Ermold le Noir

GUILLAUME LE BRETON.

 

VIE DE PHILIPPE AUGUSTE (partie I)

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

suite

 

 

 

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE,

depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle

AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,

PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.


 

VIE DE PHILIPPE AUGUSTE

PAR

GUILLAUME LE BRETON.

 

 

 

 

Les illustres faits et gestes de Philippe le Magnanime, roi de France, depuis la première année de son sacre jusqu'à la vingtième année de son règne, sont consignés dans les archives de l'église du bienheureux Denis, martyr, ayant été, en style assez clair et élégant, confiés à la perpétuelle mémoire, par maître Rigord, clerc de cette même église. Comme les actions que ce même roi fit dans la suite ne sont pas dignes d'une moindre louange, et même méritent beaucoup plus d'éloges, moi Guillaume, Armoricain de nation, et revêtu de la prêtrise, qui me suis trouvé présent, non seulement à la plus grande partie de ces actions, mais encore aux actions précédentes du même roi, et les ai vues de mes propres yeux, je les consigne par écrit en style simple et ordinaire, non que je veuille m'en attribuer quelque gloire et obtenir le nom de chronographe ou d'historiographe, mais afin qu'il n'arrive pas que les illustres faits d'un si grand homme soient rapportés par les grands et sages docteurs autrement que de la manière conforme à la vérité. Et comme ce petit ouvrage de maître Rigord est entre les mains de peu de gens, et que le plus grand nombre de personnes n'en a point encore connaissance, j'ai rapporté sommairement toutes les choses qui y sont contenues au long, je les ai racontées dans ce léger ouvrage de la manière que je les ai vues et comprises, ajoutant brièvement ce que ledit auteur avait omis, et j'ai renfermé dans un seul et court volume les actions de ce vertueux roi qui précédèrent l'époque ci-dessus rapportée, et celles qui la suivirent. Que les hommes lettrés, doués d'un esprit plus fécond, lisent et apprennent cette histoire véritable, et que, sans mélange de faux, ils célèbrent, d'un style plus élevé, et en vers véridiques, les louanges de ce très vaillant et très chrétien roi de France. En effet, les actions magnifiques se suffisent à elles-mêmes, si elles sont racontées avec vérité et simplicité, et ne demandent qu'un style véridique, n'ayant besoin, pour être louées, du secours d'aucune fausseté. Il arrive souvent qu'un écrivain, cherchant à plaire, défigure en partie les faits : j'ai pensé qu'il fallait, de toutes manières, éviter ce défaut, en rapportant les gestes d'un homme si illustre. Comme il s'agit du royaume des Français, notre récit commencera par parler de leur origine, afin que, leur origine étant connue, nous commencions, dans l'ordre convenable, l'histoire de leurs actions : en effet, il faut chercher d'où vient quelqu'un, avant de chercher ce qu'il fait.

Comme nous l'avons appris des chroniques d'Eusèbe, d'Idace, de Grégoire de Tours, et de beaucoup d'autres, et du rapport de tous les anciens, Hector, fils de Priam, eut un fils appelé Francion. Troïlus, fils de ce même Priam, roi d'Asie, eut, dit-on, aussi un fils nommé Turc. Après la destruction de Troie, la plus grande partie des habitants s'étant échappée, se divisa en deux peuples, dont l'un se choisit pour roi Francion, ce qui lui fit donner le nom de Franc. Les autres nommèrent pour chef Turc, d'où les Turcs tirèrent leur nom. Celui-ci se rendit, avec ce même peuple qui l'avait suivi depuis la ruine de Troie, dans la Scythie inférieure, vers le septentrion, et régna dans ce pays. C'est de lui que sortirent les Ostrogoths, les Visigoths et les Normands, les Goths et les Vandales. Francion, avec son peuple, parvint jusqu'au Danube, bâtit une ville, appelée Sicambrie, et y régna. Lui, et ceux qui l'avaient suivi, s'emparèrent de tout le pays aux environs du Danube et du Tanaïs, et des Palus-Méotides, et devinrent une grande nation.

Deux cent trente ans s'étant écoulés, vingt-trois mille d'entre eux les quittèrent, sous la conduite d'Hybor, pour chercher un endroit plus commode à établir leur domination, et, passant par l'Allemagne, la Germanie et l'Autriche, ils vinrent dans la Gaule. Là ayant trouve un endroit très agréable et très commode sur la Seine, ils y bâtirent une ville, qu'ils appelèrent Lutèce, à cause de la bourbe qui remplissait ce lieu, et se donnèrent le nom de Parisiens, de Pâris, fils de Priam, ou plutôt ils furent appelés ainsi du mot grec Parrhesia, qui signifie audace. Ils y demeurèrent mille deux cent soixante ans, depuis le temps qu'ils avaient quitté Sicambrie, et avant la venue des Francs, menant pendant longtemps une vie très simple, ils n'avaient pas de roi, mais chacun faisait ce qui lui paraissait juste. Soumis alors aux Romains, ils créaient, selon leur coutume, des consuls annuels pour gouverner le peuple. C'est ainsi qu'ils vécurent jusqu'à l'arrivée des Francs.

Francion et ses descendants régnèrent à Sicambrie et dans le pays voisin pendant mille cinq cent sept ans, jusqu'à Priam, roi d'Autriche, lequel étant mort fut remplacé par son fils Marcomir, Les Francs ayant refusé de payer un tribut aux Romains, selon la coutume des autres nations, Valentinien, empereur chrétien, les chassa du pays qu'ils habitaient, l’an de l'Incarnation 366. Etant sortis de ce pays, sous la conduite dudit Marcomir, de Somnon, fils d'Antênor, et de Genebaud, les Francs habitèrent sur les bords du Rhin, entre la Germanie et l'Allemagne, un pays appelé Austrasie. Valentinien, les ayant poursuivis dans beaucoup de combats, et n'ayant pu les vaincre, les appela Francs, comme qui dirait Ferancs, à cause de leur férocité. La force des Francs augmenta tellement depuis ce temps, qu'ils subjuguèrent par leur valeur admirable toute la Germanie et la Gaule jusqu'aux Pyrénées. Ensuite Somnon et Genebaud étant restés dans le même pays, c'est-à-dire en Austrasie, Marcomir et ses Francs, après un grand nombre de combats, vinrent à Lutèce, où ils trouvèrent les Parisiens vivant simplement ; lorsqu'ils surent qu'ils descendaient de la même origine, ils firent alliance, et devinrent un même peuple.

Dans ce temps-là, régnait l'empereur Valentinien ; le pape Damase gouvernait l'Église ; et Augustin et Jérôme expliquaient la sainte Écriture.

Il s'en échappa d'autres encore de la ruine de Troie, comme le poète Hélénus, fils de Priam, qui, avec mille deux cents hommes, demeura dans le royaume de Pandras, en Grèce. Antênor, avec deux mille deux cents hommes, habita dans la Thyrrénie. Enée, avec trois mille quatre cents hommes, passa en Italie, après de grands travaux, avec son fils Ascagne. Le fils de cet Ascagne, appelé Sylvius, engendra illégitimement, de la petite-fille de son père, Erutus, qui, étant arrivé à l’âge adulte, se transporta en Grèce, où il trouva un peuple innombrable de Troyens d'origine, qui y étaient restés avec Hélénus, et fut créé leur roi. Ayant quitté ce pays avec eux, il se joignit à Turnus et à Corinée, et vint par mer dans le pays de la Gaule, à l'endroit où le fleuve de la Loire se jette dans l'Océan. Voulant réduire la Gaule sous leur domination, ils livrèrent aux Gaulois, sur les bords de la Loire, un combat, dans lequel périt Turnus. On l'ensevelit avec honneur dans une superbe pyramide qu'on montre encore aujourd'hui non loin de Tours. La ville de Tours dut à Turnus sa première fondation et son nom.

Brutus, avec Corinée et d'autres quittèrent ce pays, et vinrent par mer à une île appelée Albion, s'y établirent, et l'appelèrent Bretagne, du nom de Brutus. Une partie de cette île fut appelée Cornubie ou Cornouaille, de Corinée, qui y régna. Longtemps après, attaqués dans beaucoup de combats par les Saxons, conduits par Orsa et Hengiste, ils furent repoussés, pour la plus grande partie, vers l'Armorique, appelée à présent la petite Bretagne. Maintenant, revenons à l'histoire des Francs.

Marcomir ayant été reçu avec honneur par les Parisiens, leur enseigna l'usage des armes, et, à cause des fréquentes incursions des Latins et des ennemis, il garnit les villes de remparts, et devint le défenseur de toute la Gaule. Il eut pour fils un valeureux guerrier, appelé Pharamond, qui le premier fut paré du diadème des Francs, cependant il ne fut pas chrétien. Pour plaire aux Parisiens, il changea le nom de Lutèce, et fît appeler leur ville Paris.

Après Pharamond, régna Clodion, son fils ; après Clodion, Mérovée, son fils ; après Mérovée, Childéric, son fils. Childéric engendra Clovis, qui, le premier des rois des Francs, fut chrétien, et, par l'effet d'un très grand miracle de Dieu, reçut le baptême des mains de Rémi, archevêque de Reims.

Pendant que le saint évêque instruisait ledit roi Clovis, il arriva, par l'œuvre du diable, affligé d'un si grand avantage remporté par les Chrétiens, que l'ampoule, qui contenait le saint chrême, tomba, et fut brisée. C'est pourquoi beaucoup de gens conseillèrent au roi de ne pas recevoir le baptême, disant que si Dieu avait voulu qu'il fût chrétien, il n'aurait pas permis que l'ampoule fût brisée, mais ils éprouvèrent bientôt que toutes choses tournent en bien à ceux à bon droit nommés saints, car le saint archevêque, en présence du roi et de tous les autres, obtint du Seigneur, par de saintes prières et de saintes larmes, que Dieu lui envoyât, par les mains d'un ange, une ampoule céleste, pleine d'huile angélique, et que, devant tous, elle fût, pendant sa prière, déposée entre ses mains. Elle servit non seulement à sacrer ledit Clovis, mais elle sert pour toujours à sacrer tous les rois de France, en quoi la dignité du royaume et des rois de France l'emporte incomparablement sur tous.

Clovis engendra Clotaire ; Clotaire engendra Chilpéric, qui engendra Clotaire ; Clotaire engendra Dagobert, qui fonda et dota magnifiquement l'église du martyr Denis l'Aréopagite. Dagobert engendra Clovis ; celui-ci eut de sainte Batilde Childéric, Clotaire et Thierry. Childéric engendra Dagobert, sous lequel fut maire du palais Ébroïn, dont il est fait mention dans la vie de Léger. Dagobert engendra Thierry, qui engendra Clotaire.

Après Clotaire, régna Théodebert. Théodebert engendra Arnould, qui engendra saint Arnoul, dans la suite évêque de Metz. Arnoul engendra Anchise ou Ansegise ; Ansegise ou Ansegisile engendra Pépin, Pépin engendra. Charles Martel ; Charles Martel ou Tudites engendra Pépin le Bref, qui eut de Berthe Charlemagne, empereur. Charlemagne engendra l'empereur Louis, qui engendra l'empereur Charles le Chauve, qui fit présent à l'église de Saint-Denis du clou et de la couronne d'épines, et de beaucoup d'autres objets très précieux. Charles le Chauve engendra Louis le Blanc ou le Bègue, qui engendra Charles le Simple.

Dans ce temps, les Dans ou Danois, sous la conduite de Rollon, vinrent de la Scythie, et s'emparèrent de toute la Neustrie, qu'ils appelèrent Normandie, mot forme de ces deux noms, nort, qui signifie septentrion, et mann qui veut dire homme. Ils ravagèrent la petite Bretagne et beaucoup d'autres pays dans le royaume des Francs, et détruisirent toutes les églises ; ils renversèrent entièrement Lune, ville de Toscane, très florissante alors, croyant, dit-on, que c'était Rome. De là, étant revenus en France, ils firent enfin alliance avec Charles le Simple. Rollon, ayant pris pour femme la fille de ce roi, fut baptisé et appelé Robert, et tous les autres Normands furent faits chrétiens avec lui, l'an de l'Incarnation du Seigneur 907.

Beaucoup d'années s'étant écoulées, Guillaume le Bâtard, duc de Normandie, de la race de Rollon ou Robert, à cause d'une trahison que le roi Harold avait faite à sa femme, sœur de ce même Guillaume, navigua vers l'Angleterre, tua Harold dans un combat, et s'empara de tout le pays. Alors finirent les rois de la race de Harold, qui avaient chassé à main armée les Bretons de l'Angleterre.

Ledit Rollon engendra Guillaume Longue-Epée, qui engendra Richard, après lequel régna Robert, son frère, père de Guillaume le Bâtard, roi d'Angleterre. Celui-ci engendra le roi Guillaume, auquel succéda le roi Henri, son frère.

