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HISTOIRE AUGUSTE

TREBELLIUS POLLION.

LES TRENTE TYRANS (suite)

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

(première partie)

 

 

MACRIEN.

[De J.- C. 262]

 

XI. Valérien était tombé au pouvoir des Perses. Longtemps le plus illustre des citoyens, puis empereur plein de courage, il était devenu le plus malheureux des princes, puisqu’il lui fallait consumer sa vieillesse chez un peuple ennemi, et qu’il laissait une postérité indigne de lui. Baliste, préfet de Valérien, et Macrien, le premier des généraux, voyant donc que Gallien n’était digne que de mépris, et que l’armée elle-même demandait un prince, se réunirent pour délibérer sur ce qu’il y avait à faire. L’on convint d’abord que, Gallien se trouvant éloigné; et Aureolus usurpant l’empire, il fallait créer un empereur, et si bien le choisir qu’aucun tyran n’osât tenter de s’emparer du pouvoir. Si l’on en croit Méonius Astyanax, qui assista à cette délibération, Baliste parla ainsi : « Mon âge, ma situation, ma volonté, tout m’éloigne de l’empire; et cependant, je ne puis le nier, je désire qu’un bon prince soit mis à la tête de la république. Mais enfin, qui peut remplir dignement la place de Valérien, s’il n’est tel que vous, Macrien, courageux, ferme, intègre, estimé de tous, et, ce qui est important pour un empereur, possesseur de grandes richesses? Montez donc au rang que vous assigne votre mérite. Pour moi, je serai votre préfet aussi longtemps que vous le voudrez; vous, seulement, montrez-vous tel envers la république que tout l’empire se félicite de vous avoir pour prince. » Macrien répondit: « J’en conviens, Baliste, il faut donner l’empire à un homme sage et prudent. Pour moi, je ne demanderais pas mieux que de venir au secours de la république, et d’arracher le gouvernement à ce misérable qui la déshonore. Mais mon âge ne convient point à une telle entreprise : je suis vieux, je ne puis plus monter à cheval et donner l’exemple. Ma santé réclame des bains fréquents, une nourriture plus délicate. L’état de ma fortune m’a depuis longtemps éloigné des habitudes de la vie militaire. Il nous faut chercher des hommes jeunes et courageux, non point un seul, mais deux et même trois, qui, dans les diverses parties de l’empire, rétablissent la puissance romaine, que Valérien, par sa funeste destinée, et Gallien, par son genre de vie, ont presque anéantie. » Baliste comprit par ces paroles que Macrien voulait faire penser à ses fils; il reprit en ces termes: « Nous confions la république à votre prudence. Donnez-nous donc vos fils Macrien et Quietus, ces braves jeunes gens, que jadis Valérien créa tribuns, et qui d’ailleurs, sous l’empire de Gallien, sont trop distingués pour que leur vie puisse être en sûreté. » Alors Macrien, voyant que sa pensée était comprise : « J’y consens, dit-il : je donnerai de mes propres deniers une double paye aux soldats. Vous, Baliste, remplissez avec zèle les fonctions de préfet et assurez les approvisionnements de vivres partout où il est nécessaire. Pour moi, je ferai bientôt comprendre à Gallien, ce monstre de mollesse et de débauche, ce que sont les généraux de son père. » Macrien fut donc créé empereur avec ses deux fils Macrien et Quietus, par le suffrage unanime de tous les soldats; et aussitôt, abandonnant les affaires de l’Orient dans l’état où elles se trouvaient, il marcha contre Gallien, à la tête de quarante-cinq mille hommes. Mais, arrivé dans l’Illyrie ou aux frontières de la Thrace, il en vint aux mains avec l’armée d’Aureolus, fut vaincu et mis à mort avec son fils : trente mille de ses soldats passèrent sous les étendards du vainqueur. Cette victoire fut remportée, non par Aureolus lui-même, mais par Domitien, son général, homme plein de courage et d’activité, qui prétendait appartenir à la famille de l’empereur Domitien, et descendre de Domitilla, sœur de ce prince. Je ne dois point passer sous silence le jugement que Valérien porta sur Macrien dans un discours que, des frontières de la Perse, il envoya au sénat. Entre autres choses, il disait: « Pères conscrits, me trouvant occupé à la guerre des Perses, j’ai confié à Macrien toute la république, pour ce qui concerne les armées. C’est un homme fidèle au sénat, dévoué à son empereur : le soldat l’aime et le craint. Il agira avec les armées selon que les circonstances l’exigeront. Et ne croyez point, pères conscrits, qu’il y ait rien de téméraire ni de hasardé dans le jugement que je porte sur lui: enfant, sa valeur s’est signalée en Italie; adolescent, dans la Gaule; jeune homme, dans la Thrace; parvenu à l’âge mûr, il s’est distingué dans l’Afrique; enfin déjà sur le retour de l’âge, il a déployé une égale bravoure dans l’Illyrie et dans la Dalmatie; partout, dans les combats, il s’est montré de manière à servir à tous de modèle. Joignez à cela qu’il a des fils dans la fleur de l’âge, et qui sont dignes de prendre place dans nos conseils et dans notre amitié.[1] »

 

MACRIEN LE JEUNE.

[De J.-C. 262]

 

XII. J’ai déjà, dans la Vie précédente, dit quelques mots de ce prince, qui jamais ne serait parvenu à l’empire, sans la confiance qu’inspirait la sagesse et la prudence de son père. On rapporte beaucoup de traits remarquables qui prouvent que ce prince avait toute la bravoure et toute l’impétuosité de la jeunesse. Mais il arrive souvent, surtout à la guerre, que le courage ne peut rien contre les événements.[2] En effet, ce vaillant jeune homme, avec un père plein d’habileté, au mérite duquel il avait dû son élévation, fut vaincu par Domitien, qui leur enleva, comme je l’ai dit plus haut, trente mille de leurs soldats. Sa mère était de noble origine; mais son père n’avait pas d’autre illustration que son courage et ses talents militaires, qui, des derniers grades de l’armée, l’avaient porté jusqu’au commandement le plus élevé, et même jusqu’à l’empire.

 

QUIETUS.

