Flodoard GUILLAUME DE TYR

 

HISTOIRE DES CROISADES

 

LIVRE I (CHAPITRES XVI à XXX)

LIVRE I (CHAPITRES I à  XV) - (livre II)

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

HISTOIRE

 

DES

 

FAITS ET GESTES

 

DANS LES REGIONS D'OUTRE-MER,

 

DEPUIS LE TEMPS DES SUCCESSEURS DE MAHOMET JUSQU'A L'AN 1184

 

par

 

GUILLAUME DE TYR


 

Doré : les survivants des premiers croisés

 

 

CAPUT XVI.

Qui de principibus ad iter se obtulerunt; et de signo crucis, quod ituri vestibus suis in signum voti et futurae peregrinationis imprimebant.

Dedit ergo Dominus fideli servo suo evangelizanti virtute multa, et excelso in verbo gloriae, pro fidei meritis verbum efficax, et sermonem omni acceptione dignum in oculis universorum. Et visa est a Domino res egressa, ita ut mandatum ejus, licet arduum nimis et difficile videretur, cum omni aviditate tam majores quam minores amplecterentur. Nec solum praesentes ex illius verbo succensus hujus desiderii fervor ad iter armaverat; verum longe lateque sermo idem egrediens, absentes etiam pari voto ferventes accendebat ad idem. Episcopi vero; prout in mandatis acceperant, fideles se cooperantes exhibebant, plebes suas ad id ipsum invitantes, et circumeuntes parochias suas, verbum vitae disseminabant in populis, nec cadebat vel unus apex sine fructu super terram: ita ut vere dici posset, quod vere illud verbum Domini impleretur: Non veni pacem mittere, sed gladium. Dividebatur enim maritus ab uxore, uxor a marito; patres a filiis, filii a parentibus; nec erat charitatis vinculum, quod huic fervori posset praejudicium facere: ita ut de claustris multi egrederentur monachi; et inclusi de carceribus, in quibus se incluserant spontanei propter Dominum. Nec tamen apud omnes erat in causa Dominus; et virtutum mater discretio votum excitabat; sed quidam ne amicos desererent, quidam ne desides haberentur, quidam sola levitatis causa, aut ut creditores suos (quibus multorum debitorum pondere tenebantur obligati) declinantes eluderent, aliis se adjungebant. Omnes igitur ex causis variis properabant. Non erat in regnis occidentalibus, qui aut aetatis, aut sexus, aut conditionis, aut status vellet esse memor; aut aliquibus persuasionibus deterritus ab incoepto desisteret; sed omnes indifferenter manus dabant; omnes unanimiter corde et ore votum profitebantur. Videbatur ad litteram impleri quod in Tobia scriptum est: Jerusalem civitas Dei, nationes ex longinquo ad te venient, et munera deferentes, adorabunt in te Dominum: et terram tuam in sanctificatione habebunt, nomen magnum invocantes in te. De praesentibus igitur qui concilio interfuerant, multi cum gaudio susceperunt insitum verbum, quorum primus fuit dominus Ademarus, bonae memoriae Podiensis episcopus, vir vitae venerabilis, qui postea apostolicae sedis legatione functus, in eadem expeditione populo Dei tam fideliter quam prudenter praefuit: Dominus quoque Willelmus Aurasicensis episcopus, vir vere religiosus, ac timens Deum. De absentibus vero utriusque regni principibus, eodem fervore succensi, ad iter se accingebant, mutuo se et frequenter exhortantes; et certum praefigentes diem, ut collectis necessariis, et viae consortibus convocatis, iter arriperent. Videtur vere divinitus procuratum praesens, unde loquimur, negotium, et verbum vere egressum a Domino. Nam catervatim concurrebant populi, unum ubicunque de principibus iter vovisse audierant, ut se illius comitatui sociarent; ejusque super se in toto itinere invocarent nomen, obsequia promittentes et fidem. Et quia verbum illud publice diceretur:

Occupet extremum scabies, mihi turpe relinqui; laborabant certatim, se necessariis communire, mutuo se praevenire cupientes. Vere divinitus procuratum; necessarius enim erat hic ignis purgatorius, quo praeterita, quae nimia erant, diluerentur commissa; et occupatio ista utilis, qua declinarentur futura. Non enim erat inter mortales respectus Dei, nec ad homines reverentia. Convenerat autem apud omnes et id ipsum de mandato domini papae injunctum fuerat, ut quotquot praedictae viae voto se obligarent, vivificae crucis salutare signum vestibus imprimerent; et in humeris illius sibi portarent memoriam, cujus passionis locum visitare proposuerant; illum imitantes, cui ad nostram redemptionem properanti, Factus est principatus ejus super humerum ejus. De quo etiam non immerito videtur posse intelligi illud Isaiae: Levabit Dominus signum in nationibus, et congregabit dispersos Israel. Sed et illud mandatum Domini juxta litteram videbatur impleri: Qui vult venire post me, abneget semetipsum; et tollat crucem suam, et sequatur me.
 

