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HISTOIRE AUGUSTE

TREBELLIUS POLLION.

LES TRENTE TYRANS

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

(suite)

 

 

VIES DES TRENTE TYRANS.[1]

 

Après avoir écrit plusieurs livres,[2] non en historien ou en orateur, mais dans le style simple de langage ordinaire, j’en viens à l’époque où, sous le règne de Gallien et de Valérien, on vit s’élever trente tyrans, tandis que celui-ci était retenu loin de Rome par les désastres de la guerre des Perses, et que Gallien, comme nous n’aurons que trop d’occasions de le démontrer, était un objet de mépris pour tout le monde, même pour des femmes. Mais comme la vie de ceux qui alors, dans les diverses parties de la république, usurpèrent le souverain pouvoir, se trouve environnée de tant d’obscurités que même les plus instruits ne peuvent donner à leur sujet que bien peu de détails ; que d’autre part, les historiens grecs ou latins passent si légèrement sur quelques-uns d’entre eux ; qu’ils font à peine mention de leur nom ; que d’ailleurs, sur ceux même dont ils parlent, ils sont loin d’être d’accord les uns avec les autres : j’ai cru devoir les réunir tous dans un seul livre de peu d’étendue, d’autant plus que déjà, dans la vie de Valérien,[3] j’ai dit à peu près tout ce qu’on en sait, et que je ne veux point tomber dans d’inutiles répétitions.

 

CYRIADE.[4]

[De J.-C. 257 à 259]

 

I. Cyriade, issu d’une famille noble et riche, s’enfuit de chez son père dont il affligeait la vieillesse par son libertinage et la dissolution de ses mœurs. Muni d’une grande quantité d’or et d’argent, qu’il avait enlevée de la maison paternelle, il passa chez les Perses, se lia avec le roi Sapor, et, par ses conseils, déterminât d’abord Odenat, ensuite Sapor lui-même,[5] à envahir les terres de l’empire ; s’étant même rendu maître d’Antioche et de Césarée, il prit le nom de césar et bientôt après celui d’auguste. Enfin après avoir ébranlé tout l’Orient par l’audace de ses entreprises, ce tyran, selon quelques historiens contredits, il est vrai, par d’autres, périt à son tour massacré par ses propres soldats, lorsque déjà Valérien se mettait en marche contre les Perses. Voila tout ce que nous trouvons de remarquable dans l’histoire de cet homme, qui ne dut sa célébrité qu’à sa fuite, à son parricide, à la cruauté de sa tyrannie et à l’excessive dépravation de ses mœurs.

 

POSTUMIUS.[6]

[De J.-C. 260 à 267]

 

II. Postumius, par sa bravoure à la guerre et par la dignité de sa vie pendant la paix, s’était concilié tant d’estime et de considération que, quand Gallien envoya son fils Saloninus dans la Gaule avec le titre d’auguste, il le confia à ses soins, le chargeant de veiller sur sa vie et sur ses mœurs,[7] et de le former à l’exercice de l’autorité impériale. Dans la suite cependant, si l’on en croit le témoignage d’un grand nombre d’historiens sur un fait qui s’accorde si peu avec le caractère de Postumius, il viola sa foi, assassina Saloninus et usurpa l’empire. D’autres, il est vrai, disent, ce qui est plus vraisemblable, que les Gaulois, qui détestaient Gallien, et souffraient impatiemment l’autorité d’un enfant, proclamèrent d’eux-mêmes empereur celui qui, en dirigeant le pouvoir suprême, en exerçait réellement les fonctions, et envoyèrent des soldats pour mettre à mort le jeune prince. Aussitôt après, l’armée et la Gaule tout entière s’empressèrent de reconnaître l’autorité de Postumius.[8] Sept ans de suite[9] il gouverna avec tant d’habileté qu’il rétablit les Gaules, tandis que Gallien usait sa vie dans la débauche, dans les tavernes et dans le honteux amour d’une femme étrangère. Ce dernier cependant vint lui faire la guerre, et ce fut alors qu’il fut blessé d’un coup de flèche. Tous les peuples de la Gaule avaient pour Postumius un attachement excessif, parce qu’il avait repoussé loin des frontières les nations de la Germanie, et rendu à l’empire romain son ancienne sécurité. Et cependant tandis qu’il exerçait avec énergie l’autorité impériale, ces mêmes Gaulois, par suite de cette mobilité naturelle qui les entraîne si facilement à ce qui est nouveau, prêtèrent l’oreille aux suggestions de Lollianus, et mirent à mort leur empereur. Si l’on veut des preuves du mérite remarquable de Postumius, on verra ce que pensait de lui Valérien, dans cette lettre adressée aux habitants des Gaules : « Nous avons établi commandant de nos frontières du Rhin et gouverneur des Gaules, Postumius, qui par l’austérité de ses mœurs, est digne de commander aux Gaulois ; il saura, par sa présence, maintenir la discipline dans les camps, les droits du peuple dans les assemblées, les intérêts des particuliers dans les tribunaux, la dignité du pouvoir dans les magistrats : enfin il conservera à chacun ce qui lui appartient. C’est un homme que je considère au-dessus de tous les autres et qui a tous les droits possibles aux fonctions les plus élevées:[10] je ne doute point que vous ne me sachiez gré de mon choix. Si je m’étais trompé dans l’opinion que j’ai conçue de lui, il faudrait en conclure qu’il n’existe personne au monde sur qui l’on puisse entièrement compter. J’ai donné le tribunat des Vocontiens à Postumius, son fils, jeune homme qui se montrera digne de son père. »

