il est dit, alors ils reprendront leur possession sur l'examen des jurés; en sorte que, par la prudence et sur le serment des susdits jurés, les plaignants aient suffisante pâture et (143) entrée et sortie suffisantes dans la forme susdite. Que les dépossesseurs soient à la merci du roi et qu'ils paient l'indemnité selon le taux usité avant la présente loi. Si, au contraire, il a été reconnu dans les assises que les plaignants ont suffisante pâture, avec libre entrée et sortie, comme il est dit plus haut, qu'alors la partie adverse [c'est-à-dire le propriétaire du manoir] fasse licitement son profit du reste et se retire sans être arrêté par aucune réclamation. 7° Le seigneur roi a accordé avec le consentement des seigneurs, qu'à l'avenir les usures ne courraient pas contre un mineur, depuis l'époque de la mort de l'ancêtre dont il hérite, jusqu'à l'âge de sa majorité; mais qu'aussi on ne devait pas user de cette faveur pour retarder le paiement du principal. 8° On s'occupa des malfaiteurs dans les parcs et dans les garennes, et de la peine qu'ils devaient encourir; mais la chose ne fut pas décidée, parce que les seigneurs demandèrent que les malfaiteurs qu'ils prendraient dans leurs parcs et dans leurs viviers fussent enfermés dans leurs propres prisons, et que le seigneur roi ne leur accorda pas ce privilège: on dut par conséquent s'en tenir aux anciens statuts.

Écrit adressé au pape touchant l'origine de Mahomet et de sa loi. — Vie de Mahomet. — Sa doctrine. — Mœurs des Sarrasins. — Réflexions de Matthieu Paris. — Hérésie des Paterins et des Bulgares en France et en Flandre. — Vers les mêmes temps, des Prêcheurs qui parcouraient les contrées d'Orient (144) envoyèrent de ces pays, au seigneur pape Grégoire IX, un écrit qui contenait le récit de l'erreur ou plutôt de la fureur de Mahomet, prophète des Sarrasins. Cet écrit étant parvenu à la connaissance de plusieurs, excita contre cet imposteur un concert de huées et de sifflets. Les faits remontent à leur temps, c'est-à-dire à l'année 622, époque où ce fléau mahométique prit naissance.

Les Sarrasins pensent à tort que leur nom vient de celui de Sara. Ils sont à plus juste titre appelés Agaréniens d'Agar, et Ismaélites, d'ismaèl, fils d'Abraham. Abraham, en effet, eut Ismaël d'Agar, sa servante. Ismaël eut pour fils Calcar. Calcar eut pour fils Neptis. Neptis engendra Alumesca. Alumesca engendra Eldamo. Eldamo engendra Mulier. Mulier engendra Escicip. Escicip engendra Iaman. laman engendra Avicait. Avicait engendra Maath. Maath engendra Nizas. Nizas engendra Mildar. Mildar engendra Hinclas. Hinclas engendra Materic. Materic engendra Humella. Humellu engendra Karmana. Karmana engendra Melikar. Melikar engendra Feir. Feir engendra Galih. Galih engendra Luhei. Luhei engendra Muyra. Muyra engendra Heelih. Heelih engendra Cutzei. Cutzei engendra Abdimelnef. Abdimelnef engendra deux fils, Escim et Abdicemuz. Escim engendra Adelmudalib. Adelmudalih engendra Abdella. Abdella engendra Maumath, qui est regardé comme prophète des Sarrasins, qui engendra Abdicemuz.51 Abdicemuz engendra Humeula. Hu- (145) meula engendra Abilaz. Abilaz engendra Accan. Accan engendra Morcan. Morcan engendra Abdelmélibe. Abdelmélibe engendra Mavia. Mavia engendra Abderacchaman qui, selon quelques autres fut appelé Abdimenef, qui eut pour fils Mahomet, celui que les Sarrasins respectent et adorent maintenant comme leur souverain prophète. Il faut savoir que Mahometh, Machometh, Machometus, Machomectus, Mahum, Maho, signifient le même individu, selon les différentes langues. Mahomet eut pour successeur, tant de son empire que de sa superstition, Catab, puis Homar qui fut contemporain de Gosdroë52, lequel Gosdroë fut tué par l'empereur Héraclius.

(146) Cet homme, qu'on appelle Machometh l'Ismaélite, étant devenu orphelin par la mort de son père, qui s'appelait Abdimenef, un certain homme, nommé Hebenabecalip, le recueillit, le nourrit et pourvut à son éducation. Cet Hebenabecalip53 était à cette époque le gardien des idoles renfermées dans un temple qu'on appelle Calingua54 ou Aliguse. Étant parvenu à l'âge de jeunesse, il entra au service d'une certaine femme nommée Adige55, fille d'Hulaith. Cette femme lui donna un âne pour la servir, et sur cet âne il devait porter des marchandises dans divers pays d'Asie, et lui en rapporter le prix. Enfin ayant eu un commerce secret avec cette femme, il la prit pour épouse; et elle l'enrichit de toute sa fortune qui était considérable. Mahomet, enflé de sa prospérité, commença à avoir des idées ambitieuses, et conçut le projet de régner sur sa nation et sur toutes les tribus. Il aurait même eu l'audace de se faire nommer roi, (147) si les plus nobles et les plus braves du pays ne se fussent opposés à son usurpation. Alors il se fit passer pour un prophète envoyé par Dieu, et prétendit que tout le peuple ajoutât foi à ses paroles. Ces Arabes, gens de la campagne et dont l'esprit n'était nullement cultivé, le crurent, n'ayant jamais vu de prophètes. Or, il y avait un certain apostat tombé dans l'hérésie et excommunié, qui enseignait les mêmes choses, et qui écrivait la doctrine de Mahomet. Celui-ci attirait dans son parti tous les brigands et les voleurs qu'il pouvait gagner. Lorsqu'il en eut rassemblé un grand nombre, il les posta en embuscade dans des lieux escarpés et dans des retraites cachées, pour piller les marchands d'Asie, qui allaient et qui revenaient. Un certain jour, il revenait des villes de lerueth et de Matham, lorsqu'il rencontra sur sa route le chameau d'un homme appelé Habige Hély, fils d'Hyesen; il s'en empara aussitôt, et s'enfuit dans la ville de Macta56. Les habitants de cette ville, ne le regardant pas comme prophète, l'accablèrent d'injures, le chassèrent comme faussaire, et le détestèrent comme voleur de grands chemins et comme brigand. Il vint donc de nouveau dans une certaine ville assez (148) peu peuplée, habitée en partie par des juifs et par des païens idolâtres, pauvres et grossiers. Machomet et ses compagnons y construisirent un temple qui lui servit à débiter ses impostures à ces peuples simples. Après cela, il envoya son compagnon Gadimalec dans un lieu nommé Gath, avec trente soldats, pour piller les marchands chargés d'argent qui passeraient par cet endroit. Habige Hely, fils d'Hyesen, dont Mahomet avait volé le chameau, s'étant présenté à eux avec trois cents soldats de sa ville, les brigands envoyés par Mahomet prirent la fuite à cette vue. Et ce faux prophète ne put pas éviter cette déroute en prévoyant qu'elle aurait lieu; car il n'avait pas l'esprit de prophétie. Les Sarrasins mentent donc, quand ils disent qu'il eut toujours avec lui dix auges qui étaient ses serviteurs en toutes choses. Mahomet envoya de nouveau un homme appelé Gaheit, fils d'Alcarith, avec quarante soldats pour faire du butin. Mais ils furent rencontrés par Abizechiem, fils de Nubar, et par ses compagnons qui eurent le dessus dans le combat: les brigands furent dispersés et tués; et aucun des anges de Mahomet ne les aida. Mahomet envoya une troisième fois son compagnon nommé Gaif Aiunacar avec un gros corps de troupes dans un lieu qu'on appelle Alicar ou Alevafa, pour qu'ils s'emparassent de tous les ânes qui passeraient par là, avec tous les trésors et les riches objets dont ils seraient chargés; mais avant que les voleurs fussent arrivés dans ce lieu, les ânes et les marchands étaient passés la veille. Si Mahomet eût été prophète, il (149) n'aurait jamais envoyé un si grand nombre de ses compagnons en ce lieu pour rien; car les vrais prophètes n'ont pas coutume d'être trompés dans leurs prévisions. Une quatrième fois, ledit Mahomet sortit avec ses compagnons pour voler des ânes et tout ce qu'ils portaient, et il marcha rapidement vers un lieu appelé Udeny, où, ayant rencontré Mozi, fils de Gamzual Muzeni, il n'osa en aucune façon combattre contre lui, et s'en retourna avec confusion vaincu et les mains vides. Une cinquième fois, il sortit avec l'intention de poursuivre des chevaux chargés, conduits par des marchands. Étant parvenu à Nath, qui est sur la route d'Asie57, il se trouva en présence d'Immarah, fils d'Alaba Algomachi. Machomet, l'ayant aperçu eut peur, prit la fuite et ne retira aucun profit de son excursion. La sixième fois, le même Machomet sortit de Karchan58 pour se mettre à la recherche d ânes churays qui se rendaient en Asie. Arrivé dans un lieu appelé Maboeth, il fut trompé et ne trouva rien. A son retour, beaucoup des siens périrent ou furent tués. Voilà six excursions qui ne prouvent guère, ni que des anges favorisassent Mahomet, ni qu'il eût l'esprit de prophétie. Souvent même il envoyait ses compagnons pendant la nuit à la maison de ses ennemis et les faisait égorger traî- (150) treusemeut et furtivement. Il envoya, par exemple. Alchilias, fils de Ragatha Alazar, pour tuer Acbym, fils de Dédem Ebrée Maybar. Il donna ordre semblablement à Zely, fils de Gomahyr, d'aller lâchement pour tuer Acuan, vieillard infirme, qui fut massacré dans son lit. Il envoya aussi Gabdalla, fils de Geys Alapsad avec douze de ses compagnons, à Abla, pour y observer ce qu'on disait de lui et lui en faire le rapport. Pendant qu'ils s'y rendaient, ils rencontrèrent Gary, fils de Milcadram, qui avait avec lui de grands trésors; ils le tuèrent aussitôt, et ils donnèrent à Mahomet la cinquième partie des dépouilles. Semblablement le fils de Phénuf, ayant été envoyé par lui, massacra dans une certaine bourgade les hommes, les femmes et les enfants, et rapporta la cinquième partie de tout le butin à Mahomet, en lui disant: «Cette part vous est due, prophète de Dieu;» et celui-ci la reçut avec plaisir. Après cela, dans un combat qu'il livra, Mahomet eut les dents cassées du côté droit, la lèvre supérieure fendue et l'os de la joue brisé59. Alors un homme appelé Talcha, fils de Jubei de Alcha, éleva la main au-dessus de lui pour le protéger et eut un doigt coupé en le défendant. Mais le susdit Mahomet n'exerça en aucune façon sa prétendue puissance en faveur du blessé, ni n'arrêta le bras qui portait la blessure, et aucun ange ne lui apporta remède quand lui-même fut blessé.

(151) Mahomet avait un serviteur nommé Zeid, dont l'épouse, nommée Zemah, était fort belle, et que Mahomet aimait beaucoup. Son serviteur Zeid sachant cela et connaissant la luxure de son maître, dit à sa femme: «Prends garde que mon seigneur ne te voie; car s'il te voit je te répudierai sur-le-champ.» Un certain jour, en l'absence de son serviteur, Mahomet vint à sa maison, et l'appela: comme celui-ci ne répondait pas, il frappa si longtemps à la porte, que la femme, ennuyée de cette obstination, répondit en disant: «Zeid n'est pas ici.» Zeid étant arrivé sur ces entrefaites, vit sa femme qui parlait à son maître; aussi, quand Mahomet fut parti, il dit à sa femme: «Ne t'ai-je point dit que si mon seigneur te voyait en parlant avec toi, je te répudierais;» et aussitôt il la chassa de sa maison. Mahomet la prit dès lors pour lui, mais craignant qu'on ne l'accusât d'adultère, il feignit qu'un écrit lui était, venu du ciel, et que dans cet écrit Dieu lui commandait d'annoncer au peuple la loi suivante: «S'il arrive qu'un homme répudie sa femme, et qu'un autre homme la prenne pour lui, cette femme deviendra l'épouse de celui qui l'aura prise.» Ainsi naquit cet usage qui est encore aujourd'hui regardé comme une loi parmi les Sarrasins.

Un certain homme nommé Galy, fils d'Habicalip, reprochait à Mahomet ses adultères, et lui remontrait surtout qu'il chérissait par-dessus toutes les autres une femme adultère; il lui disait: «O prophète de Dieu, pour la possession d'une femme (152) tu encours une grande honte dans l'esprit de tous les hommes.» Mais celui-ci, vaincu par ta luxure, ne renvoya pas cette femme, et chercha par de vaines excuses à pallier son adultère. Or, Mahomet eut quinze épouses dont deux étaient libres et le reste n'était que des servantes60. Sa première femme fut Adige, fille d'Ulaith; la seconde, cette adultère répudiée dont nous avons parlé; la troisième, Zoda, fille de Zonga; la quatrième, Aza, fille de Gomar; la cinquième, Mathezelema. A cette dernière épouse il accorda en dot ce qu'il avait de plus cher. La sixième fut Zeinah, fille de Gnar. Il lui jura, dans un moment de colère, qu'il n'aurait point commerce avec elle de tout le mois; mais aiguillonné (153) par la débauche, il la toucha avant le terme fixé, au mépris de son serment. La septième fut Zeinaph, fille d'Urinaph. La huitième fut Abbap, fille d'Abifiziel. La neuvième fut Mannona, fille d'Alfaritalim. La dixième fut Géotheria, fille d'Alimisitasy. La onzième, Zafia Hebrée, nommée auparavant Anazalia, fille d'Haby. La douzième, Aculevia, fille de Fantime. La treizième Umaca, fille d'Aldacal. La quatorzième, fille d'Annomen, s'appelait Halée Ydia. La quinzième, Malicha, fille de Gathial. Quant à ses servantes, l'une s'appelait Meriam, fille du fils d'lbrase (?), l'autre était Ramath, fille de Siméon.

Mahomet répétait souvent à ses disciples et à ses auditeurs: «Ne croyez pas ce que les hommes diront de moi; car il n'y a eu aucun prophète sur le compte de qui son peuple ou sa nation n'ait débité des mensonges. Aussi je crains pour moi que ma nation ne parle semblablement de moi et ne m'attribue des choses fausses; c'est pourquoi n'ajoutez pas foi aux détracteurs, et ne pensez de moi que ce que vous lisez dans le livre qui vous a été donné par moi. Là se trouve ce que j'ai dit et ce que j'ai fait: tout ce qui n'est pas dans ce livre, je ne l'ai ni dit, ni fait.» — Il disait encore: «Je ne suis pas envoyé vers vous avec des miracles ou des signes éclatants, mais avec un glaive pour punir les rebelles. Si donc quelqu'un n'a pas obéi à mes prédictions et à mes ordres, s'il n'est pas entré dans notre foi de bon gré, qu'il soit tué dans le cas où il tomberait en notre pouvoir, ou qu'il soit (154) forcé de payer tribut pour prix de son incrédulité, et qu'alors il vive. Quant à ceux qui sont hors de notre foi et qui demeurent dans d'autres pays, j'ordonne qu'on leur fasse sans cesse la guerre et qu'on trouble leur repos, jusqu'à ce qu'ils soient obligés de se convertir à notre foi. Que ceux qui ne voudront pas embrasser notre doctrine soient tués; que leurs enfants et que leurs femmes soient réduits à une servitude éternelle.»

Voilà donc Mahomet qui avoue de sa propre bouche qu'il n'a jamais fait de miracles et qu'il n'en fera point. Tous les miracles que les Sarrasins lui attribuent doivent par conséquent être réputés faux. En effet, ils affirment qu'un loup s'étant un jour présenté à lui, il étendit contre l'animal féroce trois doigts de sa main, et que le loup prit aussitôt la fuite. Ils parlent d'un bœuf qui s'entretenait avec lui. Ils disent qu'un figuier ayant été appelé par lui, se jeta par terre et s'approcha ainsi de lui; ils disent que, la lune fut séparée par lui en plusieurs parties et réunie de nouveau. Ils racontent qu'un jour du poison lui fut servi dans un morceau d'agneau, par la main d'une femme nommé Zanab, fille d'Acharith, épouse de Zelem, fils de Musilum Ebrée, en présence d'un compagnon de Mahomet, nommé Abara, qui était assis, à table avec lui, et que l'agneau se mit à parler à Mahomet, eu lui disant: «Vois à ne pas manger de moi, car je suis empoisonné» Son compagnon Abara, qui en avait mangé, mourut; et Mahomet lui-même, dix-neuf ans après cette aven- (155) ture, mourut aussi empoisonné61. 0r, s'il eût été un vrai prophète, il aurait pu prier pour son compagnon mort et lui rendre la vie; ou du moins se garder, pour son compagnon et pour lui-même, d'un aliment empoisonné; comme nous lisons qu’Élie et Élisée le tirent jadis, en disant: «La mort est dans ce plat.»

A l'heure de sa mort, Mahomet, sentant qu'il allait succomber aux attaques du poison, dit à ses parents et à ses amis: «Quand vous me verrez mort; ne songez point à m'ensevelir, car je sais que mon corps, sera emporté au ciel au bout de trois jours.» Il mourut un lundi; ses compagnons, gardèrent son corps pendant douze jours; mais voyant que sa prédiction ne se réalisait pas, ils l'ensevelirent dans ce mois qu'on appelle en arabe Rabeagranvil, soixante ans après sa naissance, après l'avoir vu malade pendant quatorze jours, et avoir veillé sur son corps enseveli pendant trente jours, pour savoir s'il allait être emporté au ciel, ou s'il fallait le mettre en terre. (156) Enfin, quand ils virent la vérité, ils comprirent que toutes les prédictions qu'il leur avait faites étaient vaines, et ils le cachèrent dans un tombeau sans l'avoir lavé. Les sages abandonnèrent sa loi; mais les peuples simples et grossiers, séduits par les prédications de ses parents et de ses disciples qui vantaient sa loi dans leurs intérêts, observèrent à l'avenir ses commandements. Après la mort de Mahomet, un homme appelé Abuzer, fils d'Abubalip, prit le premier rang parmi les disciples avec l'aide de Chatab, homme influent entre ceux qui étaient restés fidèles à Mahomet. Abuzer62 essaya de gagner les esprits par la modération, de ramener les hommes à lui, et de les engager en sa faveur à force de flatteries, craignant que tous n'abandonnassent la nouvelle foi, et désirant avoir désormais le gouvernement de cette loi à la place de Mahomet. Mais Achaly. fils d'Abitalip63, qui était beau-père dudit Mahomet, ayant appris cela, en fut très-indigné. Animé par le désir du gain et des honneurs mondains, il n'eut pas de relâche qu'il ne l'eût privé du commandement. Un autre nommé Xenès, l'un des compagnons de Mahomet, s'occupa de faire rentrer dans la foi de ce dernier, par différents moyens et par (157) de grandes promesses, ceux qui s'en étaient écartés. Il attira les uns par la crainte et séduisit les autres par les délices mondaines, jusqu'à ce qu'une foule innombrable fût revenue à cette foi. D'autres nations de contrées lointaines, apprenant que le luxe et tous les plaisirs charnels étaient permis et recommandés par cette loi, l'acceptèrent volontiers, regardant comme trop rigides la foi et la chasteté chrétiennes. Ainsi fut séduite misérablement une multitude de païens. On assure que la principale cause des progrès de la loi mahométane fut un certain moine anciennement chrétien, , nommé Solius [Sergius?] qui, ayant été excommunié pour hérésie, fut chassé hors du sein de toute l'église de Dieu. Cet homme, désirant se venger des chrétiens, se rendit dans un lieu qu'on appelle Thenme: de là il arriva au désert de Malse, où il rencontra des hommes dont la foi était différente: en effet la majeure partie était juive; le moins grand nombre adorait des idoles. Là ce moine apostat et le beau-père de Mahomet s'étant réunis et ayant eu une conférence, devinrent amis. Or, ce moine changea son nom en celui de Nastor. Il enseigna à son ami plusieurs oracles et plusieurs témoignages empruntés à l'Ancien et au Nouveau Testament, ainsi qu'aux paroles des prophètes, et les fit entrer avec adresse dans la loi de Mahomet, pour fortifier cette erreur64. Ainsi, à l'aide de ces sugges- (158) tions étrangères, cet imposteur s'éleva au-dessus de toutes les tribus. Car c'étaient des hommes grossiers, incultes, simples, faciles à séduire, et livrés aux sens; selon le mot du poëte:

Nous sommes une foule disposée à tous les vices.