CHAPITRE XVI.

Ainsi le Seigneur accorda l'efficacité de la parole à son fidèle serviteur, en récompense du mérite de sa foi, car il allait évangélisant partout avec beaucoup de force; et ses discours, empreints d'une puissance sublime, paraissaient, à ceux qui les entendaient, dignes de toute confiance. On jugeait qu'une telle chose ne pouvait venir que du Seigneur, et, quelque difficile et périlleuse que pût être cette entreprise, les grands et les petits s'y portaient avec une égale ardeur. Non seulement ceux qui écoutaient Pierre, animés d'un zèle nouveau, préparaient leurs armes pour accomplir les desseins qu'il leur inspirait, mais encore l'effet de ses discours se propageait au loin et les absents éprouvaient aussi un ardent désir de satisfaire aux mêmes vœux. De leur côté les évêques se montraient, conformément au mandat qu'ils avaient reçu, fidèles coopérateurs des mêmes œuvres; ils invitaient les peuples à suivre les voies qui leur étaient ouvertes, et parcouraient leurs diocèses, semant partout la parole de vie; nulle part elle ne tombait sans produire de bons fruits, en sorte qu'on pouvait dire avec vérité que cette parole de Dieu s'accomplissait: « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée [02] ». Le mari en effet se séparait de sa femme, la femme de son mari; les pères quittaient leurs fils, les fils leurs parents; aucun lien d'amour n'était assez fort pour opposer un obstacle à ce zèle fervent; du fond même des cloîtres, cachots où ils s'étaient enfermés volontairement pour l'amour du Seigneur, des moines sortaient en foule. Cependant le zèle de Dieu n'était pas pour tous l'unique motif d'une telle résolution, et la prudence, mère de toutes les vertus, n'était pas toujours consultée dans l'accomplissement de ces vœux. Quelques uns se réunissaient à ceux qui devaient partir pour ne pas quitter leurs amis; d'autres pour éviter de paraître lâches ou paresseux; d'autres encore, uniquement par légèreté, ou bien aussi pour échapper à leurs créanciers lorsqu'ils se sentaient trop pressés du poids de leurs énormes dettes. Dans tous les royaumes de l'Occident chacun semblait oublier son âge, son sexe, sa condition, son état; nul ne se laissait détourner de son entreprise par aucune représentation; tous indistinctement se donnaient la main, tous répétaient à l'unanimité, et de cœur et de bouche, le vœu du pèlerinage: on voyait s'accomplir à la lettre ce qui est écrit dans Tobie: Jérusalem, cité de Dieu, les nations viendront à toi des climats les plus reculés, et, t'apportant des présents, elles adoreront en toi le Seigneur, et considéreront ta terre comme une terre vraiment sainte, car elles invoqueront le grand nom au milieu de toi [03] Beaucoup d'entre ceux qui avaient assisté au concile entreprirent avec joie de répandre la parole qu'ils avaient recueillie; le premier d'entre eux fut le seigneur Adhémar, de bonne mémoire, évêque du Puy, homme d'une vie honorable, qui, plus tard, ayant exercé les fonctions de légat du siège apostolique, se montra, dans le cours de cette expédition, chef prudent et fidèle du peuple de Dieu. On remarquait encore le seigneur Guillaume, évêque d'Orange, homme religieux et craignant Dieu. Les princes des deus royaumes, qui ne s'étaient pas présentés au concile, animés de là même ferveur, se disposaient aussi à se mettre en route et s'encourageaient les uns les autres par de fréquents messages; ils assignaient entre eux des jours pour partir ensemble, après avoir rassemblé toutes les provisions nécessaires et convoqué tous leurs compagnons de voyage. Il semblait que toutes choses fussent préparées par l'intervention divine; aussi pouvons-nous dire que le projet et la parole qui l'avaient fait naître étaient véritablement venus de Dieu. Les peuples accouraient en foule, dès qu'ils apprenaient que leur prince s'était consacré au même vœu, pour s'associer à sa marche; ils invoquaient son nom sur toute la route et lui juraient foi et obéissance. Et comme on répétait publiquement cette parole:

(Que la gale reste en arrière, il me serait honteux d'y être laissé », tous s'empressaient à l'envi de se pourvoir de ce qui était nécessaire, désirant se dépasser les uns les autres. Oeuvre véritablement venue de Dieu, car c'était le feu purifiant, devenu nécessaire pour expier les péchés trop nombreux déjà commis, l'occupation vraiment utile pour détourner les maux de l'avenir, alors qu'il n'y avait plus parmi les mortels ni respect de Dieu, ni crainte des hommes.