 

POSTUMIUS LE JEUNE.

[J.-C. 267]

 

III. Je ne vois guère rien à dire de Postumius le Jeune, si ce n’est qu’il reçut de son père le titre de césar, que plus tard, en l’honneur de son père, il fut proclamé auguste, et qu’enfin il fut massacré avec lui lorsque les Gaulois élevèrent Lollien à l’empire. La seule chose qui mérite d’être ajoutée, c’est qu’il fut très éloquent, et que même, à ce que l’on assure, quelques-unes de ses déclamations ont été insérées parmi celles de ce Quintilien dont il suffit de lire un seul chapitre pour reconnaître en lui l’un des hommes les plus éloquents de Rome.

 

LOLLIEN.[11]

[De J.-C. 266 à 267]

 

IV. Ce Lollien est celui dont la rébellion dans la Gaule coûta la vie à Postumius, prince remarquable par son courage, qui avait raffermi l’empire romain ébranlé par les débauches de Gallien. Lollien, il est vrai, ne manquait point non plus de bravoure, mais le souvenir de sa rébellion l’empêcha d’obtenir chez les Gaulois toute l’autorité que son mérite aurait dû lui assurer. Il fut à son tour massacré par Victorin, fils de cette Victorina qui dans la suite reçut le titre de Mère des camps et d’auguste, quoique, pour détourner d’elle le fardeau si pesant du pouvoir suprême, elle eût remis l’empire, d’abord à Marius, ensuite à Tetricus et à son fils. L’on doit reconnaître que Lollien ne fut point, non plus, inutile à la république : car il rétablit des forts et des villes que Postumius, pendant les sept années de son règne, avait construits sur les terres des barbares et qui, après sa mort, dans une irruption soudaine des Germains, avaient été ravagés et réduits en cendres. Plus tard, lui-même fut mis à mort par ses soldats à cause des travaux pénibles qu’il exigeait d’eux. Ainsi, tandis que Gallien poussait la république à sa ruine, le nom romain trouva dans la Gaule des défenseurs ; d’abord Postumius, ensuite Lollien puis Victoria et enfin Tetricus : car je ne nomme point parmi eux Marius. On croirait que chacun de ces princes a été envoyé du ciel afin que, si cette peste publique restait uniquement occupée de ses débauches inouïes, il se trouvât du moins quelqu’un pour défendre le sol romain contre les attaques de la Germanie ; si en effet, de concert avec les nations qui vivent sous la domination de Rome, les Germains avaient, comme les Goths et les Perses, envahi les terres de l’empire, c’en était fait à jamais du nom romain. Les détails manquent sur la vie de Lollien comme sur celle de Postumius ; ce qu’il y a de certain du moins, c’est qu’ils durent l’un et l’autre l’éclat dont ils jouirent à leur mérite personnel et non à la noblesse de leur origine.

 

VICTORIN.