Humfroi, le septième descendant dudit Rollon ou Robert, conquit la Pouille. Robert, son fils, surnomme Guiscard, y ajouta la Calabre ; cependant la conquête toute entière est attribuée au seul Guiscard. Bohémond y ajouta la Sicile ; et le duc Roger, qui dans la suite mit la couronne sur sa tête, y ajouta encore l'Afrique. C'est pourquoi, sur son bouclier, était gravé ce vers en lettres d'or :

La Pouille, la Calabre, la Sicile, l’Afrique me sont soumises

Charles le Simple engendra Louis, roi fainéant. Louis engendra Lothaire, qui engendra Louis, le dernier de cette race royale. Ce Louis étant mort sans héritier, les Francs choisirent pour leur roi Hugues Capet, duc de Bourgogne ou des Allobroges. Hugues Capet engendra Robert, qui engendra Hugues, Henri et son frère Eudes, au temps du pape Léon ix, l’an de l'Incarnation du Seigneur 1050. Après Henri, régna Philippe, qui engendra Louis le Gros. Louis le Gros engendra Philippe et Louis ; mais le jour du martyre de saint Gervais à Paris, par un hasard étonnant, un porc s'étant venu mettre entre les jambes du cheval de Philippe, celui-ci fut jeté à terre, et se tua ; c'est pourquoi Louis le Pieux succéda sur le trône à son père Louis le Gros. Louis le Pieux engendra comme par miracle, dans sa vieillesse, Philippe le Magnanime, qui règne maintenant, et a été appelé Dieudonné, parce que son très saint père demandait toujours à Dieu un enfant mâle, et suppliait tous les religieux de prier pour lui le Seigneur à ce sujet, parce qu'il avait beaucoup de filles, et point de fils. Enfin ses prières furent exaucées, et Dieu lui donna un fils, à savoir Philippe, qui règne maintenant. Ce fils lui naquit l'an de l'Incarnation du Seigneur 1165, au mois d'août, le ii des calendes de septembre, à la fête de Timothée et de Symphorien.

Ce Louis, comme tous les abbés de l'ordre de Cîteaux s'étaient réunis, comme ils ont coutume de le faire tous les ans, dans un même monastère, se coucha à terre au milieu du chapitre, les mains étendues pour prier. Comme tous lui criaient de se relever, il ne le voulut jamais faire que lorsque, ayant présenté son oraison devant le Seigneur, ils lui affirmèrent, de la part du Dieu tout-puissant, qu'il aurait bientôt un enfant mâle.

[Evénements]. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1165, le comte Eudes fut chassé du duché de la petite Bretagne, qu'il gouvernait alors. Conan le Petit, fils du duc Alain, lui succéda.

Le comte Eudes fut accueilli par Louis le Pieux, roi des Français, qui, ayant des querelles et des guerres dans le pays de Lyon, y envoya ce même Eudes avec une armée. Eudes, très exercé à la guerre, défit tous les ennemis dans un combat, prit le comte de Mâcon, qui commandait les autres, et les força de satisfaire aux plaintes du roi de France, ainsi qu'il le leur prescrivit.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1163, Hervé, comte de Léon,[1] chevalier d'une très grande bravoure, qui fit en Angleterre et dans d'autres pays beaucoup de glorieuses guerres, dans lesquelles il perdit un œil, fut pris par ruse avec Guidomar, son fils, et ils furent renfermés dans une prison à Châteaulin. Mais Raymond, évêque de Léon, avec les chevaliers et le peuple, ayant pris les armes, assiégèrent le château. Conan le Petit, duc de Bretagne, leur prêta secours, et les aida en personne ; ayant assiégé et pris d'assaut le château, ils délivrèrent le comte Hervé et son fils. Le vicomte de Fage, son frère et son fils, auteurs de cette fourberie, furent renfermés dans une prison à Daoulas, et réduits à périr de faim et de soif. La même année, ce même pays fut en proie à une violente famine.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1069, l'évêque Raymond fut chassé de son évêché par le vicomte Guidomar, son frère. C'est pourquoi Conan le Petit, ayant rassemblé une armée, entra avec ledit évêque sur le territoire de Léon, livra bataille audit Guidomar et à ses fils, et les défit près de Coman, dans un lieu appelé Méchouet, ce qui signifie il y eut honte.

Dans ce temps, saint Thomas, archevêque de Cantorbéry, était exilé en France, et traité et accueilli avec honneur par le très chrétien Louis le Pieux, roi des Français.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1170, fut couronné Henri, fils aîné de Henri roi d'Angleterre, qui persécutait saint Thomas.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1171, saint Thomas souffrit le martyre dans son église, des soldats ayant été envoyés par le roi Henri, le lendemain de la fête des saints Innocents. Peu de temps après, Raymond, évêque de Léon, fut tué, le jour de la Conversion de saint Paul, dans un lieu appelé nom qu'on traduit par foi.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1179, le jour de la Toussaint, Philippe le Magnanime fut sacré roi, du vivant de son père Louis le Pieux, alors septuagénaire. Le même Philippe le Magnanime, lorsqu'il avait quinze ans, avait souvent entendu dire à ses compagnons de même âge que lui, pendant qu'il jouait avec eux dans le palais, que les Juifs immolaient tous les ans un Chrétien, et se partageaient son cœur ; c'est pourquoi ayant, depuis cette circonstance, conçu contre eux de la haine, il résolut de les chasser tous de son royaume.

Dans ce temps, saint Richard fut crucifié par les Juifs, et souffrit le martyre ; son corps repose dans l'église des saints Innocents, à Paris, dans un lieu appelé Champeaux, et jusqu'à présent il s'y est opéré, par la prière, des choses merveilleuses.

La même année que fut couronné Philippe le Magnanime, Hébon, dans le pays de Bourges, Imbert, dans le pays de Lyon, et le comte de Châlons, commencèrent à opprimer les églises, à persécuter le clergé, et s'efforcèrent de détruire les privilèges et immunités des églises. Mais le magnanime roi, voulant consacrer à Dieu et aux églises les prémices de ses exploits, les dompta, à la tête d'une puissante armée, et rétablit les libertés des églises.

La même année, beaucoup de grands de son royaume tramèrent une conspiration contre lui, mais les ayant défaits et abattus plus vite qu'il ne l'espérait, il les reçut en grâce. Parmi eux était Etienne, comte du château de Sancerre, qu'on appelait avaricum dans le temps de Jules César. Quoiqu'il fût oncle du roi et frère de la reine Adèle, il osa attaquer le roi ; mais, ne pouvant résister à la force royale, il fut bientôt vaincu et dépouillé de ses honneurs, et soumit sa tête à l'obéissance du roi.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1180, seconde année du règne de Philippe le Magnanime, le jour de l'Ascension du Seigneur, Philippe le Magnanime se mit de nouveau la couronne sur la tête dans l'église de Saint-Denis, et la respectable raine Elisabeth, sa femme, fille de Baudouin, comte de Hainaut, fut sacrée dans cette même église,

La même année, le jeudi 14 des calendes d'octobre (18 septembre), mourut, dans la ville royale, le très pieux roi Louis, père dudit Philippe le Magnanime ; son corps fut transporté à un couvent de l'ordre de Cîteaux, appelé Barbul, qu'il avait lui-même fondé, et, après avoir été couvert d'aromates, y fut enseveli avec honneur.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1181, Philippe le Magnanime, cherchant dans les premières actions de son règne à plaire à Dieu et au Christ, défendit que personne, soit en jouant, soit d'une autre manière, osât blasphémer, en jurant par la tête, le ventre, ou tout autre membre de Dieu. Comme il avait en haine les Juifs, et qu'il les entendait accuser de beaucoup de blasphèmes contre le nom de Jésus-Christ, il déchargea tous leurs débiteurs de ce qu'ils leur devaient, retenant pour le fisc la cinquième partie de toute la somme.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1182, Philippe le Magnanime chassa tous les Juifs du royaume, après leur avoir accordé un délai pour vendre leurs meubles et préparer ce qui leur était nécessaire pour sortir, avant de les chasser entièrement. Il retint pour le fisc leurs maisons, leurs vignes, et autres propriétés.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1183, Philippe le Magnanime fit bâtir dans toutes les villes et les châteaux des églises, au nom de Jésus-Christ et des saints, dans les endroits où étaient les synagogues des Juifs.

La même année, Philippe le Magnanime, jaloux d'augmenter le royaume et le fisc, établit à Paris la foire appelée foire de Saint-Lazare, qui se faisait à la maison des lépreux, et la réunit au fisc, d'après la volonté des lépreux et des ministres de l'endroit, leur assignant une pension annuelle proportionnée à l'estimation de la foire, et qu'ils touchent encore chaque année sur le fisc, sans peine et sans tumulte.

La même année, Philippe le Magnanime entoura le bois de Vincennes d'un mur très solide et très commode, et y renferma une très grande quantité de chevreaux, de daims et de cerfs.

La même année, et le 13 des calendes de juin (19 mai), mourut, dans un château dit de Martel, Henri le Jeune, roi d'Angleterre, qui avait pour femme la sœur de Philippe le Magnanime. Son corps fut transporté dans la ville de Rouen, et enseveli avec honneur.

La même année, dans le pays de Béziers, on tua en un seul jour sept mille Cotereaux, appelés vulgairement routiers, qui avaient attaqué les frontières du royaume, et massacrant tous les habitants, sans avoir égard ni à l'âge, ni au sexe, ni à la religion, ni à la sainteté du lieu, les forçaient par divers tourments à payer de l'argent pour se racheter. Le roi, l'ayant appris, envoya une armée au secours des habitants de cette province, et les routiers furent tous massacrés, depuis le plus grand jusqu'au plus petit.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1184, il s'éleva une dissension entre Philippe le Magnanime et Philippe, comte de Flandre, son parrain, qui ne voulait pas lui rendre le Vermandois, qui lui appartenait. C'est pourquoi ledit comte, avec un grand orgueil, fît une excursion, à la tête d'une immense armée, dans le territoire du roi, brûlant et ravageant ce qu'il y trouvait, jusqu'à la ville de Senlis, et attaqua Béthisy. Mais le roi étant arrivé, il se retira aussitôt, assiégea Corbeil, ville très florissante, et détruisit ses derniers retranchements.

Le roi ayant rassemblé une armée à Compiègne, se hâta de marcher au secours des assiégés. Le comte ayant appris son arrivée, se retira. Le roi assiégea un château appelé Boves. Le comte campa en face de l'armée du roi, mais dans l'espace de peu de jours, des hommes de bien ayant interposé leur médiation, il fit sa paix avec le roi, lui rendit le Vermandois, et, lui prêtant serment, se soumit à sa volonté sur toutes choses.

C'était le temps où les blés poussaient déjà en paille et en épis : l'armée du roi occupait un espace de quatre milles tout en champs. La moisson fut en partie foulée aux pieds, en partie tranchée par les faux. Ensuite le temps de la moisson étant arrivé, elle abonda en plus grande quantité qu'auparavant, et avec une plus grande fertilité que dans les autres lieux. Mais on ne put, dans les lieux qu'occupaient les Flamands, trouver aucun épi. Quelques chanoines de l'église d'Amiens voyant les blés entièrement ravagés, comme on l'a dit, par l'armée du roi dans la terre dont ils attendaient la dîme, supplièrent les autres chanoines leurs confrères de réparer miséricordieusement cette perte, au moins en partie, sur les autres dîmes. Ceux-ci leur conseillèrent d'attendre le temps de la moisson, disant que si Dieu avait pitié d'eux, ce serait tant mieux ; qu'autrement, ils leur accorderaient bien volontiers ce qu'ils demandaient. Le temps de la moisson étant arrivé, ainsi que nous l'avons dit, ils ne souffrirent aucun déchet dans leurs provisions accoutumées.

Quelques jours après, il arriva que Hugues, duc de Bourgogne, assiégea Vergy ; comme, averti par le roi, il ne voulut jamais lever le siège, le roi, à la prière de Gui, seigneur de ce château, rassembla une armée, s'avança contre le duc et le mit en fuite. Peu de temps après, le même roi Philippe, touché par les plaintes réitérées des églises que le duc opprimait, assiégea Châtillon, très noble château situé sur les bords de la Seine, le prit d'assaut, et força le duc, bon gré mal gré, à rendre aux églises et au clergé trente mille livres qu'il leur avait enlevées par force, d'après l'estimation qu'il fit des pertes.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1185, Marguerite, noble reine d'Angleterre, veuve de Henri le Jeune, roi d'Angleterre, et sœur de Philippe le Magnanime, roi des Français, épousa l'illustre Béla, roi de Hongrie, qui avait envoyé à Philippe le Magnanime une solennelle ambassade pour le supplier de la lui accorder.

Vers le même temps, Philippe le Magnanime, dans sa pieuse et royale indignation pour la boue dégoûtante des quartiers de Paris, les fit tous paver de pierres carrées.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1186, Philippe le Magnanime, désirant toujours plaire à Dieu par de saintes œuvres, fit orner et entourer d'un mur de pierre un cimetière public d'une grandeur et d'une commodité admirables, dans un lieu près des Saints Innocents, appelé Champeaux.

La même année, le 14 des calendes de septembre, mourut Geoffroi, noble duc de Bretagne, comte de Richemont, fils de Henri, roi d'Angleterre. Philippe le Magnanime, qui avait pour lui une admirable affection, le fit embaumer d'aromates, et fit enterrer son corps avec honneur dans le chœur de l'église de Sainte-Marie à Paris. Comme marque de son affection, il établit pour toujours, de ses propres fonds, dans l'église de Paris, quatre prébendes sacerdotales, à l'usage de quatre prêtres qui y devaient perpétuellement célébrer la messe pour les morts.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1187, quelques astrologues menteurs osèrent prédire avec une audace extrême, qu'au mois de septembre suivant il viendrait du nord-ouest un vent très violent qui détruirait tous les édifices, et ferait périr une immense quantité d'hommes et d'animaux. A la lettre la prédiction fut fausse, mais on peut l'entendre, dans un sens caché, de la persécution de Saladin, qui, dans le temps où ce vent devait, disait-on, venir, détruisit tous les Chrétiens de l'église d'Orient, s'empara de la sainte cité de Jérusalem et de toutes les autres villes, à l'exception de Tyr, de Tripoli, d'Antioche, et de quelques châteaux très bien fortifiés qu'il ne put jamais prendre.

La même année, le lundi, jour des nones de septembre, à la onzième heure du jour, naquit, à Philippe le Magnanime, d'Elisabeth, sa très chaste épouse, un fils nommé Louis.

