Ermold le Noir

JACQUES DE VITRY

 

HISTOIRE DES CROISADES : LIVRE I - Partie I - Partie II - Partie III - LIVRE II - LIVRE III

 

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

 

 

 

 

 

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE,

depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle

AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,

PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.

 

 

A PARIS,

CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,

RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, N°. 68.

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE.

 

 

HISTOIRE

DES CROISADES,

Par JACQUES DE VITRY.

 

Précédent

Les Grecs donc, aussi bien que les Syriens, misérablement déçus au sujet du Symbole que les saints Pères arrêtèrent dans le concile de Nicée, nient que le Saint-Esprit procède du Fils, quoique le Seigneur Jésus, en l'inspirant à ses disciples et en leur disant: «Recevez le Saint-Esprit207» ait manifestement démontré que lui-même souffle ce Saint-Esprit, et qu'il procède par conséquent de lui comme du Père, comme le lien et l'amour qui les unit tous deux. C'est pourquoi il a dit lui-même dans l'Évangile: «Je «sais que la vertu est sortie de moi,» car la vertu du Saint-Esprit étant sortie ou procédant de lui, il guérit la femme qui avait touché le bord de sonhabit208. Lorsqu'il disait lui-même au Père: «Tout ce qui est à toi est à moi, et tout ce qui est à moi est à toi209,» il est évident que de même que le Saint-Esprit est au Père, de même il est aussi au Fils, comme l'a dit le bienheureux apôtre Paul: «Dieu a envoyé dans nos cœurs l'Esprit de son Fils, par lequel nous crions Abba, c'est-à-dire Père210.» Le bienheureux Jean, dans son épître canonique sur le Christ, a dit: «Vous avez reçu l'onction de la part du Saint, et vous connaissez toutes choses211;» et plus loin: «Que l'onc-146tion que vous avez reçue de lui demeure en vous212.» Par toutes ces preuves il est évidemment démontré que de même que le Saint-Esprit, ou l'onction (ce qui est la même chose), est l'esprit du Père, il est aussi l'esprit du Fils, et que comme le Père l'envoie, de même le Fils l'envoie aussi, ainsi que l'a attesté le Seigneur, en disant: «Si je ne m'en vais, le consolateur ne viendra point à vous, et si je m'en vais, je vous l'enverrai213.» Ainsi donc le Saint-Esprit est commun aux deux personnes, et procède de l'une et de l'autre. «Une flamme de feu, dit Daniel, sortait et se répandait de devant sa face214.» Aussi, comme tous les Latins confessent que le Saint-Esprit procède du Fils, de même les plus sages d'entre les Grecs ne nient point cette doctrine, mais ils n'admettent pas les paroles qui la consacrent, et nulle part chez eux on ne trouve exprimé en termes formels le dogme que «le Saint-Esprit procède du Fils.»

Comme les Grecs, ainsi que les Syriens, tiennent tous les Latins pour excommuniés, suivant ce que j'ai déjà dit, ils sont dans l'usage de faire purifier les autels sur lesquels les Latins ont célébré les offices divins, avant de les célébrer eux-mêmes. Ils ne témoignent non plus aucun respect pour nos sacremens, et ne veulent point se lever lorsque nos prêtres portent le corps du Seigneur pour visiter les malades. En outre, tandis que la sainte Église romaine et tontes les églises de l'Occident célèbrent le sacrement avec du pain azime, à l'imitation du Sei-147gneur (car le Seigneur, après avoir mangé l'agneau de la pâque avec des pains sans levain, selon le rit des Juifs, convertit en son corps le pain dont il se servait à table215); eux au contraire célèbrent les sacremens avec du pain levé. Et cependant, en nous faisant rejeter «le vieux levain, le levain de la malice et de la méchanceté,» on nous enseigne d'une manière mystique à célébrer le festin «avec le pain sans levain de la sincérité et de la vérité216.» En beaucoup d'autres points encore, adoptés par la sainte et souveraine Église romaine, dont ils se sont séparés de leur propre autorité, les Grecs et les Syriens la contredisent en schismatiques, s'opposant ainsi aux dispositions de Dieu, qui a voulu faire de la ville de Rome la souveraine et la métropole du monde entier, et a ordonné que comme elle avait commandé à tous dans les choses temporelles, de même elle commandât à tous les fidèles dans les choses spirituelles. Céphas en effet (qui signifie tout simplement tête), c'est-à-dire Pierre, a été établi par le Seigneur le chef du monde entier, et le Seigneur a dit de lui sans aucune exception: «Tout ce que tu lieras sur la terre, sera lié dans les cieux217;» et il a dit encore: «Pais mes brebis,» sans désigner seulement les Latins ou les Occidentaux, mais tout simplement «mes brebis,» afin qu'il n'y ait «qu'un seul troupeau et un seul berger218.» Il est donc évident, puisque après le Christ son Église fut édifiée et fondée sur cette pierre, pour laquelle le Seigneur pria que sa foi ne défaillit 148point219, que tous ceux qui se retirent de l'Église romaine bâtissent sans fondement et travaillent par conséquent en vain, et que puisqu'ils sont séparés de celui que le Seigneur a appelé Cephas, ils doivent être à juste titre considérés comme des hommes privés de tête et des êtres monstrueux.

Les Syriens, de même que les Grecs, n'admettent point les quatrièmes noces. Leurs prêtres et leurs diacres, quoiqu'ils ne contractent point de mariage dans les Ordres susdits, gardent cependant les femmes auxquelles ils se sont unis avant d'y parvenir. Le sous-diaconat n'est point regardé par eux comme un Ordre sacré. Aussitôt après le baptême, leurs petits enfans sont marqués du chrême au front par de simples prêtres, ce qui n'est permis chez les Latins qu'aux évêques et aux prélats supérieurs, qui tiennent la place des apôtres dans l'Église de Dieu. En effet, l'imposition des mains par les apôtres conférait par le Saint-Esprit la force et la confirmation, et le sacrement dont je viens de parler tient lieu chez les Grecs et les Syriens de l'imposition des mains. Ils tiennent le jour du sabbat pour tellement solennel, qu'il n'est permis à personne de jeuner en ce jour-là, si ce n'est lors du saint sabbat de la Pâque. Le jour du sabbat ils célèbrent solennellement les offices divins, comme le jour du dimanche, mangent de la viande et se nourrissent splendidement, selon l'usage des Juifs. Cette célébration solennelle du sabbat a été réprouvée par les Latins, pour éviter les apparences même du judaïsme.

Il y a en outre dans la Terre-Sainte et dans d'autres 149parties de l'Orient d'autres peuples barbares qui sont en dissidence sur plusieurs points avec les Grecs et les Latins. Les uns s'appellent Jacobites, du nom de leur maître, Jacques, qui fut disciple d'un patriarche d'Alexandrie. Ces Jacobites excommuniés déjà depuis long-temps par le patriarche de Constantinople Dioscore, et séparés de l'église grecque, habitent une grande partie de l'Asie et de tout le pays d'Orient, quelques-uns au milieu des Sarrasins, d'autres ayant occupé des contrées entières et les habitant sans aucun mélange avec les infidèles, comme par exemple, la Nubie limitrophe de l'Égypte, une grande portion de l'Ethiopie, et tout le pays qui s'étend jusqu'à l'Inde, et qui contient, à ce qu'on assure, plus de quarante royaumes. Tous sont chrétiens, et furent convertis à la foi par le bienheureux apôtre Matthieu, et par d'autres hommes apostoliques. Mais dans la suite «l'ennemi étant venu et ayant semé de l'ivraie parmi le blé220,» ils furent pendant long-temps enveloppés de ténèbres et livrés à de déplorables erreurs. La plupart font circoncire leurs petits enfans de l'un et de l'autre sexe, à la manière des Sarrasins, imprudens qui ne font point attention que, lorsque la grâce du baptême est survenue, elle a rendu inutile la circoncision de la chair, de même que, lorsque le fruit arrive, les fleurs tombent et se flétrissent. Ainsi le bienheureux Paul a dit dans son épître aux Galates: «Si vous vous faites circoncire, Christ ne vous servira de rien. Je proteste à tout homme qui se fait circoncire qu'il est obligé d'observer toute la loi. Christ vous devient inutile, à vous tous qui voulez 150être justifiés par la loi, et vous êtes déchus de la grâce221

Une autre erreur des Jacobites, non moins grande que la première, est qu'ils font la confession de leurs péchés, non à des prêtres, mais à Dieu seulement et en secret, déposant à côté d'eux l'encens sur le feu, comme si leurs péchés devaient monter devant le Seigneur avec la fumée; malheureux qui vont errant sans comprendre les Écritures, et qui périssent par le défaut de doctrine, cachant leurs blessures aux médecins spirituels, auxquels il appartient de discerner la lèpre dans la lèpre, de régler les pénitences d'après l'examen des diverses circonstances des péchés, de lier et délier avec les clefs qui leur ont été remises222 et de prier spécialement pour ceux qui se confessent à eux. Aussi le Seigneur a-t-il dit aux lépreux dans l'Évangile: «Allez et montrez-vous aux sacrificateurs223.» Nous lisons dans saint Matthieu, au sujet du bienheureux Jean-Baptiste, que les hommes «étaient baptisés par lui dans le Jourdain, confessant leurs péchés224.» La rougeur, l'anxiété de la honte, l'humilité de celui qui se confesse sont en effet les principaux caractères de la pénitence. Ceux qui ne croient pas devoir révéler leurs turpitudes devant les hommes deviennent plus enclins à pécher, et il a été écrit: «Celui qui cache ses crimes ne réussira point; mais celui qui les confesse et qui s'en retire, obtiendra miséricorde225

151La troisième erreur des Jacobites ou Jacobins, plongés dans une ignorance et enveloppés de ténèbres en quelque sorte palpables, consiste en ce que la plupart d'entre eux, avant le baptême de leurs enfans, les brûlent et les marquent au front avec un fer chaud. D'autres leur font, sur les deux joues ou sur les tempes, une empreinte en forme de croix, pensant faussement qu'il sont ainsi purifiés par le feu matériel, parce qu'il est écrit dans l'évangile du bienheureux Matthieu, que le bienheureux Jean disait, en parlant du Christ: «Il vous baptisera du Saint-Esprit et de feu226,» tandis qu'il est constant pour tous les fidèles que la rémission des péchés se fait par le feu spirituel, c'est-à-dire par le Saint-Esprit et non par un feu visible. Aussi voit-on que le Seigneur accuse fréquemment les enfans d'Israel par les prophètes et leur adresse de terribles menaces, parce que, selon l'usage des Gentils, ils passaient leurs enfans par le feu. Ainsi le Seigneur a dit dans le Deutéronome, par Moïse le prophète: «Vous ne pratiquerez aucune des abominations que commettent ces nations. Qu'il ne se trouve personne parmi vous qui fasse passer par le feu son fils ou sa fille227.» Et il est constant pour tous les fidèles, que ni Notre-Seigneur, ni ses apôtres, ni les saints Pères n'ont laissé subsister dans l'Église aucune coutume de ce genre et n'ont point ordonné de pratiquer rien de semblable. Nous avons vu nous-mêmes de ces hommes, tant jacobites que syriens, qui habitent au milieu des Sarrasins, ayant sur les bras des ccpix marquées avec un fer chaud, et 152ils disaient qu'ils portaient ainsi la figure de la croix, tant pour se distinguer des païens, que pour témoigner leur respect pour la sainte croix. Lorsque nous avons demandé avec beaucoup de soin aux Grecs et aux Syriens pour quels motifs ils détestaient les Jacobites et les avaient rejetés de leur communion, ils nous ont répondu que leur principal motif était que ceux-ci avaient adopté la plus condamnable et la plus mauvaise des hérésies, savoir, qu'ils ne reconnaissent qu'une seule nature et affirment qu'il n'y a qu'une seule personne en Christ. Les hérétiques de cette classe ont été condamnés et excommuniés dans le concile de Chalcédoine. Quelques-uns d'entre eux affirmaient méchamment que Christ, après avoir revêtu la nature humaine, n'était pas composé de deux natures, et que la nature divine demeurait seule en lui. Cette erreur fut introduite dans l'Église par Eutychès, abbé de Constantinople. D'autres affirment que les deux natures se sont fondues en Christ en une seule. Deux évêques d'Alexandrie, Théodore et Galien, furent les promoteurs de cette erreur. Or, il est certain que, selon la nature humaine, le Seigneur Jésus-Christ eut faim et soif, fut soumis aux autres besoins de la vie et souffrit la mort sur la croix, et que, selon la nature divine, il ressuscita les morts et opéra d'autres actes de puissance, ainsi qu'il le dit lui-même de lui: «Avant qu'Abraham fût, j'étais228. Je suis dès le commencement, moi qui vous parle. Moi et mon Père nous ne sommes qu'un229.» Il a dit encore, selon la nature humaine: «Le Père est plus grand que moi.» Et lorsqu'il le priait d'éloigner de lui la coupe: «Tou-153«efois qu'il en soit non comme je voudrais, mais comme tu le veux230.» Ayant eu occasion de demander plusieurs fois à des Jacobites si en effet ils ne reconnaissaient qu'une seule nature en Christ, ils me l'ont nié, sans que j'aie pu savoir si cette réponse était provenue en eux d'un sentiment de crainte ou quel autre motif les avait guidés. Lorsque je leur demandai pourquoi ils se signaient avec un doigt seulement, ils me répondirent qu'ils désignaient par l'unité du doigt l'unité de l'essence divine et la Trinité par les trois actes successifs; qu'ainsi ils se fortifiaient par le signe de la croix, au nom de la Trinité et de l'unité. Quelques-uns d'entre eux emploient les lettres chaldéennes, d'autres les lettres arabes, autrement dites sarrasines. Dans l'usage vulgaire, leurs laïques parlent divers idiomes, suivant les diverses contrées ou nations auxquelles ils appartiennent, et n'entendent pas la langue dont se servent leurs clercs pour les divines Écritures. Celle-ci, quoiqu'elle soit la langue sarrasine, ne reproduit pas cependant le sarrasin vulgaire et est un idiome particulier, que les lettrés seuls comprennent.

Il y a encore d'autres nations, vivant non seulement dans la Terre-Sainte ou au milieu des Sarrasins, mais séparément, et occupant la majeure partie de l'Inde; on les appelle Nestorins ou Nestoriens, du nom d'un certain hérésiarque Nestorius, dont la doctrine perverse infecta mortellement une portion considérable des contrées de l'Orient, et principalement les peuples qui habitent sur le territoire de ce prince très-puissant que le vulgaire a appelé 154le prêtre Jean. Tous ces Nestoriens, qui ont un roi, sont, dit-on, avec les Jacobites, beaucoup plus nombreux que les Latins ou les Grecs. Sans parler de ceux qui vivent séparés et dont le nombre est infini, au milieu des Sarrasins, il n'y a pas, à ce qu'on assure, moins de Chrétiens unis aux infidèles et soumis à leur domination, qu'il n'y a de Sarrasins mêmes; et quoiqu'ils n'aient pas voulu dans le principe adopter la loi empestée de Mahomet, ils ont été cependant corrompus par les hérétiques. Ce susdit Nestorius, enfant de perdition, évêque de Constantinople, et tous ses sectateurs nient que la bienheureuse Vierge Marie soit mère de Dieu. Ils reconnaissent toutefois qu'elle est mère du Christ homme, et affirment qu'il y a en Christ une personne divine et une personne humaine. Selon les deux natures ils distinguent deux personnes en Christ, ne croient point au Christ unique par le Verbe de Dieu et par la chair, et soutiennent que, séparés et distincts, l'un est le Fils de Dieu, l'autre le fils de l'homme. Cette détestable hérésie fut réprouvée et condamnée dans le concile d'Éphèse, auquel assistèrent trois cents Pères; car, de même que l'ame raisonnable et la chair ne font qu'un seul homme, de même Dieu et l'homme ne sont qu'un seul Christ; quoique la nature de l'ame et la nature de la chair soient autres, cependant il n'y a pas un homme selon l'ame et un homme selon la chair, et quoique la nature du fer et la nature du feu soient autres, cependant le fer igné est une seule chose. D'après la susdite hérésie, on ne pourrait admettre des locutions telles que celles-ci: «Le Christ est Dieu et homme; le Fils de Dieu est mort et a été enseveli,» parce que, en 155 tant que Fils de Dieu, il est impassible et immortel. Et cependant Isaïe a dit: «Un petit enfant nous est né et il sera appelé Dieu le fort231.» Ainsi ce petit enfant a été Dieu, ce qui contredit formellement la perverse doctrine des Nestoriens. De même Jérémie a dit, en parlant du Fils de Dieu: «Après cela il a été vu sur sur la terre et a conversé avec les hommes232;» quoique cependant, en tant que Dieu, il soit invisible. Le bienheureux Paul a dit aussi: Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme et assujéti à la loi233.» Par où il est évident que le Fils de Dieu est le Fils de la Vierge, et qu'ainsi Marie est mère de Dieu, «car des hommes sans nombre sont nés en elle et c'est le Très-Haut qui lui-même l'a fondée234.» Ainsi, l'homme qui est né de la Vierge Marie la créa, et ainsi cet homme fut Dieu. Reconnaissons pareillement que cet enfant créa les astres et qu'il fut de toute éternité consubstantiel et égal au Père, «car la parole a été faite chair et a habité parmi nous235.» Et puisque lui-même a dit de lui: «Je suis ce que je vous ai dit dès le commencement236,» il ne saurait être douteux, pour tout être doué de raison, que celui qui parlait ainsi aux hommes ne fut la même personne que celui qui est le principe et le créateur de toutes choses; et il est de la dernière évidence que la personne divine et la personne humaine est la même, malgré toutes les dénégations de ces misérables Nestoriens. Ceux-ci emploient la langue chaldéenne pour les divines Écritures, et à la manière  156des Grecs, ils célèbrent le mystère divin avec du pain fermenté.

Des hommes, habitant en assez grand nombre auprès de la chaîne du Liban, dans la province de Phénicie, et non loin de la ville de Biblios, armés d'arcs et de flèches, et habiles dans les combats, sont appelés Maronites, du nom d'un certain homme, leur maître, Maron, hérétique qui affirmait qu'il n'y a en Christ qu'une seule volonté et une seule opération. Un certain évêque d'Antioche, nommé Macaire, fut le premier inventeur de cette erreur. Il fut, ainsi que ses complices, condamné dans le sixième concile de Constantinople, auquel assistèrent cent cinquante Pères, et, en qualité d'hérésiarque, enchaîné des liens de l'anathème, et rejeté de l'Église des fidèles. Car de même qu'il y a dans l'homme simple la volonté de la raison et la volonté des sens, de même il y eut en Christ la volonté humaine, comme lorsqu'il voulait manger, boire, et éloigner de lui la coupe de la passion; et la volonté divine, qui était la même que celle du Père. Ces deux volontés furent évidemment manifestées, lorsqu'il dit: «Qu'il en soit, non comme je le voudrais, mais comme tu le veux242.» Or, qui ignore que le manger, le boire, et les autres besoins semblables qui étaient dans l'homme Christ, sont des opérations de l'humanité, qui n'appartiennent nullement à l'immuable divinité; tandis que ressusciter les morts, reprendre son ame après la mort, sont des actes qui ne tiennent point de l'humanité, mais uniquement de la puissance divine? Par où il est évident que l'opération de l'humanité est autre 157que celle de la divinité. Ainsi le bienheureux apôtre Paul, dans son épître aux Romains, nous montre dans la dernière évidence la double volonté d'un homme quelconque, disant: «Je ne fais pas le bien que je voudrais faire, mais je fais le mal que je ne voudrais pas faire243;» tel est en effet le combat qui se livre entre la volonté de la raison et la volonté des sens; et plus haut, le même apôtre dit aussi: «J'ai bien la volonté de faire ce qui est bon, mais je ne trouve pas le moyen de l'accomplir244. L'esprit est «prompt,» selon la volonté de la raison, «mais la chair est faible245,» selon la volonté des sens. C'est selon celle-ci, «qu'un autre ceignit Pierre, et le mena où il ne voulait pas246,» et cependant il retourna spontanément à Rome, et voulut être crucifié par la volonté de sa raison. Ces deux volontés ont été parfaitement représentées par Paul l'apôtre comme deux lois qui luttent dans l'homme, lorsqu'il a dit: «Je prends plaisir à la loi de Dieu, selon l'homme intérieur, mais je vois une autre loi dans mes membres, qui combat contre la loi de mon esprit, et qui me rend captif sous la loi du péché, qui est dans mes membres247.» Imprudemment aveuglé par une illusion diabolique, Maron entraîna un grand nombre d'hommes dans son erreur; et ses sectateurs, que l'on appela Maronites, séparés pendant près de cinq cents ans de la sainte Église et de la société des fidèles, célébrèrent particulièrement leurs sacremens. Alors cependant rentrant dans leur cœur, ils firent  158profession de la loi catholique, en présence du vénérable père Amauri, patriarche d'Antioche, abjurèrent leur erreur, et adoptèrent les traditions de la sainte Église romaine. Ainsi, tandis que tous les prélats de l'Orient, excepté toutefois les Latins, ne portent point l'anneau et la mitre pontificale, n'ont point en main le bâton pastoral, et au lieu d'employer les cloches pour appeler le peuple dans les églises, ont coutume de faire battre sur les tables avec le bâton ou le marteau, les Maronites, en témoignage d'obéissance, suivent les coutumes et les rites des Latins. Aussi leur patriarche assista-t-il au concile général de Latran, qui fut solennellement tenu dans la ville de Rome, sous le pontificat du vénérable Innocent III. Les Maronites emploient les lettres chaldéennes, et parlent vulgairement l'idiome sarrasin.

Le peuple arménien qui habite à part dans la province d'Arménie, auprès d'Antioche, entre les Sarrasins et les Chrétiens, est entièrement séparé de toute race chrétienne, et a des rites particuliers et des observances qui lui sont propres. Les Arméniens ont un primat à eux, qu'ils appellent Catholique, et auquel tous, depuis le plus grand jusqu'au plus petit, obéissent comme à un pape, lui rendant les honneurs suprêmes, et lui témoignant le plus profond respect. Il y a entre les Arméniens et les Grecs une haine et des dissensions implacables; les uns et les autres détestent réciproquement leurs rites et leurs institutions. Ils ont une langue parlée et une langue écrite qui leur sont propres, et lisent les Ecritures divines en langue vulgaire, en sorte que leurs prêtres et leurs clercs sont entendus dans les églises par les laïques, 159de même que chez les Grecs, comme je l'ai déjà dit. Ils ne célèbrent point la nativité du Seigneur selon la chair, et jeûnent eux-mêmes aux jours qui rappellent cette époque. Leur jeûne fini, et le jour de l'apparition du Seigneur, ils célèbrent, en même temps que la solennité de l'apparition, la fête du baptême du Seigneur; et ce même jour, ils affirment qu'ils célèbrent aussi la fête de la naissance spirituelle du Sauveur, quoique cependant on ne puisse dire proprement que le Seigneur ait été régénéré, ou qu'il soit né de nouveau, puisqu'il n'a pas été purifié par les eaux du baptême celui qui n'a pas le péché originel, «qui n'a pas commis de péché, et dans la bouche duquel il ne s'est trouvé aucune fraude248.» Les Arméniens observent le carême avant la Résurrection du Seigneur, et jeûnent avec une telle sévérité, que non seulement ils s'abstiennent de viande, de fromage, d'œufs, de lait, mais même de poissons, d'huile et de vin; et toutefois doit-on appeler ces abstinences un jeûne, puisqu'ils mangent des fruits et des légumes toutes les fois qu'il leur plaît pendant le jour? En outre, et afin de se mettre plus manifestement en opposition avec leurs rivaux, les Grecs et les Syriens, il est certains vendredis où ils mangent de la viande. Dans le sacrement du sang du Christ, ils ne mettent point d'eau dans le vin, coutume perverse, par laquelle ils tombent évidemment dans une bien grande erreur, car lors de la Cène, Notre-Seigneur Jésus-Christ, suivant l'usage non seulement des Juifs, mais de tous les peuples d'Orient, qui ne boivent jamais de vin pur, mit la table, 160fit le mélange du vin, et célébra le sacrement avec du vin tempéré, car, dans ces contrées, personne ne pourrait boire sans inconvénient du vin qui ne serait pas tempéré par l'eau. Ainsi le bienheureux Cyprien a dit, en parlant de ce mélange du vin avec l'eau: «Si quelqu'un de nos prédécesseurs, par ignorance ou par simplicité, n'a pas observé et enseigné ce que le Seigneur nous a appris à faire par son exemple et par ses leçons, on peut, par l'indulgence du Seigneur, en accorder le pardon à sa simplicité. Quant à nous, on ne peut nous le pardonner, puisque maintenant nous avons été avertis et instruits par le Seigneur à présenter la coupe du Seigneur avec du vin mêlé, comme le Seigneur l'a présentée lui-même.» Il est donc évident que le Seigneur présenta dans la Cène la coupe remplie de vin mêlé d'eau, et que les Arméniens, dans le sacrement de l'autel, n'imitent point le Seigneur, et ne se conforment pas à ce mystère. L'eau, qui est glissante et coulante, désigne le peuple mortel et transitoire, et l'on mêle l'eau avec le vin pour indiquer l'association qui doit être faite du peuple, tant avec le Christ qu'avec le sang de notre rédemption. Car si quelqu'un présente seulement le vin, le sang du Christ commence à être sans nous; et s'il n'offre que l'eau, le peuple commence à être sans le Christ, et l'on n'indique pas l'union qui doit se faire, tandis que «le sacrement doit être le signe de la chose consacrée.» Ainsi l'on ne doit pas offrir dans la coupe du Seigneur du vin seul, ou de l'eau seule, car nous voyons dans l'Évangile, qu'après la Passion, on lui perça le côté, et qu'il «en sortit du sang et de 161l'eau249.» Les Arméniens promirent obéissance au souverain pontife et à la sainte Église romaine, lorsque leur roi reçut leur pays de l'empereur romain Henri, et la couronne royale de l'archevêque de Mayence; mais en même temps ils ne voulurent pas renoncer aux antiques observances auxquelles ils étaient accoutumés.