On était convenu de toutes parts, et les ordres du seigneur pape avaient également prescrit, que tous ceux qui se lieraient par le voeu d'entreprendre ce voyage porteraient sur leurs vêtements, au dessous de l'épaule, le signe de salut, la croix vivifiante, en mémoire et en imitation de celui qui souffrit la Passion dans les lieux qu'ils allaient visiter, et qui, marchant au lieu de notre rédemption, avait porté sur ses épaules la marque de sa principauté [04]. C'est de lui aussi qu'on peut à juste titre entendre les paroles d'Isaïe: Le Seigneur élèvera son étendard parmi les nations, il réunira les fugitifs d'Israël [05]. Par là aussi se trouvait littéralement accompli ce précepte du Seigneur: Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, et qu'il se charge de sa croix et me suive [06].

CAPUT XVII.

Nomina principum qui de regno Francorum et Teutonicorum iter assumpserunt.

De utroque itaque regno, in arrham futurae peregrinationis, signo crucis se communiverant, vir illustris dominus Hugo Magnus, domini Philippi Francorum regis frater; dominus Robertus, Flandrensium comes; dominus item Robertus, comes Normannorum, domini Willelmi Anglorum regis filius; dominus Stephanus, Carnotensium comes et Blesensium, senioris Theobaldi comitis pater; dominus Ademarus, Podiensis episcopus; dominus Willelmus, Aurasicensis episcopus; dominus Raimundus, comes Tolosanus et Sancti Aegidii; cum aliis multis inclytis et nobilioribus viris: vir quoque strenuus et insignis, dominus Godefridus, Lotharingiae dux, et cum eo fratres ejus, dominus videlicet Balduinus, et dominus Eustachius: Balduinus itidem, qui cognominatus est de Burgo, praedictorum consanguineus, domini Hugonis comitis de Retest filius: item comes Garnerus de Gres; Balduinus, comes Hamaucorum; Isuardus, comes Diensis; Rainbaldus, comes Aurasicensis; Willelmus, comes de Foreis; comes Stephanus de Albamarla; Retrodus, comes Perticensis; comes Hugo de Sancto Paulo. Sed et de viris majoribus, qui tamen comites non erant, ad id ipsum Deo placitum obsequium sponte se obtulerunt inclyti viri et nobiles: Henricus de Ascha, Radulfus de Bagentiaco, Hebrardus de Pusato, Gentonius de Bear, Willelmus Amanen, Guastus de Bederz, Willelmus de Montepessulano, Gerardus de Russelun, Gerardus de Ceresiaco, Rogerus de Barnavilla, Guido de Possessa, et Guido de Garlanda, Francorum regis dapifer; Thomas de Feria, Galo de Calvo monte; praedictus quoque Petrus Eremita cum ingenti multitudine, quam tum ex regno, tum ex imperio multo labore contraxerat. Circa Alpes vero dominus Boamundus, Tarentinorum princeps, domini Roberti Guiscardi Apuliae ducis filius; dominus quoque Tancredus, ejus ex sorore nepos; et alii multi, quorum numerum vel nomina non tenemus. Hi omnes tempus exspectantes opportunum, cum ingentibus militarium virorum copiis, ad militiam parati Christianam erant accedere; et se tantae peregrinationis laboribus pro Christi nomine devote mancipare.

Transcursa itaque hieme, cum prima veris subsequentis se obtulerunt initia, et frigore depulso, grata terris reddita est temperies, equos praeparant, arma exerunt, componunt sarcinas, et mutuis se, qui simul erant profecturi, invitant legationibus: diligenter praeordinantes, quando oporteat eos iter arripere, ubi convenire, et qua via tutius commodiusque possint incedere. Nec enim poterant tot tamque infinita populorum millia in una qualibet regione sibi reperire necessaria. Unde studiose procuratum est, ut singuli majorum principum, seorsim legiones suas traherent, et non eodem tramite proficiscerentur. Sed neque antequam ad urbem Niceam pervenirent, eorum exercitus convenerunt. Nam, sicut dicetur inferius, dux cum suis legionibus per Hungariam; comes Tolosanus et episcopus Podiensis, per Dalmatiam; reliqui vero principes per Apuliam, sed variis temporibus, Constantinopolim pervenerunt.