[De J.-C. 264 à 268]

 

V. Postumius le père, voyant que Gallien marchait contre lui à la tête d’une armée considérable, comprit qu’il lui fallait, non seulement de nouvelles troupes mais un associé à l’empire. Il appela donc au partage du pouvoir suprême Victorin, guerrier habile et expérimenté et, avec lui, soutint la guerre contre Gallien. A l’aide des secours considérables qu’ils tirèrent de la Germanie, ils prolongèrent longtemps leur résistance ; mais enfin ils furent vaincus. Postumius ayant été mis à mort et après lui Lollien, Victorinus resta seul empereur dans la Gaule, mais sa passion pour les femmes était excessive, et, comme ses débauches jetaient le trouble et la corruption dans les familles de son armée, un simple greffier, dont il avait outragé la femme, fit contre lui un complot et l’assassina à Cologne. Son fils, du même nom que lui, avait été appelé césar par Victoria ou Victorina, mère de l’empereur, qui portait aussi le titre de mère des camps ; mais cet enfant fut tué à Cologne aussitôt après son père. Je ne répéterai point tout ce que disent les historiens sur la bravoure de ce prince qui selon eux, sans sa passion pour les femmes, eût été un excellent empereur. Il suffira, je pense, de rapporter au passage de Julius Aterianus : « Victorinus, qui gouverna les Gaules après Junus Postumius, ne le cède en rien à aucun autre empereur, ni à Trajan pour le courage, ni à Antonin pour la clémence, ni à Nerva pour la dignité, ni à Vespasien pour la bonne administration militaire, ni à Pertinax ou à Sévère pour l’austérité de sa vie et pour la discipline militaire. Mais toutes ces grandes qualités, sa passion effrénée pour les femmes et ses débauches lui en ont tellement fait perdre le mérite, que personne n’ose louer ses vertus, tant il est constant aux yeux de tout le monde qu’il a mérité son châtiment. » Après un semblable jugement porté par les historiens, il me semble que je n’ai rien à ajouter sur ce prince.

 

VICTORIN LE JEUNE.

[J.-C. 268]

 

VI. Tout ce qu’on rapporte de lui, c’est qu’il était petit-fils de Victoria et fils de Victorin, qu’il fut nommé césar par son père et par son aïeule à l’instant où Victorin fut tué, et que les soldats, dans leur fureur, le massacrèrent aussitôt. Enfin il existe près de Cologne deux sépulcres fort peu élevés, mais ensemble par une petite table de marbre, sur laquelle se trouve cette unique inscription : Ici gisent les deux tyrans Victorin.

 

MARIUS.

[J.-C. 268]

 

VII. Victorin, Lollien et Postumius ayant péri, Marius, qui avait été, à ce que l’on rapporte, ouvrier en fer, fut empereur pendant trois jours.[12] Tout ce que je puis dire de lui, c’est que ce qu’il y eut de plus remarquable dans son règne, ce fut sa brièveté. Cicéron disait en plaisantant, de ce consul subrogé qui n’avait occupé sa charge que six heures de l’après-midi :[13] « Nous avons eu un consul si rigide, si austère, que pendant sa magistrature, personne n’a dîné ni soupé ni dormi. » Nous pourrions également le dire de Marius qui, le premier jour, fut créé empereur, le second régna et le troisième fut tué. Du reste, pendant toute sa vie il se distingua par son intrépidité, et ce fut à travers tous les grades de l’armée qu’il s’éleva jusqu’à l’empire. Comme ayant été forgeron ou armurier, on l’appelait généralement Mamurus ou Vecturius.[14] Mais en voilà déjà bien assez à son sujet, j’ajouterai cependant que jamais personne n’eut une aussi prodigieuse force dans la main, soit pour frapper, soit pour pousser : on eût dit que ses doigts n’avaient que des nerfs et point de veines. On assure que d’un seul doigt il repoussait un chariot en marche,[15] ou frappait si rudement l’homme le plus robuste qu’il en éprouvait autant de douleur que d’une pièce de bois ou d’une barre de fer. Il n’y avait guère de choses qu’il ne brisât en les serrant entre deux doigts. Il fut tué par un soldat qui avait autrefois travaillé dans sa forge, et qu’il avait traité avec mépris lorsqu’il était parvenu à un commandement militaire ou à l’empire. On ajoute que l’assassin, en lui plongeant son épée dans le corps, lui dit : « Tiens, c’est toi qui l’a forgée. » Telle fut, dit-on, la première harangue qu’il fit à ses troupes : « Compagnons d’armes, je sais qu’on peut me reprocher le métier que je faisais autrefois et que vous connaissez tous. Mais que l’on en dise ce que l’on voudra. Puissé-je toujours manier le fer, et ne point me laisser abrutir par le vin, les parfums, les femmes, les tavernes, comme ce Gallien, si indigne de son père et de la noblesse de sa race. Que l’on me reproche mon métier, pourvu que les nations étrangères reconnaissent à leurs désastres qu’en Italie j’ai manié le fer ; enfin que toute l’Allemagne, toute la Germanie, et toutes les nations qui les avoisinent, apprennent à regarder les Romains comme un peuple de fer, et que surtout, ils craignent le fer dans mes mains. Vous, de votre côté, n’oubliez point que vous avez fait empereur un homme qui n’a jamais su manier que le fer. Je vous dis ceci, parce que je sais que tout ce que peut objecter contre moi Gallien, ce monstre de débauche, c’est que j’ai forgé des épées et des armes. »