[De J.-C. 262]

 

XIII. Quietus, comme je l’ai déjà dit, était fils de Macrien, et avait, grâce à Baliste, été proclamé empereur avec son père et son frère. Mais Odenat, qui depuis longtemps déjà était maître de l’Orient, ayant appris que Macrien et ses deux fils avaient été battus par Aureolus,[3] et que leur armée s’était livrée au vainqueur, sous le prétexte de venger la cause de Gallien, fit périr Quietus avec Baliste, qui, depuis peu, était son préfet.[4] Ce jeune prince et son frère Macrien étaient tous deux dignes de leur père, et dignes de l’empire romain : tous deux auraient pu venir en aide aux malheurs de la république. Je ne crois point devoir passer sous silence une particularité remarquable de la famille des Macrien, qui est encore aujourd’hui florissante. De tout temps l’image d’Alexandre le Grand de Macédoine fut tellement en honneur dans cette famille, que les hommes la portaient en or et en argent, et les femmes sur leurs réseaux, leurs bracelets, leurs anneaux et tous leurs ornements; bien plus, aujourd’hui encore elles ont des tuniques, des ceintures, des manteaux, où les traits de ce prince se trouvent reproduits par le tissu lui-même. Dernièrement, nous avons vu Cornelius Macer, qui appartient à cette famille, dans un repas qu’il donnait dans le temple d’Hercule, présenter au pontife une coupe d’un métal composé d’or et d’argent, au milieu de laquelle était la figure d’Alexandre, environnée de ses principaux exploits, représentés dans de moindres dimensions cette coupe passa de main en main pour satisfaire la curiosité des convives qui étaient avides de contempler les traits de ce grand homme. Je suis entré dans ce détail, parce que l’on prétend que ceux qui portent l’image d’Alexandre, représentée sur l’or ou l’argent, réussissent dans tout ce qu’ils font.

 

ODENAT.

[De J.-C. 263 – 267]

 

XIV. Si, lorsque Valérien tomba au pouvoir des Perses, et que les forces de la république romaine se trouvèrent épuisées, Odenat, prince de Palmyre, ne s’était point emparé du pouvoir, c’en était fait de notre domination en Orient. Ayant donc pris d’abord le titre de roi avec sa femme Zénobie, et son fils aîné, nommé Hérode, ses autres fils, Herennianus et Timolaüs, étant encore en bas âge, il rassembla une armée et marcha contre les Perses. Il fit rentrer d’abord sous la domination romaine Nisibe, une grande partie de l’Orient, et toute la Mésopotamie; puis il vainquit le roi lui-même et le força à prendre la fuite; enfin, après avoir poursuivi Sapor et ses enfants jusqu’à Ctésiphon, et s’être emparé de ses concubines et d’un riche butin, il tourna sa marche vers l’Orient, dans l’espoir de détruire Macrien, qui venait de se révolter et avait pris le titre d’empereur. Mais déjà Macrien, qui était parti pour aller combattre Aureolus et Gallien, avait trouvé la mort dans cette expédition. Odenat fit périr son fils Quietus; Baliste, à ce que disent la plupart des historiens, avait usurpé l’empire pour échapper lui-même à la mort. Après avoir ainsi rétabli en grande partie les affaires de l’Orient, Odenat, qui, après son retour de la Perse, avait reçu, ainsi que son fils Hérode, le titre d’empereur, fut assassiné avec lui par Méonius, son cousin, qui lui-même avait revêtu la pourpre. Il fallait que les dieux fussent bien irrités contre la république, puisque après la mort de Valérien, ils ne voulurent pas même lui laisser Odenat. Sans aucun doute, ce prince, aidé de sa femme Zénobie, aurait rétabli les affaires de la république dans toutes les parties de l’empire, comme déjà il l’avait fait dans l’Orient car c’était un homme d’une activité et d’une intrépidité rares dans les combats. D’après le rapport d’un grand nombre d’historiens, il avait toujours eu la réputation d’un excellent chasseur; dès sa première jeunesse, il se livrait à des fatigues au-dessus de son âge pour prendre des lions, des léopards, des ours et d’autres bêtes féroces; il vivait toujours dans les forêts et sur les montagnes, supportant la chaleur, la pluie et toutes les fatigues qu’entraîne avec soi le plaisir de la chasse. Grâce à de tels exercices, qui endurcirent son corps, il supporta sans peine, dans la guerre qu’il fit chez les Perses, et les ardeurs du soleil et les sables brûlants de ce pays. Zénobie elle-même ne menait pas une vie moins dure, et, d’après un grand nombre d’historiens, elle l’emportait même en courage sur son mari. Elle était la plus noble, et, si l’on en croit Cornelius Capitolinus, la plus belle des femmes de l’Orient.

 

HÉRODE.

[De J.-C. 263 – 267]

 

XV. Hérode, qui était fils, non de Zénobie, mais d’une première femme d’Odenat, fut revêtu de la pourpre en même temps que son père. Ce prince, le plus efféminé des hommes, avait toute la mollesse et le faste des Orientaux ou des Grecs : ses tentes étaient d’étoffes enrichies de figures, l’or brillait sur ses pavillons, tout autour de lui, respirait le luxe des Perses. Aveuglé par sa tendresse paternelle, Odenat, pour complaire aux goûts de son fils, lui donna toutes les concubines, les richesses et les pierres précieuses qu’il avait enlevées à Sapor. Zénobie avait pour Hérode toute la haine d’une marâtre, ce qui ajoutait encore à la tendresse d’Odenat pour lui. Voilà tout ce que se trouve dans les historiens sur ce prince.

 

MÉONIUS.

[De J.-C. 267]

 

XVI. Méonius était cousin d’Odenat par sa mère. Sans autre motif qu’une exécrable envie, il donna la mort au meilleur des princes, auquel on ne pouvait rien reprocher que les débauches de son fils Hérode et sa faiblesse pour lui. On dit que, pour commettre ce crime, Méonius s’était concerté avec Zénobie, qui ne pouvait supporter que son beau-fils fût nommé prince de préférence à ses propres enfants, Herennianus et Timolaüs. Méonius fut, comme Hérode, un prince perdu de débauche, et ce ne fut que par erreur qu’on lui donna le titre d’empereur: aussi ne tarda-t-il point à être massacré par les soldats, comme le méritait la dépravation de ses mœurs.

 

BALISTE.

[De J.-C. 262]

 