Beaucoup de Sarrasins croient qu'il n'y a qu'un Dieu créateur de toutes choses. Loin d'avoir aucune croyance dans la Trinité, ils la méprisent complètement. D'après la recommandation de Mahomet, ils détestent les idoles, parce qu'il a mêlé quelques bons principes à des principes détestables, comme pour faire avaler plus facilement le poison en le mêlant avec du miel. Ils disent que notre Seigneur Jésus-Christ est né de la vierge Marie par l'opération du Saint-Esprit; mais ils assurent qu'il a été créé65 par la puissance de Dieu comme le fut Adam; et ils le placent au même rang qu'Adam, que Moïse, ou que tout autre des prophètes. Ils croient et disent qu'il est monté vivant dans les cieux, parce que de même qu'il est venu de Dieu, de même il est retourné vers lui et demeure avec lui. Ils l'attendent comme devant régner encore quarante ans sur la terre. Ils nient absolument sa passion et sa mort sur la croix, disant (159) qu'un autre homme a été substitué à sa place dans la passion, et que c'est pour cela que les ténèbres se sont répandues au moment de sa passion pour qu'on ne s'aperçût point de la substitution. Ils assurent que depuis le temps de Noé tous les patriarches et prophètes, et Jésus-Christ lui-même, ont observé la loi qu'eux-mêmes observent, et ont été sauvés par elle. Ils ajoutent que nous avons perverti la loi évangélique, et que nous avons rayé le nom de Mahomet de l'Évangile. La doctrine des Sarrasins contient ce dogme, qu'avant que le ciel et que la terre existassent, le nom de Mahomet se trouvait en Dieu, et que s'il ne s'y était pas trouvé, ni le ciel ni la terre, ni le paradis ni l'enfer n'auraient existé. Aussi de cette seule parole si pleine de vanité, les sages Sarrasins peuvent en conclure que toutes les autres paroles sont pleines de vanité. Ils espèrent et croient dans la résurrection; mais ils disent qu'au jour du jugement personne des leurs ne périra ou ne sera puni, qu'au contraire tous seront sauvés. Car ils disent que tous ceux qui observent leur loi seront sauvés auprès de Dieu et ne seront jamais punis, grâce à l'intercession de Mahomet; ils croient qu'après cette vie temporelle ils mèneront une autre vie perpétuelle, et qu'ils seront placés éternellement dans le paradis, où coulent des fleuves de miel, de vin et de lait pour le bonheur de tous ceux qui y vivent, et où ce que chacun d'eux demandera pour boire ou pour manger lui tombera aussitôt du ciel. Là. autant on désirera procréer dans le coït d'enfants mâles ou de filles, autant on en pro- (160) créera. Ils déclarent qu'en ce lieu nul ne pleurera ni ne s'affligera; mais que tous seront enivrés par une foule de délices toujours nouvelles, et inondés d'une joie qui n'aura point de fin. Ils croient aussi que le gain, que les richesses, que même les délices de la vie présente n'empêchent en rien la béatitude future.

D'après leur loi, un homme peut avoir trois ou quatre femmes, s'il a les moyens suffisants de les nourrir. Les épouses doivent être des femmes libres; quant aux servantes et aux concubines, ils en ont autant qu'ils peuvent en gouverner ou en nourrir; agissant ainsi contre ce précepte de la Genèse: «Ils seront deux dans une même chair.» Le livre ne dit pas trois ou quatre. En effet, Lamech, qui, le premier, mit en usage la polygamie, fut réprouvé par Dieu et puni plus sévèrement que le premier homicide. Si quelqu'un d'eux se dégoûte de son épouse, ou si une discussion, une querelle ou un motif de haine s'élève entre les conjoints, à l'instant la répudiation a lieu tant du côté du mari que du côté de la femme, et ils se quittent l'un l'autre en toute liberté. Si un homme ayant renvoyé sa femme se repent et souhaite de la reprendre, il ne le pourra faire en aucune façon que si elle a préalablement souffert les embrassements d'un autre homme, et que si elle-même consent à revenir avec son ancien mari. Tout cela a lieu parce que le mariage n'est point considéré chez eux comme un lien légitime. La dot est réglée, non point d'après une loi, mais d'après l'usage de la na- (161) tion. Il n'y a sur ce point aucun corps de doctrine, et ils s'accouplent, sans avoir reçu aucune bénédiction.

C'est à l'époque des jeûnes qu'ils font le plus fréquent usage du coït, pensant ainsi plaire davantage à Dieu. Ils ne jeûnent qu'un seul mois dans l'année, et cela depuis le matin jusqu'à la nuit; mais depuis le commencement de la nuit jusqu'au matin, ils ne cessent point de manger. Dans les jours de jeûne, ils ne doivent pas prier l'estomac vide; mais alors surtout ils ont commerce avec leurs femmes, comme devant obtenir une plus grande récompense. Si quelqu'un d'eux est malade à l'époque du jeûne, ou empêché par quelque obstacle, ou en pélerinage, il lui est permis de manger, et il doit observer le jeûne quand il aura recouvré la santé. Pendant le temps des jeûnes, ils font usage sans scrupule de chairs et des nourritures les plus restaurantes, à l'exception toutefois du vin. Ils n'ont point commerce avec leurs femmes, quand elles sont enceintes, mais seulement quand elles doivent concevoir; mettant en avant un motif d'honnêteté, et disant qu'on ne doit faire usage du coït que pour avoir des enfants. Ils font leurs prières en se tournant du côté du midi66, et ils ho- (162) norent et consacrent le vendredi de préférence à tous les autres jours. Dans leur manière de rendre la justice, si quelqu'un est accusé d'homicide, quels que soient les témoins au dire desquels il se trouve convaincu, il est livré à la mort sur-le-champ et sans aucune rémission. Il est aussi écrit dans leur loi: «Si quelqu'un n'a pas observé la loi, et s'il a renié Mahomet, qu'on diffère son supplice jusqu'au troisième jour, et si alors il ne s'est pas repenti, qu'il soit tué.»

Voici un récit sur cet imposteur Mahomet, que nous tenons d'un certain prédicateur, homme fort célèbre, qui s'éleva dans ses prédications contre la loi dudit Mahomet, et qui avait été envoyé pour cela spécialement dans les contrées d'Orient; nous avons jugé à propos de l'insérer dans cette histoire. Ce Mahomet, souvent nommé, a enseigné et a écrit dans son livre de l'Alcoran, dont les Sarrasins se servent et qu'ils regardent comme authentique, ainsi que les chrétiens regardent l'Évangile, que le premier et le plus beau précepte de Dieu, tant par son importance que par son antiquité, était celui-ci: «Croissez et multipliez.» Or celui qui n'observe pas ce précepte, pèche d'une manière énorme. D'où il suit qu'afin que la nation sarrasine se multipliât, comme des chevaux et des mulets privés de raison, Mahomet ordonna et institua que les Sarrasins pourraient avoir autant d 'épouses et de concubines qu'ils en pourraient entretenir, et qu'ils en useraient et même en abuseraient selon leur bon plaisir. Si quelqu'un d'eux en a moins qu'il ne peut en gouverner et en nourrir, eu égard à (163) ce qu'il possède, il est accusé d'être avaricieux et d'avoir transgressé la loi, et il est forcé de prendre plus de femmes par le jugement des magistrats. Ainsi Mahomet faisait peu de cas de la virginité angélique, l'appelant stérile; il méprisait et condamnait la continence comme infructueuse; ne faisant point attention que le Seigneur avait donné la seule Ève au seul Adam pour l'aidera procréer des enfants. Mahomet, en multipliant les épouses, établit la polygamie, ne se souvenant pas de l'exemple de Lamech, qui, ayant introduit le premier la bigamie, fut puni et réprouvé par Dieu comme un homme de sang, et disparut de dessous le ciel par les eaux du déluge67. Il en résulte que les Sarrasins, énervés et efféminés, s'abandonnent à la débauche et à la luxure, selon le précepte de leur immonde prophète Mahomet, qui a introduit seulement cette coutume pour multiplier sa race et sa nation par la propagation, et pour fortifier ainsi sa religion par le nombre. Ainsi s'accomplissait ce qui est écrit dans l'Apocalypse: «Le dragon a entraîné avec sa queue la moitié des étoiles du ciel.» Mahomet est le vrai dragon venimeux, la bête ensanglantée par le carnage de beaucoup de gens, celui qui absorbe le fleuve et ne l'admire pas, et qui a encore la folle confiance que le Jourdain coulera dans sa bouche. Le susdit faux prophète Mahomet assurait aussi que Dieu lui avait dit: «Mahomet, fils de l'homme, ne (164) va point par les sentiers des autres prophètes qui ont paru avant loi, se manifestant par des miracles, des signes et des prodiges. Celui qui désirera croire et être sauvé en croyant, embrassera ta loi de son propre mouvement, sans être déterminé par des prodiges, pour que sa bonne volonté toute spontanée lui soit comptée à titre de plus grande récompense.» Et Mahomet a mis en avant cette prétendue révélation, sachant bien qu'il n'avait pas assez de mérites aux yeux de Dieu pour que Dieu fît quelque miracle en sa faveur. Il a dit en outre, a prêché et a écrit, on ne sait sur quelle raison ou sur quelle autorité, qu'il n'y avait eu que trois prophètes, et qu'il n'y en aurait jamais davantage, à savoir: Moïse, qui est venu des hommes, Jésus, qui est venu du ciel, et Mahomet, qui est venu de la terre, et a pris le testament de la loi de Moïse. Moïse a établi les institutions qui convenaient à son temps, par le moyen de la loi que Dieu lui avait donnée; Jésus a prêché et a déposé dans l'Évangile ce qu'il fallait faire de son temps; semblablement Mahomet à son tour a établi ce qui convenait à son temps. Les temps de la loi [de Moïse] étant accomplis, l'Évangile leur a succédé; les temps de l'Évangile étant accomplis, la loi de Mahomet leur a succédé; elle a suppléé à ce qui était défectueux dans les lois précédentes et passées. D'où il suit que Mahomet, voulant plaire aux sectateurs des deux testaments, prêcha quelques préceptes qui ont rapporta l'Évangile; il emprunta à l'Ancien Testament la circoncision; au Nouveau, le baptême. En effet, les Sarrasins (165) sont circoncis et ils se baignent la partie inférieure du corps dans des eaux courantes pour se purifier ainsi par une espèce d'ablution baptismale. Les Sarrasins croient à la conception et à l'enfantement de la Vierge, selon qu'il est dit dans l'évangile de saint Luc: «Un ange a été envoyé, etc.» Mais ils nient que Jésus-Christ soit Dieu. Ils affirment néanmoins qu'il est et qu'il fut le plus grand des prophètes. Ils assurent aussi que la résurrection des morts aura lieu à la fin du monde. Mahomet, ayant été interrogé sur le déluge, sur l'arche de Noé, et sur l'extermination générale des hommes par le déluge, ainsi que l'a écrit Moïse dans la Genèse, répondit à ses disciples, qui lui demandaient si cela était vrai et croyable: «Un jour que Jésus, le plus grand des prophètes, parcourait en prêchant les alentours de Jérusalem, ses disciples lui demandèrent la même chose; et alors il dissipa de la manière suivante l'incertitude de leur esprit. Jésus rencontra devant ses pieds une touffe d'herbes, et, la frappant du pied, il dit: «Lève-toi, Japhet, fils de Noé;» et Japhet se leva comme sortant de la touffe d'herbes, sous la forme d'un homme de haute taille et à cheveux blancs, mais qui paraissait stupéfait et tremblant. Jésus lui ayant demandé pourquoi il craignait, Japhet lui répondit en disant: «Seigneur, en entendant la trompette de votre voix, j'ai eu peur, croyant être appelé pour le jugement général des morts ressuscités.» Jésus lui répondit en disant: «Ne crains rien; l'heure du jugement ou de la résurrection (166) n'est pas encore venue; mais je t'ai appelé d'entre les morts pour que toi, qui as été dans l'arche avec ton père, tu vinsses raconter la vérité à tous ceux qui sont ici.» Japhet, prenant la parole, commença ainsi sa narration: «Pendant l'inondation du déluge, nous nous trouvions dans l'arche, les hommes réunis dans le même endroit, les bêtes de somme et les animaux enfermés dans leurs étables à trois étages qui se trouvaient sur l'un des côtés de l'arche, le foin et les provisions sur l'autre côté. Quatre mois s'étant écoulés, l'arche commença à vaciller et à pencher du côté où étaient les animaux. En effet, les animaux, qui faisaient beaucoup de fumier, ayant peu à peu consommé les aliments qui leur avaient été distribués pour leur pâture, rendaient leur côté beaucoup plus lourd. Le côté qui contenait les provisions étant allégé, et celui qui contenait les animaux enfonçant, nous nous trouvions dans un grand danger, et nous tremblions grandement, et nous n'osions prendre aucune mesure importante sans consulter le Seigneur. Ayant donc fait un sacrifice avec force prières, nous apaisâmes le Seigneur, qui nous dit: «Construisez une espèce d'autel en rassemblant en tas la masse compacte qui provient de la fiente de l'homme et du chameau. Sur cet autel vous consommerez le sacrifice, et vous trouverez le remède à vos tribulations.» Lorsque nous eûmes accompli cet ordre, une énorme truie sortit de cette masse, courut aussitôt à la sentine de l'arche, et, déblayant ce grand amas de fumier qui avait manqué de sub- (167) merger l'arche, opéra ainsi notre salut. Quelques jours après, cette truie, ayant accompli son office et nous étant devenue inutile, fut pour nous un objet d'abomination, et quelques-uns furent d'avis de la jeter dans les flots. Mais comme c'était Dieu qui nous l'avait donnée, et qu'elle avait opéré notre salut, nous supportâmes sa présence, quoique avec dégoût. En punition de cet attentat, le Seigneur nous envoya le fléau suivant: cette truie, en éternuant, fit sortir de ses narines de gros rats affamés qui, courant de tous côtés dans l'arche, se mirent à ronger, à notre grand détriment, les bois de charpente, les cordages et même les provisions. Ainsi la truie, qui avait été envoyée à notre secours, d'après nos sollicitations, fut la source de notre malheur, à cause de nos iniquités. Quand nous nous fûmes repentis, et que nous eûmes crié vers le Seigneur dans nos tribulations, le Seigneur, étant apaisé, nous dit: «Vous avez avec vous un lion; frappez-le au front avec un marteau, de manière cependant à ne pas lui donner la mort, et il sera pour vous une cause de salut.» Après que nous l'eûmes frappé selon le précepte du Seigneur, il poussa un rugissement, et rejeta un chat par la gueule. Ce chat se mit aussitôt à poursuivre les rats, les détruisit, et en purgea l'arche. Pour que vous ne doutiez pas que cette truie naquit de la fiente de l'homme et du chameau, voici qui le prouve évidemment. Le cochon en effet est semblable à l'homme dans l'intérieur; quant à sa forme exté- (168) rieure, étant du nombre des quadrupèdes, il ne diffère pas beaucoup du chameau, et il se plaît toujours à chercher et à fouiller dans le fumier et dans les ordures. Ce qui doit vous faire croire aussi que des rats sont sortis de ses narines, c'est que les rats creusent et habitent toujours des demeures souterraines: aussi le mot de rat vient de l'humidité de la terre68. Qu'un chat soit sorti de la gueule d'un lion, cela n'a rien qui doive vous étonner: car le chat est assimilé au lion, comme au père de l'espèce, tant pour la disposition du corps69 que pour la ressemblance des mœurs, vivant tous deux de pillage et de rapines. Depuis ce temps, l'arche se soutint sur les eaux sans nouvel accident, jusqu'à ce que le temps de l'inondation fût accompli.» Ainsi Mahomet assurait que Japhet avait donné à Jésus-Christ, qui l'interrogeait, et à ses disciples, des détails certains sur l'arche de Noé; mais pour tout homme sage, ce ne peut être qu'un conte frivole et entièrement éloigné de la vérité.