 

INGENUUS

[J.-C. 260]

 

VIII. Sous le consulat de Fuscus et de Bassus, tandis que Gallien, environné d’histrions, de débauchés et de courtisanes, achevait de s’abrutir par le vin et par l’habitude d’infâmes voluptés, Ingenuus, qui alors gouvernait les Pannonies, fut proclamé empereur par les troupes de la Mésie et les autres légions des Pannonies s’empressèrent de reconnaître son autorité. Dans un temps où les Sarmates menaçaient l’empire, les soldats ne pouvaient rien faire de plus avantageux pour la république que de créer empereur un homme dont la valeur pouvait porter remède à ses maux. Quant à lui, ce qui le détermina à prendre la pourpre, ce fut la crainte d’être suspect aux empereurs, car c’était un général plein de courage, d’une grande importance pour la république, et, ce qui excite le plus la défiance des princes, très aimé des soldats. Mais Gallien, tout perdu de débauche qu’il était, devenait à l’occasion actif, furieux, violent, sanguinaire : il vint livrer bataille à Ingenuus, le vainquit, le tua et exerça d’horribles cruautés contre les troupes aussi bien que contre les habitants de la Mésie : personne n’échappa à sa fureur. Son implacable vengeance alla si loin, que, dans la plupart des villes, il détruisit tout ce qu’il y avait d’hommes. On dit qu’Ingenuus, voyant que la ville où il s’était renfermé était prise,[16] se retira dans sa maison et se poignarda lui-même pour ne point tomber au pouvoir d’un tyran féroce. Il existe une lettre de Gallien à Celer Verianus, qui montre jusqu’où allait la cruauté de ce prince. J’ai cru devoir la rapporter ici pour que l’on juge à quel excès de barbarie, peut, à l’occasion, un homme abruti par la débauche. « Gallien à Verianus. Il ne me suffit point que vous mettiez à mort tous ceux qui portent les armes, et que le sort des combats aurait tout aussi bien pu faire périr. Il faut massacrer tout cela qu’il y a d’hommes, et même les vieillards et les enfants, si cela pouvait se faire, sans qu’il en rejaillit du blâme sur nous. Il faut tuer quiconque a eu des intentions malveillantes, quiconque a mal parlé de moi, du fils de Valérien, du père et du frère de tant de princes. Ingenuus a té proclamé empereur ! Déchirez, tuez, massacrez : vous devez comprendre mes sentiments, pénétrez-vous bien de toute ma colère, en lisant ce que je vous écris ici de ma propre main. »

 

REGILLIANUS

[J.-C. 261]