La même année, c'est-à-dire la septième du règne de Philippe le Magnanime, et la vingt-deuxième de son âge, il s'éleva une dissension entre lui et Henri, roi d'Angleterre, parce que Richard, fils de celui-ci, sommé plusieurs fois, refusait de faire hommage audit Philippe pour le comté de Poitou, en quoi il était approuvé de son père. Ledit Henri tenait, au préjudice du roi Philippe, Gisors et d'autres villes qui en dépendaient, que Louis le Pieux avait données en dot avec Marguerite sa fille, à Henri, roi d'Angleterre. Mais celui-ci étant mort sans enfants, et ladite Marguerite mariée à Bêla, roi de Hongrie, la dot devait revenir à l'héritier. Henri, après beaucoup de sommations, la lui ayant refusée, le roi rassembla une armée dans le pays de Bourges, entra dans le territoire d'Aquitaine, et prit d'assaut une ville très florissante nommée Ursellodun, et appelée vulgairement Issoudun. Il prit aussi Graçai, ravagea tout le pays jusqu'à Châteauroux, détruisit beaucoup de remparts, et assiégea Châteauroux. Mais Henri, roi d'Angleterre, et le comte Richard, son fils, ayant rassemblé une armée, vinrent s'opposera lui. Philippe le Magnanime, saisi d'indignation, rangea son armée pour leur livrer bataille ; mais ceux-ci ne pouvant soutenir l'audace des Français et le grand courage du roi, envoyèrent une députation et se soumirent en toutes choses au jugement de la cour royale.

Peu de jours après, à cause de nos péchés, Saladin, roi de Syrie et d'Egypte, s'empara de la sainte cité de Jérusalem et de toute la terre de promission, excepté de Tripoli, d'Antioche, et d'un petit nombre de châteaux très bien fortifiés, que les Sarrasins ne purent jamais prendre. Déjà il avait emporté la sainte croix, et presque tous les Chrétiens avaient péri dans cette guerre.

La même année, à la fête de Saint Luc, au mois d'octobre, mourut le pape Urbain III, auquel succéda Grégoire VIII, qui ne siégea que pendant huit semaines. Il eut pour successeur Clément III, romain de nation,

Au mois de janvier suivant, à la fête de Saint-Hilaire, une entrevue eut lieu à Gisors entre Philippe le Magnanime et Henri, roi d'Angleterre. Dans cette entrevue, tous deux inspirés de Dieu, prirent la croix, ainsi que presque tous leurs glands et les prélats des églises. Ce lieu fut appelé Saint Champ, parce qu'on y prit la croix.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1188, Philippe le Magnanime tint un concile à Taris, dans lequel un nombre infini d'hommes prirent la croix.

Peu de temps après, le comte Richard, au mépris des traités conclus à Gisors entre lui et le roi Henri son père d'une part, et le roi Philippe de l'autre, ayant rassemblé une armée, entra dans le territoire de Toulouse que le comte de Saint-Gilles tenait en fief du roi des Français. Cette infraction donna lieu à une nouvelle guerre entre les rois de France et d'Angleterre. Le roi Philippe le Magnanime entra avec une forte armée sur leur territoire, et prit la noble forteresse de Châteauroux, Buzançais, Argenton et Leuroux. Pendant que le roi était occupé au siège de cette ville, comme l'armée souffrait du manque d'eau, un torrent situé en cet endroit, et qui ordinairement avait de l'eau dans les temps pluvieux, desséché entièrement alors par l'ardeur de l'été, par un divin miracle abonda d'eau au point que les hommes et les bêtes de somme burent tant qu'ils voulurent et s'y baignèrent. Mais le roi s'en étant retourné, il revint à sa première sécheresse.

Le roi s'étant éloigné de là, assiégea Montrichard, renversa entièrement une tour très fortifiée dans laquelle étaient cinquante chevaliers, et prit un grand nombre d'autres châteaux en toute l'Auvergne et Montluçon. De là, poursuivant vigoureusement le roi d'Angleterre qui se tournait avec son armée vers la frontière de la Normandie, il prit Vendôme sur son chemin,

Le roi d'Angleterre étant venu jusqu'à Gisors, et le roi de France jusqu'au château de Chaumont, et étant éloignés l'un de l'autre de quatre milles, le jour fixé pour traiter de la paix, le roi Philippe et les Français se tenaient au milieu des champs, exposés à l'ardeur du soleil, qu'ils pouvaient à peine supporter. Henri, roi d'Angleterre, et les Normands, étaient assis à l'entrée de Gisors, sous l'ombrage d'an orme épais qui leur servait comme de dais, et dont les branches très touffues et élevées à la hauteur de huit pieds au-dessus de terre se courbaient en forme de voûte, et couvrant un espace de terrain très étendu, offraient tant aux gens fatigués qu'aux promeneurs, un abri agréable par l'ombrage et la beauté délicieuse du lieu, et le donnaient avec la même générosité qu'elles l'offraient.

Philippe et les Français, indignés de la tranquillité du roi d'Angleterre et des siens pendant qu'ils étaient brûlés par un soleil insupportable, comme l'entrevue durant déjà depuis deux jours la paix ne pouvait se conclure, prirent les armes et volèrent promptement vers ce lieu. En ayant fait fuir honteusement le roi d'Angleterre et les siens, et en ayant tué et submergé dans le fleuve un grand nombre pendant qu'ils entraient dans le château, ils coupèrent cet orme à coups de haches, comme si c'eût été une forêt de bois, et le renversèrent tout à fait avec leurs haches et leurs coignées. Le matin du jour suivant, le roi d'Angleterre étant venu d'abord à Vernon, et ensuite à Pacy-sur-Eure, brûla le territoire des Français jusqu'à Mantes. Philippe l'ayant appris, quoiqu'il eût déjà partagé et licencié en partie son armée, marcha vers Mantes avec un petit nombre de gens, et passant outre, parvint jusqu'à l'armée du roi d'Angleterre, et tacha de lui livrer bataille. Mais le roi d'Angleterre ayant rassemblé et rappelé son armée, se retira dans un château appelé Ivry sur Eure.

Quelques jours après, le comte Richard fit alliance avec le roi Philippe, parce que son père refusait de lui rendre sa femme, sœur du roi Philippe le Magnanime.

La même année, le jeudi 4 des nones de février (2 février), à la quatrième heure de la nuit, il y eut une éclipse totale de lune qui dura pendant trois heures. Le quatre des ides du même mois (10 février), dans un bourg appelé Argenteuil, peu avant l'aurore, la lune parut à quelques-uns descendre vers la terre, et, après un court espace de temps, remonter de nouveau.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1189, Philippe le Magnanime, ayant rassemblé une armée à Nogent-le-Rotrou, ville située dans le Perche, s'éloigna de là, et s'empara, avec une grande force, d'un château appelé la Ferté Bernard, et de Montfort le Rotrou, et assiégea la très noble ville du Mans, qu'il prit jusqu'à la citadelle, et dont il chassa avec ignominie Henri, roi d'Angleterre, avec sept cents chevaliers et une multitude infinie d'hommes d'armes. Après l'avoir ainsi mis en fuite, il assiégea et prit la citadelle. De là, par une marche rapide, il conduisit son armée vers la très florissante ville de Tours. Le pont ayant été détruit par les habitants et les gens du roi d'Angleterre, comme il n'y avait aucun chemin par lequel on pût s'approcher de la ville, et qu'on ne trouvait pas de passage dans la Loire, le roi lui-même, assis sur son cheval, chercha un gué avec la lance qu'il portait à la main ; et en ayant enfin trouvé un meilleur qu'il ne l'espérait et qu'on n'a coutume d'en trouver dans ce fleuve, il fit passer son armée, et prit la ville d'assaut dans l'espace de peu de jours.

Après la prise de Tours, une entrevue eut lieu entre les deux rois, et la paix fut rétablie entre eux dans un lieu appelé Colombiers, Peu de jours après, pendant que le roi Philippe était encore dans ce pays, Henri, roi d'Angleterre, mourut dans le château de Chinon, et fut enseveli dans un couvent de moines, appelé Fontevrault. Son fils Richard lui succéda, et la paix fut conclue entre lui et Philippe le Magnanime, qui lui rendit les villes de Tours et du Mans, et Châteauroux avec tout son fief. Richard abandonna à perpétuité au roi Philippe et à ses successeurs Issoudun, avec toutes ses appartenances, et tout ce que de droit il pouvait réclamer sur l'Auvergne, quoique cependant le roi Philippe eût pu retenir tout cela par le droit de la guerre.

La même année, mourut la reine Elisabeth, femme de Philippe le Magnanime. Elle fut enterrée dans l'église de Sainte-Marie, à Paris. On établit pour toujours, en l'honneur de sa mémoire, dans cette église, deux prêtres, à chacun desquels on assigna quinze livres de revenu par an.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1190, à la fête de saint Jean-Baptiste, le roi Philippe se mit en route vers le pays d'outre-mer pour le service de la sainte croix. Après avoir confié le soin du royaume à Adèle, sa mère, et à Guillaume, archevêque de Reims, il alla à Gènes, ville d'Italie, où il s'embarqua, après avoir fait auparavant un testament et accompli toutes choses dans les formes.

Dans le même temps, Richard, roi d'Angleterre, s'en alla avec les siens au service de la sainte croix, et se rendit à Marseille, où il s'embarqua.

Dans le même temps, par l'ordre qu'en avait donné le roi Philippe à son départ, on éleva tout autour de la ville de Paris, depuis le côté du nord jusqu'à la Seine, des murs, avec des tourelles et des portes très bien faites.

Les deux rois, avec leur armée, naviguèrent vers Méchine ou Messine, ville de Sicile, et, par la médiation du roi Philippe, la paix fut rétablie entre Tancrède, roi de Sicile, et Richard, roi d'Angleterre, au sujet de la dot de la sœur dudit roi d'Angleterre. Là, le roi Philippe distribua beaucoup de dons à ses grands et à ses chevaliers, pour dédommagement des biens que leur avait fait périr une tempête sur la mer.

Peu de jours s'étant écoulés, le roi d'Angleterre, sommé par le roi Philippe d'épouser sa sœur, comme son serment l'y tenait engagé, et de se préparer à traverser la mer au milieu de mars, ne voulut faire ni l'un ni l'autre. Bien plus, il épousa Bérengère, fille du roi de Navarre, et voulut différer son voyage jusqu'au mois d'août suivant. Le roi Philippe déclara à ses grands qu'il était tenu par serment de partir lui-même sans retard ; et ceux-ci étant de son avis, le roi mit en mer, et arriva heureusement à Saint-Jean-d'Acre, où il aborda la veille de Pâques.

Ensuite le roi Richard s'embarquant, alla à Chypre, prit cette île avec son empereur et sa fille, et emporta tous ses trésors ; il arriva enfin à Acre, et trouva les murs de la ville déjà abattus et emportés par le courage du roi Philippe et des Français.

L'empereur Frédéric étant aussi parti pour le service de la sainte croix avec une multitude infinie de Teutons et d'autres peuples, entra dans la voie de toute chair entre Nicée, ville de Bithynie, et Antioche. Il eut pour successeur à l'empire Henri, son fils.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1191, mourut le pape Clément, qui eut pour successeur Célestin, Romain de nation.

La même année, en automne, il y eut une si excessive abondance de pluies, que presque toute la moisson germa sur la terre où elle était encore en grains. D'où il arriva que pendant toute l'année, à peine on put trouver du pain qui ne causât des nausées à ceux qui le mangeaient.

La même année, au mois d'août, Louis, fils du roi Philippe, tomba malade à Paris ; mais on fit pour lui tant de processions et de prières au Seigneur, que bientôt, par un très grand miracle de Dieu, il fut rendu à une santé parfaite. Cependant l'infatigable courage des Français prit la ville d'Acre au mois de juillet. On n'accorda la vie aux Sarrasins qui y étaient renfermés, qu'à condition qu'ils rendraient aux Chrétiens tous les Chrétiens que Saladin tenait en captivité, et le saint bois de la vivifiante croix. Saladin n'ayant pas voulu, ou n'ayant pas pu le faire, lesdits Sarrasins, et tous les autres qu'on retenait captifs, à l'exception de quelques hommes puissants, furent tués hors des portes de la ville d'Acre, au nombre de plus de sept mille.

Dans le même temps, la veille de la fête de saint Jean-Baptiste, au septième degré du Cancer, la lune étant au sixième degré du même signe, et la queue du Dragon étant au douzième degré, il y eut une éclipse de soleil qui dura pendant quatre heures, avant la prise d'Acre. Il périt au siège de cette ville beaucoup d'illustres hommes, le comte Thibaut, porte-enseigne des Français ; Hugues, duc de Bourgogne ; Philippe, comte de Flandre ; le comte de Clermont ; le comte du Perche, et beaucoup d'autres grands et très fameux hommes.

Le très saint évêque de Léon fut tué à Reims, métropole des Français, par des clercs envoyés par l'empereur Henri, et qui, feignant d'avoir été chassés par lui, après avoir été reçus avec amitié par ce saint évêque et être demeurés longtemps chez lui comme de fidèles amis, trouvant enfin l'occasion de se promener avec lui, l'emmenèrent hors des murs de la ville, et le tuèrent.

