Ermold le Noir

JACQUES DE VITRY

 

HISTOIRE DES CROISADES : LIVRE I - Partie I - Partie II - Partie III - LIVRE II - LIVRE III

 

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

 

 

 

 

 

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE,

depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle

AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,

PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.

 

 

A PARIS,

CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,

RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, N°. 68.

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE.

 

 

HISTOIRE

DES CROISADES,

Par JACQUES DE VITRY.

 

313LIVRE TROISIÈME.

 

Le seigneur pape Innocent, de précieuse mémoire, voulant connaître la situation des Turcs et les forces des Sarrasins, contre lesquels les Chrétiens préparaient des armées, manda au patriarche de Jérusalem de rechercher très-exactement la vérité, et de transmettre, dans un écrit fidèle, à la sainte église romaine, tant un état nominatif des détenteurs des divers territoires, que la description même de ces territoires. Voici les renseignemens les plus positifs que quelques Chrétiens adressèrent, à cette époque, au seigneur pape sur ces questions, par l'intermédiaire de quelques navires qui partirent, vers ce temps, de la Terre-Sainte.

Il y a eu deux frères, Saladin et Saphadin. Saladin, qui eut onze fils, étant mort, le susdit Saphadin régna après lui et fit périr tous ses neveux, à l'exception d'un seul, qui se nomme Noradin1 et qui possède le territoire d'Alep, avec toutes ses dépendances, qui consistent en villes, maisons de campagne, châteaux et autres places fortes, au nombre de plus de deux cents. Saphadin a eu quinze fils, dont sept ont été institués par lui ses héritiers. Le premier et l'aîné de tous, Maléalim2, possède Alexandrie, Babylone, le 314Caire, Damiette, et toute la terre d'Egypte, au midi et au septentrion. D'après les dispositions générales de Saphadin et le consentement de ses fils, Maléalim doit être, après la mort de son père, seigneur de tous ses frères et de tout l'héritage. Le second fils de Saphadin, nommé Conradin3, possède Damas, la sainte Jérusalem et tout le pays qui a appartenu aux Chrétiens, et qui consiste en villes, châteaux et citadelles, au nombre de plus de trois cents, sans compter les campagnes. Au mois de janvier dernier, Conradin a conclu, avec le patriarche et les maîtres de l'Hôpital et du Temple, une trève dont les effets s'étendent jusqu'au Grand Passage. Le troisième fils de Saphadin, nommé Melchiphais, c'est-à-dire grand, possède le pays que l'on appelle Gémelle, et toute cette province contient quatre cents villes, châteaux, maisons de campagne ou forteresses. Le quatrième, nommé Melchienaphat, c'est-à-dire grand-seigneur, occupe le territoire d'Asie et toutes ses dépendances, qui contiennent plus de six cents villes, forteresses ou châteaux. Le cinquième, nommé Melchisaphat, possède le royaume où Abel fut mis à mort par son frère Caïn, et où se trouvent huit cents villes, citadelles ou châteaux en plaine. Le sixième, nommé Mahomet, occupe le royaume de Bagdad, où habite le pape des Sarrasins, que l'on appelle cabat ou calife: celui-ci est vénéré et adoré par les Sarrasins, et occupe, dans leur loi, la place que tient chez nous l'évêque de Rome; on ne peut le voir que deux fois par mois, lorsqu'il se rend avec les siens auprès de Mahomet, le dieu des Sarrasins. Baissant la tête et faisant une prière, conformément 315à leur loi, avant de sortir du temple, les Sarrasins font ensuite un repas splendide où ils mangent et boivent, et puis le calife, portant la couronne, rentre dans son palais. Le dieu Mahomet est visité et adoré par eux tous les jours, comme nous visitons et adorons le seigneur pape, dans cette ville de Bagdad, où Mahomet est dieu et le calife est pape, et cette ville est la capitale de la race et de la loi des Sarrasins, comme Rome l'est aussi pour le peuple chrétien. Le septième fils de Saphadin se nomme Saluphat; il ne possède pas de territoire particulier et vit auprès de son père. Lorsque celui-ci monte à cheval pour quelque expédition, Saluphat porte la bannière devant lui. Chacun de ses frères lui envoie, tous les ans, à titre de revenu fixe attribué à sa dignité, mille sarrasins et deux dextriers bien équipés.

Saphadin le père, lorsqu'il monte à cheval et va visiter ses fils dont je viens de parler, s'avance la tête couverte d'un voile de soie rouge; ses fils se portent à sa rencontre à une distance de sept milles, et, baissant la tête jusques à terre, ils lui baisent d'abord les pieds: alors Saphadin, toujours à cheval, leur permet de lui baiser la bouche et la main, et passe trois jours, une fois dans l'année, auprès de chacun d'eux: il va ainsi de l'un à l'autre, et jusqu'au septième de ses fils, leur faire sa visite. Chacun de ceux-ci envoie, tous les ans, au trésor de leur père, une somme fixe de vingt mille sarrasins, et le père donne tous les ans, à chacun de ses fils, ce qu'il lui faut d'or pour faire un anneau, sur lequel est gravée son image.

Ces princes sont très-disposés à remettre la Terre-316Sainte entre les mains du seigneur pape, pour l'usage des Chrétiens, pourvu qu'on leur donne sécurité au sujet des autres territoires qu'ils ont enlevés au peuple chrétien, et ils s'engageront à payer tous les ans un tribut déterminé au patriarche de Jérusalem, et donneront des garanties à l'église romaine. Dans la suite, ils ne mettront plus aucun obstacle à la paisible jouissance de la Terre-Sainte, sur laquelle ont posé les pieds de Notre-Seigneur.

A l'exemple de ses prédécesseurs, Saphadin ne découvre sa face au public que dix fois par an. Il est toujours voilé lorsqu'il reçoit les députés des Chrétiens, des Vénitiens, et des autres rois et princes de toute la terre. Le premier jour, il les reçoit dans la première enceinte du port du Caire, où il fait sa résidence habituelle: alors, il ne fait que recevoir les lettres que lui apportent les députés, et ne leur donne point audience. Le second jour, il les admet dans la seconde enceinte, environné de cent Turcs, ses esclaves, tous bien armés. Le troisième jour, il fait connaître sa réponse, selon l'objet du message, par le moyen d'un truchement ou interprète; et après ces trois jours, les députés ont accès auprès de sa personne. D'après les préceptes de sa loi, Saphadin a quinze femmes, qui habitent toutes ensemble dans un palais, et il vit maritalement avec chacune d'elles. Lorsque l'une d'entre elles a conçu, et met au monde un fils, il va la voir, et dort auprès d'elle, à la vue de toutes les autres. Celle qui n'a pas de fils de lui, il la fait appeler, quand il veut, par ses messagers, vers l'heure du soir, la retient auprès de lui pendant une nuit et un jour, et de même pour chacune des autres. Dès que 317l'une de ces quinze femmes vient à mourir, il la remplace immédiatement par une autre, conformément à sa loi. Saphadin est âgé de cinquante ans, puissant par ses armes et par la race qu'il commande, et il parle lui-même avec éloquence sa propre langue. Il a mis ses provinces et celles de ses fils en bon état de défense, et tient sur pied des armées innombrables; d'ailleurs, il est bien disposé à obéir en toutes choses au Siège apostolique, sous les conditions ci-dessus rapportées. Voici comment vivent les huit autres fils de Saphadin. Deux d'entre eux veillent à la garde du sépulcre du Seigneur avec cinq Latins. Tout ce qui est donné ou offert devant le sépulcre revient aux deux frères, qui le partagent entre eux par égales portions: ce produit s'élève souvent à vingt mille sarrasins. Quatre autres ont un droit sur les eaux qui, tous les ans, au mois d'août, arrosent toute la terre d'Egypte, et ce revenu monte à plus de quarante mille sarrasins. Deux autres frères, plus jeunes, voués à la chasteté, passent leurs journées en présence de leur dieu Mahomet, et ont pour revenu tout ce qu'on vient déposer à ses pieds. Ce produit s'élève à plus de trente mille sarrasins.

Jérusalem, glorieuse métropole de la Judée, et située au centre du monde entier, est bornée à l'orient par l'Arabie, au midi par l'Egypte, au nord par la mer de Chypre, à l'occident par la Grande-Mer. De Jérusalem à Accon il y a trois journées de marche; et d'Accon à Damas, quatre journées. Damas est une belle ville, située dans l'Idumée, ornée d'une double muraille, d'un grand nombre detours; entourée de vergers et d'arbres à fruits, et ayant de l'eau de tous côtés, en 318dehors comme en dedans, au gré de ses habitans. On y voit plusieurs églises chrétiennes. A quatre milles de Damas, dans un site au milieu des montagnes, est une église consacrée à la bienheureuse vierge Marie, bâtie sur le roc, et où habitent douze religieuses et huit moines. Ce lieu a été appelé la Sardaigne. Dans cette église on voit une table en pierre, longue d'une aune, large d'une demi-aune, sur laquelle est peinte l'image de la vierge Marie. Cette image a été peinte sur un bois d'où découle une huile odoriférante, plus suave que les parfums du Liban. Ceux qui se frottent de cette huile sont guéris de diverses espèces de maladies; et quelque quantité qu'on en prenne, elle ne cesse cependant de couler également. Un religieux chrétien conserve cette huile, et l'emploie à son gré pour toutes sortes de maladies, ou pour tout autre objet. Si on en prend en toute dévotion et avec une foi sincère, et si l'on fait célébrer des messes solennelles en l'honneur de la bienheureuse Marie, toujours vierge, on obtient indubitablement ce que l'on demande. Aux jours de l'Assomption et de la Nativité de la bienheureuse vierge Marie, tous les Sarrasins de la province se rendent en grande affluence vers ce lieu, pour y faire leurs prières; ils y célèbrent leurs cérémonies, et présentent leurs offrandes en toute dévotion. Cette table fut faite et peinte à Constantinople, et transportée ensuite à Jérusalem par un patriarche de la cité sainte. Une abbesse de l'église que je viens de décrire l'ayant ensuite demandée, l'obtint, et la transporta dans ce lieu.

Sur les confins des villes de Damas et d'Antioche, 319est une race de Sarrasins, vulgairement appelés hérétiques, et autrement, nommés les Vieux de la montagne. Ces hommes vivent sans loi, mangent de la viande de porc, au mépris de la loi des Sarrasins, et prennent indifféremment une femme quelconque, leur sœur ou toute autre. Ils habitent au milieu des montagnes, dans des lieux bien fortifiés. Leur terre est peu fertile et ils n'ont pas d'argent. Ils ne reconnaissent qu'un seul seigneur, que tous les Sarrasins et même les Chrétiens du voisinage et ceux qui sont éloignés redoutent singulièrement, parce qu'il les fait mettre à mort d'une manière étonnante. Ce seigneur a plusieurs palais, entourés de hautes murailles et où les hommes ne peuvent pénétrer que par une petite entrée, soigneusement surveillée. Dans ces palais, le seigneur fait élever dès le berceau les fils de ses paysans, et leur fait apprendre diverses langues par des maîtres chargés d'en prendre soin. Dès leur premier âge on prêche à ces enfans et on leur enseigne qu'ils doivent obéir au seigneur de cette terre, et qu'en faisant ainsi, ils gagneront les joies du paradis. Notez que, du moment qu'ils sont enfermés dans ces palais, ils ne voient plus personne que leurs docteurs et leurs maîtres, jusqu'à ce que le prince les appelle auprès de lui pour leur faire tuer quelqu'un. Ils lui sont alors présentés et le prince leur demande s'ils veulent lui obéir, afin qu'il leur confère le paradis. Il donne à ceux qui sont ainsi instruits un poignard bien acéré, et les envoie pour donner la mort à celui, quel qu'il soit, qu'il veut leur désigner.

Damas est aux lieux où fut jadis Édom. Le pro-320phète Isaïe a dit: «Qui est celui qui vient d'Édom, «qui vient de Bosra avec sa robe teinte de rouge4?» Là Abel fut tué par son frère Caïn. Auprès de l'Idumée est une terre appelée la Phénicie, c'est-à-dire l'ancienne Baruth. Dans la Phénicie se trouvent les villes de Tyr, Accon, Sarepta, Béryte, Biblios, et l'Agaby, l'une des montagnes du Liban. Il y avait à Béryte une image du Seigneur, qui, peu de temps après sa Passion, fut ridiculement mise en croix par quelques Juifs, voulant faire affront à notre Seigneur Jésus-Christ lui-même; mais tout aussitôt il sortit du sang et de l'eau du flanc de cette image, ce qui fit que beaucoup de Juifs crurent au véritable Crucifié. Quiconque se frottait de ce sang était guéri de toute espèce de maladie. Didon naquit dans la ville de Sidon. Tyr est la très-noble métropole de la Phénicie. Elle cache l'origine...... 5. Cette ville ne voulut point accueillir le Christ, qui parcourait les bords de la mer. Selon le témoignage...... 6 des pages divines, elle offrit à Dieu un grand nombre de martyrs. A Sarepta, Élie ressuscita le fils de la veuve. Le Liban est une montagne de Phénicie, au pied de laquelle prennent leur source les deux fleuves le Farfar et l'Albane. Le Farfar traverse la Syrie, se rend à Antioche, dont il baigne les murailles, et se jette ensuite dans la mer Méditerranée, à dix milles de cette ville. Le bienheureux Pierre l'apôtre siégea pendant sept ans à Antioche, orné de la mitre. Au pied du Liban coulent deux sources, appelées le Jor et le Dan, qui forment le 321fleuve du Jourdain, en dessous des montagnes de Gelboé. Ce fut dans les eaux du Jourdain, à trois milles de Jéricho, que le Christ voulut être baptisé par Jean-Baptiste, et que l'on entendit retentir la voix du Père, qui dit: «C'est ici mon Fils bien-aimé7.» Le Jourdain sépare l'Idumée de la Galilée et du territoire de Jérusalem. D'Accon à Nazareth il y a sept milles, sept milles aussi jusques au mont Thabor, quatre milles jusques au mont Carmel, appelé aussi Caïphe, et sept milles jusqu'au château du Fils de Dieu, antérieurement et aujourd'hui encore nommé Détroit; de Détroit à Césarée sept milles; de Césarée à Joppé une journée de marche; de Joppé à Ascalon sept milles. Il y a, sur les bords de la mer, une autre ville nommée Gaza; c'est celle dont Samson brisa les portes, qu'il emporta avec lui. Ces trois villes, situées sur les bords de la mer, n'ont plus d'habitans, ni Chrétiens ni païens; seulement les Chrétiens ont récemment construit à Césarée un château très-fort, qu'ils occupent.

De Jérusalem jusqu'au mont Sinaï, il y a douze journées de marche, à travers le désert. Le désert est un pays sablonneux et inculte, qui ne produit rien que de très-petits arbustes, et où règne une température désordonnée, attendu que la terre y est excessivement froide en hiver et excessivement chaude en été. La traversée du désert est difficile et peu connue, presque personne n'en sait le chemin, à l'exception des Iduméens, qui le pratiquent continuellement. On trouve dans ce désert des lions, des autruches, des porcs, des bœufs sauvages et des lièvres: on y est 322souvent quatre ou cinq jours sans rencontrer une goutte d'eau. Il touche d'un côté à la mer, et de l'autre à la mer Rouge. On trouve aussi dans ce même désert le lieu des soixante-douze palmiers auprès desquels Moïse tira de l'eau, en frappant sur le rocher. Le mont Sinaï est situé en Arabie et sur les confins de l'Égypte.

L'Égypte, dont le terrain est plat et brûlant, ne voit que rarement des pluies; mais elle est arrosée par le Gihon, autrement nommé le Nil, qui traverse cette. contrée, divisé en sept branches. Ce fleuve, plus grand que le Rhin, prend sa source dans le paradis et abonde en poissons qui ne sont pas très-bons. Il produit des bêtes féroces et indomptables, qui se cachent sous ses eaux. Elles se présentent cependant, et trèssouvent au soleil, et mordent et dévorent tous les animaux qui se tiennent imprudemment sur les bords de la mer. On trouve aussi dans le Nil beaucoup de crocodiles. Cet animal, fait en forme de lézard, a quatre pieds, les jambes courtes et grosses, la tête comme 8 ......... et de grandes dents. De temps en temps il sort de l'eau pour chercher le soleil, et s'il rencontre des animaux ou des hommes, il les tue, s'il lui est possible, et les dévore à l'instant. Le Nil commence à croître vers le milieu du mois de juin jusqu'à la fête de l'Exaltation de la sainte Croix, et décroît depuis ce moment jusqu'à l'Épiphanie du Seigneur. Lorsqu'il a cessé de croître, et sur tous les points où les eaux en se retirant laissent la place à la terre, les paysans jettent de la semence et moissonnent au mois de mars. Mais de toutes les espèces de blé cette 323terre ne produit que de l'orge et de très-beau froment.

Vers le point où la plus forte branche du Nil jette ses eaux dans la mer, entre les rives du Nil et le rivage de la mer, est située Damiette, ville très-belle et très-fortifiée, ornée d'un nombre infini de tours, tant en dehors qu'en dedans, ayant, du côté du fleuve, une double, et du côté de la terre, une triple muraille. En avant de la ville, et au milieu du Nil, s'élève une tour extrêmement forte. On avait fait dans cette tour soixante-dix chambres en voûte, à plein cintre; et dans chacune de ces chambres, on voyait trois arceaux. Au pied de la même tour sont suspendues de très-grandes chaînes qui s'étendent jusqu'aux murs de la ville, en sorte qu'on ne peut entrer en Égypte, ni en sortir, sur des navires, qu'avec la permission du soudan. C'est par là que passent les bâtimens qui viennent de l'Inde, et qui sortent pour aller en Syrie, en Arménie, à Antioche, en Grèce, dans l'île de Chypre, et c'est par ce passage que le roi de Babylone prélève ses immenses revenus. Cette ville est comme la capitale et la clef de toute l'Égypte; ses fortifications la mettent au dessus de Babylone, d'Alexandrie, de Thanis et de toutes les autres villes d'Égypte. Il y a huit journées de marche pour se rendre de cette ville jusqu'au mont Sinaï, où repose le corps de la bienheureuse vierge Catherine. Les Sarrasins ont une grande vénération pour ce lieu et pour les moines qui y habitent. Damiette est située à sept milles de Thanis; et avant d'arriver à cette dernière ville, on trouve une autre branche du Nil, qui se jette dans la mer. A trois journées de marche de Damiette, est une très-grande ville, également sur les bords du Nil, et 324qu'on appelle la nouvelle Babylone. Il est à remarquer qu'à un tiers de raille de cette ville, il y eut jadis une ville très-belle et très-fortifiée, que l'on appelait le Caire, et dans laquelle on voit encore une résidence royale et des palais de prince. Les anciens édifices et la nouvelle Babylone ont été, par l'ordre du soudan. enfermés par une même muraille, et sont ainsi devenus une seule et même ville, où habitent simultanément des Sarrasins, des Juifs et des Chrétiens, et où chaque nation exerce son culte en liberté. Autour de la ville, on voit de beaux vergers et des champs tout plantés d'arbres à fruits. A un mille de cette ville, est le jardin du baume, grand, à peu près, comme la moitié d'une manse. Le bois du baume est, comme le bois de la vigne, triennal, et sa feuille petite comme celle du trèfle. Au temps de la maturité, vers la fin de mai, on enlève l'écorce du baume, et on la recueille dans des vases de verres puis, on la dépose pendant six mois dans de la fiente de pigeon, on la fait cuire et sécher, et ensuite on sépare la liqueur du marc. Il y a dans ce même jardin une fontaine dont l'eau sert à l'arroser, attendu qu'aucune autre eau ne peut y être employée. On doit remarquer que le baume ne croît en aucun autre lieu de la terre. La bienheureuse vierge Marie, fuyant la persécution d'Hérode, arriva avec notre Sauveur jusques auprès de cette source; elle s'y cacha quelque temps, et lava dans les eaux les langes de l'enfant; aussi, aujourd'hui encore, cette fontaine est-elle en très-grande vénération parmi les Sarrasins. Le jour de l'Épiphanie du Seigneur, ils s'y rendent en foule de tous les environs, et se baignent dans ses eaux.