Parabatur interim quod ad tantum iter sufficere posse credebatur; et viaticula sua, cum viae quantitate metiri nitebantur, ignorantes quod non sunt in manu hominis viae illius. Ignorat enim mortalis infirmitas quid sibi crastina pariat dies. Non erat uspiam in tot provinciis, quot habet Occidens, domus otiosa vel una. Cuique juxta suam conditionem familiaria suberant, circa quae sollicitabantur, negotia, dum hic paterfamilias, ibi filius, illuc vero tota domus ad migrandum se componeret. Dirigebantur frequentes epistolae, quibus qui simul profecturi erant, se mutuo exhortabantur, attentius moram increpantes et monentes properare celerius. Vocantibusque caeteros his, qui turmarum erant duces designati, cum singultibus et suspiriis dividebantur ab invicem charorum amplexus, et supremum sibi valedicentes, separabantur in osculis. Mater filium, parentem filia, soror fratrem, uxor maritum, in ulnis deportantes parvulos, et suggentes ubera, cum lacrymis et ejulatu comitabantur abeuntes: et dicto vale, quos gressu non poterant, defixis obtutibus prosequebantur.
 

CHAPITRE XVII.

Parmi ceux qui, dans l'un et l'autre royaume, s'étaient munis du signe de la croix en gage de leur prochain pèlerinage, on remarquait l'illustre seigneur Hugues-le-Grand, frère du seigneur Philippe, roi des Francs; le seigneur Robert, comte de Flandre; un autre Robert, comte de Normandie, fils du seigneur Guillaume, roi des Anglais; le seigneur Étienne, comte de Chartres et de Blois, père du seigneur comte Théobald; le seigneur Adhémar, évêque du Puy: le seigneur Guillaume, évêque d'Orange; je seigneur Raimond, comte de Toulouse et de Saint-Gilles, suivi d'un grand nombre d'hommes très nobles et très illustres; le seigneur Godefroi, duc de Lorraine, homme vaillant et très considérable, et ses frères, le seigneur Baudouin et le seigneur Eustache; un autre Baudouin, surnommé du Bourg, parent des précédents, et fils du seigneur Hugues, comte de Réthel; le seigneur Garnier, comte de Gray; Baudouin, comte de Hainaut; Isoard, comte de Die; Raimbault, comte d'Orange; Guillaume, comte du Forez; Étienne, comte d'Albemarle; Rotrou, comte du Perche; Hugues, comte de Saint-Paul. Parmi les hommes nobles et illustres, qui cependant n'étaient pas comtes et qui se présentèrent volontairement pour prendre part à cette expédition agréable à Dieu, les plus considérables Étaient Henri de flache, Raoul de Beaugency, Évrard de Puisaie, Centon de Béarn, Guillaume Amanjeu, Gaston de Béarn, Guillaume de Montpellier, Gérard de Roussillon, Gérard de Chérisi, Roger de Barnaville, Gui de Ponesse, Gui de Garlande, porte-mets du roi des Francs, Thomas de Feii, Galen de Calmon, et enfin Pierre l'ermite, suivi d'une multitude innombrable qu'il avait rassemblée, non sans de grandes fatigues, dans le royaume des Francs et dans l'Empire. Dans les environs des Alpes on remarquait le seigneur Boémond, prince de Tarente, fils du seigneur Robert Guiscard, duc de Pouille, le seigneur Tancrède, neveu du précédent par sa mère, et beaucoup d'autres encore dont nous n'avons pu conserver ni le nombre, ni les noms. Tous, attendant le temps favorable avec les troupes nombreuses qu'ils avaient sous leurs ordres, se disposaient à marcher comme une milice chrétienne, et se dévouaient avec ardeur aux fatigues de ce long pèlerinage pour l'amour du nom du Christ.

L'hiver et ses frimas étant passés, dès qu'on reconnut les premiers signes du retour du printemps et d'une température plus douce, tous préparent leurs chevaux, leurs armes, leurs bagages, et s'adressent réciproquement des messages pour s'inviter au départ. On convient avec soin à l'avance du moment où il faudra que chacun parte, des points de réunion, et des routes par lesquelles il sera plus sûr et plus commode en même temps de s'avancer. Il eût été impossible en effet que ces milliers de voyageurs trouvassent en tout pays tout ce qui leur était nécessaire; on arrangea donc avec soin que les princes les plus considérables conduiraient, chacun séparément, les légions qu'ils avaient à leur suite et prendraient des chemins divers. Aussi leurs armées ne se réunirent que lorsqu'elles furent dans les environs de Nicée. On verra plus tard que le général passa avec ses troupes par la Hongrie; que le comte de Toulouse et l'évêque du Puy suivirent la route de la Dalmatie, les autres princes celle de la Pouille, et que tous arrivèrent à Constantinople par des chemins et en des temps divers. 