Cependant Richard, roi d'Angleterre, envoyait souvent des députés vers Saladin, et ils échangeaient tous deux des présents ; c'est pourquoi le roi Philippe eut pour suspect le roi Richard. Ensuite ledit roi Philippe fut retenu par une très violente maladie. Quelques-uns disent qu'il avait bu du poison qui lui avait été présenté par des traîtres ; c'est pourquoi il était accablé d'une si forte maladie, qu'il perdit les ongles des mains et des pieds, les cheveux et presque toute la surface de la peau. C'est pourquoi, par le conseil de ses fidèles, après avoir confié le soin des captifs et le commandement de toutes choses au duc de Bourgogne et à d'autres qu'il en présuma capables, et avoir laissé pour la défense de la Terre Sainte cinq cents chevaliers avec une somme suffisante prise sur le fisc, il se disposa à retourner dans son pays, et vint à Rome, où, ayant visité la demeure des apôtres, il reçut la bénédiction du pape Célestin, son parent. Il revint en France, peu de jours avant la Nativité du Seigneur, un peu remis de sa maladie.

Au mois de mars suivant (dans un château appelé Bray-sur-Seine), les Juifs, avec la permission de la comtesse de Champagne, mère du comte Robert, couronnèrent d'épines un certain Chrétien, et, après l'avoir fouetté par les rues, le crucifièrent. Philippe le Magnanime l'ayant appris, touché de compassion pour la chrétienté, s'approcha en personne dudit château, et fit brûler plus de quatre-vingts Juifs.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1192, le vingtième jour du mois de novembre, il y eut une éclipse partielle de lune, au septième degré des Gémeaux, et elle dura pendant deux heures.

Ensuite l'iniquité et la méchanceté des hommes allant toujours croissant, le roi Philippe fut informé que des hommes de la nation des Assassins avaient été, par l'ordre du roi Richard, envoyés pour le tuer, comme ils avaient tué dans ce temps, près d'Acre, Conrad, marquis de Montferrat. C'est pourquoi ledit roi Philippe se créa dès lors de très fidèles gardes de son corps, et porta presque toujours à la main une masse d'airain ou de fer, et ses gardes prirent aussi alors la coutume de porter des massues à la main, coutume qu'ils ont conservée jusqu'à présent. Le roi, fort troublé, envoya des députés vers le Vieux de la Montagne, roi des Arsacides (ou Assassins), afin de connaître promptement et pleinement par lui la vérité de la chose. Pendant ce temps néanmoins le roi, pour plus grande sûreté, établit des gardes de son corps, qui avaient toujours à leur main des massues d'airain, et veillaient alternativement autour de lui pendant la nuit. Les messagers étant retournés vers le roi, il reconnut par la lettre du Vieux, que ces bruits, étaient faux, et ayant, par le rapport de ses messagers, appris la vérité, dont il s'informait d'eux avec soin, son esprit, méprisant ce bruit trompeur, ne fut plus tourmenté par de faux soupçons.

Il y a parmi les Assassins une croyance que Dieu déteste ; si, par obéissance à leur seigneur, ils tuent un homme, ou font quelque autre chose, ils croient qu'aussitôt le crime commis, ils seront sauvés.

Peu de temps après, le roi Richard, ayant confié à Henri, comte de Champagne, le commandement des affaires, retourna dans son pays. Comme il avait offensé beaucoup de gens, il en craignait beaucoup. Il écarta de lui autant qu'il put l'éclat de la dignité royale. Cependant, dans le territoire du duc d'Autriche, il fut reconnu, livré à l'empereur Henri, et longtemps renfermé dans une prison. Ayant enfin donné pour sa rançon cent mille marcs d'argent, il fut mis en liberté, après beaucoup de fatigues et des périls infinis, et passa enfin en Angleterre.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1193, Philippe le Magnanime prit Gisors et tout le territoire du Vexin, ainsi que la plus grande partie des confins de la Normandie, et rendit à l'église de Saint-Denis Neufchâtel, que le roi d'Angleterre lui avait enlevé et retenait injustement.

Dans ce temps mourut Saladin, roi de Syrie et d'Egypte, auquel succédèrent ses deux fils, Saphadin qui régna sur la Syrie, et Meralice qui gouverna l'Egypte.

La même année Philippe le Magnanime prit pour femme dans la ville d'Amiens, Indeburge, sœur de Canut, roi des Danois. Le jour même qu'elle fut bénie et couronnée, on dit que, par l'effet de sorts et de maléfices, le roi commença à moins l'aimer, et à la priver des droits qui lui appartenaient sur son lit et sa personne. Enfin, ayant été prouvé qu'il existait entre eux un lien de parenté, elle fut séparée de lui. Cependant elle ne quitta pas la France, et reçut du fisc ce qui lui était nécessaire pour vivre.

Au mois de février suivant, Philippe le Magnanime prit les villes d'Evreux, Neubourg, le Vaudreuil et beaucoup d'autres villes, et assiégea Rouen, dont il ne put s'emparer.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1194, Michel, doyen d'un chapitre de Paris, homme saint et instruit dans la théologie, fut élu patriarche de Jérusalem ; mais, avant de se mettre en route, il fut créé archevêque de Sens.

La même année, Philippe le Magnanime assiégea Verneuil, et battit vigoureusement cette ville durant l'espace de trois semaines. Pendant qu'il était occupé à ce siège, Jean, surnommé Sans Terre, frère de Richard, roi d'Angleterre, qui avait feint de s'allier avec le roi Philippe, s'approcha de ceux qui gardaient Evreux pour le parti du roi Philippe, et les ayant enveloppés par ruse, les fit tous décapiter et fit attacher leurs têtes à des pieux autour de la ville. Cependant il ne put s'emparer de la citadelle. A la nouvelle de cet événement, le roi Philippe leva le siège de Verneuil, et, marchant vers Evreux, emporté de fureur, brûla la ville, et de là, traversant et ravageant le territoire de la Normandie, il vainquit dans un combat, et prit Guillaume, comte de Leicester, homme d'une très grande bravoure, l'ayant surpris dans un bois avec un grand nombre de chevaliers armés, et il le fît renfermer dans une prison avec beaucoup d'autres.

A la fin du mois de juin suivant, l'église de Sainte-Marie de Chartres fut consumée par un incendie allumé par hasard ; mais ensuite les fidèles la réparèrent et construisirent un pavé en pierres des plus admirables et des plus merveilleux.

Cependant Richard, roi d'Angleterre, ayant rassemblé une armée, recouvra Beaumont, château très bien fortifié et, situé sur la Rille. Pendant que le roi Philippe faisait route par le territoire du comte de Blois, le même roi Richard lui dressa des embûches dans un lieu appelé Belfou, s'empara des bagages du roi avec l'argent et différents meubles, et lui fit éprouver de grandes pertes, car il lui enleva son seing et les livres des comptes du fisc.

Cependant Jean Sans Terre avec le comte David, le comte d'Arondel, les habitants de Rouen et une multitude infinie de Normands, assiégèrent Vaudreuil. Philippe le Magnanime l'ayant appris, quitta Bourges où il était, et marchant avec la plus grande diligence, à la tête de quelques hommes d'armes, arriva à l'improviste ; après, trois jours de marche, fondit sur leur camp, les mit tous en fuite dans les bois voisins, en tua et en prit un grand nombre pendant qu'ils fuyaient.

La même année, l'empereur Henri s'empara de la Calabre, de la Sicile et de la Pouille.

L'an du Seigneur 1195, le roi Richard renvoya à Philippe sa sœur qu'il devait épouser. Elle fut aussitôt donnée en mariage au comte de Ponthieu. La trêve étant expirée et la guerre recommençant, le roi Philippe rasa Vaudreuil, qu'il tenait fortifié, ce dont le roi Richard ayant été témoin, fut violemment indigné.

La même année, il y eut dans le pays une violente famine, qui fut causée par l'excessive agitation de l'air et les fréquentes tempêtes arrivées l'année précédente. Mais le roi Philippe, et, à son exemple, le clergé, le peuple et tous les grands, firent de très abondantes aumônes, et soulagèrent les besoins des pauvres.

Dans ce temps, Alphonse, roi de Castille, opprimait les nobles hommes de son royaume, et élevait les hommes de peu, négligeait les chevaliers et revêtait d'armes les paysans qu'il préférait aux nobles ; c'est pourquoi Dieu offensé lui fit bientôt éprouver sa vengeance, car dans le même temps le Miramolin, roi des Moaviades, pénétrant en Espagne, livra bataille audit roi de Castille, le vainquit, et tua cinquante mille Chrétiens.

La même année, le roi Richard assiégea un château très fortifié appelé Arques. Mais Philippe le Magnanime étant survenu avec ses Français, le força de s'enfuir, et s'avançant un peu plus, entra à main armée dans le très fameux port et la très opulente ville appelée Dieppe, sur la mer d'Angleterre, la livra aux flammes, et en emmena un butin immense et de précieuses dépouilles. Mais à son retour, pendant qu'il faisait route à travers les forêts, le roi Richard se cacha en embuscade, et les ayant attaqués à l'improviste, en tua un grand nombre des derniers bataillons.

Marcharder, commandant des Cotereaux ou routiers, prit Issoudun, et le fortifia pour le roi Richard.

Il y eut des intempéries, des pluies et des tempêtes intolérables, la moisson germa en grain, d'où il s'éleva une violente famine. Mais le roi Philippe distribua de généreuses aumônes, excita et engagea les prélats, les grands et tous les riches à soutenir les pauvres, comme l'année précédente.

Foulques, prêtre, et ses disciples, prêchèrent la parole de Dieu, et un grand nombre de gens cessèrent d'exercer des usures, et un grand nombre de gains usuraires furent restitués.

Le roi Philippe d'un côté, et le roi Richard de l'autre, ayant rassemblé une armée, se tenaient prêts à combattre dans le pays de Bourges, près d'Issoudun. Là, le roi Richard revenant à lui-même, contre l'espérance, de tous, déposa les armes, vint trouver son seigneur le roi Philippe, et fléchissant le genou, lui fit hommage. Ainsi la paix fut rétablie et jurée entre eux.

L'an du Seigneur 1196, il survint tout à coup une inondation d'eaux et de fleuves, qui détruisit les ponts en beaucoup de lieux, et renversa plusieurs villes. Mais le clergé et le peuple ayant crié vers le Seigneur, et fait de fréquentes processions, où le roi Philippe lui-même marcha nu-pieds parmi les premiers, ce déluge cessa.

La même année Baudouin, comte de Flandre, fit à Compiègne hommage à son seigneur le roi Philippe ; le même Philippe, peu de jours après, prit en mariage Marie, fille du duc de Moravie et de Bohème, et marquis d'Istrie.

Peu de temps après, le roi Richard, méprisant la sainteté des serments, prit par ruse un château appelé Vierzon, dans le territoire de Bourges, et y mit le feu, ce qui donna lieu à de nouvelles discordes entre lui et le roi Philippe.

Dans le même temps, le roi Philippe assiégea un château très bien fortifié appelé Aumale, et demeura plus de sept semaines à ce siège.

Cependant le roi Richard, ayant donné de l'argent aux gardes, s'empara de Nonancourt, le fournit d'hommes d'armes et de provisions, et s'en revenant mena son armée vers Aumale pour en faire lever le siège ; mais au premier choc, il fut mis en fuite et perdit beaucoup des siens. Dans ce combat fut pris Gui de Thouars, qui fut ensuite duc de Bretagne, ayant épousé Constance, mère d'Arthur et duchesse de Bretagne.

Après avoir pris et détruit de fond en comble le château d'Aumale, Philippe le Magnanime, par une puissante force et un admirable assaut, recouvra Nonancourt, et prit beaucoup de braves chevaliers et des arbalétriers, qui étaient là combattant pour Richard.

La même année, le jour des ides de septembre, mourut en bonne vieillesse, Maurice, évêque de Paris, homme de sainte mémoire, rempli de bonnes œuvres et d'aumônes. Il fut enterré dans le monastère de Saint-Victor. Parmi ses autres saintes œuvres dignes de louanges, il fonda, dota et enrichit quatre abbayes. Il eut pour successeur Eudes de Souillac, frère de l'archevêque de Bourges.

L'an du Seigneur 1197, Baudouin, comte de Flandre, méprisant l'hommage et la foi qui le liaient au roi Philippe, s'allia avec le roi Richard, ainsi que Renaud de Dammartin, à qui le roi Philippe avait donné en mariage, comme ami et fidèle, la comtesse de Boulogne, et avec elle tout le comté.

La même année mourut l'empereur Henri. Comme il avait fait périr un très grand nombre d'évêques et d'archevêques, et avait, comme ses prédécesseurs, opprimé l'Eglise romaine, le souverain pontife s'opposa à l'élection de Philippe son frère, et favorisa celle d'Othon, fils du duc de Saxe.

La même année, Henri, comte de Troyes, établi roi de Jérusalem, mourut à Acre. La même année aussi mourut Marie, comtesse de Troyes, mère dudit roi Henri, et sœur du roi d'Angleterre du côté de sa mère.

La même année mourut le pape Célestin, auquel succéda Innocent III, Romain de nation, et appelé auparavant Lothaire et la stérilité et la famine duraient encore.

Dans ce temps, un chevalier, dans le territoire du Vermandois, après avoir été mort, ressuscita, et ayant joui de la vie pendant un grand nombre de jours sans manger ni sans boire, dit beaucoup de choses qui devaient arriver, et qui cependant paraissaient incroyables.

A Rosoy, bourg de la Brie, pendant qu'un prêtre célébrait la messe, le vin dans son calice se changea visiblement en sang, et le pain en chair. Dans le territoire de Chartres, dans une ville appelée Baillau, l'hostie dans les mains du prêtre se changea en chair. Dans le territoire de Paris, en un château appelé Marli, on entendait un certain esprit parler dans la maison d'un pauvre homme, disant qu'il était l'âme d'un homme de la Sicile nommé Robert. Dans beaucoup d'endroits, il tomba du ciel une rosée de miel. Cependant la famine durait encore.

