Paris

MATTHIEU PARIS

 

GRANDE CHRONIQUE : TOME QUATRIEME : PARTIE I

tome troisième partie V - tome quatrième partie II

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

GRANDE CHRONIQUE

DE

MATTHIEU PARIS

 

TRADUITE EN FRANÇAIS

PAR A. HUILLARD-BRÉHOLLES,

 

ACCOMPAGNEE DE NOTES,

ET PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION

 

PAR M. LE DUC DE LUYNES,

Membre de l'Institut.

 

TOME QUATRIÈME.

 

PARIS,

PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR,

33, RUE DE SEINE-SAlNT-GERMAIN.

1840.

 

 

(1) GRANDE CHRONIQUE

DE

MATTHIEU PARIS

(historia major anglorum).

 

 

précédent

 

 

SUITE DE HENRI III.

Le comte Maréchal s'empare du château qu'il avait livré au roi. — Le roi lève une armée contre lui et ses adhérents. — Les partisans de Maréchal attaquent l'armée du roi. — Combat entre Maréchal et les seigneurs d'outre-mer. — Défaite et châtiment de ceux-ci. — Entrevue du comte Maréchal avec un affidé de Pierre des Roches. — Constructions pieuses de Henri III. — Vers le même temps, les quinze jours s'étant écoulés, à l'expiration desquels le roi devait remettre, sur la réclamation du comte (2) Maréchal, le château que celui-ci lui avait rendu à cette condition, ledit comte, voyant le terme passé, envoya un message au roi, lui demandant que, d'après leurs conventions, il lui restituât son château, pour lequel il avait établi cautions l'évêque de Winchester et Étienne de Ségrave, qui exerçait alors les fonctions de justicier sous les ordres du roi; ajoutant que ces deux ministres avaient confirmé le traité par serment. Le roi répondit avec indignation qu'il ne lui rendrait pas ce château, mais qu'il soumettrait au contraire les autres châteaux du comte. Alors celui-ci, voyant que les conseillers du roi n'observaient en aucune façon, ni la foi donnée, ni le serment prêté, ni la paix conclue, réunit une nombreuse armée, vint mettre le siège devant le château qui lui avait appartenu, disposa ses machines autour de la place, et s'en empara sans beaucoup de difficulté. Le roi se trouvait, sur ces entrefaites, à l'assemblée convoquée à Westminster, pour le septième jour avant les ides d'octobre, ainsi qu'il l'avait promis aux seigneurs, afin de réformer, à l'aide de leurss conseils, ce qui était à corriger dans le royaume; mais les iniques ministres dont il suivait alors les avis empêchèrent que rien de pareil eût lieu. Or, plusieurs de ceux qui étaient présents supplièrent humblement le roi, au nom du Seigneur de faire. la paix avec ses barons et ses nobles hommes. D'autres personnes à bonnes intentions (c'étaient surtout des frères prêcheurs et mineurs que le roi vénérait d'ordinaire et écoutait favorablement), l'exhortèrent avec instance à prendre (3) pour ses sujets indigènes les sentiments d'affection qu'il leur devait. Ils lui remontrèrent qu'il les avait forcés sans jugement de leurs pairs à s'exiler, qu'il les avait déshérités, qu'il avait incendié leurs villes, coupé leurs forêts et leurs arbres fruitiers, détruit leurs étangs; que, conduit et séduit par les méchants conseils de méchantes gens, il avait abaissé au-dessous de quelques étrangers orgueilleux des vassaux fidèles à qui la noblesse de leur sang ne permettait pas de plier; qu'enfin, ce qui était plus funeste encore, il avait déclaré traîtres des hommes qui devaient au contraire maintenir la paix du royaume, prendre part à ses conseils et régler les affaires de l'état. L'évêque de Winchester, Pierre, répondit à cela que les pairs en Angleterre n'avaient pas les mêmes droits que dans le royaume de France; que, par conséquent, il était permis au roi d'Angleterre de proscrire de son royaume, par le moyen des justiciers qu'il avait établis, ceux qui étaient coupables envers lui, et de les condamner moyennant jugement. En entendant ces paroles, les évêques menacèrent tout d'une voix d'excommunier nominalement les principaux conseillers du roi, gens iniques. Ils désignèrent en tête, parmi eux, Pierre, évêque de Winchester, Pierre d'Orival, son fils ou son parent, Étienne de Ségrave, grand justicier et le trésorier Robert de Passeleve. L'évêque de Winchester, allégua dans sa réponse qu'ayant été consacré évêque à Rome par le souverain pontife, il se trouvait hors de leur atteinte, et que, pour les empêcher de prononcer (4) sentence contre lui, il interjetait appel auprès du siège apostolique. Les évêques n'en excommunièrent pas moins tous ceux qui avaient perverti ou qui pervertiraient l'esprit du roi, en lui inspirant de la haine pour ses vassaux et ses sujets naturels, ainsi que tous ceux qui troubleraient la paix du royaume.

A cette même assemblée, des messagers vinrent trouver le roi et lui annoncèrent que le comte Maréchal avait repris son château dans le pays de Galles, et y avait tué quelques-uns des chevaliers et des officiers royaux. A cette nouvelle, le roi fut grandement courroucé, et il enjoignit à tous les évêques d'excommunier nominalement le comte Maréchal pour s'être emparé dudit château. Mais ceux-ci, d'un commun accord, répondirent qu'il ne méritait pas d'être excommunié pour être entré dans un château qui était son bien, et qui avait été légitimement repris. Alors le roi, dans une violente colère, envoya des lettres dans toutes les contrées d'Angleterre, et ordonna à tous ceux qui étaient tenus envers lui du service militaire de se rendre à Glocester avec armes et bagages, pour aller où il voudrait les conduire. Vers le même temps, l'ancien justicier d'Angleterre, Hubert de Bourg, fut enlevé de l'église de Devizes par quelques hommes d'armes ses amis. On lui fit revêtir une belle armure digne d'un chevalier, et on le conduisit vers la première heure du jour, dans le pays de Galles où il se ligua avec les ennemis du roi, le troisième jour avant les calendes de novembre.

Vers le même temps, le roi d'Angleterre ayant (5) réuni à Glocester une nombreuse armée, conduisit ses troupes du côté d'Héreford sur la marche de Galles, et, étant entré sur les terres du comte Maréchal, chercha par tous les moyens à le dépouiller de ses biens et à s'emparer de sa personne. Mais celui-ci, en guerrier prudent, avait enlevé les troupeaux et les provisions avant l'arrivée du roi. Aussi, ne pouvant demeurer en ce lieu à cause du manque d'aliments, le roi tourna avec son armée du côté du château de Grosmund, et s'y arrêta pendant quelques jours. Le grand maréchal et les ligués, ainsi que les proscrits et les bannis d'Angleterre, furent informés, sur le rapport de leurs espions, que le roi passait la nuit en dehors de l'enceinte du château, et que la plus grande partie de l'armée faisait le guet en dormant sous les tentes. Alors tous les ligués, à l'exception du grand maréchal, qui ne voulut pas attaquer le roi, se mirent en marche avec les Gallois et une armée nombreuse; ils arrivèrent à Grosmund le jour de la Saint-Martin, au lever de l'aurore, assaillirent ceux qui étaient couchés et endormis dans les tentes, s'emparèrent de plus de cinq cents chevaux, des équipages, des dépouilles, de tout le bagage, les gens du roi fuyant presque nus, chacun où la peur les poussait. Les vainqueurs ne voulurent ni blesser ni emmener prisonnier personne: deux chevaliers seulement, qui essayèrent une résistance imprudente, furent tués plutôt par leur propre faute que par la faute des ennemis. Ceux-ci restèrent donc maîtres des chariots et de toutes les voitures qui portaient l'argent et les (6) provisions; puis, ayant mis leur butin en ordre, ils retournèrent dans les retraites où ils étaient en sûreté. Les témoins de cette surprise furent Pierre, évêque de Winchester, Raoul, évêque de Chicester, Étienne de Ségrave, justicier du roi, Pierre d'Orival, trésorier, Hugues Bigod, comte de Norfolk, Guillaume, comte de Salisbury, Guillaume de Beauchamp, Guillaume d'Albiny le jeune, et beaucoup d'autres, qui, se mettant à fuir dans les allées du camp, perdirent tout ce qu'ils avaient apporté, et furent dépouillés aussi complètement que les morts qu'on enterre la nuit. Il s'ensuivit que beaucoup de seigneurs de l'armée du roi, et principalement ceux qui avaient perdu leurs chevaux, leurs armes et leur argent, ainsi que leurs meubles précieux et leurs provisions, quittèrent Grosmund et se retirèrent en fort triste appareil. Alors le roi, qui restait presque seul au milieu des ennemis, plaça dans les châteaux du pays de Galles ses routiers poitevins, chargés de réprimer les incursions de ses ennemis, et il établit pour chefs de cette milice deux nobles hommes, Jean de Monmouth et Raoul de Thony: il donna même à ce dernier le château de Mathilde, qui, de temps immémorial, faisait partie du domaine royal. Cela fait, le roi retourna à Glocester. Vers le même temps, au commencement du mois de novembre, on entendit des coups de tonnerre accompagnés d'éclairs effrayants qui redoublèrent pendant plusieurs jours. C'est ordinairement un sinistre présage. Aussi y a-t-il parmi les paysans un vieux proverbe qui dit: «Une (7) femme ne doit pas se lamenter de voir mourir son mari ou ses fils, mais plutôt d'entendre le tonnerre en hiver. Car cela est fréquemment l'annonce d'une famine, d'une mortalité, ou de quelque semblable fléau.»

Vers, le même temps, le comte. Maréchal, étant entré sur les terres de ses ennemis pour faire du butin, et enlever les troupeaux, arriva par hasard devant le château de Monmouth, occupé par ses adversaires. Là, ayant donné ordre à son armée de pousser outre pour continuer l'expédition commencée, il tourna du côté du château, accompagné seulement de cent cavaliers, afin d'en reconnaître la position; car il se proposait de l'assiéger sous peu de jours. Pendant; qu'il faisait le four de la place, il fut aperçu par Baudouin de Guines, Flamand de nation et brave chevalier, que le roi avait appelé et pris à sa soldée, et à qui il avait confié la garde de ce château avec un gros corps de Poitevins et de Flamands. Comprenant que cet homme qui reconnaissait le château avec peu de monde était le grand-maréchal, Baudouin fit une sortie, et résolut de l'attaquer avec impétuosité, comptant gagner ce jour-là un, nom éternellement fameux. Suivi de mille guerriers de renom armés de toutes pièces, il s'élança à toute bride vers le grand-maréchal, avec l'intention de le faire prisonnier lui et tous les siens, et de le ramener au château de Monmouth. Les compagnons du grand-maréchal, voyant les ennemis accourir en toute hâte, lui donnèrent le conseil de pourvoir à son salut par la fuite, disant qu'il était imprudent et téméraire à lui de combattre avec si (8) peu de monde contre un si grand nombre d'ennemis. Le grand-maréchal leur répondit aussitôt que jamais jusqu'ici il n'avait tourné le dos aux ennemis, quand il s'agissait d'un combat, «et, ajouta-t-il, je ne commencerai pas aujourd'hui.» Il exhorta donc toute sa petite troupe à se défendre vigoureusement et à repousser les efforts des ennemis. En ce moment, les gens du château arrivèrent et commencèrent l'attaque à grands coups d'épées et de lances. Alors s'engagea une mêlée furieuse, quoique le combat parût inégal, puisqu'ils étaient mille ennemis contre cent hommes seulement. Déjà la lutte avait duré une partie du jour, lorsque Baudouin de Guines résolut de prendre avec lui une douzaine de ses cavaliers les plus déterminés, et de s'attacher au comte Maréchal, voulant le faire prisonnier, et le conduire vivant au château. Mais le grand-maréchal ne permit pas à ses ennemis de l'approcher, et, faisant jouer son épée à droite et à gauche, il la plongea fréquemment dans le sang de ses adversaires: combat surprenant, où douze hommes en attaquaient un seul, où un seul homme en repoussait douze. Enfin les ennemis, voyant qu'il ne pouvaient le joindre, tuèrent à coups de lance le cheval sur lequel il était monté. Mais lui, qui était habile et expérimenté dans les tournois à la mode française, saisit vigoureusement par le pied un des chevaliers qui le serraient le plus, le culbuta de l'autre côté de son cheval, et, quand le cavalier fut étendu par terre, s'élança légèrement à sa place, et combattit de nouveau avec plus d'ardeur qu'auparavant. Alors Bau- (9) douin, chevalier intrépide, s'indignant que le maréchal se défendît si longtemps contre tant d'adversaires, se précipita sur lui avec fureur, et, le saisissant par son casque, le lui arracha avec tant de violence, qu'il lui mit le visage et le nez tout en sang; puis, prenant son cheval par la bride, il se mit à l'entraîner du côté du château, tandis que d'autres le poussaient par derrière. Dans cette position désespérée, le grand-maréchal faisait tournoyer son épée et portait aux ennemis des coups terribles qui en abattirent deux sur la terre sans mouvement. Néanmoins il ne se serait point tiré de leurs mains, si un arbalétrier du grand-maréchal, voyant le péril imminent que courait son seigneur, n'eût tiré avec son arbalète un trait qui vint frapper Baudouin, tandis qu'il emmenait le grand-maréchal, et qui lui fit, malgré ses armes, une profonde blessure à la poitrine. Celui-ci, en tombant par terre, se crut frappé à mort. A cette vue, les compagnons de Baudouin abandonnèrent le grand-maréchal; ils relevèrent leur seigneur qui était étendu sur le sol, le regardant comme à moitié mort ou plutôt comme mort.

Pendant que ces choses se passaient en ce lieu, on vint annoncer à l'armée du grand-maréchal le danger où il était. Aussitôt elle marcha en toute hâte à son secours, et les ennemis prirent la fuite au plus vite. Les fuyards, étant arrivés sur le bord d'un fleuve voisin au delà duquel ils n'avaient plus rien à craindre, trouvèrent brisé le pont au moyen duquel ils espéraient s'échapper. Plusieurs d'entre eux, en se précipitant (10) dans le fleuve, se noyèrent: leurs chevaux et leurs armes y restèrent: d'autres, ne trouvant aucun moyen de fuir, furent tués; d'autres encore furent faits prisonniers et rachetés à grand'peine. D'où il arriva que, de tous ceux qui étaient sortis du château, un très-petit nombre y rentra sain et sauf. Du côté du maréchal, Thomas Suard, jeune homme illustre dans la guerre, et deux chevaliers, ses compagnons, furent pris et conduits en captivité au château. Du côté des châtelains, quinze chevaliers et plusieurs sergents furent faits prisonniers: le grand-maréchal les fit mettre aux fers et les emmena avec lui ainsi que des chevaux, des armes et de riches dépouilles. Le champ de bataille resta couvert d'un grand nombre de morts tant Gallois que Poitevins, et gens des pays d'outremer; Baudouin de Guines, grièvement blessé, fut ramené au château par les siens. Ce combat, livré près du château susdit, eut lieu le jour de la bienheureuse vierge Catherine. Depuis le moment de cette escarmouche, le comte Maréchal, Gilbert Basset, Richard Suard, les autres exilés et tous les ligués, tendirent des embûches fatales aux Poitevins, qui occupaient les châteaux du roi d'Angleterre; en sorte que toutes les fois que quelqu'un d'entre eux faisait une sortie pour se livrer au pillage, les ligués s'en emparaient et ne voulaient accepter d'autre rançon que la tète du prisonnier. Il arriva bientôt qu'on rencontrait sur les chemins et en divers lieux les cadavres de ces étrangers, et en si grand nombre, que l'air en était corrompu.

(11) Vers le même temps, lorsque le comte Maréchal passait la nuit dans l'abbaye de Margan, un frère de l'ordre des Mineurs, nommé Agnel, vint le trouver le plus prochain jeudi avant Noël. Cet homme, qui était l'ami et le conseiller du seigneur roi, déclara qu'il raconterait au grand-maréchal ce qu'il avait entendu dire au roi et à ses conseillers dans la cour même du roi. Or, il tenait de la bouche même du roi (à ce qu'il prétendit du moins) la promesse suivante: «Quoique le comte Maréchal ait agi traitreusement et méchamment à mon égard, s'il veut, sans faire aucunement mention de ce qui s'est passé, s'en remettre absolument à la merci de son seigneur et roi, je lui garantirai la vie et les membres, et je lui octroierai de si riches possessions en Hérefordshire, qu'elles suffiront à le faire vivre honorablement et convenablement.» Agnel ajouta qu’Étienne de Ségrave lui avait dit qu'on donnerait connaissance du traité de réconciliation à deux des amis du grand-maréchal, en qui il aurait pleine confiance, lesquels assureraient audit maréchal qu'il pourrait s'en remettre à la merci du roi en toute sécurité; à condition toutefois que ceux-ci ne donneraient connaissance du traité de réconciliation ni au maréchal lui-même ni à aucun autre, et qu'il accepterait le traité sans le connaître. «J'ai appris d'autres personnes de la cour, continua Agnel, qu'il vous était avantageux d'accéder à ces propositions; qu'il y avait pour vous devoir, sûreté et profit en le faisant. Il le doit, disent ces personnes, parce qu'il a fait (12) injure à son seigneur, lui qui, avant que le roi eût attaqué sa terre et sa personne, a envahi le premier la terre de son seigneur le roi, y a commis des incendies et des ravages, et a tué les hommes du roi. Si le grand-maréchal prétend qu'il a fait cela pour défendre son corps et son héritage, nous lui dirons qu'on n'a jamais rien comploté pour le léser dans sa personne ou dans ses biens. Et que, quand bien même il en eût été ainsi, il ne devait pas se soulever contre son seigneur avant de s'être assuré par ses propres yeux que le roi méditât de pareilles pensées contre lui; que c'était alors seulement que la révolte eût été permise.» Le maréchal répondit au discours de frère Agnel, en lui disant: «Ces gens-là commencent par affirmer que je dois céder, parce que j'ai envahi la terre du roi; cela est faux: car c'est le roi lui-même qui est entré violemment sur ma terre et contre toute justice, tandis que j'étais toujours prêt à me présenter dans sa cour à la juridiction et au jugement de mes pairs, et que je lui avais demandé cela maintes fois par plusieurs messagers, ce qui m'a constamment été refusé. Espérant lui plaire par mon humilité, j'ai conclu gratis avec lui un traité de paix qui m'était fort désavantageux, par lequel il a été convenu, qu'en cas de non observation de la part du roi, tout resterait de mon côté dans l'état où les choses se trouvaient avant la conclusion de ladite paix; c'est-à-dire que je serais hors de son hommage et défié par lui, ainsi que je l'étais déjà par (13) le seigneur évêque de Saint-David. Le roi, ayant manqué à presque tous les articles du traité de paix, il m'a été permis, selon mes conventions, de recouvrer ce qui était à moi et d'affaiblir son pouvoir de toutes les manières, surtout puisqu'il aspirait à ma destruction, à mon exhérédation et à la prise de mon corps. Quant à cela, j'en suis sûr et je puis le prouver, s'il est nécessaire. Ce qui est plus grave encore, quinze jours après la paix, avant que j'entrasse dans le pays de Galles et que je me défendisse en aucune façon, il m'a dépouillé sans jugement de mon office de grand-maréchal, qui m'appartenait de droit héréditaire et que je possédais, et, malgré toutes mes réclamations, il n'a voulu en aucune façon me restituer cette charge. Dès lors, j'ai compris clairement qu'il avait l'intention de n'observer aucune paix à mon égard, puisqu'il me traitait plus mal après la paix qu'auparavant. Aussi, je n'étais plus son homme, et je me trouvais délié par lui-même de son hommage, quand je suis revenu au premier défi, selon la convention faite entre nous et dont je viens de parler. C'est pourquoi il m'était permis et il m'est encore permis de me défendre et de mettre obstacle de toutes mes forces à la malice de ses conseillers.» — «Les conseillers du roi [reprit Agnel], disent: Il est utile au grand-maréchal de s'en remettre à la miséricorde du roi, parce que le roi est plus riche et plus puissant que lui. Et si le grand-maréchal se fie dans le secours des étrangers, pour un qu'il (14) pourra amener avec lui, le roi pourra en amener sept: car le roi a des parents étrangers qui ne sont ni Écossais, ni Français, ni Gallois et qui lui offrent leurs services. Et ils mettront sous leurs pieds tous les ennemis du roi; car ils viennent en si grande multitude qu'ils couvriront la face de la terre.». Le grand-maréchal répondit à cela: «Le roi est plus riche et plus puissant que moi, j'en conviens; mais il n'est pas plus puissant que Dieu, qui est la justice elle-même; et c'est en Dieu que je me fie pour la conservation et La poursuite de mon droit et de celui du royaume. Je ne m'appuie pas sur les étrangers et je n'invoque pas leur alliance et je ne solliciterai pas leur aide, à moins (ce dont Dieu me garde) que je n'y sois forcé par une nécessité imprévue et inévitable. Je sais bien que le roi peut en amener sept contre un que moi je pourrais amener; et je crois que, trop tôt pour lui, il en appellera un si grand nombre qu'il ne trouvera plus personne pour en délivrer le royaume. Car j'ai appris de personnes dignes de foi que l'évêque de Winchester s'est engagé envers l'empereur romain à lui soumettre tout le royaume d 'Angleterre (que la Providence divine daigne nous en garder), et cela depuis le temps où il s'est trouvé avec lui dans les pays d'outre-mer. C'est pour cela spécialement qu'il a donné lieu à la présente guerre, afin d'y trouver un prétexte d'appeler en premier lieu les forces de l'empereur et ensuite l'empereur lui-même. Ce qui rend cela probable, c'est qu'à l'époque de sa que- (15) relle avec le roi il a quitté l'Angleterre, et que, décidé à se venger d'une façon ou d'une autre, il a juré, dans un horrible accès d'emportement, qu'il ferait venir en Angleterre tant d'étrangers que toute la surface de la terre en serait couverte. Oh! combien les Poitevins sont suspects, combien ils sont à craindre! avec quelle raison on peut leur appliquer cette maxime du poëte: «Je redoute les Grecs même quand ils portent des présents.» Je passe sous silence les révélations faites sous le sceau du serment, relativement à l'évêque de Winchester et au comte de Chester par ceux qui furent pendus à Bedfort.» — «Mais le grand maréchal est en sûreté, (ce sont les conseillers du roi qui parlent, ajouta Agnel), s'il s'en remet à la miséricorde de son seigneur; car il peut avoir confiance dans le roi et dans ses conseillers: dans le roi, parce qu'il est miséricordieux et pitoyable et que le sang royal se laisse vaincre quand il sait qu'il a vaincu; dans les conseillers du roi, car ils n'ont jamais fait aucun mal au grand maréchal; bien plus, ils le chérissent en toute vérité.» Le grand maréchal répondit à cela: «Il peut bien se faire que le roi soit miséricordieux; mais il est séduit par les conseils de ceux qui nous ont grièvement lésés, et dont nous redoutons encore les pièges, quoique nous y ayons échappé. Que le roi soit noble de cœur comme il l'est de naissance, qu'il soit pitoyable et indulgent (puisse Dieu le conserver longtemps tel), cela est vrai en soi: mais quant aux conseillers qui, l'environnent, jamais, je le dis, ils n'ont observé aucune (16) des promesses qu'ils m'avaient faites. On vient me dire de ces conseillers qu'ils ne m'ont jamais fait de mal: voilà qui est faux. Ceux qui ont causé tous mes malheurs, ce sont eux; c'est à eux principalement que je m'en prends. Je ne peux ni ne dois les croire quand ils disent qu'ils me chérissent. Que je voie des preuves en action; je n'ai pas encore vu: or, on ne doit croire qu'aux œuvres. En effet, ils ont violé une foule de serments qu'ils avaient prêtés en personne, au détriment du comte de Kent, par exemple, à qui ils avaient fait tous les trois plusieurs serments qu'ils ont complètement négligés et annulés, tant par rapporta la réconciliation projetée avec ledit comte que par rapport au serment qu'ils avaient fait d'observer les libertés contenues dans la Grande Charte, libertés qu'ils ont brisées. Ce sont là les excès pour lesquels ils ont été excommuniés et déclarés parjures. Et ne sont-ils pas parjures quand, au lieu des fidèles conseils qu'ils avaient juré de donner à leur seigneur le roi, ils lui ont donné sciemment des conseils dignes d'Achitophel et l'ont poussé à agir en tout contre la justice? Que dirai-je de cet Etienne de Ségrave, qui avait juré d'observer les bonnes lois et qui les a corrompues et en a introduit d'inusitées. Voilà les faits, et ce ne sont pas les seuls pour lesquels Dieu ou les hommes ne doivent avoir confiance ni en lui ni en ses complices, pour lesquels lui et les autres ont mérité d'être excommuniés.

«Redoutez la conduite future de celui qui a une vieille réputation d'iniquité. Les bassesses d'hier pourront se renouveler demain.»

(17) a dit un poêle; et un autre sage:

«Heureux celui que rend prudent l'expérience des malheurs d'autrui.»