IX. Telle fut du temps de Gallien, la destinée de la république romaine, que quiconque le put, usurpa l’empire. Regillianus, qui avait le commandement de l’Illyrie, fut créé à son tour empereur par les habitants de la Mésie, qui, après avoir soutenu Ingenuus, avaient été vaincus avec lui et dont les parents avaient eu à subir les implacables vengeances de Gallien. Ce nouveau prince déploya une grande valeur contre les Sarmates ; et cependant, malgré les nombreux succès qu’il avait remportés, les Roxolans le mirent à mort, de concert avec l’armée et avec les autres habitants de ces pays, qui craignaient d’attirer sur eux de nouvelles et plus horribles cruautés. L’on n’apprendra peut-être pas sans étonnement quelle avait été l’origine de son élévation : un jeu de mots lui donna l’empire. Un jour qu’il dînait avec quelques officiers de l’armée, un tribun nommé Valerianus se mit à dire : « D’où croyons-nous que vienne le nom de Regillianus ? Sans doute de roi ou de régner, » répondit un des assistants. Alors le tribun, qui se souvenait de ses classes, se mit à expliquer la dérivation grammaticale de ce nom en déclinant Rex, regis, regi d’où Regillianus. Les militaires se laissent naturellement aller à la première idée qui leur vient. « Dans le fait, se disent-ils, pourquoi ne serait-il pas roi ? Pourquoi, dit un autre, ne régnerait-il point sur nous ? » Un autre enfin : « C’est Dieu, dit-il à Regillianus, qui vous a donné le nom de roi. » En un mot, le lendemain matin qu’il parut hors de sa tente, il fut salué empereur par les principaux officiers de l’armée. Ainsi ce que les autres doivent à leur audace ou à un choix réfléchi, il le dut au hasard d’une conversation frivole. Du reste, il est juste de dire qu’il avait été dans tous les temps un excellent militaire et que déjà il était suspect à Gallien, parce qu’il paraissait digne de l’empire. Il était Dace de nation, et même, à ce qu’on assure, parent de Décibale. Il existe une lettre du divin Claude, avant qu’il fût parvenu à l’empire, dans laquelle il le félicite d’avoir reconquis l’Illyrie, dans un temps où tout périssait par l’insouciance de Gallien. Je l’ai trouvée dans les archives et je crois pouvoir l’insérer ici, car elle a été publique. « Claude à Regillianus, salut. Heureuse la république, d’avoir eu dans cette guerre un général aussi habile et aussi vaillant que vous l’êtes : heureux aussi Gallien, quoique personne ne lui dise la vérité, ni sur les bons, ni sur les mauvais citoyens. J’ai appris par Bonitus et par Celsus, qui sont attachés à la personne de notre prince, quelle a été votre belle conduite à Scupi,[17] combien de combats vous avez livré en un seul jour et avec quelle promptitude vous avez décidé la victoire. Du temps de nos pères, on vous aurait décerné le triomphe. Mais n’en disons pas davantage, souvenez-vous que les succès sont quelque fois de fâcheux présages[18] et mettez plus de précaution à vaincre. Envoyez-moi, je vous prie, des arcs des Sarmates, et deux saies, mais avec leurs agrafes, puisque je vous ai envoyé des nôtres. » Cette lettre montre clairement ce que Claude pensait de Regillianus, et l’on n’ignore point quelle autorité avait alors la parole de ce grand homme. D’ailleurs, Regillianus dut son avancement militaire, non point à Gallien, mais à Valérien, son père, ainsi que Claude, Macrien, Ingenuus, Postumius et Aureolus, qui tous parvenus à l’empire, périrent sur le trône qu’ils méritaient d’occuper. En effet il est digne de remarque que tous les généraux que créa Valérien furent dans la suite appelés au pouvoir suprême par le suffrage des armées : ce qui prouve que cet auguste vieillard avait su choisir, pour leur confier les intérêts de l’empire, des hommes, qui sous un bon prince, auraient fait le bonheur de la république, si le terme de sa prospérité et de sa grandeur n’avait point été marqué par les destins. Plût aux dieux que ceux qui s’étaient emparés du trône eussent pu le conserver ou que l’empire de Gallien ne se fût point prolongé d’une manière si funeste ! la république aurait pu librement et sans obstacles se maintenir dans son ancienne grandeur. Mais la fortune s’est plue à exercer sur nous ses rigueurs, en nous enlevant avec Valérien, d’autres bons princes, et en laissant peser sur nous si longtemps le joug funeste de Gallien.

 

AUREOLUS

[De J.-C. 260 à 268]

 

X. Aureolus aussi commandait les armées d’Illyrie, lorsqu’il fut à son tour, comme tous les autres généraux à cette époque, contraint par ses soldats à revêtir la pourpre impériale, tant était universel le mépris où était tombé Gallien ! Macrien avec son fils marchait alors contre ce prince[19] à la tête d’une armée nombreuse; Aureolus s’empara d’une portion de son armée, et en entraîna une autre dans son parti. Son autorité s’étant ainsi affermie,[20] Gallien n’osa se mesurer avec un adversaire si redoutable, d’autant plus qu’il avait déjà Postumius à combattre. Il fit donc la paix avec Aureolus. Mais j’ai déjà parlé de ces événements, et il me faudra y revenir encore plus tard. Ce même Aureolus, après la mort de Gallien, fut tué à son tour par Claude dans un combat auprès du pont qui est appelé maintenant le pont d’Aureolus.[21] Le vainqueur lui fit construire en cet endroit un sépulcre peu élevé, comme il est d’usage pour les tyrans. L’inscription, en vers grecs, existe encore; en voici le sens:[22]

Donat sepulcro victor, post multa tyranni

Proelia, jam felix Claudius Aureolum

Munere prosequitur mortali, et jure superstes,

Vivere quel vellet, si pateretur amor

Militis egregii, vitam qui jure negavit

Omnibus indignis, et magis Aureolo

Ille tamen clemens, qui corporis ultima servans

Et pontem Aureoli dedicat et tumulum.