325Il y a également auprès du Caire un palmier très-antique et très-élevé, qui s'inclina devant la bienheureuse vierge Marie, lorsqu'elle passa en ce lieu avec le Sauveur; elle y cueillit des dattes, et l'arbre se redressa ensuite; les Sarrasins le prirent en haine et le coupèrent; mais la nuit suivante, l'arbre fut de nouveau raffermi et redressé. Aujourd'hui encore, il porte les marques des incisions qui y furent faites. Les Sarrasins l'honorent, et lui portent un grand respect.

Il faut observer qu'il y a eu trois villes de Babylone. La première, située sur le fleuve Cobar, fut celle où régna Nabuchodonosor, roi de Babylone, et où fut élevée la tour de Babel. On dit qu'elle est maintenant déserte, et se trouve à trente journées de marche de la Babylone actuelle. Il y a eu aussi en Egypte une autre Babylone, bâtie sur les bords du Nil, où régna Pharaon, et qui était à cinq milles de la nouvelle Babylone; elle est aussi détruite maintenant. Et enfin, la troisième ville de ce nom est la nouvelle Babylone, dont j'ai parlé ci-dessus. De celle-ci à Alexandrie, il y a trois journées de marche par terre, et six journées par eau. Le Nil ne descend pas directement le long des murailles d'Alexandrie, laquelle se trouve placée à quelque distance de ses eaux.

Alexandrie, belle ville, ornée de murailles et d'un grand nombre d'édifices, et remplie d'une population considérable, est soumise à la domination du roi de Babylone. A la porte de cette ville on a construit une tour très-élevée, qui sert à indiquer le port aux navigateurs, car l'Égypte est une vaste plaine, et durant la nuit on entretient des feux sur le haut de cette 326tour. On n'a point d'eau douce dans la ville si ce n'est celle qu'on y amène par des canaux; dans une saison de Tannée, on recueille les eaux du Nil dans les citernes destinées à les recevoir. On voit, dans cette ville, beaucoup d'églises chrétiennes, parmi lesquelles on distingue celle de Saint-Marc l'évangéliste, laquelle est située hors des murs de la nouvelle ville et sur les bords de la mer. Anciennement, en effet, la ville d'Alexandrie s'étendait jusques à la mer, mais il n'en est plus ainsi maintenent. Il y a aussi une certaine chapelle, dans laquelle Marc l'évangéliste écrivit son Évangile, où il subit le martyre, et qui fut aussi le lieu de sa sépulture. Dans la suite, les Vénitiens vinrent y dérober son corps. C'est dans cette même église que le patriarche d'Alexandrie est élu et couronné.

Dans toute l'étendue de l'Égypte, on recueille toutes sortes de légumes frais, depuis la fête de Saint-Martin jusques au mois de mars, et il en est de même pour les fruits et les plantes des jardins. Les brebis et les chèvres y mettent bas deux fois par an, et elles font deux petits à chaque portée. Ceux qui en ont paient un tribut fixe. On élève aussi en Egypte des milliers de poulets qu'on fait éclore dans des fours, sans les faire couver par des poules; ces fours appartiennent au roi.

Les Sarrasins croient au Dieu sauveur et à la bienheureuse Marie, vierge avant son enfantement; ils disent que son fils fut prophète, et que Dieu l'admit dans le ciel en corps et en ame; mais ils nient qu'il soit le fils de Dieu, qu'il ait été baptisé, qu'il soit mort et qu'on l'ait enseveli. Ils disent en outre que Mahomet fut prophète et leur donna des lois, et ils 327vont souvent le visiter en pélerinage. Suivant eux, il est permis à tout Sarrasin d'épouser sept femmes à la fois, et d'assigner à chacune d'elles, par contrat de mariage, un revenu particulier. De même, un homme peut avoir autant de femmes esclaves qu'il lui est possible d'en entretenir, et pécher avec elles en toute sécurité; celle de ces esclaves qui vient à concevoir y gagne sa liberté, et le père peut désigner pour son héritier celui de ses fils qu'il veut choisir, qu'il soit né d'une femme libre ou d'une esclave. Toutefois, il y a beaucoup de Sarrasins qui sont assez religieux pour n'avoir jamais qu'une femme.

«Que la montagne de Sion soit dans la joie, que les filles de Juda soient dans l'allégresse, à cause de vos jugemens, Seigneur9! Qu'elles chantent des hymnes au Seigneur, parce qu'il a fait des choses magnifiques10;» que l'on décrive et que l'on publie partout les œuvres merveilleuses du Seigneur, qui l'a prescrit à ses saints, qui a appelé ses serviteurs dans sa colère, non à cause de leurs propres forces, «non à cause des œuvres de justice qu'ils ont faites11,» mais, par la gloire et la majesté de celui qui «est béni de tous éternellement. Amen12!» La terre qui produisit le pain venu du ciel, a été, au lieu même de sa nativité, divisée par le fer en un grand nombre de citadelles, que les perfides occupent. La terre où l'on trouve le saphir, pierre précieuse, qui a été la propriété des patriarches, la mère nourricière îles prophètes, de la doctrine des apôtres, et la mère de la foi; cette terre est de l'or pour ceux qui se sont 328attachés à elle avec amour, et jamais les défenseurs de la religion ne lui ont manqué. Libre dès longtemps, à la suite de longs gémissemens et de profonds soupirs, elle s'abandonne avec transport à ses espérances, et, se confiant aux bontés de son Libérateur, elle se réjouit et se réjouira en voyant la verge du péché éloignée de dessus la tête des justes. Certes, toutes les choses que nous avons vues, entendues et comprises en toute vérité, nous les écrivons à tous les orthodoxes, sans aucun mélange de fausseté, afin que tout ce qui existe s'élève en triomphe pour célébrer les louanges de Dieu, et lui offrir des actions de grâces.

L'an de grâce 1217, à l'expiration de la trève qui existait entre les Chrétiens et les Agariens, et à la suite de la première expédition générale qui eut lieu après le concile de Latran, l'armée du Seigneur se rassembla dans la ville d'Accon, armée nombreuse, commandée par trois rois, les rois de Jérusalem, de Hongrie et de Chypre, lesquels, n'ayant point reçu de dons mystiques, firent peu de choses qui soient dignes d'être rapportées.

Il y avait aussi le duc d'Austrie, vulgairement appelée Autriche, le duc de Bavière, beaucoup de comtes et d'hommes d'illustre naissance et de nombreux chevaliers du royaume des Teutons. Il y avait des évêques pélerins, les archevêques de Nicosie, de Hongrie, de Bavière, de Munster et d'Utrecht, et avec eux, un homme puissant et noble, le seigneur Gautier d'Avesnes, qui, étant reparti lors du passage du printemps, avait laissé quarante chevaliers au service de la Terre-Sainte, et pourvu à leur entretien pour une année. Les Bavarois se conduisirent 329insolemment et au mépris de la loi des Chrétiens, et détruisirent des jardins et des vergers qui appartenaient à des Chrétiens. Non contens de ces méfaits, ils tuèrent d'autres Chrétiens et chassèrent des religieux de leurs maisons. Le duc d'Autriche, en véritable prince catholique, se montra en tout point brave et honorable chevalier du Christ. Le patriarche de Jérusalem, suivi en toute humilité du clergé et du peuple, prenant et portant respectueusement avec lui le bois admirable de la sainte croix, partit d'Accon le sixième jour de la semaine après la fête de tous les saints, pour se rendre au camp du Seigneur. Depuis la perte de la Terre-Sainte, le bois précieux de la croix avait été conservé en ce lieu pour cette nouvelle occasion. En effet, au moment où l'on allait livrer la grande bataille qui eut lieu entre les Sarrasins et les Chrétiens, du temps de Saladin, la sainte croix fut, selon ce que nous avons appris des vieillards, coupée en deux; une moitié fut portée et perdue à cette même bataille, et l'autre moitié, qui fut mise en réserve, est celle que l'on montre maintenant.

Les corps d'armée ayant été organisés, nous nous avançâmes avec cette bannière, à travers la plaine de Faba vers la fontaine de Trébanie, non sans éprouver en ce même jour de grandes fatigues; et ayant envoyé des éclaireurs en avant, après avoir vu nos adversaires soulever des nuages de poussière, nous demeurâmes dans l'incertitude, ne sachant s'ils marchaient vers nous ou s'ils se hâtaient de fuir. Le jour suivant, passant entre les montagnes de Gelboé, que nous avions à notre droite et un marais à notre gauche, nous arrivâmes à Béthanie, où nos ennemis avaient 330dressé leur camp. Mais, redoutant l'approche de cette armée du Dieu vivant, qui marchait en si bon ordre et paraissait si nombreuse, les ennemis enlevèrent leurs tentes et prirent la fuite, laissant aux chevaliers du Christ une terre à ravager. De là, traversant le Jourdain, la veille de la Saint-Martin, nous nous baignâmes paisiblement dans les eaux du fleuve, et nous nous reposâmes deux jours, ayant trouvé en ce lieu des vivres et des fourrages en abondance. Ensuite nous fîmes trois stations sur les bords de la mer de Galilée, parcourant les lieux où Notre-Seigneur daigna opérer des miracles et s'entretint avec les hommes, qu'il honora de sa présence corporelle. Nous vîmes Bethsaïde, ville d'André et de Pierre, réduite maintenant à n'être plus qu'un petit casal. Nous vîmes les lieux où le Christ appela à lui ses disciples, où il marcha sur les eaux à pied sec, où il nourrit la foule dans le désert, la montagne sur laquelle il monta pour prier, et le lieu où il mangea avec ses disciples, après la résurrection; puis, passant à Capharnaùm, et faisant transporter sur des bêtes de somme nos malades et nos pauvres, nous retournâmes à Accon.

Dans une seconde expédition à cheval, nous nous rendîmes au pied du mont Thabor. D'abord nous ne trouvâmes point d'eau, mais bientôt après, ayant fait creuser la terre, nous en découvrîmes en abondance. Nos chefs désespérèrent d'abord de pouvoir gravir sur la montagne, jusqu'à ce qu'ils eussent tenu conseil et qu'un enfant sarrasin leur eût dit qu'il était possible de s'emparer du château. En conséquence, le premier dimanche de notre arrivée, tandis qu'on 331lisait l'Évangile, «lte in castellum quod contra vos est: allez à la bourgade qui est devant vous13,» le patriarche marcha en avant avec la bannière de la croix, les évêques et le clergé, priant et chantant, en suivant la pente de la montagne; et quoique celle-ci soit très-escarpée et élevée, et qu'il soit presque impossible d'y monter en dehors d'un sentier fort étroit, cependant les chevaliers et les hommes soldés, les cavaliers et les hommes de pied gravirent avec ardeur. Jean, roi de Jérusalem, suivi de la milice du Seigneur, renversa dès le premier choc le gouverneur de la citadelle et un émir. Les gardiens du château, qui s'étaient avancés avec intrépidité en dehors des portes pour défendre l'abord de la montagne, prirent la fuite, frappés d'étonnement. Mais le roi, suivant le reproche qu'on lui fait, se conduisit aussi mal en descendant, qu'il s'était bien conduit en montant. Tandis que les ennemis s'étaient renfermés dans leur fort, les rois de Jérusalem et de Chypre, le maître de l'Hôpital et d'autres barons se retirèrent honteusement vers un côté de la montagne pour délibérer sur ce qu'ils avaient à faire. Le noble duc d'Autriche n'assista point à cette délibération; dans le même temps il attaquait les Infidèles d'un autre côté de la montagne sans qu'il lui fût possible de parvenir jusqu'à nous, qui étions déjà au sommet. Le maître du Temple était demeuré malade à Accon. Lorsque le maître de l'Hôpital, frère Guérin de Montaigu, demanda quelle portion de l'armée serait mise en réserve pour garder notre camp, et quelle autre portion irait au haut de la montagne assiéger le château, entreprise pour la-332quelle il se déclara porté de bonne volonté et tout disposé, parce qu'il lui paraissait facile de s'en rendre maître en peu de temps, et de faire, sans craindre aucun obstacle, tous les préparatifs nécessaires pour livrer l'assaut, les autres lui résistèrent, et principalement le comte de Tripoli, disant qu'il y avait grand péril à diviser ainsi l'armée. Dieu seul sait pour quels motifs le comte fit une telle réponse, et pourquoi les autres l'appuyèrent; mais enfin le siége étant ainsi abandonné, le même dimanche le roi et le comte descendirent et firent descendre les autres, et leur mollesse releva le courage des Infidèles. Nous ignorons par quel jugement de Dieu ou par quelle résolution des princes l'armée de Dieu se retira ainsi sans gloire; nous savons seulement que l'œil de l'esprit de l'homme ne peut sonder l'abîme des décrets divins. Beaucoup de Templiers et d'Hospitaliers, et quelques séculiers, étant montés une seconde fois, lorsque les gens du château eurent repris confiance, les uns furent blessés, et quelques autres tués. Nous pensons que le Christ Notre-Seigneur s'est réservé pour lui seul ce triomphe, lui qui monta sur cette montagne avec un petit nombre de ses disciples, et qui leur fit voir en ce même lieu la gloire de sa résurrection. Dans la première et dans la seconde expédition les nôtres emmenèrent en captivité un très-grand nombre d'hommes, de femmes et de petits enfans. L'évêque d'Accon baptisa les enfans qu'il put se faire céder par prières ou à prix d'argent, et les distribua ensuite à des religieuses; il les fit instruire dans les lettres. Dans la troisième expédition, à laquelle le patriarche n'assista point avec la bannière de la croix, 333non plus que les pontifes ci-dessus nommés, nous eûmes à supporter beaucoup de désagrémens et de maux, tant par les attaques des petits brigands que par les rigueurs de la saison d'hiver; en particulier, la veille de la Nativité du Seigneur, nous rencontrâmes de mauvais chemins, où beaucoup de pauvres et de bêtes de somme périrent de froid. Cette même nuit nous essuyâmes sur terre une horrible tempête, mêlée de vent et de pluie, sur les confins des villes de Tyr et de Sidon, auprès de Sarepta.

Après cela, l'armée du Seigneur se divisa en quatre corps. Les rois de Hongrie et de Chypre partirent pour Tripoli, où le roi de Chypre, encore tout jeune, vit son dernier jour. Le roi de Hongrie n'y demeura que peu de temps, et se retira, au grand détriment de la Terre-Sainte, emmenant avec lui des pélerins et des chevaliers, des dextriers et des bêtes de somme, et emportant beaucoup d'armes; on l'invita fortement à ne pas se retirer ainsi; mais enfin il fut excommunié, et s'en alla en fugitif avec tous ceux de sa suite. D'autres pélerins, des hommes timides, et ceux qui, «ayant mis les genoux en terre14,» buvaient à pleine bouche dans la riche coupe des biens temporels, demeurèrent à Accon. Le roi de Jérusalem, le duc d'Autriche, les Hospitaliers de Saint-Jean, les évêques ci-dessus nommés, et quelques autres, élevèrent en peu de temps, avec beaucoup d'ardeur et de constance, un château auprès de Césarée de Palestine, quoiqu'on leur annonçât fréquemment l'approche des ennemis; et ce château, avec la grâce de Dieu, servira à reprendre cette ville. 334La fête de la Purification fut célébrée solennellement dans la basilique du prince des apôtres par six évoques.

Les Templiers, aidés de Gautier d'Avesnes, de quelques autres pélerins et des Hospitaliers de l'Ordre des Teutons, entreprirent alors de fortifier le château des Pélerins, anciennement appelé Détroit, situé dans le diocèse de Césarée, entre Caïphe et Césarée, sur un promontoire vaste et large, qui domine au dessus de la mer, entouré de rochers qui lui font une fortification naturelle. Telle est la position de ce lieu, du côté du nord, de l'occident et du midi. A l'orient, est une tour solide, bâtie antérieurement par les Templiers, et qu'ils ont possédée en temps de guerre comme en temps de paix. Cette tour fut construite autrefois pour résister aux brigands qui s'établissaient dans ce passage étroit pour tendre des embûches aux pélerins qui montaient à Jérusalem, ou qui en descendaient. Cette tour, bâtie à une grande distance de la mer, est appelée le Détroit, à cause de l'étroite dimension de la route. A peu près pendant tout le temps qui fut employé pour construire et terminer entièrement le fort de Césarée, les Templiers s'occupèrent à creuser et à enlever la terre auprès de cette tour, en face du promontoire; ils y travaillèrent sept semaines de suite, et arrivèrent enfin aux premières fondations, où ils découvrirent une muraille antique, longue et épaisse. Ils y trouvèrent de l'argent en une monnaie inconnue aux modernes, et cet argent tourna au profit des chevaliers, enfans de Dieu le Père, et servit à les indemniser de leurs dépenses et de leurs fatigues. Ensuite, 335creusant en avant, et enlevant du sable, ils trouvèrent une autre muraille moins longue; et dans l'espace qui séparait les deux murailles, ils virent jaillir en abondance des sources d'eau douce. Le Seigneur leur fournit par ces travaux une grande quantité 4e pierres et de ciment. On construisit, en avant de la façade du château des Pélerins, deux tours en pierres carrées, bien polies, et d'une telle dimension que deux buffles pouvaient à peine en traîner une seule dans un char. Chacune de ces tours a cent pieds de long et soixante-quatorze pieds de large. Dans leur épaisseur, elles contiennent la profondeur de deux tortues; et en hauteur, elles s'élèvent extrêmement, et dépassent le niveau du promontoire. Entre les deux tours, on a construit une haute muraille, garnie de remparts; et par une habileté admirable, il y a en dedans de la muraille des escaliers par où les chevaliers peuvent monter et descendre tout armés. A peu de distance des tours, une autre muraille s'étend d'un côté de la mer à l'autre, et renferme dans son enceinte intérieure un puits d'eau vive. Le promontoire est enveloppé des deux côtés par une muraille nouvellement construite, et qui s'élève jusqu'à la hauteur des rochers. Entre la muraille, du côté du midi, et la mer, sont deux puits, ayant de l'eau douce en abondance et qui en fournissent ainsi au château. Dans l'enceinte de ce même château, on trouve un oratoire, un palais et un grand nombre de maisons. Le résultat le plus important de ces constructions est que le corps des Templiers pourra sortir d'Accon, ville pécheresse et remplie d'impuretés, et résider dans cette forteresse jusqu'à ce que les murailles de Jérusalem aient été 336relevées. Le territoire du château abonde en pêcheries, en salines, en bois, en paturages et en prés. On y trouve aussi beaucoup de vignes plantées, du terrain pour en planter davantage, et des vergers ainsi que des jardins propres à charmer les habitans de ces lieux.