. Baliste a-t-il été empereur? c’est un point sur lequel les historiens sont peu d’accord. Les uns disent qu’Odenat, après avoir fait périr Quietus, fit grâce à Baliste; mais que ce dernier, ne se fiant ni à Gallien, ni à Aureolus, ni à Odenat, prit le parti de se faire empereur. D’autres assurent qu’il était simple particulier lorsqu’on vint le tuer dans sa campagne près de Daphné. D’autres encore disent qu’il prit la pourpre, exerça le pouvoir suprême à la manière des empereurs romains, commanda une année, et fit en son propre nom de nombreuses promesses; mais qu’il fut tué par les gens qu’Aureolus avait envoyés pour s’emparer de Quietus, fils de Macrien, qu’il revendiquait comme une proie qui lui était due. Baliste était un homme d’un mérite distingué, s’entendant bien aux affaires, excellent dans le conseil, général expérimenté, et surtout fort habile dans l’administration des vivres. Valérien faisait tant de cas de lui, qu’il en parle ainsi dans une de ses lettres : « Valérien à Ragonius Clarus, préfet de l’Illyrie et des Gaules. Si vous êtes un homme d’ordre, mon cher Clarus, et je sais que vous l’êtes, vous suivrez les dispositions établies par Baliste. Vous voyez qu’il a introduit dans l’administration un tel système, qu’il ne surcharge point les habitants des provinces; qu’il n’envoie des chevaux que là où il y a des pâturages; qu’il n’exige des fournitures de vivres que dans les lieux où il y a du blé; qu’il ne force ni l’habitant ni le propriétaire de fournir des subsistances qu’ils n’ont point, ni de recevoir des chevaux qu’il leur est impossible de nourrir: Il n’y a point de meilleur système que de consommer les subsistances dans les lieux mêmes qui les fournissent: on épargne ainsi à la république des transports et des frais de toute sorte. Le blé abonde dans la Galatie, dans la Thrace, dans l’Illyrie c’est là qu’il faut établir de l’infanterie. Dans la Thrace cependant, on peut aussi envoyer de la cavalerie en quartiers d’hiver, sans faire tort aux habitants car il s’y récolte beaucoup de foins. Enfin, pour le lard et les autres genres de subsistances, il faut les donner dans les lieux où ils abondent. Ce sont là les conseils de Baliste, qui a voulu que chaque province ne fournit qu’un seul objet de consommation, celui qui s’y trouve plus abondant, et qu’ensuite on fît passer les troupes dans une autre; ce qui, du reste, est consigné dans un décret public. » On a encore une autre lettre de Valérien, où il remercie Baliste des instructions qu’il a reçues de lui pour le gouvernement de la république, se félicitant de ce que, grâce à ses conseils, il n’a auprès de lui aucun titulaire de charge qui ne la remplisse réellement, aucun tribun qui ne combatte à la tête de ses troupes. Ce même Baliste donc, tandis qu’il était couché dans sa tente, fut assassiné, dit-on, par un simple soldat qu’avait envoyé Odenat, qui voulait ainsi plaire à Gallien. Je n’ai rien trouvé de plus positif à dire sur ce prince, les historiens de ces temps ayant parlé beaucoup de sa préfecture, mais peu de son empire.

 

VALENS.

[De J.-C. 261]

 

XVIII. Valens, non moins illustre par ses vertus civiles que par ses talents militaires, gouvernait l’Achaïe avec le titre de proconsul que lui avait donné Gallien. Macrien, à qui il inspirait de sérieuses craintes par l’éclat de son mérite en tout genre, et qui d’ailleurs voyait en lui un rival et un ennemi, donna à Pison, personnage distingué, dont la famille, l’une des plus illustres de ce temps, avait été décorée du consulat, la commission de le mettre à mort. Valens, qui était sur ses gardes, ne trouva point d’autre moyen d’échapper au danger que de se déclarer empereur; mais, peu après, il fut massacré par son armée.

 

VALENS L’ANCIEN.[5]

[De J.-C. 251]

 

XIX. Avant ce Valens, dont nous venons de parler, il y en eut un autre, qui fut tué sous les empereurs précédents, et dont il me semble convenable de faire ici mention, parce qu’il fut le grand-oncle, ou, selon d’autres historiens, l’oncle de celui qui prit la pourpre du temps de Gallien. Du reste, leur fortune, à l’un et à l’autre, fut semblable; car ce Valens, quelques jours après avoir été proclamé empereur en Illyrie, fut également massacré par ses soldats.

 

PISON.

[De J.-C. 261]

 

XX. Pison, que Macrien avait envoyé en Achaïe, pour mettre à mort Valens, ayant appris que celui-ci, prévoyant le danger qui le menaçait, s’était déclaré empereur, se retira en Thessalie. Là, soutenu d’un petit nombre de partisans, il prit lui-même la pourpre, se fit donner le nom de Thessalique, et bientôt après fut mis à mort. C’était un homme d’une vertu si pure, qu’on l’appela Piso Frugi, c’est-à-dire Pison le Vertueux: on dit qu’il tenait son origine de cette ancienne famille des Pison, à laquelle Cicéron s’était allié pour donner du lustre à la sienne.[6] Il s’était fait aimer de tous les empereurs, à tel point que Valens lui-même, qui le fit mettre à mort, disait, à ce que l’on assure, qu’il aurait un terrible compte à rendre aux dieux des enfers pour avoir ordonné le meurtre de Pison, son ennemi, il est vrai, mais le plus honnête homme qu’il y et alors dans la république. J’ai cru devoir rapporter ici un sénatus-consulte qui montrera encore mieux à quel point il était vénéré. Le 25 de juin, lorsqu’on reçut la nouvelle que Pison avait été tué par Valens, et Valens lui-même par ses propres soldats, Arellius Fuscus, personnage consulaire, qui, ayant succédé à Valérien comme prince du sénat, devait opiner le premier,[7] dit au consul: « Prenez les avis; » et lorsqu’on lui eut demandé le sien : « Pères conscrits, dit-il, je décerne à Pison les honneurs divins, et je ne doute point que les empereurs Gallien, Valérien et Saloninus ne soient de notre avis; car jamais il n’y eut d’homme plus vertueux ni d’un caractère plus honorable. » Tous les autres ayant été consultés après lui, on décerna à Pison, d’une voix unanime, une statue qui serait placée parmi les statues triomphales, et un char attelé de quatre chevaux. L’on voit encore sa statue; mais le char fut enlevé du lieu où il était, pour être replacé dans un autre, et il n’a point encore été rendu aux regards du public: il se trouvait d’abord dans l’endroit où furent élevés les Thermes, qui portent le nom à jamais sacré de Dioclétien.

 

ÉMILIEN.

[De J.-C. 262 - ...][8]