On préparait cependant tout ce qu'on jugeait devoir suffire pour une si longue route; tous cherchaient, autant que possible, à proportionner leurs approvisionnements à la longueur du trajet, ignorant que les voies de Dieu ne sont pas dans la main des hommes, car l'infirmité mortelle ne sait pas même ce que lui prépare le lendemain. Dans ce nombre infini des provinces de l'Occident on ne voyait pas une seule maison en repos. Partout, et quelles que fussent les affaires domestiques de chacun, selon sa condition, ici le père de famille, là le fils, ailleurs même tous les habitants de la maison, se disposaient à entreprendre le voyage. De tous côtés on s'envoyait fréquemment des lettres par lesquelles ceux qui devaient partir ensemble s'invitaient mutuellement à se hâter, s'exhortaient à ne mettre aucun retard, ou se reprochaient vivement le moindre délai. Ceux qui étaient désignés comme chefs de bandes convoquaient tous les autres; ils s'arrachaient des bras de leurs amis au milieu des sanglots et des soupirs, et se disant les uns aux autres un éternel adieu, ils se séparaient enfin après de tendres embrassements. La mère quittait son fils, la fille son père, la sœur son frère, la femme son mari, celle-ci portant son enfant dans ses bras ou suspendu à son sein; toutes les femmes les accompagnaient, versant des larmes, poussant des cris de douleur et leur disant adieu; lorsqu'elles ne pouvaient suivre plus longtemps leur marche, leurs regards demeuraient encore fixés sur eux.

 

 CAPUT XVIII.

Galterus Sensaveir primus viam ingressus, Constantinopolim pervenit.

Anno igitur ab Incarnatione Domini 1096, mense Martio, octava die mensis, quidam Galterus, cognomento Sensaveir, vir nobilis et in armis strenuus, cum ingenti multitudine pedestrium turmarum (nam paucissimos secum habebat equites) primus iter arripuit, et pertransiens Teutonicorum regnum, in Hungariam descendit. Est autem regnum Hungariae paludibus interjectis, et magnis fluminibus praecinctum, et inaccessibile; ita ut nisi certis locis, et iis vehementer angustis, volentibus introire vel egredi, non pateat introitus vel exitus. Eidem autem regno tunc praeerat vir Christianissimus, rex Calemannus, qui cognito praedicti Galteri adventu, et de ejus edoctus proposito, piam illius commendans intentionem, eum benigne admisit, et transitu suis expeditionibus per Hungariam concesso, publicorum commerciorum gratiam non negavit. Ille vero regno ejus cum omni tranquillitate transcurso, usque ad fluvium Maroe, qui ejusdem regni limes ab Oriente dignoscitur esse, pervenit incolumis. Quo transito, Bulgarorum fines cum suis legionibus attigit, ad locum perveniens qui dicitur Bellegravia.

Eo tamen ignorante, trans eumdem fluvium in loco cui nomen Malavilla, de comitatu ejus quidam remanserant, ut cibos emerent, et ad iter colligerent quaedam necessaria; quos Hungari comprehendentes, nudatos, et affectos verberibus, ablatis omnibus, remiserunt ad suos. Et licet eorum adversitati universus plena charitate compateretur exercitus, et sinistro, qui acciderat, casui plurimum sociis condoleret; tamen videntes quia durum erat nimis, et pene impossibile fluvium retransire, et occasione emergentium negotiorum iter differre propositum, satius arbitrati sunt dissimulare ad tempus injuriam, quam ad id quod assequi non possent, temere aspirare; spem habentes in eo, cui militare proposuerant, quod Christi servis illata gratis injuria non praeteriret impunita, sed condignam ab eo reciperent mercedem, qui suis fidelibus repromisit dicens: Et capillus de capite vestro non peribit; in patientia vestra possidebitis animas vestras. Continuantes igitur iter, Bellegraviam pervenerunt, ut praemisimus, ubi Galterus a duce Bulgarorum, qui eidem loco praeerat, emendi licentiam postulans, et impetrare non valens, ante urbem castrametatus est; ubi exercitum suum victus inopia laborantem, cohibere non valens, grave nimis populi sui passus est dispendium. Nam cum a Bulgaris omnino venalium nihil, aliquo pretio interveniente, obtinere possent, egressus est ejus exercitus, ut sibi modo quocunque alimenta compararent; ne prae necessarii victus deficere cogerentur inopia. Qui greges Bulgarorum invenientes, et armenta, violenter ex eis coeperunt abducere, et castris inferre suis. Quod audientes Bulgari, correptis armis, ad eos qui eorum abducebant animalia, hostiliter egressi, praedam revocare volentes, bellum raptoribus inferunt. Et facti superiores, centum quadraginta ex eis a praecedentium comitatu separatos incautius, in oratorio quodam (quo se gratia consequendae salutis contulerant) igne supposito, combusserunt, reliquis in fugam adactis. At vero Galterus sciens quod populum secum traheret durae cervicis, et indiscretum, relictis his qui suo proprio spiritu ducebantur, incorrigibiles facti, cum reliquis agminibus Bulgarorum silvas, longe lateque diffusas, prudenter circumspecteque pertransiens, Straliciam Daciae mediterraneae metropolim egregiam pervenit, ubi ejusdem civitatis praesidi de damno et injuria plebi Dei injuste a Bulgaris illata conquestus, plenam super omnibus commissis justitiam consecutus est. Insuper ab eodem duce, viro egregio, et timente Deum, humanissime tractatus, commerciorum legem obtinuit communem, ut sibi, et populo suo aequa mensura et justo pretio necessaria venderentur; et ut legibus humanis in ejus obsequio nihil videretur deesse, duces etiam itineris, qui eis usque ad urbem praeessent regiam, concessit. Quo perveniens, et in praesentiam domini imperatoris introductus, ab ejus obtinuit magnificentia, ut usque ad adventum Petri, de cujus praecepto iter arripuerat, exercitum suum in locis urbi finitimis, indulta emendi vendendique licentia, habere permitteretur: quod ei concessit imperator.
 