Entre Accon et Jérusalem il n'y a point de forteresse qui soit occupée par les Agariens, en sorte que ce nouveau château fait un mal infini aux Sarrasins et que, frappés d'une terreur divine et mis en fuite, ils sont contraints d'abandonner ces lieux tant, illustrés. Auprès de ces nouvelles constructions est un port que la nature a fait bon et que l'on pourra encore rendre meilleur par le secours de l'art. Il est à six milles de distance du mont Thabor. Il y a lieu de croire que c'est la construction de ce fort qui a amené les travaux de fortification faits sur cette montagne, parce que la plaine vaste et large qui s'étend en dessous du mont Thabor ne pouvait être ni labourée ni ensemencée, et que l'on ne pouvait y faire les récoltes en sécurité, par la crainte qu'inspiraient les habitans des montagnes.

L'évêque de Munster s'endormit dans le sein du Seigneur àCésarée. Maître Thomas, théologien, docteur sage et illustre, vit son dernier jour dans le château du Fils de Dieu, et, après cela, l'armée retourna à Accon. Les évêques d'Allemagne et beaucoup d'autres se hâtèrent de se rembarquer, après n'avoir séjourné que peu de temps sur la terre de promission. On attendait, dans le même temps, une seconde et nouvelle expédition, et principalement une flotte venant du nord et qui devait arriver, à ce qu'on espé-337rait, par les détroits de la mer de Carthage15. Dès le commencement de la prédication des croisades, la province de Cologne avait équipé, avec beaucoup de zèle et à grands frais, environ trois cents navires. Quelques-uns d'entre eux ne partirent pas, d'autres périrent par la tempête, la plupart arrivèrent à Lisbonne, ville d'Espagne. La discorde se mit alors dans la flotte, les uns voulant poursuivre leur voyage, d'autres desirant passer l'hiver pour assiéger un château très-fort, appelé Alcacer. La flotte se divisa; une partie alla passer l'hiver à Gaëte; le reste assiégea la forteresse d'Alcacer, sous le commandement de deux capitaines, le comte Guillaume de Hollande et le comte George de Witte. Les Teutons se rendirent maîtres du château; mais tandis qu'ils en faisaient encore le siége, une immense multitude de Sarrasins se rassembla contre eux; les Templiers ainsi que les Hospitaliers, unis aux chevaliers de la reine de Portugal, les combattirent vigoureusement. Les Sarrasins furent vaincus par la puissance divine: un de leurs rois fut tué, et il y eut en outre un grand nombre d'hommes massacrés ou emmenés en captivité.

La province de Cologne avait été encouragée à se dévouer au service du Sauveur du monde, par des signes qui avaient apparu dans les cieux. Tandis qu'on prêchait la croisade dans cette province, dans le diocèse de Munster et dans la Frise, au mois de mai et le sixième jour de la semaine avant la Pentecôte, on vit, dans le ciel, se dessiner une triple croix. L'une, blanche, se dirigeait vers le nord, l'autre, tournée vers le midi, était de la même couleur et dans les mêmes 338dimensions; la troisième, teinte en couleur, représentait l'image du supplice; on y voyait une figure d'homme attachée les bras élevés et tendus, les mains et les pieds percés de clous et la tête penchée; et cette dernière croix était placée entre les deux autres, sur lesquelles on ne voyait aucune effigie d'un corps humain.

Une autrefois et en un autre lieu, dans une ville de Frise, nommée Sutehuysem, au temps de la prédication de la croisade, on vit une croix bleue apparaître auprès du soleil. Celle-ci même fut vue avant celles dont j'ai parlé ci-dessus.

La troisième apparition eut lieu dans le diocèse d'Utrecht, dans un certain lieu où Boniface fut couronné du martyre. Là, et le jour anniversaire de ce même martyre, tandis que de nombreux chevaliers s'étaient rassemblés en un lieu désigné, on vit apparaître une croix blanche et grande, où l'on eût dit que l'art avait très-habilement posé deux poutres l'une sur l'autre en transversale. Nous avons vu nous-même cette croix qui allait, s'avançant lentement, du nord au midi. Nous pensons que ces deux apparitions ne furent ainsi présentées que pour détruire l'incertitude qui eût pu s'élever sur la première vision, comme dit l'Apôtre au sujet de la résurrection du Christ: «Il a été vu de Céphas, ensuite des douze apôtres, et, après cela, il a été vu de plus de cinq cents frères16

L'an de grâce 1218, au mois de mai, les bâtimens de la province de Cologne et un petit nombre d'autres bâtimens des provinces de Brème et de Trèves, commencèrent à arriver dans le port d'Accon. Ainsi l'on 339préludait à l'exécution du projet arrêté à Rome dans le concile de Latran, sous le seigneur pape Innocent, de précieuse mémoire, pour conduire la milice du Christ sur le territoire d'Égypte. En conséquence, pendant le mois de mai, et après l'Ascension du Seigneur, les bâtimens armés, les galères et d'autres navires de transport étant entièrement disposés, Jean, roi de Jérusalem, le patriarche, les évêques de Nicosie et d'Accon, Léopold, duc d'Autriche, les trois Ordres militaires et une nombreuse multitude de Chrétiens, partirent tous ensemble du port d'Accon. Le point de réunion fut indiqué auprès du château du Fils de Dieu, autrement dit le château des Pélerins; mais lorsque le roi, le duc et les maîtres des trois Ordres militaires furent arrivés en ce lieu, un bon vent du nord s'étant levé, l'armée du Seigneur se porta en avant, à force de voiles, et arriva, le troisième jour, devant le port de Damiette; elle ne débarqua pas et demeura deux jours à attendre les capitaines. Les grands se réunirent auprès du portique du Temple, pour délibérer sur ce qu'ils avaient à faire. Tandis que quelques-uns proposaient de repartir, enfin, d'après les conseils de l'archevêque de Nicosie, et du consentement de tout le monde, nous débarquâmes devant le port de Damiette, sous la conduite du capitaine de Sarepont, et nous mîmes le pied sur la terre ennemie, sans aucune effusion de sang et avant que les capitaines qui nous suivaient avec leurs galères fussent arrivés. Le même jour, et vers la neuvième heure, ils abordèrent aussi, nous félicitant et témoignant leur étonnement de nous voir déjà occupés à dresser nos tentes. Ceux qui firent un séjour un 340peu plus long dans le château des Pélerins, marchèrent sur nos traces et n'atteignirent au port de Damiette que le sixième jour après notre départ d'Accon. Beaucoup d'autres qui n'avaient pas encore terminé leurs préparatifs, partirent plus tard, et les uns furent repoussés par la force des vents; d'autres balottés en mer pendant quatre semaines et même plus, n'abordèrent enfin qu'avec beaucoup de peine. L'archevêque de Rheims et l'évêque de Limoges, tous deux chargés d'années, demeurèrent à Accon. Celui-ci acquitta son tribut à la nature; le premier, s'étant rembarqué avec des croisés, pour retourner chez lui, mourut en chemin.

Lorsque nous eûmes débarqué, comme je viens de le dire, un certain Frison, mettant le genou droit en terre, et de la main gauche brandissant le miroir de fer d'une esclave, le lança sur un Sarrasin, qu'il aperçut jouant sur le rivage, et le frappa à mort. Au surplus il n'y eut qu'un petit nombre de Sarrasins qui vinrent à notre rencontre vers le port. Celui-ci étant tombé tout-à-coup avec son cheval, les autres prirent la fuite, et nous établîmes notre camp sans aucun obstacle, entre le rivage de la mer et les bords du Nil. Le Seigneur fit pour nous une autre chose également merveilleuse. Au moment de notre arrivée, nous puisâmes de l'eau douce dans le fleuve du Nil, au point de sa jonction avec la mer, et dans la suite cependant il nous arriva souvent de ne trouver que de l'eau salée, même en remontant jusqu'au casal qui est à un mille de Damiette environ.

Peu de temps après l'arrivée des Chrétiens, il y eut une éclipse presque totale. Quoique de tels événe-341mens arrivent presque toujours pendant la pleine lune par des.causes tout-à-fait naturelles, toutefois comme le Seigneur a dit: «Il y aura des signes dans le soleil, dans la lune, etc.17,» nous interprétâmes cette éclipse contre les Sarrasins, pensant qu'elle devait annoncer la défaite de ceux qui se croient un pouvoir sur la lune, et attribuent une grande influence à sa croissance et à sa décroissance. On lit dans Quinte-Curce que lorsque Alexandre le Macédonien, qui fut comme un marteau sur le monde entier, se rendit de Grèce en Asie, pour combattre Darius et Porus, tandis que ses corps d'armée étaient rangés en ordre de bataille, on vit une éclipse de lune, qu'Alexandre interpréta en faveur des Grecs et contre les Perses, et qu'ayant ainsi redoublé le courage des siens, il les conduisit au combat et vainquit Darius.

Il y avait au milieu du Nil une tour qu'il nous fallait prendre pour pouvoir traverser le fleuve. Les Frisons, impatiens selon leur usage, se lancèrent de l'autre côté, enlevèrent des bestiaux aux Sarrasins, et desirant établir leur camp sur la rive opposée, ils tinrent ferme et se battirent contre les Sarrasins, qui vinrent de la ville à leur rencontre. Cependant ils revinrent à nous par obéissance, nos princes ayant jugé qu'il ne serait pas convenable de laisser, sur leurs derrières, cette tour occupée par les païens et toute remplie d'Agariens. Pendant ce temps, le duc d'Autriche et les Hospitaliers de Saint-Jean préparèrent deux échelles sur deux bâtimens. Les Teutons et les Frisons formèrent des retranchemens sur un troisième navire et construisirent une petite tour au sommet de 342leur mât sans y suspendre d'échelle. Ils avaient pour chef, pour guide et pour juge le comte Adolphe de Mons, homme noble et puissant, frère de l'archevêque de Cologne, qui mourut devant Damiette et avant la prise de la tour. Les échelles du duc et des Hospitaliers furent dressées à l'époque de la fête de saint Jean-Baptiste, le premier dimanche qui la suivit; et les Sarrasins firent de vigoureux efforts pour s'y opposer. L'échelle des Hospitaliers fut brisée et tomba avec le mât et avec les combattans qu'elle portait: l'échelle du duc fut pareillement brisée et presque à la même heure, et les vaillans chevaliers qui la montaient, revêtus de leurs armes, tombèrent de leurs corps, mais en même temps leurs ames, couronnées d'un glorieux martyre, s'élevèrent vers les cieux. Les Égyptiens, remplis de joie, poussèrent de grands éclats de rire et de grands cris, battant le tambour, faisant résonner les trompettes; et dans le même temps les Chrétiens étaient saisis de chagrin et de douleur. Cependant le vaisseau des Teutons ayant jeté l'ancre entre la tour et la ville, faisait beaucoup de mal aux Égyptiens à l'aide des archers qui le montaient, et principalement à ceux des ennemis qui occupaient le pont qui s'étend de la tour à la ville. De leur côté les ennemis attaquaient vivement le même navire, tant du côté de la ville que de la tour et de dessus le pont, et lui lançaient des feux grégeois. Ces feux l'ayant enfin atteint, les Chrétiens eurent lieu de craindre qu'il ne fût entièrement brûlé, et ceux qui le défendaient travaillèrent avec ardeur et réussirent à éteindre l'incendie; puis le navire, criblé de flèches en dedans aussi bien qu'en dehors, sur la petite tour 343dressée au sommet du mât de même que dans tous ses cordages, fut enfin ramené vers sa première station, au très-grand honneur des Chrétiens. Un autre navire des Templiers, que l'on avait de même garni de retranchemens, et qui, durant cet assaut, s'était tenu toujours tout près de la tour, essuya également de grandes avaries.

Considérant alors que nous ne pourrions réussir à nous emparer de la tour, ni avec nos pierriers, puisque nous l'avions tenté vainement pendant plusieurs jours; ni en dressant un camp tout à l'entour, à cause de la profondeur des eaux; ni par famine, attendu le voisinage de la ville; ni en pratiquant des mines, à cause de la proximité des eaux qui l'entouraient; agissant sous les yeux du Seigneur et lui obéissant comme à notre architecte, nous prîmes deux bâtimens des Teutons et des Frisons, que nous liâmes ensemble, non sans beaucoup de travail, les attachant fortement l'un à l'autre avec des poutres et des cordes, pour éviter qu'ils ne vinssent à vaciller; puis, nous dressâmes sur ces bâtimens quatre mâts et autant de vergues. Au sommet des mâts, nous plaçâmes une tour, fortement fixée, à l'aide de lattes et d'un tissu solide, pour résister aux efforts importuns des machines. La tour fut doublée de cuivre en dehors et sur la toiture, afin de la préserver de l'atteinte des feux grégeois; et, en dessous de cette tour, on construisit une échelle, qui fut attachée et suspendue par de très-forts cordages, et qui s'avançait à trente coudées en dehors de la proue. Ces divers travaux étant terminés en peu de temps et fort heureusement, nous invitâmes les grands de l'armée à venir voir s'il y 344manquait quelque chose qui pût être fait, soit avec de l'argent, soit par l'adresse de l'homme; et comme on nous répondit qu'on n'avait jamais fait un pareil ouvrage en bois sur les eaux, nous jugeâmes qu'il fallait mettre celui-ci à l'épreuve. Pendant ce temps, le pont qui conduisait les ennemis de la foi, de la ville à la tour, avait été presque entièrement détruit par les machines qu'on faisait sans cesse jouer contre lui.

Le sixième jour de la semaine qui précède la fête de saint Barthélemi, nous nous avançâmes pieds nus, et en toute dévotion, avec tous ceux de notre nation, pour faire une procession à la sainte croix. Là, après avoir humblement imploré les secours d'en-haut, pour écarter de l'œuvre de Dieu tout sentiment de jalousie et de vanité, nous invitâmes à nous assister dans l'exécution de notre entreprise des hommes des diverses nations qui étaient alors dans notre armée, quoiqu'il y eût des Teutons et des Frisons en nombre bien suffisant pour monter sur les vaisseaux et diriger les manœuvres. Le jour de la Saint-Barthélemi, qui était un vendredi, le Nil ayant fait une forte crue, et malgré tout l'obstacle que nous opposait l'impétuosité des eaux, nous parvînmes, non sans de grandes difficultés et même des périls, à faire remonter notre nouvelle construction, du lieu où elle avait été faite, jusque vers la tour. Un navire, que nous associâmes à notre entreprise, se portait en avant, marchant à force de voiles. Pendant ce temps, les clercs étaient sur le rivage, pieds nus, adressant au ciel leurs supplications. Lorsque nous fûmes arrivés vers la terre, notre double navire ne put être retourné 345vers la rive occidentale; et remontant droit devant nous, nous le dirigeâmes vers la place septentrionale, et nous parvînmes enfin à fixer nos cordages et nos ancres, malgré l'effort des grandes eaux qui tendaient à nous repousser. Les ennemis établirent au-dessus des tours de la ville six machines, ou même davantage, pour les faire battre sur nous; mais dès le principe, l'une de ces machines fut brisée, et demeura en repos; d'autres, après quelques coups 18 ...... D'autres nous lancèrent sans interruption des pierres, qui tombaient comme la grêle. Le navire qui s'était posté en avant et au pied de la tour ne fut pas exposé à de moindres périls. Des feux grégeois, lancés de près, du haut de la tour située sur le fleuve, et de loin, des tours de la ville, tombaient sur lui, semblables à la foudre, et étaient bien propres à y porter l'épouvante. Cependant, à force de travail, on parvint à éteindre ces feux avec du vinaigre et du sable. Pendant ce temps le patriarche se prosternait dans la poussière devant le bois de la croix, et tous les hommes du clergé, revêtus de leurs étoles, étaient nu-pieds sur le rivage, élevant leurs cris vers le ciel.

Cependant les défenseurs de la tour, portant leurs lances en avant, parvinrent à enduire d'huile la partie antérieure de l'échelle, puis ils la recouvrirent de feux grégeois qui jetèrent aussitôt des flammes; les Chrétiens qui étaient dessus s'étant serrés pour échapper à ces flammes, accablèrent de leur poids l'extrémité de l'échelle, en sorte que le pont mobile que l'on avait adapté sur le devant s'affaissa. Le porte-bannière du duc d'Autriche tomba de l'échelle et les Sar-346rasins enlevèrent la bannière. Les Chrétiens qui étaient sur le rivage descendirent de cheval, se prosternèrent pour adresser leurs supplications au ciel, et leurs mains étroitement serrées, leurs figures fortement contractées attestaient la douleur qu'ils ressentaient pour ceux qui s'étaient exposés à tant de périls, sur un fleuve si profond19  ...... et de toute la chrétienté. A ce témoignage de la vive dévotion du peuple et tandis qu'il élevait vers le ciel des mains suppliantes, la miséricorde divine souleva l'échelle; les larmes des fidèles éteignirent le feu, et les nôtres, retrouvant de nouvelles forces, attaquèrent de près les défenseurs de la tour, et combattirent vigoureusement avec le glaive, la pique, les massues et d'autres instrumens. Un certain jeune homme du diocèse de Liège, monta le premier sur la tour. Un autre Frison, très-jeune, tenant en main un fléau à battre le grain, qu'il avait préparé pour le combat en le serrant fortement avec des cordes, frappait de cette arme à droite et à gauche, et ayant renversé un homme qui portait la bannière jaune du Soudan, il la lui enleva aussitôt. D'autres accoururent bientôt à la suite des premiers et triomphèrent de ces ennemis, qu'ils avaient estimés si durs et si cruels, tandis qu'ils résistaient. O miséricorde ineffable de Dieu! O transports de joie inexprimables des Chrétiens! Après la douleur et le deuil, après les larmes et les gémissemens, quelle joie, quel triomphe nous vîmes! Nous entonnâmes le Te Deum laudamus; Benedictus Dominus Deus Israel, et d'autres cantiques d'actions de grâces; nous célébrâmes à haute voix les louanges mille fois 347répétées du Seigneur, et d'abondantes larmes se mêlaient à ces élans de nos cœurs.