L'an du Seigneur 1198, au mois de juillet, le roi Philippe, avec deux cents chevaliers et quelques gens d'armes de Mantes, marcha vers Gisors, rencontra le roi Richard à la tête de mille cinq cents chevaliers et d'une multitude infinie de Cotereaux et autres. Mais le magnanime roi dédaignant de reculer, avec une courageuse témérité passa au milieu d'eux, et combattant vigoureusement, conduit par la main de Dieu, s'échappa sain et sauf mais quatre-vingt-dix de ses chevaliers furent pris dans ce combat. Nous croyons que ce malheur lui arriva, parce que, contre l'opinion de tous, il avait ramené les Juifs dans son territoire, et, contre sa coutume, un peu persécuté quelques églises. C'est pourquoi le Seigneur lui envoya cet échec et celui qu'on va lire.

Le roi, indigné d'avoir éprouvé une si grande ignominie, rassembla, pour se venger, une multitude infinie de chevaliers et de gens d'armes, et entra dans la Normandie, qu'il commença à ravager. Mais, dans l'espace de peu de jours, contre la volonté et l'opinion de ses grands, il licencia son armée, et renvoya chacun chez soi. Le roi Richard, profitant de cette crainte de Philippe et de la faveur de sa fortune, entra dans le pays de Beauvais avec Marchader, chef des Cotereaux ou routiers, non seulement ravagea ce pays, mais prit et retint longtemps en prison l'évêque de ce pays et Guillaume de Mellot, hommes nobles et braves guerriers, lesquels s'efforçaient de chasser les pillards et défendre leur pays ; son cœur s'enfla, et il dit avec un grand orgueil qu'il partagerait même les quartiers de Paris à ses chevaliers.

Ses forces et son audace s'étaient surtout accrues par la défection du comte de Flandre et du comte de Boulogne. Ils n'étaient pas les seuls qui eussent quitté le parti de l'intrépide roi Philippe le Magnanime ; mais Louis, comte de Blois, et presque tous les autres grands de son royaume s'étaient traîtreusement soustraits à son obéissance, les uns en secret, les autres ouvertement. C'est pourquoi le pape Innocent envoya en France le légat Pierre de Capoue, homme sage et instruit en théologie, pour rétablir la paix entre eux. A peine put-il obtenir qu'ils conclussent une trêve de cinq ans, en se remettant des gages de leur foi.

Pendant que ces choses se passaient en France, Philippe, duc de Souabe, et frère de l'empereur Henri, appuyé des conseils et des secours du roi des Français, s'empara d'une très grande partie de l'empereur Othon, fils du duc de Saxe, soutenu par le secours du roi d'Angleterre, son oncle, en subjugua une aussi grandi partie. L'un et l'autre furent couronnés rois d'Allemagne par des partis opposés, et se livrèrent beaucoup de combats.

Dans ce temps, au fond de l'Armorique, dans le pays des Oscimores (diocèse de Léon), un démon entra dans le corps d'un chevalier pendant qu'il était à table, et, se mettant à l'agiter, parla ouvertement par sa bouche. Un prêtre ayant été appelé lorsqu'il arriva dans la maison, le démon cria que le livre que le prêtre avait dans son sein était son plus grand tourment. C'était le livre des Exorcismes. Il disait qu'il n'avait pas été envoyé pour ce chevalier-là, mais pour faire plus de mal dans d'autres pays. Enfin, ayant été exorcisé, il se retira quelques jours après.

Vers le même temps, un chevalier mort dernièrement, ou, pour parler plus vrai, un démon, avec la figure, la forme, l'habillement et le cheval, qu'il avait avant la maladie dont il mourut, apparut dans le même diocèse à un de ses hommes d'armes, qui se promenait après dîner dans des champs où la moisson avait été faite le même jour, et lui dit : « Monte. » Il monta en croupe derrière lui, pour que le cheval le conduisit où il voudrait. Lorsqu'ils eurent ainsi chevauché deux cents pas ou davantage, il vit une foule innombrable de cavaliers qui l'attendaient en ce lieu. Comme ils réprimandaient le chevalier du retard qu'il avait apporté, et que le chevalier répondait : « Allons donc, » ledit homme d'armes qui était monté avec lui sur son cheval, saisi alors d'horreur, se jeta à terre. Ne pouvant se soutenir sur ses jambes, il demeura là jusqu'au lendemain entre deux sillons couverts de chaume, rempli d'horreur et d'épouvante. Le même matin, je le vis raconter ce fait en présence de l'évêque du lieu, et me montrer l'endroit, à moi et à d'autres.

Peu de temps après, un homme noble, mort en ce diocèse, apparut à l'un de ses serviteurs, c'est-à-dire à l'un des serfs de sa glèbe, et lui dit d'aller dire de sa part à. l'exécuteur de son testament de distribuer plus fidèlement ses legs et ses aumônes, parce qu'il était sûr qu'y mettant de la fourberie, il en retenait pour lui une grande partie. En disant ces mots, il saisit de ses doigts la cuisse du paysan, et disparut. Les traces de ses doigts parurent longtemps après sur la cuisse du paysan en cinq endroits, qu'ils avaient noircis et brûles hideusement. Ces événements, et de semblables, arrivent fréquemment dans ce pays, et les habitants ne s'en étonnent pas.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1199, Dieu visita le royaume des Français. Car le roi Richard fut tué dans le territoire de Limoges, où il assiégeait le château de Châlus, la première semaine de la Passion du Seigneur, à l'occasion d'un trésor qui y avait, dit-on, été trouvé. Un chevalier lui ayant, du haut d'une tour, lancé une flèche, lui fit à l'épaule une blessure, dont il mourut dans l'espace de peu de jours. Aussitôt qu'il fut mort, Philippe le Magnanime prit, après Pâques, et fortifia Évreux et les villes d'alentour. Le comte de Namur, frère du comte de Flandre, fut pris avec douze chevaliers d'élite, près d'un château nommé Lens, dans le pays de Fleurus, maintenant appelé la Flandre.

Le jeune Arthur, duc de la petite Bretagne, prit la très noble ville d'Angers et le Mans, et en chassa honteusement Jean Sans Terre, son oncle, qui, faisant voile vers l'Angleterre, fut couronné roi de ce pays. Arthur fit hommage à Philippe le Magnanime du comté du Mans, d'Angers et de Tours, et fut conduit à Paris.

Une trêve fut conclue entre le roi Jean et le roi Philippe. Le comte de Flandre et d'autres qui avaient abandonné le parti du roi Philippe, prirent la croix.

Pierre de Capoue, légat du Siège apostolique, ayant convoqué un concile à Dijon, ville des Allobroges, jeta un interdit sur tout le royaume de France, parce que le roi ne vivait pas avec sa femme, et en avait pris une autre. Cette sentence fut portée à la fêle de saint Nicolas, mais l'exécution en fut retardée jusqu'à la Nativité, et peu de temps après, le roi Philippe envoya vers le seigneur pape Innocent une solennelle ambassade, composée de Pierre de Corbeil, archevêque de Sens, et d'autres hommes de bien, pour obtenir son absolution et celle du royaume de France.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1200, la paix fut rétablie entre les deux rois. Louis, fils du roi Philippe, prit en mariage Candide, fille d'Alphonse, roi de Castille, et nièce du roi Jean. Le comte de Boulogne, quoiqu'il le méritât peu, fut reçu en grâce par le roi Philippe.

La même année, Octavien, évêque d'Ostie et de Velletri, fut envoyé en France en qualité de légat du Siège apostolique ; par ses conseils, le roi rejeta en apparence sa concubine, et reçut à moitié grâce sa femme, sans cependant remplir envers elle les devoirs du mariage.

L'an du Seigneur 1201, Thibaut, comte de Troyes, mourut âgé de vingt-cinq ans. La même année, le roi Jean fut reçu avec honneur à Paris par le roi Philippe, et comblé de beaucoup de dons.

Le jeune Philippe et sa sœur Marie, que le roi Philippe avait eus de sa concubine, furent légitimés par le pape Innocent. La même année, Octavien, légat du seigneur pape, étant encore en France, Marie, cette femme qui avait illégitimement épousé le roi, mourut, et fut ensevelie avec honneur dans un monastère, dans l'église de Saint-Corentin, éloignée de six mille pas du château de Nantes, et où le roi Philippe fonda une abbaye de cent vingt vierges, qui servent continuellement le Seigneur, sous les ordres d'une abbesse.

Cependant de fréquentes plaintes étaient portées au roi Philippe le Magnanime, du pays d'Aquitaine, contre le roi Jean, parce que ce dit roi Jean avait par rase enlevé des mains de Hugues le Brun la fille du comte d'Angoulême, fiancée audit Hugues le Brun, homme très noble parmi les Aquitains, et s'était emparé par trahison de quelques châteaux de ce même Hugues, du comte d'Eu et de Geoffroi de Lisieux, qui demeuraient pour son service dans la grande Bretagne. Le roi Philippe sommait le roi Jean de lui faire hommage du duché d'Aquitaine, et du comté de Tours et d'Angers. Ledit roi Jean, après avoir fait plusieurs fois défaut, déclara enfin qu'il se soumettrait sur toutes ces choses aux ordres de la cour de son seigneur, et au jour fixé, accorda, pour plus sûre garantie, deux châteaux, que le roi Philippe le Magnanime devait posséder pendant ce temps, en sorte que, s'il refusait de quelque manière d'obéir au jugement de la cour, le roi Philippe retiendrait pour toujours ces châteaux pour lui et ses successeurs. Le roi Philippe envoya donc des messagers vers lesdits châteaux, nommés Tilliers et Boutavant, pour en prendre possession. Mais le roi Jean, oubliant son traité, refusa de les livrer, ne vint point au jour fixé pour le jugement, et n'envoya personne pour répondre à sa place.

Il faut savoir que le roi Richard peu d'années auparavant, une trêve ayant été conclue entre lui et le roi Philippe, avait bâti une forteresse sur les bords de la Seine, dans un lieu appelé Portejoie, afin que de là il pût de quelque manière recouvrer sa terre. S'avançant peu à peu, il fît construire dans une île, auprès du bourg des Andelys, une autre forteresse, et bâtit dans le même endroit, sur les bords de la Seine, du côté de l'orient, une ville très agréable, dans un lieu très fortifié. Elle était entourée d'un côté par la Seine, et de l'autre par un étang très vaste et très profond d'où naissaient deux ruisseaux, qui pourraient bien être appelés rivières, et qui se jetaient dans la Seine aux deux entrées de la ville. Il fit construire des ponts sur ces deux ruisseaux, fit élever, tant à l'entrée ; qu'autour de la ville, des tours en pierre et en bois, avec des plates-formes et des ouvertures pour les arbalétriers. Cette ville était dominée par une roche élevée, entourée d'un côté par la Seine, et de l'autre par des collines presque aussi hautes que le rocher, entrecoupées de vallées. Il fit bâtir sur ce rocher élevé une citadelle, qu'il environna d'un mur très haut et de fossés très profonds, taillés à vif dans le roc. Hors de ces fossés, il fit aplanir une colline, et les environna de murs et de tours très hautes. Il enferma la troisième colline par des fossés placés de distance en distance, et fortifia le tout de murs excessivement élevés et de fossés. Il appela cette forteresse Gaillard, mot qui en français exprime la pétulance. De là, s'avançant de quatre mille pas, il construisit sur les bords de la Seine un autre rempart, qu'il appela Boutavant, qui signifie pousse en avant, comme qui dirait : Je m'étends en avant pour recouvrer ma terre. Le roi Philippe, se voyant trompé par le roi Jean, qui lui avait renvoyé ses messagers les mains vides et frustrés de leur espoir, assiégea avec une grande multitude d'hommes d'armes le château de Boutavant, le prit, et le détruisit de fond en comble. Quittant ce lieu, il prit de vive force Orgueil et Mortemar, et assiégea Gournay. C'était un château très agréable, situé dans une plaine arrosée, entouré d'un mur de pierre et de larges et profonds fossés remplis d'eau, plein d'hommes braves et nombreux, et près duquel était un très bel étang, plein jusqu'au bord d'une eau courante qu'arrêtait une digue large et haute, construite par la main des hommes. Le roi Philippe, afin d'arriver plus promptement à son but, se servit d'un ingénieux artifice pour faire couper et percer la digue. Aussitôt qu'elle fut rompue, on eût vu comme un nouveau et soudain déluge projeter ses eaux bouillonnantes avec une rapidité aussi grande et des tourbillons aussi impétueux que le Rhône lorsqu'il se jette dans la Saône, s'élancer à travers les prés, les moissons, les maisons, comme un ravage envoyé par Dieu, renverser tout, et non seulement abattre les murs de Gournay, mais les rouler avec lui dans sa tortueuse rapidité ; et si ceux qui étaient dans la citadelle et dans la ville ne se fussent mis à l'abri, et n'eussent gagné les montagnes et les bois, ils eussent péri dans les flots de ce nouveau déluge.

Le roi Philippe le Magnanime ayant ainsi pris Gouinay, le fit rétablir, et résolut de le tenir sous une sûre garde et de le conserver toujours pour lui et ses' successeurs. Dans le même lieu, Arthur, qui avait épousé la fille du roi Philippe, fut revêtu de la main dudit roi de l'écharpe de chevalier, et fait chevalier. Avec la permission du roi et l'argent qu'il en avait reçu, il entra avec des chevaliers dans l'Aquitaine et assiégea Mirebeau. Il appela à son aide les Bretons, les gens de Bourges et les Allobroges ; mais, par l'ordre du roi, il ne les attendit point. Ne les ayant pas attendus, quoiqu'ils se hâtassent de venir vers lui, mais se confiant témérairement en ce petit nombre et en sa nouvelle chevalerie, il éprouva que les Poitevins n'avaient aucune fidélité ; car le roi Jean, son oncle, étant arrivé, il fut défait et pris dans un combat, ainsi que les autres qui étaient avec lui.