C'est avec ces absurdités que Mahomet, ce charlatan des âmes, séduisit les âmes de plusieurs. Vers la fin de sa vie, il commença à se glorifier outre mesure. il avait été tiré de son obscurité pour être élevé au premier rang par une noble femme appelée Adige, que ledit Mahomet avait séduite et souillée par un (169) commerce secret, et qu'il avait ensuite épousée! Il commença alors à s'enorgueillir et à se mettre au-dessus de tous les puissants et de tous les sages de l'Orient, en usurpant le titre et le ministère de prophète. Le Seigneur le frappa d'une épilepsie sans remède, et quand il en ressentait les atteintes, il tombait fréquemment par terre, selon la coutume de ceux qui souffrent ce mal; aussi pour ne pas être privé de l'autorité dont il était en possession, et pour ne pas devenir un objet de mépris, il feignit qu'il avait dans ces moments-là une conférence avec l'archange Gabriel sur les moyens de sauver les hommes, et qu'ébloui par sa splendeur, il ne pouvait se tenir debout. Il arriva qu'un certain jour après s'être gorgé de viandes et de vin (car il s'occupait surtout de mettre en pratique les maximes qu'il débitait), il tomba sur du fumier dans un accès d'épilepsie, auquel contribuaient, à ce qu'on dit, des aliments empoisonnés qui lui avaient été donnés ce jour-là par quelques hommes puissants offensés de son orgueil. Il gisait donc ainsi se tordant et écumant, en punition de ses péchés, abandonné par ses disciples et sans secours, lorsqu'une truie immonde qui avait des petits encore à la mamelle, l'ayant trouvé à demi mort et gorgé de nourriture, l'étouffa70, alléchée qu'elle était par l'odeur qu'il exhalait et par une partie de la nourriture qu'il avait rejetée en vomissant. Aussi les (170) Sarrasins encore aujourd'hui tiennent-ils les pourceaux pour les bêtes les plus détestables et les plus abominables de toutes. Or, les complices de Mahomet qui pallièrent ses ignominies autant qu'ils le purent, répandirent sa loi qui commença à faire des progrès dans les contrées d'Orient. Pour atteindre plus facilement ce but, ils ne cessaient de prêcher des choses qui plaisaient aux sens, et non point les éclatantes vertus par lesquelles un homme fort est élevé vers le ciel. Aussi doit-on s'étonner que Mahomet ait attiré dans son parti par toutes ces absurdités tant de gens sages et puissants. Mais comme Dieu connaît ceux qui sont à lui, il leur a donné des cœurs inclinés vers le mal; car ses jugements sont un abîme profond et il n'y a personne qui puisse lui dire: «Pourquoi faites-vous cela?» à lui à qui appartient gloire et honneur dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

Vers le même temps, les erreurs hérétiques de ceux qui sont vulgairement appelés Paterins et Bougares71 firent des progrès dans les contrées d'en de- (171) çà des Alpes. J'aime mieux garder le silence que parler de leurs erreurs: tant ils osèrent troubler et violer la pureté de la foi dans les pays de France et de Flandre. Mais leur superstition fut confondue et leurs erreurs démontrées par les soins infatigables et les prédications assidues des frères Mineurs et Prêcheurs ainsi que des théologiens, et principalement de frère Robert, appelé le marteau des hérétiques, lequel avait reçu le surnom de Bougre parce que, d'abord attaché à ces erreurs, il s'était converti et avait pris l'habit de Prêcheur. Il fît jeter dans les flammes un grand nombre de ces hérétiques des deux sexes qui refusaient de se convertir à la foi; en sorte qu'en deux ou trois mois, il en fit brûler ou enterrer vifs cinquante environ.

Discorde entre l'empereur et les Italiens. — Assemblée à Londres. — Combat en Écosse entre le roi (172) et les prétendants à l'héritage d'Alain de Galloway. — Vers le même temps, la colère de l'empereur s'enflamma contre les Italiens; et cette colère croissant de jour en jour et s'aigrissant par des injures mutuelles, se tourna en une haine inexorable. Il se plaignit amèrement de leur insolence devant le seigneur pape, disant et assurant que l'orgueil de ceux qui le haïssaient augmentait toujours; que le seigneur pape devait donc faire tous ses efforts et la cour romaine employer ses soins et son zèle pour qu'une paix honorable fût conclue entre lui et eux; ou que, dans le cas contraire, le pape devait lui donner assistance efficace pour étendre le bras sur eux, les dompter, les vaincre et les faire rentrer sous sa domination; de même que le même pape était bien aise de trouver assistance dans l'empereur, quand l'église avait besoin de secours. Aussi l'église romaine était-elle en proie à la sollicitude et à l'angoisse. L'empereur se plaignait surtout de la ville de Milan, prétendant qu'elle était la nourrice et la protectrice des hérétiques et de tous les rebelles de l'empire; et pour s'en emparer il rassembla cette année une armée innombrable. Il détenait aussi dans une étroite prison, et chargé de chaînes, son fils Henri sur qui planaient de graves accusations d'avoir trahi son père.

Cette même année, le quatrième jour avant les calendes de mai, les seigneurs d'Angleterre se rassemblèrent à Londres pour y tenir une assemblée sur les affaires de l'état. Beaucoup d'entre eux s'étonnaient que le roi témoignât trop de faveur et plus qu'il ne (173) convenait à Guillaume de Valence, au mépris, à ce qu'ils disaient, de ses hommes naturels; ils supportaient cette préférence avec douleur, accusaient le roi de légèreté, et se disaient les uns aux autres: «Pourquoi cet étranger ne va-t-il pas dans le royaume de France, puisque le roi de France a épousé la sœur aînée de notre reine? Pourquoi ne gouverne-t-il pas les affaires du royaume de France à raison de sa nièce qui y est reine, aussi bien qu'ici?» Et ils s'indignaient violemment. Or le roi, le premier jour de l'assemblée, se retira dans la tour de Londres. Cette conduite donna encore à plusieurs sujet de murmurer, et fit augurer plutôt du mal que du bien. Les seigneurs ne voulurent aller trouver le roi dans la tour ni séparément ni en troupes; craignant que le roi dont ils connaissaient la légèreté ne se prêtât contre eux à des mesures violentes, et instruits qu'ils étaient par ce passage d'Horace:

C'est que je suis effrayé par les empreintes que je vois ici: les pas de ceux qui vont vers toi sont marqués; mais quant aux pas de ceux qui retiennent, je n'en aperçois point...

Cependant le roi cédant aux leçons de la prudence, quitta la Tour pour venir dans son palais, se proposant de conférer honorablement avec les siens sur les affaires urgentes de l'état. Entre autres choses dont on s'occupa, le roi prit une résolution fort sage, ce fut d'éloigner les vicomtes alors en fonctions pour leur en substituer d'autres, parce que ces vicomtes, corrompus par des présents, s'étaient énormément éloignés du sentier de la vérité et de la justice. Aussi (174) le roi mit à leur place des personnes plus riches en tènements, plus abondantes en trésors, et plus nobles en naissance, pour qu'ils ne fussent point obligés de rechercher avidement les présents et de se laisser corrompre par des rétributions. Il fit de plus jurer aux nouveaux vicomtes qu'ils ne recevraient aucun présent, si ce n'est en cadeaux de table pour manger et pour boire, et cela avec modération, sans qu'on pût leur reprocher aucune vénalité ni aucune rémunération en terre, qui pût tendre à corrompre la justice. Le roi d’Écosse envoya une ambassade solennelle à la même assemblée, et ces députés réclamèrent instamment auprès du roi des droits qui appartenaient à leur seigneur le roi d’Écosse, et sur la possession desquels ils prétendaient que ledit roi avait une charte signée de plusieurs seigneurs; mais la décision de cette affaire fut remise à une époque plus éloignée. Vers le même temps, le roi ne pouvant rétablir la paix entre son frère, le comte Richard, et Richard Suard, bannit ledit Richard de son royaume comme transfuge, disant qu'il aimait mieux encourir l'indignation de ce seigneur que celle de son frère. Il éloigna aussi de son conseil (ce dont beaucoup de gens s'étonnèrent) Raoul, fils de Nicolas, sénéchal de son hôtel, et dépouilla de leurs offices quelques-uns de ses ministres. Le roi redemanda aussi d'une manière formelle son sceau royal à l'évêque de Chicester son chancelier, qui avait administré cette charge d'une manière irréprochable, et qui avait tenu ferme dans la cour comme une colonne de vé- (175) rité. Mais ledit chancelier refusa de le faire, voyant que la violence du roi dépassait les bornes de la modération; et il déclara que sous aucun prétexte, il ne remettrait les sceaux, parce qu'il les tenait de l'assemblée générale du royaume; que par conséquent il ne résignerait son office à personne sans l'assentiment de cette même assemblée générale. Vers le même temps, le seigneur empereur envoya des députés au roi pour réclamer une forte somme d'argent que le roi s'était engagé à lui payer en lui donnant sa sœur.

Vers le même temps, une foule de nobles et vaillants hommes des diverses contrées des provinces occidentales, à savoir du Galloway, de l'île qu'on appelle Man, et des pays d'Irlande, se réunirent par les soins d'Hugues de Lascy, dont Alain de Galloway, alors défunt, avait épousé la fille. Cette réunion avait pour but d'agir de concert en faveur du fils bâtard de ce susdit Alain, pour lui rendre le Galloway et casser à main armée ce que le roi d'Écosse avait légitimement établi en partageant cet héritage aux trois filles [du défunt] auxquelles il revenait de droit héréditaire. Cette assemblée audacieuse ayant donc formé le projet d'annuler cette disposition, et de restituer la terre à cedit bâtard, nommé Thomas, ou au fils d'un autre Thomas, frère d'Alain, ou du moins à tout autre descendant [mâle] de cette famille, courut aux armes, embrassa la révolte avec ardeur, et brûla de se soustraire à la domination du roi. Pour que dans cette tentative le succès couronnât plus (176) sûrement leurs espérances, ils conclurent un pacte inouï, en recourant à certaines pratiques superstitieuses, selon l'abominable coutume de leurs ancêtres les plus reculés. En effet, tous ces barbares, ainsi que leurs chefs et leurs magistrats, s'ouvrirent une veine de la poitrine et firent couler le sang dans un grand vase; ils agitèrent ce sang et le mêlèrent, puis se passèrent à la ronde ce sang ainsi mêlé et en burent tous, pour marquer que depuis ce moment ils étaient unis par une alliance indissoluble, et pour ainsi dire consanguine, et qu'ils étaient indivisibles dans les bons comme dans les mauvais succès, jusqu'à exposer leurs têtes. Alors provoquant le roi et le royaume au combat, ils brûlèrent leurs propres habitations et les habitations voisines, pour que le roi, arrivant avec une armée, ne trouvât ni maisons ni provisions; et ils se livrèrent aux rapines et aux incendies, accumulant injures sur injures. Le roi d'Écosse, apprenant cela, réunit des troupes de toutes parts, marcha à leur rencontre, et ayant rangé ses légions en bataille, les attaqua dans un combat en plaine. Le poids de la bataille étant tombé sur les gens du Galloway, ils furent forcés de prendre la fuite; les gens du roi les poursuivant à la pointe de l'épée en tuèrent plusieurs milliers. Quant à ceux qui furent pris vivants par le roi ou par ses compagnons d'armes, ils furent livrés à une mort ignominieuse, sans qu'on voulût accepter aucune rançon. Ceux qui vinrent se rendre à merci, furent enchaînés et détenus sous bonne garde, jusqu'à ce qu'on eût délibéré sur leur sort et décidé ce (177) qu'on ferait d'eux. Or, le roi les priva tous, eux et leur postérité, de leurs héritages et non sans raison. Le roi, joyeux de cette victoire, glorifia le Seigneur Dieu des armées. Puis, guidé par une sage résolution, il donna mission à Roger de Quincy, comte de Winchester, à Jean de Bailleul, et à Guillaume. fils du comte d'Albemarle, de s'unir par mariage aux trois sœurs, c'est-à-dire aux trois filles d'Alain de Galloway, pour posséder pacifiquement, maintenant que les troubles s'étaient apaisés, les terres qui appartenaient à ces héritières. Cette bataille, où la faveur de Mars se déclara pour le roi d'Écosse, eut lieu au mois d'avril.

Guerre civile en France. — Mort de Guillaume d'Albiny. — Siège de la ville de Ceuta. — Trêve. — Prodige. — Le roi Henri III essaie de révoquer quelques-unes de ses concessions. — Des grands du royaume prennent la croix. — Massacre des Juifs. — Présent de l'empereur à Henri III — Sécheresse mémorable. — Pacification des troubles en France. — Cette même année, au moment où le printemps souriait, une foule de seigneurs armés pour les combats se soulevèrent afin de faire la guerre contre le royaume de France. En effet, ils s'indignaient que le royaume des royaumes, c'est-à-dire la France, fut gouverné par la main d'une femme. Les chefs de l'insurrection étaient des hommes graves et fameux, instruits dans l'exercice des armes dès leurs premières années: c'étaient le roi de Navarre, autrement dît le comte de Champagne; le comte (178) de la Marche, le comte de Bretagne et un grand nombre d'autres seigneurs puissants, unis par une alliance et par un serment.

Vers le même temps, Guillaume d'Albiny le vieux, homme plein de jours, chevalier brave et magnanime, orné de toute noblesse, expira la veille des nones de mai, à Offington, son manoir; il laissait pour fils et pour héritier légitime Guillaume, qui tenait de son père en tous points.

Cette même année, les Génois secondés par les Pisans et les Marseillais, ainsi que par le roi d'Aragon, vinrent attaquer à l'improviste une très-forte ville d'Espagne, appelée Ceuta72. Les habitants qui étaient païens et qui depuis longtemps avaient fait éprouver des injures et des dommages aux susdits assiégeants, redoutèrent le grand nombre de leurs ennemis qui venaient les assaillir si soudainement, se soumirent à leur pouvoir, stipulant toutefois un délai et les (179) conditions suivantes, à savoir: que si leur seigneur le roi d'Afrique, qu'on appelle vulgairement Miramolin, ne leur faisait passer des secours efficaces avant trois ans, ils se rendraient eux et toute leur ville librement et sans aucun obstacle; que pendant ce temps, il serait permis au roi d'Aragon et à ses alliés de construire en paix, pendant l'espace de ces trois années, une tour aussi fortifiée qu'ils le voudraient, sur un pont dont les assiégeants s'étaient emparés contre les habitants avant la conclusion de cette paix ou de cette trêve. Ainsi, Cordoue déjà prise, et Ceuta sur le point d'être prise, redoublaient les espérances des chrétiens, tandis que la terreur saisissait les Sarrasins et principalement le roi africain.

Vers le même temps, au mois de mai, non loin de l'abbaye qu'on appelle la Roche, située dans la partie septentrionale de l'Angleterre, apparurent des troupes de chevaliers parfaitement armés, montés sur des chevaux de prix, munis de cuirasses, de casques et des autres armes défensives. Ils semblèrent sortir de terre, puis disparurent engloutis de nouveau par la terre. Pendant plusieurs jours cette vision tint comme fascinés ceux qui en avaient été témoins. Ces chevaliers marchaient en bon ordre; de temps en temps ils se livraient bataille et se chargeaient avec fureur; d'autres fois ils brisaient leurs lances par morceaux et avec grand fracas, comme c'est l'usage dans les tournois. Les habitants les virent, et plutôt de loin que de près, parce qu'ils ne se souvenaient pas d'avoir jamais vu pareille chose Beaucoup soutin- (180) rent que cette apparition devait être regardée comme un présage. En Irlande et dans les pays voisins, cette apparition prit encore plus le caractère de la réalité. Quelquefois ces guerriers semblaient revenir de la bataille, vaincus, traînant après eux leurs chevaux blessés, moulus de coups et sans cavaliers: eux-mêmes paraissaient blessés grièvement et couverts de sang. Ce qu'il y eut de plus surprenant encore, c'est que les traces de leurs pas restèrent empreintes sur la terre, et que là où ils avaient passé, l'herbe était évidemment abattue et foulée: beaucoup de gens en voyant cela se sauvèrent de peur dans les églises ou dans les châteaux, croyant que c'était non point un combat fantastique, mais un vrai combat. Ce fait est venu à notre connaissance par le récit et les assertions très-véridiques du comte de Glocester, qui raconta ce prodige quelques années après, ainsi que par le témoignage de plusieurs autres.

A la même époque, Pierre d'Orival et Étienne de Ségrave, dont nous avons fait mention plus haut, rentrèrent en grâce auprès du roi. Vers le même temps, les seigneurs d'Angleterre se rassemblèrent à Winchester en présence du roi, le sixième jour avant les ides de juin. Là, le roi s'efforça, appuyé sur un bref original du seigneur pape, de révoquer et d'annuler certains droits qu'il avait accordés à quelques-uns avant son mariage; comme s'il n'était pas maître de ses actions sans avoir besoin de l'aveu du seigneur pape: c'est à lui, prétendait-il au contraire, qu'il appartient de conférer les droits de l'é- (181) tat.» Cette conduite causa un grand étonnement et chacun répétait que le roi cherchait plus qu'il ne convenait ou qu'il ne fallait, à soumettre son royaume au joug du pape et à le réduire aux plus dures conditions.

Vers le même temps, le comte Richard, frère du seigneur roi, le comte Gilbert Maréchal, Jean, comte de Chester, le comte de Lincoln, le comte de Salisbury, Gilbert de Lucy le frère dudit Gilbert, Richard Suard et plusieurs autres seigneurs prirent la croix. Dès lors le comte Richard fit couper et vendre ses forêts et aliéna ses richesses par tous les moyens possibles, afin d'amasser de l'argent pour subvenir aux frais de son pèlerinage. Peu de temps après, Simon de Montfort, comte de Leicester, et Pierre d'Orival (à ce qu'on assure), excitèrent à tort la colère du roi contre Richard Suard; en sorte que celui-ci fut pris et détenu sous la garde du roi. Mais il fut bientôt mis en liberté, grâce à cette même légèreté [du roi] [qui la lui avait fait perdre].

Vers les mêmes jours, un grand carnage de juifs eut lieu dans les pays d'outre-mer et principalement en Espagne. Ceux d'en deçà de la mer, craignant pour eux pareil sort, donnèrent de l'argent au roi et firent crier par la voix du héraut, que personne ne songeât à outrager ou à molester aucun juif.

Vers le même temps, le seigneur empereur envoya un magnifique présent au roi d'Angleterre, vers la fête de la translation de saint Benoît; c'étaient dix-huit chevaux de prix et trois mulets chargés de pièces (182) de soie et d'autres dons précieux. Il envoya aussi au comte Richard, frère du roi, quelques chevaux de prix et de bonne race, avec plusieurs autres choses dignes d'envie.

Cet été-là, après cet hiver dont nous avons parlé et qui avait été pluvieux outre mesure, on éprouva une sécheresse continue avec une chaleur presque intolérable qui se prolongea pendant quatre mois et plus. Les marais les plus profonds et les étangs étaient desséchés, les moulins à eau restaient dans un inutile repos; la terre était toute fendue de crevasses. En plusieurs lieux les tuyaux de blé atteignirent à peine la hauteur de deux pieds.

Cette même année, vers le déclin de l'été, les seigneurs qui s'étaient proposé de troubler le royaume de France firent une espèce d'accommodement et rentrèrent en grâce auprès du roi. A la même époque, quelques jeunes gens d'Angleterre, quoique braves et nobles, entraînés par on ne sait quelle funeste pensée, se liguèrent et conçurent l'exécrable projet de dévaster l'Angleterre à main armée, comme des brigands et des voleurs de nuit73. Mais leur conjuration ayant été découverte, le chef de ce complot fut arrêté: c'était un huissier du roi, qui s'appelait Pierre de Buffière. Sur ses dépositions d'autres furent mis en cause. On construisit à Londres, pour les pendre, cette horrible potence qu'on appelle vulgairement gibet. Là furent pendus les deux principaux cou- (183) pables après s'être battus courageusement en duel74. L'un ayant eu la tète fendue, mourut sur le champ du combat et n'en fut pas moins pendu au gibet. L'autre subit son supplice vivant, et il exhala son âme misérable sur ledit gibet, non sans de grandes lamentations de la part de ceux qui assistaient à ce spectacle.