Il y a en outre dans la région de l'Orient un autre peuple chrétien, peuple très-belliqueux, vaillant dans les combats, doué d'une grande force, puissant par son innombrable population de guerriers, infiniment redoutable aux Sarrasins, aux Perses, aux Mèdes et aux Assyriens, dans le voisinage desquels il habite, et environné de toutes parts de peuples infidèles, auxquels il fait beaucoup de mal dans les fréquentes expéditions qu'il entreprend. Ces hommes sont appelés Georgiens, parce qu'ils ont saint George pour défenseur et patron dans les combats qu'ils livrent à la race des infidèles, parce qu'ils le servent et l'adorent avec le plus profond respect comme leur porte-bannière, et l'honorent d'une façon particulière, au-dessus de tous les autres saints. Ils se servent de la langue grecque pour les diverses écritures, et suivent d'ailleurs dans les sacremens les coutumes des Grecs. Leurs clercs ont la tonsure en rond, et les laïques l'ont en carré. Toutes les fois qu'ils arrivent en pélerins dans la cité sainte pour visiter le sépulcre du Seigneur, ils y entrent sans payer aucun tribut et bannières déployées, et les Sarrasins n'osent les tracasser en quoi que ce soit, de peur que, de retour 162dans leurs foyers, ils ne rendent la pareille à ceux des Sarrasins qui vivent dans leur voisinage. Leurs nobles femmes, nouvelles Amazones, manient les armes comme les chevaliers, lorsqu'elles vont au combat. Les Georgiens éprouvèrent une vive indignation contre le prince de Damas, Noradin, et l'accablèrent de menaces, parce qu'il avait osé renverser les murs de Jérusalem sans leur consentement, tandis que le peuple latin assiégeait la ville de Damiette. Ils soignent beaucoup leur barbe et leurs cheveux, et les portent presque de la longueur d'une coudée; ils ont aussi des bonnets sur la tête.

Les Chrétiens qui habitent en Afrique et en Espagne au milieu des Sarrasins de l'Occident, et que l'on nomme Mosarabes, se servent de lettres latines et de la langue latine pour les écritures, obéissent à la sainte église romaine, en toute humilité et dévotion, comme les autres Latins, ne se distinguent d'eux sur aucun autre article de foi ou de sacrement, et comme eux célèbrent le sacrement de l'autel avec du pain sans levain. Quelques-uns d'entre eux divisent en sept parties la cérémonie de la sainte eucharistie, d'autres en neuf parties, et cependant la sainte église romaine et ceux qui lui sont soumis ne la divisent qu'en trois parties. Mais comme cette distribution ne touche point à l'essence même du sacrement, elle n'y change rien et ne fait aucun obstacle à son efficacité.

Il y a encore dans les contrées de l'Orient d'autres misérables peuples odieux à la Divinité, méprisables et méprisés devant les hommes, dont les uns s'appellent les Ésséens, et sont descendans de la race des Juifs. Ils enseignent le dogme de la vie après la mort. 163et espèrent en effet la recouvrer. Ils ne contractent point de mariage, afin de se préserver de l'intempérance des femmes, qu'ils prétendent n'être jamais fidèles à un seul homme. D'autres se marient, et n'ont plus aucune relation avec leurs femmes dès qu'elles sont grosses, pour montrer que ce n'est pas par l'attrait de la volupté, mais uniquement pour procréer des enfans qu'ils entretiennent un commerce avec les femmes. Ils nient qu'après la mort les ames soient réservées à des supplices ou à des récompenses honorables. Mais ceux qui s'engagent misérablement dans de telles sectes, perdent dans leurs folies tout le fruit de leurs travaux. Les Assissins, dont nous avons déjà parlé, tirent, dit-on, leur origine de ces peuples. Aussi ont-ils conservé en partie l'écriture des Juifs, et leur langue écrite est un mélange de lettres hébraïques et chaldéennes. Autres sont les Sadducéens, qui ne croient pas à la résurrection des morts, admettent cependant les livres de Moïse, mais ne les entendent pas. Le Seigneur les accuse dans l'Évangile, lorsqu'il dit: «Vous êtes dans l'erreur, parce que vous n'entendez pas les Écritures, ni quelle est la puissance de Dieu250;» et après avoir rappelé devant eux le témoignage des livres de Moïse: «Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob,» il acheva de les convaincre en disant: «Dieu n'est pas le Dieu des morts, mais il est le Dieu des vivans251.» Les Samaritains, autre peuple, emploient les lettres hébraïques comme les Juifs; ils n'admettent que le Pentateuque de Moïse, et rejettent les prophètes et les autres livres des Juifs. Lors 164que Salmanazar, roi des Assyriens, eut réduit en captivité les dix tribus d'Israël, il transféra à Samarie les susdits Samaritains, et les y établit à la place des Juifs, afin qu'ils eussent à cultiver leurs terres252. Lorsque la ville de Samarie eut reçu la parole de Dieu par la prédication des apôtres253, quelques-uns de ses habitans persistèrent dans leur antique erreur; c'est pourquoi le Seigneur frappa leurs femmes de stérilité, dessécha leurs mamelles, et condamna leur terre maudite et réprouvée à des feux éternels, qui la rendaient incapable de reproduction, à tel point qu'aujourd'hui, à ce qu'on assure, on pourrait à peine trouver trois cents individus de cette race.

Parmi les Juifs, il en est qui n'admettent les livres de Moïse, les prophètes et tout l'ancien Testament, que selon la lettre; et c'est contre ceux-là que l'apôtre Paul a dit: «La lettre tue, mais l'esprit donne la vie254.» Et le Seigneur a dit dans l'Évangile: «C'est «l'esprit qui vivifie, mais la chair (c'est-à-dire l'intelligence charnelle) ne sert de rien255.» Par où il est évident que les divines Écritures ne servent de rien aux Juifs, mais plutôt leur nuisent, comme le dit le prophète David; «Que leur table soit devant eux comme un filet, que par une juste punition, ils y trouvent un piége; que leurs yeux soient tellement obscurcis, qu'ils ne voient point256,» désignant par ce mot de table les divines Écritures. La plupart d'entre eux habitent isolés dans cette contrée de l'Orient située au dessous des monts Caspiens, où 165le roi de Macédoine, Alexandre, enferma, dit-on, cette race d'hommes qui, au temps de l'Antechrist, doivent en être retirés, pour être ramenés dans la Terre-Sainte. Entre ces monts Caspiens et la mer, le même Alexandre enferma aussi les peuples de Gog et Magog, dont la multitude est innombrable comme le sable de la mer, parce qu'ils se nourrissaient de chair humaine et de la viande crue des animaux immondes, et parce qu'il détestait leurs abominations.

Les autres Juifs, dont les ancêtres s'écrièrent: «Que son sang soit sur nous et sur nos enfans257!» dispersés à tout vent, et presque dans toutes les parties du monde, sont partout esclaves, et partout tributaires; «et les forts, comme dit le prophète Isaïe, ont été séchés de maigreur258.» Ils sont devenus faibles et incapables de combattre, comme des femmes; aussi dit-on qu'à chaque nouvelle lune ils éprouvent des pertes de sang, car le Seigneur les a frappés et les a rendus à jamais «un objet d'opprobre, de moquerie et d'insulte259.» En effet, après qu'ils eurent mis à mort leur véritable frère Abel, ils devinrent errans et fugitifs sur toute la terre, comme Caïn, chargé de malédiction, ayant la tête tremblante, c'est-à-dire le cœur rempli d'effroi, frappés de crainte le jour comme la nuit, et ne comptant plus sur la vie. Les Sarrasins au milieu desquels ils vivent les haïssent et les méprisent bien plus encore que ne font les Chrétiens. Tandis que les princes chrétiens, dans leur détestable avidité, les soutiennent dans l'espoir d'un gain temporel, leur 166même d'avoir des serviteurs chrétiens, et de dépouiller les Chrétiens par tous les excès d'une usure effrénée, ces mêmes Juifs, employés parmi les Sarrasins aux œuvres les plus viles et les plus honteuses qu'ils font de leurs propres mains, sont les serviteurs et les esclaves des païens, et n'obtiennent la faculté de demeurer au milieu d'eux que sous les plus dures conditions. Cependant ni les Sarrasins eux-mêmes, ni les Chrétiens ne les mettent à mort, car le Seigneur tient en réserve ce tronc sauvage destiné au feu de l'hiver, cette vigne réprouvée pour un temps, parce qu'à la fin du monde, lorsque les débris d'Israel seront sauvés, elle doit germer en un fruit précieux, et produire des raisins, après avoir été chargée d'amertume, «et n'avoir porté que des grappes sauvages260.» Et comme le prophète David a dit, en parlant d'eux: «Dieu me fait voir la ruine de mes ennemis; ne les tuez pas, de peur que mon peuple n'oublie votre loi261» de même ils renouvellent pour nous le souvenir de la mort du Christ, et nous trouvons dans leurs propres écritures le témoignage des choses que le Seigneur a faites pour nous. Ainsi Daniel a dit: «Le Christ sera retranché de la terre des vivans; et le peuple qui l'aura renversé ne sera plus son peuple262;» et David: «Les enfans étrangers m'ont manqué de fidélité, et ont été forcés de sortir des lieux où ils se tenaient enfermés263.» Il n'est pas un de leurs prophètes qui ne rende témoignage pour nous contre eux-mêmes. Et cependant le cœur de ce peuple, qui va frappant et tâtant en plein  permettent 167midi comme au milieu des ténèbres, est tellement aveuglé, ses oreilles sont tellement sourdes, et ses yeux tellement fermés, que dans sa folie et dans son endurcissement, il ne comprend pas et ne s'aperçoit pas même à quel point il a exaspéré le Seigneur contre lui par la mort du Christ. Lorsqu'avant la Passion du Christ, il offensait si fréquemment le Seigneur, en adorant des idoles, et en s'abandonnant à d'autres pratiques abominables, le Seigneur le livra souvent entre les mains de ses ennemis, afin qu'il les servît tantôt dix ans, tantôt vingt, tantôt quarante, comme on le voit dans le livre des Juges264. Une autre fois, il demeura soixante-dix ans en captivité à Babylone, et ensuite il fut délivré par le Seigneur265; mais depuis que les Juifs ont mis à mort le Seigneur, quoiqu'on ne voie point qu'ils aient adoré des idoles, ils sont depuis plus de mille ans demeurés en captivité, sans avoir pu encore obtenir la miséricorde du Seigneur. Mais comme le Christ avait demandé à Dieu dans sa prière: «Seigneur, ayez pitié de moi, ressuscitez-moi, et je le leur rendrai,» il l'obtint de Dieu le Père; et déjà long-temps auparavant Moïse avait prédit, en parlant de la personne du Seigneur: «C'est à moi qu'appartient la vengeance, et je l'exercerai en son temps; leurs pieds vont chanceler266;» et il avait dit aussi: «Je sais qu'après ma mort, vous suivrez des voies dépravées... parce que vous aurez commis l'iniquité aux yeux du Seigneur, en l'irritant par les œuvres de vos mains267;» enfin Daniel le prophète avait prédit leur dernière captivité 168dans les termes suivans: «Un peuple conduit par un chef qui doit venir détruira la ville et le sanctuaire; la fin de cette ville sera comme celle d'une ville submergée, et la guerre ne finira que par une extrême désolation; il mettra fin aux sacrifices et aux oblations; l'abomination de la désolation sera sur les ailes et aux environs de la ville, et la colère du Seigneur se répandra sur ce lieu désolé jusqu'à une entière ruine268

Toutefois ceux qui, dès le moment de la délivrance de la Terre-Sainte, ont le mieux connu la situation de ce pays, et ont examiné avec le plus de soin toutes les vicissitudes de ça fortune, ses progrès ainsi que ses revers, affirment en toute sincérité qu'aucune race d'hommes, aucune catastrophe de quelque nature que ce soit, ne lui ont nui autant que ses propres habitans, hommes criminels et empestés, scélérats et impies, sacriléges, voleurs et ravisseurs, homicides, parricides, parjures, adultères et traîtres, corsaires ou pirates, coureurs de rues, ivrognes, mauvais bouffons, joueurs, mimes et histrions, ces moines apostats, ces religieuses devenues femmes publiques, et ces femmes encore qui abandonnaient leurs maris pour s'attacher à leurs amans, et ces hommes qui fuyaient leurs propres femmes et en épousaient d'autres ensuite. Des hommes également abominables et habitans de l'Occident traversaient la mer Méditerranée, et se réfugiaient dans la Terre-Sainte, changeant de ciel, mais non de dispositions intérieures; ils souillaient cette terre de vices et de crimes innombrables, et se livraient avec d'autant plus 169d'audace à leurs méchantes habitudes, que, se trouvant plus éloignés de leurs connaissances et de leurs parens, ils péchaient sans pudeur, ne craignant point le Seigneur et n'ayant aucun respect pour les hommes. La facilité qu'ils trouvaient à s'évader, l'impunité de tous les crimes et leur extrême impiété relâchaient encore plus tous les liens de la société; aussitôt que ces hommes avaient commis quelque crime, ou bien ils s'enfuyaient auprès de leurs voisins les Sarrasins et reniaient le Christ, ou bien ils se retiraient sur les galères et les navires et passaient de là dans les îles, ou bien ils parcouraient les maisons des Ordres réguliers qu'ils trouvaient de tous côtés sur leur chemin et y obtenaient l'impunité, par l'effet d'un pernicieux privilége qui garantissait dans ces retraites la liberté de ces impies. Quelques-uns, hommes de sang et enfans de la mort, après avoir été dans leur pays saisis au milieu de leurs iniquités et de leurs méfaits, et condamnés à une mutilation de membres ou à être pendus, obtenaient à force de prières, et plus souvent encore à prix d'argent, de faire convertir leur peine en un exil perpétuel dans la Terre-Sainte, sans espoir de retour. Ces hommes, qui n'étaient point touchés de repentance et n'avaient fait que céder à la force, devenus habitans de la Terre-Sainte, faisaient payer aux pélerins leurs logemens à des prix excessifs, trompaient les gens imprudens et les étrangers de toutes les manières qu'il leur était possible d'inventer, leur attrapaient de l'argent par toutes sortes d'entreprises illégales, et soutenaient ainsi leur misérable existence du produit des dépouilles de leurs hôtes. Dans l'espoir d'un gain plus considérable, ils offraient 170aussi des retraites chez eux aux sicaires et aux voleurs, à ceux qui jouaient aux jeux de hasard et aux femmes de mauvaise vie; et quant aux riches et aux puissans, afin de s'assurer leur protection et d'être soutenus par eux dans leurs iniquités, ils leur donnaient un revenu annuel, pour mettre le comble à leur impiété et à la damnation des uns et des autres. Ceux qui achetaient à grand prix la direction et le commandement des maisons de prostitution et de jeu extorquaient de fortes sommes d'argent aux femmes de mauvaise vie et aux joueurs. Or, ceux qui, au mépris des commandemens du Seigneur, reçoivent le prix de la maison de prostitution269 se rendent participans de tous les péchés et de toutes les abominations qui se commettent dans ces maisons, car «celui qui consent et celui qui agit sont soumis à la même peine.» D'autres hommes, que dominaient la vanité, l'inconstance ou la légèreté de leur esprit,partaient en pélerins pour aller visiter les lieux saints, et s'y rendaient bien moins par un sentiment de dévotion que par curiosité, par l'attrait de nouveauté que leur inspiraient des pays inconnus, voulant voir eux-mêmes, non sans braver de très-grandes fatigues, les merveilles (objets de l'étonnement de gens sans expérience) qu'ils avaient entendu raconter sur les pays de l'Orient. Le Seigneur en effet avait opéré dans ces contrées beaucoup de choses merveilleuses; mais de même que les hommes justes, bien intentionnés et sages faisaient tourner ce spectacle à la louange et à la gloire de Dieu (comme fit le bienheureux Brendan, qui employa un long temps à naviguer sur les mers, pour voir les merveilles de 171Dieu dans les profondeurs de l'abîme), de même les hommes légers et curieux tournent en vanité tout ce que le Seigneur a daigné faire en témoignage de sa puissance et pour fournir des matériaux à ceux qui célèbrent ses louanges. Dans la multitude de ces merveilles, nous avons jugé convenable d'en choisir quelques-unes pour les raconter dans cet ouvrage, et peut-être ce récit ne sera-t-il pas sans utilité pour les lecteurs studieux et attentifs.

On voit, non seulement dans le royaume de Jérusalem, mais aussi dans tous les pays environnans, de fréquens tremblemens de terre, remplis de péril et qui répandent partout l'horreur et l'épouvante. Ils ont lieu plus particulièrement sur les côtes de la mer, par l'effet de la violence des vents, qui, formés dans les lieux caverneux et dans les grottes par le souffle et l'impulsion des ondes, et ne pouvant se dilater en liberté dans les étroites enceintes qui les renferment, ébranlent et secouent la terre avec une extrême violence; lorsqu'elle ne peut résister à ce choc, elle se déchire, il se fait une immense excavation, et quelquefois, à la suite de ces mouvemens, des villes entières ont été englouties dans l'abîme. Lorsque la terre ne se déchire pas, elle est si violemment agitée et ébranlée par le souffle de ces tempêtes intérieures,que les villes, leurs murailles, leurs tours et leurs autres édifices sont subitement renversés, et les hommes surpris à l'improviste, étouffés et ensevelis sous ces ruines. Aussi les hommes sages qui habitent dans ces contrées, ignorant à quelle heure peut survenir une pareille tempête, veillent-ils sur eux-mêmes avec grand soin, ne négligeant point de tenir leur ame toujours 172bien préparée et ne se permettant pas de vivre dans une situation dans laquelle ils ne voudraient pas mourir. Un malheureux événement de ce genre frappa la ville de Tyr, après qu'elle fut tombée aux mains des Latins, et la ville et ses habitans furent entièrement anéantis.

Dans les pays de l'Occident, on ne voit ordinairement les éclairs et les tonnerres que pendant l'été; dans la Terre-Sainte l'hiver est leur saison; il n'y pleut jamais, ou du moins très-rarement en été; mais en hiver, quoique les pluies ne soient pas très-fréquentes, lorsqu'elles commencent, elles durent trois ou quatre jours et autant de nuits de suite, et avec une telle violence, que la terre en est abreuvée et submergée, au point que ces inondations représentent un véritable déluge. On voit très-rarement de la neige sur la terre, et seulement auprès des montagnes remarquables par leur très-grande élévation, comme par exemple le mont Liban. Durant tout l'été, et principalement dans le temps le plus brûlant de la canicule et pendant le mois d'août, on transporte du mont Liban, à deux journées de marche et même plus, de la neige extrêmement froide, qui, mêlée avec du vin, le rafraîchit comme ferait de la glace. On la conserve en la transportant sous de la paille, pour la préserver à la fois de l'ardeur des rayons du soleil et de la chaleur de l'atmosphère.

On trouve, tant au fond de la mer que sur la terre, des sources d'eau douce et très-limpides. Les eaux de l'une de ces sources, située dans les environs de Samarie, changent, dit-on, de couleur quatre fois par an, et, par une métamorphose merveilleuse autant qu'a-173gréable, paraissent aux yeux de ceux qui les examinent, ou vertes, ou rouges de sang, ou couleur de poussière et troubles, ou d'une grande transparence. La fontaine de Siloé, dont les eaux sont douces, ne les fournit pas tous les jours et continuellement, mais un jour et l'autre non, et ainsi trois ou quatre fois par semaine. Auprès des montagnes du Liban, entre les deux villes d'Archis et de Raphanée, est un fleuve dont le courant est rapide, dont les eaux sont très-abondantes et que l'on appelle le fleuve du Sabbat, parce qu'il ne donne point du tout d'eau durant six jours de la semaine, et que tout-à-coup le septième jour, son lit se remplit d'une telle quantité d'eau, qu'elle inonde tous les environs. Sur les territoires des villes de Tyr et d'Accon, on fabrique avec une grande habileté un verre très-pur, composé du sable et du gravier des bords de la mer.

La mer Rouge, que les enfans d'Israel traversèrent à pied sec, se trouve placée sur les confins de l'Égypte et de l'Arabie; ses eaux paraissent rouges par l'effet de la terre qui l'avoisine et qui est comme couleur de sang; mais dans le fait elles sont absolument de la même couleur que les eaux d'une autre mer. Il y a dans la Perse un fleuve qui se gèle toujours pendant la nuit, si bien que les hommes et les animaux peuvent traverser sur la glace, et qui se dégèle toujours aussi durant le jour. Quelques-uns des fleuves de l'Orient charrient, dit-on, du sable d'or. Une source très-limpide et très-belle, qui a son origine dans le paradis terrestre, dans les contrées reculées de l'Orient, produit à elle seule une si grande masse d'eaux, que celles-ci se partagent en quatre fleuves, lesquels se 174cachent soudain dans la terre, circulent dans ses entrailles, et après avoir traversé ces canaux intérieurs, vont sortir de nouveau dans des pays fort éloignés de leur point de départ. Ainsi le Phison ou Gange sort d'une certaine montagne de l'Inde et recommence à couler à la surface de la terre, sous les yeux des habitans du pays. Le Gihon, qui est le même que le Nil, sort de terre non loin du mont Atlas, s'y engloutit de nouveau et sur-le-champ, traverse ainsi et sans être vu la mer Rouge, reparaît une seconde fois sur le rivage même de cette mer, fait le tour de l'Éthiopie. et entre alors sur le territoire d'Égypte. Le Tigre et l'Euphrate, venant de la même source, et sortant d'une montagne de la grande Arménie, se séparent tout aussitôt, et vont se jeter l'un et l'autre dans la mer Méditerranée. Tandis que cette source, dont je viens de parler, arrose, dit-on, toute la surface de la terre par le moyen de ces quatre fleuves, les diverses qualités de terre produisent cependant diverses autres sources, dont les unes donnent des eaux froides, les autres des eaux chaudes et puant le soufre. En Épire il y a une admirable source, dans laquelle s'éteignent les torches allumées, et lorsqu'elles sont éteintes elles se rallument de nouveau. En Ethiopie, chez les Garamantes, est une autre source tellement froide pendant le jour, qu'on ne peut en boire, et tellement chaude durant la nuit, qu'on ne peut y toucher. Il y a encore dans une contrée de l'Orient une source dont les eaux, mélangées avec quelques autres substances, servent à faire ces feux grecs, qui, lorsqu'ils sont bien allumés, ne peuvent être éteints qu'à grand'peine, et seulement par le vinaigre, l'urine des hommes et le 175sable. Les Sarrasins achètent et paient fort cher les eaux de cette source. Parmi ces eaux il en est qui guérissent les blessures, les maux d'yeux, et d'autres qui donnent de la voix à ceux qui en boivent et les font chanter. Il y a des sources qui donnent de la mémoire, d'autres qui la font perdre; il en est qui irritent les desirs des sens, d'autres qui les détruisent; les unes fécondent les femmes stériles, d'autres rendent stériles les femmes fécondes. Il y a des fleuves où les moutons qui boivent de leurs eaux deviennent noirs, d'autres où ils deviennent blancs comme la neige. Sur certains étangs nulle chose ne peut surnager et tout s'y enfonce aussitôt; sur d'autres tout surnage et rien ne s'enfonce. Il y a des lacs où les eaux deviennent amères trois fois par jour, et douces trois fois par jour. Il y a certaines sources d'eaux froides qui guérissent les yeux malades et accusent les voleurs. Celui qui se défend d'un vol en prêtant serment, s'il se trouve parjure, est aveuglé par ces eaux, et s'il n'est pas coupable, il y voit plus clair qu'auparavant. Ce dernier fait tient du miracle plus que d'une cause naturelle. Enfin, il y a une source calme et tranquille d'ordinaire, mais qui, lorsqu'une flûte résonne dans son voisinage, s'élève, comme transportée de joie par ces sons, et s'enfle au-dessus de son niveau habituel, comme pour admirer la douceur de ces accords.

Indépendamment des arbres que l'on trouve communément en Italie, en Allemagne, en France et dans les autres parties de l'Europe, il y a encore dans la Terre-Sainte d'autres arbres particuliers, tant arbres à fruit que d'autres espèces. On y voit des dattiers à 176écorce raboteuse, grêles par le bas, et qui vont grossissant à leur extrémité, et portant des fruits que l'on appelle dattes; au sommet de ces arbres les parties supérieures sont tellement tendres et ont une saveur si douce, qu'on les mange comme des noix blanches et toutes fraîches. Là sont des arbres admirables, que leur mérite supérieur a fait surnommer arbres du paradis; ils portent des fruits oblongs, très-suaves, pour ainsi dire onctueux, et qui ont une très-douce saveur; ces fruits sont enfermés par centaines dans une seule enveloppe, et serrés les uns sur les autres. Les feuilles de ce même arbre sont longues d'une coudée et larges d'une demi-coudée. D'autres arbres portent des fruits très-beaux et couleur de citron, sur lesquels on croirait voir clairement la morsure d'un homme et l'impression de ses dents, ce qui les a fait nommer pommes d'Adam. D'autres donnent des fruits acides et d'une saveur piquante, que l'on appelle limons. En été les habitans se servent avec plaisir du suc de ces fruits pour manger les viandes et les poissons, parce qu'il est froid, rafraîchit le palais et provoque l'appétit. Outre les figues communes, on y trouve aussi quelques espèces particulières de figuiers, qui n'ont ni branches ni feuilles, et portent leurs fruits sur le tronc même; ces figues qui ne tiennent ni entre les feuilles, ni entre les branches supérieures, comme il arrive chez les autres arbres, et qui demeurent attachées à leur tronc, sont appelées figues de Pharaon. Les cèdres du Liban sont de très-beaux arbres, qui s'élèvent à une grande hauteur, mais ne produisent point de fruits. D'autres cèdres, que l'on appelle les cèdres de mer, sont petits, mais donnent beau-177coup de fruits, et ceux-ci, qui sont très-beaux et très-bons à l'homme, sont appelés citrons ou pommes de citron, et contiennent trois substances et trois saveurs diverses. La partie supérieure de ce fruit est chaude, celle du milieu tempérée, et celle qui est cachée dans le cœur même est froide. On assure que c'est en parlant de ce fruit que le Seigneur a dit dans le Lévitique: «Vous prendrez au premier jour les branches «des plus beaux arbres avec leurs fruits270.» On trouve sur d'autres petits arbres d'autres pommes de citron, moins fraîches et moins acides, que les indigènes ont nommées pommes d'orange. Les concombres, les melons et les courges, quoique-ces fruits soient plus gros que des têtes d'âne, appartiennent à des plantes plutôt qu'à des arbres à fruit.