Sur ces entrefaites, les Sarrasins s'étant retirés dans la partie inférieure de la tour, mirent le feu au dehors et brûlèrent toute la surface extérieure, et les nôtres ne pouvant, quoique vainqueurs, supporter ce violent incendie, retournèrent sur leur échelle. Le pont que l'on avait établi dans la partie inférieure de notre machine, en fut arraché et tomba au pied de la tour, dans les profondes eaux qui l'environnaient de toutes parts; les vainqueurs attaquèrent alors avec des marteaux de fer la petite porte de la tour, et les Sarrasins qui y étaient enfermés la défendirent de leur côté. Cependant les deux navires demeuraient immobiles. La plupart des lattes de l'échelle étaient enfoncées, et la doublure de cordes fortement liées ensemble qui enveloppait les navires était percée de divers côtés, par l'effet des coups que lui portaient les machines. Les Chrétiens demeurèrent exposés à ce péril depuis la neuvième heure du vendredi jusqu'à la dixième heure du samedi suivant. Le filet qui enveloppait et garantissait l'échelle demeura intact, ainsi que la petite tour sur laquelle étaient les archers et les hommes employés à les défendre et à lancer des pierres. Enfin les Sarrasins enfermés dans la tour demandèrent une conférence et se rendirent au duc d'Autriche, sous la condition d'avoir la vie sauve; d'autres parmi eux s'étaient échappés pendant la nuit en sautant par les fenêtres de leur étroite prison, et la plupart avaient été noyés ou tués dans le fleuve. Ceux que l'on fit prisonniers étaient au nombre de cent environ.

Depuis ce jour, tandis que les Sarrasins étaient 348frappés de terreur et disposés, comme on avait lieu de le croire, à prendre la fuite, nos princes s'abandonnant, selon leur usage, à leur paresse et à leur lâcheté, inventaient tous les jours de nouveaux prétextes à leurs retards, n'imitant point Judas Machabée, qui, lorsqu'il voyait les circonstances favorables, ne laissait pas un moment de repos à ses ennemis.. Les bâtimens des Teutons et des Frisons firent leurs dispositions de retraite, et un très-grand nombre d'entre eux partirent par les premiers transports de croisés. Ces mêmes transports nous amenèrent quelques Romains et ensuite l'évêque d'Albano, légat du Siége apostolique, et avec lui un certain prince romain, et plus tard, maître Robert de Cortone, prêtre-cardinal dans l'église de Saint-Étienne du Mont-Caelius. Les évêques de Paris et de Hongrie moururent sur les sables de Damiette; le cardinal Robert y mourut également. On vit arriver ensuite l'archevêque de Bordeaux, qui se rendit utile pendant son séjour, et les évêques d'Angers, de Mantoue, etc. Le comte de Nevers arriva aussi, mais, voyant l'imminence du péril, il repartit, au grand scandale des Chrétiens. Le comte de la Marche, le comte de Bar et son fils, le frère Guillaume de Chartres, maître des chevaliers du Temple, Hervée, Itier, Olivier, fils du roi d'Angleterre, et beaucoup d'autres hommes, tant de l'ordre équestre que de la classe du peuple, dégagés auprès de Damiette des intérêts de ce monde, passèrent dans le sein du Seigneur.

Celui qui est sage de cœur et fort de sa force, qui fait à l'infini des œuvres grandes, admirables et impénétrables, qui juge les superbes, qui exalte les 349humbles, fut seul glorifié par le siège de Damiette; ce ne fut point, en effet, comme dans les autres expéditions dirigées contre les Sarrasins en divers temps, par les conseils des hommes ou par les bras des combattans, ce fut par lui-même et par la puissance de sa divinité, que le Seigneur opéra des choses merveilleuses et telles que l'homme n'eût point osé les demander, rendant ainsi gloire et honneur, non aux rois, ni aux princes ni aux nations, mais à son nom seulement, afin que cette promesse prophétique fût accomplie dans tous les pécheurs: «Le Seigneur combattra pour vous, et vous demeurerez dans le silence20

Après la prise de la tour située au milieu des profondeurs du Nil, Saphadin vieilli dans les mauvais jours, atteint, à ce qu'on assure, d'une profonde douleur, lui qui avait dépouillé ses neveux de leur héritag et et leur avait enlevé leurs royaumes d'Asie, mourut et fut enseveli dans l'enfer.

Peu après, et le jour de la fête de saint Démétrius, qui fut, comme on lit dans l'histoire, frère utérin du bienheureux Denis, dès le point du jour, les ennemis attaquèrent le camp des Templiers, et après nous avoir fait assez peu de mal, ils furent mis en fuite par nos agiles chevaliers, et repoussés jusques au pont qu'ils avaient établi sur le fleuve, loin et au dessus du nous; on leur tua environ cinq cents hommes, ainsi que nous l'avons appris par des transfuges. Le lendemain, jour même de la fête de saint Denis, les Sarrasins revinrent encore à l'improviste, sur des galères armées, et livrant une attaque sur le point où les Ro-350mains avaient dressé leurs tentes, ils furent de nouveau repoussés par un faible corps de Chrétiens. En cette occasion, Jean, roi de Jérusalem, combattit vigoureusement, sur les exhortations de l'évêque de Bethléem, qui, lui-même, se mit à la poursuite des ennemis, tandis qu'ils retournaient vers leurs galères, ne pouvant toutefois échapper aux glaives de ceux qui les serraient de près, ou aux abîmes du fleuve. De même qu'autrefois les Égyptiens avaient été précipités dans les ondes impétueuses de la mer Rouge21, de même, en cette nouvelle rencontre, quinze cents hommes environ furent noyés dans le Nil, comme nous l'avons appris dans la suite des Sarrasins eux-mêmes.

Mais comme un grand nombre d'hommes, dans le peuple chrétien, avaient plu au Seigneur, il était nécessaire qu'ils fussent mis à l'épreuve par la tentation. Ainsi Jonas fut jeté à la mer dans le désordre d'une tempête, enfermé dans le ventre d'un poisson, et, après cette épreuve, rejeté sur le rivage22; ainsi l'Apôtre échappa aux tribulations d'un triple naufrage23. A la suite d'un jeûne de trois jours prescrit par avance, que le clergé observa fidèlement, en s'abstenant de pain et d'eau, et après beaucoup de processions dirigées par le vénérable évêque d'Albano, légat du Siége apostolique, le peuple du Seigneur dut être exposé à la tentation. La veille de la fête de saint André l'apôtre, et au milieu de la nuit, les flots de la mer s'élevèrent et firent une irruption terrible jusque dans le camp des fidèles; le fleuve nous resserrait de 351l'autre côté; les tentes nageaient dans la plaine, les vivres furent perdus, les poissons du fleuve et de la mer s'avancèrent sans éprouver aucune crainte et pénétrèrent jusque dans nos couchettes; nous les prenions avec les mains; cependant nous persistâmes à nous abstenir de cette délicieuse nourriture, et si nous n'avions, par le conseil de l'Esprit saint, pourvu antérieurement à notre salut en creusant un fossé, qui avait été destiné à un tout autre usage, la mer, réunie au fleuve, eût transporté jusques auprès de nos ennemis les hommes, les animaux et les navires avec les armes et les vivres. Il y eut cependant quatre bâtimens sur lesquels on avait fait des dispositions pour attaquer la ville, qui ne purent échapper aux périls de cette tempête; un coup de vent très-violent les jeta, ainsi qu'un cinquième navire, stationné au milieu d'eux, sur la rive opposée du fleuve, et ils furent brûlés sous nos yeux par des feux grégeois. Le Seigneur épargna les travaux des Frisons et des Teutons par lesquels la tour avait été prise. D'autres navires chargés qui étaient de station sur le rivage de la mer, dans le port, eurent leurs cordages brisés subitement et périrent aussi. Cette tempête dura trois jours de suite. Après cela, le Seigneur, qui «nous console dans toutes nos afflictions24,» commanda aux vents et à la mer de s'arrêter dans leur fureur.

Un grand nombre d'hommes de notre armée furent en outre saisis d'une certaine peste, contre laquelle les médecins ne pouvaient trouver aucun remède dans leur art. Une douleur soudaine s'emparait des pieds et des jambes; aussitôt après, les gencives et les dents 352étaient attaquées d'une sorte de gangrène, et le malade ne pouvait plus manger; puis, l'os de la jambe devenait horriblement noir; et ainsi, après avoir souffert de longues douleurs pendant lesquelles ils déployaient une grande patience, un grand nombre de Chrétiens allèrent se reposer dans le sein du Seigneur; quelques-uns étant parvenus à gagner le printemps, se guérirent alors par le bienfait des chaleurs.

A la suite de la tempête on prépara les vaisseaux pour traverser le fleuve. Ils remontèrent en effet entre la ville et la tour que nous avions prise, non sans être exposés à de grands périls par l'effet des machines, des feux grégeois et des traits qui embarrassaient sans cesse leurs mouvemens. Ainsi il arriva qu'un bâtiment des Templiers fut jeté sur la rive du côté de la ville et à la portée des ennemis. Aussitôt ceux-ci l'accrochèrent avec des barres de fer, et le retinrent très-long-temps; du haut de leurs tours ils y lançaient des feux grégeois et des pierres, mais voyant qu'ils ne pouvaient triompher par ces divers moyens, à cause de la vigoureuse résistance des défenseurs du navire, ils se lancèrent à l'envi les uns des autres sur un de leurs bâtimens, et se précipitèrent à l'abordage contre les Templiers; on combattit long-temps, mais enfin le navire fut troué de part en part (soit par les ennemis, soit par les nôtres, c'est encore incertain; mais il y a lieu de croire que ce fut par les nôtres), et coula à fond, noyant ainsi les Égyptiens, en même temps que les Chrétiens, si bien qu'on voyait à peine l'extrémité du mât s'élever au-dessus des eaux. De même que «Samson en tua beaucoup plus en mourant qu'il n'en 353avait tué pendant sa vie25,» de même ces martyrs entraînèrent avec eux dans les gouffres des eaux beaucoup plus d'ennemis qu'ils n'eussent pu en faire périr par le glaive. Aussi les citoyens de Damiette déplorèrent-ils presque pendant huit jours une si sanglante victoire. Ensuite réparant leur pont, ils y laissèrent une petite ouverture, afin que nos navires ne pussent remonter sans péril. Les Teutons et les Frisons, animés d'une bien juste indignation, montés sur le petit navire à l'aide duquel la tour avait été prise, et que les Français appelaient le Saint Martyre, allèrent, sans autre auxiliaire que le ciel, attaquer vigoureusement le pont. Moins de dix hommes de ces deux nations, bravant toutes les forces des Babyloniens, s'élancèrent sur le pont, sous les yeux d'une multitude de Chrétiens qui exaltaient par leurs éloges cette entreprise audacieuse, et rompirent en effet le pont; puis, emmenant à leur suite les quatre navires sur lesquels celui-ci avait été établi, ils revinrent triomphans, laissant un passage libre et bien ouvert à ceux qui voudraient faire voile pour remonter plus haut.

A la suite de cet événement, les Sarrasins voyant le danger qui les menaçait, fortifièrent la rive opposée à celle que nous occupions, en creusant des fossés, relevant les terres, et construisant des retranchemens en bois assez élevés: ils placèrent dans les mêmes positions des machines et des pierriers, et nous enlevèrent ainsi l'espoir de pouvoir débarquer sur ce point. Auprès du casal situé environ à un mille de la ville, et où se terminaient leurs nouveaux travaux 354de défense, les ennemis, pour s'opposer au passage du fleuve, semèrent des écueils au milieu des eaux, en enfonçant des pieux dans leurs gouffres. Cependant le légat du Siége apostolique, desirant vivement pousser le siége de la ville, insista beaucoup pour que les navires rassemblés au dessus de ce point entreprissent de passer, et en conséquence les bâtimens qui transportaient leurs machines, leurs petites tours au haut de leurs mâts, et qui étaient chargés d'hommes armés, s'avancèrent, sous la conduite du Christ, avec les galères et les autres navires, et évitèrent les écueils qu'on leur avait préparés. Alors les ennemis, dissimulant leurs craintes, opposèrent à notre flotte trois lignes d'hommes armés; la première fut rangée en bon ordre sur le penchant de la rive, et les hommes qui la formaient portaient des boucliers. La seconde ligne était en arrière, et disposée comme la première; la troisième, longue et terrible, était composée de cavaliers qui lançaient des pierres et des traits, et inquiétaient beaucoup notre armée navale.

La nuit de la fête de sainte Agathe, vierge et martyre, tandis que la foule des fidèles qui devaient traverser le fleuve le jour suivant était rassemblée, les vents et la pluie ajoutèrent beaucoup aux difficultés et aux dangers de cette entreprise; mais le Dieu fidèle, qui ne permet pas que les siens soient tentés au-delà de ce qu'ils peuvent supporter, jetant un regard sur le camp de ses serviteurs et renouvelant les miracles de sa puissance, rendit facile et agréable ce qui, dans l'ordre des causes secondes, eût été difficile ou même impossible. Après minuit le Seigneur frappa d'une si grande terreur le soudan et les satrapes, que 355ceux-ci, mettant tout leur espoir dans la fuite, abandonnèrent leur camp à notre insu et à l'insu des Égyptiens, qu'ils avaient rangés en bataille pour nous résister. Un apostat, qui depuis long-temps avait délaissé la loi des Chrétiens et combattu avec le Soudan, s'avançant sur le bord du fleuve, s'écria en français: «Que tardez-vous? Pourquoi demeurez-vous immobiles? Le soudan est parti.» A ces mots il demanda à être admis dans un petit bâtiment chrétien, afin d'attester la vérité de ses paroles en se remettant entre nos mains. Dès le premier crépuscule, lorsqu'on eut commencé dans les oratoires chrétiens l'office de la messe consacré à ce jour de fête, Gaudeamus omnes in Domino, on alla annoncer ces nouvelles au légat, au roi et à tous les autres. En conséquence, et tandis que les Égyptiens fuyaient, les nôtres s'empressèrent à l'envi et passèrent gaîment le fleuve, sans rencontrer aucun obstacle de la part des ennemis et sans verser une goutte de sang. Mais il y avait tant de vase, et de plus la profondeur des eaux augmentait tellement la difficulté d'aborder sur la rive ennemie, que les chevaux eurent grand'peine à y parvenir, quoique leurs cavaliers les eussent laissés libres et qu'on leur eût ôté les selles. Les Templiers ayant été des premiers à remonter à cheval, dressèrent leur bannière, et s'avançant avec quelques frères de l'hôpital de Saint-Jean et un petit nombre de chevaliers séculiers, coururent en toute hâte du côté de la ville, et s'étant arrêtés au lieu où avait été établi le camp des païens, ils y rencontrèrent environ cent-vingt ennemis et les massacrèrent aussitôt. Le très-vaillant roi de Jérusalem, suivi du maître et des frères de l'Hôpital et du comte de Nevers, s'étant 356lancé à la poursuite de l'armée ennemie et revenant ensuite après avoir fait une course infructueuse, rencontra, auprès de la porte de la ville, quelques hommes de la race maudite, qui voulaient résister encore, et les attaqua avec impétuosité, quoiqu'il n'eût qu'une faible escorte. Il les mit en fuite ou les renversa, forçant ces hommes si puissans à tourner le dos et à chercher leur salut dans la ville, et il les poursuivit sans relâche de son glaive victorieux jusques à l'entrée de la porte. Cependant les frères de l'hôpital Saint-Jean et le comte de Nevers, ne se donnant aucun repos et ralliant quelques-uns des nôtres, se remirent, le glaive nu, à la poursuite d'un corps nombreux d'hommes, sur la route qui conduit à Thanis, tuèrent les uns et forcèrent les autres à se précipiter dans les eaux. «La cognée ne se glorifiait point contre celui qui s'en servait, la scie ne se soulevait point contre celui qui l'employait26

Quel miracle pourrait être comparé à celui-ci, ou mis à côté, si ce n'est celui que nous lisons dans le livre des Rois, au sujet de Benadab, roi de Syrie, qui assembla toutes ses troupes et alla assiéger Samarie27? Le Seigneur le frappa d'une telle terreur qu'il abandonna son camp et prit la fuite. Et de même que les lépreux qui étaient auprès de la porte allèrent annoncer aux Samaritains la fuite des Syriens, de même un lépreux, du moins par son ame, savoir l'apostat dont j'ai déjà parlé, vint annoncer aux nôtres la fuite des Égyptiens. Et comme le peuple samaritain enleva des dépouilles dans le camp des Syriens, de même aussi 357notre armée enleva les tentes et les richesses des fuyards; et les frères de l'Hôpital, vainqueurs ainsi que les autres Chrétiens, leur prirent des boucliers, des casques, des crochets de fer et tous les petits bâtimens qu'ils trouvèrent en dessous du casal. Un grand nombre de guerriers ennemis, abandonnant leurs femmes et leurs petits enfans, et effrayés de ce passage inattendu de notre armée, sortirent de Damiette, et bientôt cette ville fut investie par nous de toutes parts et assiégée par la terre ferme. Notre armée fut alors divisée en deux corps: l'un demeura sur le sable, pour garder tant les rives du fleuve que le port; l'autre fut destiné à travailler au siége de cette ville, bien fortifiée. La nécessité nous commanda aussi de construire un pont sur les eaux impétueuses du Nil, qu'il est impossible de passer à gué; mais plus ce pont était nécessaire, plus aussi il nous coûta de dépenses et de grands travaux. Enfin, avec la protection de Dieu, nous l'établîmes sur de solides vaisseaux, qui furent rangés en ligne en travers du fleuve, et par là nous évitâmes pour notre armée une dislocation qui eût été remplie de périls, et nous fermâmes le passage du fleuve à nos ennemis. Par ce moyen la ville se trouva bien investie de toutes parts, et notre armée put communiquer sans aucune interruption avec les deux rives du fleuve que le pont réunissait.

La paresse et la lâcheté de quelques Chrétiens, dont le Seigneur connaît les noms, firent que les ennemis, reprenant leurs forces et leur courage, et aidés de Noradin, qui survint avec les gens d'Alep et une suite innombrable, s'emparèrent du point par lequel nous avions opéré notre passage d'une manière si mi-358raculeuse. Ainsi, tandis que nous assiégions la ville, eux-mêmes vinrent nous assiéger et nous livrer à de grands périls; et si la sagesse divine ne nous eût inspiré d'avance la résolution de faire garder le camp que nous avions établi d'abord entre la mer et le fleuve, principalement par les Teutons et les Frisons, le port nous eût été enlevé, et notre entreprise se serait trouvée sérieusement compromise. Et afin que le miracle de notre passage éclatât dans une plus grande évidence, et fût attribué à Dieu seul, les Sarrasins redoublèrent de témérité. Un samedi, au point du jour, la veille du dimanche où l'on chante: Oculi mei semper ad Dominum, tandis que nous ne nous attendions nullement à un si grand péril, les ennemis se rapprochèrent en foule de nous, et se jetèrent dans notre fossé; mais par l'assistance divine, ils furent repoussés, et essuyèrent une perte considérable en cavaliers et en hommes de pied.