Troubles à Orléans entre les citoyens et les étudiants. — Troubles du même genre à Oxford. — Réclamations du roi d'Écosse. — Mort de Philippe d'Albiny. — Cette même année, vers les jours de la Pentecôte, des dissensions lamentables s'élevèrent dans la ville d'Orléans entre le clergé et les habitants, à l'occasion d'une certaine femme qui animait et soufflait la discorde. La querelle s'envenima au point que quelques écoliers furent tués dans la ville par les habitants. C'étaient des jeunes gens très-illustres et d'une grande naissance. à savoir: le neveu du comte de la Marche, le neveu du comte de Champagne, autrement dit du roi de Navarre, un 75aproche parent du comte de Bretagne, et un autre très-proche parent aussi du noble baron Erkenwad de Burbune75, et beaucoup d'autres encore. Les uns furent noyés dans (184) la Loire, les autres massacrés; ceux qui s'échappèrent se cachèrent à grand'peine dans les cavernes, dans les vignes et dans diverses retraites, et évitèrent ainsi péril de mort. A cette nouvelle, l'évêque de la ville, enflammé du zèle de la justice, sortit d'Orléans, et, après avoir excommunié les malfaiteurs, mit la ville elle-même en interdit. De plus, les seigneurs que je viens de désigner, apprenant le meurtre de leurs parents, entrèrent à main armée dans la ville, et passèrent au fil de l'épée une foule d'habitants sans attendre qu'un jugement fût dressé. Ils massacrèrent aussi sur les chemins, avec leurs épées encore sanglantes, d'autres bourgeois qui revenaient de la foire chargés de ballots et de bagages. Ces désordres ne finirent que quand les deux partis étant entrés en composition et ayant pris le roi pour arbitre, celui-ci eut rendu une ordonnance qui apaisa sagement le tumulte. A la même époque, dans le royaume de France, plusieurs cités avec leurs alentours furent mises sous l'interdit. On comptait parmi elles, Reims, Amiens, Beauvais et quelques autres; cet interdit fut lancé à l'occasion de schismes qui venaient de diverses causes76.

Cette même année aussi, la discorde éclata entre (185) le clergé77 et les habitants d'Oxford. La querelle fut apaisée longtemps après, et non sans peine, par le roi, les seigneurs, les évêques et d'autres personnes respectables, et l'université fut rétablie dans son ancien état. Cette même année, au mois d'août, Jean, évêque de Worcester, et Thomas, évêque de Norwich, sortirent de ce monde. Vers la même époque expira Henri, abbé de Croiland, homme illustre par sa naissance et par sa piété, après avoir gouverné cinquante ans environ son église, qu'il avait presque entièrement renouvelée ainsi que les édifices qui en dépendaient.

Cette même année aussi, le roi, sur le conseil des grands de l'état, se dirigea rapidement vers York pour y apaiser complétement, aidé par les avis des seigneurs, la discorde qui s'était élevée entre lui et le roi d'Écosse Alexandre, discorde qui tendait à devenir une inimitié déclarée. En effet, il paraissait imprudent aux hommes sages qui pesaient les événements futurs dans la balance de la raison, que le royaume d'Angleterre, entouré de toutes parts par les ennemis d'outre-mer, fût déchiré sourdement par une haine intestine. Voici le motif qui, à ce qu'on prétend, fut la cause de cette discorde. Le roi d'Écosse réclamait formellement le Northumberland que le roi Jean lui avait cédé en lui donnant pour épouse sa (186) fille Jeanne, et il affirmait qu'il avait des chartes de cette concession, et qu'il pouvait s'en référer au témoignage de plusieurs évêques et prélats aussi bien que de plusieurs comtes et barons; il ajoutait qu'il était indigne et exécrable que les paroles tombées des lèvres des rois fussent regardées comme vaines, et qu'un pacte convenu entre si nobles personnages fût annulé. Il disait enfin que si on ne lui octroyait de bon gré ce que la raison prouvait évidemment être son droit, il poursuivrait ce droit à la pointe du glaive. Ce qui lui donnait de l'assurance, c'était l'alliance toujours vague et toujours suspecte de Léolin avec le roi d'Angleterre; c'étaient les bons rapports de parenté qui régnaient entre lui et Gilbert Maréchal, qui avait épousé par mariage sa sœur Marguerite, jeune fille accomplie; c'était l'hostilité des gens d'outre-mer qui étaient toujours en embuscade; et par-dessus, sa cause juste et appuyée sur des titres royaux. Enfin, après beaucoup de discussions de part et d'autre, le roi d'Angleterre offrit au roi d’Écosse, pour le bien de la paix et pour qu'il défendit le royaume d'Angleterre, selon son pouvoir, des revenus de quatre-vingts marcs, mais dans une autre partie de l'Angleterre, afin de ne pas dégarnir les frontières de son royaume du côté du nord. Comme cet arrangement, quoique convenant aux deux parties, demandait réflexion et délai pour être terminé, la conférence fut rompue, et tous se retirèrent en paix pour le moment. Vers la même époque, Philippe d'Albiny, noble chevalier, dévoué à Dieu et brave dans les armes, après (187) avoir combattu maintes fois pour Dieu dans son pèlerinage à la Terre-Sainte, expira enfin dans le même pays; et sa mort recommandable lui mérita d'être enseveli saintement dans la Terre-Sainte; ce qu'il avait longtemps désiré pendant sa vie.

Prédication de la croisade. — L'empereur se prépare à attaquer l'Italie. — Réponse de l'empereur au pape. — L'empereur entre en Italie pour s'emparer de Milan. — Résistance des Milanais. — Frédéric est obligé de retourner en Allemagne. — Défaite du duc d'Autriche. — Faits divers. — Vents et inondations mémorables. — Cette même année eut lieu une prédication solennelle tant en Angleterre qu'en France, faite par des frères Prêcheurs et Mineurs et par d'autres fameux clercs théologiens et religieux, d'après un bref original du seigneur pape. Ce bref leur donnait pouvoir d'accorder, à ceux qui prendraient la croix, indulgence plénière pour leurs péchés dont ils seraient repentants et dont ils se seraient sincèrement confessés. Ceux-ci parcourant les cités, les châteaux et les bourgades, déterminèrent un grand nombre de personnes à faire vœu de pèlerinage, en leur promettant de grands secours dans les choses temporelles, par exemple, contre les juifs, relativement aux usures qui ne courraient plus, ainsi que la protection du seigneur pape pour les revenus et pour tous les biens que les croisés auraient pu mettre en gage, à l'effet de subvenir aux frais du voyage. Le seigneur pape envoya ensuite en Angle- (188) terre son familier, frère Thomas, templier, avec un bref original qui lui donnait pouvoir d'absoudre du vœu de pèlerinage ceux des croisés qu'il voudrait et selon qu'il le jugerait à propos, moyennant certaines sommes d'argent, se proposant d'employer plus utilement cet argent pour les intérêts de la Terre-Sainte. Ce que voyant, les croisés s'étonnèrent de l'insatiable cupidité de la cour romaine, et ils conçurent dans leurs âmes une grande indignation de ce que les Romains s'efforçaient, sous tant de prétextes et d'une manière si impudente, de vider les coffres des peuples. Les prédicateurs ajoutaient encore: «Celui qui étant croisé ou ne l'étant pas, ne pourra entreprendre en personne un voyage si pénible et qui s'empressera de donner sur ses biens, au secours de la Terre-Sainte, ce que ses moyens lui permettront de fournir, obtiendra ainsi dans toute sa plénitude l'indulgence susdite.» Mais ces mots excitaient le soupçon dans l'esprit des auditeurs qui se disaient: «Qui de ces gens-là sera pour nous un intendant fidèle?» En effet, le seigneur pape ayant conçu de l'indignation contre un peuple, avait soulevé la guerre, et extorqué des écus, imposé la dîme à tout le monde, ramassé un argent énorme, sous prétexte de défendre l'église. Mais la paix ayant été bientôt conclue, le pape et l'empereur étaient devenus amis; et l'argent n'avait jamais été rendu. Ainsi, de jour en jour, chancelaient la foi et la dévotion de plusieurs.

Vers le même temps, le seigneur [pape] défendit formellement à l'empereur, par des lettres commo- (189) nitoires, d'entrer à main armée dans l'Italie. En effet, l'empereur avait convoqué dans la saison d'été toutes les forces impériales qu'il avait pu, pour dompter les Italiens rebelles, principalement les Milanais. En effet, cette ville était le refuge et le réceptacle de tous les hérétiques Patarins, Luciférains, Publicains, Albigeois ainsi que des usuriers. Or, il paraissait imprudent à l'empereur d'aller secourir la Terre-Sainte en personne, en y conduisant la nombreuse armée de Dieu, et de laisser derrière lui de faux chrétiens, plus méchants que le dernier des Sarrasins. Il s'étonnait de plus, outre mesure, que le seigneur pape fût en quelque façon favorable aux Milanais et parût presque les prendre sous son patronage, lui qui devait être le père des bons et le marteau des impies. Cependant, par respect pour le père des chrétiens, le seigneur empereur répondit au seigneur pape avec modération et sagesse, comme on va le voir:

«L’Italie est mon héritage; cela est notoire à tout l'univers; s'occuper de choses étrangères et négliger ses propres affaires, c'est le propre d'un ambitieux et d'un esprit déréglé, surtout quand l'insolence des Italiens et principalement des Milanais m'a fait éprouver tous les outrages, sans que jamais ils m'aient témoigné en rien la déférence qu'ils me devaient. En outre je suis chrétien, et, tout indigne serviteur du Christ que je suis, j'ai pris les armes pour soumettre les ennemis de la croix. Or, au moment où tant d'hérésies non-seulement pullulent, mais encore poussent comme d'épaisses forêts en Italie, au moment où l'i- (190) vraie commence à étouffer le bon grain dans les cités italiennes et principalement chez les Milanais, passer la mer pour combattre les Sarrasins à main armée et laisser ceux-là impunis, ce serait panser une plaie avec des bandages extérieurs sans en retirer le fer, et se borner à une hideuse cicatrice au lieu d'une complète guérison. Ensuite, je suis seul et je suis homme; mes forces ne suffisent pas pour une si grande œuvre; il me faut de nombreux compagnons pour aller vaincre les incrédules ennemis de la croix qui sont si redoutables par leur nombre et par leur bravoure. En outre, comme on ne peut entreprendre une si pénible expédition sans de grands trésors, et que mes ressources particulières ne suffisent point, je me suis proposé de tourner les richesses de cette contrée au profit et à la vengeance du Dieu crucifié, En effet, l'Italie abonde en armes, en chevaux, en richesses de tout genre: cela est de notoriété universelle.»

Sur cet exposé de motifs si sagement raisonné, le seigneur pape fut obligé de donner son consentement, quoiqu'à regret, afin de ne point paraître s'opposer aux arguments irréfragables de l'empereur. Pour que celui-ci, passant les monts, entrât en Italie selon son dessein, le seigneur pape lui promit d'une manière formelle de le protéger paternellement selon son pouvoir, dans tous les cas où besoin serait. L'empereur, encore plus animé par ces offres de service, rassembla, en vertu d'un édit impérial, la plus forte armée qu'il put et entra en Italie, accompagné d'une nombreuse chevalerie. Les Milanais redoutant, et non (191) sans raison, cette invasion terrible, envoyèrent vers le seigneur pape, lui demandant aide et conseil efficaces. Celui-ci, ayant reçu une grosse somme d'argent et la promesse d'en recevoir plus encore, envoya aux Milanais des subsides et de puissants renforts au détriment de l'empereur; aussi parut-il à plusieurs incroyable ou plutôt invraisemblable que, dans une telle et si urgente nécessité, le pape changeât les sentiments d'un père pour ceux d'un beau-père. Les Milanais étant donc sortis en grande foule, au nombre d'environ cinquante mille hommes d'armes, marchèrent résolument au-devant de l'empereur, avec leur étendard qu'ils appellent Carruca ou Carroccio78, et annonçant qu'ils allaient combattre contre lui. Vers le même temps, un chevalier du royaume d'Angleterre s'était rendu auprès du seigneur empereur, en qualité d'ambassadeur du seigneur roi d'Angleterre: cet homme, qui s'appelait Baudouin (192) de Vère, était chargé d'une négociation secrète qui intéressait tant l'empereur que son seigneur le roi; et c'est lui qui, plus tard, a donné à tous ceux qui l'entendirent des détails certains sur tout ceci. Cependant, l'empereur ayant appris que les Milanais avaient eu assez d'audace pour lever le talon contre lui, soupçonna du premier coup qu'ils se sentaient appuyés dans cet acte hardi par un autre appui que leurs seules forces. Il tint donc conseil dans cette occasion difficile avec les seigneurs de son armée, et il fut décidé par acclamation que tous ceux en général, depuis le premier jusqu'au dernier, qui tenaient pour l'empereur, courraient aux armes sans délai et qu'on marcherait en bataille contre cette populace milanaise sortie de chez elle comme des rats de leurs trous; contre ces rebelles qui n'avaient pas craint de provoquer leur seigneur au combat et d'attirer sur eux les forces impériales. Cette résolution ayant été connue des Milanais, ils se retirèrent un peu. Alors l'un des plus vieux de la ville, au jugement de qui tous s'en rapportaient, rangea ceux qui l'entouraient en forme de cercle et leur dit: «Écoutez, honorables citoyens. L'empereur est près d'ici avec de grandes forces et une armée nombreuse, et l'empereur est notre seigneur au su de tout le monde. Si un conflit lamentable a lieu, il en ressortira pour nous un dommage irréparable; car si nous sommes vainqueurs, nous remporterons une victoire honteuse et sanglante sur notre seigneur après l'avoir attaqué les premiers; si nous sommes vaincus, il dé- (193) truira pour toujours notre nom et celui des nôtres, et celui de notre cité, et nous serons en opprobre à toutes les nations. Puis donc que dans les deux alternatives il y a pour nous déshonneur et danger à faire marcher nos troupes plus avant, je crois que le plus sage parti à prendre est de retourner dans notre ville. Si l'empereur veut nous y prendre par violence, alors il nous sera permis de repousser la force par la force. Si le Seigneur nous accorde, ou de conclure un traité de paix avec l'empereur, ou de l'éloigner de notre territoire, lui et sa nombreuse armée, notre ville sera sauvée et notre réputation restera sans tache.» Les Milanais s'étant rendus à cet avis et ayant agi en conséquence, la chose plut fort à l'empereur; aussi, pour ne pas être accusé de timidité ou de manque de cœur, il les poursuivit, se préparant à les assiéger. Mais pendant que cela se passait, une sédition intestine, fomentée soit par l'église romaine, soit par les ennemis de l'empereur, et conduite par le duc d'Autriche, éclata du côté de l'Allemagne; et bientôt se succédèrent des lettres et des messagers, qui insistèrent auprès de l'empereur sur l'importance de cette révolte, et lui remontrèrent combien, pour l'apaiser, sa présence était urgente. Ayant donc levé le siège qu'il se préparait à entreprendre, l'empereur revint en Allemagne. Les Milanais, à cette nouvelle, s'emparèrent par la force de quelques châteaux que l'empereur avait pris, ainsi que des hommes qu'il y avait mis en garnison, après avoir égorgé les chevaliers et les sergents impériaux (194) qu'ils y trouvèrent. L'empereur l'ayant appris en fui justement indigné, et il fit retomber tout son courroux sur l'auteur de cette calamité. Poursuivant donc le duc d'Autriche, il le dépouilla de ses honneurs, de ses terres, de ses châteaux et de ses villes, lui laissant la vie, non sans peine; en sorte que dans ce moment parut s'accomplir la vengeance qu'avait encourue un duc d'Autriche pour son attentat contre le roi Richard, quand celui-ci revint de la Terre-Sainte; selon ces paroles du prophète: La vengeance que Dieu tire des crimes est terrible, quoique tardive, lui qui visite les péchés des pères dans la troisième et la quatrième génération. Cette même année, vers la fête de saint Michel, le seigneur Baudouin de Vère, chevalier, homme discret, fidèle et éloquent, revint en Angleterre; il rapporta au roi un message impérial, et appuya de son témoignage les détails que nous venons de donner. Vers le même temps, Pierre, évêque de Winchester, revint des pays d'outre-mer, abandonné de ses forces corporelles et accablé d'infirmités. Vers le même temps, c'est-à-dire le lundi suivant, des pluies abondantes tombèrent dans le nord de l'Angleterre; en sorte que les torrents et les marais dépassant leurs bornes ordinaires, occasionnèrent de grands désastres en renversant les ponts, les moulins et toutes les constructions élevées sur leurs rives. Cette même année mourut, le 17 avant les calendes de septembre, Thomas de Blundeville, évêque de Norwich. Vers le même temps, moururent Guillaume de Bleis79, évêque de Worcester, et Henri (195) de Sanford, évêque de Rochester. Thomas, abbé d'Evesham, mourut aussi et eut pour successeur Richard, prieur de Hurle.

Ensuite, le lendemain de saint Martin et dans l'octave de ladite fête, eurent lieu tout à coup et pendant la nuit de terribles inondations de la mer. Un vent furieux s'éleva, les fleuves et la mer débordèrent à la fois d une manière inouïe. Dans les pays maritimes surtout, et dans tous les ports les vaisseaux furent dispersés, les câbles qui retenaient les ancres ayant été rompus; une foule d'hommes furent noyés; les troupeaux de moutons et de gros bétail périrent; les arbres furent déracinés, les maisons submergées, les rivages changés de place. La mer monta en grossissant comme par un flux qui aurait duré deux jours et la nuit intermédiaire: ce qui est inouï; les lois ordinaires du flux et du reflux furent interrompues: ce qu'on attribua à la violence extraordinaire des vents contraires. Les cadavres des noyés étaient rejetés sans sépulture dans des antres marins situés au bord de la mer. A Wisebeche et dans les bourgades voisines, sur les bords et sur les côtes de la mer, un grand nombre d'hommes périrent; en sorte que dans une bourgade très-peu peuplée on enterra lamentablement, en une seule journée, trois cents cadavres environ. La nuit qui précéda la veille de la nativité du Seigneur, un vent épouvantable se fit entendre, mêlé d'éclats de tonnerre et de torrents de pluie; les tours et les édifices furent ébranlés; le ciel, troublé et obscurci par l'orage, rendit les chemins impraticables (196) tant sur terre que sur mer. Ainsi deux fois en cette année, les tempêtes qui s'élevèrent à l'époque des deux équinoxes causèrent en Angleterre d'irréparables dommages. Le Seigneur paraissait donc, en punition des péchés du peuple, avoir affligé ce pays d'une sorte de déluge partiel, afin qu'on trouvât dans ces calamités la confirmation des paroles menaçantes de l'Évangile: «Et il y aura sur la terre oppression des nations, par la confusion du son de la mer et des flots.»