Dans ce temps, le roi Philippe assiégeait le château d'Arqués, mais, à la nouvelle de ce qui était arrivé, il leva le siège, conduisit son armée vers l'Aquitaine, et assiégea Tours, qu'il prit et brûla. Peu de temps après, Jean reprit cette ville, et la détruisit de fond en comble ainsi que tout le château.

Cependant les comtes de Flandre, de Blois et du Perche, et d'autres grands qui avaient abandonné le parti du roi Philippe leur seigneur, se voyant par la mort du roi Richard privés de secours et de conseils, prirent la croix, et se mettant en route pour le saint pèlerinage, arrivèrent à Venise, et ayant fait alliance avec le doge, les citoyens et les chevaliers de cette ville, ils naviguèrent vers l’Esclavonie, qui est la Dalmatie, prirent la ville de Zara et la rendirent au doge de Venise de là ils firent voile vers Constantinople, l'assiégèrent, et la prirent, non sans un grand miracle de Dieu et un vigoureux courage ; et là Baudouin, comte de Flandre, fut nommé empereur de cette ville. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1202, le roi Philippe ayant rassemblé une armée, entra dans l'Aquitaine, et prit beaucoup de châteaux. Pendant qu'il s'en revenait, Robert, comte d'Alençon, se remit à lui, et lui livra toute, sa terre pour en faire à sa volonté. Ensuite il prit Conches et Vaudreuil.

Peu de temps auparavant, Jean avait assiégé Alençon, Philippe le Magnanime l'ayant appris, et n'ayant pas le temps de rassembler une armée, marcha à grandes journées vers un château appelé Moret, où un grand nombre de chevaliers s'étaient réunis avec des armes et des chevaux de guerre, pour faire leur apprentissage dans les armes.' Il les emmena avec lui ; et, marchant à grandes journées, il se hâta d'aller délivrer les assiégés ; mais le roi Jean avec son armée, levant le siège et abandonnant les tentes et différents ustensiles et machines, chercha son salut dans la fuite.

Vers le même temps, ledit roi Jean, avec une immense armée, assiégea un château appelé Bresolles ; mais les Français étant arrivés, il s'éloigna sans être venu à bout de son dessein, et après avoir perdu les grandes dépenses qu'il avait faites.

Cependant le vénérable abbé de Casmar, de l'ordre de Cîteaux, fut envoyé en France par le souverain pontife pour rétablir la concorde entre les deux rois.

Mais le clergé et les grands ayant interposé leur appel, de la part du roi Philippe, cette négociation ne put s'achever.

La même année le roi Jean tenait Arthur dans une prison. Il prit Dol, Fougères, et tout ce territoire.

A la fin du mois d'août de la même année, Philippe le Magnanime, après avoir vigoureusement assiégé Radepont pendant trois semaines, prit cette ville avec vingt braves chevaliers et beaucoup d'autres hommes de guerre qui la défendaient. De là il s'approcha de Gaillard pour l'assiéger. Le siège de ce château fait voir clairement tout ce que peut faire dans un prince la sagesse unie au courage. Le lecteur en sera facilement convaincu en lisant attentivement ce qui va suivre.

D'abord il assiégea la forteresse, située, comme il est dit plus haut, dans une île. Il campa sur la rive méridionale de la Seine, du côté du midi, et ayant, dressé des pierriers et des machines de guerre, il commença, en lançant des pierres, à endommager les remparts couverts de claies. Mais les assiégés se mettaient peu en peine des pierres, des flèches, et de tous les traits qu'on leur lançait ainsi et dont ils se tenaient à l'abri sous les voûtes et les égouts. On ne pouvait trouver aucun accès vers eux, parce qu'ils avaient lancé des flammes sur le pont qui était du côté des assiégeants, et l'avaient brûlé, ne conservant que l'autre pont, par lequel on allait dans la ville. Le roi, voyant qu'il ne viendrait à bout de rien de cette manière, fit amener de différents ports une quantité innombrable de bateaux, non de bateaux creux, mais plats, sur lesquels on a coutume de transporter les hommes, les bêtes de somme et les chariots d'un des bords de la Seine à l'autre, les fit joindre ensemble par les flancs d'une rive à l'autre, et construisit ainsi un pont d'un plancher de bois admirable. Il assura par des pieux très forts, enfoncés de distance en distance, les bateaux qui soutenaient le pont, et y plaça des tours en différents endroits. En dessous du pont, et sur quatre bateaux qui étaient très larges, il fit élever deux tours en bois, munies de claies entrelacées de toutes parts d'une ferrure indestructible, très difficile à emporter. Le pont étant construit, il fit passer la plus grande partie de son armée au delà de la Seine, et passa lui-même avec elle : il campa de l'autre côté de la Seine, et attaqua l'île par un double siège.

Cependant, Jean, roi d'Angleterre, n'était pas très éloigné de ce lieu, et avait rassemblé une très grande armée : comme il n'osait combattre les Français de jour, il s'efforça de les attaquer par ruse. C'est pourquoi il envoya au plus fort de la nuit des Cotereaux et des routiers, avec un petit nombre de chevaliers, contre ceux qui étaient restés au delà de la Seine, non contre ceux qui étaient dans le camp, mais contre les goujats sans armes et autres gens qui ont coutume de suivre l'armée pour porter les fardeaux et remplir d'autres fonctions de cette sorte, que dédaignent les hommes de plus haut lieu. Ils attaquèrent ceux, qu'ils trouvèrent hors du camp, accablés de sommeil et de vin, et en tuèrent plus de deux cents. Un cri s'éleva dans le camp ils se levèrent avec précipitation, et s'enfuirent vers le pont en si grand nombre, qu'il en fut rompu et qu'ils ne purent passer la Seine, ni recevoir du secours de ceux qui étaient en dedans du pont. Mais les chevaliers et d'autres de meilleur courage, parmi lesquels on remarquait surtout Guillaume des Barres, prirent les armes et s'opposèrent à leur fuite, et, les forçant de s'arrêter, arrivèrent en poussant des cris jusqu'à l'ennemi, qu'ils mirent vaillamment en fuite, et en tuèrent et prirent un grand nombre. A peine les avaient-ils fait fuir, qu'à la lumière de l'aurore ils aperçurent des vaisseaux de course, remplis d'hommes d'armes, qui arrivaient par le milieu du lit du fleuve ; mais leur arrivée fut découverte, plus vite qu'ils n'y comptaient, par l'armée qui, comme nous l'avons dit, était troublée et sur ses gardes. On plaça de nombreux bataillons sur les deux bords du fleuve et sur le pont, qui était déjà réparé, et les archers avec des hommes d'armes montèrent sur les tours dont nous avons parlé. Cependant ceux qui garnissaient les bords du fleuve ne purent empêcher d'aucune manière les gens de la flotte de venir par le milieu du lit presque jusqu'au pont. Ceux qui étaient dans les tours de bois firent, à force de bras, d'arbalètes et de machines, tomber sur eux tant de pièces de bois, de pierres, de flèches et de traits, qu'ils les forcèrent, bon gré mal gré, à se retirer avec une perte très considérable.

Dans l'armée de France étaient des jeunes gens très agiles, habiles dans l'art de nager, parmi lesquels était un nommé Gobert, de Mantes. Un rempart de deux rangs de pièces, liées l'une à l'autre, traversait la rivière d'une rive à l'autre, pour boucher le chemin aux vaisseaux qui viendraient par eau au secours des Français. Ces dits jeunes gens, avec une admirable vigueur et une légèreté extrême, portés sur l’eau par le mouvement de leurs mains et de leurs pieds, renversèrent et brisèrent ces palissades en différents endroits. S'étant encore en nageant approchés de l'île, ils lancèrent du feu sur un rempart de bois qui entourait la forteresse, et le brûlèrent entièrement. Dégarnis de remparts, voyant déjà leurs murs brisés en beaucoup d'endroits, et ne pouvant plus se tenir dans les fortifications déjà endommagées, ou courir çà et là comme ils avaient coutume de le faire, sur la plate-forme du château, à cause des pierres et des traits qu'on leur lançait fréquemment du haut des tours situées sur la rive, ils se soumirent à la volonté du roi, avec le château et tous leurs biens. Le château de l'île étant pris, il fut facile de prendre la ville, qui est dans cette même île, et d'assiéger la Roche Gaillard. Après avoir fait réparer les ponts et bien fortifié la ville et l'île, le roi Philippe y plaça des hommes d'armes et des sentinelles continuelles avec des provisions, afin d'empêcher la fuite de ceux qui étaient dans la Roche, et mena son armée, vers Radepont, comme nous l'avons dit plus haut. Chaque jour les assiégés combattaient avec les nôtres, non que les nôtres les attaquassent, l'escarpement et la hauteur du rocher et la fortification du lieu ne leur permettaient pas de le faire ; mais les assiégés, comme des hommes honnêtes ut braves, descendaient chaque jour dans la plaine et combattaient avec eux, leur faisaient éprouver des pertes, et en recevaient d'eux également.

Au temps des vendanges, le roi Philippe retourna au siège de Gaillard. Voyant le lieu inexpugnable, il voulut les tenir enfermés et les affaiblir par la famine, afin de s'emparer ensuite plus facilement du château. Il fît faire un double rang de fosses de deux cents pieds de largeur, depuis un étang qui était dans le bas de la montagne, jusqu'au sommet de ladite montagne, et de là jusqu'au fleuve de la Seine, renfermant dans cette enceinte entre les fossés et le château les vallées naturelles qui entouraient le château de toutes parts. Il fît construire en cet endroit, de doubles bretèches, à savoir des petits châteaux de bois très bien fortifiés, placés à égale distance, entourés de deux rangs de fossés, et munis de ponts carrés, tournants à volonté. Il remplit d'hommes d'armes, non seulement ces petits châteaux, mais toute la surface intérieure des fossés, et il entoura ainsi les assiégés de fossés et d'hommes, en sorte que personne ne pouvait parvenir jusqu'à eux, et qu'aucun d'entre eux ne pouvait s'enfuir. Nos sentinelles, garanties par les fossés, ne craignaient rien ni du dehors ni du dedans, parce que les assiégés étant en très petit nombre, et n'osant quitter le château, ne pouvaient combattre avec eux. On les tint ainsi assiégés pendant tout l'hiver, au moyen de cet admirable rempart. Un grand nombre d'habitants s'étaient renfermés avec leurs biens dans l'enceinte du château ; mais Roger et d'autres, à qui le soin en avait été confié, voyant qu'à cause de cette multitude de gens, les vivres pourraient leur manquer, fit sortir du château un grand nombre de personnes, à savoir les plus faibles, et garda les forts pour combattre. Ce que lui voyant faire plusieurs fois, le roi Philippe s'aperçut que par là les assiégés pourraient soutenir plus longtemps le siège, et donna ordre à tous les assiégeants de ne plus laisser personne sortir du château. Les vivres diminuant, Roger sépara de nouveau tous ceux qu'il croyait lui devoir être nécessaires et propres à la défense du château, et renvoya tous les autres, hommes, femmes et petits enfants, au nombre de plus de quatre cents, et dès qu'ils furent dehors, ou ferma la porte du château. Empêches par les nôtres de sortir, et ne pouvant rentrer dans le château, repoussés également des deux côtés et accablés de traits, ils restèrent dans les vallées et les avenues entre les assiégeants et les assiégés, et menèrent pendant trois mois une pauvre et misérable vie, ne soutenant leur déplorable existence qu'avec des herbes, qu'encore ils ne trouvaient que rarement dans l'hiver, et avec de l'eau pure. Il ne faut pas s'étonner que les ennemis ne les reçussent pas mais on doit non seulement s'étonner, mais s'affliger de ceux qui les avaient mis dehors, parce que c'étaient leurs amis et leurs parents. Qui ne serait ému d'indignation en les voyant exposer à la mort ceux, à qui ils devaient une participation commune de ce qu'ils mangeaient, quelque petite qu'elle fût ! Ces malheureux dévorèrent des chiens chassés du château. Parmi eux une femme étant accouchée, ils mangèrent aussitôt son enfant. Une poule qui par hasard s'envola du château parmi eux, fut dévorée aussitôt avec ses plumes et ses excréments par les plus forts d'entre eux.

Un grand nombre d'entre eux étant donc morts de faim, il arriva qu'un jour le roi Philippe traversa le pont, et alla dans l'île pour voir où en était le siège, ayant entendu les cris de ces malheureux, et connaissant leurs misères, il fit délivrer tous ceux d'entre eux qui vivaient encore. Une personne qui l'a vu, a affirmé qu'au moment où ils sortaient, l'un d'entre eux : tenait encore dans la main la cuisse d'un chien qu'il mangeait, presque tous moururent après avoir pris de la nourriture.

Au mois de mars suivant le roi Philippe rassembla une armée, s'avança vers le siège de Gaillard, et fit aplanir les collines intérieures en différents endroits, pour y dresser des machines et des pierriers. Il fit faire un chemin couvert et caché par des palissades et des claies, depuis le sommet de la montagne jusqu'aux fossés du château, pour mettre en sûreté ceux qui portaient les terres et remplissaient les fossés. Il dressa un petit fort très élevé et couvert de palissades et de claies, le fît mener presque jusqu'aux fossés, et construisit des mantelets qu'on pouvait mouvoir, et sous lesquels se cachaient en sûreté ceux qui assiégeaient le château. Cependant les assiégés ne mettaient pas moins d'activité à se défendre, faisant usage de pierriers et de mangonneaux, au moyen desquels ils repoussaient les nôtres avec perte, et ils en tuaient un grand nombre à coups de flèches et de pierres lancées contre eux.