— « 1 Mais les conseillers du roi s'appuient contre vous sur ce que vous avez attaqué la personne du seigneur roi auprès du château de Grosmund, avant que le roi fût entré sur votre terre. Ils disent qu'en agissant ainsi, vous avez fait injure au roi; que pour cela vous devez vous en remettre à sa merci, comme je vous l'ai déjà dit, et faire amende honorable au seigneur roi; de peur que d'autres ne prennent exemple sur vous pour se révolter contre lui. — D'abord il est faux que j'aie assisté personnellement à cette attaque, et si quelques-uns de mes vassaux y ont pris part, ils n'ont attaqué que les vassaux du roi, et non pas la personne même du roi. Cependant, en supposant qu'ils l'eussent l'ait, il n'y aurait là rien de surprenant, puisque le roi venait avec son armée sur ma terre, pour l'envahir et pour me grever par tous les moyens en son pouvoir; ce qui appert fort clairement à tout le monde, d'après la teneur des lettres par lesquelles il a fait dans toute l'Angleterre un appel général pour m'écraser. Ce que les conseillers du roi me reprochent est faux; ce qui est vrai, c'est que le roi s'est conduit plus mal à mon égard, dans le (18) moment où j'attendais sa merci, qu'à aucune autre époque, et qu'il est encore dans les mêmes dispositions qu'alors. Or, comme précisément il a recours, toujours et en tout, aux conseils de ceux à qui j'attribue, avec raison, tous les maux que nous avons soufferts moi et les miens, je ne dois pas m'en remettre à sa merci. Il n'en reviendrait pas grand honneur au roi, si je me soumettais à sa volonté quand elle n'est pas appuyée sur la raison: bien plus je lui ferais injure à lui et à la justice qu'il doit exercer et maintenir envers ses sujets. Et je donnerais à tous un mauvais exemple, celui d'abandonner la justice et la poursuite de mon droit, à cause, d'une volonté erronée, contre toute justice et au détriment des sujets. Car on conclurait de là que je tiens plus à mes possessions mondaines qu'à la justice elle-même. — Les conseillers du roi vous accusent aussi de vous être ligué avec ses ennemis capitaux, à savoir: les Français, les Écossais et les Gallois; et il leur paraît que vous avez fait cela en haine et au grand dommage du seigneur roi et du royaume. — Avec les Français! cela est faux, tout uniment. Quant à ce qu'ils disent des Écossais et des Gallois, et qu'il paraît bien que j'ai fait alliance avec eux, en haine et au détriment du roi, cela est également faux: car, s'ils veulent parler du roi d'Écosse, et de Léolin, prince de Northwalles, ce ne sont pas les ennemis du roi, mais ses féaux; et ils sont restés tels, jusqu'à ce que les outrages qu'ils ont (19) subis de la part du roi et de ses conseillers les aient, malgré eux et forcément, détachés de sa fidélité, comme moi même j'en ai été détaché. C'est à cause de cela que je me suis ligué avec eux, parce qu'unis nous pouvions poursuivre et défendre nos droits plus aisément que séparés; droits dont nous étions privés injustement et dépouillés en grande partie. — Les conseillers du roi vous donnent avis que vous ne devez pas faire grand fond sur vos alliés, parce que le roi pourra, sans qu'il lui en coule beaucoup, décider vos alliés à abandonner votre parti. — Je n'en doute nullement; mais c'est là qu'apparaît dans tout son jour la perversité de ses conseillers. Car ils entraîneraient le roi à faire des avances, même coûteuses, à ceux qu'ils appellent spécialement ses ennemis capitaux, et cela en haine de moi, qui ai toujours été son féal serviteur jusqu'à ce qu'il m'éloignât2 lui-même; moi qui le serais encore, s'il voulait reconnaître ce qui nous est dû et ce qui nous revient, à moi et à mes amis. — Les conseillers dont j'ai si souvent parlé, seigneur maréchal, disent enfin que le pape et l'église romaine chérissent spécialement le roi et le royaume, et que les adversaires du roi seront excommuniés par ledit pape. Une négociation a été déjà entamée à ce sujet, et les conseillers du roi ont envoyé à Rome demander un légat. — Ce que vous me (20) dites du pape et de l'église romaine me plaît fort; parce que plus ils chérissent le roi et le royaume, plus ils désireront que le roi gouverne ses états et ses sujets selon la justice. Il me plaît aussi que le pape excommunie les ennemis du royaume, parce que les vrais ennemis, ce sont ceux qui donnent des conseils contre la justice, et qu'on peut juger à leurs œuvres; parce que la justice et la paix sont deux sœurs qui s'embrassent, et que par conséquent, lorsque la justice est souillée, la paix est semblablement violée. Quant au légat, je suis content qu'il vienne; parce que plus les gens qui entendront nos réclamations seront sages, plus les adversaires de la justice seront confondus et abaissés. Maintenant, quoique j'aie énuméré spécialement les injures que j'ai souffertes, j'en dirai autant de tous mes amis et confédérés. Les plaintes que je fais en leur nom sont aussi fondées que les miennes propres; et sans leur aveu je ne puis absolument rien faire qui puisse amener une paix durable.»

Vers le même temps, le roi d'Angleterre, Henri, construisit à ses propres frais une église convenable et suffisante à une congrégation conventuelle, avec plusieurs édifices adjacents. Il en fit une maison de frères convers qui devaient prier pour la rédemption de son âme, de celle du roi Jean son père, et de celles de tous ses prédécesseurs. Cette église fut bâtie l'an dix-septième de son règne, à Londres, non loin du vieux Temple. Elle était destinée à servir d'a- (21) sile aux juifs convertis qui auraient abandonné les ténèbres du judaïsme. Là, vivant sous une règle pieuse, ils auraient pour toute leur vie un domicile assuré, un refuge inviolable, et seraient certains de ne manquer de rien, sans qu'ils eussent à subir aucun travail servile, et sans qu'ils eussent à payer aucune rétribution. Il arriva qu'en peu de temps, un bon nombre de convertis fut réuni en ce lieu, où ayant reçu le baptême et ayant été instruits dans la loi des chrétiens, ils vivent d'une manière digne d'éloges sous le gouvernement d'un directeur habile, choisi spécialement à cet effet. Touché semblablement de l'Esprit-Saint et se complaisant dans les vues pieuses, le roi d'Angleterre, Henri, fonda un bel hôpital à Oxford, non loin du pont. Il devait servir à recevoir les infirmes et les pèlerins qui y trouveraient remède, les uns à leurs maladies, les autres à leurs besoins.

Froid mémorable. — Richard Maréchal défait un parti du roi. — Les seigneurs exilés poursuivent les conseillers du roi. — Expédition de Maréchal. — Trahison tramée contré lui. — Conjuration des seigneurs irlandais. — L an du Seigneur 1234, qui est la dix-huitième année du règne de Henri, roi d'Angleterre, ledit roi tint sa cour aux fêtes de Noël à Glocester; mais il eut peu de seigneurs avec lui, car une foule de grands l'avaient abandonné, ceux principalement qui avaient été dépouillés de tous leurs biens au château de Grosmund, ainsi que nous l'avons rapporté plus haut. Vers le même temps, la terre se (22) resserra sous une gelée tellement violente, que les fruits étaient étouffés dans les champs et les racines des plantes dans les jardins. Dans les vergers, des racines enfoncées de quatre pieds en terre furent desséchées. Ce fléau, qui dura jusqu'à la purification de la bienheureuse Marie, sans qu'il tombât de la neige, suspendit tout travail d'agriculture. Cette même année, la rigueur du froid et l'intempérie de la saison furent telles, que les hommes furent menacés de voir tout ce qui naît de la terre frappé de stérilité; ce qui ne manqua point d'arriver.

Le lendemain du dimanche de la Nativité, Jean de Monmouth, noble seigneur, qui guerroyait au nom du roi dans le pays de Galles, rassembla une forte armée afin devenir assaillir à l'improviste le comte Maréchal. Le maréchal en ayant été informé, vint se poster dans une forêt par laquelle les ennemis devaient passer; voulant tromper à son tour ceux qui songeaient à le surprendre. Lors donc que ses adversaires furent arrivés au lieu de l'embuscade, le maréchal et toute son armée poussèrent des cris terribles accompagnés du son éclatant des trompettes, et, se précipitant sur ces gens qui ne s'attendaient à rien, ils les forcèrent tous à prendre incontinent la fuite. Puis poursuivant les fuyards, ils les tuèrent par derrière, en sorte que sa nombreuse troupe, tant de Poitevins que d'autres, ayant été anéantie, Jean de Monmouth lui-même eut grand'peine à s'échapper. Alors le maréchal, s'avançant avec ses soldats, dévasta par le fer et par le feu les villages et les édifices dudit Jean, ainsi que tout (23) ce qui était à lui; et ainsi, de riche il le rendit pauvre et besoigneux. Cela fait, le maréchal se retira tout joyeux dans ses forteresses avec des dépouilles inestimables et de nombreux troupeaux.

En outre, pendant ces mêmes jours de Noël, une guerre acharnée fut faite contre le roi et contre ses conseillers. En effet, Richard Suard s'étant adjoint les autres exilés, livra à l'incendie des terres situées non loin de Bréhull et qui appartenaient à Richard, comte de Cornouailles, frère du roi. Ils brûlèrent les édifices et les fruits de la terre, les étables et les bœufs, les écuries et les bêtes de somme, les bergeries et les troupeaux. Ils incendièrent vers le même temps le domaine de Ségrave, où était né le grand justicier d'Angleterre Étienne, ainsi que des maisons somptueuses qui en dépendaient, firent périr les bœufs, détruisirent les fruits de la terre, et se retirèrent chargés de dépouilles et de butin, emmenant avec eux plusieurs chevaux de prix. Ils anéantirent aussi par le feu un manoir de l'évêque de Winchester, situé non loin du manoir de Ségrave, le mirent au pillage et se partagèrent tout ce qu'ils y trouvèrent. Cependant les guerriers dont nous avons parlé s'étaient posé pour règle inviolable de conduite de ne faire aucun mal à personne et de ne léser personne, excepté les iniques conseillers du roi, auxquels ils devaient leur bannissement et dont ils livrèrent les possessions aux flammes, extirpant jusqu'aux racines les bois, les vergers et tout ce qui avait apparence d'arbres.

(24) Ensuite, un peu avant les octaves de l’Épiphanie, le comte Maréchal et le prince de Northwalles Léolin ayant réuni toutes les forces qu'ils pouvaient avoir, entrèrent fort avant sur les terres du roi, y portèrent le carnage et l'incendie; en sorte que depuis les confins du pays de Galles jusqu'à Shrewsbury, rien n'échappa à leurs ravages. Ils réduisirent en cendres la plus grande partie de la ville de Shrewsbury, et en rapportèrent au retour de précieuses dépouilles. Pendant toutes ces invasions de ses ennemis, le roi d'Angleterre restait pacifiquement à Glocester avec l'évêque de Winchester; car il n'avait pas assez de forces militaires pour oser résister aux rebelles. Aussi, confus et la rougeur sur le front, il se dirigea du côté de Winchester, laissant à ses adversaires le pays à dévaster, comme la chose n'était que trop évidente. En effet, c'était un misérable spectacle pour les voyageurs que d'apercevoir dans ce pays des cadavres étendus çà et là, et en si grand nombre, qu'on se lassait de les compter. Ils gisaient tout nus dans les rues et sur les chemins, privés de sépulture, condamnés à devenir la proie des bêtes féroces et des oiseaux rapaces du ciel. Une odeur si fétide s'en exhalait, que tout l'air d'alentour en était infecté, et que les morts tuaient les vivants en bonne santé. Or, le cœur du roi était tellement endurci contre le maréchal à cause des iniques conseils qui lui étaient donnés, que quand les évêques le priaient avec instance de faire la paix avec ce seigneur qui combattait pour la justice, il répondait toujours: «Je ne ferai la paix (25) avec lui que quand il viendra implorer ma merci, la corde attachée au cou et en se reconnaissant traître.»

Vers le même temps, Pierre, évêque de Winchester, Pierre d'Orival, son fils ou son parent, et les autres iniques conseillers du roi, se voyant vaincus par le comte Maréchal, et considérant leurs possessions brûlées par le feu, conçurent pour lui une haine irréconciliable, et songèrent à triompher par la trahison de celui qu'ils ne pouvaient soumettre par les armes. Entre autres dommages qu'ils avaient soufferts, ils se sentirent trompés dans leurs espérances, quand ils virent que la plus grande partie des Poitevins avait été massacrée dans le pays de Galles. Alors ils fabriquèrent des lettres d'une trahison inouïe et réussirent à obtenir du roi qu'il y apposât son sceau quoiqu'il en ignorât complètement le contenu. Eux-mêmes, au nombre de onze, y apposèrent aussi leurs sceaux, et envoyèrent en Irlande cet écrit sanguinaire. Cette charte de trahison était adressée aux seigneurs d’Irlande, à savoir: Maurice, fils de Gérold, qui exerçait dans cette contrée les fonctions de justicier au nom du roi; Gaultier et Hugues de Lasey, Richard de Bourg, Geoffroi du Marais, et à d'autres seigneurs, vassaux du grand-maréchal, qui lui avaient juré fidélité, mais qui ne l'observaient pas. Les conseillers susdits écrivirent donc en ces termes aux seigneurs dont nous avons parlé: «Richard, anciennement maréchal du roi d'Angleterre, a été banni du royaume d'Angleterre pour trahison manifeste, par jugement de la cour dudit roi; ses terres, ses villes (26) et ses édifices ont été livrés aux flammes, ses parcs et ses vergers ont été coupés, ses étangs et ses viviers détruits, et ce qui est plus grave encore que tout cela, il a été dépouillé à perpétuité de son héritage paternel. Quoiqu'il soit privé de cette façon de tous ses biens, il ne laisse pas de persécuter encore le roi, et persévère contre lui dans sa méchanceté première. Nous vous faisons donc savoir, à vous comme aux féaux et aux hommes liges du seigneur roi, que si par hasard ledit Richard vient en Irlande, vous vous efforciez de le prendre corporellement et de le présenter mort ou vif au roi. En récompense de votre zèle, le roi vous octroiera tout l'héritage et toutes les possessions d'Irlande qui appartenaient audit Richard et dont le roi peut maintenant disposer; vous les partagerez entre vous, et vous les posséderez de droit héréditaire. Nous tous, dont les conseils dirigent le roi et le royaume, nous nous portons garants de la fidèle exécution de cette promesse du seigneur roi, si vous avez soin de mener à bon terme l'affaire dont nous vous avons entretenu.»

Lorsque les susdits seigneurs d'Irlande eurent pris connaissance de la teneur de ces lettres, la concupiscence s'empara de leurs cœurs, et ils complotèrent les uns les autres. Puis ils envoyèrent des messagers secrets avec des lettres aux susdits conseillers du roi, leur faisant savoir unanimement, sous le sceau du secret, que si la promesse contenue dans la lettre qu'ils avaient reçue leur était confirmée par une charte du roi, ils s'efforceraient alors de mener à bon terme (27) l'affaire dont il s'agissait. Aussitôt les conseillers souvent nommés, ayant recours à la violence et à la fraude, dérobèrent le sceau royal à Raoul, évêque de Chicester, alors chancelier, qui n'aurait jamais consenti à une pareille trahison; rédigèrent sous le nom du roi une charte qui investissait les conjurés de tous les droits du grand-maréchal en Irlande, qui les autorisait à se partager ses possessions, et qui marquait à chacun d'eux ce qui devait lui revenir en domaines, en possessions et en droits. Lorsqu'ils eurent donné à ce damnable écrit l'authenticité du sceau royal, ils le firent passer en Irlande à ces exécrables traîtres qui, sur-le-champ, se confédérèrent par serment et se promirent d'accomplir leur détestable action, quand le moment serait favorable. Ainsi ligués à l'envi pour la mort d'un innocent, ils réunirent une forte armée avec laquelle ils entrèrent en ennemis sur la terre du comte Maréchal, s'emparèrent de quelques-uns de ses châteaux, se partagèrent le butin et les dépouilles, afin que, provoqué et harcelé par des outrages si sanglants, le comte Maréchal se déterminât à passer en Irlande.

Défaite des Albigeois en Espagne et sur les frontières d'Allemagne. — Assemblée des évêques au sujet des troubles de l'Anglelerre. — Accusations contre Pierre des Roches et les Poitevins. — Vengeance des seigneurs exilés. — Cette même année, les hérétiques albigeois firent tant de progrès du côté de l'Espagne et dansée pays, qu'ils ordonnaient des évêques héréti- (28) ques chargés de répandre par la prédication leurs détestables erreurs, et qu'ils déclaraient hardiment que la foi chrétienne et principalement le mystère de l'incarnation, étaient des absurdités qu'on devait complètement abolir. Puis, ayant réuni une armée nombreuse, ils entrèrent en ennemis sur le territoire des chrétiens, brûlant les églises et massacrant sans pitié les chrétiens de tout sexe et de tout âge. Mais le bruit de tous ces attentats s'étant répandu, leur audace sacrilège fut réprimée par les fidèles chrétiens, qui, à la voix du pape Grégoire, prirent la croix et accoururent des diverses contrées de l'Occident à la défense de la foi chrétienne. Au printemps, les susdits hérétiques furent exterminés dans une bataille en plaine avec leurs évêques, en sorte que pas un seul n'échappa. Les chrétiens s'emparant de leurs cités, les remplirent de fidèles chrétiens, y établirent des évêques catholiques, et retournèrent dans leur patrie, vainqueurs, enrichis et joyeux.

Semblablement dans le pays qui touche à l'Allemagne, les hérétiques s'étaient multipliés: le Seigneur tout-puissant les enveloppa dans un pareil désastre; en sorte qu'un seul fidèle mettait en fuite mille hérétiques, et que deux fidèles en poursuivaient dix mille. Le Seigneur les enferma dans un lieu marécageux où ils avaient espéré trouver un refuge, et qui d'un autre côté était borné par la mer: ce fut là que les chrétiens massacrèrent un nombre considérable d'infidèles hérétiques. Cette même année, une trêve fut conclue entre le roi et le comte Richard Maréchal.

(29) Pendant que ces choses se passaient dans ces pays éloignés, le roi d'Angleterre se rendit à l'assemblée de Wesminster, le jour de la purification de la bienheureuse Marie. Là, il adressa de violents reproches à certains évêques, et particulièrement à Alexandre. évêque de Chester, sur leur trop grande intimité avec le comte Maréchal, et sur ce qu'ils s'efforçaient de le renverser lui-même du trône. Le susdit évêque, revêtu de ses habits pontificaux, s'en tendant faire de pareils reproches et voyant qu'on avait fait croire au roi, pour l'exaspérer, que les évêques du parti du grand-maréchal voulaient créer un autre roi, s'emporta vivement, surtout contre le légiste Roger de Canteloup; il l'accusa du même crime que son père, et dit qu'en digne fils il marchait sur les traces de cet homme qui avait été traître et pendu comme tel. Puis il excommunia incontinent ceux qui méditaient l'iniquité d'un pareil crime contre le roi, ou qui inspiraient méchamment de telles accusations contre les évêques, tandis que ceux-ci mettaient toute leur sollicitude au salut et à l'honneur du roi. L'innocence des évêques ayant été ainsi manifestée et prouvée, tous les semeurs de discorde furent couverts de confusion; le légiste dont nous avons parlé fut obligé de se taire, frappé qu'il était d'anathème. Les évêques qui étaient présents, étant intervenus, apaisèrent l'évêque de Chester Alexandre: sa colère se calma, et l'amertume de son ressentiment s'adoucit. Maître Edmond, élu à Cantorbéry. assistait aussi à cette assemblée ainsi que beaucoup des évêques ses suffragants, (30) qui tous, compatissant à la désolation du roi et du royaume, vinrent trouver le roi et lui dirent, comme s'ils n'avaient eu tous qu'un même cœur, qu'un même esprit et qu'une même bouche: «O roi notre seigneur, nous vous le disons dans le Seigneur comme il convient à vos féaux sujets. Les conseillers que vous avez maintenant, et dont vous vous servez, sont des gens dont les avis ne sont ni sages ni sûrs, mais plutôt cruels et pernicieux à vous-même et au royaume d'Angleterre: nous voulons parler ici de Pierre, évêque de Winchester, de Pierre d'Orival et de leurs complices: surtout, parce qu'ils ont en haine et qu'ils méprisent la nation anglaise, qu'ils appellent les Anglais traîtres et qu'ils les font tous appeler ainsi, qu'ils détournent votre esprit de l'amour de vos sujets, en même temps qu'ils éloignent de vous nos cœurs et ceux de vos sujets; ainsi que nous en avons l'exemple dans le grand-maréchal qui est le meilleur homme de voire terre, et qu'ils ont écarté de vous et perverti par les mensonges qu'ils ont semés entre vous et lui. C'est par le même conseiller, nous voulons dire par l'évêque de Winchester, que votre père, le roi Jean, s'est aliéné d'abord le cœur de ses sujets, puisa perdu la Normandie, puis ses autres provinces et à la fin tout son trésor; qu'il a presque été dépouillé de la souveraineté d'Angleterre et qu'il n'a jamais eu un moment de paix. C'est par le même conseiller que de notre temps le royaume a été troublé, l'interdit lancé; que le royaume a été fait tributaire, et que la (31) reine des nations (ô douleur) a été abaissée par ce tribut au rang des esclaves. La guerre est arrivée: elle a duré longtemps, et votre père est mort pour ainsi dire sans terre, n'ayant pas plus de repos dans le cœur qu'il n'y en avait dans le royaume. Ainsi il a dû aux conseils de cet homme ses dangers et sa triste fin. C'est par le même conseiller qu'a été défendu contre vous le château de Bedfort où vous avez perdu beaucoup d'argent et de braves hommes: ce qui a été cause que pendant ce temps, La Rochelle vous était enlevée à la honte de tout votre royaume. C'est par vos iniques conseillers que sont arrivés les troubles présents qui mettent le royaume en grand danger; car, si les hommes de votre terre avaient été traités selon la justice et le bon droit, ces troubles n'auraient point eu lieu, vos terres n'auraient point été dévastées, et vos richesses eussent été inépuisables. Oui: nous vous le disons au nom de la fidélité qui nous lie et qui nous oblige envers vous, vos conseillers ne sont pas des hommes de paix, mais des hommes de discorde, qui veulent s'agrandir et qui, ne le pouvant faire par la paix, ont recours aux troubles et à l'exhérédation d'autrui. Nous nous plaignons aussi de ce qu'ils ont dans leurs mains vos châteaux et vos troupes, comme si vous deviez vous défier de vos sujets naturels; de ce qu'ils ont en leur pouvoir les revenus de votre échiquier, toutes les gardes, les principales choses qui doivent vous échoir, expectative qui leur plaît fort; mais vous verrez, nous (32) en sommes sûrs, comment ils vous rendront compte à la fin. Nous nous plaignons de ce que presque aucune affaire importante n'est réglée dans le royaume sur votre sceau ou d'après vos ordres, sans le sceau de Pierre d'Orival, comme si pour eux vous n'étiez plus roi; de ce que par leurs conseils les sujets naturels de votre royaume sont chassés de votre cour; ce qui fait craindre tant pour vous que pour le royaume, puisque vous paraissez plutôt être leur sujet qu'eux les vôtres, ainsi qu'il appert par une foule d'exemples; de ce qu'ils ont en leur pouvoir la vierge de Bretagne, votre sœur elle-même, plusieurs autres jeunes filles nobles, et d'autres femmes nubiles dont ils détiennent les gardes et les douaires, ou qu'ils marient à leurs amis, faisant contracter à ces jeunes filles des unions disproportionnées; de ce qu'ils confondent et pervertissent aussi bien que la justice, les lois de l'état qui ont été jurées, confirmées et appuyées sur l'excommunication; d'où il est à craindre qu'ils ne soient excommuniés et vous aussi à votre tour en communiquant avec eux; de ce qu'ils n'observent envers personne ni promesse, ni foi, ni serment, ni charte écrite, et de ce qu'ils ne redoutent point l'excommunication. D'où il résulte que ceux qui se sont écartés de la vraie route, sont désespérés, et que ceux qui y persévèrent par crainte sont pleins de défiance. Nous vous disons fidèlement ces choses, nous vous conseillons devant Dieu et devant les hommes, nous vous prions et vous avertissons d'éloigner de vous de pareils (35) ministres et de gouverner votre royaume, comme c'est la coutume dans les autres états, par le moyen de vos féaux hommes nés dans votre royaume et vous ayant juré fidélité. Or, nous vous déclarons en vérité, que si vous n'avez pas corrigé ces abus sous peu de jours, nous procéderons contre vous et contre tous les autres opposants, par la censure ecclésiastique, et nous n'attendons plus pour cela que la consécration de notre vénérable père, l'élu de Cantorbéry.» En entendant ce discours, le roi demanda humblement un court délai, disant qu'il ne pouvait pas écarter ses conseillers si subitement, avant d'avoir écouté le compte qu'ils avaient à lui rendre de son trésor qu'il leur avait confié. Alors, l'assemblée se sépara, et tous se retirèrent avec l'espérance que la concorde ne tarderait pas à être rétablie.