L'an de grâce 1219, la reine des cités, Jérusalem, qui semblait fortifiée de manière à ne pouvoir être prise, fut détruite en dehors comme en dedans, par Conradin, fils de Saphadin. Les murailles et les tours furent renversées de façon à ne former que des monceaux de pierre; le temple du Seigneur et la tour de David furent seuls conservés. Les Sarrasins délibérèrent s'ils ne détruiraient pas le glorieux sépulcre; ils nous en menacèrent par des lettres qu'ils adressèrent aux habitans de Damiette, comme pour leur envoyer quelque consolation. Mais personne n'osa donner les mains à une entreprise si téméraire, à cause du respect qu'inspirait ce lieu. Car, selon qu'il est écrit dans l'Alcoran, le livre de leur loi, les Sarrasins croient 359que Jésus-Christ, notre Seigneur, a été conçu, et est né de la vierge Marie; ils reconnaissent qu'il a vécu sans péché comme prophète, et même plus que prophète, et ils affirment constamment qu'il a rendu la vue aux aveugles, guéri les lépreux, ressuscité les morts. Ils ne se refusent point à croire qu'il est le Verbe et l'Esprit de Dieu, et qu'il est monté aux cieux pour nous y annoncer. Mais ils nient la passion et la mort du Christ, la nature divine unie en lui à la nature humaine, et la Trinité. Ainsi, il serait plus exact de les appeler hérétiques, au lieu de Sarrasins; mais la force de l'usage a prévalu, et leur conserve ce nom. Lorsque durant une trève, les sages parmi les Sarrasins montaient à Jérusalem, ils demandaient à voir les livres de nos Évangiles28, et les baisaient, en l'honneur de la pureté de la loi que le Christ nous a enseignée, et particulièrement en raison de ce passage de l'évangile de Luc: «L'ange Gabriel fut en«voyé29,» passage que les lettrés d'entre eux répètent et examinent très-souvent. Leur loi, que Mahomet donna aux Sarrasins, sous la dictée du diable, et par le ministère de Serge, moine apostat et hérétique, et qui est écrite en langue arabe, s'établit par le glaive, subsiste par le glaive, et sera tranchée par le glaive. Ce Mahomet était un homme illettré, comme il le déclare lui-même dans son Alcoran; et cet hérétique dont je viens de parler, lui dicta la loi qu'il promulgua lui-même et qu'il fit observer à force de menaces et de violences. Mahomet était guerrier et plein de luxure; aussi fit-il une loi toute remplie 360d'impureté et de vanité; et ceux qui vivent selon la chair la suivent très-exactement en ce qui se rapporte à la volupté. Et de même que la vérité et la pureté maintiennent l'union dans notre loi, de même les craintes mondaines et humaines, et les voluptés charnelles veillent fidèlement à la conservation de la loi erronée des Sarrasins.

[1219.] Le jour des Rameaux de la même année, nos ennemis, après nous avoir fortement menacés d'une entreprise dans laquelle ils périraient eux-mêmes, ou nous détruiraient entièrement, firent un rassemblement terrible; et s'avançant avec une armée innombrable de cavaliers et d'hommes de pied, marchèrent sur nous, attaquant de tous côtés notre fossé, et principalement!e pont des Templiers et du duc d'Autriche, que celui-ci s'attacha à défendre avec ses Teutons. Leurs chevaliers d'élite descendirent de cheval, et livrèrent un horrible combat aux Chrétiens; il y eut de part et d'autre beaucoup de morts et de blessés; enfin les ennemis s'élancèrent sur le pont, et en brûlèrent une partie. Alors le duc d'Autriche commanda aux siens d'abandonner le pont, et de laisser un libre passage à ceux qui voudraient s'avancer; mais ils n'osèrent pousser plus loin, par crainte de nos chevaliers qui s'étaient rangés en bataille pour porter secours à ceux qui défendaient les retranchemens. Pendant ce temps, des femmes intrépides apportaient aux combattans de l'eau, des pierres, du vin et du pain; les prêtres ne cessaient de prier, pansaient les blessures des Chrétiens, et bénissaient le Seigneur. Ce jour-là, il ne nous fut pas donné de porter d'autres rameaux que des arbalètes, des arcs et des flèches, 361des lances, des glaives et des boucliers, tant nous fûmes serrés de près et tourmentés horriblement depuis le lever du soleil jusqu'après la douzième heure par ceux qui étaient venus pour nous détruire, dans l'espoir de délivrer leur ville. Mais enfin ils furent mis en fuite, et se retirèrent, non sans avoir essuyé une perte considérable.

L'époque du passage du printemps arriva. Le duc d'Autriche devait repartir, après avoir pendant un an et demi combattu fidèlement pour le Christ, rempli de dévotion, d'humilité, de soumission, de générosité: sans parler de ses autres dépenses, il donna à l'Ordre des chevaliers Teutons, pour les guerres tant publiques que privées, un grand nombre de chevaux. On croit qu'il avait donné deux cents marcs, et même plus, pour acheter un terrain, et cinq cents marcs d'or pour la construction du nouveau château des Templiers. En outre, le comte d'Autriche donna cinq cents marcs d'argent à ce même château pour la fondation des murailles et des tours.

Au commencement de mai les pélerins commencèrent à repartir en foule, nous laissant exposés aux plus grands périls. Mais notre Père miséricordieux et bon, notre guide et notre appui, «le bouclier de tous ceux qui mettent en lui leur espérance30,» à qui il est facile «de procurer la victoire, soit avec un grand, soit avec un petit nombre d'hommes31,» Jésus-Christ ne permit pas que les Infidèles vinssent nous attaquer avant que de nouveaux pélerins accourus en foule nous eussent apporté les secours dont nous avions besoin. Des vivres et des chevaux qui 362nous arrivèrent en abondance, par la volonté divine, portèrent la joie dans l'assemblée des fidèles.

Les perfides ennemis, après que nous eûmes perdu un grand nombre de fidèles, combattans, vinrent le jour de l'Ascension du Seigneur, nous attaquer, selon leur usage, par terre et par mer. Ils renouvelèrent plusieurs fois de pareilles tentatives, mais sans pouvoir prévaloir sur nous. Ils s'avancèrent très-souvent près de notre camp pour provoquer les nôtres, et s'ils nous faisaient quelque mal, ils en recevaient à leur tour. Un jour nos hommes de pied s'étant saisis du cadavre d'un perfide ennemi, le revêtirent d'armes, comme ils eussent fait d'un corps vivant, et le dres- sant sur les pieds, rattachant sur le tronc sa tête qu'ils avaient coupée en la fixant avec sa chevelure, ils l'exposèrent en dehors du camp, à peu près à la portée du javelot des Sarrasins, qui chevauchaient dans la plaine. A cette vue, sept Sarrasins s'avancent d'abord au nombre de trois, ensuite de cinq, et enfin tous les sept ensemble s'élancèrent sur le cadavre, comme pour provoquer les Chrétiens; mais bientôt ayant vu la tête coupée et retenue seulement par la chevelure qui l'enveloppait, ils se retirèrent devant les Chrétiens qui se rassemblaient pour les assaillir.

Le 31 juillet, les ennemis ayant, à la suite des diverses attaques, réuni toutes les forces dont ils pouvaient disposer, franchissant enfin notre fossé en face des chevaliers du Temple, et brisant avec vigueur les barrières de notre camp, mirent en fuite nos hommes de pied, en sorte que toute l'armée chrétienne se trouva bientôt exposée au plus grand péril. Les chevaliers français s'efforcèrent, à trois re-363prises différentes, de les rejeter en dehors du fossé, mais sans pouvoir y réussir. Les Sarrasins détruisant nos retranchemens en bois et s'établissant auprès de nos murailles, formèrent aussitôt leurs lignes de cavalerie et d'infanterie. Ils poussèrent des clameurs insultantes; une foule immense d'ennemis se lança sur leurs traces, et la frayeur des Chrétiens en fui redoublée. Mais l'esprit qui fortifia Gédéon32 animait aussi les Templiers. Le maître du Temple, le maréchal et les autres frères qui étaient avec eux, s'élançant par un passage étroit, tombèrent vigoureusement sur les Infidèles et les mirent en fuite. La maison des Teutons, des comtes et d'autres chevaliers de diverses nations, voyant les chevaliers du Temple en péril, se hâtèrent de leur porter secours, en passant par les issues qui leur étaient assignées. Les chevaliers sarrasins, jetant leurs boucliers, furent tous massacrés, à l'exception de ceux qu'une fuite rapide ravit aux bras de leurs ennemis. A la suite de nos chevaliers, nos hommes de pied sortirent également, et en peu de temps les ennemis furent en retraite sur tous les points. Tous les corps demeurèrent sous les armes de tous côtés, jusqu'à la tombée de la nuit, qui vint mettre un terme au combat; mais les Sarrasins furent les premiers à partir. Les cadavres des Infidèles mis à mort dans cette rencontre étaient étendus çà et là le long de notre fossé; il y eut en outre un grand nombre de nos ennemis qui furent rapportés dans leur camp, blessés plus ou moins grièvement. Ainsi le Seigneur sauva ceux qui en ce jour mirent leurs espérances en lui, par la bravoure des Templiers, de 364la maison des Teutons, et de tous ceux qui s'unirent à eux et partagèrent leurs périls. Il n'y eut parmi les nôtres qu'un petit nombre d'hommes tués ou faits prisonniers.

Les engins que l'on avait préparés pour attaquer la ville furent presque tous brûlés par les efforts réitérés des défenseurs de Damiette. Les Génois, les Pisans et les Vénitiens affirmaient positivement qu'ils s'empareraient de la place, à l'aide de quatre navires sur lesquels ils avaient suspendu des échelles. Mais ils n'étaient pas de la race des hommes par lesquels le salut devait venir en Israel, car ils voulaient se faire un nom, et s'avançaient avec des trompettes, des flûtes et de nombreuses bannières. Le légat du Siége apostolique leur fournit des sommes considérables sur le trésor commun. Le roi et d'autres leur donnèrent une grande quantité de cordages et des ancres, comme ils le demandaient. Ils attaquèrent donc la ville, et le premier jour ils tuèrent et blessèrent beaucoup de nos ennemis. Mais plus ils renouvelèrent par la suite leurs assauts, plus les murailles se garnirent de tours en bois et de barrières, et plus les assiégés leur opposèrent avec vigueur des guerriers qui leur résistaient.

A la fin, les échelles mutilées par le feu et réparées successivement et à plusieurs reprises, furent ramenées sur la rive du fleuve, sans qu'aucun succès eût suivi tant d'efforts. Par là on reconnut enfin et l'on comprit réellement que la puissance divine pouvait seule livrer la ville de Damiette aux mains des Chrétiens. Quant à nous, insensés et oubliant les bienfaits de Dieu et ses miracles, nous appellions 365contre nous les regards de la Majesté divine, par le luxe et l'avidité des grands comme par les murmures des petits. Les hommes de pied reprochaient aux chevaliers leur lâcheté, et lorsqu'on faisait une sortie pour combattre les Sarrasins, les chevaliers dissimulaient les périls auxquels les hommes de pied étaient exposés. On en vit une preuve, en punition de nos péchés, le jour de la décollation de saint Jean-Baptiste; à peine quelqu'un voulut-il demeurer dans le camp pour le garder; l'armée navale et l'armée de terre rirent en même temps une sortie, pour se diriger vers le camp des Babyloniens, en un lieu où il n'était pas possible de trouver de l'eau douce pour boire. Les ennemis enlevèrent leurs tentes et feignirent de prendre la fuite, et lorsque les nôtres se furent avancés pour pouvoir reconnaître avec certitude que les Sarrasins n'avaient sur aucune de leurs lignes l'intention de s'enfuir, nos capitaines délibérèrent longuement pour savoir s'ils avanceraient ou s'ils se retireraient, et la discorde se mit entre eux. Pendant ce temps, les corps d'armée se débandèrent, à l'exception des hommes que leurs devoirs d'obéissance avaient accoutumés à respecter la discipline militaire. Sur la gauche, les chevaliers de Chypre, pris en flanc par les Sarrasins qui s'élancèrent sur eux, firent voir toute leur poltronnerie. Les fantassins italiens furent les premiers à prendre la fuite, et après eux les chevaliers de diverses nations et quelques frères de l'hôpital de Saint-Jean, malgré les vives supplications que le légat du Siége de Rome et le patriarche, qui portait la croix, leur adressèrent pour les faire tenir en place. Le soleil était brûlant, les hommes de pied succom-366baient sous le poids de leurs armes; la fatigue de la marche accrut encore celle qui provenait de l'excessive chaleur; ceux qui avaient porté du vin avec eux, accablés de soif, le buvaient tout pur, à défaut d'eau. Dans cette occurrence, ceux qui tinrent ferme pour se défendre.... 33, et fuyant aussi d'une course rapide sur les traces de ceux qui s'étaient sauvés les premiers, ils mouraient sans avoir reçu de blessures et succombaient d'inanition. Le roi, aidé des Templiers, de la maison des Teutons et des hospitaliers de Saint-Jean, des comtes de Hollande, de Witte, de Leicester et de Cambridge, de Gautier et de Barthélemy, tous deux français, des Pisans et d'autres chevaliers, soutint le choc des ennemis qui se lançaient à la poursuite des nôtres. Le roi fut sur le point d'être brûlé par un feu grégeois.Tous ces guerriers, faisant comme un rempart à nos fuyards, repoussèrent les Sarrasins autant de fois qu'ils se présentèrent devant eux, mais dès qu'ils reprenaient lentement leur mouvement de retraite, ils avaient à supporter les coups et les traits des ennemis. Pendant qu'ils résistaient ainsi pour défendre leurs frères, l'évêque élu de Beauvais, et son frère, André de Nanteuil, Gautier, camérier du roi de France, et son fils, le vicomte, frère de l'évêque d'Angers, et le seigneur Jean d'Arcies, homme noble et très-vaillant, furent faits prisonniers; Henri de l'Orme et beaucoup d'autres furent tués ou emmenés en captivité. Trente-trois Templiers furent pris ou mis à mort, avec le maréchal de Saint-Jean et quelques autres frères de la même maison. La maison des Teutons ne fut pas non plus sans avoir des pertes à 367deplorer. Les chevaliers du Temple, qui avaient été les premiers à attaquer, furent les derniers à se retirer. Tandis que ceux des nôtres qui étaient le plus en retard arrivaient sur le fossé, les Templiers demeurèrent en dehors, pour repousser, autant qu'il leur serait possible, vers leurs murailles ceux qu'ils avaient en tête. Enfin, après nous avoir poursuivi pour enlever des prisonniers et recueillir du butin, les ennemis se retirèrent et allèrent présenter au soudan cinq cents têtes de Chrétiens, comme nous l'avons appris plus tard d'un Sarrasin. Les nôtres furent saisis de tristesse et de douleur, mais ne désespérèrent point. Nous tenons pour certain que ce châtiment fut la peine de nos péchés, et certes la peine était moindre que n'eût exigé l'offense, et la vengeance fut adoucie par celui qui a dit à l'ame pécheresse: «Vous vous êtes prostituée à des étrangers; cependant, revenez, enfans infidèles, dit le Seigneur, parce que je veux vous posséder et vous unir à moi34.» Nous sommes assurés aussi que les Infidèles éprouvèrent des pertes douloureuses dans leurs troupes d'élite. Le lendemain le Seigneur compatissant, qui n'oublie point de prendre pitié, «dont la miséricorde ne cesse jamais pour toujours35,» qui remet les péchés au milieu des tribulations, qui fait «sortir la lumière des ténèbres36,» changea notre deuil en joie, notre tristesse en gaîté. Le soudan, nous envoyant un de nos prisonniers, entreprit de traiter avec nous pour la paix ou pour une trève, et pendant ces négociations nous réparâmes joyeusement notre fossé 368et nos retranchemens. Cependant les matelots, traîtres à la chrétienté, et avec eux un grand nombre de pélerins, plus occupés d'eux-mêmes que compatissans pour leurs frères, devançant l'époque ordinaire des passages et laissant les champions du Christ exposés au plus grand péril, détachèrent leurs voiles pour quitter le port que nous occupions, nous livrant ainsi à la tristesse et relevant le courage des Babyloniens. Ceux-ci, abandonnant alors leurs négociations de paix, la veille de la fête de saint Cosme et Damien, et le jour suivant, qui était un samedi, nous attaquèrent avec une férocité de barbares et leur impétuosité accoutumée, sur le fleuve avec leurs galères et leurs crampons de fer, sur la terre avec des mangonneaux, armés de boucliers et de bâtons, et faisant tous leurs efforts pour combler notre fossé. Mais le rude guerrier, «qui fait triompher Israel37,» déployant sa bienveillance accoutumée, défendit son camp, en envoyant par mer Savari de Mauléon, qui arriva avec des galères armées et un grand nombre de combattans, au moment même de notre plus grand danger. Et nous, élevant nos cris vers le ciel et exempts de crainte, nous résistâmes avec vigueur, et après les avoir tués, blessés et mis en déroute, nous les forçâmes à se retirer, par la puissance de celui qui sauve ceux qui espèrent à lui, et à la suite de trois journées d'attaques continuelles.

Cependant la ville de Damiette, désolée plus qu'on ne peut le croire ou le décrire, par la longueur du siége, par le fer, la famine et l'horrible peste, mettait toute son espérance dans la paix que le Soudan avait 369promise à ses habitans. La disette était venue à un tel point qu'on y manquait de toutes sortes de vivres et qu'on n'y avait en abondance que du pain gâté. Les grains ne se conservent pas long-temps en Egypte, à cause des terres molles qui les produisent; cependant au-dessus de Damiette et dans les environs de Babylone on les garde pendant des années à l'aide de quelques artifices. Nous avons entendu dire qu'à cette époque un coing se vendait à Damiette onze byzantins. La famine amena parmi les habitans diverses espèces de maladies; entre autres incommodités qu'ils eurent à supporter, la nuit ils étaient comme frappés de cécité, et ne pouvaient rien voir. Le soudan les berçait tous les jours de vaines promesses et les empêchait ainsi de se rendre. Enfin ils comblèrent intérieurement les abords de leurs portes, afin qu'aucun d'entre eux ne pût se rendre vers nous et nous faire savoir à quel point les jours de l'affliction s'étaient levés pour eux. S'il arrivait que quelqu'un d'eux parvînt à s'échapper par quelque fausse porte ou en descendant du haut des tours à l'aide de cordes, son corps gonflé et détruit par la faim nous prouvait évidemment à quel degré de misère étaient réduits ses compatriotes. Les Sarrasins du dehors et des environs, qui venaient aussi nous attaquer, commençaient également à n'avoir plus autant de pain et de fourrages. Le Nil, qui croît ordinairement depuis la fête de saint Jean-Baptiste jusqu'à l'Exaltation de la Croix, et qui inonde pendant ce temps toute la plaine, ne s'éleva pas cette année, selon son usage, à la hauteur que les Égyptiens ont coutume de marquer, et nous avons lieu de croire qu'il laissa à sec une grande partie 370de la terre, et qu'elle ne put être labourée ni ensemencée en temps opportun.