« Après plus d’un combat, Claude, heureux vainqueur, donne ce sépulcre au tyran Aureolus:[23] il rend les derniers devoirs aux restes mortels de celui qu’il ajustement vaincu; il l’aurait sauvé de la mort, si l’affection si dévouée de ses soldats le lui avait permis; mais, fidèles aux lois de la justice, ils n’ont point voulu laisser la vie à ceux qui s’en étaient rendus indignes, et encore moins à Aureolus qu’à tout autre. Cependant Claude, dans sa démence, conservant le respect que l’on doit à la mort, lui consacre ce pont et ce flambeau. »

Je rapporte ici ces vers, tels qu’ils ont été traduits par un grammairien, tenant surtout à conserver, dans toute sa vérité, le sens de l’inscription, ce n’est point que l’on ne pût la mieux rendre; mais la fidélité historique est la première des obligations que je me suis imposées, et je n’ai aucune prétention au mérite du style. Ce sont des faits que je veux vous présenter, et non des mots, d’autant plus que les faits ne me manquent point, puisque j’ai entrepris d’écrire à la fois la vie de trente tyrans.

 

 


 

[1] Tous les manuscrits et toutes les éditions anciennes attribuent ce livre à Julius Capitolinus. Ce qu’il y s de bien certain, du moins, c’est que son auteur, quel qu’il soit, est aussi celui des Vies deux Valérien et des deux Galien, qui précèdent, et en outre de la Vie de Claude qui suit; car l’auteur de ces différents écrits revendique, dans plusieurs passages, le livre des Trente Tyrans comme son ouvrage. Le motif qui, malgré cet accord des manuscrits et des éditions, nous fait persister à regarder Trebellius comme le vrai auteur de ces Vies, c’est le témoignage de Vopiscus, que nous avons cité dans notre Notice. Sans doute, dit Saumaise, les copistes, ne voyant pas d’énonciation d’auteur à la tête de ces livres, dans le manuscrit mutilé qu’ils avaient entre les mains, et qu’ils ne pouvaient confronter avec aucun autre, ont trouvé tout simple de les mettre sous le nom de l’historien qui précédait. Or, ils ne pouvaient voir cette énonciation au commencement de ces livres, puisque ce commencement manquait totalement

[2] Trebellius avait commencé son travail à la Vie des deux Philippe, d’après le témoignage de Vopiscus, cité dans la Notice.

[3] Ce n’est pas dans la Vie de Valérien, telle qu’elle nous est parvenue, qu’il a donné ces détails. Ce passage est une preuve de plus que nous n’avons de cette Vie que des fragments.

[4] Nulle autre part que dans Trebellius, l’on ne trouve le nom de Cyriade. Il y a toute probabilité que le vrai non, de cet usurpateur est Mariades. Voir là-dessus l’excellent article de M. Saint-Martin sur Odenat, dans la Biographie universelle de Michaud. Nous avons pris pour date de son avènement la prise d’Antioche, oit il fut proclamé, et pour celle de sa mort l’arrivée de Valérien dans la Perse.

[5] Le manuscrit palatin dit Odomastem, et cette leçon paraît plus vraisemblable à Saumaise; c’était sans doute quelque général ou satrape du roi des Perses. Néanmoins, il n’y a rien d’improbable à ce qu’il soit ici réellement question d’Odenat.

[6] Trebellius ne suit pas l’ordre des temps après Cyriade, devait venir Ingenuus, qu’il a placé au huitième rang. Il n’est pas plus exact pour les autres tyrans.

[7] Zosime dit que Gallien confia son fils, non point à Postumius, mais à Silvanus; la lettre de l’empereur Valérien à Antoninus Gallus, dans la Vie d’Aurélien, vient à l’appui de ce que dit ici Trebellius.