Impôt du trentième de tous les biens meubles en Angleterre. — Comment fut réglée la levée de cet impôt. — L'an du Seigneur 1237, qui, est la vingt et unième année du règne de Henri III, le même roi tint sa cour à Winchester, aux fêtes de Noël. Il envoya aussitôt dans toutes les contrées d'Angleterre, des écrits royaux ordonnant à tous ceux qui dépendaient du royaume d'Angleterre, c'est-à-dire aux archevêques, aux évêques, aux abbés, aux prieurs installés, aux comtes et aux barons, de s'assembler tous sans faute à Londres, pour l'octave de l’Épiphanie, afin de s'y occuper des affaires royales qui intéressaient tout le royaume. Les seigneurs ayant été avertis de cela, obéirent sur-le-champ aux ordres du roi, croyant qu'il s'agissait de quelque message de l'empereur, ou de toute autre affaire importante. Une multitude infinie de seigneurs se rendirent donc à Londres, le jour de saint Hilaire: toute la noblesse du royaume y était. Au moment où ils étaient (197) tous réunis dans le palais royal de Westminster, pour y entendre la volonté du roi, Guillaume de Rale, clerc et familier du seigneur roi, homme discret et habile dans les lois civiles, se leva au milieu de l'assemblée, pour servir d'intermédiaire entre le roi et les seigneurs, et annoncer publiquement les intentions et la volonté du roi. Il dit donc: «Le seigneur roi vous fait savoir que dans tout ce qu'il a fait jusqu'ici, dans ce qu'il fait maintenant, dans ce qu'il fera plus tard, il s'est soumis et se soumettra sans hésiter aux conseils de vous tous, comme de ses hommes féaux et naturels. Cependant ceux qui s'occupant de ses affaires ont été jusqu'ici les gardiens de son trésor, lui ont rendu un compte infidèle de toutes les sommes qu'ils avaient reçues. C'est pourquoi maintenant le seigneur roi, complètement privé d'argent, sans lequel tout roi est réduit à l'impuissance, sollicite de vous, avec force supplications, une aide en argent. Ce subside sera levé selon votre bon plaisir, et selon les dispositions de quelques-uns de vous choisis à cet effet, et sera réservé pour être affecté aux besoins de l'état.» Tous en général, et chacun en particulier, ne s'attendant à rien de semblable, accueillirent ces paroles avec de violents murmures; ils se regardaient les uns les autres et se disaient réciproquement: «Les montagnes sont accouchées; mais c'est d'un rat ridicule.» Ils répondirent avec indignation qu'ils avaient été grevés, tant par engagement que par le paiement de cet engagement, tantôt d'un vingtième, tantôt d'un (198) trentième, tantôt d'un cinquantième; ils assurèrent qu'il était par trop injuste et onéreux d'avoir à souffrir de la légèreté d'un roi si facile à séduire, qui n'avait jamais repoussé ou effrayé aucun des ennemis du royaume, même le plus petit; qui n'avait jamais augmenté, mais au contraire amoindri et abandonné aux étrangers les possessions de l'état; et de permettre qu'il extorquât tant d'argent si souvent, et sous tant de prétextes, à ses hommes naturels, comme à des serfs de dernière classe; et cela pour les appauvrir et enrichir des étrangers. Le roi ayant appris cela, et désirant apaiser ce murmure général, s'engagea, sous serment, à ne plus inquiéter ou molester à l'avenir les seigneurs du royaume, en exigeant d'eux des serments, pourvu qu'on lui accordât et qu'on lui payât bénévolement pour le moment la trentième partie des biens meubles d'Angleterre; parce que peu auparavant son trésor avait été épuisé en grande partie par les sommes qu'il avait payées à l'empereur (à ce qu'il disait) pour le mariage de sa sœur, et par celles qu'il avait dépensées pour son propre mariage. On répondit à cela, sans se gêner pour parler haut, que le roi avait agi ainsi sans le conseil de ses féaux, et que ceux qui avaient été étrangers à la faute ne devaient point en partager la punition. Enfin, les seigneurs se retirèrent dans un lieu séparé afin de tenir conseil pour consentir aux subsides que le roi demandait, et satisfaire à ses exigences, et afin de discuter le taux et la manière d'asseoir l'impôt qu'il exigeait d'eux. (199) Les barons s'étant donc retirés à l'écart, Gilbert Basset s'adressant au roi en pleine assemblée, lui parla avec moins de circonspection qu'il ne convenait: «Monseigneur le roi, lui dit-il, envoyez quelqu'un des vôtres qui assiste à la conférence de ces gens-là, je veux dire de vos barons.» Gilbert était placé, en disant ces mots, à l'un des côtés du roi, et à quelque distance de lui. Richard de Percy, qui avait assisté à la conférence des seigneurs, fut blessé, et non sans raison, des paroles qu'il entendait, et il répondit aussitôt à Gilbert de l'autre côté: «Qu'est cela, ami Gilbert, que dites-vous? Est-ce que nous sommes des étrangers? Est-ce-que nous ne sommes pas au nombre des amis du roi.» De cette manière il fit sentir à Gilbert combien son observation avait été disgracieuse et irréfléchie. Ainsi les discussions s'étant échauffées, l'assemblée fut prorogée pour un délai de quatre jours.

Cependant le roi, grandement troublé et désirant se concilier la faveur de ses barons, promit de s'en remettre désormais, ainsi qu'il l'avait fait précédemment, aux conseils de ses hommes féaux et naturels Quant à ce qu'on disait qu'il cherchait à infirmer, par le moyen d'un bref du souverain pontife, les privilèges qu'il avait octroyés et confirmés par des chartes, le roi assura que cela était faux, et il affirma que si par malheur quelque chose de pareil lui avait été suggéré, il regardait cela comme nul et le révoquait complètement. Il s'engagea en outre, avec un visage serein et de sa volonté spontanée, à observer (200) désormais inviolablement, envers les féaux de son royaume, les libertés de la grande charte. Comme ledit roi ne paraissait pas complètement exempté de la sentence lancée par l'archevêque Étienne, et par tous les évêques d'Angleterre contre tous les violateurs de ladite charte, charte que, séduit par de mauvais conseils, il avait transgressée en partie, il fit renouveler publiquement la susdite sentence contre tous ceux qui s'opposeraient à ladite charte, ou qui la violeraient. Il y fit même insérer cette clause: que si lui-même, guidé par quelque motif de vieux ressentiment, n'observait pas cette charte, il encourrait, comme récidivant, la sentence prononcée. D'où il arriva que cette concession lui concilia d'une manière surprenante les cœurs de tous les assistants. Il fut décidé aussi (ce qui devait sembler dur au roi) qu'il éloignerait sur-le-champ de sa personne les conseillers dont il était entouré présentement, comme gens pervers; et les seigneurs fortifièrent leur parti en faisant entrer dans le conseil du roi quelques-uns d'entre eux, et en lui adjoignant le comte de Warenne, Guillaume de Ferrières et Jean, fils de Geoffroi. Le roi leur fit jurer que des présents d'aucune sorte, ni aucune autre influence ne les ferait dévier de la voie de la vérité, ni ne les empêcherait de donner au roi des conseils sages pour lui et salutaires pour le royaume. Le roi avait déjà fait prêter ce serment à Windsor. A ces conditions, on accorda bénévolement au roi, pour cette fois, la trentième partie de tous les biens meubles du royaume, pour refaire son trésor; sauf toutefois (201) pour chacun son or et son argent, ses chevaux et ses armes, dont nul, dans l'intérêt de l'état, ne pouvait rien distraire. Ce trentième, dans chaque comté, dut être levé exactement dans la forme qui suit: quatre chevaliers dignes de for seront choisis avec un clerc que le roi leur adjoindra dans chaque comté; et ces hommes, ayant juré d'être fidèles, lèveront l'argent de concert avec le clerc du roi. L'argent levé sera déposé dans une abbaye, dans un édifice sacré, ou dans un château, afin que si par hasard le roi veut revenir sur ce qu'il a fait (à Dieu ne plaise que telle chose arrive), on rende à chacun ce qui lui appartiendra, au moyen d'une distribution fidèle. L'archevêque de Cantorbéry, les évêques ses suffragants, et le clergé ayant donné leur consentement les premiers, le trentième des biens meubles du royaume fut accordé au roi, sous ces conditions, et dut être levé sur tous les prélats selon le tènement de leurs baronnies, et sur les chevaliers, dans tout le royaume sans exception. Il fut aussi et maintes fois stipulé comme condition, que dès lors et désormais le roi renoncerait aux conseils des nommes qui n'étaient pas de son royaume, et des étrangers qui avaient coutume d'être les amis d'eux-mêmes et non point du royaume, ainsi que de piller les biens de l'état, et non de les augmenter, et qu'il s'attacherait aux conseils de ses hommes féaux et naturels. Alors l'assemblée fut rompue, non sans que les seigneurs ne murmurassent intérieurement et ne fussent très-indignés de ce qu'ils entraînaient (202) avec tant de peine l'esprit du roi à de bonnes résolutions, et de ce qu'ils le décidaient si difficilement à suivre leurs conseils, tandis que c'était d'eux qu'il tirait tout l'honneur de sa terre. Ensuite chacun retourna chez soi.

Victoire des chrétiens en Espagne. — Léolin, prince de Galles, propose une alliance à Henri III. — Cette même année, les églises furent ouvertes et les prélats entrèrent en fonctions à Cordoue, ville d'Espagne. La grande ville de Cordoue en Espagne avait été prise, comme nous l'avons dit, le mardi de la semaine de Pâques. C'est dans cette ville que naquit Lucain, comme il le dit lui-même: «Cordoue m'a donné le jour.» Or, elle fut prise par Alphonse80, roi très-chrétien de Castille. Cette ville ayant été conquise et consacrée au culte chrétien, la joie fut comblée et fut ajoutée à la joie; je veux parler de la conquête de la grande et opulente île de Majorque, habitée par des païens, et remplie de pirates et de brigands, dont la haine menaçait sans cesse les marchands et les pèlerins, surtout s'ils étaient chrétiens, lorsqu'ils faisaient la traversée entre l'Afrique et l'Espagne: cette île contient trente-deux châteaux. Pour augmenter encore cette allégresse, la grande ville de Burianna et l'inexpugnable château de Péniscola avaient été pris l'année précédente par le roi d'Aragon. Au siège de Péniscola, comme on ne pouvait réussir par la force, (203) on eut recours à la ruse, et on se servit d'un stratagème fort hardi, au moyen de béliers que les païens devaient immoler au jour de leur Pâque81. Ainsi en moins de deux ans la ville de Cordoue, l'île de Majorque, la ville de Burianna, le château de Péniscola furent subjugués; et toutes ces possessions, tombées heureusement aux mains des chrétiens d'Espagne, furent consacrées au service de Dieu et de sa sainte église. Alors nos frères en religion s'armèrent sous ces heureux auspices pour s'emparer de Valence, grande ville de l'Espagne et très-fameuse. Les heureux événements qui venaient de se passer augmentaient leur audace et leur bonne espérance. La ville de Ceuta redoutait pour elle une semblable ruine.

Vers le même temps, Léolin, prince de Galles, fit savoir au roi, par des ambassadeurs solennels, que son âge avancé ne lui permettait plus de s'engager dans des discussions litigieuses ou dans le tumulte des combats dont il n'était plus question pour le moment; qu'il voulait désormais vivre dans la tranquillité d'une paix assurée; qu'il avait résolu de se remettre, lui et tout ce qu'il possédait, sous la puissance et la protection du roi d'Angleterre, de tenir ses terres de lui en bonne foi et amitié, et enfin de conclure une alliance indissoluble; promettant que si le roi allait à une, expédition guerrière, il contribue- (204) rait fidèlement à son succès en lui fournissant, selon ses forces et comme son féal, des secours en chevaliers, en armes et en chevaux, et enfin en argent. Pour confirmer ces bonnes dispositions, les évêques de Héreford et de Chester furent envoyés comme médiateurs, à l'effet d'employer leur zèle pour la conclusion de cette affaire. On assure que la cause de ces négociations était l'impuissance du même Léolin, qui, attaqué d'une paralysie partielle, était en butte aux attaques de son fils Griffin, révolté contre lui. Un grand nombre de seigneurs du pays de Galles accédèrent au traité conclu et le confirmèrent en même temps que Léolin; quelques-uns cependant refusèrent constamment de ratifier ces conventions. Mais la foi des Gallois est un manque de foi; ils n'obéissent pas82, quand ils peuvent ne pas obéir; amis du plus fort, ils poursuivent, selon leur coutume, ceux qui sont occupés ailleurs; vaincus, ou ils fuient ou ils s'humilient. Enfin, on ne doit jamais ajouter créance à de telles gens, selon cette parole du poëte:

«Je redoute les Grecs, même quand ils portent des présents.»

Le philosophe Sénèque a dit de même:

«Il n'y a jamais de sûreté à faire alliance avec un ennemi.»

Mariage de Richard, comte de Glocestcr, sans la volonté du roi. — Insolence des Grecs contre l'église romaine et l'empereur de Constantinople. — Le comte (205) de Bretagne appelé au conseil du pape. — Nouvelles inondations. — Guillaume, élu à Valence, sort d'Angleterre et y revient aussitôt. — Élection de Gaultier de Canteloup à l'évèché de Worcester. — Situation déplorable de l'Angleterre. — Vers le même temps, la colère du roi s'enflamma de nouveau contre Hubert de Bourg, comte de Kent, parce que Richard, comte dé Glocester, enfant qui était encore placé sous la garde du roi, avait épousé Marguerite, fille du comte Hubert, secrètement et sans la permission ou la participation du roi. Car le roi s'était proposé d'unir par mariage ce même jeune homme, c'est-à-dire le comte de Glocester, en le mettant en possession de son comté et de toute sa terre, à une parente83 très-proche de Guillaume, élu à Valence et né en Provence. Toutefois l'indignation du roi s'apaisa enfin, à force d'intercessions, et sur l'assurance que donna Hubert, qu'il avait ignoré tout cela et n'avait contribué en rien à ce mariage, ainsi que sur la promesse qu'il fit de payer au roi une certaine somme d'argent. Cette même année, par les soins du seigneur empereur Frédéric, un autre sénateur de Rome fut nommé. Cette adjonction d'un collègue devait doubler la prudence et la fermeté de l'ancien sénateur, servir à réprimer l'insolence des Romains, et contribuer à ce que la ville pacifiée fût gouvernée plus sûrement et plus librement.

Vers le même temps, l'insolence ordinaire des (206) Grecs s'étant déchaînée tant contre l'église romaine que contre le seigneur empereur de Constantinople, le seigneur pape et toute l'église furent tellement exaspérés, que plusieurs furent d'avis et manifestèrent la volonté de tourner contre les Grecs l'armée des croisés. L'empereur de Constantinople lui-même, pour échapper à la fureur de ses sujets, se retira dans l'Occident, et vint demander aide et conseil à l'église romaine84.

Vers le même temps, le seigneur pape appela le comte de Bretagne dans son conseil, au grand étonnement de plusieurs qui ne pouvaient comprendre qu'il choisit pour traiter ses affaires les plus difficiles, un homme qui était accusé de trahisons de toute espèce. Or, le pape avait choisi ledit comte de préférence comme étant très-habile dans la guerre, très-brave dans les armes, illustre par sa naissance, fréquemment éprouvé dans les combats livrés tant sur terre que sur mer; à l'effet de lui confier en toute assurance le gouvernement et la conduite de (207) l'armée chrétienne, ainsi que la gestion du trésor qui devait fournir aux frais de l'expédition.

Au commencement des calendes de mars, de violentes pluies tombèrent vers la fête de saint Valentin, et rendirent pendant huit jours continus les gués et les chemins impraticables, en faisant déborder les fleuves. Pour faire comprendre cette inondation par des exemples, la Tamise, en Angleterre, et la Seine, en France, grossirent leurs eaux, changèrent des plaines en vastes étangs, et entraînèrent des villages, des ponts et des moulins; en sorte qu'au bout de quinze jours seulement, quand cette masse d'eau se fut écoulée, les rives ordinaires reparurent aux yeux.

Vers le même temps, Guillaume, élu à Valence, et à qui le roi avait remis les rênes de son conseil, voyant que les grands d'Angleterre avaient conçu une violente indignation contre lui à cause de cela, se hâta de retourner dans sa patrie. Quant aux terres et aux métairies fort riches que le roi lui avait données, il les remit à titre de gages sous la main d'Aaron, juif d'York, en se faisant donner en échange neuf cents marcs comptant d'esterlings tout neufs. S'étant donc mis en route avec des coffres pleins d'or, d'argent et de divers joyaux qu'il tenait de la munificence du roi, et accompagné d'un grand train de bêtes de somme et de plusieurs chevaux précieux, il se dirigea vers Douvres, muni d'un sauf-conduit du roi. Ainsi la fourberie avait réussi à faire abandonner au roi d'Angleterre l'exemple du magnifique empereur et du prudent roi de France, qui ne se laissaient pas donner (208) de coup de pied au derrière85 par leurs femmes, ou par les parents de leurs femmes, ou par les compatriotes de leurs femmes. Henri III, sans trésors, se trouvant à sec, et devenu besoigneux, souffrait de tous côtés la dilapidation de son royaume; et même après avoir pris femme, il permettait que ses propres domaines fussent amoindris sous les premiers prétextes venus. C'étaient des étrangers, tantôt poitevins, tantôt allemands, tantôt provençaux, tantôt romains, qu'il engraissait ainsi aux dépens de l'état. Le susdit Guillaume, élu à Valence, arriva donc dans le royaume de France, où, ayant salué le roi et étant allé rendre visite à la reine, sa sœur86, il reçut sans-délai son audience de congé et un sauf-conduit pour se retirer sans dommage. Alors il fit passer et distribua en différents lieux de la Provence les richesses inestimables qu'il avait apportées d'Angleterre sur des chevaux chargés: puis il revint en Angleterre pauvre, maigre et affamé de nouveau. Le roi alla à sa rencontre, se précipita dans ses bras, et lui donna force baisers avec des transports de joie.

Les vénérables évêques de Worcester et de Norwich, de pieuse mémoire, étant allés où va toute créature, les moines de Worcester élurent pour prélat et pour pasteur de leurs âmes maître Gaultier de Canteloup, fils de Guillaume de Canteloup, homme puissant et illustre. Le seigneur pape l'accepta sans diffi- (209) culté, et le consacra évêque. Les moines de Norwich, de leur côté, se choisirent pour prélat leur prieur, homme religieux et discret. Cette élection, quoique faite selon les règles, déplut cependant au roi. Ceux qui s'y opposaient, excipèrent de quelques prétextes ridicules, et elle resta longtemps en suspens, non sans faire soupçonner des intentions blâmables.