On trouve en outre dans la Terre-Sainte des arbustes qui viennent par semence, sur lesquels on recueille le bombax, que les Français appellent coton, qui tient en quelque sorte le milieu entre la laine et le lin, et avec lequel on tisse des vêtemens très-fins. La soie n'est point le produit d'une semence jetée en terre, d'un arbuste ou d'un arbre; on la tire des excrémens ou de la bave de certains vers. Il y a une espèce de ronce, que l'on appelle sparée, et dont les fruits sont très-bons à manger, avant qu'elle dégénère en rhamnus ou ronce épineuse. De même que ces fruits, d'abord mous et très-agréables à manger, deviennent par la suite durs et se remplissent de piquans, de même la douceur que l'on trouve d'abord dans le péché devient plus tard l'aiguillon de la conscience bourrelée et du châtiment éternel. 178On trouve aussi dans la Terre-Sainte les cannes à miel, dont on tire le sucre par le moyen d'une pression. Très-anciennement on ne trouvait dans le monde entier la vigne de baume que dans la Terre-Sainte et dans le lieu appelé Jéricho; plus tard les Égyptiens la transplantèrent dans la plaine de la ville égyptienne appelée Babylone, et elle y est cultivée par les Chrétiens qui vivent captifs sous la domination des Sarrasins. Les Égyptiens disent et ont fait l'expérience que, lorsqu'il est cultivé par les Sarrasins, cet arbre demeure stérile, comme s'il dédaignait de produire des fruits pour eux. Il y a dans la plaine dont je viens de parler six fontaines, dans l'une desquelles on dit que la vierge Marie fit baigner le Christ encore enfant. Il est donc bien certain et prouvé que la liqueur du baume, que les naturalistes appellent opobalsamum, ne peut être produite en aucun autre lieu, si l'on transplante la vigne ou arbuste qui la donne.

On trouve dans les régions de l'Orient, et principalement dans l'Inde, des arbres précieux, aromatiques et d'une grande beauté, dont les fruits sont le gérofle, les noix muscades, la casse, le cardamome, le poivre blanc, le poivre noir, qui est rond, et le poivre oblong. Quelques personnes cependant prétendent que tout poivre est d'abord blanc, mais que comme une grande quantité de serpens habitent au milieu des arbres à poivre, on est forcé de brûler ces animaux, et que l'effet de ces feux est de noircir le poivre. Lorsqu'on recueille ce fruit sans qu'il ait subi l'action du feu, on le passe au four, afin qu'il ne puisse être semé et produire des fruits en d'autres pays, et aussi afin qu'il se conserve 179plus long-temps. D'autres arbres ont des racines utiles, telles que le gingembre et le zédoard, vulgairement appelé citouart. Quelques personnes prétendent que ces racines proviennent de plantes, et non d'arbres de l'Orient. La mandragore est la racine d'une plante qui a quelque chose de la forme d'un homme; il y a des mandragores mâles et des mandragores femelles. Sur d'autres arbres, on emploie les branches, telles que la casse ligneuse et le bois d'aloës. Quant à celui-ci, personne encore n'a pu connaître l'arbre dont il tire son origine. On trouve les branches sur le fleuve de Babylone. Elles tombent du haut des montagnes par l'effet de la force des vents, ou par vétusté, et on les arrête alors avec des filets. Quelques personnes disent que le bois d'aloës nous vient du paradis terrestre, transporté, comme je l'ai raconté, par le courant du fleuve. La cannelle est l'écorce d'un arbre, le cinnamome, que l'on trouve aussi dans l'Orient. Le macis est la fleur, ou, selon quelques autres, l'écorce de la noix muscade. Le cumin est la graine, non d'un arbre, mais d'une plante.

Les gommes qui découlent des arbres ou arbustes sont l'opobalsamum, ou baume, la myrrhe, la gomme adragant, le suc de lentisque, l'encens, la térébenthine. L'ambre n'est point le produit d'un arbre ou d'une plante, mais du sperme de la baleine; il est très-aromatisé et très-fortifiant. De même le musc, qui a une odeur si suave, et que l'on compte parmi les aromes, est, à ce qu'on dit, l'excrément ou le fluide qui découle de l'aîne d'un animal que l'on trouve dans l'Orient, et qu'on appelle muquiliet; 180aussi le musc reprend-il le parfum qu'il a perdu, lorsqu'on le met dans les latrines ou dans le fumier.

Il y a une plante, que l'on appelle le dictame, et que les bêtes sauvages, lorsqu'elles sont blessées d'une flèche, recherchent avec beaucoup de soin; elles en mangent, et sa vertu est de faire ressortir les flèches de leurs corps. Le chêne membre, sous lequel Abraham habitait, a vécu jusques au temps de l'empereur Constantin; car, dans ces contrées, les arbres vivent infiniment long-temps, d'où vient que les habitans prétendent que le cèdre et le bois d'ébène sont inaccessibles à la putréfaction. Le génevrier conserve si long-temps le feu, que des charbons recouverts de ses cendres demeurent sans s'éteindre pendant une année. Il y a dans l'Inde quelques îles où les arbres sont verts en tout temps, et où l'on voit deux hivers et deux étés en une seule année. Dans ces mêmes régions sont les montagnes d'or, que gardent les dragons et les griffons. En Sardaigne, il y a une herbe qui ressemble assez à la mélisse, et qui fait contracter les lèvres à ceux qui en mangent, en sorte qu'ils meurent comme en riant. On trouve dans les régions de l'Inde, sur les bords des fleuves, des roseaux semblables aux pins, qui s'élèvent à soixante pieds de hauteur, et avec lesquels les habitans construisent des navires et des maisons. Il y a chez les Tartares orientaux des arbres dont les feuilles fournissent une espèce de laine, avec laquelle on tisse des vêtemens très-fins. D'autres arbres, qui portent des fruits odoriférans, se lèvent avec le soleil, se couchent de même avec lui, et s'enfoncent alors sous terre. Il y en a qui s'élèvent jusqu'à cent pieds, ressem-181blent aux lauriers et aux oliviers, et produisent du baume et de l'encens. D'autres donnent des noix plus grosses qu'une tête d'homme, et l'on trouve auprès d'eux beaucoup de serpens et une grande quantité de singes. Les vignes, dans ces mêmes contrées, produisent des grappes d'une telle grosseur qu'il faut plusieurs hommes pour en porter une seule sur une barre. Quant aux arbres que le grand Alexandre trouva dans les pays les plus reculés de l'Inde, et qui lui prédirent qu'il mourrait dans Babylone par l'effet du poison, quoiqu'il soit certain que l'ânesse de Balaam a parlé jadis par l'ordre du Seigneur271 je ne puis croire autre chose, si ce n'est que les démons parlaient dans ces arbres; et cependant il paraît étonnant qu'ils aient pu répondre si bien aux pensées d'Alexandre, et prédire les choses de l'avenir, si longtemps avant qu'elles se réalisassent. Je suis trop ignorant des faits pour pouvoir parler dans cet ouvrage de ces arbres infiniment précieux, médicinaux et aromatiques, que le Seigneur planta dès le commencement dans les jardins de volupté et dans les contrées les plus reculées, les plus éclairées et les plus tempérées de l'Orient. Un immense chaos sépare maintenant notre terre d'exil de ce paradis de volupté. De vastes espaces de terre, d'innombrables serpens ont rendu ce lieu inaccessible pour nous. On dit en outre qu'il est fermé jusqu'aux cieux par une muraille de feu, et que l'ange du Seigneur en interdit l'accès non seulement aux hommes, mais aussi aux esprits malins. Nous ne savons quelque chose de ces arbres du paradis que par les divines Écritures. L'un est ap-182pelé l'arbre de la science du bien et du mal272; et c'est du fruit défendu de cet arbre que nos premiers parens mangèrent, au détriment de leur postérité; l'autre est nommé l'arbre de vie; et celui qui en mangeait devait demeurer dans le même état, et être immortel.

On voit dans la terre de promission et dans d'autres contrées de l'Orient certains animaux qu'on ne trouve point dans les autres pays du monde. Là sont les lions, qui ont une grande force dans la poitrine, dans les pattes de devant et dans la queue, et dont les petits demeurent, jusqu'au troisième jour de leur naissance, dans un état absolu d'insensibilité, et sont alors comme tirés de la mort par les rugissemens de ceux qui leur ont donné la vie. Le lion dort les yeux ouverts; avec sa queue il efface la trace de ses pas, afin de n'être pas découvert par les chasseurs; il ne nuit point aux hommes, à moins qu'il ne soit provoqué par eux et mis en fureur; il épargne les supplians, attaque lui-même ceux qui l'attaquent, et redoute son maître, quand il est tout petit, et que celui-ci le bat. Là est un animal très-cruel que l'on nomme la lanzani. Nulle autre bête n'est à l'abri de sa férocité, et l'on assure qu'elle effraie même le lion. Les léopards, ainsi nommés parce qu'ils sont semblables au lion par la tête et par la forme de leurs membres, quoiqu'ils ne soient ni aussi grands, ni aussi forts, deviennent tellement doux entre les mains de l'homme, qu'ils le suivent à la chasse comme des chiens; ils saisissent leur proie, non en courant après, mais en sautant sur elle par bonds; et s'ils ne l'attei-183gnent pas au troisième bond, ils y renoncent comme avec un sentiment d'indignation. Les papions, que l'on appelle aussi chiens sauvages, sont plus hardis que les loups, et ne cessent de pousser de terribles hurlemens pendant la nuit. La lionne fait cinq petits la première fois qu'elle met bas; puis, à chaque nouvelle portée, elle va diminuant toujours d'un; et après qu'elle est venue à n'en porter qu'un seul, elle devient stérile. Les onces, animaux très-cruels, pas plus hauts que les chiens, mais ayant le corps plus allongé, sont les ennemis déclarés de ceux-ci. Les onces ne mangent leur proie que lorsqu'elles peuvent la transporter en l'air. Dès qu'elles trouvent un arbre, elles grimpent sur la branche la plus élevée, y suspendent et dévorent leur butin. Elles ont le corps couvert de petites taches noires et blanches. Si elles viennent à blesser quelqu'un tandis qu'elles sont en chaleur, les souris cherchent à approcher du blessé, et à uriner sur lui, s'il leur est possible; et dans ce cas, celui-ci meurt aussitôt. J'ai même à cette occasion entendu raconter à un homme, qui l'avait vu, qu'un autre ayant été ainsi blessé, se fit porter à la mer, enfermé dans une caisse, et que les souris y vinrent, pour tâcher de parvenir jusqu'à lui, mais sans pouvoir y réussir. Le fiel de ces animaux est un poison mortel.

Les panthères sont aussi de très-beaux animaux, qui semblent avoir été peints en petits points ronds noirs et blancs; elles ont une odeur à laquelle d'autres animaux sont merveilleusement sensibles, et qui les attire sur leurs traces. En effet, lorsqu'elles se sont repues et rassasiées du produit de leur chasse, elles 184passent trois jours et trois nuits de suite à dormir dans leur tanière. Lorsqu'elles s'éveillent et poussent leurs rugissemens, il sort de leur gosier une odeur extrêmement suave, infiniment plus agréable que celle des aromes les plus précieux; si bien qu'elles attirent toutes les bêtes par la douceur de leur haleine, à l'exception cependant des serpens, que les bonnes odeurs font mourir. Les panthères femelles ne mettent bas qu'une fois, car lorsqu'elles sont près de ce moment, leurs petits, n'attendant pas l'heure assignée par la nature, leur déchirent le corps avec leurs ongles, et les mettent ainsi hors d'état de porter de nouveau.

On trouve en outre dans ces mêmes contrées les éléphans, munis de membres vigoureux, et dont le corps est grand comme une montagne, animaux belliqueux et remplis d'audace, et qui s'animent encore plus à la guerre lorsqu'on leur montre du sang. Les Perses et les Indiens sont dans l'usage de s'en servir dans les batailles, et de mettre sur leur dos des tours en bois, remplies d'hommes armés. Ils ont un bec très-grand, qui s'avance en saillie, qu'on appelle une trompe, qui est pour eux comme de vastes intestins, et avec lequel ils saisissent les hommes, les dévorent et les avalent. Alexandre le Grand allant combattre les Indiens, ordonna de remplir des statues en bronze avec des charbons ardens; les éléphans prenant ces statues pour des hommes, portèrent leurs trompes en avant et se brûlèrent, et aussitôt ils privent la fuite devant les hommes et devant les statues de bronze, n'osant plus toucher à personne. Une autre fois, à l'aide des groguemens et des cris des cochons 185et du retentissement des trompettes, Alexandre triompha d'un grand nombre d'éléphans qui n'etaient pas accoutumés à de pareils sons. Ces animaux marchent en troupes, s'aimant beaucoup les uns les autres, et cheminant en bonne intelligence; ils font tous les mouvemens dont ils sont capables pour se témoigner leur satisfaction réciproque, se saluant en quelque sorte les uns les autres, et se secourant mutuellement. Ils sont d'un tempérament froid, d'où vient que l'ivoire qu'on tire de leurs os est froide et blanche. Si l'on met cette ivoire entre du feu et un morceau d'étoffe, l'étoffe ne brûle pas et la froideur naturelle de l'ivoire finit par éteindre le feu, à ce qu'on assure. Les éléphans femelles ne mettent bas qu'une fois, et portent leurs petits pendant deux ans; ils vivent trois cents ans, redoutent et fuient les rats, et bien plus encore les dragons, qui les enveloppent et les entortillent dans leurs nœuds, les renversent par terre et les mettent à mort. Aussi, pour les éviter, les éléphans femelles vont-elles, lorsqu'elles ont mis bas, déposer leurs petits dans les îles. Elles mettent bas dans les eaux, car si leurs petits tombaient sur la terre, ils ne pourraient se relever. Ils ont les os durs et sans jointures, en sorte qu'ils ne peuvent fléchir les genoux et les jambes. Quand ils veulent se reposer, ils s'adossent et se couchent contre les arbres. Les chasseurs coupent les arbres et les étançonnent ensuite avec des supports en bois, pour qu'ils ne tombent pas tout-à-coup, puis ils se placent en embuscade, afin que l'éléphant, en revenant, tombe avec l'arbre sur lequel il s'appuie de nouveau et ne puisse plus se relever. Aux cris et aux gémissemens qu'il fait 186alors entendre, presque toujours d'autres éléphans accourent auprès de lui, et comme ils ne peuvent se baisser pour aider leur compagnon à se relever, ils crient et gémissent comme lui, et comme s'ils éprouvaient un sentiment de compassion, ils pleurent avec celui qui pleure. Les petits éléphans se glissent sous lui, autant qu'il leur est possible, le soulèvent ainsi un peu, et alors l'animal se relève et se délivre souvent des mains des chasseurs. La sueur qui sort de l'aine et des poils de l'éléphant est vénéneuse pour tous les animaux et les met en fuite.

D'autres animaux à une seule corne, et que les Grecs appellent rhinocéros, portent au milieu du front cette corne très-forte et longue de quatre pieds. Cette arme leur suffit pour éventrer un animal quelconque; ils en percent même un éléphant en le frappant aussi dans le ventre, et après l'avoir renversé, ils le tuent. Lorsqu'ils sont saisis par les chasseurs, ces animaux remplis d'orgueil meurent uniquement de colère. Il n'y a pas de chasseurs, si forts qu'ils soient, qui puissent s'en rendre maîtres. Pour y parvenir, ils présentent à leurs regards une jeune fille belle et bien parée; celle-ci ouvre son sein, et aussitôt oubliant toute sa férocité, l'animal vient se reposer sur le sein de la vierge, et est pris alors dans un état d'assoupissement.

Le monocéros ou licorne est une autre bête, espèce de monstre horrible, qui a un affreux mugissement, la tête à peu près semblable à celle d'un cerf, le corps d'un cheval, la queue du porc et les pieds de l'éléphant; il est armé au milieu du front d'une corne très-pointue; pris, on peut bien le mettre à mort; 187mais il n'y a aucun moyen connu de le dompter.

Le lynx, que l'on trouve aussi dans ces contrées, a les yeux tellement perçans que Ton assure que ses regards pénètrent à travers les corps solides. Ceux qui connaissent parfaitement bien l'histoire de cet. animal disent que son urine se convertit en la substance d'une pierre précieuse, que l'on appelle pour cela lyncurius. Aussi, par un sentiment naturel de jalousie, le lynx prend-il soin, autant qu'il lui est possible, de cacher son urine sous les sables, afin qu'elle ne puisse fournir à l'homme un produit de quelque utilité.

Les tigres, que l'on trouve surtout en abondance dans la région de l'Hircanie, ont la peau brillante et couverte de taches jaunes; ils sont à la course d'une grande rapidité, et semblent voler plutôt que marcher. Ces tigres sont extrêmement féroces, et se livrent à des accès de rage inconcevables, surtout lorsqu'ils poursuivent les chasseurs, après que ceux-ci leur ont enlevé leurs petits; les chasseurs même ne pourraient leur échapper, s'ils n'avaient soin de jeter sur leur chemin de petits boucliers en verre, devant lesquels les tigres s'arrêtent en voyant leur image, comme dans un miroir, et croyant avoir retrouvé leurs petits, ils embrassent et accablent ce verre de leurs caresses; mais ensuite ils le brisent avec leurs pieds, sans y trouver rien de plus, et pendant ce temps les chasseurs leur échappent par la fuite.

Le castor, animal d'une toute autre espèce, lorsque les chasseurs le poursuivent, se châtre, dit-on, lui-même de ses propres dents, et rejette ses parties génitales, qui sont propres à la médecine, jugeant que 188c'est pour les avoir que les chasseurs se mettent à sa poursuite, et que par ce moyen il se délivrera de leurs recherches. Comme il ne peut vivre long-temps sans avoir la queue dans l'eau, il construit sa maison sur les eaux et y fait plusieurs étages, de façon à pouvoir monter aux étages supérieurs lorsque les eaux s'élèvent, et descendre à l'étage le plus bas lorsqu'elles décroissent.

On trouve dans les mêmes contrées des ours très-grands, dont la principale force est dans les bras et les reins, et qui d'ailleurs ont la tête petite et faible. L'ourse se hâte toujours de mettre bas avant que le fœtus soit bien formé dans son corps, mais alors elle lèche la masse informe qu'elle a déposée sur le sol, et la soigne ainsi jusqu'à ce que tous les membres se soient developpés.

Il y a dans la Cappadoce des jumens qui conçoivent par le souffle du vent, mais les petits qu'elles mettent au monde ne peuvent vivre que trois ans. On voit aussi des chevaux qui ne souffrent aucun écuyer que le maître auquel ils appartiennent, s'affligent sans mesure lorsque celui-ci vient à mourir, pleurent, refusent de manger et meurent de faim et d'inanition.

Le chameau est un animal horrible et difforme à tel point qu'il fait peur aux chevaux et à quelques autres animaux. Il a une bosse sur le dos, le cou long, et les jambes très-longues aussi. Il crie d'une manière affreuse, et après avoir avalé de l'orge sans le mâcher, il le tient en réserve pour le manger ensuite, en ruminant toute la nuit. Il est en outre fort paresseux et marche très-lentement. Il y a une espèce de chameaux, que l'on appelle coureurs ou droma-189daires, qui font en effet plusieurs journées de marche en un seul jour et courent très-rapidement.

Un autre animal monstrueux, que l'on appelle la mantichore273, a la face d'un homme, le corps d'un lion, la queue d'un scorpion, une triple rangée de dents dans la mâchoire, le teint rouge, les yeux verdâtres, le sifflement du serpent, et tellement sonore qu'il imite les modulations de la flûte; il recherche la chair humaine avec une grande avidité, et est aussi rapide à la course qu'un oiseau au vol.

Un autre animal, nommé cencrocota, surpasse tous les autres en rapidité: il a le corps d'un âne, le derrière d'un cerf, la poitrine et les jambes d'un lion, la bouche large, et qui se fend jusqu'aux oreilles; au lieu de dents, il a un os très-fort, et il imite la voix de l'homme. Un autre animal, que l'on appelle eale, a le cou du cheval, la mâchoire du sanglier, la queue de l'éléphant; il est noir et horrible à voir, et a autant de force sur la terre que dans l'eau. Armé de très-grandes cornes, tandis qu'il combat avec l'une d'elles, il rejette l'autre derrière son dos, et lorsque la première est émoussée, il se sert de la seconde pour continuer à se battre.

L'hyène est un animal très-cruel et aussi rusé, qui se repaît de chair humaine, va creuser dans les fosses, et déterre les cadavres. Elle suit les bergers au pâturage, pour apprendre, en les écoutant sans cesse, à imiter la voix humaine, et pendant la nuit reproduisant les mêmes sons, elle attire les hommes, les tue et les dévore. Elle imite aussi l'homme dans ses sanglots et dans ses efforts pour vomir, et déchire tous 190les chiens qu'elle rencontre; ceux-ci, lorsqu'ils sont arrivés à la portée de son ombre, perdent toute faculté d'aboyer. On dit aussi que tout animal sur lequel l'hyène fixe ses regards, ne peut plus faire aucun mouvement. On trouve dans les yeux de cet animal une pierre précieuse qui porte son nom.

L'onocentaure est, dit-on, un animal monstrueux et à double forme, ayant la tête comme celle d'un âne et le corps à peu près comme celui de l'homme. Le parandre tient, à ce qu'on assure, de plusieurs espèces différentes; il est grand comme le bœuf, a les cornes et la tête du cerf, la couleur de l'ours et des poils velus et très-serrés. On dit que la peur le fait changer de peau et de couleur, en sorte que lorsqu'il se cache en un lieu, ou derrière des rochers blancs, ou au milieu d'arbustes verdoyans, il prend une teinte tout-à-fait semblable à ces divers objets.

Le crocodile est un quadrupède qui naît sur la terre, y habite aussi bien que dans les fleuves, et conserve toute sa force dans l'un et l'autre élément. Pendant le jour il est le plus habituellement couché sur le sol, et la nuit dans les eaux; il fait des œufs comme les oies, et les dépose sur la terre. On trouve des crocodiles dans le Nil plus qu'en tout autre lieu. Ils déposent toujours leurs œufs sur des points où les eaux du fleuve ne puissent parvenir dans ses plus grandes crues. On en trouve aussi dans le fleuve qui passe à Césarée de Palestine. Ils dévorent les hommes aussi bien que les animaux. Leur longueur ordinaire est de vingt coudées. Ils n'ont point de langue et font mouvoir leur mâchoire supérieure. Leur morsure est horrible et d'une extrême tenacité; ils ont 191les pattes armées d'ongles cruels; leur peau est d'une grande dureté et leur sert comme de bouclier. Les Sarrasins mangent la chair du crocodile.

L'hippopotame naît pareillement sur la terre, y habite de même que dans les eaux et est également fort en tout lieu. Il est presque toujours plus grand que l'éléphant; il a un bec recourbé en arrière, les pieds fourchus, la queue tortillée, les dents très-aiguës et poignantes, le dos et le hennissement tels que ceux du cheval. Pendant la nuit, il va paître au milieu des champs et s'y rend en marchant comme à reculons, pour dissimuler la trace de ses pas et prévenir les embuscades qui pourraient lui être préparées pour son retour. C'est dans l'Inde surtout que l'on trouve cet animal.

Il y a, dans les environs de Babylone, une autre bête que l'on nomme la chimère (la giraffe), haute de la partie antérieure du corps et basse du derrière. Dans les grandes solennités, les Sarrasins la recouvrent d'un manteau précieux et la présentent ainsi à leur seigneur, pour lui faire grand honneur et le servir avec magnificence.

On trouve aussi dans les contrées de l'Orient des taureaux jaunes, horribles à voir, ayant le poil dur et très-serré, la tête grosse, la bouche fendue d'une oreille à l'autre; leur dos, très-dur et impénétrable, repousse tous les traits, et ils ont en outre des cornes dont ils se servent alternativement pour combattre. Là sont aussi des bœufs à trois cornes, qui ont des pieds de cheval.

Le myrmicoléon, autrement dit formicoléon, est un petit animal, semblable à une fourmi pour tous les 192autres animaux, et qui est pour la fourmi tel qu'un lion. Il se cache dans la poussière; placé en embuscade et guettant la fourmi qui transporte son grain, il l'attaque à l'improviste, la tue et mange le grain. Les Grecs appellent léontophonos un autre petit animal, que les chasseurs prennent et tuent pour répandre sa cendre sur des viandes, parce que les lions, s'ils viennent à manger de celles-ci, en meurent subitement. Aussi ont-ils une haine bien naturelle pour cette petite bête; lorsqu'ils peuvent en prendre quelqu'une, ils la déchirent avec leurs ongles, mais ne se hasarderaient jamais à en manger.