XXI. Il n’y a rien de plus ordinaire chez les Égyptiens, que de les voir, pour les motif les plus futiles, se jeter, comme des furieux ou des insensés, dans des séditions de nature à mettre en danger la république elle-même. Souvent, pour la moindre négligence, soit à les saluer, soit à leur céder une place d’honneur dans des bains; pour de la viande ou des légumes dont la vente a été interdite, pour des chaussures d’esclave, ou d’autres sujets aussi misérables, ils en sont venus à de telles révoltes, que la république, sérieusement menacée, fut plus d’une fois forcée de faire marcher contre eux des armées. Un jour donc qu’un esclave du gouverneur d’Alexandrie avait été frappé par un homme attaché à l’armée,[9] pour avoir dit que sa chaussure valait mieux que celle d’un soldat, la populace, avec sa violence ordinaire, se rassembla, courut, sans savoir ce qu’elle faisait, à la maison d’Emilien, qui commandait les troupes romaines, et l’attaqua avec toutes les armes dont se sert la fureur et la sédition. On lui jeta des pierres; on lui lança des traits; on fit usage contre lui de tout ce qu’on avait sous la main. Dans cette extrémité, et voyant que d’une manière ou d’une autre il fallait périr, Émilien se fit empereur. L’armée d’Égypte le reconnut, entraînée surtout par sa haine pour Gallien. Le nouveau prince ne manqua point de vigueur dans sa nouvelle autorité. Il parcourut la Thébaïde et toute l’Égypte, et, par son courage et sa fermeté, repoussa, autant qu’il le put, des frontières, les nations barbares. Enfin il reçut, en récompense des grandes qualités qu’il avait déployées, le surnom d’Alexandre ou d’Alexandrinus; car là-dessus aussi il y a de l’incertitude. Il se préparait à une expédition contre les Indiens, lorsque Théodote, envoyé par Gallien à la tête d’une armée, le punit cruellement de son usurpation; s’il est vrai, comme on le dit, qu’il fut jeté en prison et étranglé, comme l’étaient jadis les prisonniers de guerre.[10] Puisque je parle de l’Égypte, je crois devoir faire ici une observation que me suggère l’histoire des temps anciens, et qui se rattache à une circonstance de la vie de Gallien. Ce prince voulant donner à Théodote le proconsulat, il en fut empêché par les prêtres, qui lui dirent qu’il n’était point permis que les faisceaux consulaires entrassent dans Alexandrie. Nous savons, au reste, que Cicéron fait mention de cette même croyance dans son discours contre Gabinius; et, en réalité, on ne se souvient point que cela ait jamais eu lieu. Ainsi il est bon que vous sachiez que votre parent, Herennius Celsus,[11] en demandant le consulat, désire une chose qui n’est point permise. On rapporte, en effet, qu’il y a près de Memphis une colonne d’or sur laquelle se trouve une inscription en caractères égyptiens, qui dit que l’Égypte recouvrera la liberté lorsque les faisceaux et la prétexte romaine y auront pénétré. Ce détail se trouve dans les écrits du grammairien Proculus, le plus savant homme de son temps en tout ce qui concerne les nations étrangères.

 

SATURNINUS.

[De J.-C. 263 - 267][12]

 

XXII. Saturninus, excellent général du temps de Gallien, devait son rang au choix de Valérien. Lui aussi, ne pouvant supporter les excès de Gallien, qui passait publiquement les nuits dans de crapuleuses débauches, se laissa proclamer empereur par son armée, qu’il avait habituée à suivre l’exemple de son général, et non de son prince. C’était un homme plein de sagesse et de dignité, d’une vie douce et aimable, qui s’était acquis une grande réputation par ses victoires même chez les barbares. On rapporte que le jour où son armée le revêtit du manteau impérial, il leur dit : « Camarades, vous avez perdu un bon général, et vous avez fait un mauvais empereur. » Enfin, après avoir donné beaucoup de preuves d’activité et de courage, comme on le trouvait trop sévère et trop rigide, les mêmes soldats qui l’avaient fait empereur, le mirent à mort. On rapporte de lui cette particularité, que, pour empêcher que les soldats ne découvrissent, en se couchant à table, la partie inférieure de leur corps, il exigea qu’ils fussent vêtus, pendant leurs repas, de saies légères en été et plus épaisses en hiver.

 

TETRICUS L’ANCIEN.

[De J.-C. 268 - 271][13]

 

XXIII. Après que Victorin eut été tué avec son fils, Victoria ou Victorina, sa mère, excita à prendre la pourpre Tetricus, sénateur romain, qui gouvernait la Gaule en qualité de président,[14] et qui, à ce qu’on assure, était son parent. Grâce à elle, il fut proclamé auguste, et son fils reçut en même temps le titre de césar. Tetricus obtint de nombreux succès, et se maintint longtemps au pouvoir; mais enfin, vaincu par Aurélien, et ne pouvant d’ailleurs supporter l’indiscipline et l’insolence de ses troupes, il se livra volontairement à ce prince hautain et sévère. On dit que, dans la lettre qu’il s’empressa de lui envoyer, il y avait ce vers:

Invincible guerrier, abrégez ma misère! (Virgile, liv. VI, v. 365)

Aurélien, qui était incapable de toute pensée simple, douce et humaine, sans égard pour un sénateur romain, pour un personnage consulaire qui avait eu le gouvernement de toutes les Gaules, le mena en triomphe en même temps que Zénobie, l’épouse d’Odenat, et ses deux plus jeunes fils, Herennianus et Timolaüs. Plus tard cependant, honteux de sa trop grande rigueur, il donna à celui dont il avait triomphé, les fonctions de correcteur de toute l’Italie, c’est-à-dire de la Campanie, du Samnium, de la Lucanie, du Brutium, de l’Apulie, de la Calabre, de l’Étrurie et de l’Ombrie, du Picentin et de la Flaminie, en un mot de toutes les régions de l’Italie en dehors de la circonscription de Rome.[15] Ainsi, non seulement il le laissa vivre, mais il le revêtit d’une haute dignité, l’appelant souvent son collègue, quelquefois son compagnon d’armes, d’autres fois même lui donnant le nom d’empereur.

 

TETRICUS LE JEUNE.

[De J.-C. 268 - 271]

 

XXIV. Ce Tetricus était encore enfant lorsqu’il fut déclaré césar par Victoria, que l’armée appelait la Mère des camps. Il fut traîné en triomphe avec son père, et plus tard il jouit, comme lui, de tous les honneurs attachés au titre de sénateur: il les conserva jusqu’à sa mort, ainsi que son patrimoine, qui lui avait été laissé intact et qu’il transmit à sa postérité. Mon aïeul racontait que ce Tetricus avait été son ami, et que nul citoyen ne fut traité avec plus de distinction par Aurélien et par les princes ses successeurs. La maison des Tetricus existe encore aujourd’hui sur le mont Célius, entre deux bois sacrés, en face du temple d’Isis, bâti par Metellus. Elle est très belle, et l’on y voit, peint en mosaïque, Aurélien, donnant à l’un et à l’autre la prétexte et la dignité de sénateur, et recevant d’eux le sceptre et la couronne civique.[16] On dit que lorsqu’ils célébrèrent la dédicace de cette maison, Aurélien assista au festin.

 

TRÉBELLIEN.