CHAPITRE XVIII.

 

[1096] L'an 1096 de l'incarnation de N.-S., et le 8 du mois de mars, Gantier, surnommé Sans-Avoir, homme noble et plein de force sous les armes, s'étant mis le premier en marche, suivi d'une immense multitude de compagnies d'infanterie (il n'avait avec lui que très peu de cavaliers), traversa le royaume des Teutons, et descendit eu Hongrie. Le royaume de Hongrie est environné de vastes marais qui s'étendent de toutes parts, et de grands fleuves qui le rendent inaccessible, à moins qu'on n'obtienne rentrée et la sortie de ce pays par certains passages qui sont eux-mêmes extrêmement resserrés. Il était alors gouverné par un homme très chrétien, le roi Coloman, qui, instruit de l'arrivée de Gautier, connaissant son dessein et approuvant sa pieuse entreprise, le reçut avec bonté, lui permit de conduire ses troupes â travers tout le royaume, et ne lui refusa point la faveur de traiter publiquement dans les marchés pour les besoins qu'il pourrait avoir. Gautier traversa donc le royaume en toute tranquillité, et il arriva sans accident, avec toute sa suite, jusqu'au fleuve Maroé [07], qui, comme on sait, sert de limite à ce royaume du côté de l'Orient. Ayant passé le fleuve, il se trouva avec ses légions sur les confins du peuple Bulgare, vers la ville qui est appelée Belgrade.

 

Lorsqu'il traversa le fleuve, au lieu nominé Malaville [08]; il ignorait que quelques-uns des gens de sa suite étaient demeurés en arrière pour acheter des vivres et d'autres provisions de voyage. Les Hongrois, les ayant arrêtés, les dépouillèrent complètement, leur enlevèrent tout ce qu'ils avaient, les accablèrent de coups, et les renvoyèrent ensuite à leurs frères. Toute l'armée, remplie d'un zèle charitable, prit compassion de leurs maux, et chacun témoigna une grande affliction des souffrances de ses compagnons. Cependant, croyant qu'il serait trop pénible et même à peu près impossible de repasser le fleuve, et qu'il y aurait des inconvénients graves à retarder à cette occasion la marche de l'armée, tous jugèrent qu'il serait plus convenable de dissimuler le ressentiment de cette injure, que d'aspirer témérairement à une vengeance qu'ils ne pourraient obtenir; ils espérèrent en celui pour lequel ils avaient résolu de combattre, que cette offense gratuite envers les serviteurs du Christ ne demeurerait pas impunie, et qu'eux-mêmes en recevraient la récompense de celui qui a dit: Il ne se perdra pas un cheveu de votre tête; c'est par votre patience que vous posséderez vos âmes [09]. Ils poursuivirent donc leur route, et arrivèrent à Belgrade, comme je l'ai dit. Gautier, ayant fait demander au duc des Bulgares qui commandait dans ce lieu la permission de faire des achats, et n'ayant pu l'obtenir, établit son camp devant la ville, et ne pouvant contenir son armée qui souffrait beaucoup du manque de vivres, il se trouva bientôt exposé aux plus graves dangers. Voyant que les Bulgares ne voulaient consentir à vendre aucune denrée, quelque prix qu'on leur en offrit, l'armée sortit de son camp pour chercher à se procurer des aliments par un moyen quelconque, et échapper à la détresse qui l'accablait. Les soldats rencontrèrent les troupeaux des Bulgares, s'emparèrent de vive force du gros et du menu bétail, et le ramenèrent au camp. Aussitôt les Bulgares prennent les armes, et se mettent à la poursuite de ceux qui leur enlevaient leurs bestiaux, dans l'espoir de les reprendre. Se trouvant bientôt en nombre supérieur, et ayant atteint une troupe de cent quarante Croisés qui s'étaient séparés imprudemment du reste de leurs compagnons, et qui se réfugièrent dans un oratoire pour se soustraire à la fureur de leurs ennemis, ceux-ci mettent le feu à ce bâtiment, brûlent tous ceux qui s'y étaient renfermés, et mettent les autres en fuite. Gautier, sachant bien qu'il traînait à sa suite des gens grossiers et dépourvus d'entendement, laissa en arrière ceux qui voulaient se conduire selon leurs caprices, et se montraient incorrigibles, poursuivit sa marche avec le reste de ses bataillons, traversa les vastes forêts de la Bulgarie, s'avançant avec beaucoup de prudence et de circonspection, et atteignit la belle ville de Stralicie, métropole de la Dacie méditerranée. Là, ayant porté plainte au gouverneur de la ville des outrages et des violences que le peuple de Dieu avait subis injustement de la part des Bulgares, il obtint une satisfaction complète. Le même chef, homme honnête et craignant Dieu, le reçut et le traita avec beaucoup d'humanité, lui permit de conclure des marchés selon les lois ordinaires, l'autorisa, ainsi que son peuple, à acheter tout ce qui serait nécessaire, à de bonnes mesures et à des prix raisonnables; et, pour mettre le comble à tant de bons procédés, il lui donna des guides qui furent chargés d'accompagner l'armée jusqu'à la ville royale. Gautier, y étant arrivé, et ayant été présenté à l'empereur, obtint de sa munificence la permission d'établir son armée dans des lieux voisins de la ville, jusqu'à l'arrivée de Pierre, sur les ordres duquel il déclara s'être mis en route et l'empereur, sur sa demande, lui accorda, pour lui et pour son armée, la permission de vendre et d'acheter.