On voit dans ces pays des porcs d'une taille étonnante, et qui ont des dents longues d'une coudée. D'autres animaux, noirs et d'un horrible aspect, ont la tête semblable à celle des chevaux, sont plus forts que les éléphans, et portent trois cornes sur le front. Il y a des rats, plus gros que des renards, qui tuent des animaux en les mordant et dont la morsure cependant ne fait que peu de mal à l'homme. D'autres bêtes, plus grandes qu'un bélier, ont la tête du bouc, le cou couvert de crins comme celui de l'âne, les pieds fourchus et la queue d'un veau. D'autres animaux, semblables à l'hippopotame, ont la poitrine comme celle du crocodile, des soies sur le dos comme le porc, des dents très-fortes et qui les servent bien dans les combats, et ils marchent aussi lentement qu'une tortue. Ni les lances ni les flèches ne peuvent les transpercer; ceux qui les attaquent les écrasent à coups de marteaux de fer. D'autres ont les pieds fourchus comme le porc, des cornes longues de trois pieds, la tête du porc et la queue du lion. D'autres, que l'on 193trouve dans les mêmes contrées, ont sur la tête des os faits en forme de scie et pointus comme une épée, avec lesquels ils mettent à mort les chevaliers qui s'élancent sur eux, quoique bien armés et munis d'un bouclier. Les cynocéphales, animaux dont le corps est énorme, ont une tête de cheval, et les flammes qui sortent de leur bouche tuent les hommes qui s'en approchent.

Les contrées de l'Orient fournissent une grande quantité et une extrême variété de serpens. Ces animaux sont d'un tempérament froid, et ne font que peu ou point de mal, si ce n'est lorsqu'ils se sont réchauffés. La nuit, ils font moins de mal que le jour, parce que la rosée les refroidit. Pendant les froids de l'hiver, ils se tortillent par nœuds; en été, ils se déroulent. Celui qui est atteint de leur venin est d'abord roidi par le froid; mais peu à peu le venin se réchauffe dans son corps, et tue l'homme en le desséchant. On dit que ce venin n'est nuisible que lorsqu'il parvient à atteindre le sang. On assure que le serpent fuit devant l'homme nu, et n'ose pas l'inquiéter. Il cache sa tête, et ne présente que son corps à celui qui le frappe, et cela parce que, pourvu qu'il conserve sa tête, il continue à vivre, quoiqu'il ait perdu son corps. Il perd son venin en entrant dans l'eau, et le retrouve en en sortant. Si un accident quelconque fait qu'il n'en ait plus, il enfonce très-souvent sa tête dans la terre, et meurt de douleur. Le serpent vit long-temps: devenu vieux, il détruit sa propre chair par le jeûne, jusqu'à ce que sa peau s'étant détendue par l'effet de l'amaigrissement, il passe par le trou d'une pierre, déposant là sa vieille peau, et retrouvant la jeunesse et une vie nouvelle. Il fuit toute 194bonne odeur, qui très-souvent est mortelle pour lui. Quelquefois la moelle de l'homme donne la vie à un serpent. De toutes les espèces de serpens, et même de tous les animaux de la terre, le plus grand est le dragon, qui, lorsqu'il sort de son repaire, s'élève quelquefois dans l'air, et s'agite violemment. Il porte une crète, et a la bouche petite; ses artères se contractent lorsqu'il aspire l'air, et pousse sa langue en dehors; il ne fait aucun mal avec ses dents; mais s'il enveloppe quelqu'un avec sa queue, il le tue; et l'éléphant même, malgré son énorme corpulence, n'est pas à l'abri de ses attaques. Lorsqu'il aspire, son souffle empoisonné répand la mort autour de lui; privé de pieds, il glisse sur la poitrine et sur le ventre. Comme le lion est le roi des animaux, le basilic est le roi des serpens; et c'est pourquoi les Grecs lui ont donné ce nom de basiliscus, qui signifie petit roi. Tous les serpens le redoutent et le fuient, parce qu'il les tue seulement par son souffle; son regard empoisonné est également mortel à l'homme, et nul oiseau ne passe devant ses yeux sans être aussitôt frappé. Il est long d'un demi-pied, et marqué de taches blanches; la terre qu'il touche en est souillée et brûlée; il détruit les plantes, corrompt et tue les arbres. Tout ce qu'il atteint d'une morsure périt aussitôt; il ne se nourrit ni d'animaux, ni d'oiseaux. Dans une maison où l'on conserve la moindre petite partie du corps d'un basilic, on ne voit jamais entrer ni serpens, ni oiseaux, et les araignées n'y tendent plus leurs filets. Les fouines cependant triomphent du basilic; si on en fait entrer une dans le lieu où ce ser-195pent se cache, il fuit dès qu'il l'aperçoit, et la fouine le poursuit et le tue. Aux environs de Jéricho, et dans les déserts du Jourdain, on trouve un serpent que l'on appelle tyr, dont les chairs, mêlées à quelques autres ingrédiens, produisent une sorte d'électuaire que l'on nomme la tyriaque ou thériaque, et qui détruit dans le corps de l'homme l'effet de tout poison, excepté cependant celui qui provient de ce même animal. On appelle salamandre en grec, et stellio en latin, un animal que d'autres, à ce qu'on prétend, ont aussi nommé le caméléon. Il a quatre pieds, la face assez semblable à celle d'un lézard, la queue très-longue et tortillée, les ongles recourbés et très-acérés, le corps couvert d'aspérités, et la peau comme celle du crocodile. On tire de sa peau une espèce de laine, dont on fait des ceintures incombustibles. La salamandre vit dans le feu, non seulement sans y être brûlée, mais très-souvent même en l'éteignant. Elle marche lentement, et tue même après sa mort celui qui a triomphé d'elle; car si un oiseau, par exemple, veut en manger le plus petit morceau, il meurt aussitôt. De tous les animaux venimeux, la salamandre est celui qui a la plus grande puissance de destruction; les autres détruisent en détail et individuellement, elle frappe à la fois sur les masses. Si elle se glisse sur un arbre, elle infecte tellement tous les fruits de son venin, que tous ceux qui veulent en manger périssent. Si elle tombe dans un puits, la force du venin donne la mort à tous ceux qui boivent de son eau. La vipère, est un serpent auquel on a donné ce nom, parce qu'il ne se reproduit que de 196force274, car on assure que le mâle meurt dans l'acte même de la génération et que la femelle est tuée pendant qu'elle porte encore. Celle-ci tombant, dit-on, comme en démence par un excès de volupté, coupe la tête à son mâle au moment où il la met dans sa bouche, et elle-même est tuée par ses petits, qui n'attendent point le temps assigné par la nature, lui rongent les flancs, et s'ouvrent un passage de vive force, au prix de la vie de leur mère. Certaines paroles ont sur l'aspic un pouvoir d'enchantement qui détruit la force de son venin. Lorsqu'il voit ceux qui viennent à lui pour opérer cet effet, il applique une de ses oreilles contre terre, et se bouche l'autre avec l'extrémité de sa queue, pour ne pas entendre la voix du magicien. Le saura est un autre serpent, qui perd les yeux en vieillissant; alors il se place dans le trou d'une muraille qui soit située en face du soleil levant, attend dans cette position le retour du soleil, et recouvre ainsi la vue. l'hypnapis est une espèce d'aspic qui tue ceux qu'il a mordus pendant leur sommeil; son venin a la faculté d'endormir, ensuite il mord et tue ceux qu'il a d'abord fait dormir. Le scytalis ou musarague a le dos tacheté avec tant de variété qu'il arrête les curieux; et il a le corps tellement chaud qu'en hiver il dépouille sa peau. Ceux qui sont mordus par cet animal se sentent consumés comme d'une ardeur dévorante. L'amphisbène est un serpent à deux têtes, l'une à la place ordinaire, l'autre à la queue; et il court sur l'une ou l'autre de ces têtes. Le seps est un tout petit serpent dont le venin consume en même temps les chairs et les os. 197Les serpens appelés tarentes sont de moyenne grosseur. Ceux qu'ils ont piqués éprouvent de violentes souffrances, et meurent quelquefois dans une cruelle agonie, si l'on ne vient à leur secours, en leur administrant de la thériaque. Le céraste, autre espèce de serpens, porte des cornes sur la tête; il cache tout son corps en terre, et ne laisse sortir que ses cornes, qu'il fait voir aux oiseaux; et lorsque ceux-ci sont venus se poser dessus, il les tue. Le serpent hémorroes tire le sang, après avoir fait une piqûre; et ouvrant ainsi les veines, il boit tout le sang, et donne la mort à sa victime. Le serpent d'airain fut fait et dressé sur une perche, pour être opposé aux trois espèces de serpens qui faisaient mourir les enfans d'Israel dans le désert275. On dit que ces serpens étaient les dipsades, les situles et les scorpions. Le dipsade est tellement agile qu'il blesse sans être vu; on le foule ans pieds sans l'apercevoir, mais sa piqûre cause une enflure et une inflammation qui amène la mort. La situle fait mourir par la soif ceux qu'elle a blessés. Le scorpion a, dit-on, la tête blanche et presque semblable à celle d'une jeune fille, mais sa queue est armée d'un aiguillon très-venimeux. Il y a dans l'Inde des serpens tellement gros qu'ils dévorent, dit-on, des cerfs, et traversent même l'Océan. On en voit d'autres qui mangent le poivre blanc, et ont dans la tête des pierres précieuses; tous les ans ils se livrent des combats, entre eux, et se détruisent en grande partie les uns par les autres. Quelques-uns de ces serpens ont des cornes comme des béliers, et s'en servent, en les agitant dans l'air, pour frapper les hommes.

198On trouve en outre dans les contrées de l'Orient des oiseaux admirables qu'on ne voit nulle autre part. Là, est le phénix, oiseau unique et d'une extrême beauté; son corps est grand, son plumage, ses serres et ses yeux sont remarquablement beaux. On dit qu'il porte sur la tête une crète semblable à celle du paon; son cou est d'un beau jaune doré, ses plumes sont roses, celles de derrière pourprées et sa queue bleu d'azur. Il vit plusieurs années, mais lorsqu'il se sent vieillir, il se rend sur un lieu très-élevé et dans un site agréable; au milieu est une grande fontaine qui fournit en abondance des eaux extrêmement limpides, et au bord de cette fontaine est un arbre d'une grande hauteur. Au sommet de cet arbre, le phénix se construit un nid ou un tombeau avec toutes sortes d'essences aromatiques; et s'exposant alors à l'ardeur du soleil et battant des aîles, il se brûle lui-même et se relève ensuite de ses propres cendres, tout rajeuni.

Le perroquet est un oiseau indien, vert et ayant un collier doré. Il a la langue grande, et prononce des mots bien articulés; si on ne le voyait on croirait entendre parler un homme. Il salue les passans et leur dit ave ou χάφε. Dans la première et la seconde année de sa vie il apprend très-vite et retient très-bien ce qu'on lui enseigne; plus vieux, il devient moins docile et oublie promptement. Les plus beaux ont cinq doigts aux pieds, les autres n'en ont que trois. L'ibis est un oiseau du Nil, qui se purge lui-même, s'injectant de l'eau dans le derrière avec son bec. La femelle fait ses petits par la bouche: il fait une grande consommation d'œufs de serpens et en porte dans son nid à ses petits, qui les mangent aussi avec avidité. Le

199pélican est ainsi appelé parce qu'il a la peau blanche (pellis cana). Cet oiseau mange, dit-on, ses petits, et après les avoir pleures pendant trois jours, il se blesse lui-même avec son bec et leur rend la vie en répandant son sang. On appelle en latin diomediœ les oiseaux que les Grecs ont appelés herodios, le héron: si un Grec s'approche d'eux, on dit qu'ils l'accablent de caresses, tandis qu'ils assaillent à coups de bec les hommes de toute autre nation. Les hérons sont grands comme des cygnes, blancs de neige, et ont un bec énorme et très-fort. Lorsqu'ils se plaignent d'un son de voix lamentable, ils annoncent, dit-on, ou leur propre destruction, ou la mort d'un roi. Les griffons sont des oiseaux extrêmement féroces, et qui se livrent à des excès furieux. Ils sont très-grands et tellement forts, qu'ils se battent avec succès contre des hommes armés et les tuent. L'onocrotale renferme beaucoup de nourriture dans son ventre, d'où il la retire successivement pour la manger. Les syrènes, qui ont le haut du corps semblable à celui d'une jeune fille, sont oiseaux pour les parties inférieures; c'est pourquoi on les compte parmi les oiseaux de mer, quoiqu'elles soient au fait de véritables monstres.

On voit dans l'Inde des chauves-souris plus grandes que des pigeons, et ayant des dents comme les hommes; elles frappent les hommes au visage et leur coupent les narines, les oreilles et d'autres membres. Il y a aussi dans le même pays d'autres oiseaux grands comme des vautours, rouges, et ayant les pieds et le bec noirs. Ils ne sont point nuisibles à l'homme, et se bornent à dévorer les poissons qu'ils pèchent dans les fleuves.

200En Égypte on fait éclore de petits poulets avec des œufs de poule que l'on chauffe dans des fours et sans qu'il soit besoin que les femelles les couvent; par ce moyen on peut en un même jour avoir autant de poulets que d'œufs. On y trouve aussi des pigeons qui font l'office de messagers, portant sous leurs ailes les lettres de leurs maîtres, et traversant en peu de temps une vaste étendue de pays. Ils se rendent par là infiniment utiles, surtout lorsque des messagers humains ne peuvent traverser les terres occupées par l'ennemi. Quant aux oiseaux qu'Alexandre vit en Perse, qui rendaient la santé aux malades qu'ils regardaient en face, tandis que ceux sur lesquels ils ne voulaient pas tourner leurs regards mouraient sans aucun doute, et quant à ces autres oiseaux que saint Brendan vit sur un arbre très-grand et très-beau, et dont l'un lui répondit qu'ils étaient des esprits qui faisaient pénitence dans des corps d'oiseaux, je laisse à la sagesse du lecteur le soin de juger si cela est vrai ou possible.

Le fleuve du Gange contient des anguilles qui ont trente pieds de long, et certains vers qui ont, comme l'écrevisse, deux bras longs de six coudées, avec lesquels ils saisissent les éléphans et les plongent dans les eaux. La mer indienne produit des tortues dont les coquilles fournissent à l'homme un vaste abri. Dans la mer de l'Occident il y a des écrevisses qui saisissent les hommes et les noient, et qui ont le dessus du dos aussi dur que celui du crocodile. Là se trouvent aussi des poissons dont les hommes emploient les peaux pour se faire de beaux et larges vêtemens. Au fond de la mer sont des poissons qui ont des rapports de ressemblance avec les animaux vivans sur 201la terre, et dont quelques-uns marchent sur des pieds et mangent les fruits des arbres qui croissent dans ces abîmes. L'échénéis est un poisson d'un demi-pied de long, et qui a la faculté toute particulière d'arrêter un vaisseau, en se fixant sur lui; que les vents se déchaînent, que les tempêtes s'agitent avec fureur, que les flots de la mer soient violemment soulevés, le navire demeure immobile et sans pouvoir avancer, comme s'il avait pris racine, et cependant le petit poisson le retient moins encore qu'il ne s'attache à lui. On dit qu'il n'y a que des lamproies femelles, et qu'elles naissent du serpent; aussi les pêcheurs les appellent comme les serpens, au moyen du sifflement; on ne les tue qu'avec peine, en les frappant d'un bâton ou d'un marteau; on n'en vient à bout qu'après de grands et forts en les frappant à la tête, tandis qu'on les tue tout de suite par la queue.

Certains coquillages marins contiennent des pierres précieuses; on dit en effet que ces coquillages abordent sur le rivage pendant la nuit, et que la rosée du ciel y forme les perles. Ils se vident lorsque la lune décroît, et se remplissent de nouveau lorsqu'elle croît. Les huîtres sont une espèce de coquillage dont les écrevisses mangent la chair par un merveilleux artifice. Comme elles ne peuvent ouvrir les coquilles, elles se placent en embuscade, pour épier le moment où ces animaux les entr'ouvrent eux-mêmes; alors elles leur jettent une petite pierre, pour les empêcher de se refermer, et les mangent ensuite. Les poissons appelés dauphins s'élèvent à la surface de la mer lorsqu'une tempête s'approche, et se jouent sur les ondes. La baleine est le plus grand de tous les pois-202sons. Elle a l'ouverture de la bouche fort étroite, et ne peut, par conséquent, avaler que de petits poissons; elle les attire à elle par le parfum de son haleine, et les fait passer dans son ventre. Lorsqu'une tempête commence sur mer, elle s'élève au dessus des flots. Quelques baleines sont tellement grandes, qu'on les prend pour des îles ou des montagnes. Pressés par la tempête, quelquefois les matelots y attachent leurs navires; et se croyant sur la terre ferme, allument des feux; mais lorsque l'animal en sent la première atteinte, il s'enfonce dans les profondeurs de la mer, et y entraîne les batimens et ceux qui les montent.

On trouve en outre dans les contrées de l'Orient des pierres précieuses qui ont des propriétés étonnantes et vraiment inconcevables pour les hommes qui n'en sont pas instruits. Le diamant, que l'on trouve à l'extrémité de l'Inde, est de couleur claire et ferrugineuse. Il n'excède jamais la grosseur de l'amande d'une aveline: il résiste à tous les métaux par son extrême dureté, et cependant le sang tout chaud du bouc le brise en morceaux: le feu ne le chauffe point, et il attire le fer par une vertu secrète. Une aiguille de fer en contact avec le diamant se tourne sans cesse vers l'étoile du nord, qui étant comme l'axe du firmament, ne remue pas, tandis que toutes les autres tournent. Cette propriété le rend indispensable aux navigateurs. Placé auprès de l'aimant, le diamant ne lui laisse pas attirer le fer; lorsqu'il l'a attiré, si l'on approche le diamant, celui-ci le lui ravit et lui enlève sa proie. On dit aussi que le diamant dissipe les poisons, qu'il, résiste aux maléfices, que pendant la 203nuit il écarte les fantômes et les insomnies: le contact du diamant est aussi très-utile à ceux qui ont perdu la raison. L'aimant est aussi une pierre de l'Inde, de couleur ferrugineuse, et qui attire le fer au point de former une chaîne avec des anneaux. Les sorciers s'en servent dans leurs prestiges magiques, et on l'emploie utilement contre l'hydropisie et contre les brûlures. L'émeraude, que l'on trouve dans le même pays, est d'un beau vert. Lorsque sa surface est plane et assez large, elle reproduit les images comme un miroir qui réjouit et fortifie à la fois les yeux de ceux qui y regardent. On s'en sert avec succès contre la fièvre semi-tierce et contre le mal caduc; elle est utile aussi pour apaiser les transports des sens, et la beauté de sa couleur augmente lorsqu'on la trempe dans le vin, ou qu'on la frotte d'huile d'olive. L'escarboucle, appelé anthrax par les Grecs, et vulgairement rubis, parce qu'elle est de couleur rouge, brille au jour et dans les ténèbres plus qu'un charbon embrasé, et jette aux yeux un éclat de flamme brillant comme le feu. Là est encore le saphir, dont la couleur ressemble à la teinte d'un ciel serein, et qui cependant, quelque pur qu'il soit, ne reproduit jamais les images comme un miroir. On dit qu'il a une végétation, qu'il fortifie les membres de ceux qui le portent, et qu'il abat les enflures; il arrête les sueurs, rafraîchit les ardeurs internes, guérit les ulcères, enlève la chassie des yeux et les douleurs du front, et fait beaucoup de bien aux maladies de la langue. Les nécromanciens font usage de cette pierre pour leurs maléfices. La topaze est couleur d'or et reproduit transversalement l'image de ceux qui fixent leurs re-204gards sur elle: elle est d'une nature froide, et sert utilement contre l'emportement des sens; elle refroidit l'eau bouillante, et on l'emploie avec fruit contre les hémorroïdes. Le jaspe est vert et transparent; on en trouve aussi d'autres couleurs, mais qui sont moins précieux. Cette pierre est bonne à préserver des fantômes, des fièvres et de l'hydropisie, et l'on assure aussi qu'elle est très-utile aux femmes en couche. L'amethjste est couleur de pourpre et d'autres fois violette. Elle est fort utile aux buveurs, parce qu'elle empêche l'ivresse. L'agathe est veinée, noir et blanc. On l'emploie avec avantage contre les poisons et contre la soif, et l'on dit qu'elle développe la vue. Ce que l'on dit encore, qu'elle donne la grâce et l'éloquence, doit être considéré comme une superstition plutôt que comme un fait digne de foi. L'asbeste est une pierre que l'on trouve en Arcadie, et qui une fois allumée ne peut plus s'éteindre. La pyrite est une pierre de Perse, de couleur noire; celui qui la presse fortement dans la main en est brûlé au point de ne pouvoir la retenir. Le jais ou jayet est noir, luisant, plat et léger; il brûle dans l'eau et s'éteint dans l'huile; échauffé par un frottement, il attire les brins de paille; il est bon pour les hydropiques; trempé dans l'eau, il devient un fortifiant pour les dents ébranlées; on en fait des fumigations qui rendent aux femmes leurs menstrues, et qui font du bien aux épileptiques. Cette pierre est propre aussi à soulager les douleurs du ventre et des entrailles. L'eau dans laquelle on l'a fait tremper pendant trois jours est bonne à boire pour les femmes en couche, et hâte 205leur délivrance. Elle est utile aussi contre les prestiges des sorciers; elle fait fuir les serpens, ce qui fait que l'aigle en met toujours dans son nid pour s'en défendre. Serge dit cependant que l'aigle a le corps si chaud, que s'il ne mettait dans son nid du jais, qui est une pierre très-froide, il brûlerait ses œufs en les couvant. Une autre pierre, appelée aétite s'allume facilement dans le voisinage du feu. L'aigle en met également dans son nid: cette pierre a un mâle et une femelle. Elles sont utiles non seulement à l'aigle pour lui faire pondre ses œufs, mais aussi aux femmes grosses, pour accélérer leur accouchement. L'hyacinthe est une pierre grenée, couleur de fleur de pourpre, et qu'on ne peut couper qu'avec des brisures de diamant. En la mettant dans la bouche, on l'en retire plus froide; elle fortifie l'homme et le délivre de la tristesse et des vains soupçons. Le lyncurius est un produit de l'urine du lynx, à peu près semblable par la couleur à l'ambre jaune: cette pierre attire les pailles, lorsqu'on l'échauffe par le frottement; elle est bonne contre la jaunisse, contre les douleurs d'entrailles et les dérangemens de l'estomac. L'alectorius est une pierre semblable au crystal ou à l'eau claire; on la trouve dans le jabot d'un coq lorsqu'il a été châtré et qu'il a vécu trois ans; elle n'est jamais plus grosse qu'une féve; et lorsque cet animal l'a eue dans le corps, il ne boit plus dès ce moment. Un homme, en la mettant dans sa bouche, dissipe aussitôt la soif qu'il ressent. Enfin elle est bonne aux tempéramens froids qui ne peuvent se livrer aux plaisirs des sens. La chélidoine est une petite pierre noire, et quelquefois rousse, que l'on trouve dans 206l'hirondelle, et qui est bonne pour guérir la folie, le mal caduc, les fièvres et les mauvaises humeurs; trempée dans l'eau, elle soulage les yeux malades. La chrysolite brille comme l'or, scintille comme le feu, et sa couleur tient le milieu entre le bleu et le vert. On la trouve dans l'Éthiopie, et elle est très-bonne à chasser les fantômes de la nuit. On trouve aussi en Éthiopie la chrysoprase, qui brille pendant la nuit et est terne pendant le jour. Dans l'Inde on trouve le béryl, belle pierre, dont la couleur est comme celle de l'huile ou de l'eau de mer; trempée dans l'eau, elle guérit les yeux malades; elle est bonne aussi pour soulager les mauvaises exhalaisons, l'asthme et les maux de foie. La sardoine et l'onyx sont deux pierres précieuses que le Seigneur ordonna de placer avec dix autres pierres fines dans le pectoral que le grand-prêtre devait porter276. La sardoine est couleur de terre rouge. L'onyx a la forme de l'ongle d'un homme; on le trouve dans le fleuve du paradis, nommé le Phison; il est d'un rouge veiné de blanc. Enfin, il y a encore dans les diverses contrées de l'Orient d'autres espèces de pierres précieuses; mais ce que nous venons d'en dire doit suffire pour montrer la grandeur de la puissance divine, et pour porter les hommes à confesser le Seigneur dans ses œuvres.

Il y a en outre dans l'Orient des hommes qui ne ressemblent nullement à ceux que l'on voit dans les autres parties du monde. Là sont les Amazones, femmes belles, habiles à manier les armes dans les combats, et qui habitent auprès des monts Caspiens, dans une île formée par les eaux d'un 207fleuve. Toutes portent le glaive et sont très-habiles à la guerre; lorsqu'elles reviennent victorieuses d'une bataille avec leur reine en tête, leurs maris, qui demeurent en dehors de l'île, vont les adorer. Une fois l'année elles se rendent auprès d'eux. Après leur retour, si elles sont grosses et si elles mettent au monde un enfant mâle, elles le soignent pendant six ans et l'envoient ensuite à son père; si l'enfant est une fille, elle demeure toujours auprès de sa mère. De même que chez quelques espèces d'oiseaux la femelle est plus forte que le mâle, de même les Amazones sont plus fortes que leurs maris, et tandis que les premières vont à la guerre, les autres demeurent en repos chez eux. Et comme il est certain que l'usage fréquent des plaisirs des sens absorbe une plus grande quantité d'esprits vitaux, moins ces femmes s'y livrent et plus elles conservent de forces et demeurent propres aux exercices de la guerre.