Il y avait une tour en pierre, d'une largeur et d'une hauteur extraordinaires, placée dans l'angle de deux murs qui s'étendaient de chaque côté. Les Français, sous leur chemin couvert et sous l'abri des mantelets, étant parvenus jusqu'au bord des fossés, s'emparèrent de cette tour de la manière suivante. Les fossés n'étant encore remplis qu'à moitié par des amas de terre, les Français, impatients du retard, placèrent des échelles par lesquelles ils descendirent en étendant sur eux leurs boucliers. Aussitôt ils roulèrent leurs échelles jusqu'à l'autre côté du fossé, et montèrent jusqu'au pied de la tour, dont ils commencèrent, en se mettant à l'abri sous leurs boucliers, à couper les pierres au moyen de houes et de pieux. Ils firent une ouverture dans laquelle ils purent se cacher, et creusant le mur à droite et à gauche, ils le soutinrent avec de petites pièces de bois, de peur qu'il ne s'écroulât subitement sur eux. Lorsqu'ils eurent assez creusé, ils mirent le feu aux bois, et se retirèrent par le chemin par lequel ils étaient venus. Dès que les bois eurent été consumés par le feu, la tour s'écroula tout à coup, combla le fossé, et livra un passage aux Français pour se précipiter dans le château. Mais, au même moment, les assiégés brûlèrent tous les édifices qui étaient dans ce retranchement, et retardèrent leur impétuosité. Le feu s'étant éteint, nous nous emparâmes du premier retranchement, nous prîmes le second et celui où était la citadelle avec plus de difficulté, de la manière qu'on va voir.

Le roi Jean avait construit une chapelle très élevée hors des murs auxquels elle était attenante par les latrines, ce qui paraissait contraire à la religion. Elle avait une fenêtre du côté de l'orient. Pierre de Bogis, que nous appelions ainsi par plaisanterie, à cause de la petitesse de son nez, jeune homme d'une grande bravoure et d'un courage éprouvé, ayant aperçu cette fenêtre, s'avança avec quelques gens, chercha et trouva difficilement, non loin du fleuve, des fossés moins grands. Les ayant traversés, il vint vers ladite fenêtre ; mais ne pouvant y atteindre ; et n'ayant pas d'échelle pour y monter, il monta sur le dos d'un de ses compagnons, et de là s'élançant atteignit la fenêtre de la main, et y restant longtemps suspendu avec une étonnante légèreté, il entra dans la chapelle, jeta une corde à ses compagnons, et les tira vers lui. Les assiégés en étant instruits, lancèrent des flammes sur la chapelle et tous les édifices, et, se retirant dans le troisième rempart où était la citadelle, nous abandonnèrent ainsi le second retranchement. Bogis et ceux qui étaient avec lui se cachèrent sous une voûte jusqu'à ce que l'incendie eût cessé. Nous pensions qu'ils avaient péri dans les flammes. Nos mineurs étant arrivés, à l'abri des mantelets, jusqu'au troisième rempart, minèrent le mur, et trois pierres ayant été lancées par un grand pierrier appelé chadabule, une partie du mur creusé s'écroula, et offrit une ouverture par laquelle entrèrent nos hommes d'armes et nos chevaliers. Ils s'emparèrent de tout ce qu'ils trouvèrent à l'intérieur, et prirent quarante chevaliers, cent vingt hommes d'armes, et beaucoup d'autres. C'est ainsi que dans l'espace de trois semaines le roi Philippe s'empara de tout le château de Gaillard, il le rétablit admirablement, et le retint pour lui, y mettant des habitants et des vivres en abondance.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1203, aussitôt après l'octave de Pâques, Philippe le Magnanime entra dans la Normandie avec une grande multitude d'hommes d'armes, et vint jusqu'à une ville appelée Falaise, à cause de la solidité du rocher sur lequel est bâtie toute la ville, et par lequel elle est entourée. Après qu'il l'eut assiégée pendant sept jours, quoiqu'un grand nombre la jugeassent imprenable, les citoyens craignant de perdre leurs maisons et leurs biens, d'accord avec les hommes d'armes et ceux qui étaient dans la citadelle, se soumirent à la volonté du roi, eux et tout le château. Autant en firent les habitants du pays de Caux et de Bayeux ; et ainsi le roi Philippe s'empara plus tôt qu'il ne l'espérait de tous les châteaux environnants.

Gui de Thouars, qui gouvernait le duché de Bretagne, entra dans la Neustrie, par la partie inférieure de ce pays, avec quatre cents chevaliers et une armée immense de Bretons, et assiégea le Mont Saint-Michel. Quoique ce château fût déjà, par sa situation naturelle, par la difficulté de son accès et le reflux quotidien de la mer, assez fortifié et inexpugnable, le roi d'Angleterre l'avait cependant fait entourer, vers la partie supérieure de la montagne, de remparts, de fortifications, de tours en bois et en pierre, en sorte qu'on croyait qu'aucun mortel ne pourrait jamais s'en emparer. Comme c'est la coutume de cette mer de croître ou de décroître plus ou moins à chaque phase de la lune, selon que cette planète croît ou décroît, c'était alors le temps où la lune décroissait, environ le septième jour de son décours ; c'est pourquoi le reflux diminuait, et la mer était moins enflée. Pendant quatre jours continuels, les flots se retirant laissèrent libre et sèche la plus grande partie du rivage, du côté de l'orient jusqu'à l'entrée de la ville. Pendant cet intervalle de temps, les Bretons armoriques, à qui les effets de cette mer sont parfaitement connus, assiégèrent le Mont ; et, sachant que bientôt, au jour accoutumé, le rivage tout autour du Mont serait couvert de flots à la distance de deux mille pas, pour ne pas abandonner le château sans l'avoir pris, ils brisèrent la porte qui offrait seule une entrée dans la ville, et mirent le feu aux maisons. La flamme aussitôt embrasant tout, et s'élevant en haut, comme il est dans sa nature, consuma bientôt et réduisit en cendres toute la forteresse avec les maisons des citoyens et les habitations des moines, et toute l'église, circonstance que je ne rapporte qu'en frémissant de douleur. Après quoi, ils s'emparèrent d'Avranches avec la même fureur, et incendièrent un grand nombre de bourgs ; et ainsi ravageant et dévastant, ils vinrent jusqu'à Caen. Là, le roi Philippe les ayant attendus, il eut avec eux un entretien, et les envoya vers Pontorson et Mortain, leur adjoignant le comte de Boulogne et Guillaume des Barres, avec un grand nombre de chevaliers français et même de routiers, qui s'étaient donnés à lui près Falaise. Pour lui, avec le reste de l'armée, il retourna vers le pays de Rouen, et prit de vive force une forteresse appelée par le peuple barbacane, et solidement bâtie à la tête du pont de Rouen. Les citoyens ayant brisé le pont, opposant autant qu'ils purent pendant quarante jours des obstacles à la force, et retardant leur reddition par des suspensions d'armes et de légers et rares combats, livrés d'intervalle en intervalle, furent enfin forcés de se rendre et de lui remettre leur ville.

Le roi Jean était déjà repassé en Angleterre, abandonnant misérablement à des routiers le gouvernement de la guerre et le soin des lieux fortifiés. C'est pourquoi le roi Philippe put, avec moins de frais, de fatigues et de temps, subjuguer non seulement Rouen, mais toute la Normandie, qui, depuis le temps de Rollon le Danois jusqu'à cette époque, soustraite à la domination, des rois des Français, mais non cependant à leur suzeraineté, avait été pendant plus de trois cents ans en la possession des ducs et rois héritiers de Rollon, vendant cependant aux rois des Français les services annuels, selon la coutume féodale. Maintenant elle est possédée et gouvernée en une paix solide par le roi Philippe, comme par son véritable seigneur.

Cependant Cadoc et ceux que le roi avait chargés de poursuivre la guerre s'emparèrent de la ville d'Angers. Le roi, à l'automne suivant, entra en Aquitaine, prit la très florissante ville de Poitiers, et assiégea en même temps Chinon et Loches, châteaux non seulement très bien fortifiés par leurs remparts, mais distingués par leurs édifices, leurs habitants et le site, qui en est très agréable. Après qu'il eut pris la très forte citadelle que le roi Richard avait depuis longtemps………[2] L'hiver étant arrivé, le roi envoya vers les deux châteaux un grand nombre de braves hommes de guerre qui ne cessèrent pendant tout l'hiver d'assiéger ces châteaux et de livrer de fréquents combats à leurs défenseurs, et retourna lui-même en France.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1205, aussitôt après Pâques, ayant rassemblé une armée, Philippe le Magnanime alla retrouver ceux des siens qui assiégeaient Loches en son nom. Ayant assailli vigoureusement cette ville, il s'en empara, et la remit au noble homme Drogon de Mellot. De là, il vint à Chinon, qu'il prit après un vigoureux siège, et garda pour lui. Il renferma dans des prisons de Compiègne et de quelques autres villes les chevaliers et beaucoup d'hommes de guerre qui avaient été pris dans ces deux châteaux. Il prit dans le château de Loches Girard d'Argués.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1205, le vicomte de Thouars, homme très considérable parmi les Aquitains par sa naissance et son, pouvoir, par la médiation de son frère Gui, duc de Bretagne, fit alliance avec le roi Philippe. Le roi lui donna la très noble ville de Loudun et la sénéchaussée de tout le Poitou, mais la discorde s'étant élevée entre eux, il ne put en jouir pendant seulement quelque temps.

L'an du Seigneur 1206, la veille des calendes de mars, à la cinquième heure du jour, au sixième degré des Poissons, il y eut une éclipse partielle de soleil.

La même année, la veille des nones de juin, mourut la reine Adèle, mère du roi Philippe. Elle fut ensevelie auprès de son père Thibaud le Grand, comte palatin de Trêves, dans le monastère de Pontigny, de l'ordre de Cîteaux.

La même année, l'inimitié s'étant déclarée entre le roi Philippe, le vicomte de Thouars et son frère Gui, duc de Bretagne, Philippe le Magnanime voulut dompter une fois pour toutes la rébellion des Poitevins, et s'avança avec une grande armée vers Nantes, ville la plus florissante des Armoriques, qui lui fut aussitôt rendue, ledit Gui se soumettant entièrement à sa volonté. De là, le roi, laissant tout le Poitou pacifié comme il le croyait, revint en France par la Normandie, et reçut aussitôt des nouvelles certaines de l'arrivée du roi Jean, qui s'était approché de La Rochelle. Se rendant à Chinon, le roi envoya des hommes d'armes et des chevaliers en garnison dans la ville de Poitiers et dans d'autres châteaux qu'il possédait dans ce pays, et retourna en France. Le vicomte de Thouars, et beaucoup d'autres Poitevins, s'allièrent avec le roi Jean, il vint avec eux vers Angers, prit cette ville, et dévasta et incendia tout le territoire d'Angers, le pays de Nantes et de Rennes, et toute la terre appelée la Mée ; et les maux se multiplièrent dans ce pays.

Le roi Philippe rassembla une armée, et entra dans l'Aquitaine, car le roi Jean, ayant appris son arrivée, s'était tourné vers ce pays. Il dévasta toute la terre du vicomte pendant que Jean demeurait au même lieu, à la tête de son armée, sans oser lui livrer bataille. Le roi Jean, envoyant une députation à Philippe, le supplia par ruse de conclure la paix, et lui fixa un jour comme pour avoir une entrevue avec lui au sujet de la paix. Pendant que Philippe, roi de France, était en pourparlers à ce sujet avec ces envoyés, le roi Jean se retira secrètement ; et comme le roi de France, le lendemain, attendait pour l'entrevue au lieu qu'il avait désigné aux députés, le roi d'Angleterre atteignait déjà le port de La Rochelle, d'où il s'en retourna en Angleterre.

Au mois de décembre suivant, il y eut une inondation, produite par les pluies qui tombèrent, telle que depuis un siècle on n'en avait pas ouï raconter de pareille. Le pont de Paris appelé Petit Pont s'écroula ; dans les rues, l'eau s'élevait jusqu'au second étage des maisons, et personne ne pouvait entrer dans sa maison ou dans une autre, ni en sortir sans bateau. Mais, après des oraisons et une procession du clergé et du peuple, l'eau se retira.

La même année, mourut Barthélemy, archevêque de Tours, auquel succéda le très saint homme Geoffroi, archidiacre de Paris, qui siégea pendant un an et demi.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1207, mourut Gautier, archevêque de Rouen, dont le siège demeura vacant pendant près d'un an.

Le roi Philippe, ayant de nouveau rassemblé une armée, entra dans l'Aquitaine, ravagea la terre du vicomte de Thouars, prit Parthenay, et détruisit un grand nombre de forteresses, situées aux environs. Il en fortifia cependant quelques-unes, et les retint sous sa garde.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1208, mourut Eudes, évêque de Paris, auquel succéda Pierre, trésorier de Saint-Martin de Tours, et frère du chambellan Gautier.

La même année, Henri Maréchal, Guillaume des Roches et le vicomte de Melun, avec trois cents chevaliers, combattirent dans le Poitou contre Savari de Mauléon et le vicomte de Thouars, qui, avec une grande multitude d'hommes d'armes, avaient attaqué la terre du roi de France, et remportaient du butin. Ils les vainquirent, et, reprenant le butin, les défirent dans ce combat. Ils prirent onze chevaliers poitevins éprouvés à la guerre, parmi lesquels étaient Hugues, frère du vicomte, Henri de Lisieux, fils dudit vicomte ; Portaclée et d'autres.

La même année, mourut Philippe, élu empereur. A sa mort, Othon s'efforça, par le moyen du pontife de Rome, d'obtenir l'empire.