Alors le soudan, redoutant la. cherté des vivres et la famine, et desirant cependant conserver Damiette, conclut avec son frère Conradin un arrangement en vertu duquel on devait nous rendre la sainte croix, qui nous avait été enlevée par Saladin, la sainte cité de Jérusalem, tous les prisonniers qu'on trouverait vivans dans les royaumes de Babylone et de Damas, nous donner en outre une somme pour relever les murailles de Jérusalem, enfin nous restituer intégralement le royaume de Jérusalem, en se réservant seulement les châteaux de Crac et de Mont-Réal, pour lesquels le soudan offrit de payer tribut, tant que la trève durerait. Ces deux châteaux, situés en Arabie, ont sous leur dépendance sept autres citadelles très-fortes, et les commerçans sarrasins, ainsi que les pélerins qui se rendent à la Mecque ou qui en reviennent, passent devant ces châteaux; celui qui occuperait Jérusalem et qui en aurait la force et la volonté, pourrait faire beaucoup de mal aux habitans de ces châteaux et détruire leurs vignes et leurs champs.

Le roi, les Français, le comte de Leicester et les capitaines teutons furent d'avis et soutinrent obstinément qu'il fallait accepter ces propositions, qu'ils jugeaient utiles à la chrétienté; et certes il ne faut pas s'en étonner, car ils auraient accepté des conditions beaucoup moins bonnes, qu'on leur avait offertes auparavant, si on ne leur eût résisté avec une grande sagesse. D'un autre côté, le légat, le patriarche, les évêques, les Templiers, les Hospitaliers, tous les capitaines italiens 371et beaucoup d'autres hommes sages, s'opposèrent avec succès à la conclusion de ce traité, prouvant avec raison qu'il fallait, avant tout, prendre la ville de Damiette.

Cependant le soudan dirigea secrètement vers la ville une grande multitude d'hommes de pied, qui traversèrent les marais; deux cent quarante d'entre eux prirent la fuite; mais pendant que les Chrétiens étaient endormis 38 ......... ils entrèrent le dimanche soir, après la Toussaint; enfin les hommes de garde ayant donné l'éveil en poussant des cris, ils furent mis à mort et nous comptâmes plus de trois cents prisonniers.

Le 5 novembre, le Sauveur du monde régnant sur la terre et l'évêque d'Albano remplissant les fonctions de légat du Siége apostolique, la ville de Damiette fut prise par notre activité et notre vigilance, sans traité de reddition, sans résistance, sans violence, pillage, ni tumulte, afin qu'il fût évident qu'une telle victoire ne pouvait être attribuée qu'au Fils de Dieu, qui avait inspiré à son peuple la pensée d'entrer en Égypte, et qui déploya sa puissance dans ce pays. Tandis que la ville était occupée par nous, sous les yeux mêmes du roi de Babylone, celui-ci, selon son usage, n'osa pas franchir notre fossé pour attaquer les chevaliers du Christ, bien disposés à se défendre. Dans le même temps, les eaux du fleuve s'élevèrent considérablement et remplirent notre fossé. Le soudan, couvert de confusion, brûla son camp et prit la fuite. Dieu, qui, le troisième jour, «rassembla en un seul lieu les eaux de dessous 372le ciel39» avait lui-même conduit ses guerriers vers le port de Damiette à travers les eaux de la mer, et les avait fait aborder au mois de mai, le troisième jour de la semaine. Au mois de février et également le troisième jour de la semaine, il les avait dirigés à travers le fleuve pour aller assiéger la ville. Cette ville, qui a été naguère submergée par un tremblement de terre, nous pouvons la comparer «à la gé«nisse de trois ans, qui crie fortement40.» Nous l'appelons génisse à cause de sa dissolution. Elle avait en abondance des poissons, des oiseaux, des pâturages, du grain, des jardins et des vergers; elle faisait un grand commerce, elle exerçait la piraterie, elle nageait dans les délices et dans les pécbés, et elle a été consumée dans la Géhenne41. Mais l'heure de son jugement est venue 42 ...... Au troisième tremblement de terre les habitans périrent, mais la ville subsista toute entière. Elle fut d'abord assiégée par les Grecs et les Latins, qui abandonnèrent leur entreprise. Cette troisième fois le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs l'a livrée à ses serviteurs, marchant sous la conduite de Jésus-Christ, qui vit, règne, commande et triomphe, qui fit les inondations qui fécondent les semences de l'Égypte, qui jeta la confusion «parmi ceux qui travaillent en lin, qui en font des ouvrages fins, et qui font des tissus de réseaux43.

Les chevaliers du Christ étant entrés sous sa conduite dans la ville de Damiette, y trouvèrent les places jonchées de corps morts, que la peste et la famine 373avaient épuisés; de l'or et de l'argent en grande quantité, des étoffes de soie, propriétés des négocians, en une extrême abondance, et d'immenses richesses en toutes sortes d'effets précieux. Indépendamment de sa position naturelle, cette ville est encore fortifiée par une triple muraille et par de nombreuses tours construites en briques, et grandes; elle est comme la clef et le rempart de toute l'Égypte, et se trouve placée entre Rassit et la plaine de Thanis, sur l'ancienne terre de Gessen44, autant qu'il est permis de le conjecturer, laquelle est riche en pâturages, et qui, au temps de la famine de Chanaan, fut demandée à Pharaon par les enfans d'Israel. Damiette, Damiette, ville célèbre dans tous les royaumes, belle, et rivale de Babylone, qui domines sur la mer, et qui fus prise d'assaut par tes ennemis, à l'aide de petites échelles, maintenant tu es humiliée sous la main puissante de Dieu, et ayant rejeté l'époux adultère que tu avais long-temps retenu, tu es retournée à ton premier époux. Toi, qui mettais au monde des enfans bâtards, possédée maintenant d'une manière solide par les adorateurs du Christ, tu ne donnes plus la vie qu'à des enfans légitimes, élevés pour le culte du Fils de Dieu. L'évêque d'Accon trouva chez toi les ames dont il offrit à Dieu les prémices; et les petits enfans qu'il recueillit dans ton enceinte, pour les rendre à la vie au moment où ils étaient près de la mort, furent purifiés par ses soins et par l'eau sacramentelle du baptême. Tu as subi des châtimens multipliés; car, sans compter ceux qui ont été pris vivans dans ton sein, on calcule que les individus des deux sexes qui mouru-374rent dans l'enceinte de tes murailles pendant le temps du siége furent au nombre de mille, et même davantage; le Seigneur les frappa sans avoir recours au fer ni au feu, ne pouvant supporter plus long-temps les impuretés qui te souillaient. Que l'Eglise universelle se réjouisse donc, et rende au Seigneur de justes actions de grâces pour un si grand triomphe; et non seulement à cause de la prise de Damiette, mais en outre pour la destruction de la dangereuse citadelle du mont Thabor, et pour le rétablissement de la libre communication avec Jérusalem, afin que ses murailles puissent être relevées au temps déterminé à l'avance par le Très-Haut; qu'elle rende grâces aussi pour la fondation du château des Pélerins, que les chevaliers du Temple ont construit à grands frais dans une position inexpugnable, dont nous avons déjà donné la description.

Réjouis-toi, province de Cologne, célèbre les louanges de Dieu, livre-toi à tes transports, puisque, par les bras de tes habitans, par tes instrumens de guerre, par tes guerriers et tes armes, par tes vivres et tes trésors, tu as secondé cette expédition plus que tout le reste du royaume des Teutons. Et toi, Cologne, ville de saints, dont les jardins ont donné des rejetons aux lis des vierges, aux roses des martyrs, aux violettes des confesseurs de la foi, fléchis le genou pour célébrer la dévotion de tes filles, et fais retentir hautement d'infinies actions de grâces.

Avant la prise de Damiette, nous eûmes connaissance d'un livre écrit en arabe, et dont l'auteur déclare n'être ni juif, ni chrétien, ni sarrasin. Quel qu'il eût été, il prédisait dans son livre les maux que 375Saladin devait faire endurer dans sa cruauté au peuple chrétien, par la destruction de Tibériade, par la victoire qu'il remporta sur les Chrétiens, lorsqu'il emmena en captivité le roi de Jérusalem et les princes, et renversa la ville d'Ascalon, et par les efforts qu'il fit, quoique infructueusement, pour se rendre maître de Tyr; l'auteur annonçait aussi tous les autres maux que les péchés de ce temps amenèrent bien justement. Il prédisait en outre la destruction des jardins et des palmiers de Damiette, événement que nous voyions s'accomplir en même temps que nous prenions connaissance de ce livre par des interprètes; il annonçait que Damiette devait être prise par les Chrétiens. Le nom de Saladin ne se trouvait pas écrit dans son livre, mais il y était désigné par les yeux noirs et par les bannières jaunes. Il prédisait en outre qu'un roi chrétien devait détruire la ville de la Mecque, en Nubie, et disperser les ossemens de Mahomet, le faux prophète; et il ajoutait quelques autres prophéties, qui ne se sont pas encore réalisées. Mais si elles viennent à s'accomplir, elles tourneront à la plus grande gloire du christianisme, et à l'abaissement des Agariens. Nous savons que quelques gentils ont eu le Saint-Esprit dans la bouche, quoiqu'ils ne l'eussent point dans le cœur, et qu'ils ont rendu des prophéties évidentes au sujet du Christ. Ainsi nous ne sommes nullement étonnés que l'eau la plus pure passe quelquefois par des canaux de pierre.

Lorsque la renommée eut répandu dans le monde entier la nouvelle que la ville de Damiette avait été prise par les Chrétiens, des lettres des Géorgiens arrivèrent bientôt au camp des catholiques. Les Géor-376giens disaient dans ces lettres que leur roi ayant convoqué ses princes, leur nation, indignée et remplie de courage, avait résolu et juré d'assiéger quelque ville célèbre appartenant aux Sarrasins, déclarant qu'il serait trop honteux pour eux que leurs frères des pays situés au-delà des mers et dans les régions les plus lointaines, fussent venus, à travers tous les périls de la vaste mer, assiéger longuement et prendre enfin une ville si bien fortifiée, si eux-mêmes, à qui il était beaucoup plus facile d'attaquer les Infidèles, ne s'emparaient, par la force des armes, de Damas, ou de toute autre ville ou place fameuse.

Les Géorgiens sont adorateurs du Christ, selon le rit des Grecs; ils habitent dans le voisinage des Perses, et sont séparés de la terre de promission par une longue étendue de pays. Leur territoire se prolonge jusqu'aux monts Caspiens, au milieu desquels sont enfermées dix tribus qui attendent la venue de l'Antechrist, et qui doivent à cette époque en sortir violemment et faire un grand carnage. Les Géorgiens sont belliqueux; ils ont la tonsure sur la tête, les clercs la portent en rond, les laïques en carré; leurs femmes, dans l'Ordre des nobles, sont instruites à faire la guerre. Les hommes, lorsqu'ils se rangent en bataille pour attaquer leurs ennemis, ont chacun une gourde grosse comme le poing et remplie de vin...... 45. Ils en boivent rapidement, et s'élancent ensuite avec vigueur sur leurs adversaires.

Nous n'hésitons point à dire que nous devons compter parmi les bienfaits de notre Sauveur Jésus-Christ la protection qu'il accorda à nos grands, en les dé-377fendant pendant le siége de Damiette des poignards des Sicaires. En effet les Assissins, et principalement leur maître, le Vieux de la montagne, étaient alors dans l'usage de diriger des poignards contre les Chrétiens, pour arracher la vie à ceux qui gouvernaient plus particulièrement les affaires de la chrétienté. Ainsi, dans le temps même d'une trève, ils avaient tué traîtreusement le fils du comte de Tripoli, jeune homme considérable, qu'ils frappèrent à Carchusa, dans l'église de la bienheureuse vierge Marie, et qui succomba au pied de l'autel. Aussi les chevaliers du Temple ne cessèrent de les poursuivre pour punir une telle violation de la loi religieuse, jusqu'à ce qu'ils les eussent asservis à leur payer tribut. Et en effet ils paient annuellement aux Templiers une somme de trois mille byzantins.

Durant le siége de Damiette, le roi d'Arménie, nommé Léon, mourut dans son pays. Melchisomaphat, fils de Saphadin, fit beaucoup de mal aux Templiers, tandis qu'ils étaient occupés au siége; il leur brûla le bourg du Château-Blanc, détruisit ses fortes tours, et ensuite, lorsqu'il retourna dans ses terres, il fut vaincu par les Sarrasins. Le soudan d'Iconium mourut aussi à cette époque; on croit qu'il avait reçu le baptême. Il eut de grandes bontés pour les Chrétiens, et après avoir rompu une trève avec les Sarrasins, il ordonna de délivrer tous les serviteurs du Christ qu'il trouva chargés de fers dans les forteresses dont il se rendit maître; puis il leur donna l'option de retourner dans leur patrie, s'ils le voulaient, ou d'entrer à son service et de combattre pour lui, en recevant une solde, s'ils l'aimaient mieux. Ce même soudan admit 378les Chrétiens dans son intimité, si bien qu'il leur confia la garde de sa propre personne, quoique son père eût été tué par Lascaris le Grec. Il protégea aussi, contre les fils de Saphadin, Myralin 46 fils de Saladin, et déshérité par son oncle, et le soutint, autant que le lui permit le calife de Bagdad, le pape de sa nation.

En nous ouvrant par sa puissance les portes de Damiette, le Seigneur, «terrible dans ses conseils sur les enfans des hommes47, brisa le bâton des impies et la verge des fiers dominateurs48.» Mais lorsque nous y entrâmes, nous trouvâmes une puanteur intolérable, le spectacle le plus affreux; les morts avaient tué les vivans. Le mari et la femme, le seigneur et l'esclave, le père et le fils se donnaient réciproquement la mort, en s'infectant les uns les autres. Non seulement les places de la ville étaient jonchées de cadavres, mais en outre on trouvait des corps morts dans les maisons, dans les chambres à coucher, sur les lits. Le mari mort, la femme ne pouvant se lever, manquant de secours ou d'amis pour se soulever, expirait dans l'impossibilité de supporter le voisinage empesté d'un cadavre. On voyait le fils à côté du père, l'esclave à côté de sa maîtresse, et réciproquement, morts du mal des cadavres qui les touchaient; les petits enfans avaient demandé du pain, et n'avaient eu personne qui le rompît pour eux. D'autres enfans, suspendus aux mamelles de leurs mères expirantes, criaient vainement dans leurs bras. Des riches délicats moururent au milieu de monceaux de grains, privés qu'ils étaient des mets dont ils avaient l'habitude, et demandant en vain des melons, de l'ail, 379des ognons, des animaux engraissés, des poissons et de la volaille, dés fruits et des légumes. Dans le peuple, un grand nombre d'individus, épuisés par les longues fatigues qu'ils eurent à endurer, se desséchèrent faute d'alimens. Il périt environ quatre-vingts personnes dans la ville, selon que nous l'avons appris par les rapports des prisonniers, depuis le moment où le siége fut complétement établi, sans parler de tous ceux que nous y trouvâmes en bonne santé ou malades à la mort, et dont trois cents des plus considérables, et des deux sexes, sont tenus en réserve par nous pour servir à la rançon de nos prisonniers. D'autres sont morts après nos victoires; il y en a qui ont été vendus fort cher, d'autres enfin ont reçu le baptême et ont été donnés au Christ.

Les murailles de la ville de Damiette s'élèvent graduellement l'une sur l'autre. La première est basse, et sert à défendre le fossé; la seconde est plus élevée, et la troisième encore davantage. Celle du milieu a vingt-huit tours principales, ayant chacune deux ou trois étages, et qui demeurèrent toutes intactes, ainsi que leurs murs, à l'exception d'une seule, qui fut un peu ébranlée par les coups réitérés dont la frappèrent les Templiers.

Notre armée se livra tellement à la paresse que les chevaliers, entièrement adonnés à l'oisiveté, négligèrent l'œuvre du Christ. Le peuple se répandit dans les cabarets, ou s'occupa d'entreprises frauduleuses de commerce. On construisit à grands frais deux machines appelées chats pour combler le fossé; l'une fut mise sous la garde du roi, l'autre sous la garde des Romains, et toutes deux furent brûlées. Lorsque 380les ennemis étaient encore sous les armes et défendaient la ville, nous avions creusé deux fossés souterrains afin de miner les fondations des remparts; mais ces travaux devinrent inutiles après nous avoir constitués en grande dépense. Ainsi le Seigneur voulut donner la ville, toute entière et sans aucune dégradation, à ceux qui la prirent par le secours de sa puissance. Quand nous en fûmes devenus maîtres nous jurâmes tous de réunir en masse les dépouilles enlevées dans la place, afin qu'elles fussent partagées entre les vainqueurs. Le légat du Siége apostolique le commanda également, prononçant un terrible anathème contre ceux qui désobéiraient, et les déclarant infâmes à jamais et semblables à Achan, «qui avait dérobé quelque chose de l'anathème Jéricho49.» Toutefois la convoitise des yeux ne laissa pas de faire beaucoup de larrons. Nous rassemblâmes cependant, dans l'intérêt général, une grande partie des richesses délicieuses de l'Égypte, de l'or et de l'argent, des perles et des grains d'ambre, des fils d'or, des amulettes de diverses espèces, de précieuses étoffes de soie, et tous ces objets dont Isaïe a fait l'énumération en disant: «En ce jour-là le souverain maître leur ôtera leurs chaussures magnifiques, leurs coiffes à réseaux, leurs croissans d'or, leurs colliers tombant sur la poitrine, leurs bracelets, leurs voiles déliés et tremblans, leurs bonnets élevés, leurs jarretières, leurs chaînes d'or, leurs boîtes de parfums, leurs pendans d'oreilles, leurs bagues, les ornemens qui leur pendent sur le front, ces habits dont elles changent si souvent, leurs écharpes, leurs beaux tabliers 381et leurs bourses, leurs miroirs, leur fin linge, leurs rubans et leur habillement léger50,» et beaucoup d'autres choses encore que personne ne serait en état de compter. Nous employâmes beaucoup de temps à évaluer tous ces objets, et ensuite ils furent distribués à l'armée du Seigneur avec tout le grain que l'on avait trouvé dans la ville. Le légat du Siége apostolique concéda à perpétuité la ville de Damiette et toutes ses appartenances et dépendances au royaume de Jérusalem. La mosquée de Damiette, construite en carré, fut convertie, sous l'invocation de la sainte Trinité, en une église de la bienheureuse Vierge. Elle paraît avoir en largeur à peu près autant d'étendue qu'en longueur; elle est supportée par cent quarante-neuf colonnes en marbre; on y voit sept portiques, et au milieu de l'église est une grande et large ouverture d'où s'élève une haute pyramide. On y a fondé quatre principaux autels; le premier, sous l'invocation de la Vierge bienheureuse; le second, consacré au prince des apôtres, Pierre; le troisième, à la sainte Croix, le quatrième, à Pierre Barthélemy, dont le jour de fête fut celui où nous nous emparâmes de la tour située au milieu du fleuve.