Lorsque l'assemblée dont nous avons parlé eut été levée, le roi, en se rendant à Bromholm pour s'y mettre en prières, passa par le bourg de Saint-Edmond. Là, touché de compassion, il accorda à l'épouse d'Hubert de Bourg, qui lui avait adressé une humble supplique, huit manoirs sur les terres acquises par son mari, terres dont, à cette époque, Robert de Passeleve avait la garde, d'après le commandement du roi: Ensuite le roi ayant accompli son vœu d'oraison se dirigea vers les provinces occidentales. Lorsqu'il fut arrivé à la ville de Huntingdon, Richard Suard, Gilbert Basset et les autres exilés se rendirent à Almondbury, bourg qui appartenait à Étienne, et livrè- (34) rent tout au feu et au pillage. Étienne, qui accompagnait le roi, apercevant les flammes qui consumaient ses édifices et qui jetaient alentour une lueur éclatante, prit avec lui un corps d'hommes d'armes, et se porta en toute hâte au secours de ses biens attaqués. Mais dès qu'on fut venu lui rapporter que Richard Suard était l'auteur de cette violence, il tourna bride aussi vite que si une nuée de flèches le poursuivait, et, hâtant à coups d'éperons la course de son cheval, alla chercher un refuge auprès du roi: ce qui fit beaucoup rire le roi et tous ceux qui l'entouraient. Vers le même temps, ce même Richard et ses compagnons, d'après les lois de la guerre, qui ne connaît pas de lois, s'emparèrent sur les confins du pays de Galles de quelques chevaliers qui leur résistaient, et les forcèrent à payer de grosses rançons.

Consécration d'Edmond, élu archevêque de Cantorbéry. — Henri III révoque de leurs offices l'évêque de Winchester et tous les seigneurs étrangers. — Le comte Maréchal passe en Irlande, et entreprend la guerre contre le roi. — Il justifie ses hostilités. — Conseil perfide de Geoffroi du Marais. — Cette même année, dans l'église du Christ, à Cantorbéry, Edmond3, élu ar- (35) chevêque de cette même église, fut consacré archevêque de Cantorbéry par Roger, évêque de Londres, le dimanche où l'on chante: «Réjouis-toi, Jérusalem», et qui se trouvait être le quatrième jour avant les nones d'avril. Le roi et treize évêques assistaient à la cérémonie. Ce même jour, le nouveau primat célébra solennellement la messe, revêtu du pallium, qu'un moine de cette église, nommé Simon de Lègre, avait eu la précaution de lui rapporter de Rome.

Vers le même temps, le premier dimanche de la Passion du Seigneur, qui se trouvait être le cinquième jour avant les ides d'avril, le roi, les comtes et les barons, l'archevêque nouvellement consacré avec tous ses suffragants, se réunirent à une assemblée tenue à Westminster pour porter remède aux troubles du royaume. L'archevêque s'étant adjoint les évêques et les autres prélats qui étaient présents, vint trouver le roi; il lui déclara son avis et celui des évêques relativement à la désolation du royaume et aux dangers qui le menaçaient; il insista de nouveau sur les abus dont nous avons parlé et qui avaient été déjà signalés au roi dans la précédente assemblée. Il lui signifia enfin, et d'une manière expresse, que s'il n'éloignait au plus tôt les auteurs de ce scandale, et n'entrait en négociation pacifique avec les fidèles de son royaume, une sentence d'excommunication serait sur-le-champ lancée par lui-même et par tous les prélats présents contre Henri, tout roi qu'il était, (36) et contre tous autres ennemis de la paix et semeurs de discorde. Le pieux roi, en entendant la déclaration des prélats, répondit humblement qu'il suivrait leurs avis en toutes choses. Aussi quelques jours après, reconnaissant ses torts, et guidé par le repentir, il ordonna à Pierre, évêque de Winchester, de retourner dans son diocèse, de s'occuper du soin des âmes, et de ne plus se mêler à l'avenir des affaires de l'état. Quant à Pierre d'Orival, qui avait disposé en maître de toute l'Angleterre, il lui commanda expressément de lui remettre ses châteaux, de lui rendre compte sur-le-champ de la manière dont il avait géré le trésor royal, et de quitter sa cour; affirmant avec serment que si Pierre d'Orival n'était pas bénéficier et admis au nombre des clercs, il lui ferait arracher les deux yeux. Il chassa en outre tous les Poitevins, tant de sa cour que des garnisons des châteaux, et les renvoya dans leur patrie avec défense de se représenter jamais devant lui. Ensuite le roi, qui désirait ardemment la paix, envoya l'archevêque de Cantorbéry, Edmond, avec les évêques de Chester et de Rochester, dans le pays de Galles, pour qu'ils s'entendissent avec Léolin et le comte Richard Maréchal, et qu'ils traitassent avec eux de la paix. Ainsi le roi ayant renvoyé ses iniques conseillers, rappela à son service les hommes naturels de son royaume, et se soumit aux avis de l'archevêque et des évêques, grâce auxquels il espérait que le royaume, si longtemps troublé, serait remis dans un état prospère.

Vers le même temps, des messagers vinrent trou- (37) ver le comte Richard Maréchal, et lui racontèrent comment les seigneurs d'Irlande étaient entrés à main armée sur ses terres, s'étaient emparés de quelques-uns de ses châteaux, et livraient ses domaines au pillage et aux rapines. Alors le maréchal, profitant de ce que le roi, après les fêtes de Noël, avait remis à un autre temps l'expédition qu'il projetait dans le pays de Galles et s'était dirigé vers le midi de l'Angleterre, s'embarqua avec quinze chevaliers seulement pour réprimer les incursions de ses ennemis. Lorsqu'il eut abordé en Irlande, il fut rejoint par Geoffroi du Marais, son homme lige, vieillard perfide, qui s'était ligué avec le justicier Maurice, avec Hugues de Lascy, Richard de Bourg et les autres ennemis du grand-maréchal. Geoffroi, affectant un zèle menteur pour les intérêts du grand-maréchal, lui conseilla de prendre les armes contre ses ennemis, et de soumettre à son pouvoir l'Irlande tout entière, lui assurant qu'il avait pour lui son bon droit, et que les soldats ne lui manqueraient pas. Comme le maréchal hésitait à se confier à des traîtres, non point parce qu'il doutait de ses forces, mais parce qu'il craignait la fraude innée dans le cœur des Irlandais, et comme il pesait à la balance de la raison les chances et les hasards des combats, Geoffroi reprit: «Que crains-tu? On dirait vraiment que tu n'es pas le fils de ce très-victorieux Guillaume, l'ancien maréchal, qui n'a jamais tourné dos quand les ennemis l'attaquaient. Oublies tu que la victoire est à tes portes? Oublies-tu que lu as à défendre le droit de tes an- (38) cêtres, droit qui t'a été transmis en ligne directe? Oublies-tu que tes invincibles prédécesseurs, qui avaient reçu le surnom de Strongboghe, ont conquis bravement ce pays? Commences-tu à dégénérer?» Le grand-maréchal ajouta foi à ces paroles comme si elles eussent été dictées par la fidélité et par la raison; il reprit confiance, parcourut tous ses domaines en rassemblant une armée nombreuse, poursuivit ses ennemis et recouvra en grande partie les châteaux qu'ils avaient pris. Il s'empara même, au bout d'un siège de quatre jours, de Limerick, importante place d'Irlande, et exigea des habitants serment de fidélité. Ensuite s'avançant à main armée, il subjugua plusieurs châteaux, tant ceux du roi que ceux des seigneurs irlandais ou autres, ses ennemis, et se fit prêter serment par les gouverneurs de ces châteaux qu'ils ne mettraient point obstacle à ses entreprises. Cependant les seigneurs conjurés n'osant pas lui résister, et le redoutant comme on redoute le tonnerre et la tempête, prirent la fuite devant sa face, et s'enfonçant dans l'intérieur du pays, ils réunirent une nombreuse troupe composée de chevaliers, de cavaliers d'élite, et d'hommes d'armes à pied. Avec cette troupe composée de cent soixante chevaliers et de deux mille fantassins, tous bien armés, ils se préparèrent à livrer au grand-maréchal une bataille en plaine. En distribuant l'argent du roi, et à force de promesses plus magnifiques encore, ils inspirèrent à leurs soldats un si violent désir de tuer le grand-maréchal que tous croyaient leur fortune faite, s'ils (39) parvenaient à le mettre à mort. Dans cet état de choses, ils envoyèrent vers le grand-maréchal quelques Templiers chargés de lui remontrer qu'il agissait traîtreusement contre son seigneur, le roi d'Angleterre, en venant l'attaquer en Irlande comme il avait fait en Angleterre. Les députés ajoutèrent que les seigneurs, à la garde desquels le roi avait remis la terre d'Irlande, qui étaient ses féaux et jurés hommes, ne pouvaient, sans être soupçonnés de trahison, supporter un pareil attentat; qu'ils demandaient par conséquent une trêve suffisante pour avoir le temps de savoir du roi d'Angleterre s'il était dans l'intention que l'Irlande fût défendue; et que dans le cas où le roi se soucierait peu de conserver cette île, et les abandonnerait en l'abandonnant, ils remettraient eux-mêmes tout le pays au pouvoir du grand-maréchal sans aucune discussion et sans effusion de sang.

Le comte-maréchal ayant pris connaissance du message, répondit habilement à chacun des reproches qu'on lui faisait: «Je déclarerai d'abord, dit-il, que je n'ai point agi traîtreusement contre le roi; car il m'a dépouillé de mon office de maréchal injustement et sans le jugement de mes pairs; il m'a fait déclarer proscrit par toute l'Angleterre; il a brûlé mes maisons, arraché mes arbres, saccagé mes terres, détruit mes parcs. Il m'a défié une fois et deux fois, tandis que je n'avais jamais refusé de me présenter à sa cour et de me soumettre au jugement de mes pairs. Aussi je n'étais plus son homme, et j'avais droit de me regarder comme mis hors de son hom- (40) mage, non par ma volonté, mais par la sienne. Quant à la proposition qu'on lui faisait, et à la trêve qu'on lui demandait, il fit savoir aux susdits seigneurs, par le moyen des mêmes Templiers, qu'il voulait avoir avec eux une entrevue dans une prairie qu'il leur désignait, et qu'ils eussent à y venir le lendemain pour y traiter de la paix. Du reste, il déclara expressément qu'il était dans son droit en réclamant ce qui lui appartenait, et en cherchant par tous les moyens en son pouvoir à affaiblir les forces du roi et de ses conseillers.

Lorsque la réponse du comte-maréchal eut été portée aux seigneurs par les Templiers, ils acceptèrent avec empressement l'entrevue qu'on leur offrait, sachant qu'ils avaient avec eux des forces plus redoutables, et un plus grand nombre d'hommes d'armes que le grand-maréchal. En effet ils avaient l'intention de ne point s'en retourner sans lui avoir livré bataille. Le maréchal demanda conseil à ses chevaliers sur l'affaire en question, et leur dit: «Il me doit suffire d'accorder à ces seigneurs la trêve qu'ils demandent: car ce qu'ils sollicitent me paraît juste et appuyé sur la raison: aussi je craindrais, en me refusant à cette mesure équitable, qu'il ne m'arrivât malheur.» En entendant ces mots, Geoffroi du Marais, ce nouvel Achitophel qui méditait dans son âme un mauvais dessein, et qui, sous l'apparence d'un zèle ardent pour les intérêts du grand-maréchal, était l'instigateur et le complice de la trahison projetée, s'écria que c'était une indigne tergiversation, et con- (41) tinua avec un faux emportement d'amitié: «Me suis-je trompé quand je t'ai déjà dit que tu ne ressemblais guères au vieux Guillaume Maréchal, cet homme invincible que j'ai vu, que j'ai chéri, dont j'ai été le serviteur et l'ami; à cet homme affable et réservé pendant la paix, mais indomptable pendant la guerre, et qui avait surpassé par sa valeur tous les chevaliers d'Occident? Mais toi, je te l'ai dit déjà, et je te le répète aujourd'hui, tu es devenu timide; tu négliges par lâcheté de conquérir le royaume d'Irlande quand tu le peux maintenant. La trêve que tes ennemis te demandent n'est qu'un piège; ils veulent se réserver un moyen de rendre inutile ton débarquement en Irlande, et entraver ton expédition heureusement commencée. Sache pour sûr que tous tes ennemis en te voyant armé et prêt à combattre, quoique avec peu de monde, n'auront rien de plus pressé que de prendre la fuite, comme des brebis qui tournent dos devant un lion.» Il y avait en outre autour du grand-maréchal quatre-vingts chevaliers ou plus qui tenaient de lui des terres en Irlande, mais qui, ayant été corrompus par les ennemis, cherchèrent à le tromper traîtreusement, et lui donnèrent le même conseil.

Conférence entre le comte Maréchal et les seigneurs irlandais. — Combat en plaine dans lequel il est fait prisonnier. — Le matin étant venu, le justicier Maurice, Hugues de Lascy et Richard de Bourg se rendirent à l'entrevue dans la prairie désignée à (42) cet effet. Ils étaient accompagnés de cent quarante chevaliers braves, déterminés et armés de pied en cap, que, depuis l'époque de leur conjuration, ils avaient choisis dans tout le royaume d'Irlande, à l'effet de tuer le grand-maréchal: pour cela, ils avaient payé chèrement leurs services, et leur avaient fait des promesses encore plus magnifiques, en sorte que ces chevaliers désiraient bien plus vivement une bataille qu'un accommodement. De son côté, le maréchal se rendit à l'entrevue avec ses hommes d'armes, qui tous étaient disposés à le trahir, à l'exception des quinze chevaliers qui étaient de son vasselage particulier, et fit halte à un mille environ du lieu où les ennemis étaient postés. Alors les Templiers qui servaient de médiateurs, et qui étaient chargés de négocier entre les deux armées, se mirent à traiter de la paix. Enfin les seigneurs d'Irlande (car nous voulons être brefs), ayant appris que le maréchal était arrivé avec peu de soldats dont ils connaissaient pour la plupart la mollesse et la tiédeur, lui envoyèrent dire d'une manière précise et formelle que s'il ne leur accordait pas la trêve en question, ils le défiaient, afin que sur-le-champ les épées fussent tirées, et qu'on tentât la fortune des combats pour savoir quel était, d'eux ou du maréchal, le plus brave à la guerre. Sur l'avis de Geoffroi du Marais et des autres chevaliers qui étaient ses hommes, mais avec des intentions perfides, le comte-maréchal refusa malgré lui et à contre-cœur la trêve qu'on lui demandait, et il chargea les Templiers qui servaient d'intermédiaires entre les deux ar- (43) mées d'exiger expressément des seigneurs irlandais que ses châteaux, qu'ils avaient pris et qu'ils détenaient injustement, lui fussent rendus; parce qu'il lui paraissait étrange que ce fût le dépouillé qui accordât la trêve. Les seigneurs irlandais, ayant refusé de le faire, rangèrent leurs troupes en bataille, et marchèrent au-devant du grand-maréchal dans la sécurité d'une victoire complète. A cette vue, Geoffroi du Marais dit au grand-maréchal: «Je te conseille en vérité d'accorder à ces seigneurs la trêve qu'ils demandent; car ma femme est la sœur du noble seigneur Hugues de Lascy: aussi je ne puis aller avec loi à |a bataille contre lui, puisque je suis uni avec lui. — O traître abominable, s'écria le maréchal, n'est-ce point par ton conseil que j'ai refusé contre mon gré la trêve qu'on me demandait. Il serait d'un homme inconséquent d'accorder si tôt ce que je viens de refuser; et je paraîtrais agir ainsi plutôt par crainte que par bonté. Je sais bien, je sais bien que ce jour est le dernier de ma vie; mais il vaut mieux que je meure avec honneur pour la cause de la justice que de déserter parla fuite le champ de bataille, et d'attirer sur moi la honte éternelle d'avoir manqué aux lois de la chevalerie.» Alors se tournant du côté de son frère Gaultier, jeune homme de grand mérite, il dit à ses officiers: «Conduisez mon frère dans un de mes châteaux qui est près d'ici, de peur qu'il ne périsse dans le combat qui va s'engager, et que notre famille ne soit complètement éteinte. Je m'en repose sur sa bravoure, (44) s'il atteint l'âge de majorité, pour qu'il devienne un bon et noble chevalier. Maintenant marchons au périlleux combat qui m'attend et auquel je ne pourrais me soustraire sans déshonneur. Il est trop tard pour reculer quand on a le casque en tête.» Les seigneurs irlandais, redoutant l'audace et la bravoure du grand-maréchal, avaient remis leurs armures à des chevaliers déterminés et inconnus dont ils avaient loué les services en leur donnant mission de tuer un innocent. Ainsi ils désiraient le mettre à mort sans cependant paraître avoir commis le crime.

Cependant le comte Maréchal, voyant que des ennemis nombreux et rangés en bataille venaient attaquer sa petite troupe, exhorta les siens à bien défendre la cause qu'il avait embrassée pour la défense de la justice, des lois et de la nation anglaise opprimée par les Poitevins. Il espérait trouver de fidèles soldats dans ceux qui n'étaient que des traîtres. Alors, se jetant intrépidement au milieu des ennemis, et pénétrant bravement à travers leurs rangs, il ouvrit, avec son épée, la route à ses compagnons; mais il ne fut suivi que des quinze chevaliers de son vasselage particulier, qui portèrent le désordre dans les bataillons ennemis. Quant à ses hommes liges, en qui il se fiait, ils se rendirent prisonniers aux ennemis du maréchal (ainsi que la chose avait été convenue entre ces traîtres), sans y être contraints, sans avoir été frappés par la lance ou par l'épée, et avec le même empressement que des amis qui se retrouvent avec joie. D'autres, avant (45) même que leur sang eût coulé, s'enfuirent dans les églises et dans les abbayes, abandonnant le grand maréchal avec ses quinze chevaliers seulement. Dans ce combat inégal, où cette petite troupe se défendait vigoureusement contre des ennemis cent quarante fois plus nombreux, le poids de la bataille tomba sur le comte maréchal qui s'aperçut alors de la trahison tramée contre ses jours. Ses adversaires se précipitant de tous côtés sur lui, il en tua quelques-uns en se défendant. Un intrépide chevalier irlandais, à qui Richard de Bourg avait remis son armure pour qu'il tuât le maréchal, s'indigna de cette résistance et se jeta sur lui, voulant lui arracher violemment son casque de la tête. A cette vue, le maréchal, croyant que c'était Richard de Bourg, s'écria: «Fuis, traitre infâme, ou je te tue. — Je ne fuirai pas devant toi,» reprit l'autre; et au moment où il levait les mains pour le saisir par son casque, le grand-maréchal lui coupa presque les deux mains d'un revers d'épée, malgré les gantelets qui. les couvraient. Un autre chevalier, jaloux de venger son compagnon blessé, poussa rapidement son cheval contre le comte, et lui asséna, de tout ses forces, un grand coup sur la tête qui, protégée par l'armure, ne fut pas atteinte. Le comte dirigea son épée contre celui qui l'avait frappé, et lui hacha le corps en morceaux par trois coups consécutifs: ce qui fit que durant quelque temps personne n'osa l'approcher de trop près. Alors ses principaux ennemis, que ce courage consternait, firent avancer (46) une populace qui était accourue avec des lances, des fourches de fer, des couperets et des haches à deux tranchants, et lui ordonnèrent d'entourer le maréchal et de le renverser en éventrant son cheval, ou en lui coupant les jarrets. Ces gens, entourant le maréchal, criblèrent de blessures son cheval, qui bientôt perdit son sang et ses forces. Cependant comme ils n'avaient pas encore réussi à renverser le cavalier, en renversant la monture, ils coupèrent les pieds de l'animal à coups de hache. Ce noble coursier, fatigué d'un combat qui avait duré depuis la première heure du jour jusqu'à la onzième, tomba par terre en entraînant le grand-maréchal. Tous, accourant, se ruèrent à la fois pour le frapper. L'un d'eux, remarquant que le bas des reins était moins bien défendu par l'armure que les autres parties du corps, souleva la cuirasse et frappa le maréchal par derrière, avec cette espèce de couteau qu'on appelle skein4, et le blessa mortellement en lui enfonçant ce couteau dans le dos, jusqu'à la poignée. Les seigneurs irlandais, voyant qu'il était blessé à mort et qu'il gisait à terre, sans donner signe de vie, le firent porter, sans connaissance, dans un de ses châteaux dont le justicier Maurice s'était emparé peu auparavant, et qu'il détenait après l'avoir pris. Là le grand-maréchal fut gardé étroitement, et resta au pouvoir des ennemis. Un seul des (47) siens partagea sa captivité. Cette bataille fut livrée le premier jour du mois d'avril, un samedi.

Extorsions du pape Grégoire. Lettre du pape au sujet de la croisade. — Arrogance des ordres mendiants. — Plaintes contre l'avarice de Rome. — Tandis que la roue de la fortune entraînait le monde avec elle et agitait les royaumes d'orient comme les royaumes d'occident, l'univers chrétien fut tourmenté par des troubles encore plus déplorables. Le seigneur pape, prenant prétexte de la persécution que lui suscitait l'empereur, inventa et multiplia, principalement en Angleterre, des extorsions fallacieuses, et envoya de tous côtés des légats qui, sous le titre de simples nonces, avaient réellement le pouvoir des légats, et qui, soit en prêchant, soit en suppliant, soit en commandant, soit en excommuniant, soit en exigeant des procurations, recueillirent de l'argent par tous les moyens possibles. Dans le royaume d'Angleterre, ils dépouillèrent beaucoup de gens de leurs terres et les réduisirent à la mendicité. Le pape voulut que ce fussent des gens à lui, et choisis par lui à cet effet, qui fissent la collecte et la répartition de cet argent, pour qu'ils vidassent plus efficacement les trésors de tous, et qu'ils pussent mettre en avant le prétexte de secourir la Terre-Sainte (quoique l'église n'ait jamais éprouvé que cet argent eût été consacré à sa grandeur). Il écrivit à tous les fidèles en Jésus-Christ la lettre suivante, lettre fort éloquente et qui aurait touché les cœurs (48) les plus endurcis, si elle n'eût été accompagnée de faits contraires à l'humilité et à la justice: ce qui malheureusement était plus clair que le jour.

«Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à tous les fidèles en notre seigneur Jésus-Christ établis dans le royaume d'Angleterre, qui ces présentes verront, salut et bénédiction apostolique. Rachel, après avoir vu ses commencements dans la connaissance de la vraie foi s'accroître pour le salut des hommes [se désole maintenant], et la pieuse mère des fils de la droite, la sainte église romaine, pour qui l'extermination de sa race est un aussi grand sujet de contrition que pour une mère5, a fait entendre jusqu'ici ses pleurs, ses gémissements et la voix de ses lamentations. Elle les fait entendre encore aujourd'hui, et nous désirons que ses cris parviennent jusqu'au ciel, afin que, pendant le jour et pendant la nuit, les yeux des fidèles ne cessent de verser les larmes de la douleur, afin qu'ils ne se taisent pas et qu'ils ne se reposent pas, jusqu'à ce que le Seigneur ait manifesté sa miséricorde. Or, elle se lamente de ce que la maison du pain céleste, la montagne de Sion d'où la loi est sortie, la cité du grand roi, sur laquelle tant de choses glorieuses ont été dites et écrites, la terre que le fils de Dieu avait consacrée en versant tout son sang pour nous, a perdu la vigueur et la force qui conviennent à un royaume. Elle pleure, parce que cette terre, libre (49) jadis, est forcée d'être esclave sous le joug impie de la tyrannie. Elle se désole parce que là où les concerts de la milice céleste ont chanté la paix, une immonde nation6, la tribulation des nations, étale le scandale de ses souillures, et que des schismes et d'abominables inimitiés ont été suscités; parce que les cris de guerre sont renouvelés; parce que cette nation a étendu ses mains impies sur ce qui a droit à la vénération des hommes; parce que les pieuses lois des ordres sacrés, et même les simples droits des gens, sont bannis par elle du temple du Seigneur; parce que des infamies détestables et des vices ignominieux ont été introduits dans ce lieu; parce qu'enfin cette race croupit honteusement dans sa pourriture. Ainsi Jérusalem, bafouée dans son sabbat, est au milieu de ses ennemis dans l'état d'impureté d'une femme qui a ses règles. En effet, quoique depuis quelque temps cette ville, à l'exception du temple du Seigneur, ait été rendue à notre cher fils en Jésus-Christ, Frédéric, empereur des Romains, toujours auguste et illustre roi de Jérusalem et de Sicile; cependant, comme le Dieu tout-puissant n'a pas jugé à propos d'octroyer quelque don plus magnifique encore à son peuple chrétien, ledit empereur a conclu une trêve avec le Soudan. Le terme (50) auquel elle expire est si voisin, que le temps qui nous en sépare parait à peine suffisant aux préparatifs, à moins qu'on ne pourvoie aux choses nécessaires avec la promptitude, l'espérance et la ferveur de la foi. Que nul donc ne torde à marcher au secours de cette terre, à combattre pour la patrie céleste] avec l'espérance de la victoire, à mourir pour obtenir la couronne et la vie éternelles], à souffrir la fatigue et la douleur pour celui qui a méprisé les humiliations, qui a été couvert de crachats, souffleté, flagellé, couronné d'épines, qui a comparu devant Pilate, comme un accusé chargé de crimes, qui a souffert sur la croix les dernières misères, qui a été abreuvé de fiel, qui a eu le côté percé d'un coup de lance., qui a rendu l'âme avec un grand cri, pour la régénération de la race humaine, et qui, rassasié d'injures, a consommé le cours de sa vie mortelle. Voilà, nous le répétons du plus profond de notre cœur, voilà celui, qui inclinant admirablement les cieux, et descendant du trône de gloire de son père, jusqu'à la bassesse de notre mortalité, n'a pas dédaigné d'être Dieu et homme, de devenir créateur et créature, de prendre, maître qu'il était, le corps d'un esclave. Nous qui, par notre seule justice, ne pouvions espérer grâce, nous l'avons obtenue par cette faveur inouïe. Héritiers de Dieu, cohéritiers du Christ, nous avons été appelés au partage de la Divinité, à la communauté de la félicité éternelle. Quoique après avoir été adoptés par cette grâce spéciale, nous entassions ingratitude sur ingratitude, (51) il n'en est pas moins un trésor inépuisable de bonté. Tandis que nous péchons selon la diversité de nos désirs et la mesure de nos forces, il nous fournit, selon le temps, divers moyens d expiation, et approprie différents remèdes aux différentes maladies. Aujourd'hui qu'il souffre que la terre où il a voulu naître, mourir et ressusciter, soit si longtemps livrée aux infidèles pour éprouver les fidèles, ce n'est pas que la main du Seigneur soit moins longue, ou que son pouvoir soit en rien diminué, puisqu'il pourrait la délivrer en un moment, ainsi que de rien il a fait toutes choses; mais c'est qu'il exige de l'homme les dons de compassion et de dilection dont il a fait usage pour manifester la fin de toute consommation et la plénitude de sa loi, quand le premier il a voulu, plein de miséricorde, se présenter à l'homme perdu et damné: c'est qu'il n'aurait permis, en aucune façon, que les mains impies prévalussent tellement contre les fidèles, s'il n'eût pourvu à ce que son injure fût vengée, en nous relevant de notre confusion, et à ce que notre religion fût maintenue, en nous réservant sa victoire. Il a voulu aussi qu'à cette occasion plusieurs hommes délicats qui ne pourraient ou ne voudraient pas satisfaire, à proportion de leurs péchés, et par là seraient tombés dans le gouffre du désespoir, pussent se retenir à cette planche de salut, et accomplissent, en peu de temps, une longue pénitence en donnant7 leur vie pour Jésus-Christ. Beaucoup (52) même désirant visiter les lieux où se sont posés les pieds du Seigneur, sont d'abord arrivés au but de la carrière sans avoir couru, ou plutôt ont obtenu la couronne sans avoir tiré l'épée, grâce à celui qui, considérant dans l'offrande la seule volonté, récompense ceux qui combattent pour lui. Or, pour que les fidèles soient réveillés efficacement et puissamment dans les conjonctures plus haut dites, nous, investi par la miséricorde du Dieu tout-puissant de l'autorité des bienheureux apôtres Pierre et Paul, d'après le pouvoir de lier et de délier que Dieu nous a concédé tout indigne que nous en sommes, accordons à tous ceux qui prendront part à cette expédition, dans leurs personnes et dans leurs biens, indulgence plénière pour leurs péchés dont ils seront sincèrement contrits de cœur et dont ils se seront confessés de bouche, et nous leur promettons une part au salut éternel dans la rétribution des justes.; Quant à ceux qui n'y auront point pris part dans leurs propres personnes, mais seulement dans leurs biens, en y envoyant, selon la proportion et la quantité de leur fortune, des hommes convenables, ou à ceux qui, bien qu'aux frais d'autrui, y contribueront de leurs propres personnes, nous leur accordons semblablement rémission de tous leurs péchés. Nous voulons aussi et concédons que tous c eux qui donneront portion congrue de leurs biens pour subvenir à la Terre-Sainte, participent à cette rémission selon la (53) mesure des secours qu'ils fourniront et l'ardeur de leur dévotion. Nous prenons sous la protection du bienheureux Pierre et sous la nôtre les personnes et les biens des croisés depuis le jour où ils auront pris la croix. Nous les plaçons aussi sous la défense des archevêques, des évêques et de tous les prélats de l'église de Dieu; statuant que ces biens devront rester en intégrité et en sécurité, jusqu'à ce qu'on ait des nouvelles certaines de leur retour ou de leur mort. Que les prélats des églises qui se montreraient négligents à rendre la justice aux croisés ou à leurs hommes, sachent bien qu'ils seront gravement punis. Si quelqu'un ose aller à l'encontre, qu'il soit frappé de la censure ecclésiastique par les prélats des églises, nonobstant tout appel. Si quelques-uns de ceux qui devront partir en Terre-Sainte sont tenus à payer des usures par serment obligatoire, que les créanciers soient forcés par les prélats des églises, et au moyen du même châtiment, à délier leurs débiteurs du serment prêté et à se désister de toute poursuite usuraire. S'il arrive que quelques-uns des créanciers aient déjà forcé leurs débiteurs au paiement des usures, nous ordonnons qu'ils soient tenus à les restituer et par le même châtiment. Nous voulons que les juifs soient obligés par le pouvoir séculier à remettre aussi les usures; et nous interdisons à tous les fidèles chrétiens, sous peine d'excommunication, d'avoir aucune relation avec eux, tant pour affaires commerciales que pour autres, jusqu'à ce que les susdits juifs aient fait la remise de ces usures. Pour ceux (54) qui ne pourront payer présentement aux juifs ce qu'ils leur doivent, les princes séculiers devront leur procurer un utile délai et pourvoir à ce qu'ils n'encourent aucune vexation usuraire, depuis le jour de leur départ jusqu'à ce qu'on ait des nouvelles certaines de leur mort ou de leur retour; en forçant les juifs à regarder comme une partie de l'acquittement de la dette, déduction faite des dépenses nécessaires, les provenances des gages dont ils auront pendant «e temps touché les revenus. Ces dispositions en faveur des débiteurs ne semblent pas porter grand préjudice aux créanciers, puisqu'elles ne font que proroger le paiement sans annuler la dette. Afin que le subside de la Terre-Sainte, réparti sur un grand nombre de personnes, soit plus facilement fourni, nous-vous prions, tous tant que vous êtes et chacun en particulier, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit un seul Dieu vrai et éternel, et nous demandons à la place du Christ et pour le Christ, aux archevêques et évêques, aux abbés et prieurs, aux chapitres des églises tant cathédrales que conventuelles, à tous les clercs ainsi qu'aux cités, villes et bourgs, d'envoyer avec célérité au secours de la Terre-Sainte, selon leurs propres facultés, un nombre suffisant de guerriers, en leur fournissant toutes les choses nécessaires. Si quelqu'un ne peut suffire a lui seul à ladite contribution, que plusieurs se réunissent ensemble; car nous espérons pour certain que les personnes ne manqueront pas, si l'argent ne manque pas. Nous demandons la même chose aux rois et aux (55) princes, aux comtes et aux barons et aux autres seigneurs qui par hasard ne se consacreraient pas par eux-mêmes et en personne au service du Dieu crucifié. Nous sollicitons des villes maritimes un secours en vaisseaux. Quant aux clercs qui doivent contribuer à cette expédition8, nous avons pourvu à leur accorder la permission de mettre en gage pour trois ans, à cet effet, les provenances de leurs bénéfices; en sorte, toutefois, que ceux à qui ils jugeront à propos de confier ou d'engager ces provenances, les percevront jusqu'au temps fixé avec la même intégrité que les susdits clercs les percevraient, s'ils résidaient personnellement dans les églises où ils touchent ces provenances. Comme il arriverait que le subside de la Terre-Sainte éprouverait grand empêchement et grand retard, s'il fallait examiner tous ceux qui se présenteront, avant de leur conférer la croix, pour savoir si ce sont gens propres et suffisants à accomplir personnellement ce vœu, nous permettons (les personnes régulières exceptées) que quiconque voudra le faire soit admis à prendre la croix; à condition qu'en cas de nécessité urgente ou d'évidente utilité, on pourra commuer, racheter, ou différer son vœu avec l'agrément du saint-siège apostolique. Nous enjoignons formellement à tous les prélats des églises, chacun dans les lieux de leur juridiction, de faire le relevé de ceux qui ont déposé les insignes de la croisade; d'animer (56) et d'exhorter soigneusement tant ceux-là que les autres croisés et ceux à qui il arriverait encore de prendre la croix, à accomplir leurs vœux envers le Seigneur. De plus, comme les corsaires et les pirates mettent surtout obstacle à la délivrance de la Terre-Sainte en faisant prisonniers et en dépouillant ceux qui s'y rendent ou ceux qui en reviennent, nous enveloppons dans les liens de l'excommunication eux et leurs principaux fauteurs et complices. Nous défendons sous menace d'anathème, à qui que ce soit, de communiquer sciemment avec eux dans aucun contrat de vente ou d'achat; enjoignant aux gouverneurs des villes et autres lieux qui leur sont soumis, d'arrêter et d'empêcher cette iniquité. S'ils ne le font, comme ne pas vouloir troubler les méchants revient à favoriser leur méchanceté, et comme ceux qui manquent de s'opposer à un attentat manifeste ne sont pas exempts de complicité secrète, nous aurons9 soin d'exercer la sévérité ecclésiastique sur les personnes et sur les terres des gouverneurs [désobéissants]; car de telles gens sont les ennemis du nom chrétien tout aussi bien que les Sarrasins. Nous renouvelons en outre la sentence d'excommunication prononcée au concile de Latran contre ceux qui fournissent aux Sarrasins des armes, du fer et du bois de construction pour les galères; tous ceux qui exercent les fonctions de pilotes sur les vaisseaux sarrasins destinés à la pi- (57) raterie; tous ceux qui, soit dans la construction des machines, soit de toute autre façon, leur donnent conseil ou aide au détriment de la Terre-Sainte; et nous pensons que ces gens-là doivent être punis par la privation de leurs biens et devenir les serfs de ceux qui les prendront, s'il arrive qu'ils soient pris. Nous ordonnons que dans toutes les villes maritimes, cette sentence soit publiquement renouvelée chaque jour de dimanche et de fête. Le sein de l'église ne devra s'ouvrir à eux que quand ils auront donné au service de la Terre-Sainte tout ce qu'auront pu leur procurer ces rapports odieux avec des impies, afin que par un juste jugement ils soient punis par où ils auront péché. S'il arrivait que cette peine pécuniaire ne pût être acquittée par eux, que l'attentat de ces gens soit puni10 selon les lois ordinaires; afin que leur châtiment interdise aux autres l'audace de tenter pareille chose. Comme il est principalement nécessaire à l'accomplissement de cette entreprise que les princes et les peuples chrétiens observent la paix les uns envers les autres, selon qu'il a été statué dans le concile général, nous voulons et recommandons que la paix soit généralement observée dans tout l'univers chrétien au moins pendant quatre ans; en sorte que par l'intervention des prélats des églises, ceux qui sont en discorde soient amenés à une paix complète ou à une trêve formelle qui devra être observée inviolablement. S'il arrive que quelqu'un re- (58) fuse de s'accorder, qu'il y soit forcé de très-près par la voie de l'excommunication lancée contre sa personne et de l'interdit lancé contre ses terres; à moins que les injures réciproques ne soient de telle nature, qu'on ne puisse raisonnablement espérer la paix. Si quelques-uns méprisent la censure ecclésiastique et n'en tiennent point compte, ils pourront redouter à juste titre, que l'autorité de l'église ne soulève contre eux le pouvoir séculier, comme apportant le trouble dans l'affaire de la croisade. Que tous les enfants d'adoption divine s'arment donc pour le service de Jésus-Christ; qu'ils changent les dissensions et les inimitiés pour les alliances de paix et d'affection; qu'ils croient en toute confiance que, s'ils se sont vraiment confessés et s'ils sont sincèrement repentants, ils gagneront par un heureux échange, en récompense de fatigues qui n'ont qu'un temps, le repos de l'éternité. Donné à Spolette, le 2 avant les noues de septembre, l'an huitième de notre pontificat.»

Lorsque cette mesure eut été connue des fidèles dans les pays chrétiens, et principalement en Angleterre, et que commencèrent les prédications des prélats et surtout des frères prêcheurs et mineurs à qui pouvoir avait été donné de conférer la croix et d'absoudre du vœu de croisade pour de l'argent, une multitude innombrable de personnes se croisèrent. Bientôt ces frères prêcheurs et mineurs, qui avaient embrassé la pauvreté volontaire et l'humilité, se laissèrent aller à des pensées si ambitieuses, pour ne pas dire arrogantes, qu'ils exigèrent qu'on les reçût dans les commu- (59) nautés et dans les villes en procession solennelle, les bannières déployées, les cierges allumés, les ecclésiastiques étant vêtus de leurs habits de fête, et rangés en haie. Ils avaient mission de conférer à leurs auditeurs des indulgences plus ou moins longues: ceux à qui ils donnaient la croix aujourd'hui, demain ils les relevaient de leur vœu pour de l'argent. Au bout de quelque temps, il y eut un tel bouleversement, de si criantes exactions sous toutes les formes, qu'on ne pouvait savoir dans quel gouffre s'engloutissaient les sommes que le pape faisait recueillir par ses agents: ce qui refroidit l'enthousiasme des fidèles pour la croisade. En outre, la conscience de tous était profondément blessée, et les réflexions allumaient encore cette indignation, quand on voyait que de cette immense quantité d'argent, levée sous le nom de dixième par maître Étienne, clerc du seigneur pape, à l'effet d'écraser l'empereur, impôt qui n'avait plus d'objet, la paix étant faite (ainsi qu'on peut s'en assurer dans la lettre du pape que nous venons de rapporter), pas le plus petit quart de denier n'avait été restitué, pas la moindre portion n'avait été consacrée aux intérêts communs ou à l'honneur de l'église. Bien plus, avant que ce dixième eût été entièrement extorqué et levé, voici qu'une paix imprévue et cachée était conclue; voici que de nouveau une lourde contribution était imposée. Aussi qui pouvait se résoudre à achever le premier paiement pour en recommencer un autre?

 (60) Mort du Comte Maréchal.—Les seigneurs exilés continuent leurs dévastations. — Tous les proscrits demandent la paix du roi. — Hubert, comte de Kent, rentre en grâce. Sa vision. — Tandis que les gens d'église étaient inquiétés à ce sujet, le comte Maréchal, retenu sous la garde des Irlandais, commençait à guérir de ses blessures, en sorte qu'il pouvait déjà parler, marcher et manger. Alors ses ennemis exigèrent de lui qu'il leur livrât ses châteaux et ses terres en Irlande, lui disant que c'était le seul moyen de se réconcilier avec le roi, lui qui, ayant été pris dans un combat contre le roi, méritait tous les genres de mort. Ils lui montrèrent en outre la charte signée du roi, qui donnait ordre de se saisir de lui. Se voyant dans cette nécessité, il en conçut tant de chagrin, que ses blessures ne purent se fermer. On appela auprès de lui un traître chirurgien, qui cautérisa ses plaies avec un fer rouge de manière à lui donner la fièvre la plus ardente11. Le comte Maréchal, s'étant confessé (61) et ayant reçu le viatique du salut, rendit l'âme le 16 avant les calendes [de mai], en tenant la croix et en l'adorant. Il fut enterré dans un oratoire des frères mineurs, près de Kilkenny, lieu qu'il avait choisi pour sa sépulture. Ce fut dans les temps modernes la fleur de la chevalerie.

Cependant Richard Suard et ses adhérents, qui ignoraient toutes ces choses, continuaient à livrer aux flammes les domaines de leurs ennemis, les gens du roi. Swaneburn, manoir de Robert Passeleve, et Ywinkeho, manoir de l'évêque de Winchester, furent brûlés avec les fruits et les animaux qu'ils renfermaient. Ils s'emparèrent par surprise de Guillaume de Holewere, chevalier et vicomte de Kent, et, parce qu'il était allié audit Robert, dont il avait épousé la sœur, ils l'emmenèrent violemment et lui imposèrent une lourde rançon. Ils se saisirent aussi, entre Reading et Wallingford, de sept chevaux qui portaient les bagages d'Étienne de Ségrave et de l'évêque de Winchester. Pendant ce temps, les seigneurs irlandais prirent les châteaux du comte Maréchal, les occupèrent, et se les partagèrent, aspirant à ses dépouilles, comme la charte du roi leur en avait confirmé le privilège.

Vers le même temps, après la solennité de Pâques, tandis que le roi se dirigeait vers Glocester pour aller à la rencontre de l'archevêque et des évêques, qu'il avait envoyés dans le pays de Galles, ainsi que nous l'avons dit plus haut, il arriva à son manoir de Woodstock avec l'intention d'y passer la nuit. Ce fut dans ce lieu que (62) des messagers arrivés d'Irlande vinrent le trouver, et lui annoncèrent la mort du comte Maréchal. Le roi, au grand étonnement de tous ceux qui étaient présents, se répandit en pleurs et en lamentations; il se plaignit amèrement de la mort d'un si brave chevalier, et il assura constamment que le grand-maréchal eu mourant n'avait pas laissé son pareil dans le royaume. Sur-le-champ il fit appeler les prêtres de sa chapelle, et il leur ordonna de célébrer solennellement l'office des morts pour l'âme du maréchal. Le lendemain, après avoir assisté aux cérémonies des messes, il distribua aux pauvres d'abondantes aumônes; comparable en cette occasion à David pleurant la mort de Saül et de Jonathas. Bienheureux un pareil roi de savoir chérir ceux qui l'offensent, et de prier pour ses fidèles que de fausses suggestions avaient pu lui faire prendre en haine! Le roi, étant parti de Woodstock pour Glocester, fut rejoint dans cette ville par l'archevêque de Cantorbéry, Edmond, et les évêques qui avaient été envoyés avec lui vers Léolin. Ils lui annoncèrent qu'ils avaient conclu avec Léolin une espèce de traité de paix, à condition toutefois qu'avant toutes choses, il y aurait réconciliation entre le roi et les seigneurs du royaume, exilés alors d'Angleterre par les insinuations de mauvais conseillers: lesquels seigneurs étaient les alliés dudit Léolin; que cette condition bien et dûment remplie, le traité de paix serait pleinement ratifié. L'archevêque raconta à ceux qui l'entouraient, et non sans que le roi pût l'entendre, qu'ils n'étaient arrivés à ce résultat qu'après de grandes discussions, (63) et en menaçant parfois Léolin du ressentiment du roi et de tout le clergé: à quoi Léolin avait répondu: «Je crains plus les aumônes du roi que toute sa chevalerie et tout votre clergé.» Alors le roi, qui désirait de tous ses vœux la conclusion de la paix, convoqua, par lettres signées de lui, tous les proscrits à Glocester pour le plus prochain dimanche avant l'Ascension du Seigneur, c'est-à-dire pour le quatrième jour avant les calendes de juin, et leur manda que dans l'assemblée qui s'y tiendrait, ils rentreraient en pleine grâce auprès de lui, et recouvreraient leurs héritages. Pour éloigner tout soupçon de leur esprit, il leur fit remettre des saufs-conduits de l'archevêque et des évêques. Les exilés vinrent donc recevoir la paix du roi; Hubert de Bourg, l'ancien justicier d'Angleterre, lui fut présenté sous la médiation de l'archevêque et des évêques. Le roi le regarda d'un œil serein, il l'admit à l'embrassement et au baiser de paix; il lui rendit son ancienne faveur, ainsi qu'aux autres exilés. Alors Hubert de Bourg, joignant les mains et les levant au ciel dans l'élan de sa reconnaissance, s'écria de cœur et de bouche: « O Jésus, mon sauveur, mort sur la croix, dont j'ai vu anciennement dans mon sommeil les blessures sanglantes sur la croix, toi, dont le lendemain, selon tes ordres, j'ai respecté l'image en l'adorant, aujourd'hui, en faveur de mon obéissance, tu as manifesté ta bienveillance pour moi en temps opportun.» Pour que cette allusion s'éclaircisse aux veux de nos lecteurs, nous nous écarterons un peu (64) de notre sujet, et nous raconterons le fait suivant. Au temps du roi Jean, lorsque la guerre exerçait ses fureurs, des chevaliers et des sergents qui étaient à la solde du roi, et qui étaient commandés par ledit Hubert, se livraient au pillage et à l'incendie, comme cela se pratique en temps de guerre. Une nuit qu'Hubert était étendu dans son lit, et dormait d'un profond sommeil, le Seigneur lui apparut attaché à la croix, et dans la position où les ouvriers ont coutume de sculpter son image. Le Christ lui dit: «Lorsque tu verras une seconde fois mon image, épargne-moi en l'épargnant; aie pour elle de la déférence et de la vénération.» Le lendemain, tandis qu'Hubert était en route, il rencontra un prêtre qui courait tout éperdu, revêtu de l'aube et de l'étole avec le manipule12, et qui portait sur son épaule une grande croix avec l'image du Christ. Le prêtre lui dit d'une voix pleine de larmes: «Seigneur, délivrez l'église, dont je suis le desservant, des routiers qui désolent ce canton, et qui ont déjà dépouillé cette église de tout ce qu'elle possédait.» Hubert, en se retournant, aperçut l'image suspendue à la croix: elle était en tout semblable à celle qu'il avait vue la nuit précédente. Alors il descendit de cheval, et il l'adora; puis, guidé par le prêtre, il délivra le canton et rendit à l'église dépouillée tout ce qu'on en avait enlevé. Le comte de Kent, Hubert, se rappelant donc cette vi- (65) sion, loua et glorifia Dieu de ce qu'il était réconcilié avec le roi, et avec les féaux amis du roi, et de ce qu'il était délivré de toutes ses misères et de toutes ses tribulations. Car le vénérable comte Hubert attribuait cet heureux résultat à Dieu seul et non aux hommes.

Gilbert Basset et quelques autres seigneurs rentrent en grâce auprès du roi. — Le roi fait citer devant lui les officiers de la couronne, accusés d'avoir provoqué la révolte de Richard Maréchal. — Ils déclinent cette citation. — Pierre d'Orival jugé et puni. — Étienne de Ségrave amené devant le roi. — Hugues de Pateshull nommé justicier d'Angleterre. — Or, le roi étant revenu à de meilleures dispositions, et étant touché par un pareil esprit de charité, rappela le noble seigneur Gilbert Basset, le brave chevalier Richard Suard, ainsi que tous ceux qui avaient été bannis avec eux et pour eux; il leur rendit sa faveur d'une manière complète et sans détour, les admit au baiser de paix et leur restitua tous leurs droits le cinquième jour avant les calendes de juin. A la même assemblée, Gilbert, frère de Richard, comte-maréchal, se présenta devant le roi; il lui donna des preuves certaines de la mort de son frère, et lui demanda de l'investir de l'héritage qui lui revenait, offrant au roi de lui prêter hommage et de remplir envers lui, comme envers son seigneur, toutes les formalités requises. Le roi, par l'intercession et par le conseil de l'archevêque, lui rendit tout son héritage, tant en Angleterre qu'en Irlande, et reçut (66) son hommage; après cela, le jour de la Pentecôte à Worcester, il ceignit au même Gilbert le baudrier militaire, et il lui remit le bâton de maréchal de sa cour, selon la coutume. C'était une charge que les prédécesseurs de Gilbert avaient tenue mieux et plus librement qu'il ne put le faire. Le roi admit au nombre de ses conseillers intimes et familiers Hubert de Bourg, Gilbert Basset et Richard Suard; comprenant enfin qu'il avait été séduit par l'astuce de ses anciens conseillers. Ceux-ci, sentant qu'ils n'avaient pas la conscience nette, se dispensèrent de paraître devant le roi.

Dans la même assemblée, Edmond, archevêque de Cantorbéry, en présence du roi, de tous les évêques réunis, des comtes et des barons qui y assistaient, fit donner lecture d'un exemplaire de la lettre qui avait été fabriquée pour perdre traîtreusement le comte Richard, et qui avait été envoyée par les conseillers du roi aux seigneurs irlandais. Le roi et tous ceux qui entendirent cette lecture furent douloureusement contristés et en furent touchés jusqu'à verser des larmes. Le roi confessa en vérité que, forcé par l'évêque de Winchester, par Pierre d'Orival et par ses autres conseillers, il avait ordonné que son sceau fût apposé sur quelques lettres qui lui avaient été présentées; mais il affirma avec serment qu'il n'avait jamais eu connaissance de leur contenu. L'archevêque répondant à cela, lui dit: Roi, scrutez bien votre conscience; car tous ceux qui ont contribué à envoyer ces lettres, et qui ont été complices de cette (67) trahison sont coupables de la mort du maréchal, autant que s'ils l'eussent tué de leurs propres mains.» Alors le roi, ayant tenu conseil, somma par lettres l'évêque de Winchester, Pierre d'Orival, Étienne de Ségrave et Robert Passeleve de venir en sa cour à la fête de la Saint-Jean, pour y rendre compte de la gestion de son trésor, des recettes et des dépenses. Quant à son sceau, dont ils avaient fait, à son insu, un usage odieux, il leur ordonna de venir sur-le-champ pour répondre et obéir à ce que de droit. Ceux-ci, qui avaient en tout point raison de trembler, redoutèrent d'un côté le roi. de l'autre les frères et les amis du grand-maréchal, dont ils avaient évidemment causé la mort. Aussi l'évêque et Pierre d'Orival, invoquant le droit d'asile de l'église, se cachèrent dans l'église cathédrale de Winchester et se dérobèrent complètement aux regards des hommes. Etienne de Ségrave se réfugia dans l'église de Sainte-Marie qui faisait partie de l'abbaye des chanoines à Leicester. Cet homme, qui avait d'abord renoncé à la cléricature pour embrasser par arrogance le métier d'homme de guerre, rentra alors dans les rangs des clercs, et eut recours à la tonsure qu'il avait abdiquée sans consulter un évêque. Robert de Passeleve se retira dans une retraite inconnue; en sorte que ceux qui le cherchaient ne purent parvenir à le découvrir. Beaucoup pensaient qu'il s'était rendu à Rome; car c'était un voyage qu'il avait fait fréquemment, quand il était le serviteur et l'agent de Falcaise. Mais, en réalité, il était alors au temple Neuf, se di- (68) sant malade, et caché dans un cellier retiré, comme un lièvre tapi au gite. L'ordre du roi ne put le décider à en sortir; et quand sa retraite fut connue, il n'osa passe montrer; car, ainsi que les autres, il avait contre lui le témoignage de sa mauvaise conscience. Ainsi ils avaient tous de violents motifs pour soupçonner que leurs ennemis, qui avaient brûlé leurs domaines, leurs édifices et leurs greniers pleins de fruits, n'épargneraient pas leurs corps, s'ils trouvaient l'occasion de leur faire du mal.