On voit aussi dans les contrées de l'Orient des hommes que l'on appelle oxydraques ou gjmnosophistes, ce qui veut dire les sages nus. Ils marchent dans leur nudité et dans la pauvreté et l'humilité, méprisant les vanités trompeuses et fugitives de ce monde, vivant sous des cabanes ou dans des grottes, et n'ayant ni maisons ni villes. Ils ne nuisent à personne et n'ont pas même d'armes pour se défendre. Leurs femmes et leurs enfans habitent séparément avec les animaux qu'ils élèvent pour pourvoir à leur subsistance, vivant d'ailleurs avec une grande sobriété. Alexandre le Macédonien ayant rencontré ces hommes, leur dit dans un vif étonnement: «Demandez-moi ce que vous voudrez, et je vous le 208«donnerai.» Ils lui répondirent alors: «Donne-nous l'immortalité, que nous desirons plus que toute autre chose, car nous ne nous soucions nullement des richesses.» Et lorsque Alexandre leur eut dit: «Je suis mortel, comment pourrais-je vous donner l'immortalité? — Si tu te reconnais mortel, lui répondirent-ils, pourquoi cours-tu toujours faisant le mal?»

Au-delà du fleuve du Gange sont d'autres hommes bien dignes d'admiration, et que l'on appelle Brachmanes. La lettre que je vais transcrire et qu'ils écrivirent à Alexandre fera parfaitement connaître au lecteur desireux de s'instruire, la religion, les mœurs et les rites de ces hommes. Voici donc cette lettre, que le roi Dindimus envoya à Alexandre.

«Dindimus, précepteur des Brachmanes, à Alexandre, roi, joie! Nous avons appris par tes lettres que tu desires savoir en quoi consiste la parfaite sagesse. Certes nous reconnaissons par là que tu es infiniment sage, et nous te louons beaucoup de vouloir connaître la parfaite sagesse, qui vaut mieux que tout royaume, car le souverain qui ne connaît point la sagesse ne domine pas ses sujets, mais ses sujets le dominent. Toutefois il nous semble impossible que vous suiviez notre manière de vivre et nos usages, car notre doctrine est infiniment différente de la vôtre. En effet, nous n'adorons point les dieux comme vous les adorez, et nous ne menons point la vie que vous menez. Enfin j'aurais desiré m'excuser de te répondre sur tous les points comme tu le demandes, car il est bien inutile que j'écrive le récit de notre vie et de 209nos coutumes, puisque tu n'auras pas le temps de me lire, étant toujours occupé à faire la guerre. Mais afin que tu ne dises pas que c'est la haine qui me fait parler ainsi, j'écrirai tout ce que je pourrai sur les choses sur lesquelles tu m'as interrogé.

«Nous autres Brachmanes, nous menons une vie simple et pure, nous ne faisons pas de péchés, et ne voulons rien posséder, si ce n'est ce qu'exige la condition de notre nature. Nous souffrons et nous supportons tout; nous n'appelons nécessaire que ce qui n'est pas superflu. Chez nous il n'est pas permis de labourer les champs avec la charrue, de semer la terre, d'atteler des bœufs à un char, de jeter des filets dans la mer pour prendre des poissons, de nous livrer à la chasse, soit contre les quadrupèdes qui habitent sur la terre, soit contre les oiseaux des airs; car nous avons des vivres en abondance, et nous ne cherchons aucune autre subsistance que celle que la terre produit, et qu'elle produit sans le travail de l'homme. Nos tables sont couvertes de mets qui ne peuvent nous nuire, et même nous ne chargeons pas notre estomac de ces mets, parce qu'il n'est pas permis chez nous de satisfaire outre mesure ses appétits; aussi sommes-nous exempts de maladie. Pendant que nous vivons, et tant que nous vivons, nous avons toujours la santé; nous ne faisons point de médecine, nous ne cherchons point de secours étrangers pour la santé de nos corps. Notre vie finit seulement au terme de la mort, parce que l'un ne vit pas plus que l'autre, et que chacun arrive à ce terme dans l'ordre de sa 210naissance. Nul de nous ne s'assied devant le foyer à raison du froid; nos corps ne ressentent jamais le froid; nous demeurons nus, toujours et à tout vent. Nous ne satisfaisons point aux desirs de nos corps, mais nous supportons toutes choses avec patience. Toi, empereur, triomphe de tout cela, et lorsque tu auras vaincu ces ennemis que tu portes dans ton corps, tu pourras être estimé plus fort que tous les autres. Tu ne combats contre les ennemis que tu as au dehors, que pour entretenir les ennemis que tu portes en toi. Nous autres Brachmanes, nous avons tué tous les ennemis que nous avions dans notre corps; c'est pourquoi nous ne craignons point les ennemis que nous avons au dehors; nous ne demandons à personne du secours contre eux, ni sur terre ni sur mer; toujours en sécurité, nous vivons sans aucune crainte. Nos corps sont couverts des feuilles des arbres dont nous mangeons les fruits; nous mangeons aussi du lait, et nous buvons de l'eau du fleuve. Nous chantons sans cesse les louanges de Dieu, et nous aspirons à la vie du siècle futur. Nous ne voulons entendre que ce qui peut être utile; nous ne parlons pas beaucoup; quand nous devons parler nous ne disons que la vérité, et ensuite nous nous taisons. Nous n'aimons point les richesses; la cupidité est un besoin insatiable et qui d'ordinaire conduit les hommes à la pauvreté, parce qu'ils ne peuvent jamais voir le terme de leurs conquêtes. Chez nous il n'y a point de haine; nul parmi nous n'est plus fort ou plus puissant qu'un autre. Nous avons de la pauvreté, et par elle nous 211sommes riches, puisque nous l'avons tous en commun. Nous ne faisons point de procès, nous ne prenons point les armes, nous avons la paix par habitude, non par vertu. Nous n'avons point de justice, car nous ne faisons rien qui doive nous faire aller en justice. Une seule loi est contraire à notre nature, nous ne faisons point miséricorde, parce que nous ne nous mettons point dans le cas d'avoir recours à la miséricorde. Nous ne remettons oint les fautes à tout autre, dans l'intention que ieu nous remette pour ce motif nos péchés. De même nous ne donnons pas nos richesses pour l'expiation de nos péchés, ainsi que vous le faites. Nous ne faisons aucun travail par desir du gain; nous ne livrons point nos corps aux emportemens des sens; nous ne commettons point d'adultère; nous ne nous abandonnons à aucun vice qui doive mener pour nous la pénitence; tandis que vous, lorsque vous faites pénitence, vous parlez contre vous-mêmes du mal que vous faites, comme vous avez coutume de parler contre vos ennemis. Nous ne nous plaignons jamais des actions des autres, parce que tous nous faisons bien. Nous ne craignons point la mort subite, parce que nous n'avons point d'actions honteuses qui doivent infecter l'air même, Nous ne teignons point nos vêtemens de diverses couleurs, nos femmes ne se parent point pour plaire; les vêtemens même leur sont à charge, parce qu'elles ne veulent point être belles par les ornemens, mais par ce que la nature même leur a donné à leur naissance. Qui peut en effet changer les œuvres de la nature.? L'entreprendre et ne pas 212y réussir est criminel. Nous ne préparons pas de bains, nous ne faisons pas chauffer l'eau pour laver nos corps, car le soleil nous donne la chaleur et la rosée nous rafraîchit. Nous n'avons point de pensées sur les autres. Nous ne gouvernons point les hommes, qui sont nos semblables: c'est une cruauté d'opprimer par la servitude l'homme que la nature nous a donné pour frère, et qui est, comme nous, la créature d'un seul Père céleste. Nous ne réduisons point les pierres en chaux pour nous faire des maisons que nous habitions; nous ne faisons de vases qu'avec de la terre. Nous habitons dans les creux et dans les cavernes des montagnes, où l'on n'entend point le bruit des vents, où nous ne redoutons point la pluie. Nous dormons exempts de sollicitude, car nous avons des maisons dans lesquelles nous habitons tant que nous sommes en vie, et qui nous servent de sépulture lorsque nous sommes morts. Nous n'allons point, pour commercer, naviguer sur la mer, où ceux qui vont trafiquer rencontrent de grands périls et de grandes merveilles277.

«Nous n'apprenons point l'art de bien parler, mais nous disons tout avec une simplicité qui ne nous permet jamais de mentir. Nous ne fréquentons point les écoles des philosophes, dont la doctrine est toute discorde, où l'on ne tronve rien de certain ni de stable, mais seulement et toujours le mensonge. Au lieu de cela, nous fréquentons les écoles où nous apprenons la vie, qui nous démontrent ce qu'on montre par l'Écriture. Elles ne nous ensei-213gnent point à faire tort aux autres; elles nous apprennent à les secourir selon la vraie justice, et ne nous disent rien qui doive exciter en nous le moindre sentiment de tristesse. Nous n'aimons point les amusemens; si nous voulons apprendre quelque chose de ce genre, nous lisons les faits de nos prédécesseurs et des nôtres; et quand nous devrions en rire, nous pleurons. Toutefois, nous voyons, des choses qui font notre étonnement et nos délices, savoir le ciel tout resplendissant d'étoiles, le soleil brillant des feux dans sa course, et ses rayons illuminant le monde entier. La mer nous paraît toujours belle; et quand une tempête s'y élève, elle ne bouleverse point la terre du voisinage, ainsi qu'elle fait dans vos contrées, mais elle l'embrasse comme sa sœur. Nous nous plaisons aussi à voir les champs bien fleuris; les plus suaves parfums en émanent, et montent jusques à nos narines, de même que du sein de nos belles forêts et du bord des fontaines, auprès desquelles nous entendons les chants des oiseaux. Telles sont nos habitudes régulières. C'est la nature même qui nous les donne. Et toi, empereur, si tu voulais les suivre, nous croyons qu'elles te paraîtraient dures,; et si tu ne veux pas les suivre, ce n'est pas notre faute, puisque nous t'informons par cet écrit des choses que tu nous as demandé et ordonné de te dire. Toutefois, si cela te plaît, nous te dirons encore quelque chose sur notre doctrine, qui nous mène à penser que notre vie doit te paraître dure.

«Vous avez décoloré et rendu pauvres les fleuves du Pactole et de l'Hermus, qui coulaient sur l'or bril-214lant. Vous avez abaissé le fleuve du Nil dans sa course, en buvant de ses eaux; vous avez enseigné à l'homme à naviguer sur le terrible océan. Vous affirmez que le gardien du Tartare, le chien Cerbère, peut être endormi à force d'or. Vous mangez de toutes choses, et vous portez un visage d'abstinence. Vous immolez vos enfans dans les sacrifices, vous faites commettre adultère à vos mères. Vous semez la discorde entre les rois; ceux qui sont humbles, vous les rendez orgueilleux. Vous persuadez aux hommes que les vastes espaces de la terre ne leur suffisent pas; vous les engagez, vous les poussez à chercher les habitations du ciel. A l'aide de vos dieux, vous faites beaucoup de mal, comme ils en ont fait eux-mêmes, car vous pouvez rendre témoignage de Jupiter, votre dieu, et de Proserpine, la déesse que vous adorez, que le premier a provoqué beaucoup de femmes à l'adultère, que la seconde a admis beaucoup d'hommes dans sa couche. Vous ne permettez point aux hommes de vivre dans leur liberté, et vous les retenez esclaves. Vous ne jugez point selon la simple justice, et vous faites changer la loi par les juges. Vous dites beaucoup de choses qui devraient être faites, et qui ne le sont point; vous ne tenez pour sage que celui qui a l'éloquence de la parole. Tout votre bon sens est dans votre langue, toute votre sagesse réside dans votre bouche; et quoique vous ayez la faculté de dire beaucoup de choses avec la langue, ils sont cependant beaucoup meilleurs ceux-là qui savent se taire. Vous rendez un culte à l'argent et à l'or, vous voulez avoir de très-grandes maisons et beau-215coup d'esclaves; et cependant vous ne mangez et ne buvez qu'autant que tout autre homme mange et boit. Vous possédez tout, vous employez avec empire les richesses que vous avez; mais la sagesse seule des Brachmanes vous surpasse en tout point, puisque, selon que nous le pensons, la mère qui vous a donné la vie a également créé les pierres. Vous ornez vos sépulcres et vous déposez les cendres de vos corps dans des vases garnis de pierres précieuses. En effet, qu'y a-t-il de plus mauvais que des ossemens que la terre doit recueillir? Vous les brûlez, vous construisez misérablement un superbe sépulcre, et vous ne souffrez pas que la terre reçoive dans son sein ceux qu'elle a engendrés. Que les hommes apprennent par là quels services vous rendez après leur mort à ceux que vous aimez. Pour nous, nous ne tuons point d'animaux en l'honneur des dieux, nous ne construisons point de temple pour y placer, comme vous faites, une statue en or ou en argent pour chaque dieu; nous n'élevons point d'autel enrichi d'or, d'argent et de pierres précieuses. Votre loi est telle que vous faites honneur à vos dieux de tous vos biens, afin qu'ils soient tenus de vous exaucer. Vous ne comprenez pas que ce n'est ni à prix d'argent, ni pour le sang d'un veau, d'un bouc ou d'un bélier, que Dieu exauce l'homme, mais seulement à cause des bonnes œuvres, qu'il chérit; que ce n'est que par la parole que l'homme est semblable à Dieu, que Dieu est la parole278, que cette parole a créé le monde, et que c'est par elle que toutes choses vivent. Quant à 216nous, nous honorons, nous adorons, nous aimons cette parole, car Dieu est tout esprit et tout ame, et il n'aime rien qu'une ame pure. C'est pourquoi nous disons que vous êtes par trop insensés, estimant que votre nature est céleste, qu'elle a tout en commun avec Dieu, et en même temps souillant cette nature par l'adultère, la fornication et le culte servile des idoles. Vous aimez ces choses, vous les faites sans cesse; et les faisant tant que vous vivez, vous ne pouvez être purs; en sorte qu'après votre mort, vous aurez à supporter des tourmens à cause de cela.

«Vous espérez vous rendre Dieu propice par la chair et le sang que vous lui offrez. Vous ne servez point un Dieu unique et qui règne seul dans le ciel, vous servez beaucoup de dieux, et autant de dieux qu'il y a de membres dans votre corps. En effet, vous dites que l'homme est un petit monde, et que comme il y a divers membres dans le corps de l'homme, de même aussi il y a divers dieux dans le ciel, à chacun desquels vous attribuez une partie du corps, leur immolant aussi des victimes particulières, et leur donnant des noms recherchés. Vous affirmez que Minerve, parce qu'elle inventa beaucoup de travaux, est sortie de la tête de Jupiter, et qu'elle possède la sagesse; et c'est pourquoi vous dites qu'elle occupe le sommet de la tête. Junon, parce qu'elle était irascible, est selon vous la déesse du cœur. Mars, parce qu'il était le chef de la guerre, vous le nommez le dieu de la poitrine. Mercure, qui parlait beaucoup, est pour vous le dieu de la langue. Hercule, parce qu'il fit douze 217merveilleux travaux, vous l'appelez le dieu des bras. Bacchus, qui fut l'inventeur de l'ivresse, vous le nommez le dieu du gosier, et vous dites qu'il repose sur le gosier de l'homme comme sur un tonneau rempli de vin. Cérès, parce qu'elle créa le froment, vous l'appelez la déesse de l'estomac. Kénus, qui fut la déesse de la luxure, vous la nommez la déesse des organes de la génération. Ainsi vous partagez tout le corps de l'homme entre les dieux, n'en réservant aucune portion en votre puissance, et ne pensant pas que Dieu seul, qui est dans le ciel, a créé nos corps. Et cependant vos dieux mêmes ne vous rendent pour cela aucune grâce, comme à des hommes libres; ils vous imposent tribut comme à des esclaves et des sujets, et vous offrez à chacun d'eux diverses sortes de tributs.Vous présentez à Mars le sanglier, à Bacchus le bouc, à Junon le paon; pour Jupiter, vous immolez le taureau; pour Apollon, vous tuez le cygne; pour Vénus, vous sacrifiez la colombe; pour Minerve, vous mettez à mort le hibou; à Cérès, vous offrez des sacrifices de fleur de farine; pour Mercure, vous faites fondre le miel; les autels d'Hercule, vous les couronnez des feuilles du peuplier; le temple de Cupidon, vous l'ornez de roses. Souvent ils ne veulent point des sacrifices offerts en commun, ni des temples en commun; et le cas échéant, chacun de ces dieux demande et obtient des récompenses qui lui appartiennent en propre. A chacun des dieux que vous adorez, vous consacrez, soit un oiseau, soit du grain, soit des quadrupèdes, soit toute autre chose; et c'est là que réside leur puissance, et nullement dans. 218vos corps. Vous donc, comment dites-vous qu'ils ont pouvoir sur vos corps, puisqu'ils n'ont de pouvoir que par les animaux qui leur sont offerts? Certes, vous aurez à supporter après la mort de justes tourmens, à cause de vos erreurs. Dans la réalité, vous n'implorez point des dieux secourables, mais des bourreaux, qui déchireront vos membres de toutes sortes de tourmens, car il faut que vos corps supportent autant de tortures que vous dites avoir de dieux qui ont pouvoir sur eux. Un dieu vous fait livrer à la fornication, un autre vous fait boire, un autre vous fait poursuivre des procès. Tous vous commandent, et vous les servez tous; vous les adorez tous; votre misérable corps doit s'affaisser sous tant de services qui vous obligent envers tant de dieux. Il est juste que vous serviez de tels dieux, à cause de tous les maux que vous faites; et vous ne servez de tels dieux que parce que vous ne voulez pas renoncer au mal. Et cependant c'est sans motif que vous servez des dieux qui vous commandent de faire toutes sortes de maux. S'ils vous exaucent quand vous les priez, ils portent dommage à votre conscience; s'ils ne vous exaucent pas, ils contrarient vos desirs, puisque vous ne les priez que pour le mal: ainsi, qu'ils vous exaucent ou ne vous exaucent pas, ils vous sont toujours nuisibles. De là vos déesses, que vous appelez furies, et qui, dans leur fureur, se vengent des péchés des hommes après leur mort. De là les tourmens dont vos docteurs vous ont parlé, et qui, dans ce monde même, vous agitent déjà comme des morts, Si vous voulez y regarder soigneusement, nul ne 219peut soutenir une plus mauvaise cause que celle que vous soutenez; vous êtes déjà ces fantômes que vos docteurs ont placés dans les enfers. Il y a un grand nombre de châtimens dans l'enfer, vous souffrez déjà ces châtimens, quand vous veillez pour vous livrer à l'adultère, à la fornication, au vol. Us disent qu'il y a tant de mal dans l'enfer que l'on a toujours soif, et que l'on n'est jamais désaltéré; et vous, vous avez une telle ardeur d'acquérir des richesses, que vous n'êtes rassasiés en aucun temps. Us disent qu'il y a dans l'enfer un Cerbère qui a trois têtes; et votre estomac, si vous le regardez, est comme ce Cerbère, à force de boire et de manger. Ils disent encore qu'il y a dans l'enfer un serpent qui s'appelle Xhydre; et vous aussi, vous pouvez être appelés hydres, à cause des vices nombreux qui proviennent de vos estomacs rassasiés. Enfin, tout ce que vos docteurs ont placé dans l'enfer, vous l'êtes déjà sur la terre, si vous voulez l'examiner avec attention, à cause de tous les maux que vous faites. Ah! malheureux, qui vous attachez à des croyances selon lesquelles vous n'aurez plus, après votre mort, qu'à souffrir toutes sortes de tourmens!»

Dans une seconde lettre, le même Dindimus disait encore entre autres choses: «Nous ne sommes point habitans de ce monde, comme si nous devions y demeurer toujours; nous sommes pélerins en ce monde, parce que nous mourons et que nous marchons vers les demeures de nos pères; nos péchés ne nous chargent point, nous n'habitons point dans les tentes des pécheurs, nous ne commettons point de vol et nous avons une conscience pour laquelle 220nous ne nous produisons point devant le publicDieu, qui créa tout dans le monde, fit beaucoup de choses diverses, parce que le monde ne pouvait se soutenir que par la diversité; et il donna à l'homme la faculté du discernement, au milieu de toutes les choses qui sont dans le monde. Quiconque donc aura laissé le mal pour suivre le bien, n'est pas Dieu, mais il est l'ami de Dieu. Nous qui vivons dans la sainteté et dans la continence, vous dites à cause de cela, ou que nous créons des dieux, ou que nous avons de la haine contre les dieux. Mais ce reproche que vous nous adressez vous revient. Tout enorgueillis de la prospérité dont vous jouissez, vous vous couvrez de superbes ornemens. Vous mettez de l'or sur vos doigts, comme font les femmes. Mais sachez que les choses par lesquelles vous vous croyez plus grands, ne tournent point au profit de la vraie humilité. Ce n'est point l'or qui fait les ames bienheureuses; le corps de l'homme n'est pas même rassasié par là, mais plutôt c'est ce qui le corrompt. Nous qui connaissons la véritable humilité, qui savons quelle est la nature de l'or, quand nous avons soif, nous allons vers le fleuve, nous buvons de son eau et nous foulons l'or sous nos pieds. L'or ne soulage ni la faim ni la soif; si l'homme a soif et s'il boit de l'eau, sa soif est apaisée. De même s'il a faim et s'il mange, sa faim est calmée. Si l'or était de la même nature, dès que l'homme en aurait, sa cupidité serait satisfaite. Mais l'or est mauvais, parce que plus l'homme en possède, plus sa cupidité s'accroît. Quiconque est méchant est honoré et adoré par vous, parce que tout homme 221se complaît avec l'homme qui est tel que lui. Vous dites que Dieu ne prend pas soin des mortels; mais vous, vous bâtissez des temples, vous dressez des autels et vous jouissez quand on immole des animaux et quand votre nom est prononcé. On en a fait autant pour votre père, pour votre aïeul, pour vos parens, on en fera autant pour vous. Quant à nous, qui voyons juste, vous voulez nous couvrir des ténèbres de votre aveuglement et vous ne souffrez pas que nous pleurions sur vos misères. Le plus grand bienfait de l'homme envers l'homme tombé dans la perdition, est de pleurer sur lui.»

Ces citations font voir bien clairement que ces Brachmanes, qui ne connaissaient ni la loi de Moïse, ni la loi de l'Evangile, auraient vécu selon la religion et selon la loi de nature, s'ils se fussent humblement reconnus pécheurs, conformément à ces paroles de l'Apôtre: «Si nous disons que nous n'avons point de péché, nous nous séduisons nous-mêmes et la vérité n'est point en nous279.» Et en effet, nous ne trouvons nulle part, dans les livres des Gentils, cette eau de la vraie humilité qui découle de la fontaine du paradis.

Il y a, dans les contrées de l'Orient, des hommes qui, par amour de la vie future, ne craignent point de se jeter dans le feu. D'autres estiment que c'est un acte d'une extrême piété et d'une haute religion, d'immoler leurs propres parens lorsqu'ils sont accablés de vieillesse, et de faire cuire leurs chairs, pour les manger dans un festin, et ils regardent comme impies et irréligieux ceux qui se refusent à en faire au-222tant. Quelques hommes sont grands comme des géans, tellement qu'ils franchissent très-facilement des éléphans; d'autres sont petits à tel point qu'ils n'ont guère plus d'une coudée de longueur. Il y a des mères qui font l'un après l'autre des enfans blancs, lesquels vivant long-temps, deviennent noirs dans leur vieillesse. D'autres femmes font des enfans dès l'âge de cinq ans, mais ceux-ci ne vivent pas au-delà de huit années. Il y a des hommes qui mangent des poissons crus et qui boivent de l'eau salée de la mer; d'autres ont les mains tournées à rebours et huit doigts à chaque pied. D'autres ont la plante des pieds retournée. D'autres portent une tête de chien et des ongles crochus, et, revêtus de peaux de mouton, ne font entendre que des aboiemens de chien. On en voit qui ont la bouche tellement petite, qu'ils ne peuvent avaler que des liquides, à l'aide d'un mince tuyau. D'autres se nourrissent de chair humaine et suivent à la piste la trace des hommes, jusqu'à ce que ceux qu'ils poursuivent aient traversé une eau quelconque. On y trouve aussi des hommes qui n'ont qu'un œil, et qu'on appelle arimaspes ou cyclopes. D'autres n'ont qu'un pied, et courent cependant très-rapidement. Mais leur pied est tellement large, qu'avec la plante ils se font une ombre spacieuse pour se défendre de l'ardeur du soleil et se reposent sous cet abri comme dans une maison. D'autres, n'ayant pas de tête, ont les yeux sur les épaules, et au lieu de nez et d'oreilles deux ouvertures sur la poitrine; ils sont en outre couverts, comme les animaux, de poils qui les rendent horribles. Il en est d'autres qui vivent de l'odeur seule d'un certain fruit; s'ils ont à se transporter plus loin, ils 223l'emportent avec eux; autrement, et s'ils sentaient quelque mauvaise odeur, ils en mourraient. Il y a aussi des hommes sauvages, qui ont chacun six mains. Il y a en outre des femmes très-belles, vivant dans un fleuve d'eaux chaudes, portant des vêtemens horribles et se servant d'armes d'argent, parce qu'elles n'ont pas de fer. Dans quelques forêts de l'Inde, on trouve des femmes qui ont une barbe tombant jusques sur les mamelles, revêtues de peaux d'animaux et qui ne vivent que du produit de leur chasse. On y voit aussi des hommes et des femmes qui marchent tout nus, qui sont couverts de poils comme les animaux, et qui habitent indifféremment dans l'eau et sur la terre. Quand ils voient venir des étrangers, ils plongent dans le fleuve et ne reparaissent plus. Il y a des hommes sauvages, très-grands, velus comme des porcs, qui mugissent comme des bêtes féroces. On trouve aussi dans un fleuve des femmes très-belles, mais qui ont des dents de chien, et qui d'ailleurs sont blanches comme la neige. Dans quelques montagnes de l'Inde habitent les pygmées, hommes qui ont deux coudées de longueur et sont en guerre avec les grues. Ils ont des enfans à trois ans et sont vieux à huit ans.