On trouva à Damiette quatre grandes machines avec beaucoup de pierriers et de petits mangonneaux, des balistes à cornes très-fortes, un nombre infini de très-grandes balistes et d'arcs, et enfin beaucoup d'autres armes de toutes espèces, que l'on a conservées pour l'usage des Chrétiens. L'or et l'argent, les perles et les autres objets mobiliers furent distribués proportionnellement, non seulement entre les clercs et les che-382valiers, mais aussi entre les soldats, les femmes et les petits enfans. Les tours de la ville furent réparties entre tous les États qui avaient fourni des combattans pour cette expédition. D'abord on jugea convenable d'en mettre une en réserve, et de la donner à l'église romaine, avec sa porte, que l'on appelait auparavant porte de Babylone, et que l'on nomme maintenant porte romaine. Une autre tour a été destinée à l'archevêque de Damiette. De même qu'autrefois la cité du Dieu vivant, Jérusalem la sainte, fut enlevée aux ennemis pendant la nuit, de même aussi les Chrétiens se sont emparés de Damiette avant le point du jour.

Les Teutons et les Frisons donnèrent d'un commun accord la machine qu'ils avaient construite pour prendre la tour du fleuve, et l'on s'en est servi pour faire un nouveau pont entre la ville et le fort que l'on construit pour défendre la rive opposée à celle de la ville. On a fait en outre deux petites tours pour la défense de ce même pont. A l'extrémité des grands mâts auxquels on avait suspendu les échelles, et qu'on a placés au sommet du nouveau fort, on a établi un beffroi, destiné à signaler le port de très-loin aux yeux de ceux qui sont en mer. Le vieux pont qui touchait aux deux rives entre lesquelles l'île se trouve située, avait été fréquemment attaqué par les Sarrasins du temps du siége, et vigoureusement défendu par les Chrétiens; maintenant il a été réparé, et est employé à d'autres services.

Ce ne fut pas un moindre miracle, ce fut même un plus grand miracle, celui par lequel le Seigneur donna aux Chrétiens la ville de Thanis, pendant le mois de novembre et le jour de la fête du bienheureux Clé-383ment, qui a sa petite habitation dans la mer. On avait envoyé des éclaireurs, au nombre de mille environ, dans de petits bâtimens, sur le petit fleuve nommé le Thanis, pour enlever des vivres dans les casals, et pour observer exactement la position de cette ville. Les Sarrasins enfermés dans la citadelle en ouvrirent les portes, et prirent la fuite. Les nôtres, n'ayant que le Christ pour capitaine, enfoncèrent les portes des temples, et y entrèrent. Ils nous ont affirmé à leur retour n'avoir jamais vu une citadelle mieux fortifiée. Elle a sept tours très-solides et toutes voûtées. En outre, elle est entourée d'un double fossé, chacun d'eux garni d'une muraille, et précédé de remparts. Les eaux d'un vaste lac l'enveloppent de tous côtés, si bien qu'en hiver il serait impossible à des cavaliers d'y aborder, et très-difficile en été, et que notre armée n'eût jamais pu s'en emparer en en faisant le siége. Ce lac est très-poissonneux; et, selon ce que nous ont dit les gens âgés, le droit d'y pêcher rapportait tous les ans quatre marcs d'argent au Soudan de Babylone. On y trouve beaucoup d'oiseaux et de salines, et il y a tout autour un grand nombre de casals qui dépendent de la ville. Jadis célèbre et plus grande que Damiette, elle n'a plus maintenant que son château, mais les ruines de ses édifices attestent encore sa grandeur. Le prophète fait allusion aux plaines de Thanis dans ce passage où il dit: «Vous êtes le Dieu qui opère des merveilles, vous avez fait connaître votre puissance parmi les peuples51.» Isaïe a dit aussi: «Certainement les princes de Thanis ont perdu le sens, ces sages conseil-384lers de Pharaon ont donné un conseil plein de «folie52.» On assure que ce fut dans Thanis que Jérémie fut lapidé. Après la destruction de Jérusalem par les Babyloniens, et après qu'Ismael eut mis à mort Godolias53, les restes du peuple qui avait été massacré s'élevèrent contre les conseils de Jérémie, l'emmenèrent en Égypte, et Jérémie habita avec eux à Thanis. «Alors le Seigneur parla à Jérémie, lorsqu'il était dans Thanis, et lui dit: Prenez dans votre main de grandes pierres, et cachez-les dans l'argile, dans la tuilerie qui est à l'entrée de la maison de Pharaon54.» Et dans la suite, Jérémie leur parla: «Écoutez la parole du Seigneur: J'ai juré par mon grand nom, dit le Seigneur...... que tous les hommes de Juda qui sont en Égypte périront par l'épée et par la famine, jusqu'à ce qu'ils soient entièrement exterminés55.» Et alors le peuple se souleva contre Jérémie, et le lapida avec les pierres qu'il avait cachées dans la tuilerie. Les Égyptiens honorèrent le prophète, et l'ensevelirent auprès des tombeaux des rois, car, par ses prières, il avait mis en fuite les crocodiles. Alexandre le Macédonien ayant visité le sépulcre du prophète, et connaissant le mystère de cet asile, le transféra à Alexandrie, et le fit ensevelir avec honneur.

A Damiette, nous avons trouvé et tué des crocodiles. Cet animal aquatique et cruel dévore les hommes et les animaux; il fait éclore ses œufs par la seule force de son regard, et en dirigeant vers eux 385ses yeux ouverts. Mais les petits, aussitôt qu'ils sont éclos, le fuient comme un ennemi; car le crocodile avale et dévore tout de suite ceux qu'il peut atteindre. Tandis que tous les autres animaux ne font mouvoir que leur mâchoire inférieure, le crocodile, par une bizarrerie de la nature, fait mouvoir sa mâchoire supérieure.

La ville de Thanis est éloignée de Damiette d'une journée de marche par mer, du côté de la terre de promission, en sorte qu'il est également facile, d'Accon ou de Damiette, d'y établir une garnison, et d'y faire passer des vivres, par terre, par mer et par le fleuve. Elle fit beaucoup de mal aux Chrétiens durant le siége de Damiette, lorsque les vaisseaux qui venaient vers nous ou qui repartaient de notre camp y étaient jetés par la force des vents. En effet, le rivage de la mer y forme un grand et large golfe, qui se dessine en arc de cercle, mais qui n'a point de port, et lorsque les vaisseaux y sont une fois engagés, il leur est impossible d'en sortir si le vent n'est très-favorable.

Conradin étant retourné en Palestine, assiégea le château de Césarée, qui avait été confié à la garde du roi, et en peu de temps il le prit et le détruisit, ceux qui étaient chargés de le défendre s'étant conduits fort négligemment. Ils se sauvèrent presque tous cependant, attendu que leurs communications avec la mer n'avaient pas été interrompues. De là Conradin se rendit avec toute son armée devant le château du Fils de Dieu; il aurait bien voulu l'assiéger et l'investir de toutes parts, mais il comprit avec habileté qu'il n'y avait pas moyen de le prendre, et de plus il trouva 386les Templiers déterminés à braver tous les périls, après avoir bien fortifié leur citadelle et l'avoir approvisionnée en vivres et en armes de tout genre. Dans le même temps les Templiers repoussaient vigoureusement loin d'Accon des brigands sarrasins, dont les uns furent tués et les autres retenus en captivité. Conradin leur avait demandé du secours, et ils étaient venus au lever du soleil assiéger Accon, mais ils ne purent réussir dans leur entreprise, par suite des dissensions irréconciliables qui divisaient les princes de ce pays, et qui furent infiniment utiles aux Chrétiens; le calife, pape des Sarrasins, faisait tous ses efforts pour apaiser ces haines.

L'an 1220 de l'Incarnation du Seigneur, Conradin, prince de Damas, fît détruire Saphet, château très-fort, que Saladin, le fléau des Chrétiens, avait assiégé long-temps, et avec une telle opiniâtreté, qu'à la fin ses défenseurs épuisés, et n'ayant plus de vivres, s'étaient vus obligés de le rendre au tyran, après en avoir obtenu la permission du maître des chevaliers du Temple. Quelle voix, quelle langue pourrait raconter les bienfaits multipliés du Sauveur, que sa bonté accoutumée, les sentimens de clémence qui lui sont naturels et les supplications continuelles de l'Église engagèrent à laisser tomber sur le camp des fidèles des regards pleins de bienveillance? «La prière l'adoucit, les larmes le contraignent à se rendre.» El comment, lorsque le cœur frappé d'étonnement ne saurait suffire à célébrer ses louanges, comment la main de celui qui écrit, ou la langue de celui qui parle, pourrait-elle y parvenir?Toutefois il est permis de récapi-387tuler et d'admirer les miracles que le Père de la lumière daigna opérer en si peu de temps. Les enfans d'Israel étaient présens, et faisaient le tour de la ville de Jéricho, portant l'arche du Seigneur, et sonnant des trompettes; et le septième jour ils poussèrent un grand cri, «et à l'heure même les murailles de Jéricho tombèrent et s'écroulèrent56,» afin que le peuple du Seigneur pût entrer librement dans cette ville. Mais nous, lâches et remplis de crainte, nous nous endormîmes devant Damiette, et nous ne fûmes d'accord que pour nous engourdir dans l'oisiveté. Et cependant on vit tomber les murailles de Jérusalem et du mont Thabor, de Saphet et des autres forteresses qui nous résistaient. En outre, le Très-Haut nous donna Damiette, en dépit même des desirs de quelques faux Chrétiens; il nous donna le château inexpugnable de Thanis et des vivres en abondance; et celui qui fournit la manne du ciel à ses adorateurs, lorsqu'ils étaient dans le désert57, nous ouvrit aussi, sur la terre ennemie, les trésors de ses largesses. Il est donc évident aux yeux de tous, par les miracles qui furent accomplis, que ce saint pélerinage était agréable à Dieu. Qu'ils soient couverts de confusion, ceux qui reçurent, par l'Église, la solde du souverain roi, et qui, combattant négligemment ou se retirant avant le temps, ont ainsi gâté l'œuvre de leur pélerinage, car ils en rendront raison au Christ, au juge qui ne peut être ni trompé ni séduit. Que les paresseux qui n'ont pas accompli leurs vœux se réveillent, car «c'est une ruine à l'homme de dévorer ce qui est consacré à Dieu, et après avoir fait des vœux, de chercher à 388les éluder58.» Quelle excuse donneront, au jour de la tribulation et des angoisses, ceux qui ont détruit le fruit des travaux des autres, frappant de mort les ames que les vrais prédicateurs avaient vivifiées, et qui, n'écoutant que leur propre avarice, ont enlevé le signe de la croix sur les épaules de ceux qu'ils ont forcés de méconnaître leurs vœux? Qu'ils rentrent dans le fond de leur cœur ceux qui sont accusés et convaincus par leur conscience d'avoir faussement allégué leur pauvreté ou d'autres infirmités, pour surprendre la religion de ceux qui les examinaient, puisqu'il n'appartient qu'à Dieu seul de juger selon la vérité. Ceux qui ont frauduleusement détourné les aumônes recueillies pour porter secours à la Terre-Sainte, ayant menti au Saint-Esprit et dissimulé leurs fautes, périront ayant en partage le sort d'Ananias et de Saphire59, et seront livrés au feu de la gehenne comme Judas, qui était larron60, et qui trahit son Seigneur, parce que, traîtres envers la chrétienté, ils ont retenu pour eux la solde des chevaliers, livrant leur ame pour des biens passagers, que leur cupidité les a poussés à dérober. Ils ne se sont pas souvenus de Jérusalem notre mère, qui, couchée dans la poussière, desire ardemment d'être relevée par ceux qui reviendront de la captivité de Babylone. Console-toi, cité du Seigneur, car les peuples les plus éloignés viendront à toi et, t'apportant des présens, adoreront Dieu dans tes murailles61. Ils seront bénis et remplis de joie ceux qui t'auront relevée: «pour toi, tu te réjouiras dans tes enfans... Heureux tous ceux 389qui t'aiment et qui mettent leur joie dans ta paix62

Au retour de l'époque de l'année où les rois ont coutume de partir pour la guerre, il arriva que Jean, roi de Jérusalem, abandonna le camp des fidèles, alléguant de nombreux prétextes pour s'excuser de son départ, promettant de revenir promptement, mais oubliant le passé pour s'occuper de l'avenir, tandis cependant que le Seigneur, ouvrant la main, remplissait le port de Damiette de toutes sortes de richesses, en vin, en froment et en huile, et y faisait arriver une grande affluence de pélerins et de chevaux, afin que le roi demeurât entièrement inexcusable de ne pas poursuivre le succès d'une entreprise si heureusement commencée.

On vit arriver, avec ce sixième transport de pélerins, les archevêques de Milan et de Crète, les évêques de Gênes et de Reggio, et des députés du roi Frédéric, portant des lettres de lui avec des bulles d'or et annonçant son arrivée. Il y avait aussi l'évêque de Brescia et beaucoup de chevaliers italiens. Le légat considérant que c'était une grâce particulière de la faveur divine que de voir rassemblé, par les bienfaits du ciel, tout ce qui pouvait assurer le succès d'une expédition, était dévoré de douleur de voir qu'on perdît inutilement son temps et des circonstances si favorables. En conséquence, les grands ayant été convoqués, le légat d'abord, et après lui l'archevêque de Milan et les autres évêques firent tous leurs efforts pour les déterminer à marcher contre le soudan, qui avait campé sur les bords du Nil, à une journée de Damiette; mais les chevaliers, ayant délibéré, repous-390sèrent ces propositions, donnant pour principal prétexte de leur refus, que le roi de Jérusalem était parti spontanément et qu'il n'y avait parmi eux aucun prince en état de conduire le peuple du Seigneur, ni à qui les hommes des diverses nations voulussent obéir. Ainsi tous s'accordèrent pour demeurer en repos, et par là s'accrurent les calamités de notre camp. Au mois de juillet on vit arriver le comte Matthieu, de la Pouille, conduisant huit galères, dont deux étaient armées en course pour attaquer les Chrétiens, et qu'il avait enlevées sur son passage.

 

 

FIN DE L'HISTOIRE DES CROISADES
PAR JACQUES DE VITRY.

 

391LETTRE

DU GRAND JACQUES,

ÉVÊQUE D'ACCON.

 

ÉCRITE AUX RELIGIEUX DE SES AMIS ET DE SA CONNAISSANCE, VIVANT DANS LA LORRAINE, AU SUJET DE LA PRISE DE DAMIETTE.

 

A ses frères très-chéris et fidèles en Christ, à maître Jean de Nivelle et autres, Jacques, par la permission divine, humble ministre de l'église d'Accon.

 

Le joug du Christ est doux à porter

avec joie et de concert.

 

«Qu'ils rendent gloire au Seigneur en publiant ses miséricordes et les merveilles qu'il a faites en faveur des enfans des hommes, car il a brisé les portes d'airain, et il a cassé les barres de fer qui les fermaient63. Il nous a assujéti les peuples, il a mis les nations sous ses pieds64.» La ville qui faisait la gloire des païens, en laquelle les incrédules mettaient leur confiance, la ville très-forte et inexpugnable, que beaucoup de rois et de peuples avaient 392assiégée, sans pouvoir jamais la vaincre, de nos jours le Seigneur l'a livrée à la sainte Église et à l'armée des Chrétiens; «il a brisé la puissance des impies65,» nous ouvrant une large porte pour subjuguer les Infidèles, et pour étendre l'empire du Christ, afin que, les petits renards étant pris et assujétis, la vigne du Seigneur des armées se propage au loin, comme une plantation nouvelle, et que le cep qui ne produisait que des fruits sauvages, produise de bons raisins; afin que, dans les lieux où a été tant de fois invoqué le nom maudit du perfide Mahomet, nom abominable qu'a inventé la bouche du démon, on n'invoque plus désormais que le nom béni de Jésus-Christ, nom glorieux qu'a prononcé la bouche du Seigneur; afin que les Égyptiens apprennent à connaître le Seigneur, et se convertissent à lui; afin que la lumière de la vérité revienne de l'Occident dans l'Orient. Car «notre puissant et invisible protecteur n'est pas comme leurs dieux; que nos ennemis en jugent eux-mêmes66,» en voyant la puissance du Seigneur et les miracles qu'il a faits lors de la prise de Damiette. Je vais publier comment et par quelles merveilles cet événement a été accompli.

Après que les Sarrasins nous eurent attaqués plusieurs fois dans l'intérieur de nos barrières et de notre fossé, sans réussir dans leurs entreprises, ayant au contraire perdu un grand nombre des leurs, et s'étant retirés couverts de confusion, alors recourant aux armes accoutumées de la perversité, ils essayèrent, par un langage trompeur et par des paroles de paix, de séduire et de circonvenir les nôtres, nous pro-393mettant beaucoup de choses, si nous voulions nous retirer et abandonner le siége de Damiette. Ces offres, qui n'avaient que de l'apparence, furent jugées cependant dignes d'attention par ceux qui ne se tenaient pas suffisamment sur leurs gardes. Et d'abord ils nous promirent de nous rendre la sainte Croix et tout le pays de la plaine avec la ville de Jérusalem, le sépulcre du Seigneur et tous les Chrétiens qu'ils avaient en leur pouvoir; et en outre, de nous donner de l'argent pour relever les murailles de Jérusalem. En second lieu, ils promirent encore de nous restituer un certain château situé auprès de la ville de Tyr, et nommé Thoron, et quelques autres forteresses, savoir Saphet, Beaufort et Bélinas, dont ils avaient renversé les murailles, se réservant en même temps les châteaux de Crac et de Mont-Réal, mais promettant de nous payer annuellement un tribut, en indemnité de ces deux forts. Beaucoup de nos pélerins jugèrent ces offres importantes et propres à nous satisfaire. Mais ceux qui connaissaient par expérience les fraudes de ces hommes qui changent sans cesse de peau, et principalement les Templiers, les Hospitaliers, les chevaliers de Sainte-Marie des Allemands, le seigneur légat, le patriarche, les archevêques, les évêques, tout le clergé et quelques-uns des pélerins, ne se fiaient nullement à leurs paroles trompeuses, pensant que les Sarrasins n'avaient d'autre intention, sous le voile de cette paix simulée, que de disperser l'armée du Christ, afin que les pélerins qui étaient avec eux s'étant retirés...... 67 et afin de pouvoir ensuite rassembler leur multitude contre nous, et, s'a-394vançant dans leur force, nous enlever de nouveau Jérusalem, le mont Thabor et les autres châteaux. De plus, nous avions des raisons de croire qu'ils n'avaient point la sainte croix en leur pouvoir, car, lorsque les nôtres reprirent sur eux la ville d'Accon, Saladin et les autres Sarrasins recherchèrent très soigneusement cette croix, pour arracher leurs compagnons à la mort, et ne purent la retrouver.