Ces temps-là étant venus, le feu de la foi commença à se refroidir tellement, que, presque étouffé sous la cendre, il paraissait à peine donner une étincelle. En effet la simonie s'exerçait sans pudeur. Sous différents prétextes, publiquement et sans crainte, les usuriers extorquaient de l'argent aux gens du peuple et aux plus petits. La charité se mourait; la liberté ecclésiastique était flétrie, la religion avilie et foulée aux pieds; la fille de Sion était devenue comme une courtisane effrontée qui ne sait plus rougir. Chaque jour d'indignes personnages, grossiers et sans instruction, armés de bulles romaines, au mépris des privilèges accordés par nos saints prédécesseurs, ne craignaient point de proférer des menaces brutales et de piller les revenus que nos pieux ancêtres avaient affectés à l'entretien des religieux, au soulagement des pauvres, et à l'hospitalité des pèlerins; et en faisant briller les éclairs redoutables des sentences ecclésiastiques, ils se faisaient livrer sans délai ce qu'ils exigeaient violemment. Si ceux qui souffraient l'injustice ou qu'on dépouillait recouraient au refuge d'appel, ou s'en référaient à leurs privilèges, aussitôt ces gens-là les suspendaient, et les faisaient excommunier par quelque (210) autre prélat, sur un bref obligatoire du pape. Ainsi ils dépouillaient les simples, non par la prière, non selon les règles canoniques, mais par des extorsions impérieuses: selon cette parole du poëte:

Le puissant supplie l'épée nue...

Il s'ensuivit que là où des clercs nobles et généreux, gardiens et patrons des églises, avaient coutume de répandre leurs bienfaits dans les pays soumis à leur juridiction, accueillant avec libéralité et opulence les voyageurs et les pauvres; là même des individus abjects, gens sans mœurs, pleins de fourberie, procurateurs et fermiers des Romains, fauchaient pour ainsi dire sur la terre tout ce qui était précieux et utile, et faisaient passer le fruit de leurs vols à leurs maîtres, qui, dans des contrées lointaines, vivaient au milieu des délices avec le patrimoine du Dieu crucifié, et s'enorgueillissaient du bien d'autrui. Il fallait voir la douleur profonde dont les cœurs étaient saisis, les larmes qui arrosaient les joues des saints; on n'entendait qu'un concert de plaintes et de soupirs. Chacun répétait avec des sanglots à briser la poitrine: «Nous préférerions être morts que de voir les malheurs qui accablent notre nation et les saints. Malheur à toi, Angleterre, jadis la reine des provinces, la maîtresse des nations, le miroir de l'église, le modèle de la religion, et aujourd'hui asservie sous un tribut. Des hommes indignes t'ont foulée aux pieds, et tu as été livrée en proie à des misérables!» Mais l'Angleterre devait attribuer ces fléaux à ses (211) excès de toutes sortes, et reconnaître la main de celui dont la colère permet le règne de l'hypocrite et la domination du tyran pour punir les péchés des hommes.

Mort de Jean de Brienne. — Mort de frère Jourdain. — De Richard II, évêque de Durham. — L'empereur quitte l'Italie. — Il convoque tous les princes chrétiens à Vaucouleurs. — Faits divers. — Cette même année, fut enlevé du milieu des hommes l'illustre Jean de Brienne, d'immortelle mémoire, jadis roi de Jérusalem, et qui avait presque rétabli l'empire grec dans son ancienne splendeur87. Ce prince (212) aurait terminé une vie tranquille et fortunée dans le sein de la gloire, s'il ne se fût attiré l'inimitié du grand Frédéric, empereur d'Allemagne. Vers la fin de l'hiver, et au commencement du printemps, tandis que frère Jourdain, prieur de l'ordre des Prêcheurs, homme d'une sainteté parfaite et prédicateur remarquable, côtoyait sur un vaisseau les pays des Barbares du midi, afin de gagner leurs âmes à Dieu en leur prêchant sa parole, une tempête s'éleva tout à coup, et il se noya. Cependant, grâce aux soins de quelques-uns des naufragés que leur bonne fortune avait fait échapper à la mort, on parvint, non sans peine et non sans danger, à rapporter son corps à terre, et on lui donna une honorable sépulture, comme il convenait. Au moment où ses compagnons déposaient le saint homme en terre, ils sentirent un parfum surprenant qui s'exhalait tant de ses vêtements que de son corps; en sorte que leurs mains restèrent longtemps imprégnées d'une odeur aromatique. Vers le même temps fut canonisé et inscrit au catalogue des saints saint Dominique, frère de l'ordre des Prêcheurs.

Vers le même temps, c'est-à-dire le dix-septième jour avant les calendes de mai, mourut Richard II, de pieuse mémoire, évêque de Durham, homme d'une sainteté parfaite et d'une science profonde; (213) après avoir noblement gouverné trois églises épiscopales, à savoir: celle de Chicester, celle de Salisbury, et enfin celle de Durham qu'il administra heureusement et qu'il libéra de l'énorme dette dont elle avait été grevée par Richard Ier du Marais, prédécesseur dudit évêque. Or, la somme que le susdit évêque Richard II paya pour acquitter cette dette, s'éleva, dit-on, à plus de quarante mille marcs. Un de ses titres aussi à une gloire immortelle, c'est qu'il transporta dans un lieu convenable l'église de Salisbury, située précédemment dans un fond aride et dans le voisinage du château du comte. Aidé par des ouvriers fameux qu'il avait fait venir de contrées lointaines, il assit la nouvelle église sur une large base et en posa lui-même la première pierre. Pour contribuer à cette entreprise, non-seulement l'évêque, mais encore le roi, et avec eux beaucoup de seigneurs, tendirent une main secourable-. Ce qui fit dire à quelqu'un:

Le roi donne l'argent, le prélat ses conseils, les ouvriers leur peine; il faut le concours de ces trois choses pour que l'ouvrage s'achève88.

En outre, il fonda la maison des religieuses de Tharento et il la donna à la reine; ce fut là qu'elle choisit le lieu de sa sépulture89. Lorsqu'approcha le moment où son âme allait se séparer de son corps, l'évêque voyant que l'heure était venue où il allait pas- (214) ser de ce monde, fit assembler le peuple, lui parla et lui annonça que sa mort était proche. Le lendemain, la maladie s'aggravant, il fit encore assembler le peuple et lui parla de nouveau, disant adieu à tout le monde et demandant pardon s'il avait offensé quelqu'un. Le troisième jour, ayant convoqué sa famille et ceux principalement envers qui il était tenu par les liens du patronage, il leur distribua ce qu'il croyait devoir raisonnablement leur distribuer, à chacun selon son mérite. Il régla tout et fit ses dernières dispositions avec toute sa présence d'esprit, salua séparément ses amis, récita complies vers le soir, et s'endormit heureusement dans le Seigneur, au moment où il récitait ce verset: «Pour moi, je dormirai en paix et je jouirai d'un parfait repos.» Alors les moines de Durham ayant invoqué le secours d'en haut, élurent pour leur évêque et pour pasteur de leurs âmes, leur prieur, maître Thomas, homme religieux et discret.

Vers le même temps, le seigneur empereur Frédéric, voyant que la malice de ses envieux l'avait rappelé en Allemagne en le faisant renoncer à son projet et qu'il lui avait fallu, à sa honte, lever le siège de Milan et abandonner cette ville, chercha quels étaient ceux qui avaient fait naître cet obstacle; et ayant trouvé que c'était le duc d'Autriche qui avait soulevé une guerre intestine en Allemagne et qui avait été cause que lui l'empereur avait dû renoncer à son projet, il l'attaqua à main armée et le dépouilla de ses terres, de ses honneurs et de ses trésors.

(215) Cette même année, le seigneur empereur Frédéric convoqua, par des messagers solennels et par des lettres impériales, tous les grands princes de l'univers chrétien, leur recommandant de se trouver tous réunis pour la nativité de saint Jean-Baptiste à Vaucouleurs, ville qui est située sur la limite de l'empire et du royaume de France; à l'effet d'y traiter des affaires importantes qui concernaient tant l'empire que les autres royaumes. Le roi de France, ayant réuni une nombreuse armée pour assister à cette entrevue qui lui paraissait suspecte, se hâta de s'y rendre au terme et à l'époque qui avaient été fixés aux autres princes, et il donna ainsi un exemple effrayant et funeste, en venant traiter de la paix avec un appareil militaire, comme s'il s'agissait de dompter des ennemis. Le roi d'Angleterre, s'étant excusé par des raisons valables de paraître à cette assemblée en personne, envoya à sa place quelques-uns des premiers de son royaume pour traiter de la paix; à savoir: Richard, comte de Cornouailles, son frère, avec quelques autres seigneurs propres à diriger les délibérations d'une si noble assemblée, sous la conduite du vénérable archevêque d'York, de l'évêque d'Ély, et de quelques autres dignes de foi, choisis à cet effet. L'évêque de Winchester, quoiqu'il eût été choisi et choisi de préférence pour s'y rendre, refusa absolument d'y aller, et il donna pour cause de son refus des motifs qui ne paraissaient pas dénués de fondement: «Mon seigneur le roi, dit-il, vous avez porté dernièrement contre moi, devant le seigneur empe- (216) reur, de graves accusations, en disant que j'avais troublé l'état en même temps que les grands de l'état. Si en cela vous avez agi justement ou injustement, Dieu le sait: quant à moi, je crois ma conscience pure en tous points. Or, si maintenant vos paroles que je serais chargé de transmettre ou qui seraient déposées confidentiellement dans vos lettres me déclaraient votre familier et votre féal, tandis que vous avez annoncé tout le contraire, l'empereur nous accuserait, vous et moi, d'inconséquence; et cela noircirait trop votre réputation, ce qu'à Dieu ne plaise. Donc, comme il ne pourrait en résulter que déshonneur évident pour vous, je n'irai là en aucune façon.» Cette réponse faite en présence de plusieurs personnes l'excusa suffisamment. Mais au moment où tout était disposé, et où chacun se préparait à se mettre en route pour passer la mer, voici que se présentèrent des messagers avec des lettres de l'empereur qui disaient que pour le moment il ne pouvait accomplir ce qu'il s'était proposé de faire, mais que l'année prochaine, à la nativité de saint Jean, il achèverait par la grâce de Dieu, ce qu'il lui était impossible de terminer actuellement. Cette même année, l'évêque d'Ardfert consacra le saint chrême dans l'église de Saint-Albans, le jour de la cène. Vers le même temps, le comte de Chester Jean, surnommé l’Écossais, expira à l'époque de la Pentecôte, ayant été empoisonné par les artifices de sa femme fille de Léolin. L'évêque de Lincoln sur lequel fut essayé un attentat de même nature ne fui rappelé (217) qu'à grand' peine des portes de la mort. Cette même année, pendant la semaine qui précéda la Petecôte, dans le Chilterne90, non loin de la bourgade qu'on appelle Hicche, il tomba une grêle dont la grosseur paraissait excéder celle des pommes de bois, et qui tua même des moutons. Cette grêle fut suivie par de longues pluies.

Arrivée en Angleterre du légat Othon. — Lettre au pape du frère Philippe, de l'ordre des Prêcheurs. — Détails sur les jacobites d'Orient. — Vers le même temps, à l'époque de la fête des apôtres Pierre et Paul, le seigneur Othon, cardinal-diacre de Saint-Nicolas en prison Tullienne91, vint en Angleterre, sur la demande du roi, sans qu'on sût pourquoi, et sans que les seigneurs du royaume eussent connaissance de sa venue. Aussi plusieurs en conçurent une grande indignation contre le roi et disaient: «Le roi viole toutes choses, droits, bonne foi, promesses; (218) il transgresse la justice en tous points. Dernièrement il s'est uni par mariage à une étrangère, sans prendre conseil de ses amis et de ses hommes naturels; aujourd'hui il appelle en secret un légat qui doit bouleverser tout le royaume; tantôt il donne ce qui lui appartient, tantôt il cherche à reprendre ce qu'il a donné.» Ainsi de jour en jour, selon la parole de l'Évangile, le royaume se divisant et se désunissant en soi, était désolé outre mesure. On assure aussi que l'archevêque de Cantorbéry Edmond, réprimanda le roi sur sa conduite, et lui reprocha surtout d'avoir appelé le légat, quoiqu'il sût bien que cette mesure ne pouvait manquer de compromettre sa dignité et d'être fort désavantageuse au royaume. Mais le roi, méprisant cet avis aussi bien que celui de ses autres amis, ne voulut en aucune façon revenir sur ce qu'il s'était proposé de faire. Le susdit légat arriva donc en grand appareil et avec un grand cortège. Les évêques et les clercs les plus fameux allèrent à sa rencontre jusqu'au bord de la mer; quelques-uns même se mirent sur des bateaux pour le joindre plus tôt; tous applaudissaient et lui apportaient d'inestimables présents. A Paris, quand on alla à sa rencontre, on lui offrit, de la part des divers évêques, des pièces d'écarlate et des vases précieux. Cet empressement excita à juste titre le blâme de plusieurs, tant à cause du présent en lui-même, que par la nature du présent; car le choix de l'étoffe et de la couleur semblait approuver pleinement le ministère et la venue du légat. Or, à son arrivée, il commença par djstri- (219) buer largement les églises vacantes à ceux qu'il avait amenés avec lui, dignes ou indignes. Le roi fut son conducteur officieux jusque dans l'intérieur du royaume. Les évêques marchèrent au-devant de lui ainsi que les abbés et les autres prélats des églises. Ils le reçurent avec toutes sortes d'honneurs et de respecte, en procession, au sou des cloches, avec des présents précieux, comme il convenait et plus même qu'il ne convenait.

Cette même année, une joyeuse nouvelle arriva de la Terre-Sainte. Le bruit se répandit qu'un puissant chef des hérétiques d'Orient ayant renoncé à sa superstition et à son erreur, et touché par l'Esprit-Saint, s'était converti à la religion chrétienne, grâce aux instances, aux prédications et aux exhortations assidues de frère Philippe, prieur de l'ordre des Prêcheurs dans la Terre-Sainte. Ce dernier eu donna sans délai connaissance au seigneur pape et à frère Godefroi, pénitencier du seigneur pape, pour réjouir leurs cœurs par cette joyeuse nouvelle. Alors frère Godefroi lui-même, notifiant la chose aux prieurs de l'ordre des Prêcheurs établis en France et en Angleterre, leur écrivit en ces termes: «A ses vénérables pères eu Jésus-Christ, les prieurs de l'ordre des Frères Prêcheurs de France et d'Angleterre, à qui ces lettres parviendront, frère Godefroi, pénitencier du seigneur pape, salut et joie dans l'Esprit-Saint. Sachez que le seigneur pape a reçu des lettres de frère Philippe, provincial de votre ordre en Terre-Sainte, qui sont ainsi conçues:

(220) «A son très-saint père et seigneur Grégoire, souverain pontife par la vocation divine, frère Philippe, prieur inutile des frères prêcheurs, obéissance dévouée et due en toutes choses. Béni soit Dieu, le père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, lui qui de notre temps, saint père, a ramené par sa clémence vers le bon pasteur des brebis depuis si longtemps égarées. De nos jours, en effet, il a fait naître l'année de sa bienveillance, et il a commencé à remplir ses champs de fruits abondants; puisqu'il a rappelé à votre obédience et à l'unité de notre sainte mère l'église des nations qui depuis longues années en étaient séparées. Le patriarche des Jacobites orientaux, homme vénérable par sa science, ses mœurs92 et son âge, est venu cette année adorer Dieu dans Jérusalem avec un grand cortège d'archevêques, d'évêques et même de moines de sa nation. Nous lui avons exposé lu parole de la foi catholique, et nous sommes parvenu, grâce à la coopération divine, à lui faire promettre et jurer obéissance à la sainte église romaine, ainsi qu'à obtenir de lui l'abjuration (221) de toute hérésie, le dimanche des Rameaux, à la procession solennelle qui a lieu ordinairement ce jour-là et où l'on descend du mont des Oliviers pour entrer à Jérusalem. Et il nous a remis sa profession de foi comme témoignage éternel, en langue chaldéenne et arabe. De plus, il a pris notre habit en s'en retournant. Ce patriarche gouverne les Chaldéens, les Mèdes, les Persans et les Arméniens, dont les pays viennent d'être dévastés en grande partie par les Tartares; et dans les autres royaumes sa juridiction s'étend si loin que soixante-dix provinces lui obéissent. Ces provinces sont habitées par une foule innombrable de chrétiens qui sont serfs et tributaires des Sarrasins, à l'exception des moines que ceux-ci laissent libres de tout tribut. Deux archevêques, l'un jacobite d’Égypte et l'autre nestorien93 d'Orient, se sont convertis (222) de la même manière. Leurs diocèses et leurs juridictions s'étendent sur ceux qui demeurent en Syrie et en Phénicie. Nous nous sommes aussi hâté d'envoyer quatre frères en Arménie pour apprendre la langue du pays, en ayant été prié instamment par le roi et les barons. Quant à un autre prélat qui est le chef de tous ceux que l'hérésie nestorienne a séparés de l'église (et sa juridiction comprend la grande Inde, le royaume du Prêtre-Jean et d'autres royaumes plus rapprochés de l'Orient), nous avons déjà reçu plusieurs lettres qui nous instruisent qu'il a annoncé vouloir se soumettre et rentrer dans le giron de l'unité ecclésiastique, promesse qu'il a faite à frère Guillaume de Montferrat qui a demeuré quelque temps auprès de lui avec deux autres frères sachant la langue du pays. Nous avons envoyé encore des frères dans l’Égypte vers le patriarche des jacobites égyptiens dont les erreurs sont beaucoup plus graves que celles des jacobites orientaux, puisqu'ils ont ajouté à leurs autres erreurs la circoncision selon l'usage des Sarrasins; et nous avons reçu de lui semblable assurance qu'il voulait rentrer dans l'unité 1le l'église. Déjà même il a fait cesser plusieurs de ses erreurs et a défendu la circoncision parmi ceux qui lui sont soumis. Il commande à la petite Inde, à l’Éthiopie et à la Libye, ainsi qu'à l'Égypte. Mais les Éthiopiens et les Libyens94 ne sont pas soumis aux (223) Sarrasins. Il y a déjà longtemps que les Maronites95, qui habitent dans le Liban, sont revenus et persévèrent dans l'obéissance de l'église. Quand toutes les nations susdites se rendent à la doctrine de la Trinité et à nos prédications, les Grecs seuls persévèrent dans leur malice, eux qui partout, soit secrètement soit ouvertement, cherchent à nuire à l'église romaine; ils prodiguent le blasphème à tous nos sacrements, et ils appellent mauvaise et hérétique toute secte étrangère à la leur. C'est pourquoi voyant que la porte était si largement ouverte pour laisser entrer la vérité de l’Évangile, nous nous sommes adonné à l'étude de la langue de ces nations, et ajoutant un nouveau travail aux anciens travaux, nous avons introduit l'étude de ces langues dans chacun des couvents. Déjà nos frères, par la grâce de Dieu, parlent et (224) prêchent dans ces langues nouvelles et principalement dans la langue arabe, qui est la plus commune chez ces nations. Mais hélas! le Seigneur, du fond de l'abîme de ses jugements, a mêlé d'amertume la grande joie et l'allégresse spirituelle que nous ressentions de la conversion des infidèles, par la mort du maître de notre ordre. Sa mort toutefois s'est tournée en vie pour les infidèles: car, ainsi que nous le tenons de plusieurs personnes qui ont été témoins oculaires, il paraît que tant de miracles éclatent sur son tombeau, que tout mort qu'il est, il prêche beaucoup plus efficacement par ses miracles qu'il ne prêchait vivant par ses paroles. Mais que Dieu soit béni en toutes choses. C'est ce qui a fait que nous avons envoyé trois de nos frères Prêcheurs aux Sarrasins pour ne pas paraître manquer à la grâce de Dieu. C'est à vous donc qu'il appartient maintenant, saint père, de pourvoir à la prospérité et à la paix de ceux qui reviennent dans le sein de l'église, de peur que s'ils tombaient par malheur des bras de leur nourrice, on ne les vît boiter des deux pieds plus douloureusement qu'auparavant. En effet, quelques-uns d'entre eux ont déjà plus à lutter contre ceux qui leur sont soumis. Je n'ose pas occuper votre attention par de plus longues paroles. Les frères, porteurs des présentes, pourront vous donner de plus amples détails sur ce qui manque à ma lettre. Avec le maître de notre ordre sont morts deux de ses compagnons, à savoir: frère Gérald, clerc, et frère Juan, convers. A toi, Jésus-Christ, louange et gloire, actions de grâces, (225) honneur, vertu et force dans le siècle îles siècles. Ainsi soit-il. Portez-vous bien.» Le néophyte96 dont il est question ici fit tout cela par crainte des Tartares, dont il redoutait les attaques. N'ayant pu obtenir le secours de Mahomet et de ceux dont il avait espéré avoir le patronage, il eut recours au sacrement des chrétiens, et il reçut d'eux sans délai des secours efficaces; mais à l'époque de sa prospérité, il se trouva forcé par les grands de sa nation à abandonner honteusement la foi catholique.