 

CAPUT XIX. Petrus Eremita subsecutus, per Hungariam transiens, Hungarorum sentit perfidiam.

At vero Petrus, post haec non multo interjecto temporis intervallo, [cum innumerabili exercitu transcursa Lotharingia, Franconia, Bavaria, et ea regione quae Austria dicitur, cum universa multitudine, quam ex omni populo, et tribubus, et linguis, et nationibus collegerat, quasi ad quadraginta millia, fines Hungarorum attigerat. Unde missa legatione ad dominum regem, impetravit, ut si pacificum vellet habere introitum, et sine tumultu et scandalis regnum ejus pertransire, ei sine difficultate aditus praestetur. Qua suscepta licentia, et conditionem approbans interpositam, cum universis legionibus, quae eum sequebantur, regnum ingressus est. Quod cum omni tranquillitate transcurrens, alimentorum multa copia, justo pretio, et bonis conditionibus ab indigenis ministrata, usque ad superius memoratam Malevillam pervenit. Ubi intellecto quod consortibus eorum, qui Galterum secuti, eos praecesserant, multam illius loci habitatores intulerant injuriam, et impietatem non modicam in eos exercuerant; videntes etiam eorum spolia et arma nihilominus in muro civitatis, quasi pro tropaeo dependentia, justa ira succensi, protinus arma corripiunt, et se invicem exhortantes, urbem violenter infringunt, incolis pene omnibus aut interemptis gladio, aut in vicino flumine submersis. In quo tumultu, eorum meritis id exigentibus, illa die cecidisse dicuntur de Hungaris quasi ad quatuor millia; de expeditione vero Petri, centum dicuntur occubuisse. Sic igitur urbe correpta violenter, quinque diebus continuis manserunt in ea, propter alimentorum, quam in ea repererunt opulentiam. At vero Bulgarorum dux, Nichita nomine, qui Galtero et ejus legionibus rerum venalium forum prius interdixerat, intelligens quod Malevillanis pro eo quod in praecedentes ipse quoque deliquerat, subsequentes in eum vellent refundere, relicta Bellegrava, cui praeerat, de loci diffidens munitione, aufugit. Loci vero incolae cum sua quisque familia oppidum nihilominus deserentes, cum gregibus et armentis in opaca silvarum, et nemorum abdita, longe interius se contulerunt. Petrus autem dum adhuc in expugnato praesidio moram faceret, relatione quorumdam edoctus, quod rex Hungariae suorum stragem, quam audierat, nimis aegre ferens, militares ex universo regno convocaret copias, et in suorum ultionem accingeretur animosius, congregatis navibus quotquot ex utraque fluminis ripa invenire potuit, legiones suas sub omni celeritate transferri praecepit, secum trahens greges et armenta, spoliaque uberrima, quae de loco violenter effracto usque ad redundantem copiam eduxerat: Quibus in ulteriore ripa collatis, ante Bellegravam, quam tamen vacuam repererunt, castrametati sunt. Unde cum plaustris et vehiculis, cum gregibus et armentis, et universo comitatu, itinere dierum octo, nemorum late patentium condensa pertransiens, ante urbem Niz, turribus et muro valido munitissimam, et viris fortibus refertam, cum suis astitit legionibus; et flumine quod eamdem urbem praeterfluit, per quemdam pontem lapideum transmisso, castra ibidem metatus est. Dumque ejus exercitus. jam deficiente viatico, victus inopia laboraret, missa legatione ad praesidem civitatis, amice postulat ut rerum venalium, et eorum maxime quae vitae sunt necessaria, bonis conditionibus, et justo pretio, populo peregrinanti, et obsequiis divinis mancipato fiat commercium. Ille vero id nullatenus posse fieri respondit, nisi prius datis obsidibus se obligaret exercitus, ut indigenis forum ministrantibus nec injuria, nec vis major ulla inferatur. Qua conditione utrinque placita, datis obsidibus, egressi sunt cives secum deferentes venalia.
 