Enfin, Edmond, archevêque de Cantorbéry, qui était le médiateur de la paix ainsi troublée, obtint du roi que les anciens conseillers pourraient se présenter devant ledit roi à jour fixe, munis d'un sauf-conduit signé de lui et de tous les évêques, pour répondre sur les exactions susdites; ce qui apaiserait tout sujet de dissension dans le royaume. Le roi leur donna jour pour la veille des ides de juillet à Westminster: ils y furent amenés en présence du roi, sous la protection de l'archevêque et des évêques. Pierre d'Orival, appelé le premier en cause, parut devant le roi en habits de clerc, avec une tonsure et une large couronne, quoiqu'il portât la dague au dos, et salua respectueusement le roi qui siégeait sur son banc, entouré de ses justiciers: «O traître, lui dit le roi, en le regardant avec colère, c'est par tes perfides conseils que j'ai apposé mon sceau sur cette lettre dont j'ignorais le contenu et qui devait causer la mort du comte maréchal; c'est par tes perfides conseils que j'ai banni de mon royaume ledit comte et les autres, (69) mes hommes naturels; et que j'ai éloigné en même temps de ma personne leur cœur et leur affection; c'est encore par tes perfides conseils et par ceux de tes complices que j'ai entrepris la guerre contre eux, à mon dommage irréparable et à l'opprobre de mon royaume; cardans cette guerre j'ai a déplorer mon trésor épuisé, plusieurs illustres seigneurs morts et mon honneur perdu.» Le roi exigea ensuite de lui qu'il lui rendit compte de son trésor, de la garde des enfants nobles, des échûtes et des autres provenances qui appartenaient à la couronne. Tandis que le roi lui faisait ces reproches et ces réclamations, en l'appelant traître, Pierre d'Orival ne nia rien de ce dont on l'accusait; mais, se jetant à terre devant le roi, il essaya par ces paroles d'émouvoir sa miséricorde: «Mon seigneur le roi, s'écria-t-il, j'»! été nourri par vous; c'est vous qui m'avez fait riche dans les biens temporels; n'écrasez pas celui que vous avez élevé; accordez-moi au moins le temps de réfléchir, afin que je puisse vous rendre convenablement compte de ce que vous me demandez.» Alors le roi: «Je vais t'envoyer à la tour de Londres pour que tu aies le temps d'y faire tes réflexions, jusqu'à ce que tu m'aies donné satisfaction, en commençant par me rendre compte. — Seigneur, reprit Pierre, je suis clerc, et comme tel, je ne dois ni être emprisonné ni être mis sous la garde des laïques.» Le roi répondit: «Je t'ai traité jusqu'ici comme un laïque, et je te demande compte comme à un laïque, car tu l'étais quand je t'ai confié mon (7) trésor. Au reste, voici l'archevêque ici présent; s'il veut être caution pour toi, je te livrerai à lui, afin qu'il me donne satisfaction sur les exactions dont il s'agit.» L'archevêque ayant gardé le silence, le roi envoya ledit Pierre dans la tour de Londres et confisqua toutes ses possessions laïques, parce que, sous ses habits de clerc, il était revêtu d'une cuirasse et portait la dague au dos, ce qui ne convenait pas à un clerc, et ce qui avait donné lieu chez plusieurs à des interprétations trop défavorables pour que nous puissions les répéter ou les écrire. Alors Pierre pleura amèrement au moment où il entra dans la barque qui devait le conduire à la tour. Il y resta ce jour-là, qui était un jeudi et le lendemain vendredi. Ensuite de quoi il fut délivré par l'archevêque, et conduit à Winchester, où on lui permit d'habiter l'église cathédrale.

Ce même jour comparut devant le roi, Étienne de Ségrave, qui avait été amené sous la protection de. l'archevêque, et qui devait répondre aux charges qui pesaient sur lui. Au moment où il se présentait à la cour pour obéir au droit, le roi l'interpella violemment en l'appelant traître exécrable, et il lui adressa les mêmes reproches que ceux qu'il avait faits à Pierre d'Orival. Il y ajouta en outre qu’Étienne lui avait donné le conseil de dépouiller Hubert de Bourg de son office de grand justicier, de l'emprisonner, de le faire pendre au gibet, et de chasser en exil les nobles du royaume. Après avoir prononcé contre lui ces accusations et beaucoup d'autres, le roi lui demanda compte de la manière dont il avait exercé l'office de (71) grand justicier, dont il avait été investi après Hubert de Bourg, ainsi que des recettes et des dépenses faites. A ce sujet, l'archevêque et quelques évêques obtinrent du roi un délai jusqu'à la fête de Saint-Michel, pour qu’Étienne eût le temps de réfléchir: «Pour les mauvais conseils qu'on m'impute, répondit Étienne, ce n'est pas à moi qu'il faut s'en prendre, mais à d'autres: Gaultier, évêque de Carlisle et Pierre d'Orival, par exemple, qui placés plus haut que moi, servaient d'intermédiaires entre le roi et moi, et à qui je dois rendre compte en premier lieu.» Ainsi il se servit des autres comme d'un bouclier pour se défendre, et se retira en rejetant sur d'autres les excès qu'on lui reprochait. Robert Passeleve, qui avait administré la charge de grand trésorier après Gaultier, évêque de Carlisle, se cacha une. seconde fois; et ce fut à peine si ceux qui le cherchaient avec soin, pour s'emparer de sa personne, purent connaître le lieu de sa retraite. Le roi, cédant à de sages conseils, éleva à la place des ministres disgraciés Hugues de Pateshull, clerc et fils de Simon de Pateshull, qui jadis avait occupé l'emploi de justicier de tout le royaume. C'était un homme fidèle et honorable, et qui résista longtemps à la dignité qu'on lui offrait. Ce même Hugues avait administré auparavant et d'une manière digne d'éloges la direction de l'échiquier, (ce qu'on appelle le secret de l'échiquier,)13 en gardant le sceau, et en recevant des vicomtes l'argent qu'ils devaient verser. Aussi on (72) avait pleine confiance en son caractère, la fidélité de sou père étant garante de la sienne.

Le comte de Bretagne, abandonné par le roi d'Angleterre, fait la paix avec Louis IX. — Avarice de l'archevêque d'York. — Miracle qui punit la cupidité d'un prêtre. — Famine. Corruption des grains. — Détails.Cette même année, aux approches de la nativité de saint Jean, époque où allait expirer la trêve conclue en Bretagne entre les rois de France et d'Angleterre, le roi d'Angleterre envoya au comte de Bretagne, soixante chevaliers et deux mille Gallois qui devaient servir à défendre les endroits faibles de cette province. Le roi de France, à l'expiration de la trêve, rassembla une armée nombreuse prise parmi les troupes dont il pouvait disposer, et vint assiéger un château qui appartenait au comte de Bretagne. Les chevaliers du roi d'Angleterre et les Gallois, ayant marché à la rencontre des Français, tuèrent les chevaux de quelques-uns de leurs ennemis, et changèrent plusieurs cavaliers en fantassins, assaillirent les bêtes de somme, les chariots, et les voitures qui, portaient les provisions et les armes, s'en emparèrent ainsi que de chevaux de prix et de riches dépouilles, et se retirèrent après leur avoir fait éprouver de grandes pertes et sans avoir perdu aucun des leurs. Le roi de France, affligé du dommage qu'il avait souffert, organisa ses troupes avec plus de prudence, et il divisa toute son armée, qui était considérable, en trois corps; en sorte que le comte de Bretagne, toutes ses forces (73) réunies, ne paraissait pas être en état de résister au moindre des trois. Puis il envahit la Bretagne de toutes parts, la pressant avec fureur, comme un lion qui, se sentant blessé, combat avec plus de rage contre ce qui lui résiste; et il livra la province aux plus affreux ravages. Dans ce terrible danger, le comte demanda une trêve jusqu'à la fête de la Toussaint, et l'obtint: prétextant qu'il voulait s'assurer, pendant ce temps si le roi d'Angleterre, son allié, voudrait venir en personne à son secours. Pour que cette trêve lui fût accordée, il livra au roi de France trois de ses meilleurs châteaux, sous la condition que, si le roi d'Angleterre ne venait point en personne à la délivrance de sa terre avant le terme fixé, lui-même alors résignerait au roi de France sa province entière de Bretagne, avec châteaux et forteresses. La trêve ayant été conclue à ces conditions, le comte de Bretagne renvoya en Angleterre les chevaliers du roi et les Gallois, qui conseillèrent au roi de ne plus dépenser les trésors du royaume pour la défense du comte de Bretagne; parce que celui-ci, inclinant vers le parti de la trahison, avait conclu une alliance avec le roi de France, et que la seule chose qui retardât sa défection et sa réconciliation définitive avec les Français, c'était qu'il voulait épuiser l'Angleterre par quelque nouveau subside. Peu de temps s'était écoulé, lorsque le comte lui-même passa en Angleterre, et fit entendre au roi qu'ayant dépensé tout ce qu'il possédait en or et en argent, pour obtenir une trêve du roi de France, il aurait besoin qu'on lui restituât (74) quinze mille marcs qu'il disait avoir employés à défendre la terre et l'honneur du roi d'Angleterre. Le roi répondit à cela que la trêve n'avait été ni obtenue ni confirmée par lui; que d'ailleurs les trésors d'Angleterre ne suffisaient pas à la défense de la Bretagne; qu'il en faisait depuis trois ans la triste expérience, et qu'il ne voulait plus être fatigué en pure perte, par de si lourdes dépenses; mais que si le comte de Bretagne voulait se contenter de l'offre qu'il allait lui faire, il enverrait quatre comtes anglais avec assez de chevaliers et d'hommes d'armes pour suffire à défendre la province contre le roi de France. Le comte de Bretagne, sur cette réponse, quitta le roi avec colère, et ayant repassé sur sa terre, il se retira sur-le-champ auprès du roi de France. Afin de pallier par un appareil [de repentir] la trahison dont il s'était rendu coupable envers ledit roi, il se présenta devant lui, portant la corde au cou et s'avouant traître, et il lui rendit toute la Bretagne avec châteaux et forteresses. On assure que le roi de France lui répondit: «Traître détestable, quoique tu aies mérité une mort ignominieuse, j'épargnerai ta vie en faveur de la noblesse de ta naissance; et je donnerai la Bretagne à ton fils pour qu'il en jouisse sa vie durant, en sorte toutefois qu'après sa mort, les rois de France soient héritiers de cette province.» Le comte, ayant été dépouillé de toutes ses possessions, comme traître, envoya par des messagers au roi d'Angleterre la renonciation à l'hommage qu'il lui avait juré précédemment. Le roi con- (75) fisqua à son profit toutes les possessions du comte de Bretagne en Angleterre, ainsi que les honneurs qui y étaient attachés. Le comte, se voyant au comble de la misère, grinçait des dents et se séchait en lui-même de colère et de douleur. Justifiant son surnom de Mauclerc, il se mit à tendre des pièges sur mer aux marchands et aux autres personnes qui faisaient le commerce par eau, et, devenu un exécrable pirate, se livra aux injustices et aux rapines14.

Cette même année, qui était la troisième des années stériles, une mortalité et une famine épouvantables exercèrent partout de cruels ravages. Ces fléaux provenaient sans aucun doute tant de l'énormité des péchés des hommes que de la rigueur de l'hiver précédent et de la stérilité générale des champs. Les pauvres, épuisés par la faim, mouraient en divers lieux, ne trouvant pas de bon Samaritain qui leur donnât l'hospitalité, les nourrît et versât sur leurs blessures l'huile de la consolation. L'aumône, qui a coutume d'augmenter les richesses, n'était ni pratiquée ni répandue, et les riches, qui abondaient dans tous les (76) biens temporels, étaient frappés d'un tel aveuglement qu'ils laissaient mourir, faute d'aliments, des chrétiens, des hommes comme eux, créés à l'image de Dieu. Car ceux-là sont aveugles qui se vantent d'avoir acquis des richesses non par le don de Dieu, mais par leur propre industrie. Et si cela était honteux pour tous les chrétiens en général, c'était chose bien plus honteuse encore de la part des évêques et des prélats des églises. Parmi ceux qui se souillèrent principalement du vice d'avarice, je prendrai pour exemple Gaultier, archevêque d'York. Les prévôts et les officiers de plusieurs de ses manoirs étant venus le trouver, lui racontèrent qu'il possédait en divers lieux de grands tas de blé, vieux déjà de cinq ans, et qu'il y avait lieu de craindre que ce blé n'eût été ou rongé par les rats ou pourri de toute autre façon. L'archevêque ne s'occupant, dans un si grand fléau, ni de Dieu ni des pauvres, donna ordre à ses officiers et à ses prévôts de livrer le vieux blé aux paysans de ses manoirs, à condition qu'ils lui en rendraient du nouveau après l'automne. Or, il arriva qu'un prévôt du même archevêque étant allé visiter les blés qui se trouvaient au bourg de Ripon, et s'apprêtant à faire battre les gerbes de blé disposées eu meules] hors des greniers, vit grouiller dans ces gerbes des têtes de gros vers qui ressemblaient à des couleuvres et à d'affreux crapauds. A ce spectacle, les officiers qui avaient accompagné le prévôt prirent la fuite, craignant d'être blessés par ces horribles bêtes. Lorsqu'on eut rapporté la chose à l'archevêque, il fut couvert de (77) confusion, et il envoya ses sénéchaux pour voir ce qu'il y avait de mieux à faire en cette occasion. Ceux-ci étant venus sur les lieux, appliquèrent des échelles aux meules de blé sans s'embarrasser de la multitude des vers, et ils ordonnèrent à quelques paysans d'y monter et de découvrir le froment. Ceux-ci étant arrivés au sommet, une fumée épaisse et noire sortit du blé, ainsi qu'une odeur infernale et intolérable. Les paysans, descendant en toute hâte pour éviter d'être suffoqués, assurèrent qu'ils n'avaient jamais senti une pareille puanteur. Ils entendirent aussi une voix qui leur disait de ne pas mettre la main à ce blé, parce que l'archevêque et tout ce qu'il possédait appartenaient au diable. Le sénéchal et ceux qui étaient avec lui voyant que cette grande quantité de vers pouvait devenir dangereuse, firent élever autour des meules un grand mur [de matières combustibles], et, y mettant le feu de tous côtés, brûlèrent bois, blés et vers, de peur que ces hideuses bêtes ne sortissent du blé pour infester tout le pays adjacent.

Il y avait, dans la même province d'York, un prêtre fort riche: c'était un vicaire qui avait rempli avec éclat l'office de prédicateur, mais qui était fort avare. Cet homme était en proie à cette époque à une maladie que le jugement des médecins avait déclarée mortelle. Les abbés et les prieurs ses voisins vinrent lui rendre visite à cause de la réputation de sainteté que ce prêtre avait acquise dans toute la contrée. Ils ignoraient que c'était un loup vêtu de la peau d'une brebis, un serpent caché sous l'herbe. Le malade, (78) après avoir salué avec respect les prélats qui venaient lui rendre visite, ne fit mention en aucune façon du salut de son âme. Il dit seulement aux prélats que les ayant en grande affection, il leur léguait une forte provision de blé, qui était déposé dans sa cour hors des greniers, et il le partagea à chacun d'eux dans la proportion qu'il crut convenable d'établir. Les abbés et les prieurs étant sortis sur la prière du malade pour voir le blé qui leur était légué, aperçurent auprès des meules un homme debout qui, pour les vêtements et pour l'extérieur du corps était en tout semblable au prêtre qu'ils avaient laissé dans la maison atteint d'une maladie mortelle. Cet homme, prenant la parole d'un ton dur, leur dit: «Que cherchez-vous ici? Sachez pour sûr que tout ce blé m'appartient aussi bien que celui qui passe pour en être le maître. Car le vicaire qui vous a fait ce legs est mon homme et tout ce qu'il a est à moi, comme m'ayant fait hommage en mettant ses mains dans les miennes: sachez aussi d'une manière indubitable qu'il mourra de mort d'ici à quatre jours; et alors je recouvrerai pleinement ce qui est à moi et je m'emparerai de celui que j'ai enrichi après l'avoir trouvé dans une grande pauvreté.» Les abbés et ceux qui étaient avec eux furent saisis d'effroi en entendant ces paroles, et ils revinrent vers le vicaire qu'ils trouvèrent déjà à l'extrémité. Ils lui racontèrent eu détail ce qu'ils avaient vu et entendu: «Ils nous a donné à comprendre, ajoutèrent-ils, que vous étiez l'homme du diable.» — «Il a dit vrai, reprit le vicaire; il (79) y a vingt ans de cela (j'étais pauvre alors), je voulus acquérir les dignités terrestres et les richesses temporelles; je fis hommage au diable, et c'est lui qui vous a parlé.» Aussitôt il se réfugia dans les lamentations de la pénitence et dans le remède de la confession, et renonça au diable, à ses pompes et à ses œuvres. Alors la miséricorde divine jeta un regard sur lui et il fut guéri de toute maladie corporelle pour qu'il eut le temps suffisant de se repentir. D'où il ressort évidemment que Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais plutôt qu'il se convertisse et qu'il vive.

Quoique dans les deux récits que nous venons de faire, on puisse voir d'une manière évidente combien le vice d'avarice doit être détesté de tous les chrétiens, nous en ajouterons encore un troisième pour l'édification de nos lecteurs; car une chose si mémorable doit triompher des années pour vivre dans le souvenir des hommes. Au mois de juillet de cette année, dont nous avons parlé, qui avait été si dure pour les pauvres, ceux qui avaient souffert longtemps de la faim se jetèrent en tumulte sur les champs de blé, et, coupant les épis quoiqu'ils ne fussent pas encore mûrs, broyèrent les grains verts dans leurs mains tremblantes: ils espéraient par ce misérable aliment prolonger le souffle de vie qui palpitait à peine dans leurs poitrines. Mais les paysans de quelques villages qui par avarice redoutaient les effets de cette disette, s'aperçurent en passant par leurs champs de ce pieux et pitoyable larcin, et ils en furent très-courroucés. D'où (80) il arriva que les hommes du village qu'on appelle Alboldesley et qui est situé dans la province de Cambridge, s'étant réunis dans l'église le dimanche suivant, dix-septième jour avant les calendes d'août, demandèrent au prêtre, avec des cris tumultueux, qu'il excommuniât sur-le-champ et anathématisât tous ceux qui avaient volé le blé en cueillant les épis dans les champs. Comme les paysans insistaient violemment sur ce point et que le prêtre était déjà prêt à prononcer la sentence, un homme religieux et pieux de ce village se leva et adjura le prêtre, au nom du Dieu tout-puissant et de tous les saints, de l'excepter de la sentence, lui et tous les blés qu'il possédait dans la campagne. Il ajouta qu'il n'en voulait nullement aux pauvres, qui, pressés par le besoin, avaient pris une partie de ses épis pour se nourrir, et qu'il remettait le reste à la grâce du Seigneur. Ces insensés n'en persistèrent pas moins dans leur résolution impie; mais voilà qu'au moment où le prêtre forcé par eux commençait à prononcer la sentence, une tempête s'éleva tout à coup dans les airs. Les éclats de la foudre et du tonnerre se mêlèrent à d'affreux tourbillons de vent. La grêle et la pluie tombèrent avec impétuosité, et en un instant cet orage, qui semblait soulevé par un souffle diabolique, abattit par terre les fruits, les troupeaux, les plantations, les arbres et les oiseaux qui y étaient perchés. Tout cela fut écrasé pèle mèle comme si des chariots et des chevaux y avaient passé, et resta broyé sur le sol. Ce qui mérite aussi qu'on y fasse attention, c'est que ni les porcs, (81) ni les oiseaux, ni aucune espèce d'animal, ne voulurent, quoique pressés par la faim, goûter aux épis et aux grains qui alors étaient mûrs. Ou aperçut dans les airs pendant l'orage des anges de Satan, semblables à de noirs satyres, qui voltigeaient et qui couraient à travers les champs: on pensa que c'étaient des puissances aériennes à qui il était donné de troubler les airs et de dévaster la terre et les fruits. Mais, comme la bonté divine se manifeste toujours en faveur des hommes justes et pieux, l'homme simple et juste, dont nous avons parlé, étant allé visiter ses champs lorsque fut passé cet orage si funeste pour ses voisins, trouva que ses métairies et ses arpents, quoique mêlés parmi les terres des autres, avaient échappé à la tempête, en sorte que rien n'y paraissait endommagé. D'où ressort plus clairement que le jour la vérité de cette parole: «Les anges chantent gloire à Dieu au plus haut des cieux; de même il y a paix sur la terre pour les hommes de bonne volonté.» Cette tempête commença du côté de Bedfort, et, se dirigeant vers l'orient en passant sur l'île d’Ély et sur le comté de Norfolk, s'arrêta à la mer. Cette année-là plusieurs tempêtes semblables sévirent en divers lieux. Elles furent aussi terribles que funestes, principalement dans le mois de juillet. Car, vers la fête de sainte Marie-Madeleine, des torrents de pluie tombèrent en si grande quantité que toutes les meules de foin et les ponts de bois furent entraînés.

Troubles à Rome. — Le pape Grégoire est obligé de (82) quitter la ville. — Défaite des Romains. — Faits divers. — Conquête de l'île de Majorque. — Cette même année, de grands troubles s'élevèrent à Rome entre le seigneur pape et les citoyens romains. En voici les causes. Il y a un ancien privilège que revendiquent les Romains, par lequel le souverain pontife ne peut excommunier aucun des habitants, ni mettre la ville en interdit pour quelque excès que ce soit. A cela le souverain pontife oppose qu'il est plus petit que Dieu, mais plus grand que quelque homme que ce soit; qu'il est donc plus grand que tout citoyen, puisqu'il est plus grand qu'un roi, et même qu'un empereur. Il ajoute qu'étant leur père spirituel, il doit et peut de bon droit corriger et arrêter ses fils qui sont en faute, de même que diriger dans la voie de la Vérité ceux qui lui sont soumis dans la foi du Christ, et qui voudraient s'écarter de cette voie; qu'il peut donc de bon droit les excommunier pour causes raisonnables, et interdire la ville. Item, les podestats15 de la ville et les sénateurs exigent un tribut an- (83) nuel de l'église romaine; tribut que les pontifes romains leur payaient tant d'après un ancien que d'après un nouveau droit, et dont ils avaient toujours été en possession jusqu'à l'époque dudit pape [Grégoire]. Le pape répond à cela que l'église romaine, au temps de sa persécution, a pu jadis pour sa défense, et pour le bien de la paix, accorder libéralement des dons gratuits aux principaux de la ville; mais que cela ne devait point passer en coutume, parce que cela seul doit passer en coutume qui est constant en droit et appuyé sur la raison. Les podestats et sénateurs veulent en outre (ce qui ne s'était ni vu ni fait auparavant) agrandir leur comté en lui donnant de larges et nouvelles bornes, y établir pour maître un sénateur, et se faire confirmer par de nouvelles chartes les domaines qu'ils s'approprient. Le pape leur oppose que certaines métairies, des villes mêmes et des châteaux qu'ils veulent renfermer dans ces bornes, entre autres la ville de Viterbe et le château de Montalto, ne (84) leur appartiennent pas, et qu'il est injuste de s'arroger et d'usurper le bien d'autrui; que d'ailleurs ce qui doit arrêter toutes leurs prétentions, c'est que le Christ, en versant son sang sur la croix, a rendu l'église tellement libre, que les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. Pour ces motifs et pour plusieurs autres, une discussion s'était donc élevée et s'agitait entre le seigneur pape et les citoyens de Rome. Le pape sortit de la ville, accompagné de ses cardinaux, et se retira dans la ville de Pérouse, où il séjourna. Les Romains, se soulevant contre lui, détruisirent quelques-uns de ses édifices à Rome: ce qui les fit excommunier par le pape. Ils essayèrent même, pour augmenter leurs forces, d'entraîner l'empereur dans leur parti. Mais celui-ci aima mieux lever contre eux Une armée nombreuse, afin de réprimer leurs violences. Alors l'armée du souverain pontife, laquelle était commandée par le comte de Toulouse, qui voulait rentrer en grâce auprès du pape, et par l'évêque de Winchester, que le pape avait adroitement appelé au commandement de ses troupes, tant à cause de l'abondance de son trésor, que pour son habileté dans l'art militaire, opéra sa jonction avec l'armée de l'empereur. Toutes deux commencèrent par abattre, au nombre de dix-huit, les maisons de plaisance que les Romains possédaient autour de la ville, et par coupelles vignes. Les Romains irrités sortirent de la ville, le huitième jour avant les ides d'octobre; ils étaient, assure-t-on, cent mille hommes armés, et ils avaient l'intention de livrer au pillage et à l'incendie la ville de (85) Viterbe, qui appartenait au domaine du seigneur pape. Mais tandis que cette multitude irréfléchie, sortie de la ville sans aucun ordre, et mal disciplinée, s'avançait en tumulte, les troupes du pape, composées d'impériaux et d'Italiens d'en deçà des Alpes, commandées de plus par des gens de guerre bien armés et bien expérimentés, sortirent de l'embuscade où elles étaient cachées, tombèrent sur les Humains, et en firent un grand carnage, non sans avoir souffert de nombreuses pertes. Trente mille soldats des deux côtés restèrent sur la place. Les Romains cependant perdirent beaucoup plus de monde que les troupes du pape, et, rompant leurs rangs, s'enfuirent précipitamment vers leur ville. Cette défaite exaspéra la haine des Romains contre le seigneur pape, parce qu'ils eurent à regretter dans cette bataille plusieurs des principaux de leur ville. Cette guerre dura longtemps encore; mais, dans toutes les rencontres, les habitants de Rome eurent contre eux les chances de Mars. Vers le même temps mourut Hugues Foliot, évêque de Héreford, et il eut pour successeur maître Robert de Maideston16, homme fameux, par son érudition, qui fut consacré par Edmond, archevêque de Cantorbéry. Ainsi se passa cette année qui fut stérile en toute espèce de fruits: les récoltes furent très-peu abondantes, mais d'excellente qualité, et répondirent aux besoins des hommes mieux qu'on n'aurait pu l'espérer. L'Angleterre fournit pour sa part peu de (86) moissons, la France encore moins, la Gascogne presque point, quoique l'année qui précéda celle où nous allons entrer eût promis d'abondantes moissons par un beau printemps et un bel été; mais les pluies continuelles de l'automne étouffèrent les récoltes et en diminuèrent le nombre. Cette même année, l'île de Majorque fat prise par le roi d'Aragon, uni aux habitants de Marseille. Cette île est ainsi appelée par opposition avec une autre île plus petite, nommée Minorque. Elle est située entre l'Afrique et Marseille. [Les Sarrasins qui l'occupaient] causaient aux chrétiens de grands dommages17.