Hérésie des Nestoriens. — Leurs pratiques religieuses. — Puisqu'il a été fait plus haut mention des nestoriens97, nous avons jugé à propos d'insérer leur superstition dans ce livre. Il y a dans les pays d'Orient des nations barbares, qui diffèrent en beaucoup (226) de points des Grecs et des Latins. Un grand nombre de ces schismatiques sont appelés jacobites, d'un certain Jacob, leur maître, qui était disciple d'un patriarche d'Alexandrie. Ces jacobites, excommuniés depuis fort longtemps par le patriarche de Constantinople, Dioscore, et séquestrés de l'église grecque, habitent la majeure partie de l'Asie et toutes les contrées d'Orient. Quelques-uns vivent au milieu des Sarrasins; d'autres occupent, sans aucun contact avec les infidèles, les pays qui leur appartiennent en propre, tels que la Nubie, qui touche à l'Égypte, une grande partie de l’Éthiopie, et toutes les régions jusqu'à l'Inde, régions qui contiennent, à ce qu'on assure, plus de quarante royaumes. Tous ces chrétiens furent convertis à la foi chrétienne par le bienheureux Matthieu, apôtre, et par d'autres hommes apostoliques. Mais dans la suite, l'ennemi du genre humain ayant semé la zizanie, le voile d'une lamentable et misérable erreur s'appesantit pendant fort longtemps sur leurs yeux; et ils circoncisent en grande partie leurs petits enfants des deux sexes, à la manière des Sarrasins. Mais ils n'ont point la sagesse de faire attention que la grâce du baptême, étant survenue, a rendu inutile la circoncision de la chair; de même que, quand les fruits arrivent, les fleurs se flétrissent et tombent. C'est ce qui a fait dire au bienheureux apôtre, dans son épitre aux Galates: «Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien.» Et plus bas: «Et de plus je déclare à tout homme qui se fera circoncire, qu'il est obligé de garder toute (227) la loi. — Vous qui voulez être justifiés par la loi, vous n'avez plus de part à Jésus-Christ, vous êtes déchus de la grâce98.» Une autre erreur des jacobites, et qui n'est point moins grave que la. précédente, c'est qu'ils font la confession de leurs péchés, non point à des prêtres, mais à Dieu seul au fond du cœur; plaçant auprès deux l'encens sur le feu, comme si leurs péchés devaient monter avec la fumée devant la face du Seigneur. Ils errent, les malheureux, ne comprenant pas les Écritures, et ils périssent faute d'instructions, cachant leurs blessures aux médecins spirituels, à qui il appartient de distinguer entre la lèpre et les lèpres, de peser les circonstances des péchés, d'infliger les pénitences, de lier et de délier d'après les clefs qui leur ont été confiées, et de prier spécialement pour ceux qui se confessent à eux. Aussi le Seigneur a dit aux lépreux dans l'Évangile: «Montrez-vous aux prêtres.» Et saint Jacques: «Confessez vos fautes l'un à l'autre.» Et Salomon: «Mon fils, ne soyez pas humilié de confesser vos péchés.»Dans l'Ancien Testament le prêtre confessait les péchés du peuple sur la tète du bouc émissaire; mais comment les confessait-il, s'il ne les avait pas connus précédemment, si on ne les lui eût pas avoués? Dans un autre endroit du Nouveau Testament, Paul dit aux Romains: «Il faut croire de cœur pour être justifié, et il faut se confesser de bouche pour être sauvé.» Et nous lisons de saint Jean (228) Baptiste: Les hommes étaient baptisés par lui en confessant leurs péchés.» En effet, la rougeur, l'anxiété de la honte, et l'humilité de ceux qui se confessent, forment la plus grande partie de la pénitence; ceux-là, au contraire, sont plus enclins à pécher, qui ne découvrant ni ne révèlent aux hommes leurs turpitudes, tandis qu'il est cependant écrit: «Celui qui cache ses péchés ne sera point relevé; mais celui qui aura failli et qui se sera confessé, obtiendra miséricorde.» Une troisième erreur des susdits jacobites ou jacobins, et qui dénote une ignorance crasse et des ténèbres pour ainsi dire palpables, c'est qu'ils brûlent et marquent (un grand nombre du moins) avec un fer chaud le front de leurs enfants qui ne sont pas encore baptisés, et y impriment une cicatrice. D'autres marquent leurs enfants en forme de croix, soit sur les deux joues, soit sur les tempes, prétendant ainsi, mais à tort, opérer un sacrifice expiatoire par le feu matériel, parce qu'il est écrit dans l'Évangile du bienheureux Matthieu, que le bienheureux Jean-Baptiste a dit du Christ: «Il vous baptisera lui-même dans l'Esprit Saint et dans le feu.» Mais n'est-il pas évident pour tous les fidèles que la rémission des péchés doit avoir lieu dans le feu spirituel, c'est-à-dire dans l'Esprit-Saint, et non dans le feu visible. C'est pourquoi le Seigneur réprimande fréquemment par la voix des prophètes les fils d'Israël, et leur adresse de terribles menaces, parce que, selon la coutume des gentils, ils faisaient passer leurs enfants à travers les flammes. Le Seigneur dit dans (229) le Deutéronome par la voix de son prophète Moïse: «Prenez garde de vouloir imiter les abominations de ces nations, de peur qu'on ne trouve parmi vous quelqu'un qui purifie son fils ou sa fille en les faisant passer par le feu.» Il est constant pour tous les chrétiens que ni Notre-Seigneur, ni ses apôtres, ni aucun des saints Pères, n'ont maintenu une pareille coutume dans l'église, ni n'ont recommandé que de si cruelles cérémonies eussent lieu. Il est vrai que nous avons vu ces marques sur les bras de ces schismatiques, tant jacobins que Syriens, qui habitaient au milieu des Sarrasins; mais ils ne se faisaient imprimer ce signe de la croix que pour se distinguer des païens, et par respect pour la sainte croix. Or, comme nous demandions avec curiosité aux Grecs et aux Syriens pourquoi ils détestaient les jacobites, et s'abstenaient de communiquer avec eux, ils nous répondirent que la principale cause de leur éloignement venait de ce que les jacobites étaient tombés dans une hérésie condamnée et détestable, assurant qu'il n'y avait dans le Christ qu'une seule nature, comme il n'y avait qu'une seule personne. En effet, les hérétiques de cette sorte ont été excommuniés et condamnés au concile de Chalcédoine. Les uns affirment, à grand tort, que le Christ, après avoir revêtu l'humanité, n'existait pas sous les deux natures, mais que la nature divine seulement était permanente en lui. Cette erreur avait été introduite par Eutychès, abbé de Constantinople99; les autres prétendaient que (230) les deux natures ne formaient dans le Christ qu'une seule nature. Certains évêques d'Alexandrie, à savoir Théodius et Galanus, furent les auteurs de cette dernière erreur100. Or, il est constant que, selon la nature humaine, Notre-Seigneur Jésus-Christ a eu faim, a eu soif, et a supporté les autres besoins de l'homme, qu'il a même souffert la mort sur la croix; et que, selon la nature divine, il a ressuscité les morts, et a opéré d'autres miracles, d'après ce qu'il a dit de lui-même: «Avant qu'Abraham fût, j'étais.» Et: «Je suis le principe, moi qui vous parle.» Et: «Moi et mon père ne sommes qu'un.» Selon la nature humaine, il a dit: «Mon père est plus grand que (231) moi.» Et plus loin: «Transportez ce calice loin de moi. Néanmoins que votre volonté s'accomplisse et non pas la mienne.» Un jour que je demandais avec curiosité aux susdits jacobites s'ils affirmaient qu'il n'y eût dans le Christ qu'une seule nature, Ceux-ci le nièrent, craignant peut-être d'être réfutés, ou par je ne sais quel autre motif. Comme on leur demandait pourquoi ils se signaient d'un seul doigt, ils répondirent que c'était parce qu'il n'y avait qu'une seule essence divine. Quand ils se signaient sur trois parties du corps, ils marquaient ainsi la trinité; quand ils voulaient marquer à la fois la sainte Trinité et l'unité d'essence, ils se signaient sur quatre points du corps en forme de croix. Or, les Grecs et les Syriens leur objectaient qu'ils se signaient seulement d'un doigt pour marquer l'unité d'essence qu'ils prétendaient être dans le Christ. Quelques-uns de ces jacobites se servent de l'écriture chaldéenne, les autres de l'écriture arabe, qu'on appelle aussi sarrasine. Leurs laïques, selon les diverses nations et les diverses provinces, font usage de divers idiomes, et ne comprennent pas communément la langue dont leurs clercs se servent dans les divines Écritures. En effet, quoique la masse du peuple se serve de la langue sarrasine, la langue des clercs ne représente pas l'idiome vulgaire des Sarrasins, mais un certain idiome particulier, qui ne peut être compris que par les lettrés101.

suite

 

(42 Au mois de décembre 1220.

(43) Probablement le comte de Toulouse. Si l'on n'admet pas cette correction, il faut imputer à Matt. Pâris une étrange erreur, car il semble distinguer ici deux personnages, le comte de Champagne et le roi de Navarre; tandis qu'il s'agit seulement de Thibaut IV qui, à la mort de Sanche VII, son oncle maternel, avait joint le royaume de Navarre à son comté de Champagne (1234). Il offrit avec empressement de guider la future reine d'Angleterre à travers les provinces françaises, et il était alors disposé à rompre avec la cour de France.

(44) ln portu Sandwici. On serait tenté, au premier abord, de traduire par Sandwich; mais il suffit du plus léger examen pour se convaincre, dans l'impossibilité matérielle du fait, qu'il y a 1ci transposition de syllabes: Wic-sant, Wissant. Ce port célèbre et important jusqu'à la prise de Calais par les Anglais, était plus rapproché d'environ une lieue et demie des côtes d'Angleterre, et était ordinairement choisi par les passagers. On est fondé à y voir le fameux Icius Portus de César. (Consulter la vingt-sixième dissertation de Ducange sur l'Histoire de saint Louis.)

(45) En effet, il était d'usage de porter trois glaives au couronnement des rois d'Angleterre. L'un était le curtaine ou curtein, dont la pointe et le tranchant étaient émoussés en signe de la miséricorde que les rois doivent déployer envers leurs sujets. (Gloss. du texte.)

(46) Sicut barones omnes in sui creatione fundamentum in civitate Londinensi, unde quilibet eorum, etc. Le sens est obscur et la phrase incomplète. On doit y ajouter le verbe habuerant ou un mot semblable. Camden (page 121) assure que le titre de baron fut introduit pour la première fois en Angleterre par Guillaume-le-Conquérant: or on peut supposer que l'ordonnance, qui enrôla sous le titre de Baron quiconque soit séculier soit ecclésiastique possédait treize fiefs militaires, fut datée de Londres. En effet d'après la phrase qui suit nous ne pensons pas qu'il s'agisse ici des bourgeois de Londres qui se qualifiaient de Barons et dont l'exemple était imité par Winchester, Warwick et les cinq ports. (Voy. la note de la page 3 du troisième volume et la suite du texte.)

(47) On entendait par là le droit de rester quarante jours dans la maison après la mort du mari.

(48) Ad valorem. Probablement jusqu'à la vakeur du revenu.

(49) Feoffare, fieffer dans la loi anglaise, signifiait faire une donation pure, sous foi simple. (Harris cité dans le dict. de Trévoux.) Cette donation qui devait être stipulée par un acte écrit, entraînait possession pour le donataire et ses héritiers à tout jamais, aussitôt après la cérémonie de l'investiture.

(50Asseisinam. Je propose et traduis ad assisam.

(51) Matt. Pâris, comme Abulféda et la plupart des historiens de Mahomet, fait remonter la génealogie de prophète arabe jusqu'à Ismaél. «Je me permettrai d'observer, dit Gibbon dans une note du chapitre L, que depuis Ismaël jusqu'à Mahomet, l'intervalle est de deux mille cinq cents ans, et que les Musulmans ne comptent que trente générations au lieu de soixante-quinze.» En admettant toutefois les trente générations d'Abulféda, nous serions tenté d'arrêter la généalogie du texte à ce passage: «Escim engendra Adelmudalih; Adelmudalih engendra Abdella; Abdella engendra Maumath.» En effet, chacun sait que Mahomet (Mohammed) était fils d'Abdallah, petit-fils d'Abdol-Motalleb, arrière-petit-fils d'Hashem; ce qui est exactement d'accord avec notre texte, sauf une légère variation dans l'orthographe des noms. Nous pensons que le reste de la généalogie, depuis Abdicemuz, est une interpolation inutile et maladroite, ou que peut-être il faut y voir la généalogie fort peu certaine du frère d'Escim (Hashem). Quoi qu'il en soit, cette famille des Hachemites, qui sortait de la tribu de Koreish, était la plus illustre de l'Arabie, et la gardienne héréditaire de la Caaba.

(52) Il s'agit ici, probablement, de Chosroès II, surnommé Parviz, qui, après avoir été vaincu par Héraclius, fut déposé et tué par son fils Siroès, au mois de février 628. Le parricide ne jouit que huit mois du fruit de son crime. Après lui, l'anarchie désola la Perse, et le prince qui régnait au moment de l'invasion des Arabes sous Omar, était Iezdegerd, petit-fils de Chosroès.

(53) Celui qui recueillit Mahomet était son oncle Abu-Taleb, frère d'Abdallah.

(54) Nous lisons ici la Caaba, ce temple fameux de la Mecque qui contenait trois cent soixante idoles, et qui était déjà, au temps de Diodore de Sicile, l'objet de la vénération de toutes les tribus arabes. On retrouve dans le culte des Arabes avant Mahomet des traces du vieux culte babylonien et syrien, par exemple l'adoration et l'observation des astres, et les honneurs rendus à la pierre noire que les pèlerins baisaient jusqu'à sept fois. Abu-Taleb défendait invariablement le culte national quand il s'écriait: «Citoyens, n'écoutez pas le tentateur... Restez attachés au culte de Al-Lata et de Al-Uzzah.»

(55) Cadijah.

(56) Peut être la Mecque, comme plus haut Matham pour Médine. Il est curieux de voir le riche Mahomet volant un chameau. Matt. Pâris n'a que des notions fort incertaines sur l'exil de la Mecque et la fuite à Médine (Hégire). Nous ne nous arrêterons pas à relever tout les contes que Matt. Pâris transcrit ici et plus loin. Ils servent seulement à montrer quelle idée on se formait au treizième siècle du législateur des Arabes et de sa doctrine.

(57Probablement le grand chemin que suivaient les caravanes pour passer en Egypte.

(58) Il serait presque impossible et assez peu intéressant de préciser les données géographiques de Matt. Pâris. Quant aux ânes churays dont il parle ici, on peut peut-être y voir cette belle race d'onagres, originaires d Arabie, au rapport de Chardin, cité par Buffon.

(59) C'est sans doute le combat d'Ohud où M ahomet fut défait par les Koreischites commandés alors par Kaled.

(60Mahomet, simple et sobre dans sa vie habituelle, n'était sensuel que pour les parfums et les femmes, et les écrivains arabes célèbrent sa vigueur extraordinaire. Matt. Pâris dit: uxores XV duas libéras, reliquas ancilias; ce qui, du reste, s'accorde peu avec l'énumération qui suit. Il parait que sur les quinze ou dix-sept femmes qu'on attribue à Mahomet, onze seulement avaient leurs appartements autour de la maison de l'apôtre, et obtenaient à leur tour la faveur de sa société conjugale. Mahomet, modèle de continence, tant que vécut Cadijah, fit ensuite intervenir l'ange Gabriel pour excuser ses nombreuses infidélités. Zeid, l'époux de la belle Zeineh, se montra, au rapport de Gibbon, plus complaisant que ne le fait entendre ici Matt. Pâris, et Hafna, fille d'Omar, désignée sans doute dans le texte sous le nom d'Aza, surprit un jour Mahomet sur son propre lit dans les bras de Marie, captive égyptienne. Nous pensons retrouver cette Marie dans la servante Meriam, nommée à la fin du paragraphe avec cette indication'inintelligible: Filia Ibrasi filii fui. Cette Marie donna à Mahomet un fils nommé Ibrahim qui ne vécut que quinze mois. Peui-être pourrait-on lire Mater Ibrahim filii sui. Matt. Pâris ne parle pas d'Ayesha, fille d'Abubeker, et l'épouse chérie du prophète.

(61) Mahomet lui-même se croyait, il est vrai, empoisonné par une juive de Chaibar; mais il est absurde de supposer que le poison n'ait agi qu'au bout de dis-neuf ans. Sa maladie, qui dura quatorze jours, le priva par intervalles de sa raison. C'est peut-être ce qui a donné lieu au bruit dénué de fondement, qui le présente comme sujet à des attaques d'épilepsie. Rien ne prouve non plus que Mahomet ait voulu faire croire que ton corps serait emporté au ciel. Omar et quelques disciples enthousiastes s'opposèrent à l'inhumation, en niant la mort de l'apôtre; mais ils furent apaisés par Abubeker, et le corps, après avoir été lavé par Ali, époux de Fatime, fille du prophète, fut dépoté à Médine dans l'endroit même où Mahomet avait rendu le dernier soupir.

(62Probablement Abu-beker. Nous ignorons quel est ce Chatab ou Catab que Matt. Pâris donne plus haut pour successeur immédiat à Mahomet.