Tous les détails que je viens de rapporter, en interrompant un moment mon récit historique, je les ai empruntés soit aux écrivains orientaux et à la carte du monde, soit aux écrits des bienheureux Augustin et Isidore, et aux livres de Pline et de Solin. Si par hasard quelqu'un ne voulait point y ajouter foi, nous ne prétendons point le forcer à croire; «que chacun agisse selon qu'il est pleinement persuadé dans son 224«esprit280.» Toutefois nous pensons qu'il n'y a aucun danger à croire les choses qui ne sont point contraires à la foi ou à la bonne morale. Nous savons que toutes les œuvres de Dieu sont admirables, et cependant la force de l'habitude fait que ceux qui voient très-souvent les mêmes choses n'éprouvent plus aucun mouvement d'admiration. Peut-être les cyclopes qui n'ont qu'un œil n'éprouvent pas moins d'étonnement en voyant des hommes qui en ont deux, que nous n'en éprouverions nous-mêmes en les voyant, ou en voyant des hommes qui en auraient trois. Si nous regardons les pygmées comme des nains, eux, de leur côté, nous regarderaient comme des géans, s'ils voyaient quelqu'un de nous au milieu d'eux; et dans le pays des géans, le plus grand d'entre nous passerait pour un nain. Les Éthiopiens, qui sont noirs, nous les tenons pour une race avilie; parmi eux cependant, celui qui est le plus noir est réputé le plus beau.

On voit dans nos contrées beaucoup de choses dont nous ne nous étonnons point, et qui, si les peuples d'Orient en entendaient parler, exciteraient leur incrédulité, ou passeraient pour merveilleuses. Dans certaines parties de la Flandre, il y a des oiseaux qui naissent des arbres mêmes, et qui y demeurent suspendus et attachés par le bec: le temps de leur complet développement arrivé, ils tombent aussitôt des branches et se mettent à voler comme les autres oiseaux. Ceux] qui voient habituellement ce fait ne songent nullement à en être étonnés et mangent la chair de ces oiseaux pendant le carême. Dans l'île de 225Thanatos, qui se trouve du côté de l'Irlande, on ne rencontre jamais de serpens; et la terre de ce pays, transportée partout ailleurs, fait mourir tous les serpens. Dans l'île de Sardaigne on ne voit ni serpens ni loups. Dans l'île de Thulé, les arbres ne se dépouillent jamais de leurs feuilles; durant les six mois d'été il y fait constamment jour, et les six mois d'hiver sont constamment enveloppés d'une nuit obscure. Dans l'île de Sicile, l'Etna est sans cesse en proie à un incendie sulfureux. Dans la mer Ionienne on voit Charybde et Scylla. En Irlande il y a un lieu que l'on appelle le Purgatoire de saint Patrice. Si quelqu'un y entre sans être véritablement pénétré de repentir et de contrition, il est aussitôt enlevé et mis à mort par les démons, et ne reparaît plus jamais. Mais celui qui y entre vraiment touché de contrition, et s'étant confessé, est saisi par les démons qui le font passer par le feu, par l'eau et par mille espèces de tourmens, par lesquels il est purifié. Celui qui a commis plus de fautes est puni plus rudement dans le même lieu; celui qui en revient purifié, ne peut plus dans la suite rire, ni se livrer aux amusemens, ni aimer aucune des choses du monde; il pleure et gémit toujours, oublie le passé et s'élance dans l'avenir.

On rapporte qu'il y a dans la petite Bretagne une fontaine dont les eaux tombant sur la pierre voisine, provoquent, à ce qu'on assure, la pluie et les tonnerres. Dans la Grande-Bretagne il y a eu quelques hommes qui avaient des queues; en France on a vu des hommes avec des cornes; nous en avons vu d'autres qui aboyaient comme des chiens. En Lombardie 226les enfans naissent avec des crapauds sur le front, et si quelque enfant vient au monde sans en avoir, sa mère est estimée adultère par son mari, et passe pour avoir eu des communications avec un étranger. Dans quelques pays, et particulièrement à l'extrémité de la Bourgogne, aux environs des Alpes, on voit des femmes avec des goitres qui leur tombent jusque sur le ventre, et dont l'ampleur est semblable à celle d'une cruche ou d'une courge. D'autres ont sur le dos de telles bosses, que tout ce qui devrait tourner au profit de la croissance est absorbé par ces bosses, en sorte que ceux qui les portent demeurent petits comme des nains. Les hommes qui ont fréquemment sous les yeux des faits semblables n'en éprouvent aucun étonnement. Les sourds et muets font des enfans sourds et muets, les lépreux naissent presque toujours de lépreux; et cependant on ne voit pas des aveugles avoir des enfans aveugles, des borgnes des enfans borgnes, des hommes mutilés des enfans mutilés. Un enfant, né le septième ou le neuvième mois de la grossesse, ne meurt point; celui qui vient au monde dans le huitième mois ne peut en aucune manière continuer de vivre. Dans les pays d'Occident on a pris quelquefois dans les bois des hommes sauvages, qui, lorsqu'on les menait au milieu des hommes, refusaient absolument de manger, et mouraient ou s'échappaient. Beaucoup de personnes ont vu en France des hermaphrodites. Les Comans mangent la chair crue et boivent le sang des chevaux.

Et ce n'est pas seulement parmi les hommes, mais aussi chez les bêtes brutes et dans les objets inanimés, 227que l'on trouve des faits merveilleux, que cependant les hommes n'admirent point lorsqu'ils sont accoutumés à les voir fréquemment. Le renardeau, lorsqu'il veut prendre des oiseaux, s'étend sur le sol à la renverse, et fait semblant d'être sans respiration et comme mort. La fourmi coupe par le milieu un grain de blé pour qu'il ne germe pas en terre. Le cerf, pour se rajeunir, attire le serpent hors de son repaire, et après l'avoir dévoré, tourmenté par le venin et par la soif, il cherche une fontaine, et lorsqu'il a bu de l'eau, il se trouve tout rajeuni. Lorsqu'ils traversent les eaux à la nage, les cerfs supportent leurs bois pesans en les appuyant sur le derrière les uns des autres, et lorsque le premier est fatigué, le dernier vient le remplacer. L'araignée, pour prendre des mouches, tire de ses propres entrailles la substance avec laquelle elle tend ses légers filets. Si un loup voit un homme avant d'être vu par lui, l'homme devient enroué tout aussitôt. On dit que lorsque le loup a enlevé une brebis, si les bergers le poursuivent, il ne la blesse point avec ses dents, mais qu'il la pose doucement sur son dos, de peur, si elle se sentait mordue, qu'elle ne fît des mouvemensqui pourraient ralentir la fuite du ravisseur. La femelle du singe, si elle fait deux petits, en prend un en haine, et l'autre en grande affection; celui qu'elle aime, elle le porte dans ses bras; celui qu'elle hait s'attache à elle sur son dos ou sur son cou. Les chiens sont les seuls animaux qui se reconnaissent aux noms qu'on leur donne; ils ont pour leurs maîtres une extrême affection, et bravent la mort pour eux; ils n'abandonnent point le cadavre du maître qu'ils ont perdu, quelle que soit la faim 228qui les presse; et la nuit, quelque plaisir qu'ils puissent prendre à dormir, ils veillent pour garder la maison de leur maître. Le chat, ou preneur de souris, a la vue tellement perçante, que l'éclat de son regard dissipe les ténèbres de la nuit. La belette poursuit les serpens et les rats, et a tant de ruse dans l'esprit, que dans les maisons où elle élève ses petits, elle les transporte fréquemment d'un lieu dans un autre, afin qu'ils ne soient pas découverts. Le hérisson, lorsqu'il a coupé du raisin sur une vigne, ou des fruits sur un arbre, se roule autour de sa proie, et l'attachant ainsi aux piquans dont il est pourvu, l'emporte avec lui. Dès qu'il entend quelque bruit, il se forme aussi en rond, et prépare ses armes pour sa défense. L'agneau, aussitôt qu'il est né, reconnaît sa mère à son bêlement, au milieu d'une foule d'autres brebis: il a tellement horreur du loup qu'il le fuit, quoiqu'il n'en ait jamais vu, et cependant il ne fuit point et n'éprouve aucune crainte en voyant un cheval ou tout autre animal. L'aigle saisit ses petits avec ses serres et les tient suspendus en l'air et exposés aux rayons du soleil. Ceux d'entre eux qu'il voit demeurer le regard fixe et immobile, il les conserve et les élève, comme dignes de sa race; ceux dont la vue faiblit en présence du soleil, il les rejette comme des enfans dégénérés. Lorsque la vieillesse l'accable, il s'élance dans les airs et franchit tous les nuages; la chaleur du soleil, dont il s'est rapproché, dissipe le brouillard qui couvrait ses yeux, ses ailes appesanties deviennent plus légères; puis tout-à-coup plongeant avec rapidité, il se précipite dans les eaux et retrouve ainsi sa jeunesse; enfin il brise 229son bec crochu en le frappant sur une pierre; et ainsi débarrassé de celui qui est vieux, il en recouvre un autre qui lui sert à mieux ravir sa proie. La tourterelle, tant que son mâle vit, ne se sépare jamais de lui, et lorsqu'il est mort, elle ne s'unit point à un autre, mais solitaire elle perche sur les branches mortes des arbres, et y demeure triste et gémissante. Le corbeau ne soigne ses petits que lorsque leurs plumes, commençant à noircir, lui font reconnaître son image. Les grues volent par bandes et dans un ordre savant. La première, qui commande la troupe, gourmande de la voix celles qui quittent leur rang, et lorsque ses sons deviennent rauques, une autre prend sa place et remplit le même office. Durant la nuit elles se distribuent le service des veilles; elles portent dans leurs pattes de petites pierres, pour accuser celles qui les laisseraient tomber en sommeillant; lorsqu'elles vieillissent, elles deviennent noires. Les cicognes, quand elles traversent les mers par bandes nombreuses, s'avancent précédées des corneilles qu'elles prennent pour guides. Elles ont tant d'affection pour leurs petits et en prennent tant de soins, qu'à force de demeurer dans leurs nids et de couver, elles en perdent leurs plumes; elles sont en outre ennemies déclarées des serpens. L'autruche mange le fer; négligeant de couver ses œufs, elle les laisse dans la terre, où la chaleur qui les recouvre les fait éclore. Le héron, lorsqu'il vole très-haut, annonce la tempête, car il redoute la pluie et les orages, et s'élève au-dessus des nues pour les éviter. La corneille, lorsqu'elle trouve de l'or ou une pièce de monnaie, l'emporte et va la cacher. Le paon, lorsqu'on le regarde 230et qu'on lui donne des éloges, forme sa queue en cercle et déploie sa beauté; puis s'apercevant de la difformité de ses pieds, il rabat sa queue. Cet oiseau a la voix forte, la démarche simple, la tête en serpent, la poitrine comme couverte de saphirs, les plumes un peu rousses, et la queue longue et tachetée d'yeux. Les éperviers, lorsqu'ils voient que leurs petits peuvent commencer à voler, ne leur portent plus à manger, les frappent de leurs ailes, les jettent ainsi hors de leur nid, et les forcent dès leur jeune âge à chercher leur proie, afin que, plus avancés, ils ne s'engourdissent pas dans la paresse. L'épervier sauvage enlève les oiseaux domestiques et les dévore aussitôt; apprivoisé, il enlève les oiseaux sauvages et les garde pour son maître. Le pigeon ramier, lorsqu'il a perdu sa compagne, demeure solitaire, ne cherche plus la verdure pour se reposer sous son abri, et ne se livre plus aux plaisirs de l'amour. La femelle du pigeon nourrit les petits qui lui sont étrangers, reconnaît dans l'eau l'ombre de l'épervier, et construit son nid très-haut pour se mettre hors la portée des bêtes malfaisantes; son chant est une espèce de gémissement; elle ne mange point de chair morte, et vit de grains; ces oiseaux n'ont point de fiel, ils volent en bandes, et ne font aucun mal avec leur bec. La huppe est un oiseau très-sale, qui porte sur la tête une crète en forme de casque, et qui habite toujours au milieu des tombeaux ou sur les fumiers. Quiconque s'est frotté de son sang et va ensuite dormir, voit des démons qui s'avancent vers lui comme pour l'étouffer. Les hirondelles ne vont jamais chercher les toits qui sont près de tomber; les oiseaux les plus cruels les respectent comme sacrées. 231Elles ne mangent jamais en repos, et saisissent leur nourriture en l'air et à la volée: «Elles connaissent la saison de leur passage281.» Le coq distingue les heures dans la nuit; il bat des ailes avant de chanter; plus la nuit est profonde et plus il chante avec force. La perdrix est un oiseau immonde et plein de ruse; elle enlève et couve les œufs d'un autre; mais les petits, lorsqu'ils entendent la voix de leur véritable mère, abandonnent celle qui les a fait éclore, et se réfugient auprès de l'autre. Si quelqu'un s'approche de leurs nids, les perdrix vont à sa rencontre, faisant semblant d'éprouver quelque faiblesse dans les pieds ou dans les ailes, et ralentissant leur marche comme pour se laisser prendre bientôt; et lorsqu'elles ont par cet artifice attiré peu à peu les hommes loin de leur nid, elles s'envolent aussitôt. Leurs petits, lorsqu'ils redoutent d'être pris, soulèvent avec leurs pattes des mottes de terre et se cachent en dessous. Le hibou se cache durant le jour et cherche sa nourriture pendant la nuit; il redoute les oiseaux, car tous les oiseaux le poursuivent et le déchirent lorsqu'ils peuvent l'atteindre. Le vautour se met à la suite des armées pour se repaître des corps morts; il marche très-souvent sur ses pieds; c'est pourquoi on l'appelle aussi gradipes (qui marche sur les pieds). Les cailles traversent les mers, lorsque l'été est passé, et sont, comme l'homme, sujettes au mal caduc. Le cygne a les plumes blanches et la chair noire: on dit qu'il s'approche des joueurs de harpe, et qu'il imite dans son cant le son de ces instrumens.

Dans les choses inanimées on voit aussi beaucoup de 232merveilles que les hommes ne remarquent point quand ils en ont l'habitude. Le vif argent a une si grande force que, si l'on pose dessus une pierre, quelque grosse qu'elle soit, il résiste cependant à son poids. L'eau froide, versée sur la chaux froide, fait bouillir celle-ci. Les rayons du soleil noircissent le blanc, comme par exemple, la peau de l'homme, et blanchissent le noir, comme les tissus de lin: ils dissolvent et réduisent la cire en fusion; ils durcissent et condensent la vase. Le cristal est froid, et cependant, broyé dans de l'eau froide et exposé à l'action du soleil, il produit du feu. L'air mis en mouvement se refroidit, la terre et l'eau se réchauffent par le mouvement. Le feu divisé ne se détruit pas, le souffle de l'homme l'éteint et l'autre souffle le ranime. Le souffle de l'homme échauffe ce qui est froid, et ce qui est chaud se refroidit aussi bien par le souffle de l'homme. La terre est infiniment pesante en soi-même, et elle se maintient sans avoir ni base ni fondement.

Qui pourrait suffire à énumérer les œuvres grandes et merveilleuses que le Seigneur a faites par les actes de sa volonté, «pour éterniser sa mémoire282» et pour satisfaire à nos besoins? «Dieu vit l'assemblage de tout ce qu'il avait fait et il le trouva très-bon283. Il ne hait rien de tout ce qu'il a fait284.» Il n'y a que le péché, qui est le néant, qu'il haïsse, poursuive et détruise. Aussi, après avoir créé toutes choses en six jours, par la seule puissance de sa parole, fut-il plus de trente années à travailler pour détruire le péché dans le monde. Le péché seul lui dé-233plaît, parce qu'il offense la majesté de ses regards, parce qu'il fait d'un être parfaitement doux et bon, un maître rude pour nous. C'est le péché qui a fait de fange un diable, de l'ami un ennemi, de l'être libre un esclave, de l'être incorruptible un être mortel et corrompu, du bienheureux un malheureux, du citoyen un homme exilé et rejeté, de l'enfant de Dieu un enfant du diable; c'est le péché que le Seigneur ne laisse jamais impuni. Ainsi, en punition des péchés et des crimes de ces hommes impies dont j'ai déjà parlé, de ces profanes qui souillèrent la Terre-Sainte de toutes sortes de forfaits, et provoquèrent la colère du Seigneur, celui qui par sa nature est plein de douceur et de bonté devint cruel pour nous. C'est pourquoi nous sommes devenus un objet de risée pour nos voisins, et nos ennemis se sont moqués de nous en éclatant de rire. «Les sons de notre harpe ont été échangés en de tristes plaintes285,» et notre force a été réduite en poussière. La souveraine des nations «est devenue comme veuve, et la reine des «provinces a été assujétie au tribut286.» Le Seigneur a tellement frappé son peuple de son glaive et tellement méprisé son héritage, nos ennemis ont si bien passé à la tête et nous à la queue, qu'ils nous ont enlevé de vive force, non seulement la terre de promission, mais encore presque toutes les contrées, les villes et les places fortes que nous possédions depuis les confins de la terre d'Égypte jusqu'en Mésopotamie, sur un espace de plus de vingt journées de marche, ne nous laissant parmi les villes maritimes que les deux villes de Tyr et de Tripoli, et en outre 234Antioche avec un petit nombre de forteresses, savoir: le château que l'on nomme Cursat, auprès d'Antioche; Crac, Margat, le Château-Blanc, Archis, la tour d'Entérade et le château de Nephim, dans le comté de Tripoli, et soumettant à leur impie domination toutes les autres villes et tous les forts qui se trouvent au milieu des terres. Ces calamités, ou amères tribulations, commencèrent d'une manière déplorable dans le comté d'Édesse.

Après la mort de cet homme vaillant et rempli de prévoyance dans sa conduite, Josselin, comte d'Édesse, son fils, Josselin le jeune, qui n'hérita ni de la valeur, ni des vertus honorables de son père, plongé dans la souillure et dans la débauche, abandonna et perdit par sa négligence la ville d'Édesse, quoiqu'elle fût très-bien fortifiée; et Sanguin, seigneur de la ville de Mossoul, capitale et métropole de la province d'Assyrie, assiégea Edesse, força ses murailles, et s'en empara de vive force. Ensuite le même Josselin ayant été, par un juste arrêt de la vengeance divine, fait prisonnier par les Sarrasins, jeté en prison à Alep, où il dépérit misérablement, et mourut de faim et de besoin, sa femme céda à l'empereur de Constantinople les terres qui lui restaient encore, à la charge d'une redevance annuelle; et l'empereur y envoya une immense multitude de Grecs, promettant de défendre le pays contre les Sarrasins. Mais Noradin, fils de ce Sanguin, tout joyeux de la retraite des Latins, quoiqu'ils fussent en bien petit nombre, et ne faisant nul cas de ces petits Grecs, inhabiles à la guerre, et qu'il connaissait bien pour des hommes mous et efféminés, les attaqua dans la même année, 235fit périr les uns, réduisit les autres en captivité, et tout le pays se trouva dès lors soumis à son empire. De là, Noradin alla mettre le siége devant le château dit de Harenc, qui appartenait à la principauté d'Antioche, et était situé à dix milles de cette ville. Et comme à cette époque, Raimond, prince d'Antioche, avait été tué dans un combat, comme Boémond, son fils, qui lui avait succédé dans cette principauté, était retenu captif chez les Sarrasins, Noradin ne rencontra que peu de résistance, et s'empara facilement de ce château fort. Il nous enleva aussi de vive force la ville de Panéade, et la soumit à sa domination, tandis que le roi de Jérusalem, Amaury, était absent et retenu en Égypte.

Dès ce moment, les nôtres commencèrent à se trouver en beaucoup plus mauvaise situation; ils défendirent cependant le territoire qui leur restait tant que les royaumes d'Égypte et de Damas demeurèrent soumis à des maîtres difFérens et ennemis. Mais lorsqu'en punition de nos péchés, les forces de ces deux royaumes se trouvèrent doublées par leur réunion sous l'autorité d'un seul maître, le royaume de Jérusalem, placé entre deux, commença à être plus agité et plus rudement attaqué. Syracon, l'un des satrapes de Noradin, laissa à son neveu, fils de son frère Saladin, le royaume d'Égypte, qu'il avait conquis les armes à la main. Ce second Saladin avait l'esprit très-rusé; il était exercé à la guerre et au maniement des armes, prévoyant et actif à la fois dans la conduite des affaires, libéral à l'excès et très-magnifique, non seulement pour les siens, mais aussi pour quelques-uns des nôtres, qu'il sut attirer à lui par ses présens 236et ses promesses. Le monde entier sait combien il nous a fait de mal, et qu'il fut comme le fléau du Seigneur, par lequel le peuple chrétien fut écrasé. Après qu'il eut tué, en l'attaquant à l'improviste, comme je l'ai déjà raconté, son seigneur le calife d'Égypte, Noradin, son seigneur, étant mort, et son fils encore enfant demeurant à cette époque à Alep, Saladin enleva à celui-ci le royaume de Damas, en entraînant les principaux seigneurs de ces États, soit par des présens et des promesses, soit par la peur et la violence. Il enleva en outre à son susdit seigneur, dont lui, ainsi que son père avaient été serviteurs, plusieurs villes extrêmement riches, savoir Hamah, Malbek, Emese, vulgairement appelée Camelée, et la grande Césarée. Le fils de Noradin étant mort, la ville d'Alep passa à titre héréditaire entre les mains de son oncle paternel, le seigneur de Mossoul; mais Saladin enleva de vive force à ce dernier non seulement Alep, mais encore tout le comté d'Édesse, tout le pays qui s'étend jusqu'à l'Euphrate, deux nobles villes de la Mésopotamie, Édesse et Carrhes, et presque toute la Mésopotamie, et cela au grand détriment et dommage du peuple chrétien. L'élévation et la haute fortune de Saladin redoublèrent les craintes des nôtres, les exposèrent à de grands périls, et les abattirent beaucoup, surtout à cette époque où les Sarrasins (qui, dans le commencement, et lorsque les nôtres entrèrent pour la première fois dans la Terre-Sainte, étaient encore fort ignorans de la guerre, et s'avançaient pour combattre presque sans armes, et seulement avec des arcs ), à force de s'exercer et de se battre souvent contre les nôtres, avaient enfin acquis 237une grande expérience, et connaissaient bien l'art de la guerre; en ce temps en effet, ils combattaient, de même que les Latins, armés de cuirasses et de casques, et se servaient comme eux de glaives, de lances et de boucliers. Pour comble de malheur, le royaume de Jérusalem était alors tombé aux mains d'un homme étranger, qui n'appartenait plus à la race de ceux «par les mains desquels le salut fut donné à Israel287.» et cela avait amené de grandes discordes et beaucoup de dissensions entre nos barons.

En effet, le premier des Latins qui obtint la souveraineté du royaume de Jérusalem fut le duc Godefroi de Bouillon, prince agréable à Dieu, et par lequel Dieu opéra le salut et la délivrance de la Terre-Sainte. Il régna avec beaucoup de valeur, mais seulement pendant une année, et triompha dans une bataille du prince de la milice du Soudan d'Égypte et d'une innombrable multitude d'Infidèles. Lorsqu'il fut entré dans la voie de toute chair, son frère Baudouin, comte d'Édesse, lui succéda dans le même royaume. Celui-ci fut le premier roi latin de Jérusalem, car Godefroi, son frère, avait refusé d'être couronné du diadème royal aux lieux où le Seigneur avait porté la couronne d'épines.

Le nouveau roi, à la tête de deux cent soixante chevaliers et de neuf cents hommes de pied, battit le prince de la milice du calife égyptien, qui avait amené à sa suite onze mille cavaliers et trente mille fantassins; il tua ce prince et cinq mille hommes de son armée; parmi les autres, les uns furent faits prisonniers, les autres s'échappèrent par la fuite. Dans 238un autre combat, Baudouin, avec un très-petit nombre d'hommes, remporta la victoire sur les Ascalonites et sur une grande multitude d'Egyptiens. Dans une troisième affaire, ayant avec lui cinq cents chevaliers et deux mille hommes de pied, il triompha de vingt-deux mille Égyptiens, leur tua quatre mille hommes, ainsi que le gouverneur d'Ascalon, et força le reste de l'armée à se sauver. Il mourut après avoir régné dix-huit ans.

Son successeur fut son cousin, Baudouin du Bourg, second roi latin de Jérusalem. La seconde année de son règne, ce roi se battit avec sept cents chevaliers contre Ghazi, prince très-puissant des Turcs. Ghazi, qui avait avec lui une multitude innombrable de Turcs, fut défait dans cette bataille; quatre mille des siens y périrent aussi; beaucoup d'autres, faits prisonniers, furent chargés de chaînes; Ghazi eut grand' peine à se sauver par la fuite avec le reste de son armée. Dans une seconde bataille, Baudouin du Bourg ayant avec lui onze cents chevaliers et deux mille hommes de pied, remporta une victoire sur le roi de Damas, dont l'armée était forte, dit-on, de quinze mille cavaliers. Deux mille d'entre eux furent tués, beaucoup d'autres faits prisonniers, et un plus grand nombre blessés. Les autres tournèrent le dos avec leur prince, et les nôtres perdirent dans cette affaire vingt-quatre hommes. Dans une troisième campagne, le roi détruisit une armée d'Ascalonites et les Egyptiens qui étaient venus à leur secours. Enfin, dans une quatrième bataille, il vainquit Doldequin, roi de Damas; les ennemis eurent deux mille hommes tués; les nôtres perdirent vingt-quatre chevaliers et quatre 239vingts hommes de pied. Baudouin du Bourg régna treize ans, et mourut.