Mais alors il s'éleva entre nous des discordes et des divisions que les Sarrasins desiraient ardemment et qu'ils cherchaient à exciter par toutes sortes de moyens. Le seigneur légat, homme sage et prévoyant, qui veillait soigneusement à la conduite des affaires du Seigneur, jugea que ces dissensions retardaient beaucoup nos succès et nous mettaient en grand péril, et qu'ainsi l'on abusait de la faveur de Dieu, au moment même où le Seigneur livrait la ville entre nos mains. Cependant, ceux qui habitaient dans cette même ville étaient les uns morts, les autres consumés de faim et de misère, à tel point qu'il n'en restait qu'un petit nombre qui fussent en état de résister encore. Le soudan travaillait nuit et jour à faire entrer de nouveaux combattans dans la place, soit par terre soit par eau. Le seigneur légat ne voulut donc plus attendre, et ne révélant ses projets qu'à quelques-uns des siens, de peur que d'autres ne s'opposassent méchamment à leur exécution, ou que les éclaireurs des ennemis n'allassent leur dévoiler son secret, il se leva un peu avant le milieu de la nuit avec ses chevaliers et ses hommes de confiance, et se rendit vers le fossé de la ville. Les Sarrasins avaient détruit un pont à l'aide duquel on pouvait arriver à la première muraille et 395à la porte de cette muraille; le légat fit aussitôt rajuster ce pont avec des échelles et des lattes, et l'ayant bientôt franchi, il alla avec les siens mettre le feu à la porte même; ils s'élancèrent ensuite à travers les flammes et se mirent à couvert entre les deux murailles. Ceux qui marchaient les premiers, pendant qu'on brûlait la porte, dressèrent leurs échelles contre la muraille et y montèrent, et les autres franchirent la porte au milieu des flammes. Les citoyens cependant, frappés à la fois de crainte et de stupeur, ayant d'ailleurs perdu leurs forces et désespérant du succès de leur défense, ne résistèrent que faiblement à cette entreprise, et il en résulta qu'aucun des nôtres ne fut tué; quelques-uns seulement reçurent de légères blessures, mais les Sarrasins perdirent beaucoup de leurs hommes, et Dieu livra la ville entre nos mains d'une manière miraculeuse.

Ainsi donc, le 5 du mois de novembre, sous le règne du Sauveur du monde, par les soins et les veilles du seigneur évêque d'Albano, légat du Siége apostolique, l'an de grâce 1219, la ville de Damiette fut prise sans s'être rendue, sans résistance, sans violence, sans pillage ni désordre, afin que cette victoire ne pût être attribuée qu'au seul Fils de Dieu, qui inspira à son peuple le dessein d'entrer en Égypte, et répara ses forces dans le pays même, qui ne donna point sa gloire à un autre et conféra le triomphe à la sainte église romaine. Quelques-uns des nôtres qui ne recherchaient que leur propre gloire et déjà se disputaient entre eux au sujet des dépouilles et du partage de la ville, furent privés de toute gloire par le Seigneur. En effet, le jour ayant 396paru, le soudan et les hommes de son armée, voyant nos bannières flotter sur les tours et sur les remparts de Damiette, frappés d'une grande terreur et fuyant avec douleur, mirent le feu à leur camp et au pont qu'ils avaient construit sur le fleuve, reconnaissant bien positivement que Dieu, en réprouvant et confondant les Sarrasins, avait combattu miraculeusement pour nous. Au mois de février, le jour de la fête de sainte Agathe, vierge, nous avions franchi le fleuve du Nil, autrement appelé Gihon, tandis que les Sarrasins fuyaient devant nous; puis nous avions investi de toutes parts la ville de Damiette, tant du côté de la terre que du côté des deux îles, et plus de soixante mille Sarrasins s'étaient trouvés dès lors renfermés dans les murailles de la place. Neuf mois après, le 5 de novembre, lorsque nous fûmes maîtres de la ville, à peine y trouvâmes-nous trois mille hommes de cette armée, parmi lesquels il y en avait cent tout au plus qui fussent demeurés en bonne santé et en état de se défendre. Le Seigneur, frappant ses adversaires de la peste, avait tiré le glaive du fourreau, si bien que, lorsque nous entrâmes dans la ville, nous y trouvâmes une si grande quantité de cadavres, que le petit nombre de ceux qui leur avaient survécu étaient entièrement hors d'état de donner la sépulture à tous ces morts, tant ils répandaient autour d'eux une puanteur intolérable.

La ville ayant été nettoyée, le seigneur légat, le patriarche et tout le clergé de la ville d'Accon, portant des cierges et des luminaires, chantant des hymnes et des cantiques de louange et d'actions de grâces, entrèrent solennellement et en procession dans la 397place, le jour de la Purification de la bienheureuse Marie. Le seigneur légat avait fait préparer la grande basilique et il y officia en l'honneur de la bienheureuse Vierge, au milieu d'un grand concours de peuple, qui témoignait une extrême dévotion; il institua dans cette église un siège archiépiscopal; rejetant le perfide Mahomet, il consacra plusieurs autres églises encore dans l'intérieur de la ville et célébra assidûment les offices divins, le jour et la nuit, en l'honneur de Dieu et de ses saints.

Nous ne trouvâmes à Damiette que très-peu de vivres, mais en revanche il y avait beaucoup d'or et d'argent, des étoffes de soie, des vêtemens précieux et toutes sortes d'autres effets. Cependant, comme il y avait alors dans notre armée beaucoup de voleurs et de larrons, pélerins de nom seulement et habiles à dérober, et comme en outre les Sarrasins avaient enfoui sous terre ou jeté dans l'eau une très-grande partie de leur argent, à peine pûmes-nous ramasser, dans l'intérêt général, et répartir ensuite entre les nôtres, quatre cent mille byzantins. Aussi ce fut un grand sujet de scandale, et il s'éleva à cette occasion des rixes et des querelles au milieu de ce peuple insensé et indiscipliné. Quant aux Sarrasins que nous fîmes prisonniers dans la ville, nous mîmes en réserve quatre cents des meilleurs et des plus riches, afin de pouvoir les échanger contre les hommes que nous avions perdus; et tous les autres, comme il eût été trop dispendieux d'en nourrir un si grand nombre, nous les vendîmes aux Chrétiens, pour qu'ils s'en fissent servir à jamais; seulement on en excepta les petits enfans, et je parvins, non sans beaucoup de peine et même 398de dépenses, à les faire mettre en réserve; ils furent baptisés au nombre de plus de cinq cents, et après le baptême ils ont passé au Seigneur, «pour être les prémices à Dieu et à l'Agneau68, Ce sont ceux qui ne se sont point souillés avec les femmes, car ils «sot vierges; ce sont ceux qui suivent l'Agneau, quelque part qu'il aille69.» Indépendamment de ceux que nous retînmes pour otages, j'en confiai d'autres encore à quelques-uns de nos amis, afin qu'ils eussent à les diriger vers le culte de Dieu, en leur apprenant à connaître les livres saints.

Le seigneur légat, du consentement des pélerins, destina la seigneurie de cette ville et de ses dépendances à l'accroissement du royaume de Jérusalem, et les conféra au roi de Jérusalem pour être possédées par lui à perpétuité. Les maisons et quelques portions du territoire furent ensuite distribuées aux pélerins, selon les diverses nations qui étaient venues en Élam. Il y avait, dans l'enceinte de la première muraille, vingt-six grandes tours et d'autres plus petites, et ces fortifications eussent rendu la ville inexpugnable, si le Seigneur ne l'eût miraculeusement livrée à son peuple des Chrétiens. En outre de cette ville, Dieu nous livra encore, par un miracle non moins grand, dit-on, que le premier, la ville de Thanis, aussi bien que le château voisin, qui contient dans son enceinte huit tours imprenables et qui ne peut être assiégé d'aucun côté. La ville de Thanis et son diocèse sont réunis à la métropole de Damiette.

Mais afin que nous ne pussions attribuer notre triomphe à nos propres forces ou à notre multi-399tude, afin que nous fussions humiliés et que nous pussions dire avec le prophète: «Ce n'est point dans mon arc que je mettrai ma confiance et ce ne sera point mon épée qui me sauvera70; c'est le Seigneur qui abaisse et qui élève71,» le Seigneur permit que son peuple, avant que la ville lui fût livrée, fût affligé de beaucoup de tribulations, pour le purifier de ses péchés et pour relever la gloire des élus. Un jour, comme les nôtres sortaient en foule, tant chevaliers qu'hommes de pied, pour aller combattre le soudan, marchant comme s'ils n'avaient aucune crainte et se confiant en leurs forces, n'ayant point le Seigneur présent à leurs regards, un grand nombre d'entre eux se portèrent en avant sans humilité, dans leur orgueil et avec fierté, et marchèrent contre les ennemis dans l'espoir d'un gain temporel. Le soudan, qui avait appris par sa propre expérience qu'un petit nombre des nôtres, lorsqu'ils se confient en l'assistance de Dieu, pouvaient vaincre sans aucune difficulté un grand nombre des siens, n'osa pas attendre notre armée et se retira peu à peu, fuyant avec tous ses bagages devant les Chrétiens qui le poursuivaient. Or, lorsque notre armée fut arrivée en dedans du fossé dont le soudan avait environné son camp, nos hommes, un peu fatigués, s'arrêtèrent un moment, et alors......... 72 Mais alors, les ennemis étant survenus, quelques-uns des nôtres tournèrent le dos et se sauvèrent sans être mis en fuite. A cette vue, quelques-uns de nos chevaliers, fermes de cœur, s'étonnant et s'affligeant à la fois de la fuite des leurs, et se formant 400en bon ordre pour protéger les derrières de l'armée, marchaient à la suite en serrant leurs rangs, selon les principes de la science militaire, afin que du moins l'armée pût faire son mouvement de retraite sans éprouver beaucoup de mal. En cette circonstance, quelques hommes ne pouvant soutenir le choc des Sarrasins qui les poursuivaient et qui blessaient les chevaux des nôtres à coups de flèches, abandonnèrent leurs compagnons et échappèrent ainsi aux ennemis. Il en résulta que, le premier jour, avant que nous fussions rentrés dans notre camp, nous perdîmes plus de mille hommes, dont quelques-uns tombèrent sous le glaive et d'autres furent faits prisonniers, après avoir eu leurs chevaux blessés ou morts par l'excès de la chaleur. Beaucoup d'hommes de pied succombèrent aussi à l'ardeur brûlante du soleil; quelques-uns, frappés de folie, par un juste, mais secret jugement de Dieu, moururent seulement de frayeur. Dans la première bataille nous perdîmes plus de deux cents chevaliers, dont quelques-uns furent tués et d'autres emmenés en captivité. Parmi ces derniers on remarquait des hommes nobles, l'évêque élu de Beauvais et son frère, André de Nanteuil, Jean d'Arcies, chevalier vaillant; André d'Espeisse, Gautier, officier de la chambre du roi de France, et son fils, le vicomte de Beaumont; le frère de l'évêque d'Angers, Eudes de Châtillon, et beaucoup d'autres qu'il serait trop long d'énumérer. D'autres encore, recevant en ce jour la couronne des bienheureux, se rendirent dans le sein du Seigneur.

Pour moi, en cette même journée, j'étais sorti sans armes, revêtu seulement de ma cape et de mon surplis 402avec le seigneur légat et le patriarche, celui-ci portant la sainte croix. Il ne plut pas à Dieu de m'appeler à lui, moi, misérable et indigne, avec les martyrs, et il voulut me réserver encore pour le travail et la douleur.

Le Seigneur rabattit notre orgueil par beaucoup d'autres tribulations. Ayant conduit plusieurs fois tout près de la ville et du côté du fleuve nos vaisseaux armés de leurs échelles, nous fûmes plusieurs fois repoussés. Les Sarrasins nous jetaient des feux grégeois; et leurs machines de guerre, que l'on appelle des pierriers, nous lançaient des pierres qui tuaient quelques-uns de nos hommes. Du côté de la terre, nous fîmes des fouilles, non sans beaucoup de peine et de grandes dépenses; mais les eaux du fossé nous opposèrent des obstacles, qui empêchèrent le succès de cette entreprise. Une autre fois, tandis que nous, conduisions vers les nôtres certaines machines de guerre, les Sarrasins lancèrent des feux grégeois en abondance, et les brûlèrent, après nous avoir tué beaucoup de monde. En outre, il arrivait souvent que, malgré nous, ou à notre insu, des ennemis pénétraient dans la place, quelquefois en passant par des souterrains, d'autres fois en traversant le fleuve sous les eaux, apportant ainsi de grands secours à ceux qui habitaient dans la ville. Alors les nôtres tendirent un grand filet au travers du fleuve; et se faisant pécheurs d'hommes, ils saisirent parfois des Sarrasins. Cependant, ayant fait vainement toutes sortes de tentatives, nous en étions presque réduits à ne plus imaginer ce que nous pourrions faire, et la ville avait beaucoup plus de forces un peu avant le moment 402où elle fut prise, que lorsque nous commençâmes à l'assiéger. Mais le Seigneur se réserva pour lui seul la victoire, et ne nous refusa point la récompense de nos efforts, car nous étions pleins de confiance en Christ, qui nous a ouvert miraculeusement les portes d'Égypte, jetant la lumière au milieu des ténèbres, et poussant son Église jusqu'aux extrémités de la terre.

Quant à vous, priez sans interruption pour l'armée de Jésus-Christ, afin que sa vigne se propage dans la terre de promission, que les églises soient reconstruites, les Infidèles rejetés, la foi restaurée, et que les murailles de Jérusalem, renversées par nos ennemis, soient enfin relevées.

Nos compagnons et amis Jean de Dionant, Jean de Cambrai, notre chantre, et Henri, sénéchal de notre église, vous saluent. Le seigneur Reinier, prieur de Saint-Michel, est entré dans l'Ordre des frères Mineurs; cet Ordre fait de rapides progrès dans le monde entier, parce qu'il reproduit exactement la forme de la primitive Église, et imite en toutes choses la vie des apôtres. Le supérieur de ces frères se nomme frère François; il est tellement aimable, que tous les hommes l'ont en vénération. Lorsqu'il fut arrivé à notre armée, embrasé du zèle de la foi, il ne craignit point de se rendre à l'armée de nos ennemis; après qu'il eut prêché la parole du Seigneur aux Sarrasins pendant plusieurs jours, mais sans beaucoup de succès, le soudan, roi d'Égypte, lui demanda en secret d'adresser pour lui ses supplications au Seigneur, afin que lui, soudan, pût, par l'effet d'une inspiration divine, s'attacher à la religion qui serait la plus agréable à Dieu. Colin, l'Anglais, notre clerc, et deux autres de 403nos compagnons, savoir Michel et le seigneur Matthieu, à qui j'avais confié le soin de la sainte Église, sont également entrés dans l'Ordre des frères Mineurs, et je puis à peine retenir le chantre Henri et tous les autres. Quant à moi, faible et le cœur contrit, je desire finir ma vie en paix et repos. Nous vous envoyons deux petits enfans sauvés de l'incendie de Babylone, et en outre, quelques étoffes de soie et d'autres lettres. Faites lire celle-ci à l'abbé de Villar et à nos autres amis. Adieu, portez-vous bien.

 

(1Malek-el-Daber Gaintheddyn-Ghazi.

(2) Malek-el-Kamel.

(3) Malek-al-Moadham-Seharfeddyn.

(4 Isaïe, ch. 29, v. 1.

(5 Il y a ici une lacune.

(6Nouvelle lacune.

(7Évang. selon saint Matth., ch. 3, v. 17.

(8Crose: Je n'ai pu découvrir le sens de ce mot.

(9Ps. 47, v. 12.

(10) Isaïe, ch. i2, v. 5.

(11) Ép. de saint Paul à Tite, ch. 3, v. 5.

(12) Ép. de saint Paul aux Rom., ch. 1, v. 25.

(13Évang. selon saint Matth., ch. 21, v. 2.

(14Juges, ch. 7, v. 5.

(15 Ceci désigne probablement le détroit de Gibraltar.

(16) Ire Ép. de saint Paul aux Corinth., ch. 15, v. 5 et 6.

(17) Évang. selon saint Luc, ch. 21, v. 25.

(18) Il y a ici une lacune.

(19) Nouvelle lacune.

(20) Exode, ch. 14, v. 14.

(21 Exode, ch. 14, v. 27 et 28.

(22) Jonas, ch. 2.

(23 IIe Ép. de saint Paul aux Corinth., ch. 11, v. 25.

(24IIe Ép. de saint Paul aux Corinth., ch. I, v. 4.

(25) Juges, ch. 16, v. 3o.

(26Isaïe, ch. 10, v. 15.

(27) Rois, liv. iv, ch. 6. v. 24; ch. 7, v. 3 et suiv.

(28) Il y a ici une lacune.

(29 Évang. selon saint Luc, ch 1, v. 26.

(30Ps. 17, v. 31.

(31) Rois, liv. 1, ch. 14, v.6.

(32Juges, ch. 7.

(33 II y a ici une lacune.

(34) Lament. de Jérém., ch. 3, v. 13 et 14.

(35) Ps. 76, v. 9.

(36 IIe Ép. de saint Paul aux Corinth., ch. 4, v. 6.

(37) Rois, liv. 1, ch. 15, v. 29.

(38Il y a ici une lacune qui rend ce passage un peu obscur.

(39)  Genèse, ch. 1, v. 9.

(40) Isaïe, ch. 15, v. 5.

(41Apocalypse, ch. 18.

(42 Nouvelle lacune.

(43) Isaïe, ch. 19, v. 5.

(44) Genèse, ch. 46, v. 34.

(45) Il y a ici une lacune.

(46) Malek-el-Afdal-Noureddyn-Ali.

(47) Ps. 65, v. 5.

(48) Is., ch. 14, v. 5.

(49) Josué, ch. 7.

(50Isaïe, ch. 3, v. 18 et suiv.

(51) Ps. 77, v. 15.

(52) Isaïe, ch. 19, v. 11.

(53) Rois, liv. 1v, ch. 25, v. 23; et Jérémie, ch. 41, v. 2.

(54) Jérémie, ch. 43, v. 8 et 9.

(55) Ibid., ch. 44, v. 26 et 27.

(56) Josué, ch. 6, v. 11-2o.

(57Exode, ch. 16, v. 13 et suiv.

(58) Salomon, Proverbes, ch. 2o, v. 25.

(59) Actes des Apôtres, ch. 5.

(60Evang. selon saint Jean, ch. 12, v. 6.

(61) Isaïe, ch. 49 et 6o.

(62Tobie, ch. 13, v. 17 et 18.

(63) Ps. 106, v. 15 et 16.

(64)  Ps. 46, v. 4.

(65) Ps. 74, v. 10.

(66 Deutéronome, ch. 32, v. 31.

(67) Il y a ici une lacune.

(68 Apocalypse, ch. 14, v. 4.

(69) Ibid.

(70Psaume 43, v. 7.

(71) Rois, liv. 1, ch. 2, v. 7.

(72Il y a ici une lacune.