Juifs accusés du meurtre d'un enfant chrétien. — Mutations dans les évêchés. — Mort de Guillaume, abbé de Saint-Albans. — Mode d'élection de l'abbé de Saint-Albans. — L'an du Seigneur 1235, le roi d'Angleterre Henri III, dans la dix-neuvième année de son règne, tint sa cour à Westminster aux fêtes de Noël, en présence d'une nombreuse réunion d'évêques et de seigneurs. Vers le même temps, sept juifs furent amenés devant le roi à Westminster, sous l'accusation d'avoir dérobé par vol dans la ville de Norwich un enfant, qu'ils avaient caché depuis un an aux regards des chrétiens, et de l'avoir circoncis, voulant (87) le mettre en croix le jour de la solennité de Pâques. Convaincus de ce crime, ils avouèrent la vérité du fait en présence du roi, et ils furent enfermés dans une prison pour que le roi disposât à son gré de leur vie et de leurs membres. Vers le même temps, mourut Hugues de Wells, évêque de Lincoln, persécuteur des moines et des chanoines, et marteau de tous les religieux. Il expira le septième jour avant les ides de février, et fut enterré le quatrième jour avant les ides du même mois, à Lincoln, dans l'église cathédrale. Il eut pour successeur maître Robert, surnommé grosse tête, homme fort versé dans les lettres qu'il étudiait depuis sa jeunesse. Il fut consacré le troisième jour avant les nones de juin, à Reading, par Edmond, archevêque de Cantorbéry. Les moines de Cantorbéry réclamèrent et alléguèrent que la cérémonie ne pouvait se faire ailleurs que dans l'église de Cantorbéry. Ils y consentirent cependant pour cette fois, afin de ne pas rendre inutiles les dépenses et les préparatifs faits par ceux qui devaient se réunir a Reading; mais sous la condition que cet exemple ne tirerait pas à conséquence. Vers le même temps, après la Purification de la bienheureuse Marie, Richard Passeleve et Étienne de Ségrave firent leur paix avec le roi, mais en lui payant préalablement mille marcs; et ils ne rentrèrent point, comme ils l'avaient espéré, dans l'ancienne faveur que le roi leur témoignait. Vers le même temps, Henri de Sanford, évêque de Rochester, expira le septième jour avant les calendes de mars. Après sa Mort, les moines de Rochester élurent maître Richard (88) de Wendene, homme profondément versé dans les lettres. Ayant été présenté par les moines susdits à l'archevêque de Cantorbéry, Edmond, qui devait confirmer son élection, il ne fut pas admis: ce qui fit que les moines en appelèrent à la cour du seigneur pape. Vers le même temps, l'église de Saint-Julien, alors vacante, fut conférée à maître Nicolas, d'après la volonté du seigneur roi.

Cette même année, le jour de Saint-Matthieu apôtre, mourut Guillaume, de pieuse mémoire, abbé de l'église de Saint-Albans, après l'avoir gouvernée vingt ans et trois mois environ, il fut enterré le troisième jour avant les calendes de mars, dans le chapitre des moines. Aussitôt après ses funérailles et le jour même, trois frères de la communauté furent députés vers le roi, pour obtenir de lui la libre faculté d'élire un abbé dans les formes voulues. Les frères obtinrent même du seigneur roi la faveur d'administrer eux-mêmes toute leur communauté et d'en avoir la garde, depuis le jour de la mort dudit abbé, jusqu'à la fin de l'année; il se réserva seulement les échûtes, et les donations des églises. Pour obtenir cette faveur, les moines donnèrent au roi trois cents marcs. Ayant ensuite obtenu du roi la permission d'élire un abbé, les moines convoquèrent, le mardi après l'annonciation de la bienheureuse Marie, les membres les plus importants de l'église de Saint-Albans, à savoir, les prieurs des monastères dépendants, et tous ceux qui devaient, voulaient et pouvaient y assister le plus (89) à propos. Alors ils élurent solennellement Jean de Hartford, prieur de Hartford, moine profès de leur ordre, pour pasteur de leurs âmes. C'était un homme pieux et qui avait été ordonné moine. Présenté au roi, le dimanche des Rameaux, il fut reçu par lui favorablement. Ensuite deux moines de l'église de Saint-Albans, tous deux clercs, maître Nicolas de Len et maître Renaud, physicien, ainsi qu'un autre clerc, maître Geoffroy de Langeli, furent envoyés à la cour romaine, dont le monastère dépend sans intermédiaire, à l'effet de faire confirmer, par le saint-siège apostolique, l'élection qui avait été célébrée dans les règles. L'élection ayant été confirmée sans aucune difficulté, ils revinrent avec la bénédiction apostolique. De plus la forme de l'élection et la manière dont les choses s'étaient passées reçurent une entière approbation. Tous admirèrent que parmi tant de personnes, il n'y eut eu qu'un avis, et qu'un consentement unanime. Les cardinaux et le pape lui-même ne purent s'empêcher de dire qu'en vérité cette affaire avait été conduite par le souffle de l'esprit saint. La multitude des croyants n'a eu qu'un cœur et qu'une âme. Nous allons dire, pour l'instruction de nos lecteurs, quelle est la coutume usitée dans l'église de Saint-Albans, pour l'élection de l'abbé. On ordonne formellement, en vertu de l'Esprit-Saint, à trois ou quatre confesseurs (comme à ceux qui connaissent le mieux les cœurs et les reins de chacun), de choisir, dans le couvent, douze frères d'élite, gens fidèles et habiles. Ces douze frères doi- (90) vent choisir à leur tour, soit parmi eux, soit parmi tout le couvent, soit parmi les monastères dépendants, celui qui leur paraît le plus propre à être abbé. Pour que le choix qu'ils vont faire, et le résultat de leur délibération dans cette affaire ne restent pas sans effet, ils ont, par devers eux, des lettres du couvent, munies du sceau du couvent, par lesquelles la communauté s'engage à admettre unanimement, volontiers, et sans aucun obstacle, celui que les douze frères choisiront pour abbé. Les détails de ce mode d'élection furent approuvés par le souverain pontife et par tous les assistants, non sans de grands témoignages d'admiration, et ce mode d'élection fut confirmé par l'autorité apostolique, après examen préalable. Cependant comme le pape n'avait pas de renseignements assez exacts sur la personne de l'élu, le souverain pontife donna mission aux évêques d'Ély et de Londres d'examiner d'abord dans les formes voulues la personne du nouvel abbé, de le confirmer ensuite, et de le bénir comme abbé, et enfin de l'instituer pleinement en toute administration, tant du spirituel que du temporel. En suite de quoi, le nouvel élu, après examen de sa personne, reçut la bénédiction comme abbé, la veille de la nativité de la bienheureuse Marie, un jour de dimanche, des mains de Roger, évêque de Londres, parce que celui d'Ély n'avait pu agir de concert avec lui, comme l'enjoignait le bref apostolique. Le nouveau prélat, revêtu de ses habits de cérémonie, donna lecture, devant le maître-autel, de lettres closes et (91) scellées, telles que nous n'en avions jamais vues, et qui traitaient du voyage et de la visite à faire, de trois ans en trois ans, à la demeure des apôtres: ce que nous entendîmes avec chagrin. Mais nous parlerons de cela plus tard avec détails. Pendant tout le temps que ces choses se passèrent, l'abbaye, avec toutes ses dépendances, demeura, d'après le bienfait royal, sous la garde du couvent, sans que l'exhibition d'hospitalité fût en rien diminuée. Cette même année, les juifs obtinrent du pontife romain un privilège pour n'être plus maltraités ou traînés en prison par les rois ou par les princes qui se servaient de ce moyen pour leur extorquer de l'argent.

L'évêque de Winchester se rend à Rome, appelé par le pape pour commander ses troupes. — Prédication de la croisade. — Lettres du pape à ce sujet. — Miracle opéré à Clare par un des prédicateurs de la croisade. — Vers le même temps, Pierre, évêque de Winchester, partit aux approches de la solennité de Pâques, pour Rome, où il était appelé par l'ordre du seigneur pape. Celui-ci voulait le mettre à la tête de ses troupes dans la guerre qu'il soutenait depuis longtemps contre les Romains. En effet, le souverain pontife savait qu'il était fort riche, et que d'ailleurs, s'il manquait de trésors, l'évêché de Winchester lui en fournirait abondamment. Et le pape aimait mieux que Pierre dépensât ses richesses à son service plutôt qu'au service d'autrui. En outre, le même évêque avait été pendant sa jeunesse au service du roi (92) Richard, cet illustre guerrier. Et là il avait plutôt appris à combattre bravement et à disposer les camps des soldats qu'à semer par la prédication les semences de l'Évangile.

Cette même année, qui était la huitième année après la conclusion de la trêve de dix ans faite dans la terre de promission entre Frédéric, empereur des Romains, et le soudan de Babylone, il y eut dans tous les pays où florissait la foi chrétienne une grande prédication de la croisade, sur les ordres et d'après les instances du seigneur pape Grégoire, qui envoya dans les différentes contrées des lettres ainsi conçues18:

«Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à tous les fidèles en notre Seigneur Jésus-Christ établis dans le royaume d'Angleterre qui ces présentes verront, salut et bénédiction apostolique. Rachel, qui voit ses commencements dans la connaissance de la vraie foi s'accroître pour le salut des hommes, se désole maintenant, et la pieuse mère des fils de la droite, la sainte église romaine, pour qui l'extermination de sa race est un aussi grand sujet de contrition que pour une mère, a fait entendre jusqu'ici ses pleurs, ses gémissements et la voix de ses lamentations. Elle les fait entendre encore aujourd'hui et nous désirons que ses cris parviennent jusqu'au ciel, afin que, pendant le jour et pendant la nuit, les yeux des fidèles ne cessent de verser les larmes de la douleur, afin qu'ils (93) ne se taisent pas et qu'ils ne se reposent pas jusqu'à ce que le Seigneur ait manifesté sa miséricorde. Or, elle se lamente de ce que la maison du pain céleste, la montagne de Sion d'où la loi est sortie, la cité du grand roi sur laquelle tant de choses glorieuses ont été dites et écrites, la terre que le fils de Dieu avait consacrée en versant tout son sang pour nous, a perdu la vigueur et la force qui conviennent à un royaume. Elle pleure, parce que cette terre, libre jadis, est esclave sous le joug impie de la tyrannie. Elle se désole, parce que là où les concerts de la milice céleste ont chanté la paix, les scandales d'une immonde nation, la tribulation des nations, ainsi que les inimitiés et les schismes ont été soulevés; parce que les cris de guerre sont renouvelés; parce que cette nation a étendu ses mains impies sur ce qui a droit à la vénération des hommes; parce que les pieuses lois du sacerdoce et des ordres sacrés, et même les simples droits des gens, ont été bannis par elle du temple du Seigneur; parce que diverses infamies et abominations ont été introduites dans ce lieu; parce qu'enfin Jérusalem, bafouée dans son sabbat, est au milieu de ses ennemis dans l'état d'impureté d'une femme qui a ses règles. En effet, quoique depuis quelque temps cette ville, à l'exception du temple du Seigneur, ait été rendue à notre cher fils en Jésus-Christ, Frédéric, empereur des Romains, toujours auguste et illustre roi de Jérusalem et de Sicile, cependant, comme le Dieu tout-puissant n'a pas jugé à propos d'octroyer quelque don plus magnifique encore à son peuple chrétien, (94) ledit empereur a conclu une trêve avec le soudan. Le terme auquel elle expire est si voisin, que le temps qui nous en sépare paraît à peine suffisant aux préparatifs, à moins qu'on ne pourvoie aux choses nécessaires avec la promptitude, l'espérance et la ferveur de Dieu et de la foi. Que nul donc ne tarde à marcher au secours de cette terre, à combattre pour la patrie [céleste] avec l'espérance de la victoire, à mourir pour obtenir la couronne et la vie [éternelles], à souffrir pour un temps la fatigue et la douleur, en mémoire de celui qui a méprisé les humiliations, qui a été couvert de crachats, souffleté, flagellé, couronné d'épines; qui a comparu devant Pilate comme un accusé chargé de crimes; qui a souffert sur la croix les dernières misères; qui a été abreuvé de fiel; qui a eu le côté percé d'un coup de lance; qui a rendu l'âme avec un grand cri pour la régénération de la race humaine, et qui, rassasié d'injures, a consommé le cours de sa vie mortelle. Voilà, nous le répétons du plus profond de notre cœur, voilà celui qui, inclinant admirablement les cieux et descendant du trône de gloire de son père jusqu'à la bassesse de notre mortalité, n'a pas dédaigné d'être Dieu et homme, de devenir créateur et créature, de prendre, maître qu'il était, le corps d'un esclave. Nous, qui par notre seule justice ne pouvions espérer grâce, nous l'avons obtenue par cette faveur inouïe. Héritiers de Dieu, cohéritiers du Christ, nous avons été appelés au partage de la divinité, à la communauté de la félicité éternelle. Quoique, après avoir été adoptés par cette (95) grâce spéciale, nous entassions ingratitude sur ingratitude, il n'en est pas moins un trésor inépuisable de bonté; tandis que nous péchons selon la diversité de nos désirs et la mesure de nos forces, il nous fournit, selon le temps, divers moyens d'expiation et approprie différents remèdes aux différentes maladies. Aujourd'hui qu'il souffre que la terre où il a voulu naître, mourir et ressusciter, soit si longtemps livrée aux infidèles pour éprouver les fidèles, ce n'est pas que la main du Seigneur soit moins longue, ou que son pouvoir soit en rien diminué, puisqu'il pourrait la délivrer en un moment, ainsi que de rien il a fait toutes choses; mais c'est qu'il exige de l'homme les dons de compassion et de dilection dont il a fait usage pour manifester la fin de toute consommation et la plénitude de sa loi, quand le premier il a voulu, plein de miséricorde, se présenter à l'homme perdu et damné. C'est qu'il n'aurait permis en aucune façon que les mains impies prévalussent tellement contre les fidèles, s'il n'eût pourvu à ce que son injure fût vengée, en nous relevant de notre confusion, et à ce que notre religion fût maintenue, en nous réservant sa victoire. Il a voulu aussi qu'à cette occasion, plusieurs hommes délicats qui ne pourraient ou ne voudraient pas satisfaire à proportion de leurs péchés, et par là seraient tombés dans le gouffre du désespoir, pussent se retenir à cette planche de salut, et accomplissent en peu de temps une longue pénitence, en donnant leur vie pour Jésus-Christ. Beaucoup même, désirant visiter les lieux où se sont posés les pieds du Seigneur, (96) sont d'abord arrivés au but de la carrière sans avoir couru, ou plutôt ont obtenu la couronne sans avoir tiré l'épée, grâce à celui qui, considérant dans l'offrande la seule volonté, récompense ceux qui combattent pour lui. Or. nous, investi par la miséricorde du Dieu tout-puissant et des apôtres Pierre et Paul, de son autorité, d'après le pouvoir de lier et de délier que Dieu nous a concédé, tout indigne que nous en sommes, accordons indulgence plénière de leurs péchés dont ils seront sincèrement contrits de cœur, et dont ils se seront confessés de bouche, à tous ceux qui prendront part à cette expédition dans leurs personnes ou dans leurs biens; à ceux qui y auront envoyé, à leur place et à leurs frais, des personnes convenables; à ceux qui se seront mis en route en personne, mais aux frais d'autrui; à ceux qui donneront portion congrue de leurs biens pour subvenir à la Terre-Sainte, ou qui fourniront aide ou conseil opportun pour ladite expédition. Nous avons établi aussi que tous, soit clercs, soit laïques, restent tranquilles, eux et tous leurs biens, sous l'abri de la protection du bienheureux Pierre et de la nôtre, à partir du jour où ils auront pris la croix. Nous plaçons aussi ces biens sous la défense des archevêques, des évêques et de tous les prélats de l'église, jusqu'à ce qu'on ait des nouvelles certaines de la mort ou du retour des possesseurs. Dans ce laps de temps aucun croisé ne pourra être forcé à une prestation usuraire, soit par juifs, soit par chrétiens. Donné à Spolette, le 2 avant les noues de septembre, l'an hui- (97) tième de notre pontificat.» Pour accomplir l'œuvre de la croisade et gagner les âmes errantes, le seigneur pape désigna dans tout l'univers des prédicateurs. C'étaient des frères de l'ordre des Prêcheurs et des Mineurs, avec des maîtres très-habiles en théologie, entre autres maître Jean, natif de Saint-Albans, anciennement doyen de l'église de Saint-Quentin, puis trésorier de l'église de Salisbury, ainsi que d'autres hommes discrets et pieux; tous voués à l'œuvre de l'Évangile, prêchèrent par le monde avec la coopération du Seigneur qui confirmait leurs paroles par des signes éclatants. Ces prédicateurs, d'après un mandat apostolique, avaient sous leurs ordres les archidiacres et les doyens des provinces qui avaient soin de rassembler, chacun dans leur canton, les paroissiens, hommes et femmes; nul sous peine d'anathème ne put rester chez soi, et se dispenser d'assister à ces prédications.

Il arriva cette même année, le troisième jour avant les ides de juin, dans le bourg de Clare, où maître Roger de Lewes, frère de l'ordre des Mineurs, prêchait l'Évangile, le dimanche, pour l'affaire de la croisade, qu'une femme qui déjà depuis trois ans avait perdu tout à fait l'usage de ses membres, donna à un de ses voisins le peu d'argent qu'elle possédait pour qu'il la portât sur ses épaules au lieu de la prédication; car elle redoutait d'être excommuniée. Là comme elle était étendue par terre jusqu'à ce que l'homme de Dieu eût fini son sermon, celui-ci, touché de compassion sur les gémissements de cette (98) femme qu'il voyait gisante et se lamentant, s'approcha d'elle et lui demanda pourquoi elle était venue en ce lieu. Celle-ci ayant répondu qu'elle s'était fait porter au lieu de la prédication parce qu'elle redoutait d'être excommuniée, le moine, ignorant qu'elle était paralysée de tous les membres, lui commanda de retourner chez elle. Mais comme les voisins de cette femme, qui étaient présents, certifiaient que déjà depuis trois ans elle était totalement privée de l'usage de ses membres: «Croyez-vous, lui dit-il,» que Dieu soit assez puissant pour vous rendre la santé, s'il le veut bien?» — Je le crois, seigneur,» reprit la femme. Alors l'homme de Dieu la prenant entre ses bras, la souleva avec assurance et dit: «Que le Dieu tout-puissant en qui vous croyez vous guérisse.» La femme, confiante dans le Seigneur, s'étant levée à la voix du moine, ses os et ses muscles se mirent à craquer au moment où elle se levait, en sorte que les assistants crurent que tous ses os allaient se briser en morceaux. Ainsi cette femme, ayant recouvré sa santé première, s'en alla dans sa maison, exaltant et glorifiant Dieu qui avait accordé un pareil pouvoir à ses serviteurs.

Les détails de l'élection de l'abbé de Saint-Albans sont envoyés au pape. — Rescrit du pape. — Retour des messagers, porteurs de cette dépêche et bénédiction de l'abbé. — Pendant que le temps entraînait ces événements avec lui, les députés choisis parmi le couvent de l'église de Saint-Albans. à savoir deux (99) moines, maître Renaud, physicien, et maître Nicolas de Saint-Albans, tous deux prêtres et hommes prudents et réservés. avec leurs clercs maître Geoffroi de Langeli et Geoffroi, fouagier19, un serviteur et quelques autres personnes, se mirent en route le dix-septième jour avant les calendes de mai, dans l'octave de Pâques, pour la cour romaine; ils étaient chargés de lettres de créance de la part du couvent, et accompagnés par les vœux de tous les frères. La lettre de créance qu'ils portaient avec eux était la suivante: «A leur très-révérend seigneur et à leur très-cher père en Jésus-Christ, Grégoire, par la grâce de Dieu, souverain pontife, ses fils dévoués le prieur et le couvent de Saint-Albans, offrent en lui baisant les pieds un respect aussi dévoué que mérité. Que votre sainteté sache que nos frères les moines Nicolas et Renaud, porteurs des présentes, sont envoyés par nous aux pieds de votre sainteté avec nos lettres qui contiennent les détails de l'élection que nous avons fait canoniquement célébrer dans notre église en la personne de frère Jean de Hartford, un des moines de notre communauté; et nous les avons établis nos procurateurs, pour obtenir du saint-siège apostolique le bienfait de confirmation et pour faire expé- (100) dier d'autres affaires qui ont rapport à ladite élection. Nous aurons pour valable et pour agréable ce qui sera fait par eux ou par l'un d'eux dans la présente affaire sous la médiation de la raison. Que votre paternité ait toujours puissance et santé dans le Seigneur.» Les députés étant donc arrivés à la cour romaine, siégeant à Pérouse, saluèrent humblement le seigneur pape et lui présentèrent la lettre suivante, qui contenait le mode d'élection et les détails qui s'y rapportaient: «A leur très-révérend seigneur et à leur très-cher père en Jésus-Christ, Grégoire, par la grâce de Dieu, souverain pontife, ses fils dévoués le prieur et le couvent de Saint-Albans, offrent en lui baisant les pieds un respect aussi dévoué que mérité. Notre église s'étant trouvée privée de consolation pastorale par le décès de notre vénérable père Guillaume, de bonne mémoire, notre ancien abbé, qui est allé où va toute créature, le sixième jour avant les calendes de mars, nous avons instruit de cela notre seigneur le roi, et il nous a octroyé la permission d'élire un nouveau pasteur. Alors, voulant le plus vite et le plus promptement possible secourir les âmes en péril et prévenir les dommages qu'aurait pu éprouver notre église, nous avons commencé par convoquer, en leur donnant un délai suffisant, tous ceux qui devaient, voulaient et pouvaient le plus à propos assister à notre élection, et nous leur avons donné jour pour le lendemain de l'annonciation de la bienheureuse Vierge, à l'effet d'élire un pasteur. Or, le jour étant venu et ceux qui avaient été convoqués à (101) cet effet ainsi que les autres étant présents, nous avons commencé à délibérer et à conférer. La chose susdite n'ayant pu être terminée le jour même, nous sommes entrés une seconde fois dans le chapitre et avons recommencé à délibérer, après avoir préalablement invoqué la clémence du Dieu de miséricorde. En vue de cette élection, nous avions donné et conféré plein pouvoir à des hommes honorables de notre communauté de désigner eux-mêmes, au nom de tous, celui qu'ils auraient élu, et les susdits électeurs étaient nantis de notre promesse formelle d'accepter la personne qu'ils éliraient d'abord et qu'ils nommeraient ensuite. Les électeurs susdits s'étant mis à l’œuvre avec la crainte de Dieu, ont invoqué le secours de Dieu avec des larmes et des prières. Puis, ils ont délibéré sur cette affaire avec soin et sagesse, le résultat le prouve bien. Leurs délibérations et leurs conférences à ce sujet ayant été unanimes et d'accord en tous points, ils ont élu en notre nom pour abbé, père et pasteur, un homme convenable en tous points, et ensuite étant entrés dans le chapitre, il nous ont nommé celui qu'ils avaient élu: à savoir, frère Jean de Hartford, moine de notre profession, qui depuis longtemps a vécu au milieu de nous d'une manière pieuse et irréprochable. Nous tous, qui étions rassemblés en ce lieu, unanimement, en parfait accord, sans aucune discorde ou contradiction, avons accepté la personne qu'ils avaient élue et qu'ils nous avaient nommée. Car nous croyons fermement, très-saint père, que le nouvel élu convient en tous points à nous (102) et à notre monastère; puisque nous ne connaissons en lui rien de vicieux qui puisse l'empêcher d'être élu et que nous n'apercevons en lui rien de défectueux à ce que les canons exigent pour une bonne élection. D'où il suit, très-bienveillant père, que nous qui sommes vos fils et qui dépendons immédiatement du pontife romain, vous supplions de la manière la plus instante d'accorder miséricordieusement à notre élu, sans nul retard dangereux, la confirmation de son office, en vue de Dieu et pour le soulagement de notre église, qui, dans cette vacance, navigue en grand péril, se trouvant placée sous la garde de séculiers. De notre côté, pour que votre révérente sainteté ajoute complètement foi à ce que nous venons de lui exposer, nous avons fait sceller du sceau de notre chapitre, avec le consentement commun de toute la communauté, nos présentes lettres patentes, qui contiennent les faits tels qu'ils se sont passés.»