Il eut pour successeur son gendre Foulques, comte d'Anjou, du Maine et de la Touraine, auquel il avait donné en mariage sa fille aînée, nommée Mélisende. Foulques livra bataille dans le pays d'Antioche à une multitude infinie de Turcs, qui avaient débouché en nombreux essaims du golfe Persique, et remporta sur eux une glorieuse victoire; il leur tua trois mille hommes, leur fit beaucoup de prisonniers, et les autres échappèrent à la mort en fuyant. Il régna onze ans. Étant occupé sur le territoire d'Accon à poursuivre un lièvre dans une partie de chasse, il se précipita avec son cheval, et mourut ainsi d'une manière imprévue et par un accident déplorable, laissant deux fils, Baudouin, son premier-né, qui-lui succéda, et Amaury.

Baudouin, la neuvième année de son règne, battit dans les environs de Jéricho quelques nobles satrapes turcs qui avaient avec eux une armée, leur tua cinq mille hommes, et força les autres à s'enfuir, couverts de honte et de confusion. La quinzième année de son règne, étant en guerre avec Noradin, prince de Damas, le roi le força de fuir avec une partie de son armée; et après lui avoir tué tout le reste, il demeura maître du champ de bataille. Il régna vingt-quatre ans, mourut sans laisser d'enfans, et eut pour successeur son frère Amaury.

Ce roi, la première année de son règne, eut un engagement sur le territoire d'Égypte avec Dargan, prince de la milice égyptienne, fit un grand carnage parmi les ennemis, et obtint du ciel la victoire. Dans 240une seconde affaire, ayant avec lui trois cent soixante et dix chevaliers, il livra bataille, dans les désert de l'Égypte, à Syracon, prince du soudan de Damas. Ce Syracon avait sous ses ordres douze mille Turcs et onze mille Arabes. Ce jour-là, la nuit étant survenue, les combattans se séparèrent, les nôtres ayant eu cent hommes tués, et les ennemis mille, à ce qu'on assure. Amaury régna douze ans; et lorsqu'il fut entré dans la voie de toute chair, le royaume passa à son fils Baudouin.

Frappé de la lèpre par un jugement du ciel, ce prince n'en gouverna pas moins vaillamment le royaume confié à ses soins. La troisième année de son règne, étant à la tête de trois cent soixante-quinze chevaliers, il rencontra Saladin dans les environs d'Ascalon, et le battit, ainsi que les vingt-six mille cavaliers qu'il commandait; Saladin prit la fuite avec une partie de son armée; les autres furent tués ou chargés de fers; et l'on dit que les nôtres n'eurent dans cette affaire que quatre ou cinq hommes tués. Dans une autre bataille, ayant avec lui sept cents chevaliers, le roi rencontra dans les environs de Tibériade Saladin, qui conduisait, à ce qu'on dit, vingt-deux mille cavaliers; il eut encore l'avantage, tua mille hommes à son ennemi, et les nôtres n'en perdirent qu'un très-petit nombre. Cependant le roi n'ayant pas voulu se marier, à cause de sa maladie, donna en mariage les deux sœurs qu'il avait, savoir Sibylle, l'aînée, et Isabelle, la cadette, à deux hommes de naissance illustre: Sibylle à Guillaume Longue-Épée, marquis de Montferrat; et Isabelle à Honfroi de Toron. Guillaume étant mort, et ayant laissé un 241fils encore enfant, qui fut nommé Baudouin, le roi donna sa veuve en mariage à un certain jeune homme du comté du Poitou, nommé Gui de Lusignan; et comme ses infirmités l'accablaient de plus en plus, il lui confia aussi toute l'administration du royaume; mais Gui, ayant encouru la colère du roi, perdit son crédit et le gouvernement du pays. Le roi ayant alors convoqué les grands du royaume, fit donner l'onction royale à son neveu Baudouin, encore tout petit, et remit cet enfant, ainsi que les affaires publiques, aux soins et sous la tutelle du comte de Tripoli. Peu de temps après, le roi Baudouin le Lépreux étant entré dans la voie de toute chair, et le jeune roi Baudouin étant mort également, Gui de Lusignan fut élevé au trône par l'assistance de sa femme Sibylle, à qui le royaume appartenait, en vertu de ses droits héréditaires; et il eu prit possession, sans demander le consentement du comte de Tripoli, qui était à cette époque administrateur de tout le royaume. Rempli d'indignation, principalement parce que lui-même aspirait aussi au trône, le comte conclut une trève avec Saladin, sans consulter le roi, auquel il gardait rancune, et dont il se déclara l'ennemi; et afin de se mettre mieux en défense dans le royaume et contre le roi lui-même, et d'avoir plus de moyens de lui nuire, il contracta mariage avec la dame de Tibériade, qui était aussi souveraine de toute la Galilée. De là, naquirent dans le royaume des dissensions pleines de périls et infiniment pernicieuses, les uns ayant suivi le parti du comte, les autres demeurant attachés au roi.

Saladin, homme rusé, doué d'une grande expérience et fort habile à la guerre, reconnut aussitôt 242qu'un royaume divisé en lui-même peut être facilement désolé, et que l'on entre aisément par la vaste brèche que fait la discorde. En conséquence, prenant son principal prétexte de ce que le seigneur de Mont-Réal et de toute la terre située au-delà du Jourdain avait rompu la trève qui nous liait avec les Sarrasins du voisinage, en leur enlevant un riche butin, il leva une multitude de combattans, cavaliers aussi bien qu'hommes de pied, dans toutes les contrées soumises à son pouvoir, en Egypte, en Arabie, à Damas, à Alep et en Mésopotamie. On dit qu'il rassembla et conduisit à sa suite cinquante mille hommes de cavalerie, sans parler des fantassins. Il envoya d'abord en avant dix mille cavaliers d'élite, qui traversèrent le territoire du comte de Tripoli (lequel était en trève avec les Sarrasins), c'est-à-dire les pays de Tibériade et de Nazareth, et se rendirent jusque vers la banlieue de la ville d'Accon, afin de provoquer les nôtres, selon leur usage, dans l'espoir que ceux-ci se lanceraient imprudemment et en désordre à leur poursuite, et pourraient ainsi être mis à mort, ou faits prisonniers. Cette funeste combinaison des impies ne manqua pas en effet de se réaliser. Le maître du Temple, sortant imprudemment avec plus de soixante et dix de ses frères, et le maître des Hospitaliers, qui revenait avec dix de ses frères du château de Belvoir, furent enveloppés par les ennemis auprès du casal de Robert. Quoiqu'ils n'eussent à leur suite que cent vingt chevaliers, ils résistèrent vigoureusement aux dix mille Sarrasins, leur tuèrent beaucoup de monde, mais furent enfin eux-mêmes presque tous tués ou faits prisonniers. Le maître du Temple s'échappa 243avec un petit nombre d'hommes; le maître de l'Hôpital périt; et ce fut le premier du mois de mai que les ennemis remportèrent sur les nôtres cette sanglante victoire. Animés par ce succès, au mois de juillet suivant, les Sarrasins réunirent toutes leurs forces en une seule armée, et allèrent assiéger Tibériade, la dernière ville de noire royaume du côté de la route de Damas. Déjà le comte de Tripoli, à qui cette ville appartenait, avait abandonné les Sarrasins et rompu la trève, parce qu'ils exigeaient de lui qu'il s'alliât avec eux, et qu'il fît beaucoup de mal au roi et à son royaume. En conséquence, il avait fortifié la ville, et établi sa femme dans la citadelle. Le seigneur Gui, roi de Jérusalem, et Raimond, comte de Tripoli, suivis de presque tous les hommes nobles du royaume et de tous les chevaliers et hommes de pied qu'il leur fut possible de rassembler, marchant sous de sinistres auspices, et privés de l'assistance divine, se portèrent à la rencontre de Saladin et de son armée, et dressèrent leurs tentes autour de la fontaine de Séphor. Ils se confiaient en leur multitude plus qu'aux secours du ciel. Depuis la première arrivée des Latins dans la Terre-Sainte, on n'avait jamais réuni un aussi grand nombre de chevaliers pour une seule bataille; ils étaient douze cents, bien cuirassés; et on dit qu'il y avait en outre dans cette funeste expédition plus de vingt mille hommes de pied, armés et portant des arcs et des arbalètes. Le jour suivant, tandis que notre armée poursuivait sa marche vers la ville assiégée, de nombreux essaims de cavaliers armés à la légère, détachés de l'armée ennemie, ne cessèrent de voltiger insolemment sur la droite et la gauche de nos troupes, les in-244quiétant sans relâche, leur lançant des flèches et des traits qui blessaient les chevaux et les cavaliers, et les forçant enfin à faire halte et à dresser leurs tentes dans une position aride, où l'on ne trouvait point d'eau. Saladin, en étant informé, profita habilement des circonstances; et le lendemain, avant que notre armée eût pu arriver auprès des eaux, il plaça ses divers corps, selon les règles de la science militaire, auprès de Thoron, et s'avança hardiment pour combattre, tandis que nos chevaliers et leurs chevaux étaient dévorés de soif. On était aux jours des plus fortes chaleurs, car ce fut le 3 de juillet, jour de la fête de la translation de saint Martin, l'an de l'Incarnation du Seigneur 1187, que le Seigneur livra le peuple chrétien aux mains des impies, en punition de ses innombrables péchés. Les nôtres en effet tournèrent promptement le dos aux ennemis; et presque tous, depuis le plus grand jusqu'au plus petit, furent massacrés ou faits prisonniers. Le Seigneur les humilia et les frappa de crainte et de lâcheté, à tel point que, par un changement complet de fortune, un seul des ennemis en poursuivait cent des nôtres; quelques-uns même jetaient honteusement les armes, et se remettaient sans la moindre résistance entre les mains de leurs ennemis. A la suite d'un grand carnage, Gui de Lusignan, roi de Jérusalem, le maître du Temple, et beaucoup d'autres hommes, tant du premier rang que des rangs inférieurs, furent retenus captifs, et cédèrent, sans déployer leur vigueur, à ceux qui les poursuivaient. Et afin qu'ils pussent reconnaître à des signes certains et évidens la terrible colère du Seigneur, et ne plus douter 245que le bouclier de la faveur divine s'était retiré d'eux, ils perdirent en outre par une déplorable catastrophe le bois de la croix dii salut, qu'ils avaient porté avec eux au combat dans cette malheureuse journée. Saladin, espérant détruire entièrement dans les contrées de l'Orient les Ordres des Templiers et des Hospitaliers, fit trancher la tête à tous ceux dont il put se saisir.

A la suite de ce désastre, ceux des Chrétiens qui parvinrent de manière ou d'autre à s'échapper, et ceux encore qui étaient demeurés enfermés dans les villes et dans les forteresses, furent pendant long-temps frappés de crainte, comme des femmes, et leur courage les abandonna tellement qu'ils n'osaient plus attendre les Sarrasins, même lorsque étant en force ils n'en rencontraient qu'un petit nombre. Aussitôt après sa victoire, Saladin se rendit devant Accon, que les habitans lui livrèrent, en obtenant la vie sauve. Il passa de là à Béryte, et les citoyens, réduits au désespoir, lui remirent aussi cette place sans la moindre résistance. Il s'empara pareillement de Biblios sans difficulté; et depuis Accon jusqu'à Ascalon, aucune ville maritime n'osa tenter le moindre effort pour se défendre. Les Ascalonites, croyant que leur ville ne pouvait être prise, arrêtèrent un peu sa marche, et lui répondirent qu'ils ne l'abandonneraient point tant qu'ils ne sauraient pas d'une manière positive que les habitans de Jérusalem avaient renoncé à se défendre, ou remis cette place entre ses mains. Mais, lorsque Saladin eut dressé son camp devant Jérusalem, les citoyens lui remirent la ville, sous la condition d'en sortir libres avec tout ce qu'ils pourraient 246transporter, et d'être conduits par ses soins en un lieu de sûreté. Échappant ainsi aux mains de leurs ennemis, les Chrétiens, arrivés à Tripoli, tombèrent en des mains profanes et sacriléges, plus cruelles que celles des Sarrasins. Tout ce qu'ils avaient emporté avec eux, le comte de Tripoli, Boémond et ses satellites, enfans de Bélial, qui eussent dû éprouver une tendre compassion pour leurs frères exilés, le leur enlevèrent au contraire inhumainement, se montrant ainsi plus cruels envers les Chrétiens que les Sarrasins eux-mêmes. On rapporte qu'il arriva en ce lieu un événement déplorable, et tel que les siècles passés n'ont rien vu de pareil. Une dame qui transportait sur ses épaules son petit enfant, fut dépouillée par ces impies ennemis, qui ne respectaient ni le sexe, ni la condition, et qui ne rougissaient même pas d'offenser la pudeur dans leurs perquisitions: voyant que ceux auprès de qui elle s'était réfugiée lui enlevaient les choses même que les Sarrasins lui avaient laissées pour sa nourriture et celle de son fils, cette dame toute troublée, saisie d'une profonde douleur et d'un accès de désespoir, jeta son propre enfant dans la mer.

Saladin, retournant alors à Ascalon, reçut cette ville des mains de ses habitans, sous la condition de rendre la liberté au roi et au maître du Temple qu'il retenait prisonniers. De là il se rendit à Tripoli sans perdre de temps et en déployant une grande activité; mais voyant que les nombreux habitans de cette place et tous ceux qui s'y étaient réfugiés, se disposaient à résister, et pensant que cette ville ne pourrait lui échapper, lorsqu'il reviendrait en temps opportun, après s'être rendu maître de toutes les autres forte-247resses, il dirigea sa marche vers Antioche, ne voulant pas non plus en ce moment s'arrêter à attaquer les autres places fortes situées sur les bords de la mer, attendu qu'un chef de pirates, très-puissant sur la mer, que l'on nommait Marguerit, envoyé par l'illustre et vaillant roi de Sicile, Guillaume, venait d'arriver de ce royaume avec quatre-vingts galères pour porter secours aux Chrétiens. Guillaume, homme vénérable et dévoué à Dieu, informé par ceux qui s'étaient réfugiés par mer dans son pays, des déplorables événemens survenus dans le royaume de Jérusalem, s'était empressé, dans le cours du même été, d'envoyer non seulement cette nombreuse flotte, mais en outre cinq cents chevaliers, trois cents Turcopoles et une grande quantité de vivres, pour défendre le terrain que les Chrétiens conservaient encore. Saladin cependant, poursuivant ses succès avec activité et de toute l'ardeur de son esprit, se rendit maître dans l'espace de trois mois, de toute la principauté d'Antioche, à l'exception d'un château imprenable qui appartient au seigneur patriarche d'Antioche, et que l'on appelle Cursat, et de la ville même d'Antioche: le seigneur patriarche lui ayant donné beaucoup d'argent, il se retira de devant cette place, se tenant pour assuré que lorsqu'il aurait pris possession de toutes les autres forteresses, la ville demeurée seule ne pourrait résister long-temps. Déjà il avait soumis à sa domination plus de vingt-cinq villes ou places fortifiées qui faisaient partie de la même principauté.

Retournant alors dans le royaume de Jérusalem, Saladin investit, par terre et par mer, avec toute son armée, la ville de Tyr, la seule de toutes les villes 248du royaume qui eût tenu ferme jusqu'alors. Il y avait dans Tyr à cette époque un homme noble et vaillant dans les combats, Conrad, marquis de Montferrat. Il était arrivé, dit-on, de Constantinople, et avait débarqué au port de Tyr le jour même de la grande bataille où les nôtres furent vaincus. Il promit aux habitans de défendre leur ville, s'ils voulaient, après leur délivrance, lui concéder le pouvoir de la gouverner. Les citoyens consentirent volontiers, et même avec reconnaissance, à ce qu'il leur demandait, car eux-mêmes, réduits presque au désespoir, ne croyaient nullement pouvoir résister aux forces de Saladin, qui déjà s'était emparé de toute la contrée environnante. Conrad résista vigoureusement à Saladin du côté de la terre, et du côté de la mer il lui brûla ses galères. Aussitôt Saladin, troublé et rempli de fureur, leva le siége et se retira. Il avait cru pouvoir bloquer les habitans et les forcer à se rendre, sans avoir à supporter de grandes pertes et sans effusion de sang; et sans doute il y eût réussi sans peine, si Dieu n'en eût ordonné autrement, puisqu'il ne tarda pas à forcer les châteaux les mieux fortifiés; savoir Saphet, Belvoir, Thoronet Belfort, qui étaient situés dans les montagnes, et qui cependant résistèrent quelque temps, et tant qu'ils eurent des vivres à leur disposition. Comment en effet un petit nombre d'hommes effrayés et dénués de toute puissance eussent-ils pu tenir tête à un homme si puissant, qui avait soumis à sa domination non seulement la terre d'Egypte, mais en outre la Syrie presque entière, laquelle s'étend depuis le fleuve du Tigre jusqu'à l'Égypte, et depuis la Cilicie jusqu'à la mer Rouge?

249La première province de la Syrie est située entre le Tigre et l'Euphrate, et nommée Mésopotamie de Syrie. La seconde province, qui s'appelle spécialement Cœlé-Syrie, et dans laquelle sont situées Antioche et les villes ses suffragantes, s'étend jusqu'au ruisseau de Valénia, sous le château de Margat. La troisième partie de la Syrie, appelée Syrie maritime ou Syrie de Phénicie, et dans laquelle on trouve les villes de Tripoli, de Tyr et d'Accon, commence au ruisseau dont je viens de parler, et finit à Pierre-Encise, autrement nommée Détroit, et maintenant le château des Pélerins. La Syrie du Liban, dans laquelle sont les montagnes de ce nom, forme la quatrième province; on l'appelle également Syrie de Damas, parce qu'elle a Damas pour métropole. Quelquefois on lui donne tout simplement le nom de Syrie, prenant la partie pour le tout, comme dans ce passage du prophète: «Damas, capitale de Syrie288.» Les trois Palestines font également partie de la grande Syrie. La première a pour métropole Jérusalem, et est plus spécialement appelée Judée; la seconde, dont Césarée maritime est la métropole, contient tout le pays des Philistins; la troisième a pour métropole Scythopolis, aujourd'hui nommée Bethséan. Les deux Arabies sont de même des provinces de la Syrie. La première a Bostrum, et la seconde la Pierre du Désert pour métropole. La Syrie de Sobal, dont Sobal est métropole, fait aussi partie de la grande-Syrie. Enfin l'Idumée, qui fait face à l'Égypte, est la dernière province de Syrie. Tel était le grand et puissant adversaire, prince de tant de royaumes; telle la bête féroce, garnie de tant de têtes, que le Seigneur 250avait suscitée contre nous, en punition de nos péchés, comme un fléau chargé d'accomplir sa vengeance divine.

Cependant des bruits sinistres et le récit de ces déplorables événemens avaient ébranlé toutes les contrées de l'Occident; tous ceux qui en entendaient parler éprouvaient une grande consternation, et dans leur douleur se sentaient comme atteints d'une profonde blessure. Entre autres, le vénérable père Urbain, qui à cette époque gouvernait la sainte église romaine en qualité de souverain pontife, pénétré d'une affliction que rien ne pouvait calmer, en voyant que de son temps l'église d'Orient se trouvait livrée à une si cruelle désolation, et menacée d'une ruine irréparable; que les lieux saints étaient profanés et foulés aux pieds par les chiens immondes; que le précieux bois de la croix du salut était retenu et souillé par des hommes indignes et impies; que la Terre-Sainte, rachetée parle sang de tant de Chrétiens, était de nouveau occupée par des infidèles et des profanes, Urbain, dans le trouble et l'angoisse que lui donnait sa douleur, fut saisi de la fièvre et termina sa vie bientôt après, tant par l'effet de ce mal que par le chagrin et la langueur qui le consumaient. Il eut pour successeur dans la chaire pontificale un homme honorable et digne de toute louange, Grégoire, qui, en punition de nos péchés, ne survécut que sept semaines à son exaltation. Après lui, Clément III fut élevé à la dignité suprême et apostolique. Celui-ci travailla de tout son pouvoir avec ses frères les cardinaux à porter secours au petit nombre de Chrétiens qui étaient demeurés comme des brebis au milieu des loups, et à assurer 251la délivrance de la Terre-Sainte. Il invita, exhorta, supplia les princes de l'Occident et tous les fidèles du Christ, et leur enjoignit, afin de pouvoir obtenir la pleine rémission de leurs péchés, de ne plus différer à porter secours, avec l'aide de la puissance d'en haut, à l'église du Christ et à la cité d'où nous est venue la rédemption.

A la suite de cet appel, l'empereur des Romains, Frédéric; le roi de France, Philippe; le roi des Anglais, Richard; presque tous les princes, ducs, comtes et nobles, sujets de ces rois, les archevêques, les évêques, les abbés et d'autres personnes ecclésiastiques, enfin une foule innombrable d'hommes de la classe inférieure, portant sur leurs épaules le signe de la croix vivifiante, s'engagèrent par des vœux solennels à secourir la Terre-Sainte, s'encourageant et s'excitant les uns lès autres par la parole et par l'exemple, tellement que chacun se fût regardé comme déshonoré et couvert d'ignominie, de demeurer dans sa maison, en homme lâche et paresseux, tandis que tous les autres se disposaient à partir.

L'été qui suivit celui où la Terre-Sainte avait été perdue, le roi Gui de Lusignan, ne pouvant recouvrer la ville de Tyr (que le marquis Conrad, qui l'avait délivrée, s'était attribuée en propre, conformément à ses conventions avec les citoyens), n'ayant pas même conservé dans tout son royaume une maison où reposer sa tête, couvert de honte et de confusion, principalement parce que c'était sous son gouvernement que les Chrétiens avaient perdu la Terre- Sainte, et devenu comme indifférent à sa propre conservation, alla, avec le très-petit nombre d'hommes 252qu'il put rassembler, assiéger la ville d'Accon, et dressa ses tentes sur une colline assez élevée, située auprès de cette ville. Il avait avec lui son frère Geoffroi de Lusignan, homme plein de courage et de valeur dans les combats, qui, pour l'amour de son frère, avait devancé tous les autres pélerins. Lorsque Saladin fut instruit de cet événement, on dit qu'il rendit grâce à son Dieu de ce qu'il livrait ainsi en ses mains les débris de la population chrétienne et son roi; et dans le fait, un si petit nombre d'hommes n'eût pu longtemps tenir tête, je ne dis pas à Saladin et à son innombrable armée, mais seulement à ceux qui étaient enfermés dans la place assiégée. Les princes qui entouraient Saladin l'ayant invité à se hâter de saisir la proie que le Seigneur lui offrait, on assure qu'il leur répondit que, comme cette proie ne pouvait lui échapper, il desirait attendre son frère, qui devait arriver prochainement, pour l'associer à sa joie et à sa victoire. Lui-même cependant, au bout de peu de jours, apprit par sa propre expérience que tout retard est nuisible à ceux qui sont bien préparés. Un homme noble et qui avait fait ses preuves dans le service de Dieu, Jacques d'Avesnes, conduisant avec lui des Flamands, des Brabançons et des Frisons, et arrivant en temps opportun, dressa ses tentes devant la ville d'Accon. Un grand nombre de nobles et d'autres arrivèrent peu après de Champagne, de Bourgogne, et quelques-uns d'Italie, et débarquèrent auprès de la même ville. Afin d'éviter les irruptions subites et imprévues des Sarrasins, ils creusèrent un fossé tout autour de leur camp. Il serait trop long de raconter toutes les tribulations et les angoisses, tous les périls 253et les maux qu'ils eurent à souffrir avant l'arrivée des rois de France et d'Angleterre. Les Sarrasins brûlèrent leurs machines à diverses reprises; beaucoup d'entre eux furent mortellement blessés ou tués par les ennemis, à coups de flèches et de traits; un bien plus grand nombre encore périt sous les murs de la ville, par la faim, la fatigue, ou par l'effet d'une atmosphère empoisonnée. Voyant qu'il leur serait très-difficile de s'emparer de la place, tant parce que ceux qui la défendaient résistaient vigoureusement, que parce que Saladin et son armée ne cessaient de les harceler au dehors et de tous les côtés du fossé, les nôtres résolurent un jour de faire une sortie pour combattre leurs ennemis. Mais les Sarrasins, quoiqu'ils fussent beaucoup plus nombreux, n'osèrent les attendre, et prirent la fuite en abandonnant leur camp. Déjà les nôtres étaient entrés dans le camp des ennemis, sans rencontrer aucun obstacle, lorsque, par un jugement juste, mais secret de Dieu, ils furent tout-à-coup ébranlés et frappés de terreur, et se mirent à fuir, sans être poursuivis par personne. Les Sarrasins, s'en étant aperçus, reprirent confiance et courage, revinrent massacrer les nôtres sur les derrières, et atteignirent de leurs flèches, lancées sans relâche, tant les chevaux que les chevaliers. Un petit nombre de nos plus nobles chevaliers, jugeant trop honteux de prendre la fuite, furent enveloppés par des Sarrasins et mis à mort. Parmi eux étaient le maître du Temple, André comte de Brienne et beaucoup d'autres encore, qui succombèrent également dans cette journée. Ceux qui étaient enfermés dans la ville d'Accon firent en même temps une 254sortie, et rencontrant les nôtres comme ils s'en retournaient, ils en tuèrent un grand nombre. Le trouble et la confusion étaient tels parmi les Chrétiens, ils avaient été saisis en fuyant d'une si grande terreur, qu'on dit qu'il ne se serait peut-être échappé aucun de ceux qui sortirent de leurs retranchemens, si l'homme vaillant et fort exercé à la guerre, Geoffroi de Lusignan, dont j'ai déjà parlé, qui était demeuré dans le camp pour le garder, ne fût venu promptement au secours de ses compagnons, suivi de ceux qui étaient demeurés avec lui. On dit que le désordre qui se mit dans les rangs des nôtres pendant cette journée, provint d'un événement tout-à-fait singulier. Un cheval échappé des mains de son maître s'étant mis à fuir, quelques-uns se lancèrent à sa poursuite en poussant des cris, et d'autres ayant cru qu'ils fuyaient devant les ennemis, tous se mirent presqu'en même temps à se sauver, et se dirigèrent vers leurs tentes, à leur très-grande honte, et au détriment de la chrétienté.