[De J.-C. 264 - 265]

 

XXV. J’ai honte de continuer ma tâche, et de dire quel genre de tyrans s’élevèrent sous Gallien, cette peste publique qui, par ses débauches, excitait partout la révolte, et, par sa cruauté, inspirait partout la terreur. Les Isaures voulurent donc à leur tour se donner un chef, et Trébellien, à qui ils offraient le titre de chef des pirates, prit de lui-même celui d’empereur. Il fit battre monnaie, et s’éleva un palais sur une montagne de l’Isaurie; il s’était établi au cœur même du pays, où il se trouvait défendu et comme fortifié par les montagnes et les difficultés naturelles des lieux; grâce à ces précautions, son empire dans la Cilicie eut quelque durée. Mais enfin un général de Gallien, Causisoléus, Égyptien de nation, frère de ce Théodote qui avait pris Emilien, parvint à l’attirer en plaine, le vainquit et le tua. Néanmoins les Isaures, qui craignaient les fureurs de Gallien, ne voulurent point se soumettre, et, dans la suite, les empereurs employèrent vainement tous les moyens de douceur pour les faire rentrer dans le devoir; enfin, depuis Trébellien, ils sont considérés comme un peuple barbare, et leur pays, au milieu d’un territoire romain, se trouve, comme une frontière, protégé et enfermé par un genre particulier de défense, qui consiste dans la nature même du lieu, et non dans ses habitants; car ils ne sont redoutable ni par la force du corps, ni par le courage, ni par l’habileté et la prudence; les armes mêmes leur manquent : tout ce qui fait leur sécurité, ce sont leurs montagnes, où l’on ne peut les atteindre. Le divin Claude cependant les avait presque amenés à sortir de leurs retraites pour s’établir dans la plaine : s’il avait réussi dans son projet, il aurait donné tout le pays des Isaures à l’un de ses amis les plus dévoués, pour que désormais il n’y eût plus à craindre de ce côté aucune rébellion.

 

HERENNIANUS.

[De J.-C. 267 - 272]

 

XXVI. Odenat en mourant avait laissé deux fils en bas âge, Herennianus et Timolaüs. Zénobie prit l’empire en leur nom et le garda plus longtemps qu’il ne convenait à une femme. Elle les faisait paraître revêtus de la pourpre comme des empereurs romains, et les conduisait aux assemblées publiques, où, malgré son sexe, elle ne craignait point de se présenter elle-même, parlant sans cesse dans ses discours de Didon, de Sémiramis et de Cléopâtre, dont elle prétendait tirer son origine. On ne sait quelle a été la fin de ces princes. Les uns disent qu’Aurélien les fit périr, les autres qu’ils moururent de mort naturelle; ce qui est plus probable, puisqu’il reste encore aujourd’hui des descendants de Zénobie parmi les nobles familles de Rome.

 

TIMOLAÜS.

[De J.-C. 267 - 272]

 

XVII. Nous n’avons rien à dire de Timolaüs que ce que nous avons déjà dit de son frère. Une chose cependant le distingue de lui, c’est qu’il se livra avec tant d’ardeur à l’étude de la littérature romaine, qu’il eut bientôt appris tout ce que lui enseignait son maître de grammaire, et que même il eût pu devenir un excellent rhéteur latin.

 

CELSUS.

[De J.-C. 264]

 

XXVIII. Les Gaules, l’Orient, le Pont, les Thraces et l’Illyrie étaient tombés entre les mains des tyrans, tandis que Gallien, environné de misérables débauchés, consumait sa vie dans les tavernes et dans les bains. Les Africains aussi voulurent avoir leur empereur, et, à la sollicitation de Vibius Passienus, proconsul d’Afrique, et de Fabius Pomponianus, qui commandait les frontières de la Libye, ils proclamèrent Celsus, et le revêtirent du manteau de la déesse Céleste. C’était un ancien tribun qui, rentré dans la condition privée, vivait alors dans ses terres en Afrique; mais telle était sa réputation de justice, et en même temps la noblesse de son extérieur, qu’il paraissait digne de l’empire. Mais sept jours après qu’il eut été créé empereur, une femme, nommée Galliena, cousine de Gallien, le fit assassiner : aussi on le compte à peine, même parmi les princes les plus obscurs. Son corps fut livré à des chiens dévorants par les habitants de Sicca, qui étaient restés fidèles à Gallien. Ils y ajoutèrent un nouveau genre de supplice: son effigie fut attachée à une croix, et le peuple l’insultait, comme si c’était Celsus lui-même qui fût suspendu à la potence.

 

 

ZÉNOBIE.

[De J.-C. 267 - 272]

 