Après avoir lu ces lettres avec attention et en avoir délibéré avec ses frères les cardinaux, le souverain pontife accorda aux moines leur juste requête. Il compatit à leurs travaux avec une bonté paternelle et donna de grands éloges à la concorde unanime de leur église et à leur sage manière d'agir dans cette occasion. Et pour que cette affaire ne manquât en aucun point de ce qui pouvait la rendre admirable jusqu'à la fin, il donna mission, comme nous l'avons déjà dit, aux évêques d'Ély et de Londres d'examiner d'abord la personne de l'élu et de lui donner ensuite le bénéfice de bénédiction, tous-les deux ou l'un des (103) deux, s'ils ne pouvaient y assister tous les deux. Il leur écrivit donc sous cette forme: «Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses vénérables frères les évêques d'Ély et de Londres, salut et bénédiction apostolique. Le monastère de Saint-Albans, dans le diocèse de Lincoln, monastère qui dépend sans aucun intermédiaire de l'église romaine, ayant été privé des consolations de son abbé, nos chers fils le prieur et le couvent dudit monastère, d'après les renseignements que nous avons reçus, ont commencé par demander, selon la coutume, l'assentiment royal qu'ils ont obtenu; puis, ils ont convoqué tous ceux qui devaient, voulaient et pouvaient le plus à propos assister à l'élection. Ils se sont alors occupés de remplacer l'ancien abbé par un nouveau, et après diverses délibérations, ils ont conféré unanimement à quelques-uns de leur communauté plein pouvoir de choisir un abbé. Or, les électeurs susdits ayant Dieu devant les yeux sont entrés en conférences, et, après une mûre délibération, après avoir invoqué la grâce de l'esprit saint, ils ont choisi canoniquement, et avec un accord parfait, pour leur abbé et pour leur père notre cher fils, frère Jean de Hartford, moine du même monastère, homme, à ce qu'ils assurent, prudent et discret, aussi circonspect dans le spirituel que dans le temporel, et qui depuis son enfance a. vécu parmi eux d'une manière irréprochable. Les moines, approuvant, tous en général et chacun en particulier, l'élection que ceux-ci avaient solennellement publiée, ont député vers nous nos chers fils, frères Renaud et (104) Nicolas, moines du couvent, avec des lettres par lesquelles ils nous suppliaient humblement de daigner, avec la bouté ordinaire du saint-siège apostolique, confirmer l'élection du nouvel abbé, parce qu'ils espéraient que sous le gouvernement dudit Jean et par la grâce de Dieu, le monastère obtiendrait d'heureux20 accroissements tant dans le spirituel que dans le temporel, et qu'ensuite on ne devait apporter aucun retard à l'accomplissement de résolutions louables. Cependant, malgré les instances empressées et sages des susdits messagers, quoique nous soyons disposé à faire selon Dieu tout ce que nous pourrons pour ledit monastère, et quoiqu'après avoir examiné avec attention, comme il convient, cette élection, nous l'ayons trouvée régulière quant à la forme, nous n'avons point parfaite connaissance des mérites de la personne. Aussi donnons-nous mission par ce rescrit apostolique à votre fraternité de vous enquérir avec soin de tout ce dont il faudra s'enquérir relativement à la personne de l'élu, de confirmer en vertu de l'autorité apostolique l'élection susdite, si vous le trouvez suffisant pour prendre le gouvernement dudit monastère, de lui faire jurer obéissance et respect mérités de la part de ses subordonnés] et de lui octroyer enfin le bénéfice de bénédiction. Vous devrez ensuite recevoir de lui le serment d'être rigoureusement fidèle à nous et à l'église romaine, d'après la (105) formule que nous vous envoyons ci-incluse et scellée de notre sceau. Dans le cas contraire, vous casseriez régulièrement l'élection et pourvoiriez à ce que ledit monastère fit élection canonique d'une personne convenable, en frappant les opposants de la censure ecclésiastique, nonobstant tout appel. Vous nous ferez passer par un député qui soit à vous, le plus tôt possible, et mot pour mot, la formule du serment que l'abbé aura prêté envers nous, et qui sera contenu, dans une lettre patente de lui et scellée de son sceau. Si vous ne pouvez pas accomplir tous les deux ce mandat, que l'un de vous y procède néanmoins. Donné à Pérouse, etc....»

Après avoir obtenu ces lettres et d'autres closes sous bulle, les députés saluèrent avec respect le seigneur pape et les cardinaux, et revinrent heureusement après avoir demeuré quinze jours à la cour romaine. L'évêque de Londres (celui d'Ély s'étant excusé) exécuta avec soin le mandat apostolique. Il procéda à l'examen dans les règles, et ne trouvant dans la personne de l'élu aucun motif de réprobation, il lui octroya solennellement le bénéfice de bénédiction, le lendemain de la nativité de la bienheureuse Vierge, dans l'église de Saint-Albans. Là, fut ouverte la lettre du seigneur pape incluse dans la précédente et dont l'élu qui devait être béni ce jour-là comme abbé, fit profession et donna lecture en présence de l'archevêque, de la communauté, du peuple et du clergé réunis. Elle était ainsi conçue: «Moi, Jean, abbé du monastère de Saint-Albans, je serai fidèle et (106) soumis à partir de ce jour, comme auparavant, à saint Pierre, à la sainte église apostolique et romaine, à mon seigneur le pape Grégoire et à ses successeurs canoniquement élus. Je ne participerai ni par conseil, ni par consentement, ni par action, à ce qu'ils perdent la vie ou les membres, ou à ce qu'ils soient pris par mauvaise prise. Je n'admettrai personne à leur détriment et à mon escient dans la confidence de ce qu'ils m'auront fait savoir, soit par eux-mêmes, soit par leurs nonces, soit par leurs lettres. Je leur servirai d'aide pour maintenir et pour défendre la papauté romaine et le patrimoine21 de saint Pierre, contre tout homme, sauf les lois de mon ordre. Je traiterai honorablement le légat du saint-siège apostolique en allant et en revenant, et je l'aiderai dans ses besoins. Appelé au synode je m'y rendrai, à moins que je ne sois empêché par empêchement régulier. Je visiterai tous les trois ans la demeure des apôtres, soit en personne, soit par mon délégué, à moins qu'une permission apostolique ne m'en dispense. Je ne vendrai point les possessions qui appartiennent à mon monastère, ni ne les donnerai, ni ne les mettrai en gage, ni ne les inféoderai de nouveau, ni ne les aliénerai en aucune façon, sans consulter le pontife romain. Que Dieu et les saints Évangiles que voici me soient en aide.»

L'empereur Frédéric II demande en mariage la sœur du roi d'Angleterre. — Appareil nuptial de l'impé- (107) ratrice. — Son arrivée à Cologne. — Le mariage est consommé à Worms. — Frédéric envoie trois léopards» à Henri III. — L'impératrice est confiée à la garde d'eunuques. — Cette même année, au mois de février, arrivèrent à Westminster deux hospitaliers teutoniques avec des chevaliers et d'autres ambassadeurs solennels: ils étaient envoyés vers le roi d'Angleterre par Frédéric, empereur romain, et ils portaient des lettres de lui scellées du sceau d'or, par lesquelles il demandait en mariage Isabelle, sœur du roi. S'étant présentés devant le roi, le septième jour avant les calendes de mars, ils sollicitèrent une réponse à leurs lettres et à leur demande, pour qu'ils pussent faire savoir à leur seigneur l'empereur et le plus tôt possible, la volonté du roi. Le roi d'Angleterre, fort préoccupé de cette proposition, délibéra trois jours durant avec les évêques et les seigneurs de son royaume. L'assemblée ayant examiné la chose avec attention, fut unanimement d'avis que la jeune fille fût accordée à l'empereur. Alors le roi donna réponse le troisième jour avant les calendes de mars, et accéda au mariage demandé. Les ambassadeurs ayant désiré qu'il leur fût permis de voir la jeune fille, le roi envoya chercher sa sœur par des députés respectables, dans la Tour de Londres, où elle était gardée avec vigilance. Ceux-ci la conduisirent respectueusement à Westminster et présentèrent aux ambassadeurs impériaux, sous les yeux du roi, la jeune fille alors âgée de sa vingt et unième année, fort belle, décorée par la fleur de virginité, et ornée comme il (108) convenait d'un vêtement magnifique et d'un maintien royal. Les ambassadeurs ayant récréé quelque temps leurs yeux à la regarder et la jugeant en tous points digne du lit impérial, confirmèrent le mariage en prêtant serment sur l'âme de l'empereur, et lui offrirent au nom du même empereur l'anneau des fiançailles. Après le lui avoir passé au doigt, ils la proclamèrent impératrice de l'empire romain, et s'écrièrent unanimement: «Vive, vive l'impératrice22.» Les ambassadeurs ayant fait savoir en toute hâte à l'empereur, par des messagers fidèles, ce qui s'était passé, celui-ci fit partir en Angleterre, après la solennité de Pâques, l'archevêque de Cologne, le duc de Louvain, et un nombreux cortège d'illustres seigneurs. Ils étaient chargés de lui amener avec de grands honneurs l'impératrice, afin que le mariage déjà commencé et confirmé fût consommé par le commerce charnel.

L'appareil de ces noces fut si fastueux, qu'il sembla dépasser les richesses dont pouvait disposer le roi ou l'empereur. En effet, pour marquer le rang de l'impératrice, on fabriqua une couronne de l'or le plus fin et le plus pur, artistement travaillée et enrichie de pierres précieuses. Anneaux et colliers d'or enrichis de pierreries, pierreries montées ou en écrins, nombreuses parures de femme, trésors en or et en argent, beaux chevaux, magnifique cortège, toutes choses qui inspiraient l'envie à ceux qui les regardaient et dont le prix paraissait inestimable, telles étaient les richesses, non-seulement abondantes, mais encore superflues, (109) que la princesse emportait avec elle à son départ d'Angleterre. Toute la vaisselle, tant à contenir le vin qu'à contenir les mets, était en or et en argent, et travaillée avec tant de soin, que la main-d'œuvre remportait sur la matière. La quantité de cette vaisselle était prodigieuse. Les marmites même, les vases de cuisine, les pots à contenir l'eau et le vin, les plats et les assiettes de table étaient aussi d'argent poli. Au service et à la garde de ces choses étaient commis des officiers de cour qui devaient servir l'impératrice et sa maison d'une façon royale. La jeune fille à qui le roi son frère faisait rendre de tels honneurs et d'autres encore, et qu'il enrichissait de tous ces présents, resta sous la garde de l'évêque d'Exeter et de Raoul, fils de Nicolas, sénéchal du roi, nobles hommes et recommandables en tous points, ainsi que d'autres seigneurs de la maison particulière du roi. Elle fut accompagnée par de nobles dames et par des jeunes filles d'illustre naissance. Toutes ces personnes, instruites en courtoisie, suffisaient pour le service, la garde et la conduite de l'impératrice. Les choses étant ainsi disposées, le roi donna une grande fête à Westminster le jour de saint Jean-Porte-Latine23: l'archevêque de Cologne et les autres ambassadeurs impériaux y assistèrent. Le lendemain, tous se mirent en route à Dertford, le roi étant accompagné d'un grand cortège de comtes, de barons et d'autres seigneurs. Le (110) roi fit aussi présent à sa sœur de plusieurs beaux palefrois richement caparaçonnés qui convenaient au rang de l'impératrice et dont l'allure et la douceur devaient rassurer ceux qui les montaient. Le cortège s'étant réuni à l'abbaye de Feversham en passant par Rochester, partit de là pour Cantorbéry, avec l'intention de s'y mettre en prières sur le tombeau du saint archevêque et martyr Thomas. Ce vœu de dévotion étant accompli, il se rendit au port de Sandwich, au nombre de trois mille cavaliers environ. En effet, le roi avait envoyé des messagers dans toutes les abbayes circonvoisines, avec l'ordre formel à chaque abbé de disposer convenablement des chevaux et des cavaliers pour conduire sa sœur au bord de la mer. Or, l'impératrice, l'archevêque de Cologne, les autres seigneurs et dames chargés de l'accompagner, s'embarquèrent le cinquième jour avant les ides de mai, et déployant les voiles, s'abandonnèrent aux flots. Il y eut des larmes versées, lorsque le frère se sépara de la sœur, le roi de l'impératrice.

Après une traversée de trois jours et de trois nuits, les voyageurs entrèrent dans l'embouchure du Rhin, et après avoir remonté le fleuve pendant un jour et une nuit, abordèrent à Anvers24, territoire qui était soumis aux lois de l'empereur. Lorsqu'ils eurent débarqué, une grande multitude d'illustres hommes d'armes, envoyés par l'empereur lui-même pour la garde de l'impératrice, allèrent à leur rencontre. Ces (111) hommes d'armes devaient nuit et jour veiller assidûment sur la personne de la princesse. En effet, quelques-uns des ennemis de l'empereur avaient fait alliance, disait-on, a1ec le roi de France et cherchaient les moyens d'enlever l'impératrice, afin de mettre obstacle à cet illustre mariage. Tous les prêtres et clercs des pays voisins accoururent en procession solennelle, vêtus de leurs habits les plus précieux, portant des cierges allumés, et rangés dans un bel ordre: toutes les cloches sonnaient; partout on entendait des cantiques de joie. Parmi cette foule on remarquait des députations d'ouvriers25, ainsi que les maîtres ès-art musical dans tous les genres, qui, au son de leurs instruments, en signe de réjouissances nuptiales, conduisirent l'impératrice à Cologne pendant toute la route qui dura cinq jours. Lorsqu'on apprit à Cologne son arrivée, les habitans de la ville sortirent à sa rencontre au nombre de dix mille, avec des fleurs et divers ornements, et vêtus de leurs habits de fêle. Il y en avait qui, montés sur de beaux chevaux, les faisaient courir gracieusement à coups d'éperons, et qui rompaient les uns sur les autres, comme dans un tournoi, les cannes et les lances qu'ils tenaient à la main. Il y avait aussi des barques qui, par une invention toute nouvelle, semblaient voguer à sec. Elles étaient traînées par des chevaux cachés sous de longues couvertures de soie. Dans ces barques se trouvaient des clercs qui chantaient en s'ac- (112) compagnant d'orgues harmonieux; et ces mélodies ravissantes excitaient l'admiration de tous ceux qui les entendaient. L'impératrice étant arrivée aux portes de Cologne, entra dans la ville, accompagnée par une foule si nombreuse, que cette noble cité semblait ne pouvoir contenir les transports de sa joie. A son arrivée, les chefs de la ville la conduisirent dans les principales rues de la ville, qu'on avait décorées avec élégance, tant à cause des nobles Anglais qui l'accompagnaient, que pour s'attirer par cet empressement la faveur de l'empereur. La gracieuse impératrice ayant appris que toutes, et principalement les plus nobles dames de Cologne, s'étaient placées à leurs balcons ou rassemblées sur les places et les carrefours, et désiraient voir son visage, ôta de sa tête son chaperon et son voile, afin que tous, pouvant fixer librement leurs yeux sur son visage serein, jouissent avec étonnement de ce spectacle. Cette action disposa si bien en sa faveur les cœurs de tous ceux qui la regardaient, que tous en général, et chacun en particulier, louant et bénissant sa modestie et sa beauté admirable, conçurent l'espérance de voir naître d'elle un successeur à l'empire, et une heureuse postérité. L'impératrice demeura dans le palais archiépiscopal magnifiquement bâti en pierres de taille; et là, pendant toute la nuit, des chœurs de jeunes filles chantèrent en s'accompagnant sur divers instruments de musique, afin que l'impératrice reposât au milieu des chants d'allégresse, entourée de toutes ces jeunes filles jouant du tambour. Pendant ce temps, la sur- (113) veillance des chevaliers armés ne se ralentit pas, et ils passèrent toutes les nuits à faire le guet sur les murailles et dans l'intérieur de la ville, à cause de la crainte qu'inspiraient les embûches ennemies.

A l'époque où l'impératrice vint à Cologne, l'empereur était occupé à des expéditions guerrières contre son fils rebelle Henri, roi d'Allemagne. Le père, irrité, conduisit contre lui une si nombreuse armée, qu'il mit le siège à la fois et d'un seul coup devant dix châteaux qui appartenaient à Henri. Celui-ci, qui s'était enfermé dans le plus fort, redoutant la sévérité de son père, sortit de la place, et, se prosternant à ses pieds sur le sol, il implora sa merci avec des larmes et des sanglots. Frédéric, dont le violent courroux n'était pas encore apaisé, fit charger son fils de chaînes et le conduisit avec lui à Worms. On prétend que le fils ayant été pendant quelque temps délivré de ses chaînes et de ses liens, à cause du respect qu'on devait à la majesté royale, essaya d'empoisonner son père. Il fut du moins accusé de ce crime, enchaîné plus étroitement encore qu'auparavant, et livré en garde à un certain duc qui le haïssait d'une haine implacable, parce que ledit roi Henri avait fait tous ses efforts pour le déshériter: maintenant, par une révolution de la roue de la fortune, c'était le roi qui était livré prisonnier au bon plaisir du duc. L'empereur alors envoya vers l'impératrice, qui avait déjà résidé depuis six semaines à Cologne, pour qu'elle vînt le trouver à Worms. L'archevêque de Cologne, l'évêque d'Exeter et tous ceux (114) qui avaient été assignés à la conduite de l'impératrice, se mirent en route avec elle, et la conduisirent vers l'empereur pendant une marche de sept jours, au milieu de la pompe et des réjouissances nuptiales. A leur arrivée à Worms, l'empereur les reçut avec beaucoup de joie et de grands égards; car la beauté de la jeune fille lui avait plu au delà de toute expression. Ce n'est pas qu'il ignorât (car la renommée le lui avait souvent appris) que la nature l'avait ornée avec un soin tout particulier. Il épousa donc la jeune fille dans cette ville, et l'empereur consomma solennellement, le treizième jour avant les calendes d'août, un dimanche, le mariage qui avait déjà été conclu. Si la jeune fille lui plut beaucoup par sa beauté corporelle, elle lui plut encore davantage quand il connut son caractère, quand il vit son maintien convenable à son rang, quand il s'aperçut qu'elle était instruite dans, les lois du beau langage. Le jour où fut célébré le mariage de l'impératrice Isabelle, sœur du seigneur roi d'Angleterre, i| y avait, tant à Mayence qu'à Worms, quatre rois, onze ducs, trente comtes et marquis, §ans compter les prelats. La première, nuit où l'empereur coucha avec elle, il ne voulut pas la connaître selon la chair, avant l'heure convenable qui lui avait été marquée par les astrologues. Le commerce charnel ayant été consommé de grand matin, l'empereur entoura sa femme d'une surveillance rigoureuse, comme si elle était déjà enceinte, en lui disant: «Conduisez-vous sagement; car vous avez un mâle, dans votre ventre.» Et il (115) informa de la même chose, comme étant certaine, le seigneur roi d'Angleterre, son frère, par l'entremise de l'évêque d'Exeter, et de maître de Saint-Gilles, frère prêcheur. En effet, la prédiction se réalisa, et l'impératrice mit au monde un mâle dont le nom fut Henri. Les noces ayant été magnifiquement célébrées pendant trois jours de suite, l'évêque d'Exeter et les autres qui avaient accompagné l'impératrice, obtinrent leur congé de l'empereur et revinrent avec joie en Angleterre. L'empereur envoya au roi d'Angleterre trois léopards, par analogie avec le bouclier royal sur lequel figurent trois léopards passant26, avec plusieurs autres présents précieux, qui sont inconnus dans les pays d'occident. Il lui promit aussi prompt conseil et aide opportun contre le roi de France, qui détenait violemment et injustement ses provinces, pour la perte et pour la damnation de l'âme du roi Louis27. Ce dernier, au moment de mourir, avait avoué hautement qu'il avait péché d'une manière inexpiable envers le roi d'Angleterre, en retenant ses droits, qu'il avait précédemment28 promis, pendant son séjour en Angleterre, de lui restituer. Ce que le roi de France [actuel] prétendait ignorer, suivant plutôt en cela les conseils d'une femme que la règle de la justice, et ne redoutant point la colère du Dieu des vengeances. L'empereur s'engagea en outre à chérir maintenant et dorénavant d'une af- (116) fection filiale le roi d'Angleterre, de préférence à tous les autres princes de l'empire. Presque toutes les personnes des deux sexes qui avaient formé la cour de l'impératrice dans sa patrie, ayant été renvoyées en Angleterre, l'empereur confia l'impératrice à la garde de plusieurs eunuques maures29, qui ressemblaient à de vieux masques.

Noblesse de l'impératrice Isabelle. — La mort de Richard Maréchal est vengée par son frère. — Henri III renonce à ses projets de mariage. — Nouvelles dècrétales du pape Grégoire. — Usure des caursins. Leur manière de faire contracter des obligations à leurs débiteurs. — La cour de Rome les protège contre l'excommunication. — Il y avait des gens dans l'empire romain qui s'indignaient que l'empereur, souverain si puissant et si riche en toutes sortes de trésors, lui qui était pour ainsi dire le maître et l'arbitre du monde entier, eût épousé la sœur du roi d'Angleterre; mais comme il est avéré pour tout le monde qu'on doit faire plus de cas de la noblesse de la naissance que de la richesse, qu'on sache que le père de la nouvelle impératrice était le roi d'Angleterre Jean; que le roi Henri, actuellement régnant en Angleterre, était son frère; qu'elle avait eu pour oncles les magnifiques rois Henri et Richard, et le comte de Bretagne Geoffroi. Ces rois illustres (117) par leur naissance dominaient en Angleterre et en Irlande, d'où ils avaient le titre de rois; en Normandie et en Aquitaine, d'où ils avaient le titre de ducs; en Poitou et en Anjou, d'où ils avaient celui de comtes; sans compter la Touraine, le Maine, le Berry et l'Auvergne, qui étaient sous leur vasselage. Il y avait dans ces pays sept archevêques qui leur étaient soumis, ainsi que les rois d’Écosse, du pays de Galles, de l'île d'Irlande, et de l'île de Man30. En outre, on y remarquait tant d'évêques, tant de comtes, de barons, et de chevaliers, que le nombre en semblait incalculable. La mère de cette impératrice était la reine de toutes ces terres. De ses deux sœurs l'une était reine d’Écosse, et l'autre comtesse de Pembroke. Ses tantes étaient au nombre de cinq. La première avait épousé le roi d'Espagne Alphonse, et de cette union était née Blanche, reine de France, dont le fils Louis régnait alors en France; la seconde fut mariée à Roger-Guillaume, roi de Sicile, qui mourut sans postérité: le roi Richard la donna ensuite en mariage à Raimond, comte de Toulouse. Henri, duc de Saxe, épousa la troisième. De cette union, naquirent Othon, ensuite empereur des Romains, et son frère Henri, duc de Saxe, et enfin roi de Terre-Sainte, Le comte de Toulouse Raymond épousa la quatrième (ou, selon le récit de quelques-uns, cette reine de Sicile dont nous venons de (118) parler). Le comte du Perche Rotrott épousa la cinquième. Tels étaient les illustres ancêtres dont descendait l'impératrice qui eut pour père le roi Jean, comme nous l'avons dit. Jean était fils du magnifique roi Henri. Henri était fils de Mathilde, jadis impératrice, et qui elle-même; était fille du roi d'Angleterre, Henri l'ancien, et de la reine Mathilde. Cette Mathilde était fille de Malcolm, roi d'Écosse, et de la sainte reine Marguerite. Marguerite était fille d’Édouard, qui l'avait eue d'Agathe, sœur de Henri, empereur des Romains. Cet Édouard était fils d'Edmond, roi d'Angleterre, surnommé Côte-de-Fer. Le père d'Edmond était le roi Ethelred; le père d'Ethelred était le roi Edgar-le-Pacifique. Le père d'Edgar était le roi Edmond; le père d'Edmond était le roi Édouard Ier, et enfin le père d’Édouard était l'illustre roi d'Angleterre Alfred. Dans les histoires d'Angleterre, on pousse cette généalogie jusqu'à Adam, le premier père des hommes. A la vue de cette suite imposante d'ancêtres, on ne peut nier que l'impératrice ne fût digne en tous points de la couche impériale31; et cela doit imposer silence aux aboiements de quelques détracteurs envieux. Pour (119) nous arrêter, nous nous bornerons a répondre à l'envie:

Toi qui écris, retiens la bride; ramène-la plus fortement à la poitrine, et force ta monture à rebrousser chemin.