Après que ceux qui étaient partis les premiers eurent attendu pendant un an et demi l'empereur, les rois et les autres princes qui devaient les suivre, l'armée se trouva tellement affamée et dénuée de toute espèce de vivres, qu'on fut forcé de manger la chair des chevaux et d'autres animaux morts. Un boisseau de froment, que l'on avait en temps de paix pour un demi bysantin, se vendait alors soixante bysantins. Il en résulta que les hommes de pied de l'armée, ne pouvant supporter plus long-temps un tel excès de disette, sortirent au nombre de trente mille, malgré les défenses des grands, pour marcher contre les Sar-255rasins et tâcher de leur enlever des vivres dans leur camp; les ennemis, remplis de ruse, feignirent en effet de prendre la fuite, et permirent ainsi à ces imprudens de se charger non seulement de vivres, mais encore d'or, d'argent et de toutes sortes d'effets. Tandis qu'ils s'étaient bien approvisionnés et s'en retournaient joyeusement, courbant sous le poids des objets qu'ils emportaient, «les sons de leurs harpes furent subitement changés en de tristes plaintes289, «et la tristesse succéda à la joie290.» Les Sarrasins se mirent à leur poursuite, en poussant de grands cris, et il n'y en eut pas un seul qui tentât de leur résister; jetant au loin non seulement l'or et l'argent, mais même leurs armes, presque tous succombèrent sous les coups de leurs ennemis, ou se précipitèrent dans la mer en fuyant. Parmi ceux qui parvinrent à s'échapper, beaucoup devinrent fous par suite de la terreur qu'ils avaient éprouvée. Ainsi le Seigneur voulut punir leurs murmures et leur désobéissance.

En ce temps, Sibylle, femme du roi Gui de Lusignan, se trouvant à l'armée, entra dans la voie de toute chair. Le royaume fut alors dévolu par droit héréditaire à sa sœur Isabelle, femme du noble Honfroi de Thoron. Le marquis de Montferrat, qui s'était déjà emparé de la ville de Tyr, instruit de ces événemens, et poussé par son ambition et par le desir de régner, enleva Isabelle à son époux, et contracta avec elle un mariage de fait. Quoiqu'un si grand crime déplût infiniment aux pélerins, ils évitèrent cependant de donner satisfaction au noble Honfroi, qui leur porta ses plaintes, parce qu'ils ne pouvaient se pro-256curer des vivres que par la ville de Tyr et par l'entremise du marquis. Conrad lui-même séduisit à force de présens quelques-uns des plus grands seigneurs, et acheta ainsi leur faveur.

Tandis que ces divers événemens se passaient dans l'armée qui avait pris les devans, l'empereur des Romains, Frédéric, se trouvant prêt à partir avec une multitude innombrable de combattans, se mit en route par la voie de terre. Après avoir franchi les frontières de l'Allemagne, il traversa la Hongrie, la Macédoine et la Grèce; et en entrant sur le territoire des Sarrasins, il soumit «d'une main puissante, et le bras étendu,» Iconium, Finimine, et plusieurs autres villes, et arriva en Arménie. Là, comme il faisait une chaleur excessive, ayant voulu se baigner dans le fleuve que les habitans appellent le fleuve de Fer, il fut, par un déplorable accident, entraîné et étouffé dans les eaux, et mourut, en expiation de ses péchés, et au détriment de toute la chrétienté. Saladin redoutait tellement son arrivée, qu'il avait ordonné de jeter bas les murailles de Laodicée, Gibel, Tortose, Biblios, Béryte et Sidon, présumant que l'empereur passerait par ces contrées, et de ne conserver que les fortifications, savoir les citadelles et les tours.

Le roi de France, Philippe, et Richard, roi d'Angleterre, après avoir passé l'hiver à Brindes, pour attendre les armées qui marchaient à leur suite, arrivèrent le printemps suivant dans le port d'Accon avec leurs navires et leurs galères, portant beaucoup de chevaux, d'instrumens de guerre et des vivres en abondance. Leur arrivée répandit une grande joie 257dans notre armée. Le roi de France aborda le premier avec tous les siens, car Richard, roi d'Angleterre, s'empara dès son arrivée de l'île de Chypre, après avoir vaincu les Grecs qui l'occupaient. Les Chrétiens assiégèrent donc la ville d'Accon; et l'ayant investie de toutes parts, ils travaillèrent durant tout l'été, et sans relâchera s'en rendre maîtres, ceux qui étaient dedans résistant de leur côté avec une grande vigueur. Opposant pierriers contre pierriers, brisant nos machines, brûlant avec leurs feux grégeois les tours en bois que les nôtres avaient construites à grands frais, ils leur firent souffrir toutes sortes de dommages. Un jour, Saladin ayant envoyé vers la ville un très-grand vaisseau chargé de combattans tout frais, d'armes et de vivres, le roi des Anglais s'avança à sa rencontre avec ses galères tout près du port, et coula bas le vaisseau avec tous les chevaliers qu'il portait. Cet événement excita de vifs transports de joie parmi les Chrétiens, et couvrit les Sarrasins de confusion. Outre les hommes et les approvisionnemens dont ce navire était chargé, on dit qu'il contenait encore des serpens, que les ennemis avaient le projet de jeter au milieu de notre armée, et par lesquels ils espéraient nous faire beaucoup de mal. Le roi des Français, Philippe, travaillait le jour et la nuit, sans interruption, à attaquer les murailles de la ville, à ébranler les tours et les remparts, en lançant d'énormes blocs de pierre, qui allaient jusque dans l'intérieur de la place briser et abattre les machines, les maisons et tous les édifices, ne laissant pas un moment de repos aux assiégés. De son côté, le roi des Anglais, rempli d'ardeur, livrait de fréquens et terri-258bles assauts. Voyant que les pierres lancées sur eux sans relâche faisaient de nombreuses brèches, et détruisaient leurs murailles, et qu'il leur serait impossible de résister long-temps, les assiégés rendirent enfin leur ville, à condition d'avoir la vie sauve, et de sortir en liberté, s'engageant, en revanche, à rendre aux Chrétiens la sainte croix, qui avait été perdue dans une précédente bataille. Mais comme ils ne purent la trouver, le roi d'Angleterre, rempli d'indignation et de colère, ordonna de mettre à mort tous ceux qui lui étaient échus en partage. Le roi de France, plus doux et plus modéré, retint ses prisonniers, pour les échanger contre ceux des nôtres que les Sarrasins avaient en leur pouvoir. En faisant périr plusieurs milliers d'ennemis, qui dans la suite eussent pu faire beaucoup de mal aux Chrétiens, le roi d'Angleterre affaiblit bien plus les Sarrasins, et leur causa une perte plus sensible. En voyant la ville prise par les nôtres, et un grand nombre des siens mis à mort, Saladin, tout consterné, n'espérant plus conserver les autres places, fit détruire les murailles des villes maritimes, savoir Porphyrie, Césarée, Joppé, Ascalon, Gaza et Daroun. Le roi Richard rebâtit Joppé, et la fortifia; et plus tard, Saladin étant allé l'assiéger, le roi se mit en mer avec une galère, se faisant suivre en même temps par son armée de terre, non sans de grandes difficultés; il secourut les assiégés, et força l'armée des Sarrasins à faire retraite. Tandis que ceux-ci, remplis de confusion et d'effroi, fuyaient avec leur prince devant la face des nôtres, il nous eût été facile de reconquérir sur eux non seulement le royaume de Jérusalem, mais même une grande portion de leur 259territoire, si l'ennemi du genre humain, jaloux des immenses succès des Chrétiens, ne fût venu «semer l'ivraie291.» Il envoya la rivalité et la discorde entre les rois; il suscita des querelles entre les princes, et il les fit «errer dans des lieux incultes où il n'y a point de chemin292.» Poursuivant leur propre gloire et leur cause personnelle, et non celle de Jésus, se déchirant et se détestant les uns les autres, ils remplirent leurs ennemis de joie, et couvrirent d'une grande confusion le peuple chrétien. Leurs ressentimens, leurs haines et leurs discordes en vinrent à un tel point, que presque toujours, lorsque le roi de France livrait assaut d'un côté devant une ville, le roi d'Angleterre défendait aux siens d'y prendre aucune part; et toutes les fois qu'il pouvait réussir à séduire, par ses promesses ou ses présens, des princes et des barons de France, il ne manquait pas de le faire, et de les attirer dans son parti. Aussi le roi de France, tout troublé et inquiet, principalement à cause d'une maladie dont il était travaillé, laissa à sa place le duc de Bourgogne avec une partie de son armée, et se retira aussitôt après la prise d'Accon. Il se conduisit avec peu de sagesse, en mettant trop d'empressement à publier son départ, car on dit que Saladin nous eût rendu volontiers tout le territoire qui nous appartenait auparavant, si les rois eussent seulement fait semblant de vouloir faire, d'un commun accord, une invasion dans son pays, et de vivre en bonne intelligence.

Le roi d'Angleterre avec son armée, et le duc de Bourgogne avec ce qui lui restait de l'armée française, 260s'avancèrent alors d'Accon vers Joppé, pour aller assiéger Jérusalem, et rencontrèrent dans leur marche toutes sortes d'ennuis. Saladin marchait sur leurs derrières avec ses chevaliers et un nombre infini de Turcopoles; à la droite et à la gauche de notre armée les Sarrasins ne cessaient de faire pleuvoir sur elle une grêle de traits, en sorte que les nôtres n'arrivèrent qu'avec beaucoup de difficulté jusques à la forteresse d'Assur, située entre Césarée et Joppé; ils eurent beaucoup de chevaliers et de chevaux grièvement blessés, et le roi Richard lui-même fut atteint et blessé par un trait. Pour se venger des Sarrasins et leur rendre la pareille, les nôtres, arrivés auprès de ce fort, les attaquèrent vigoureusement, les forcèrent de prendre la fuite, les poursuivirent et leur tuèrent beaucoup de monde, mais non sans éprouver aussi des pertes considérables. En ce jour en effet succomba un chevalier noble et vaillant à la guerre, Jacques d'Avesnes; beaucoup d'autres qui combattirent en un lieu séparé contre une multitude de Sarrasins, sans que les nôtres en fussent même instruits, furent comme lui couronnés du martyre des bienheureux. Saladin se retira dans Jérusalem, avec ceux des siens qui parvinrent à s'échapper par la fuite. Les nôtres dressèrent leurs tentes en un lieu appelé Bethénable, et situé entre Joppé et Jérusalem, pour aller de là assiéger cette dernière ville. Dans ce même lieu on vint annoncer au roi Richard qu'une très-grande caravane, partie du pays d'Égypte avec une suite innombrable de mulets, de chevaux et de chameaux, chargés de vivres et d'autres richesses, s'avançait pour venir rejoindre l'armée de Saladin. Le roi se portant 261en toute hâte à sa rencontre, partit de nuit et en cachette, et ramena un butin considérable à son armée. Toutefois il l'avait exposée à un très-grand péril, ayant emmené avec lui la majeure partie des chevaliers, et n'en ayant laissé qu'un petit nombre en comparaison des forces que Saladin avait sous ses ordres. Ayant ensuite tenu conseil, et considérant qu'ils ne pourraient assiéger Jérusalem pendant la saison d'hiver, attendu qu'ils ne possédaient entre Accon et Jérusalem aucune autre place forte que Joppé, et qu'on ne pourrait transporter de vivres à l'armée sans courir les plus grands dangers, les princes changèrent de résolution, au milieu des larmes et des regrets extrêmes de la plus grande partie de l'armée. En effet, beaucoup de gens, et principalement ceux qui connaissaient le mieux la situation des Sarrasins, disaient que Saladin n'aurait jamais attendu notre armée, ne pouvant trouver des hommes qui voulussent s'enfermer avec lui dans la ville où il s'était retiré, ou qui eussent le courage d'y demeurer, effrayés comme ils étaient par l'exemple de la ville d'Accon, que Saladin n'avait pu secourir, et où il avait laissé massacrer en partie ses prisonniers et retenir les autres en captivité, tandis qu'il eût pu les racheter.

Le roi Richard se rendit donc à Ascalon avec son armée, et durant tout l'hiver il fit sans aucune interruption de grands travaux et de grandes dépenses pour relever les murailles. Il fit aussi rebâtir et fortifier la place de Daroun, et après avoir relevé la ville de Gaza, il la donna aux Templiers à qui elle appartenait, à la charge de la garder. Le duc de Bourgogne et ceux du royaume de France qui étaient demeurés 262avec lui, ne vivant pas en fort bonne intelligence avec les Anglais, se retirèrent à Tyr, et y passèrent l'hiver auprès du marquis Conrad. Le printemps suivant les deux armées s'étant réunies de nouveau, s'avancèrent jusqu'à Bethénable pour assiéger Jérusalem. Mais le roi Richard, qui sembla devenu un tout autre homme, dit qu'il voulait absolument retourner dans sa patrie, donnant pour prétexte que son frère Jean aspirait à son trône, et s'était déjà emparé d'une partie de son royaume. D'un autre côté, il se méfiait, non sans motifs, du roi de France qui s'était séparé de lui fort irrité, et il craignait qu'en son absence le roi Philippe ne fît une invasion à main armée dans son duché de Normandie. En apprenant ces nouvelles, les Sarrasins se livrèrent à des transports de joie; et se réveillant comme d'un sommeil pesant, ils reprirent courage. Les nôtres cependant, couverts de confusion et accablés de douleur, abandonnèrent tout espoir de recouvrer la cité sainte, gémissant et s'affligeant profondément de perdre le fruit de tous leurs sacrifices, et de voir comme anéantir leurs entreprises, faute de les pousser jusqu'au bout. Si le roi d'Angleterre eût dissimulé et différé pendant quelque temps ses projets de retraite, nous eussions pu obtenir des Sarrasins de très-bonnes conditions et une trêve utile et honorable. Mais, comme il était fort impétueux et extrêmement pressé de partir, il accepta, au détriment des Chrétiens, sans faire aucune diff1culté et sans contradiction, toutes les propositions que Saladin voulut lui faire au sujet de la trève. En conséquence, et d'après les clauses du traité, les nôtres furent soumis à détruire les fortifications d'Ascalon, de Daroun et de Gaza, et ces trois 263villes, ainsi que tout le territoire qui s'étend jusqu'à Joppé, échurent en partage aux Sarrasins. Ceux-ci nous abandonnèrent par le même traité Joppé, une autre ville maritime et Accon, bien assurés que les fortifications étant détruites, et l'armée s'étant retirée, il ne nous serait pas possible de défendre long-temps contre eux un territoire tout dégarni.

Dans le même temps, le marquis de Monlferrat, Conrad, ayant été assassiné par quelques Sarrasins qui avaient reçu le baptême et qu'il avait nourris long-temps dans sa maison, le comte de Champagne, Henri, contracta mariage avec sa veuve, Isabelle, à l'instigation du roi d'Angleterre, et demeura dans le pays. Le roi Richard étant reparti, fut fait prisonnier en Allemagne et retenu par l'empereur, jusqu'à ce qu'il eût payé une très-forte somme d'argent pour sa rançon, et il ne parvint qu'avec beaucoup de peine à s'échapper et à rentrer en Angleterre.

Le comte Henri, quoiqu'il eût épousé la reine et qu'il possédât la souveraineté des villes d'Accon et de Tyr, refusa cependant d'être couronné et de se faire reconnaître pour roi, car lui et les autres n'aspiraient qu'à retourner dans leur pays. Après qu'il eut demeuré quelques années dans la Terre-Sainte et lorsque déjà tous ses préparatifs de départ étaient terminés, il tomba d'une fenêtre sur le pavé d'un fossé de la ville d'Accon, se brisa le crâne et expira sur la place. Amaury, roi de Chypre et frère de Gui de Lusignan, qui était déjà mort, épousa alors la reine Isabelle, et succéda au comte Henri dans la souveraineté et le gouvernement de la Terre-Sainte. Après le départ du roi d'Angleterre et des autres pélerins, les Sarrasins n'eussent 264pas tardé à nous montrer à combien de périls demeuraient exposés ce petit nombre de Chrétiens et le mince territoire qu'ils possédaient encore, si la mort de Saladin n'eût fait naître entre eux des divisions qui excitèrent de nombreuses discordes et de graves inimitiés, fort utiles aux Chrétiens. Le frère de Saladin ayant enlevé à ses neveux, fils de ce dernier, tous les royaumes qui leur revenaient, à l'exception de celui d'Alep, s'attira par cette conduite la haine des autres Sarrasins. Les nôtres cependant ne pouvaient ni n'osaient faire aucune tentative contre lui, s'estimant trop heureux à cette époque, quoiqu'ils eussent reçu de ces impies de fréquentes injures, de pouvoir vivre d'une manière quelconque auprès d'eux et se maintenir dans le territoire qui leur restait. La ville et la citadelle de Biblios furent cependant rendues à ceux à qui elles appartenaient de droit héréditaire, par quelques Sarrasins qui la leur remirent à l'insu du Soudan, pour une somme d'argent convenue. Les Chrétiens rentrèrent également en possession de la ville et de la citadelle de Béryte, après la fuite des Sarrasins qui étaient chargés de la garder. L'empereur des Romains, Henri, ayant envoyé une multitude d'Allemands, pour porter secours à la Terre-Sainte, leur avait ordonné de rompre la trève. Ces Allemands étant allés assiéger dans les environs de Tyr un château fort nommé Thoron, les assiégés voulurent leur livrer la forteresse, sous la condition d'avoir la vie sauve; mais les Allemands différèrent d'en prendre possession jusqu'au lendemain matin, croyant que ni la place ni les habitans ne pouvaient leur échapper. Le jour suivant cependant, une mul-265titude innombrable de Sarrasins vint au secours du château, et les Allemands se retirèrent, couverts de confusion. Ils se rapprochèrent alors de la ville de Béryte, les Sarrasins qui l'habitaient prirent peur et leur abandonnèrent cette ville, ainsi que la citadelle. Ayant appris la mort de leur seigneur, l'empereur Henri, les Allemands retournèrent aussitôt dans leur pays, sans rendre aucun autre service aux Chrétiens.

Quelques-uns des nôtres, prenant un peu plus de confiance en eux-mêmes, fortifièrent Joppé, afin de se défendre contre les Sarrasins; mais ceux-ci leur enlevèrent la citadelle en peu de temps et sans beaucoup de difficulté; ils la rasèrent jusques au sol et emmenèrent en captivité tous ceux qu'ils y trouvèrent. Dès lors on renouvela la trève et les Sarrasins y consentirent volontiers, parce qu'ils possédaient le royaume de Jérusalem presque en entier, et parce qu'en outre ils étaient divisés entre eux par de vives discordes et de graves inimitiés: toutefois les nôtres, malgré leur profonde affliction, n'osèrent plus rompre une trève, ni entreprendre d'assiéger une seule forteresse ou de relever celles qui étaient en ruines. Aussi, peu de temps après, quelques nobles, principalement de la Champagne et d'autres provinces de la France, ayant passé les mers, et les nôtres ayant refusé de rompre la trève, ces nobles se mirent en route pour Antioche, afin de combattre pour le prince de ce pays qui était en guerre avec ses ennemis; mais ils furent faits prisonniers entre Tripoli et Antioche, et jetés en prison dans la ville d'Alep.

En deux occasions cependant, après la retraite des Allemands, dont j'ai parlé plus haut, les nôtres rom-266pirent la trève avec les Sarrasins. Ils le firent une première fois, lors de l'arrivée de quelques nobles du royaume de France, savoir, Simon de Montfort, homme noble, rempli de religion et très-vaillant à la guerre, de son frère Gui, de quelques autres chevaliers et de la comtesse de Flandre, qui suivait son mari, lequel avait été déjà couronné empereur de Constantinople. Ils prirent les armes une seconde fois, lorsqu'après la mort du roi Amaury et de sa femme, le comte de Brienne Jean, appelé au trône de Jérusalem, passa les mers et vint épouser l'héritière du royaume, fille du marquis Conrad et de la reine Isabelle. Mais dans ces deux circonstances les Chrétiens n'eurent que très-peu ou même point de succès. Ils n'assiégèrent pas une seule forteresse, ne relevèrent point de place détruite, et se bornant à chevaucher sur le territoire des Sarrasins, ils brûlèrent quelques villages et enlevèrent parfois du butin. Aussitôt après que le comte Jean eut été couronné et eut recu l'onction royale, les Sarrasins fortifièrent contre nous le Mont-Thabor, à la grande honte et au détriment des Chrétiens, et principalement dans l'intention de serrer de plus près la ville d'Accon. Les nôtres, renouvelant alors leur trève avec les Sarrasins, gémissant et profondément affligés de leurs tribulations et de leurs misères, invoquaient les secours d'en haut, et attendaient d'un jour à l'autre des consolations et des secours de Dieu et de la sainte église romaine.

suite

 

(207) Évang. selon saint Jean, ch. 2o, v. 22.

(208) Évang. selon saint Matth., ch. 9, v. 20-22.

(209) Évang. selon saint Jean, ch. 17, v. 10.

(210) Ép. de saint Paul aux Rom., ch. 8, v. 9 et suiv.

(211) Ire Ép. de saint Jean, ch. 2, v. 20.

(212) Ire Épit. de saint Jean, ch. 2, v. 27.

(213) Évang. selon saint Jean, ch. 16, v. 7.

(214) Daniel, ch. 7. v. 10.

(215) Évang. sclon saint Matth., ch. 26, v. 17 et suiv.

(216) Ire Ép. de saint Paul aux Corinth., ch. 5, v. 8.

(217) Évang. selon saint Matth., ch. 16, v. 19.

(218) Évang. selon saint Jean, ch. 10, v. 16.

(219) Évang. selon saint Luc, ch. 22, v. 32.

(220) Évang. selon saint Matth., ch. 13, v. 26.

(221) Ép. de saint Paul aux Galates, ch. 5, v. 2, 3 et 4.

(222) Évang. selon saint Matth., ch. 18, v. 18.

(223) Évang. selon saint Luc, ch. 17, v. 14.

(224) Évang. selon saint Matth, ch. 3, v. 6.

(225) Prov., ch. 28, v. 13.

(226) Évang. selon saint Mat1n., ch. 3, v. 11.

(227) Deut, ch. 18, v. 9 et 10.

(228) Évang. selon saint Jean, ch. 8, v. 58.

(229) Ibid, ch. 10, v. 3o.

(230) Évang. selon saint Matth., ch. 26, v. 39.

(231Isaïe, ch. 9, v. 6.

(232 Baruch, ch. 3, v. 38.

(233Ép. de saint Paul aux Galates, ch. 4, v. 4.

(234 Ps. 86, v. 5.

(235 Évangile selon saint Jean, ch. i, v. 14.

(236) lbid., ch 8, v. 25.

(242) Évang. selon sainl Matth., ch. 26, v. 39.

(243) Ép. de saint Paul aux Rom., ch. 7, v. 19.

(244 Ibid., ch. 7, v. 18.

(245Évang. selon saint Matth., ch. 26, v. 41.

(246 Évang selon saint Jean, ch. 21, v. 18.

(247 Ép. de saint Paul aux Rom., ch. 7, v. 22 et 23.

(248 Ire Ép. de saint Pierre, ch. 2, v. 22.

(249 Évang. selon saint Jean, ch. 19, v. 34

(250 Évang. selon saint Matth., ch. 22, v. 29.

(251 Ibid., ch. 22, v. 32.

(252 Rois, liv. iv, ch. 17.

(253Actes des Apôt., ch. 8.

(254IIe Ép. De saint Paul aux Cor., ch. 3, v. 6.

(255 Évang. selon saint Jean, ch. 6, v. 63.

(256Ps. 68. v. 23 et 24.

(257 Évang. selon saint Matth., ch. 27, v. 25.

(258 Isaïe, ch. 1o. v. 16.

(259 Ps. 78, v. 4.

(260) Isaïe, ch. 5, v. 2-5.

(261) Ps. 58, v. 11 et 12.

(262) Daniel, ch. 9. v. 26.

(263) Ps. 17, v. 46.

(264) Juges, ch. 3 et 4.

(265Paralipomènes, liv. ii, ch. 36, v. 21.

(266 Deut., ch. 32, v. 35.

(267) Ibid., ch. 31, v. 29.

(268) Daniel, ch. 9, v. 26 et 27.

(269) Deut., ch. 23, v. 18.

(270) Lévit., ch. 23, v. 40.

(271) Nombres, ch. 22, v. 28 et suiv.

(272) Genèse, ch. 2, v. 9.

(273) Animal fabuleux, suivant Daubenton.

(274) Vi-paria, qui engendre par force.

(275) Nombres, ch. a1, v. 6-9.

(276) Exode, ch. 28, v. 17-20.

(277) Ps. 106, v. 23 et 24.

(278) Évang. selon saint Jean, ch. 1.

(279) I° Ép. de saint Jean, ch. 1, v. 8.

(280) Ép. de saint Paul aux Rom., ch. 14, v. 5.

(281) Lament. de Jérém., ch. 8, v. 7.

(282) Ps. 110, v. 4.

(283) Genèse, ch. 1, v. 31.

(284) Salom., liv. de la Sagesse, ch. 11, v. 25.

(285) Job, ch. 3o, v. 1-31.

(286) Lament. de Jérém., ch. 1, v. 1.

(287) Machab., liv, I, ch. 5, v. 62.

(288) Isaïe, ch. 7, v. 8.

(289) Job, ch. 3o, v. 31.

(290) Prov., ch. 14, v. 13.

(291) Évang. selon saint Matth., ch. 13, v. 15.

(292) Ps 106, ch. 40.