XXIX. Désormais la mesure de l’infamie est comblée: tandis que la république est lassée, et que Gallien déshonore le trône par ses débauches, des femmes même prennent la pourpre, et la portent avec gloire. Une étrangère, cette Zénobie, dont nous avons déjà parlé, qui se vantait d’être issue de la race des Cléopâtre et des Ptolémée, après la mort d’Odenat, son mari, revêtue du manteau impérial, chargée d’ornements précieux, la tête ceinte du diadème, gouverna au nom de ses fils, Herennianus et Timolaüs, et, malgré son sexe, garda longtemps l’empire. Il n’est que trop vrai : pendant que Gallien régnait encore, et que Claude était occupé à combattre les Goths, une femme orgueilleuse occupa le trône, jusqu’à ce qu’enfin Aurélien la vainquit, la mena en triomphe, et la réduisit à vivre sous la loi du peuple romain. Il existe une lettre d’Aurélien où il rend témoignage en faveur de sa captive. Voyant, en effet, qu’on trouvait à redire de ce qu’un homme aussi vaillant que lui avait mené en triomphe une femme, comme si c’eût été quelque grand général vaincu, il se justifia ainsi dans une lettre adressée au sénat et au peuple: « J’apprends, pères conscrits, que l’on me reproche, comme une action indigne d’un homme, d’avoir triomphé de Zénobie. Certes, ceux qui me blâment, ne manqueraient pas de me louer, s’ils savaient quelle femme est Zénobie; quelle est sa prudence dans le conseil, sa constance dans l’exécution, sa fermeté envers ses soldats, sa libéralité dans l’occasion, sa sévérité lorsqu’elle est nécessaire. Je ne crains pas de dire que c’est à elle qu’Odenat a dû de vaincre les Perses, de mettre Sapor en fuite et d’arriver jusqu’à Ctésiphon. Je puis assurer que, si les Arabes, les Sarrasins, les Arméniens n’ont pas remué, c’est grâce à la crainte qu’elle inspirait aux peuples de l’Orient et de l’Égypte. Je ne lui aurais point laissé la vie, si je ne savais qu’elle a rendu un grand service à la république romaine, lorsque, soit pour elle, soit pour ses enfants, elle a conservé intact l’empire de l’Orient. Qu’ils gardent donc pour eux le venin de leurs censures, ceux qui se plaisent à tout dénigrer; car s’il n’est pas beau de vaincre une femme et de triompher d’elle, que diront-ils donc de Gallien, à la honte duquel cette femme a si bien gouverné l’empire? Que diront-ils du divin Claude, ce prince vertueux et vénérable, qui, occupé de la guerre des Goths, ferma, dit-on, volontairement les yeux sur son usurpation, suivant en cela une politique sage et prudente? En effet, tandis qu’elle conserverait en Orient les frontières de l’empire, il pouvait lui-même, avec plus de sécurité, conduire à fin son entreprise. » Ce discours fait assez connaître ce qu’Aurélien pensait de Zénobie. Telle était la chasteté de cette femme, qu’elle n’admettait auprès d’elle son mari que pour propager sa famille, et chaque fois qu’elle l’avait reçu dans sa couche, elle attendait l’époque régulière où elle pouvait juger si elle avait conçu. Une fois enceinte, elle tenait son mari éloigné d’elle : dans le cas contraire, elle se livrait de nouveau à ses embrassements. Elle vivait avec un faste royal, se faisait adorer à la manière des rois de Perse, quelle imitait aussi dans ses repas. Elle haranguait les troupes comme les empereurs romains, le casque en tête, revêtue d’un manteau bordé de pourpre, dont le bas était enrichi de pierreries, et dont les deux côtés étaient réunis sur la poitrine par une pierre précieuse qui servait d’agrafe; souvent elle avait le bras nu, son teint était brun, ses yeux noirs, pleins de vivacité et d’expression, d’une beauté incroyable: elle avait les dents d’une telle blancheur, qu’on aurait cru voir des perles et non des dents. Sa voix était sonore et mile. On trouvait en elle, suivant l’occasion, la sévérité des tyrans ou la clémence des bons princes. Libérale avec prudence, elle savait ménager ses trésors au delà de ce qu’on peut attendre d’une femme. Elle allait en voiture, rarement en litière, plus souvent à cheval. On dit qu’il lui arriva fréquemment de faire à pied trois ou quatre milles avec les troupes. Elle avait naturellement toute la cupidité des Espagnols. Quoiqu’elle vécût ordinairement avec sobriété, souvent elle buvait avec ses généraux, et même avec des Perses et des Arméniens, jusqu’à l’emporter sur eux. Elle se servait à table de vases enrichis de pierreries, dont Cléopâtre avait fait usage. Sa maison était composée d’eunuques âgés et d’un très petit nombre de jeunes filles. Elle voulut que ses fils parlassent la langue latine, de sorte qu’ils s’exprimaient en grec avec difficulté, ou du moins rarement. Elle-même n’était point sans connaître le latin; mais une sorte de timidité l’empêchait de le parler : elle s’exprimait en égyptien d’une manière parfaite, et elle savait si bien l’histoire d’Alexandrie et de l’Orient, qu’on dit même qu’elle en fit un abrégé. Quant à l’histoire romaine, elle l’avait lue en grec. Lorsqu’elle fut tombée au pouvoir d’Aurélien, il la fit venir en sa présence, et lui dit : « Comment, Zénobie, avez-vous osé braver les empereurs romains! — Je vous reconnais pour empereur, lui répondit-elle, vous qui savez vaincre; mais je n’ai pu regarder comme tels ni Gallien, ni Aureolus, ni les autres princes. Croyant que Victoria me ressemblait, j’ai désiré partager le trône avec elle, si la distance des lieux le permettait. » Elle fut donc menée en triomphe, et jamais le peuple romain n’avait vu un spectacle plus magnifique. Et d’abord, elle était ornée de pierres précieuses d’une dimension si considérable, que leur poids la fatiguait. On dit même que, malgré sa force naturelle, elle s’arrêta plus d’une fois, disant qu’elle ne pouvait supporter le fardeau de ses ornements. Elle avait des chaînes d’or aux pieds et aux mains : son cou même était également environné d’une chaîne d’or, que soutenait un de ses serviteurs perses qui la précédait. Aurélien lui laissa la vie, et l’on rapporte qu’elle passa le reste de ses jours en dame romaine avec ses enfants, à Tivoli, dans une terre qu’on lui donna, et qui porte encore aujourd’hui son nom elle n’est pas loin du palais d’Adrien et du lieu qu’on appela Conches.

 

VICTORIA.

[De J.-C. 268]

 

XXX. Sans doute je ne croirais point devoir aussi écrire la vie de Victorina, ou Victoria, si telle n’avait point été l’infamie, de Gallien, que des femmes mêmes parussent dignes du souvenir de l’histoire. Victoria donc avait vu son fils et son petit-fils, et, plus tard, Postumius, Lollien et Marius massacrés, l’un après l’autre, par l’armée qui les avait proclamés empereurs. Mais, loin d’être découragée par de tels exemples, cette femme, toujours audacieuse et entreprenante au delà de son sexe, détermina Tetricus, dont nous avons parlé plus haut, à s’emparer de l’empire. Elle-même prit le titre de Mère des camps. On battit à son effigie de la monnaie d’airain, d’or et d’argent, dont le coin existe encore aujourd’hui à Trèves. A la vérité, elle ne jouit pas longtemps de cette haute fortune; car la plupart des historiens disent qu’elle fut tuée, tandis que Tetricus occupait l’empire; d’autres, qu’elle mourut de sa mort naturelle. Voilà ce que j’ai cru devoir écrire sur les trente tyrans : je les ai réunis en un seul livre, de peur de pousser à bout la patience de mes lecteurs, si j’entrais dans le fastidieux détail de tout ce qui concerne chacun d’eux. J’ai placé à dessein deux femmes au nombre de ces tyrans, pour mieux faire ressortir l’infamie de Gallien, le plus honteux fléau qu’ait jamais subi la république romaine. J’ajouterai à ce livre, et comme par-dessus le nombre, deux tyrans qui ont vécu à d’autres époques, l’un du temps de Maximin, le second sous Claude, de manière qu’on aura dans ce volume trente tyrans, sans compter les femmes. J’espère que vous voudrez bien ajouter ce supplément au livre que je vous ai envoyé. Je m’étais proposé, comme je l’ai fait ici pour le premier des Valens, de placer ces deux tyrans après Claude et Aurélien, avec ceux qui ont usurpé l’empire dans l’intervalle de Tacite à Dioclétien.[17] Mais votre profonde connaissance de l’histoire et votre esprit si judicieux m’ont sauvé de cette erreur. Je vous remercie donc de ce que, grâce à vos lumières et à votre bienveillance, j’ai pu remplir le titre et les conditions que je m’étais imposés. L’on ne dira plus, dans le temple de la Paix,[18] que j’ai mis des femmes au nombre des usurpateurs de l’empire, et il faudra bien que mes critiques renoncent aux mauvaises plaisanteries qu’ils font aujourd’hui sur mes tyrans féminins. Ils ont maintenant leur nombre complet, pris dans le sein même de l’histoire. Car Titus et Censorinus, l’un sous Maximin, comme je l’ai dit, Le second sous le règne de Claude, ont été tous deux revêtus de la pourpre par les armées, et tous deux massacrés par elles.

 

TITUS.