[8] Sur les médailles de Postumius on voit restitutori Galliae.

[9] Eutrope dit que Postumius régna dix ans.

[10] Valérien veut-il dire que Postumius est digne du rang impérial? ces mots semblent le signifier, et cependant il n’est pas probable qu’il s’exprime d’une manière si contraire à ses intérêts et à ceux de sa famille. Saumaise préfèrerait principem locum, qui, dans le fait, obvierait à tout inconvénient.

[11] Lollien est très probablement le même que d’autres historiens ont nommé. Aelianus et Lélianus.

[12] Les médailles de Marius sont trop nombreuses, surtout en France, pour qu’on puisse croire qu’il n’ait régné que trois jours. Deboze lui donne quatre à cinq mois de règne (Dissertation sur un médaillon de Tetricus, Mémoires de l’Académie des Inscriptions, t. xxvi.

[13] C’est de Caninius Rebilus que Cicéron parlait ainsi. Le consul Q. Fabius Maximus étant mort le dernier jour de son exercice, Caninius lui avait été subrogé, et ne devait remplir sa charge que jusqu’au lendemain. Voir pour plus de détails les Épîtres familières de Cicéron, liv. vi, lett. 30. Voir aussi Dion, liv. XLIII.

[14] Mamurius Veturius ou Vecturius, excellent ouvrier du temps de Numa, fit les onze anciles ou boucliers sacrés parmi lesquels on mêla celui qui était tombé du ciel. Mamurius demanda pour prix de son travail, qu’il fût fait mention de lui dans les hymnes des Saliens. Voir Denis d’Halic., liv. ii, et Plut., Vie de Numa.

[15] C’est en levant le doigt appelé index que l’on saluait.

[16] Aurélius Victor nous dit quelle est cette ville de Pannonie où Ingenuus s’est donné la mort: « Gallienus in Illyrico Ingebum, quem curantem Pannonios, comperta Valeriani clade, imperandi cupido incesserat, Mursiae devicit. »

[17] Scupi, ville de la Mésie, aujourd’hui Scopia ou Uscopia dans la Bulgarie.

[18] Vaincre, sous un mauvais prince, est d’un funeste présage. Ce sens n’a rien qui ne puisse se comprendre. Cependant Saumaise propose de lire là hominis ail lieu de ominis, ce qui donnerait à la phrase ce sens : « Souviens-toi de Gallien, et de sa jalousie contre tout ce qui se distingue. »

[19] Le texte vulgaire dit: « Veniret, cum plurimis exercitus, etc. » Nous avons adopté la ponctuation proposée par Saumaise, qui seule présente un sens raisonnable. Macrien marchait contre Gallien à la tête de quarante-cinq mille hommes, comme il va le répéter à l’article consacré à ce tyran.

[20] Le texte vulgaire est différent: « Et quum factus esset invalidas imperator. » La correction de Saumaise, que nous avons adoptée, présente un sens plus naturel, Aureolus ayant ainsi affermi son autorité d’empereur par le meurtre de Macrien, et la réunion de son armée à la sienne. Il est cependant à remarquer que les manuscrits et les éditions s’accordent avec le texte vulgaire, et qu’il ne serait peut-être pas impossible de l’expliquer : L’empereur Valérien est, depuis un an ou deux, prisonnier des Perses, et réduit ainsi à l’impuissance, invalidas factus; Gallien, de son côté, tente inutilement de renverser un compétiteur plein de courage. Ne pouvant y parvenir, il fait un traité avec lui.

[21] Aujourd’hui Pontiruolo, village entre Milan et Bergame.

[22] Voici cette épigramme grecque :

Κλαύδιος Αὐρεόλῳ μετὰ δήιον ἄρεα, Καῖσαρ
Τὰ κτέρεα, θνητῶν ὡς θέμις, ἐνδίδοσι.
Τῷ γὰρ καὶ ζωήν· ἀλλ' οὐκ ἐθέλησε φρόνημα
Πᾶσιν ἐπιρρήτοις τοῦ στρατοῦ ἀντίβιον.
Κεῖνος δ' οἰκτίρμων καὶ σώματος ἔσχατ' ὁπίζων
Αὐρεόλου γερύφαν εἵσατο τήν τε ταφήν.

[23] Il est inutile de faire remarquer que dans cette traduction latine de l’inscription, la première syllabe de sepulcro est prise pour longue, contre l’usage des bons siècles de la littérature latine.