La même année, le cardinal Galon fut envoyé en France par le souverain pontife en qualité de légat. La même année, presque tous les grands et prélats du royaume de France, prenant la croix du Seigneur sur leur poitrine, marchèrent dans la Provence et le territoire des Albigeois, pour extirper les différentes hérésies qui s'étaient multipliées dans ces pays et affaiblissaient de tout leur pouvoir la foi catholique.

L'an du Seigneur 1209, le saint jour de la Pentecôte, auprès de Carnopolis, noble château qu'on appelle maintenant Compiègne, Louis, fils aîné du roi Philippe, fut, par la main de son père, revêtu de l'écharpe de chevalier avec une si brillante solennité, une si belle réunion des grands du royaume, une telle multitude d'hommes et une si excessive abondance de vivres et de dons, qu'on n'a point lu nulle part qu'il y en ait eu de semblables jusqu'à ce jour.

Pendant le règne du roi des Français Philippe le Magnanime, fils de Louis le Pieux, la vingt-huitième année de ce règne, et de l'Incarnation du Seigneur 1209, Juchelle de la Mée, homme noble et fidèle, se rendit vers Philippe, roi des Français, et se plaignit à lui de ce que quelques-uns avaient bâti, du côté septentrional de la petite Bretagne, appelée anciennement Armorique, au dessus de la mer, sur un rocher élevé, un château nommé Guarplie, mot breton qui signifie en français pli mou ou sur pli, parce qu'il est bâti sur la sinuosité d'un golfe, ou parce que la mer, dans son reflux, vient mollement s'y replier sur elle-même ; et qu'au moyen de ce château, ils avaient ouvert un libre passage vers la grande Bretagne, appelée maintenant Angleterre. Ils Pavaient muni d'armes, d'hommes, de vivres et de machines de guerre, y recevaient les Anglais, ennemis du royaume, et faisaient beaucoup souffrir la province environnante. Sur les instances dudit Juchelle, le roi Philippe rassembla une armée auprès du château de Majites, et y envoya avec le comte de Saint-Paul ledit Juchelle. Le château, assiégé vigoureusement, fut pris d'assaut. Philippe y mit garnison de ses fidèles, et le confia audit Juchelle.

Tous les barons et évêques appelés à cette armée s'étaient rassemblés à Mantes, et ayant envoyé leurs hommes à cette expédition, d'après l'ordre du roi, ainsi qu'ils le devaient, les évêques d'Orléans et d'Autun revinrent chez eux avec leurs chevaliers, disant qu'ils n'étaient tenus d'aller à la guerre ou d'y envoyer une année, que lorsque le roi la faisait en personne. Comme ils ne pouvaient alléguer aucun prétexte, et que la coutume générale était contre eux, le roi leur demanda de réparer cette offense. Les évêques l'ayant refusé, le roi confisqua leurs régales, à savoir seulement les biens temporels qu'ils tenaient de lui en fief, les laissant jouir en paix de la dîme et autres choses spirituelles, car le roi très chrétien craignait d'offenser l'Eglise de Dieu et ses ministres. Lesdits évêques jetèrent un interdit sur la terre et les hommes du roi, envoyèrent vers la cour de Rome, et s'y rendirent en personne. Le seigneur pape Innocent III ne voulant point enfreindre ou changer en rien les droits et coutumes du royaume, ils firent une réparation au roi, et recouvrèrent après deux ans tout ce que le roi leur avait confisqué. Cependant les revenus que le roi avait touchés pendant ces deux ans lui restèrent entièrement, selon la coutume du royaume au sujet des fiefs saisis par la faute des vassaux, si ce n'est que le roi accorda, de sa grâce, à chacun d'eux trois cents livres. Ayant donc reconnu leur méfait passé, ils donnèrent promesse au roi, par écrit, ainsi qu'il leur demanda, de lui garder la fidélité qu'ils lui devaient.

Dans ce temps, l'étude des lettres florissait à Paris. Nous ne lisons pas que les écoles eussent jamais été fréquentées à Athènes ou en Egypte, ou dans quelque partie du monde que ce fût, par un aussi grand nombre de gens que ceux qui venaient habiter ladite ville pour s'y livrer à l'étude. Il en était ainsi, non seulement à cause de l'agrément extrême du lieu et de la surabondance des biens de toutes sortes qui y affluaient, mais aussi à cause des libertés et des prérogatives spéciales de défense dont le roi Philippe, et son père avant lui, avaient gratifié ces écoles. Tandis que dans cette très noble ville on rencontrait l'enseignement complet et parfait, non seulement sur les sept arts libéraux, mais sur les questions de droit canon et civil, et sur les moyens qui ont été écrits de guérir le corps humain et lui conserver la santé, on y étudiait encore avec plus d'ardeur les saintes Écritures et les questions de théologie. Dans cette sainte faculté étudiait un clerc, nommé Amaury, natif d'un lieu appelé Bène, dans le territoire de Chartres, très habile dans l'art de la logique, et qui, après avoir dirigé les écoles de cette science et des autres arts libéraux, se mit à étudier les saintes Écritures. Cependant il eut toujours pour s'instruire et apprendre une manière propre à lui, une opinion particulière et un jugement comme séparé des autres. C'est pourquoi, dans la théologie même, il osa assurer constamment que tout Chrétien était tenu de croire qu'il était un membre du Christ ; que personne ne pourrait être sauvé s'il n'avait cette opinion, pas plus que s'il ne croyait pas à la naissance et à la passion du Christ, ou aux autres articles de la foi, parmi lesquels il osait dire audacieusement qu'on devait compter celui-là. Les catholiques l'ayant universellement contredit en cela, il fut forcé de se rendre vers le souverain pontife, qui, ayant appris ce qu'il avançait et la contradiction qu'il avait éprouvée de la part des écoles de l'université, prononça une sentence contre lui. Il revint à Paris, et fut contraint par l'université de déclarer de sa bouche qu'il pensait le contraire des opinions qu'il avait professées d'abord ; je dis de sa bouche, carde cœur il ne revint jamais de sa première doctrine. Saisi, dit-on, d'ennui et d'indignation, il tomba malade, se mit au lit, et mourut bientôt. Il fut enseveli dans le monastère de Saint-Martin-des-Champs. Après sa mort, s'élevèrent des gens infectés de sa vénéneuse doctrine, qui, remplis d'un savoir plus subtil qu'il ne faut, imaginèrent des erreurs nouvelles et inconnues, et des inventions diaboliques propres à effacer le nom du Christ et à bannir du monde les saintes vérités du nouveau Testament. Parmi d'autres erreurs, ils s'efforçaient impudemment d'affirmer que le pouvoir du Père avait duré tant que la loi de Moïse avait été en vigueur ; que, comme il est écrit :

« Les anciens le céderont aux nouveaux venus, » la venue du Christ avait aboli la haute autorité de l'ancien Testament, et que la nouvelle loi a été en vigueur jusqu'à ce temps. Ils disaient qu'à l'époque où nous étions, devait finir l'autorité du nouveau Testaient, et que le temps du Saint-Esprit commençait, que dans ce temps, la confession, le baptême, l'eucharistie, et autres choses sans lesquelles il ne peut y avoir du salut, ne devaient plus avoir lieu désormais, et que celui qui serait seulement inspiré intérieurement de la grâce du Saint-Esprit pourrait être sauvé sans aucun acte extérieur. Ils étendaient tellement la vertu de la chanté, qu'ils disaient que, si l'action qui autrement serait un péché était faite en vue de la charité, elle cessait d'être un péché. C'est pourquoi ils commettaient, au nom de la charité, des viols, des adultères et autres voluptés du corps, et promettaient aux femmes avec lesquelles ils péchaient, et aux simples qu'ils trompaient, l'impunité de leur péché, annonçant Dieu comme bon seulement, et non comme juste.

Le bruit en parvint secrètement au vénérable Pierre, évêque de Paris, et à frère Garin, conseiller du roi Philippe. Ils envoyèrent en secret un clerc, nommé maître Raoul de Namur, prendre avec soin des informations sur les hommes de cette secte. Ledit Raoul, homme adroit et rusé, véritable catholique, feignait merveilleusement, auprès de chacun d'eux à part, d'être de leur secte, et ils lui révélaient leurs secrets comme à un confrère, ainsi qu'ils le croyaient. Ainsi un grand nombre de prêtres, de clercs, de laïques et de femmes de cette secte, qui s'étaient longtemps tenus cachés, furent, par la volonté de Dieu, découverts, pris, amenés à Paris, convaincus, condamnés, et dégradés des ordres dans lesquels ils étaient, dans un concile tenu en cette ville. Ils furent traduits devant la cour du roi Philippe, qui, comme un roi très chrétien et catholique, ayant appelé ses gardes, les fit tous brûler, hors de la porte de Paris, dans un lieu appelé Champeaux. On épargna les femmes et les autres gens simples qui avaient été corrompus et trompés par les principaux sectaires. Comme il fut évidemment constaté que l'hérésiarque Amaury, dont nous avons parlé plus haut, était originairement l’auteur de cette secte, quoiqu'il fût mort, à ce qu'on pensait, et eût été enseveli dans la paix de l'Eglise, il fut excommunié et condamné après sa mort par tout le concile. Il fut jeté hors du saint cimetière, et ses os et ses cendres furent dispersés dans le fumier. Béni soit le Seigneur en toutes choses !

Dans ce temps, on lisait à Paris des ouvrages composés, dit-on, par Aristote, et qui apprenaient la métaphysique. Ils avaient été récemment apportés de Constantinople, et traduits du grec en latin. Comme non seulement, par des maximes subtiles, ils donnaient occasion à ladite hérésie, mais qu'ils pouvaient encore en engendrer de nouvelles, on ordonna de les brûler, et il fut défendu, sous peine d'excommunication, dans ce même concile, d'oser jamais les transcrire, les lire ou les tenir, de quelque façon que ce fût.

Gui, comte d'Auvergne, faisait à beaucoup de gens toutes sortes d'injustices ; et de nombreuses plaintes sur sa cruauté parvinrent aux oreilles du roi Philippe le Magnanime ; repris et blâmé par le roi, en lettrés et par des députés, il ne cessa pas ses cruautés. Bien plus, mettant la main sur l'Eglise de Dieu, il détruisit avec violence ; un monastère royal, et prit l'évêque de Clermont. La nouvelle en étant parvenue au roi, à qui appartenait spécialement, comme par vertu de nature, l'habitude de ne jamais laisser impunies les injures des églises, il rassembla une armée, et dépouilla le comte d'Auvergne de son héritage.

L'an de l'Incarnation du Seigneur 1210, le pape Innocent III, contre la volonté de Philippe, roi des Français, de la plus grande partie des Romains, et même de beaucoup de grands de l'Empire, couronna empereur de Rome Othon, fils du duc de Saxe, dont le père, le duc de Saxe, convaincu du crime de lèse-majesté, avait été condamné par l'empereur Frédéric et par le jugement de tous les barons de l'Empire, et chassé pour toujours de son duché. Le pape exigea de lui à ce couronnement le serment de le laisser entièrement en paix, lui et l'Eglise de Rome, sur le patrimoine et les droits de saint Pierre, et de les défendre contre tous. Le serment ayant été juré, et les actes publics faits et confirmés par le seing impérial, le même jour qu'il reçut la couronne, il vint témérairement, contre son serment, signifier au pape qu'il ne pouvait lui abandonner les châteaux qu'avaient un certain temps possédés ses ancêtres. C'est pourquoi, et à cause aussi du remboursement de quelques dépenses que les Romains demandaient légitimement à l'empereur, et de quelques offenses que les Teutons firent aux Romains, la discorde s'éleva entre ces deux peuples. Les Romains ayant livré bataille aux Teutons, un grand nombre de ceux-ci furent tués, et ils éprouvèrent de grandes pertes : au point que, dans la suite, l'empereur, traitant avec les Romains de la réparation des dommages qu'ils avaient éprouvas, dit qu'il avait perdu dans cette guerre onze cents chevaux, en outre des hommes qui avaient été tués et des autres pertes qu'ils avaient subies. De là, l'empereur s'en retournant, selon le projet qu'il en avait depuis longtemps, s'empara des châteaux et forteresses d'Aquapendente, Radicofrano, Santoquirco et Montefiascone, appartenant au domaine de saint Pierre, et de presque toute la Romanie. De là, passant dans la Pouille, il attaqua le territoire de Frédéric, fils de l'empereur Henri, et prit un grand nombre de villes et de châteaux dans le royaume de Fouille, qui est tout en entier du patrimoine et du fief de saint Pierre. Le seigneur pape ayant envoyé vers lui des messagers et des députés, comme il ne voulut aucunement restituer les châteaux dont il s'était emparé, et que même il faisait dépouiller ceux qui se rendaient à Rome par ses pillards, qu'il avait placés dans les châteaux, il prit conseil de ses frères, et promulgua contre l'empereur une sentence d'excommunication. Et comme il ne voulait point revenir à résipiscence, s'emparait même de plus en plus des biens de l'Église, et obstruait le chemin à ceux qui se rendaient à Rome, le châtiment dut croître en proportion de l'opiniâtreté, et le pape délia tous ses sujets de leur serment de fidélité envers lui, défendant, sous peine d'anathème, de l'appeler empereur, ou de le regarder comme tel. C'est pourquoi le landgrave de Thuringe, l'archevêque de Mayence, l'archevêque de Trêves, le duc d'Autriche, le roi de Bohême, et beaucoup d'autres, tant séculiers qu'ecclésiastiques, abandonnèrent son parti.

suite

 


 

[1] Saint Pol de Léon.

[2] Il y a ici une lacune

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