[De J.-C. 236][19]

 

XXXI. D’après Dexippe, Hérodien et tous ceux qui ont écrit l’histoire de ces temps, Titus, tribun des Maures[20] que Maximin avait laissé dans la vie privée, prit le titre d’empereur, parce qu’il craignait d’être mis à mort par ce prince, ou, selon beaucoup d’autres, parce que ses troupes l’y contraignirent. Peu de temps après, lorsqu’on eut réprimé le complot que le consulaire Magnus avait tramé contre Maximin, Titus fut massacré par ses propres soldats : il avait régné six mois. C’était un des personnages les plus distingués de la république, par ses vertus civiles et par ses talents militaires; mais il eut peu à se féliciter d’être monté sur le trône. D’autres historiens prétendent qu’il dut l’empire aux archers arménien que Maximin avait pris en haine ainsi que ceux d’Alexandrie, et dont il s’était fait des ennemis. Qu’on ne s’étonne point de cette variété d’opinions sur un homme dont on connaît à peine le vrai nom. Il eut pour épouse Calpurnie, femme vertueuse et respectable, de la famille des Césoninus, c’est-à-dire des Pison. Elle ne connut qu’un seul époux, et nos ancêtres l’honorèrent,[21] à ce titre, du sacerdoce entre les femmes les plus vénérée : nous voyons encore aujourd’hui sa statue dans le temple de Vénus; elle est dans le genre de celles d’Argos, mais dorée.[22] On assure qu’elle possédait des perles qui venaient de Cléopâtre, et un bassin d’argent de cent livres dont parlent la plupart des poètes, sur lequel était représentée l’histoire de ses ancêtres. Je m’aperçois que je me suis laissé aller à plus de détails qu’il ne fallait. Mais que faire? On aime si naturellement à dire ce que l’on sait. Revenons donc à Censorinus, personnage distingué qui, pour le malheur plutôt que pour le bien de la république, fut empereur, dit-on, pendant sept jours.

 

CENSORINUS.

[De J.-C. 269]

 

XXXII. Censorinus, excellent militaire, occupait depuis longtemps dans le sénat un rang distingué. Il avait été deux fois consul, deux fois préfet du prétoire,[23] trois fois préfet de la ville, quatre fois proconsul, trois fois lieutenant consulaire, deux fois lieutenant prétorien, quatre fois édile, trois fois questeur; enfin il avait été aussi envoyé dans la Perse et dans la Sarmatie en qualité de lieutenant extraordinaire. Après tous ces honneurs, vieux et boiteux par suite d’une blessure qu’il avait reçue dans la guerre contre les Perses, du temps de Valérien, il vivait dans ses terres, lorsqu’il fut proclamé empereur: de mauvais plaisants lui donnèrent, à cause de son infirmité, le nom de Claudius. Mais la sévérité de son gouvernement et la rigueur de sa discipline déplurent aux soldats, et il fut massacré par ceux-là mêmes qui l’avaient proclamé. On voit auprès de Bologne son sépulcre, où sont inscrits en grandes lettres tous ses titres, avec ces mots à la dernière ligne: HEUREUX EN TOUT LE RESTE, EMPEREUR TRES MALHEUREUX. Sa famille existe encore, et porte le même nom que lui : une partie, dégoûtée de Rome, s’est retirée dans la Thrace, une autre dans la Bithynie. On voit aussi sa maison près de celle des Flavius; elle est très belle, et l’on assure qu’elle appartint jadis à l’empereur Titus.

 

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Vous avez maintenant le nombre complet des trente tyrans, et je n’ai plus à craindre les reproches ni les plaisanteries qu’en même temps que des critiques malveillants vous me faisiez vous-même, mais avec les intentions les plus amicales. Vous pouvez maintenant communiquer à qui vous voudrez ce livre, que j’ai écrit avec plus de fidélité que d’élégance. Après tout, ce n’est point de l’éloquence que j’ai promis, mais de la vérité. Ces livres que j’ai publiés sur la vie des princes, je ne les écris pas, je les dicte, et encore je les dicte en toute hâte; car, lorsque je vous ai promis ou que vous m’avez demandé quelque chose, vous me pressez tellement que je n’ai pas le temps de respirer. Je passe maintenant à l’empereur Claude, auquel je consacrerai un volume qui sera de peu d’étendue; mais les grandes qualités de ce prince méritent bien que sa vie soit traitée à part. J’y parlerai aussi de son frère, personnage si distingué sous tous les rapports, et je donnerai du moins une légère idée de cette famille si respectable et si illustre.

 

 


 

[1] Les empereurs avaient un conseil d’État, dont les membres étaient appelés contubernales principis, familiares, collegœ, comites, amici. Collegiam Romanum signifie ici ce conseil de l’empire romain, que choisissait le prince, et avec lequel il délibérait sur les affaires publiques ou rendait la justice, lui communiquant ainsi une portion de la puissance impériale. Les membres de ce conseil faisaient partie de la maison, de la famille du prince, familiares; ils vivaient au palais, accompagnaient partout le prince, à Rome ou dans les camps, contubernales, comites, amici. Ces titres étaient devenus, en outre, des titres d’honneur, et il y avait des comites de différents degrés primi, secundi, tertii ordinis; et sous Constantin, nous voyons s’établir une hiérarchie de ce genre, qui n’était sans doute que la régularisation par la loi de ce qui, depuis longtemps, existait dans les usages.

[2] J’ai cherché à donner un sens à ce passage singulièrement embarrassé. Saumaise propose une correction qui ferait disparaître l’obscurité Sed ad facto, aut in bellis, quantum unius valet fortitudo? Que peut à la guerre, la valeur d’un seul?

[3] Trebellius veut sans aucun doute parler de la défaite de l’armée des trois princes; mais il s’exprime de manière que l’on pourrait croire que Quietus lui-même avait assisté à cette funeste bataille, tandis que, comme le répète Trebellius en plusieurs endroits, il était resté en Orient, pendant que son père marchait avec toutes ses forces contre Aureolus, qui était en Illyrie.

[4] Ce passage prête à deux sens différents : « Odenat, d’accord avec Baliste, donna la mort à Quietus, » ce qui est d’accord avec ce que l’auteur a dit dans la Vie de Gallien, ch. iv; ou bien, il veut dire « qu’Odenat fait périr à la fois Quietus et Baliste, » et il est en désaccord avec le passage cité ci-dessus. Le fait est que Trebellius n’a point là-dessus d’opinion arrêtée, comme il l’avoue lui-même dans son article sur Baliste, qu’il est bon de consulter.

[5][5] Julius Valens prit la pourpre sous le règne de Dèce, et fut tué, après un règne de quelques jours, à Rome, suivant Aurélius Victor, ou dans l’Illyrie, suivant Trebellius.

[6] Cicéron avait donné sa fille Tullie en mariage à C. Piso Frugi.

[7] Valérien avait été prince du sénat avant de devenir empereur. Arellius lui avait succédé, et en cette qualité il devait dire le premier son opinion au sénat, consularis primœ sententiœ.