(63) Si c'est d'Ali, fils d'Abu-Taleb que Matt. Pâris veut parler ici, il était le gendre et non le beau-père de Mahomet. En somme, Matt. Pâris n'a entrevu que très-confusément l'histoire des successeurs de Mahomet, Abu-Beker, Omar, Othman, Ali etMoaviah.

(64) Outre ce moine Sergius, on prétend qu'un Juif et un Persan travaillèrent avec Mahomet à la composition du Koran. En admettant Même cette tradition fort peu authentique, ce ne serait pas avec Abu-Beker que Sergius aurait entretenu des relations. On sait que deux ans après là mort de Mahomet, Abu-Beker mit en ordre et publia le volume sacré. Les paroles de Dieu et de l'apôtre avaient été écrites par les disciples sur des feuilles de palmier ou des omoplates de mouton, et ces diverses pages avaient été jetées sans ordre et sans liaison dans un coffre confié par Mahomet à une de ses femmes.

(65) Nous proposons et traduisons creatum au lieu de creatorem.

(66 Contrà meridiem. On peut aussi entendre à midi. Du reste le sens s'est juste ni d'une façon ni d'une autre. 1° Le point vers lequel les musulmans doivent se tourner est la Mecque, et la Mecque n'est pas au midi pour tous les musulmans. 2° Ils doivent faire des prières cinq fois par jour: à la pointe du jour, à midi, l'après-dinée, le soir et à la première veille de la nuit.

(67 Mais Matt. Pâris se souvient il des sept cents femmes et des trois cents concubines du sage Salomon?

(68 Mus ab humore terrœ. Nous ne comprenons pas l'étymologie. — Matt. Pâris, tout en consentant à regarder ces absurdités comme telles, les laisse cependant sur le compte de Mahomet.

(69) Genre Felis de Cuvier. Seulement le lion est une espèce du genre.

(70Matt. Pâris, muni sans doute d'un renseignement postérieur, revient sur ses pas comme il le fait en plusieurs occasions. On ne peut le féliciter d'avoir retracé ce coule extravagant sous de si ignobles couleurs.

(71) Les Bulgares, qui, selon les auteurs byzantins, seraient une branche des Ougres Magdiares, et qui, selon d'autres, offrent plus d'analogie arec les Turcs, partageaient avec les Esclavons de la même race qu'eux, les vastes contrées qui s'étendent en deçà du bas Danube, et se trouvaient par conséquent sur la frontière de l'empire grec. Dans le neuvième siècle, sous le règne de Basile-le-Macédonien, les Pauliciens d'Arménie, affiliés aux Manichéens de Perse, furent établis, après une révolte infructueuse, à Philippolis et dans les vallées du mont Hémus, où ils corrompirent la foi encore mal affermie des Bulgares leurs voisins. Dès le treizième siècle, comme Matt. Pâris le rapporte plus haut, les Pauliciens et les Bulgares avaient un pape qui gouvernait par ses vicaires, les congrégations que la secte avait formées en Italie et en France. Nous renvoyons pour la nature de leurs doctrines à la note sur les Albigeois. Le nom de Bulgares ne tarda pas à s'altérer et devint Bougares, Bougueres (Bougeronner, en espagnol Bujarron), enfin Bougres. On en fit un terme injurieux qu'on appliquait tour à tour aux usuriers et à ceux qui se livraient au vice de sodomie. Celui de Paterins ou Patelins désigna aussi l'hypocrite qui a une langue flatteuse et emmiellée, tel que le principal personnage de la farce si connue. Les Manichéens étaient encore nommés Cathari ou les Purs, par corruption Gazari. Mais l'inquisition qui était plus propre, dit Gibbon, à confirmer qu'à réfuter l'opinion d'un mauvais principe, n'étouffa point l'invincible esprit de la secte. Il se perpétua dans l'état, dans l'église et même dans les cloîtres, une succession secrète de disciples de saint Paul qui protestaient contre la tyrannie de Rome, prenaient la Bible pour règle de leur foi, et avaient débarrassé leur symbole de toutes les visions de la théologie des gnostiques.

(72Les Génois qui faisaient un grand commerce avec les Maures de Ceuta, leur avaient fourni des secours contre une armée de croisés. Il en furent mal récompensés; on refusa de les dédommager des frais de la guerre, et les magasins mêmes qu'ils avaient à Ceuta furent brûlés par les Maures. Les Génois, pour se venger, envoyèrent une flotte considérable qui battit longtemps la ville avec des machines de guerre. Mais les habitants se rachetèrent par un traité qui assurait aux Génois les plus grands avantages. Matt. Pâris n'a qu'une imparfaite connaissance de ce fait, et place même Ceuta en Espagne. Cette ville d'Afrique, appelée par les anciens Civitas Septem Fratrum ou simplement Civitas, Σαπτώ par Procope, Sepem par Gibbon, Cepta par les auteurs du moyen âge, resta sous la domination des Maures qui y avaient un grand nombre de palais et de manufactures, jusqu'à l'an 1412, où elle fut prise par le roi de Portugal Juan I".

(73Vespilionum more, dit le texte.

(74Puisque le vaincu (et ici le mort) était regardé comme le coupable, il est difficile de s'expliquer pourquoi le survivant, c'est-à-dire le vainqueur dans ce combat judiciaire fut également pendu. Probablement les deux champions étaient condamnés d'avance, et n'avaient voulu que vider une querelle particulière dont l'issue ne devait point sauver l'un ou l'autre du supplice.

(75C'est évidemment Archambault de Bourbon;

(76) I.'archevêque de Reims et l'évêque de Beauvais avaient non-seulement interdit leurs diocèses, mais aussi excommunié les officiers royaux, et cet exemple avait été imité par quelques autres prélats. L'opposition des bourgeois, soutenue par une lettre menaçante que plus de quarante seigneurs avaient adressée au pape, enhardit Blanche de Castille à faire déclarer par une ordonnance que les juges ecclésiastiques qui abuseraient des censures seraient punis par la saisie de leur temporel (1235).

(77 II faut entendre par clerus, ici comme plus haut, les maîtres et les élèves de l'université, désignés sous le terme générique de clercs. On sait que ce titre indiquait tout homme qui s'adonnait à l'étude, et que clergie était fréquemment synonyme de science.

(78) Toutes les grandes villes de l'Italie lombarde avaient leur carroccio, char d'une assez grande dimension, sur lequel on plantait, au bout d'une longue perche, l'étendard national, et ceux des cités confédérées. Ce char était ordinairement trainé par plusieurs couples de bœufs; il était orné de gradins comme un tribunal ou une chaire, travaillé avec soin et décoré d'ornements. On le plaçait sur un lieu élevé, et il servait de point de ralliement aux guerriers dans la bataille. Il fallait un décret public pour qu'il quittât la ville; et les Milanais faisant du carroccio une sorte de palladium religieux, y plantaient souvent la bannière de saint Ambroise, et surmontaient leur étendard d'une grande croix. Cet usage n'était point restreint à l'Italie. Nous voyons l'anti-césar Othon abandonner son char et son aigle impériale à la bataille de Bouvines, et nous trouverons plus tard, à la bataille de Lewes, la bannière de Simon de Montfort arborée sur un véritable carroccio.

(79) Le texte l'appelle plus haut Jean, mais à tort.

(80) Nous avons déjà signalé cette erreur. Il s'agit de Ferdinand III, dit le saint.

(81) Mariana et les autres chroniqueurs ne parlent point de ce stratagème, qui rappelle sans doute celui d'Ulysse, chez Polyphème. — La]prise de Péniscola est de 1235, celle de Cordoue de 1236, celle de Valence de 1257.

(82) Nec parcunt cum possunt. Nous croyons le sens plus naturel avec pareunt.

(83Cuidam proximo. Evidemment cuidam proximœ.

(84 Nous pensons, malgré la différence des dates, qu'il s'agit ici de Robert de Courtenay qui avait épousé une fille noble de la province d'Artois, promise à un gentilhomme bourguignon. Celui-ci assembla ses amis, força les portes du plais, jeta dans le Bosphore la mère de la nouvelle impératrice, et coupa le nez cl les lèvres à celle qui lui avait manqué de foi. Les barons latins applaudirent à cette action féroce, et Robert, hors d'état de se venger, s'échappa de Constantinople et alla implorer le secours de Grégoire IX. Le pape l'exhorta froidement à retourner dans son royaume; mais Robert fut surpris en route d'une maladie qui l'emporta. Ces faits sont de l'an 1228. Or, il est évident qu'il ne peut être question ici de Jean de Brienne, successeur de Robert, (Voir la note à la page 211.)

(85) Terga calcanda non submittunt. Nous n'avons pas voulu dédaigner cette traduction grotesque qui nous semble bien rendre le latin.

(86) Évidemment sa nièce.

(87) Après la mort de Robert de Courtenay, les barons de la Romanie considérant la jeunesse de son frère Baudouin, alors âgé de dix ans, déférèrent la couronne à Jean de Brienne, et l'investirent pour sa vie du titre et des prérogatives d'empereur. Les quatre-vingts ans de Jean de Brienne ne pouvaient retarder longtemps l'avénement de l'empereur présomptif. La phrase du texte Jam pene culmen Grœcorum nactus imperiale, n'est point claire. Peut-être Matt. Pâris veut-il plutôt dire que Jean de Brienne était presque empereur. Pendant son règne de neuf ans (1228-1237), l'ancien roi de Jérusalem sortit de son inaction pour attaquer Vatacès, et repousser deux fois les Bulgares. Malgré le silence peu flatteur des Grecs, les poëtes du treizième siècle ont comparé Jean de Brienne à Hector, à Roland, et à Judas Machabée. Philippe Mouskes, évêque de Tournay (1274-1282), a composé une espèce de poëme ou plutôt de chronique en vers en vieux patois flamand, sur les empereurs de Constantinople, et Ducange l'a publié à la fin de l'histoire de Villehardouin. {Voy. pag. 224, les prouesses de Jean de Brienne.)

«N'Ale, Ector, Roll ne Ogiers

«Ne Judas Machabeus li fiers

«Tant ne fit d'armes en estors

«Com fist li rois Jehans çel jors

« Et il défors et il dedans

«La paru sa force et ses sens

«Et li hardiment qu'il avoit.»

(Note de Gibbon, chap. LI, page 123.)

(88) Voy. le troisième volume, page 454.

(89) Éléonore, après la mort de Henri III, prit le voile à l'abbaye d'Ambresbury, y mourut an mois de juin 1292 et y fut enterrée. Quant au monastère que le texte appelle Tharento ou Tarente, il ne se retrouve pas sur les cartes, et nous pensons qu'il faut lire Torunto, nom que l'on retrouve parmi les villes du Canada.

(90Nom d'un canton près de Saint-Albans; en saxon Cilternsetna, en latin Ciltria. Ce pays avait quatre mille acres d'étendue.

(91)Fleury (Hist. ecclés.) ne le désigne jamais que sous le nom de cardinal-diacre du titre de Saint-Nicolas. Nous traduisons ici l'indication plus complète, quoiqu'il soit d'usage de la reproduire en latin: cardinal de Praxedis, cardinal de via Lata. Il est présumable qu'on doit voir ici un souvenir de ce fameux Tullianum où furent étranglés les complices de Catilina, et qui avait dû servir de prison aux martyrs, «Dans cette prison (celle de Servius Tullius?), lorsque vous avez monté un peu à gauche, vous trouvez, en descendant à douze pieds environ de profondeur, le Tullianum. C'est un cachot flanqué de tous côtés d'épaisses murailles et fermé en dessus par une voûte en pierres; la malpropreté, l'obscurité, l'infection donnent à ce lieu un aspect affreux et horrible.» (Salluste, Catilina.)

(92 Ce tableau paraîtrait convenir parfaitement au fameux Grégoire Abulpharage, primat des jacobites et évêque d'Alep, né à Malatia en Arménie, vers 1225, et mort en 1286, si l'impossibilité chronologique ne faisait rejeter ce rapprochement. Les vertus d'Abulpharage, poète, médecin, historien, philosophe et théologien modéré, rappelèrent celles du primat dont il est question ici, et qui fut vraisemblablement son prédécesseur. Mais il est peu probable que l'antique aversion des jacobites pour l'église latine, et le sentiment d'une indépendance que leur laissait la tolérance des Arabes, aient cédé, même partiellement, aux prédications des missionnaires de la cour de Rome qui, en général, s'exagèrent le succès de leurs efforts.

(93) Nestorius, patriarche de Constantinople, séparait l'humanité du Christ son maître, de la divinité de Jésus son seigneur. Il voyait dans la vierge la mère du Christ, et non la mère de Dieu, et détestait l'expression récente de Θεοτοχος. L'influence de saint Cyrille, patriarche d'Alelandrie, entraîna la condamnation de Nestorius, au premier concile d'Ephèse, en 451, Malgré l'opposition d'un grand nombre d'évêques d'Orient, qui repoussaient également le culte de la vierge et l'unité du Christ, Nestorius finit sa vie dans l'exil et la persécution. Il fut enterré à Chemnis, dans la Haute-Égypte, et l'acharnement des jacobites insulta longtemps à son tombeau. Mais la secte qu'il avait fondée se multiplia, en permettant le mariage des prêtres, étendit de profondes racines en Orient, et eut son principal siège dans la Perse jusqu'à la conquête de ce pays par les Arabes. Les nestoriens envoyèrent alors des missions en Tartarie, dans l'Inde (voir à la note sur le Prêtre-Jean) et jusqu'en Chine. Ils eurent des églises à Chypre et à Jérusalem même, avec un primat qui s'intitulait catholique. Jacques de Vitry, dans son Histoire de Jérusalem, assure que le nombre des églises nestoriennes et jacobites surpassait, celui des églises grecques et latines.

(94Probablement Nubiens, et Nubie, comme l'indiquent la vérité historique et la nature de la phrase.

(95) Ils tirent leur nom d'un certain Maron, ermite du cinquième siècle, et fondateur d'un monastère de Syrie qui fut protégé et doté par l'empereur Héraclius. Le nom du monastère devint bientôt celui d'une secte ou plutôt d'une nation qui domina à Emèse, à Apamée, à Antioche. Les maronites, dans les controverses sur l'incarnation, suivirent la ligne orthodoxe entre les sectes de Nestorius et d'Eutychès, mais ils s'obstinèrent à ne reconnaître qu'une seule volonté dans les deux natures de Jésus-Christ (monothélites). Les robustes peuplades du Liban résistèrent à l'intolérance des successeurs d'Héraclius, et se, glorifièrent du nom syrien de mardaïtes ou rebelles. Vers la fin du septième siècle, une armée de Grecs incendia le monastère de Saint-Maron, fit périr et dispersa un grand nombre de maronites. Mais la secte n'en survécut pas moins et subsite encore aujourd'hui. Dès le douzième siècle, les maronites abjurèrent l'erreur des monothélites et se réconcilièrent avec l'église de Rome. C'est ce qui motive la phrase de la lettre. Gibbon, avec son scepticisme ordinaire, doute que cette réunion ait jamais été complète ou sincère.

(96Quel néophite? Il y a ici quelque interpolation grave, dit Guillaume Wats dans les Adversaria, mais il ne cherche pas à en fixer la place. Nous partageons cette opinion quant à l'interpolation, et nous pensons que tout le reste de l'alinéa doit être rapporté à l'année 1181 (Voy. pag. 64 du deuxième volume), c'est-à-dire à la conversion du Prêtre-Jean. C'est de lui seulement qu'il peut être question. Or, le royaume des Keraïtes où commandait le chef désigné par le nom vulgaire de Prêtre-Jean, avait été bouleversé dans l'invasion de Gengiskhan (de 1208 à 1213). Ces mots, la crainte des Tartares n'auraient donc plus d'objet. Il est possible d'ailleurs que les copistes aient été trompés par la ressemblance du nom de Philippe qui figure également dans ces deux négociations, et qu'ils n'aient point observé que le médecin-missionnaire de 1181 ne pouvait être le même que le provincial des Prêcheurs de terre sainte en 1237.

(97) On pourra remarquer que Matt. Pâris annonçant qu'il va parler des nestoriens, ne parle que des jacobites. Au reste il confond sans cesse la position géographique et les doctrines des deux grandes sectes qui se partageaient l'Orient chrétien. Nous avons donné quelque étendue à nos notes pour suppléer à cette lacune ou pour remédier à cette confusion.

(98) Epitre de saint Paul aux Galates, chap. V.

(99Eutychès, ami de saint Cyrille, et protégé par lui, est le plus complet représentant de la doctrine monophysique, c'est-à-dire une seule nature incarnée. Il prétendait, dit-on, que le Christ n'avait point tiré son corps de la substance de la vierge Marie, et il subordonnait en Jésus-Christ la nature humaine à la nature divine, au point de nier cette humanité. Arius, avant lui, avait nié que le fils fût égal au père, et prétendu, sans le déclarer cependant d'une manière positive, que Jésus-Christ, en tant qu'homme, n'était pas Dieu. Le concile de Chalcédoine, en 451, déposa Dioscore, successeur de saint Cyrille, et frappa également l'hérésie d'Eutychès et la foi dominante de l’Égypte. L'eutychianisme se conserva pur dans l'Arménie et donna lieu à une foule de sectes dont la principale fut celle des jacobites, qui prétendaient descendre de l'apôtre saint Jacques, mais dont le nom, comme le dit Matt. Pâris, vient plutôt d'un certain Jacques Barradée ou Zanzalus, moine du sixième siècle. La secte des jacobites se perpétua en Égypte et aux environs de l'Euphrate et du Tigre; elle se propagea en Abyssinie et en Nubie. Gibbon, à qui nous empruntons la plupart de ces détails (chap. LVII), place cette secte au-dessous des nestoriens.

(100) Il faut lire Théodose et Gaian. Le premier seul fut patriarche d'Alexandrie, et ne tarda pas à être déposé pour céder la place à Paul de Tanis, moine orthodoxe (538), qui fut investi des pouvoirs les plus étendus contre les Eutychiens et les corruptibles et incorruptibles.

(101) Ce passage tend à prouver d'une part, que les sectaires s'étaient à jamais séparés de la langue comme de l'église grecque, et d'autre part que la masse {vulgares) des nestoriens et des jacobites avait, dès le treizième siècle, adopté la langue des Arabes dont ils rejetaient la religion. [In Arabica quœ communior est inter has gentes. Lettre précédente.) Toutefois cet arabe devait être mélangé de syriaque et des divers dialectes du syriaque (araméen, palestin, nabathéen), secundum diversas provincias diversis idiomatibus (Texte hic.) En effet, au moment de la séparation des sectes, vers le sixième siècle, la langue grecque n'avait pu effacer la langue nationale que parlait le corps du peuple en Syrie et en Égypte. Seulement le cophte était abandonné aux grossiers habitants des bords du Nil, et le syriaque était la langue de la poésie, de la dialectique et de la religion (lingua clericorum). Les Arméniens et les Abyssins avaient aussi un idiome particulier. Gibbon, dans son chapitre LVII, pages 93 à 96, semble reculer à une époque bien postérieure la distinction de l'arabe comme langue vulgaire, et du syriaque comme langue savante.