Vers le même temps, le roi imposa un charruage de deux marcs par charrue, à l'occasion du mariage de sa sœur Isabelle. Le roi compta en fort peu de temps à l'empereur, pour la dot de sa sœur, trente mille marcs, outre les parures32 de l'impératrice, et la couronne, qui était d'un prix inestimable.

Vers le même temps, un clerc nommé Henri Clément, envoyé par les seigneurs irlandais, se conduisit avec imprudence, et se vanta d'avoir été cause de la mort du comte maréchal Richard. Il lui prodigua même l'injure, en l'appelant traître et cruel ennemi du roi et du royaume. Cet homme fut tué misérablement à Londres, tandis que le roi y demeurait. Gilbert Maréchal, ayant été accusé de cette mort par le roi lui-même et par d'autres personnes, purgea son innocence par plusieurs preuves. Vers le même temps, par les soins de Gaultier, évêque de Carlisle, le roi Henri fit négocier son mariage avec la fille du comte de Worcester33 et le (120) pontife s'engagea par serment au nom du roi. Mais bientôt le roi Henri changea d'intention et de dessein, à cause de quelques menaces du roi de France; et il abandonna son projet pour que le père ne fût pas déshérité. La jeune fille fut mariée dans la suite, pour sa beauté, au roi de Castille Alphonse.

Vers le même temps, le pape Grégoire IX, reconnaissant l'ennuyeuse prolixité des décrétales, les abrégea élégamment, et les rassembla dans un résumé qu'il fit lire et publier d'une manière authentique et solennelle dans tout l'univers. Nous appelons grégoriennes, du nom de leur auteur, ces nouvelles décrétales qui commencent ainsi: «Le roi pacifique, etc.» Dans cet abrégé34 Grégoire fit quel- (121) ques innovations. Il défendit, par exemple, que, dans toute l'étendue de la juridiction d'un prélat, des personnes n'ayant pas qualités requises obtinssent même des bénéfices ecclésiastiques, sans avoir obtenu préalablement du siège de Rome, une dispense des qualités requises; sachant bien que cette mesure serait très-fructueuse pour la cour romaine qui ferait payer cette dispense. Le statut d'Innocent, relatif à la dispense pour l'obtention de plusieurs bénéfices, avait eu le même but et le même résultat.

A la même époque, l'exécrable fléau des Caursins35 (122) fit tant de progrès, qu'il n'y avait presque personne dans toute l'Angleterre, principalement chez les prélats, qui ne fût enveloppé dans leurs pièges. Le roi lui-même était engagé envers eux pour une dette énorme. Ils circonvenaient les besoigneux dans leurs nécessités, et palliaient l'usure sous l'apparence du négoce, feignant d'ignorer que tout ce qui vient augmenter le principal est usure, de quelque nom qu'on se serve. En effet, il est évident que leurs prêts ne pouvaient-être confondus, en aucune façon, avec des actes de charité, puisqu'ils ne tendaient pas aux pauvres une main secourable pour subvenir à leurs besoins, et qu'ils les circonvenaient, non pour secourir la misère d'autrui, mais pour satisfaire leur propre avarice. Afin de juger la conduite des hommes, voyez l'intention qui les fait agir. Voici la formule de l'obligation qu'ils imposaient à leurs débiteurs: «A tous ceux qui verront le présent écrit, nous, un- (123) tel, prieur, et nous, formant telle communauté, salut dans le Seigneur. Sachez que nous avons emprunté à Londres, pour subvenir à nos affaires et à celles de notre église, d'un tel et d'un tel, en leur nom et au nom de leurs associés36, citoyens et marchands de telle ville, cent quatre marcs sterling, poids bon et loyal, chaque marc valant treize sols et quatre sterling. Pour les cent quatre marcs susdits nous nous déclarons, en notre nom et en celui de notre église, hors de toute réclamation, et protestons que nous sommes entièrement satisfaits, renonçant complètement à exciper, soit du prétexte que cet argent ne nous aurait été ni compté, ni soldé, ni livré; soit du prétexte que ledit argent n'aurait pas été employé à notre usage et à celui de notre église. Nous promettons, et nous nous engageons par légitime stipulation, en notre nom et au nom de notre église, à payer et à rendre intégralement les cent quatre marcs sterling susdits, de la manière et au taux plus haut mentionnés, aux susdits marchands, ou à l'un d'eux, ou à leur fondé de pouvoir qui aura apporté avec lui la présente obligation; à la fête de Saint-Pierre-aux-liens, c'est-à-dire le premier jour du mois d'août, au temple Neuf de Londres, l'an de l'incarnation du Seigneur mil deux cent trente-cinq. Ajoutons aussi la clause suivante: que si ledit argent n'a pas été soldé et rendu au lieu et à l'époque fixés, nous promettons dès lors, selon qu'il est toujours (124) d'usage quand on a laissé passer le terme, et nous sommes tenus par la même stipulation, de donner et de rendre aux susdits marchands, ou à l'un d'eux ou à leur fondé de pouvoir, de deux mois en deux mois, pour chaque fois dix marcs, un marc de ladite monnaie à titre de compensation des dommages, lesquels dommages et dépenses ces marchands pourraient avoir encourus et subis à cette occasion; de telle sorte que les dommages, dépenses, principal et intérêts, comme il est plus haut dit, puissent être demandés, les dépenses étant fixées sur le pied de ce que dépense un seul marchand avec un seul cheval et un seul serviteur, en quelque lieu qu'il soit; et cela jusqu'au plein acquittement des sommes susdites. Nous tiendrons compte aussi et ferons restitution aux susdits marchands ou à l'un d'eux, ou à leur fondé de pouvoir, des dépenses faites ou à faire pour le recouvrement de l'argent. Nous promettons aux susdits marchands que cette compensation sera regardée comme dédommagement de leurs dommages et dépenses, qu'elle ne sera nullement mise en déduction du principal de la dette, et que nous ne nous prévaudrons pas de ladite compensation pour retenir ladite dette, contre la volonté des susdits marchands, au delà du terme fixé. Pour le ferme et plein accomplissement, ainsi que pour l'observation inviolable de tout ce qui est dit plus haut, nous engageons nous, notre église, nos successeurs et tous les biens soit à nous, soit à notre église, tant meubles qu'immeubles, ecclésiastiques que mondains, eus qu'à (125) avoir, partout où ils seront, envers les susdits marchands et leurs héritiers, jusqu'au paiement intégral de tout ce qui est dit plus haut; nous reconnaissons que ces biens sont possédés par eux à titre précaire. Nous voulons que l'exécution de tout cela soit poursuivie37 partout et devant tous les tribunaux, renonçant en notre nom et au nom de nos successeurs, pour tout ce qui est stipulé plus haut, à tout recours au droit canonique et civil, au privilège de clergie et de for38, à la lettre de Saint-Adrien, à toute coutume et statuts, à toutes lettres, indulgences, privilèges obtenus et à obtenir du saint-siège apostolique en faveur du roi d'Angleterre et de tous ceux de son royaume, à la constitution sur les deux journées de marche39, au bénéfice de restitution en entier, au bénéfice d'appel et de récusation, aux lettres de prohibition du roi d'Angleterre et à toute autre exception soit réelle soit personnelle qui pourrait être mise en avant contre le présent acte et le présent engagement. Tout ce que nous promettons sera observé fidèlement. En foi de quoi nous avons jugé à propos d'apposer nos sceaux au présent écrit. Fait le cin- (126) quième jour après la Saint-Ælphège, l'an de grâce 1235.» — Tels étaient les liens inextricables dans lesquels les caursins enchaînaient leurs débiteurs. Ces usuriers, pour jouer sur leur nom, étaient bien appelés caursins, comme des chicaniers, des ravisseurs et des oursins40. Ils commençaient par attirer les besoigneux en leur prodiguant des paroles douces et mielleuses. Mais à la fin ils les blessaient aussi bien que des javelots. Aussi plusieurs entendant leurs paroles captieuses et leurs termes pris dans les lois, les soupçonnaient d'être, en fait de tromperies, parents des avocats, et pensaient qu'ils agissaient ainsi de connivence avec la cour romaine. Ils se souvenaient de cette phrase de l'Évangile: «Les fils de ce siècle sont plus prudents que les fils de la lumière, dans leurs générations.» — Les juifs, de leur côté, avaient inventé contre les chrétiens un nouveau genre d'usure, et se moquaient, non sans raison, de nos sabbats41.

Cette même année, l'évêque de Londres Roger, homme fort religieux et d'une instruction profonde, voyant que ces caursins exerçaient ouvertement leurs (127) usures sans rougir, menaient une vie souillée de désordres, fatiguaient les religieux par une foule de vexations, amassaient de l'argent à force de tromperies et tenaient sous un joug violent beaucoup de personnes honorables, fut saisi de colère et d'indignation. Enflammé de zèle pour la justice, il les avertit tous, comme gens schismatiques, de s'abstenir d'une pareille énormité, s'ils tenaient au salut de leur âme, et de faire pénitence des excès qu'ils avaient commis. Les caursins s'étant moqués de ses avis et lui ayant prodigué l'insulte, la moquerie et la menace, l'évêque ceignit les armes de la justice spirituelle; il enveloppa tous les caursins généralement dans les liens de l'anathème, et leur ordonna d'une manière précise et formelle de sortir au plus vite de la ville de Londres, qui jusque-là n'avait point eu à souffrir de ce fléau, afin que son diocèse ne fût pas empoisonné par cette contagion. Mais ceux-ci, fiers et orgueilleux, se confiant dans la protection du pape, obtinrent de la cour romaine, sans aucune difficulté et sans aucun retard, que ledit évêque, qui était déjà vieux et d'une santé très-chancelante, serait cité péremptoirement dans un lointain pays d'outre-mer devant des juges amis des caursins, et que ceux-ci avaient choisis à leur gré, pour comparaître et répondre de l'outrage qu'il avait fait éprouver aux marchands du pape. Mais l'évêque, aimant mieux cacher comme Sem la honte de son père que la divulguer comme Cham, apaisa pacifiquement la discorde qui allait s'élever; et, ne voulant pas publier la (128) conduite de la cour romaine, il s'en référa dans ce cas difficile à l'opinion de saint Paul, son patron, qui, voulant prouver que la foi et la justice ne souffrent pas de ménagements, a écrit ces paroles: «Quand bien même ce serait un ange qui vous prêcherait des choses contraires à celles-ci, qu'il soit anathème.»

suite

 

NOTES

(1 Nous nous sommes efforcé de mettre le plus de clarté possible dans cette espèce de discussion diplomatique entre le grand maréchal et l'agent officieux de l'évêque de Winchester. C'est ce qui nous a déterminé à continuer de présenter le reste du passage sous forme de dialogue.

(2)  Nous proposons removeret au lieu de remaneret en ajoutant me.

(3) Son nom de famille était Rich. Son père, Edmond Rich, exerçait le négoce, et sa mère s'appelait Mabile. Comme la plupart des hommes remarquables de son pays, il sortait des écoles d'Oxford. Son frère, Robert Rich, lié à lui d'une tendre amitié, l'accompagna dans son exil, lui survécut et lui éleva un pieux monument en écrivant sa vie. (Conservée en manuscrit au temps d'Oudin à, la bibliothèque de Royaumont.) (Voy. Cas. Oudin. Comment., tom. III, col. 218.)

(4 Anelacius, poignard, dague. La scène se passant en Irlande, nous avons adopté le nom irlandais de cette arme qui sert à la fois aux habitants pour se hattre et pour manger.

(5)  Quasi mare. Probablement quasi matris.

(6 Cette phrase, longue et obscure, est sans nominatif et sans construction possible. Nous donnons le sens probable. L'éloquence verbeuse et ampoulée, qui est dans le gout du temps, et dont la chancellerie romaine donne l'exemple, offre à une traduction consciencieuse de nombreuses difficultés.

(7C'est ainsi du moins que Fleury entend cette phrase difficile, sauf tabula occurrisset, dont le sens ne nous parait pas douteux: De tam magna nave ne tabulam quidem naufragus habes, dit Pétrone.

(8Necessariis est vague; l'intention du pape est sans doute d'indiquer que les clercs sont gens dont cette expédition ne peut se passer, qui doivent y prendre part en personne.

(9Curavimus (texte hic). Curabimus que nous proposons est plus naturel et plus conforme au sens de la décision d'Innocent IV. (Voir aux statuts du concile de Lyon. 1245.)

(10) Castigaretur. Nous lisons castigetur.

(11) La mort du grand-maréchal est racontée plus au long dans les variantes, d'après le texte de Wendover. Mais comme ce récit, seulement plus chargé de mots, ne contient aucun nouveau fait, nous n'avons pas cru devoir le traduire aux intercalations. Toutefois pour prouver encore la tendance populaire à glorifier ceux qui se soulevaient contre l'autorité royale, nous rapportons le passage suivant: «Ainsi succomba, pour la cause plus haut dite, le comte Maréchal, chevalier distingué, suffisamment instruit dans les lettres et les sciences, convenablement orné de bonnes mœurs et de vertus. II mourut le jour des Palmes, afin d'aller recevoir dans les cieux des mains du Seigneur, la palme [du martyre] pour récompense, lui qui brillait par sa bonne mine au milieu des enfants des hommes, au point que la nature semblait s'être plu à mêler les beautés aux vertus dans la composition de son être.»

(12) Ornement ecclésiastique, sorte de mouchoir, porté au bras gauche pour essuyer les larmes que font verser au prêtre les péchés du peuple. Oraison: Merear, Domine, portare manipulum fletûs et doloris, etc.

(13Voir la note II à la fin du 3e volume.

(14Plusieurs historiens, contrairement au récit de Matt. Pâris, affirment que Pierre Mauclerc, à l'expiration de la trêve conclue pour trois ans à Saint-Aubin-du-Cormier, résista aux sollicitations de Henri III qui le poussait à recommencer la guerre, et par le traité de 1234, s'engagea à partir pour cinq ans à la croisade. Cependant il n'en est pas moins vrai qu'il équipa quelques vaisseaux et se tint en croisière pour troubler le commerce des Anglais qu'il accusait de sa ruine. Quoiqu'il n'eût pas renoncé au titre de comte, il se fit dès lors plus ordinairement appeler Pierre de Braine, et ce fut dans l'abbaye de Saint-Yves de Braine qu'il voulut être enterré. On sait qu'il mourut dans la traversée en revenant d’Égypte, en 1250.

(15 Le terme de podestat était d'un usage très-ancien en Italie, comme semble le prouver ce vers de Juvénal, sat. X:

An Fidenarum Gabiorumque esse Polestas.

Et ce passage de Suétone, dans la Vie de Claude, c. 23:

Jwridictionem de fidei commissis...... etiam per provincias potestatibus commendavit.

(Voy. aussi Calv. Lexic.)

Appliqué généralement dans la première partie du moyen âge à tous les magistrats municipaux des villes italiennes, le titre de podestat ne tarda pas à être restreint à un seul magistrat plus puissant, que chaque cité choisissait dans une cité voisine pour mettre un terme à l'oppression des nobles. En effet, les grandes communes ayant détruit, au douzième siècle, cette foule de seigneuries qui troublaient l'Italie et la Lombardie en particulier, les nobles, refoulés dans l'enceinte des villes, avaient entrepris de s'emparer du gouvernement. On se flatta que l'autorité d'un podestat réprimerait les discordes civiles. Mais cette espérance fut trompée. Dans quelques villes, les podestats devinrent des tyrans; dans les autres ils restèrent sans force. Alors on prit le parti de déférer, sous le titre de capitaine, une sorte de dictature à un citoyen puissant ou à quelque prince ou seigneur étranger. Ces capitaines réussirent bientôt à rendre absolu et perpétuel un pouvoir qu'ils n'avaient reçu que pour un temps et à de certaines conditions. De là, l'origine de plusieurs nouvelles souverainetés qui se formèrent en Italie dans le cours du quatorzième siècle. (Koch, Tab. des Rév., période 4.)

(16)  Maidenstan, aujourd'hui Maidstone, entre Canterbury et Rochester.

(17) Nous avons ajouté quelques mots pour faire comprendre l'épithète nociva. Jaime Ier, surnommé le Conquérant, prit les trois iles Majorque, Minorque et Iviça, de 1230 à 1235. Il n'est pas étonnant que la grande commune de Marseille ait joint ses efforts à ceux du roi d'Aragon contre les pirates sarrasins qui gênaient son commerce.

(18) Cette lettre, plus courte que la précédente, est du reste dans son contenu absolument semblable; nous n'avons fait que la reproduire. (Voir à la page 48 de ce volume.).

(19) Galfridus Focarius. Nous pensons que focarivs comme physieus (physicien, médecin), sert à désigner l'individu par sa profession ou son office. En faisant venir focarius de focus et en lui donnant une terminaison française, nous voyons dans ce Geoffroi le moine chargé de percevoir le fouage de l'abbaye, ou de surveiller ce qu'on appelait focanea et ce que Ducange définit: cella in monasteriis ubi focus communis est.

(20) Nous lisons ici grata, an lieu de gratia, et à la fin de la phrase nous ajoutons à nihil afferatur le mot morœ,

(21 Adopté la variante regalem au lieu de regalis. Regalis est pris ici dans le sens de dominium. (voy. Carpentier, Regalia, 2.)

(22) Note indiquée dans le texte mais absente en bas de page.

(23 6 mai: probablement le jour du miracle de l'huile bouillante, à Rome, anté portam Latinam.

(24Matt. Pâris prend ici le Rhin pour l'Escaut. Nous n'avons pas besoin de rappeler qu'Anvers est sur l'Escaut.

(25 Omnes artifices. On serait tenté de comprendre: de tous les corps de métiers.

(26Voir la note I à la fin du volume.

(27) II s'agit évidemment de Louis VIII.

(28) Postea est inadmissible: antea?

(29 Ce trait contribue à prouver que Frédéric II, l'ami des Sarrasins, avait complétement adopté les mœurs orientales. Nous ne reviendront pas sur ce sujet.

(30Normanniœ. (Texte hic.) Il faut lire évidemment Munniœ (Monœ). Les rois de l'Ile de Man, comme ceux de quelques iles Hébrides, étaient encore, au treizième siècle, d'origine Scandinave.

(31) C'est à ces mots dlignissima judicatur, que se termine le manuscrit de Roger de Wendover, comme en font foi une note marginale de ce manuscrit et une autre note du manuscrit de Cotton. (Remarques de Selden.) On s'explique difficilement pourquoi Matt. Pâris n'a pas nommé dans le texte l'historiographe auquel il succédait, tandis qu'il a rappelé les noms de Sigisbert de Gemblach, d'Hugues de Saint-Victor, et de quelques autres chroniqueurs. (Voyez à l'introduction.)

(32Ornatu, dit le teste. C'est tout à fait ce que nous appelons trousseau.

(33 Cette phrase, qui manque dans le manuscrit de Cotton, nous parait inadmissible. Nous ne trouvons pas à cette époque de comte de Worcester, et d'ailleurs le roi de France ne pouvait dépouiller ce seigneur que des terres situées en France; nous pensons que Vigorniœ est une erreur grave, et qu'il faut lire ici comte de Ponthie. En effet, nous trouvons dans les chroniques d'Espagne, et en particulier dans l'histoire de John Bigland, chap. VIII, que le roi de Castille Ferdinand III (et non pas Alphonse comme le dit notre auteur), étant devenu veuf de Béatrix, fille de Philippe de Souabe, épousa à Bordeaux la fille du comte de Ponthieu, vers le mois d'août 1236. La nouvelle reine, nommée Jeanne, était fille de Simon de Dammartin, comte d'Aumale, et de Marie, petite-fille du roi de France Louis VII par les femmes, et comtesse de Ponthieu et de Montreuil par la mort de son frère Jean. Éléonore, fille de Ferdinand et de Jeanne, comtesse de Ponthieu par sa mère, épousa Edouard Ier, et l'alliance projetée pour le père, se réalisa pour le fils. On conçoit aisément que la politique ombrageuse de Blanche de Castille ait prévenu un mariage qui donnait aux Anglais un nouveau point de débarquement en France. Déjà Hélène, fille de Guillaume III, comte de Ponthieu, avait épousé successivement, dit Moréry, Guillaume, comte de Warenne et de Surrey, et Patrice d'Evreux, comte de Salisbury. La possession du Ponthieu fut dans la suite une source de démêlés entre la France et l'Angleterre.

(34) Grégoire IX chargea son chapelain Raymond de Pennafort de rassembler et de rédiger, par ordre de matières, toutes les décisions de ses prédécesseurs ainsi que les siennes, en étendant à l'usage commun ce qui n'avait été établi que pour un lieu et pour des cas particuliers. L'usage de ces décrétâtes devint obligatoire dans les tribunaux et dans les écoles. C'était une imitation du recueil fait par Tribonien sous le règne de Justinien. L'exemple avait été déjà donné par Eugène III, en 1152, et Gratien, moine de Bologne, avait rédigé systématiquement, sous le nom de Décrets, un recueil de canons pour servir d'introduction à l'étude du droit ecclésiastique. Matt. Pâris, avec sa sagacité habituelle, prévoit le parti que tireront les papes de l'application des décrétales. En effet, la cour romaine se fonda sur le droit canon pour obtenir le droit de concurrence. Du droit de concurrence résulta celui de prévention, puis les mandats de provision, les grâces expectatives et enfin les réserves. La première réserve générale des bénéfices devenus vacants en cour de Rome est, de 1265, sous Clément IV.

(35) Ces usuriers étaient appelés caurcins, caorcins, cahorcins, cahorsius et corsins, quelquefois même chonins. L'origine de ce nom a donné lieu à une foule de discussions. Les uns pensent que ce nom dérive de la famille des Corsini à Florence, qui s'était rendue célèbre par son commerce. Car ordinairement en Italie les grandes sociétés commerciales prenaient leur nom de quelque famille considérable, comme les Amanati, Ici Arciaioli, les Bardi, etc.; les autres voient dans les cahorsins des usuriers français, dont le siége principal était à Cahors. En effet, on trouve dans les chartes le pays de Cahors appelé Caoursin: «Item Caoursin où a deux cités: Caours et Montauban.» Mais les meilleurs érudits s'accordent à voir dans les caoursins, les usurier»; italiens désignés sous le nom générique de Lombards, et font venir leur nom dé la petite ville de Caours, en Piémont, plus célèbre au moyen àge qu'aujourd'hui. Usurier de Chaorse était un dicton populaire, et l'on trouve dans un vieux poème français sur le pèlerinage du genre humain:

Si Sathanas m'i engenra,

Et de illuec il m'apporta

A Chaourse ou on me nourri

Dont Chaoursiére dite sui:

Aucun me nomment convoitise, etc.

Dante fait aussi allusion à cette étymologie dans le deuxième chant de l'Inferno. Mais son commentateur, Benvenuto d'Imola, voit, dans le mot Caorsa dont il se sert, la ville de Cahors en France, et Muratori s'est empressé d'applaudir à cette interprétation toute patriotique.

(36 C'est la formule actuelle: Un tel et compagnie. La traduction de ce contrat est difficile.

(37) Volumus conveniri. C'étaient les termes du droit romain. Contenire debitorem, poursuivre un débiteur, dit Cicéron.

(38C'est-à-dire loi ou coutume municipale dans le sens du mot espagnol fuero.

(39)   Constituioni de duabus dietis. On retrouvera aux additamenta (n° 36) un passage qui pourra expliquer ce terme fréquemment employé. Disons seulement qu'il signifie le privilége accordé à un abbé ou autre de ne point être cité en justice plus loin qu'à deux journées de marche de son monastère.

(40) C'est-à-dire que leur nom était composé de capientes et de ursini. Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer l'analogie qui semble exister entre ce jeu de mots et le proverbe: Enlever comme un corsin; soit parce que les Caursins enlevaient leurs débiteurs et les faisaient mettre en prison, soit parce qu'eux-mêmes étaient souvent enlevés de leurs maisons, et emprisonnés. On trouve aussi écrit: enlever comme un corps saint, c'est-à-dire comme une châsse pleine de reliques. Mais cette orthographe parait n'être qu'une altération de ta première.

(41Singulière phrase. Peut-être doit-on voir dans nostra sabbata, notre inaction.