[8] Il est difficile de donner une date précise à l’usurpation de cet Émilien, qui a laissé si peu de traces dans l’histoire. Cependant, comme Trebellius, dans la Vie de Gallien, ch. iii, parle du meurtre de Macrien et de ses fils, et qu’immédiatement après, ch. iv, il ajoute : « Per idem tempus Ærnilianus apud Ægyptum sumpsit imperium, etc., » j’ai cru pouvoir fixer l’avènement d’Emilien à la même date que la mort de Macrien. Son règne a nécessairement eu quelque durée, puisque Trebellius dit, dans l’article qu’il lui consacre : « Thebaidem totamque Ægyptum peraglavit; et quatenus potuit, barbarorum gentes forti auctoritate submovit....Et quum contra Indos pararet expeditionem.... »

[9] On trouve dans les manuscrits et les éditions, tantôt militaris, tantôt militare: Saumaise, s’appuyant sur les uns et sur les autres, écrit militari, et arrive ainsi à un sens raisonnable. Ce n’est pas la première fois que ce mot est pris substantivement chez les auteurs de I’Histoire Auguste, pour signifier un homme attaché aux armées; nous voyons même, dans l’article de Trebellius sur Victorin, un passage où il marque nettement la distinction qu’il met entre miles et militaris: « Qui et ipse, quod matrimoniis militum et miitarium corrumpendis operam daret, a quodam actuario, cujus uxorem stupraverat,... percussus. »

[10] C’était une ancienne coutume chez les Romains, que, quand on célébrait un triomphe remporte sur un peuple ennemi, au moment où le triomphateur montait au Capitole, on reconduisait les généraux vaincus dans la prison, où ils étaient étranglés.

[11] Cet Herennius Celsus était alors préfet augustal d’Égypte, et, ignorant que les faisceaux consulaires ne pouvaient entrer dans Alexandrie, il sollicitait de Dioclétien la faveur d’être nommé consul. Voir, dans Spartien, Vie de Sévère.

[12] Nous avons établi ces dates d’après les médailles de Saturnin, qui, du reste, sont toutes regardées comme suspectes par les savants. Trebellius ne dit pas même en quelle partie de l’empire a eu lieu son usurpation, et aucun document historique ne nous donne de lumière sur ce point.

[13] La seconde date indique la fin de l’empire de Tetricus. Il a vécu encore plusieurs aunées dans la vie privée. La date probable de sa mort est 1028 de Rome, de Jésus Christ 275.

[14] Aurélius Victor dit que Tetricus était président de l’Aquitaine.

[15] Des diverses provinces de l’Italie, les unes étaient appelées annonariae, parce qu’elles étaient soumises à un tribut en nature, destiné à la subsistance de l’armée et de la maison de l’empereur; d’autres étaient appelées urbicariae c’étaient celles qui environnaient Rome jusqu’à la centième borne milliaire (147 km 200 mètres) et étaient sous la juridiction du préfet de la ville. Leur proximité de Rome était probablement l’unique chose qui les distinguât des provinces annonaires car elles étaient, comme toutes les autres parties de l’Italie, soumises aux mêmes prestations en nature. L’on trouve dans les auteurs deux provinces qui sont appelées tantôt Urbicariae, tantôt Annonariœ: la Toscane et le Picentin. Le motif en est qu’une portion de ces provinces se trouvait dans la limite de la juridiction du préfet de la ville, et cette portion s’appelait urbicaria; l’autre, qui était au delà, était annonaria. Nous voyons. dans ce passage, que Trebellius cite en les réunissant la Toscane et l’Ombrie, le Picentin et la Flaminie; c’est qu’elles étaient ainsi réunies pour former par leur ensemble une région, ou département de l’Italie. Tetricus est donc nommé correcteur, c’est-à-dire gouverneur de toute l’Italie, excepté de la région Urbicaire, soumise à la juridiction du préfet de la ville. Vopiscus, d’accord en cela avec Aurélius Victor et Eutrope, dit que Tetricus n’a été nommé correcteur que de la Lucanie.

[16] Le sceptre et la couronne étaient les insignes des triomphateurs.

[17] Il paraît, d’après ce passage, que Trebellius avait l’intention de continuer son travail au delà de la Vie de Claude. Vopiscus nous donne la preuve qu’il n’a pas effectué sou projet, puisqu’il déclare formellement que Trebellius s’est arrêté à la Vie de Claude et de son frère Quintillus. Voir la Notice sur Trebellius.

[18] Il y avait dans ce temple de la Paix, une bibliothèque, dont Aulu-Gelle fait mention les hommes de lettres s’y réunissaient.

[19] Trebellius, dans son article sur Titus, dit : « Hunc intra paucos dies, post vindicatam defectionem, quam consularis vir Magnus Maximino paraverat, a suis militibus interempturn imperasse autem mensibus sex. » C’est sur cette indication qu’a été basée la date ci-dessus.

[20] Capitolin, dans la Vie des Maximin, donne également à ce tyran le nom de Titus. Hérodien, dont Trebellius invoque ici le témoignage, ne cite ce nom nulle part. Saumaise conjecture que Titus n’était point son seul nom, et que c’est le Quartinus dont parle Hérodien. Il se serait donc appelé Titus Quartinus.

[21] Nous avons ici une preuve qu’au milieu de la dépravation des mœurs, les Romains savaient cependant encore respecter la sainteté du mariage. Tertullien dit : « Monogamia apud ethnicos in summo honore est... »

[22] Tous les manuscrits portent acrolicam statuam. Saumaise propose de lire acrolitam ou acrolitham, ce que voudra dire une statue de pierre. Trebellius dirait donc qu’à la vérité la statue de Calpurnie était de pierre, mais dorée.

[23] Trebellius, dans l’énumération des honneurs et des dignités de Censorinus, commence par les charges les plus élevées, et finit par celles qui le sont le moins. Cette gradation est évidente. Aussi, lorsqu’il en vient à dire qu’il fut trois fois consulaire, il ne veut pas dire qu’il ait été trois fois consul : car il vient de dire plus haut qu’il ne l’a été que deux fois. Nous avons eu déjà l’occasion, dans nos notes, de faire observer que le lieutenant de l’empereur envoyé dans une province consulaire pour la gouverner, était appelé legatus consularis, et même simplement consalaris, quoiqu’il n’eût jamais été consul. Celui qu’il envoyait gouverner une province prétorienne était appelé legatus praetorius, et rarement, dans ce cas, l’on supprimait le mot legatus. C’est sans doute pour ce motif, qu’après avoir supprimé avec consularis le mot legatus, il dit ensuite legatus prœtorius. Quant à œdilitius et quœstorius, qui viennent après, comme il n’y avait point de lieutenants d’édiles ni de questeurs, ils sont naturellement pris dans le sens ordinaire, et veulent dire qu’il avait été édile et questeur.