CHAPITRE XIX.

 

Cependant Pierre, peu de temps après, ayant traversé la Lorraine, la Franconie; la Bavière, et le pays qui s'appelle Autriche, avec une armée considérable composée d'une multitude de gens rassemblés par lui chez tous les peuples, appartenant à des tribus et parlant des langues diverses, et s'élevant peut-être à quarante mille individus, arriva aussi sur les frontières de la Hongrie. Il envoya une députation au roi, et obtint sans difficulté la permission d'entrer dans le royaume, à la condition que l'armée se conduirait bien, et traverserait le pays paisiblement, sans y causer ni trouble ni scandale. Muni de cette autorisation, et ayant accepté la loi qui lui était imposée, Pierre entra en Hongrie à la tête de toutes les légions qui le suivaient. Elles marchèrent en bols ordre et fort tranquillement, trouvant une grande abondance de vivres, et achetant chez les indigènes tout ce qui leur était nécessaire à des prix modérés et sous de bonnes conditions; elles arrivèrent ainsi à Malaville [10], dont j'ai déjà parlé. Là, les troupes eurent connaissance des outrages et des actes d'impiété que les habitants du pays avaient commis contre ceux qui les avaient précédés sous la conduite de Gautier. On voyait encore leurs dépouilles et leurs armes suspendues aux murailles de la ville, en guise de trophées. Enflammés d'une juste colère, les soldats courent aux armes, et s'exhortent les uns les autres au combat: ils attaquent la ville de vive force, massacrent presque tous les habitants, ou les précipitent dans le fleuve voisin. On dit qu'en ce jour il périt plus de quatre mille Hongrois, en expiation de leurs péchés, et une centaine seulement de ceux qui suivaient l'expédition de Pierre. Après s'être ainsi emparés de la ville, ils y demeurèrent cinq Jours de suite, à cause de la grande quantité de vivres qu'ils y trouvèrent. Le duc des Bulgares, nommé Nicétas, qui précédemment avait interdit l'accès de tous les marchés à Gantier et à ses légions, ayant appris que ceux qui les suivaient avaient résolu de lui faire expier, comme aux habitants de Malaville, les affronts qu'il avait fait subir à leurs frères, et ne se confiant pas aux fortifications de Belgrade qu'il occupait, sortit de cette ville et prit la faite. Tous les habitants l'abandonnèrent aussi, chacun emmenant sa famille et ses bestiaux, et cherchant un refuge dans l'intérieur des terres et dans les profondeurs des forêts. Pierre, tandis qu'il demeurait encore dans la ville qu'il avait occupée, fuit informé que le roi de Hongrie, indigné du massacre de ses sujets, rassemblait des troupes dans tout son royaume, et se disposait à la vengeance. Aussitôt Pierre fit réunir tous les bâtiments qu'on put trouver sur les deux rives du fleuve; les légions furent embarquées en toute hâte, et partirent, traînant à leur suite beaucoup de gros et de menu bétail et un immense butin, dépouilles enlevées en abondance dans la ville qu'on avait prise d'assaut. Tous ces trésors furent transportés sur la rive opposée du fleuve, et l'armée dressa son camp sous les murs de Belgrade que l'on trouva déserte. Là, on fit tout charger sur des chariots; on emmena tous les bestiaux; et, au bout de huit jours de marche, après avoir traversé de vastes forêts extrêmement touffues, les légions arrivèrent devant Nissa, ville fortifiée, garnie de tours et de murailles épaisses, et remplie d'une population vaillante et nombreuse. Elles traversèrent sur un pont de pierre le fleuve qui coule auprès de la ville, et dressèrent de nouveau leur camp. Mais déjà les provisions commençaient à manquer, et l'armée était menacée de disette. Pierre envoya une députation au gouverneur pour lui faire demander amicalement d'accorder à un peuple pèlerin, consacré à une pieuse entreprise, la permission d'acheter toutes choses, et principalement les denrées nécessaires à la nourriture, sous de bonnes conditions et à de justes prix. Le gouverneur fit répondre qu'il ne pouvait y consentir, si l'armée ne s'engageait par avance, et en fournissant des otages, à ne faire aucune insulte ni violence aux indigènes. Ces conditions étant acceptées des deux parts, et les otages ayant été livrés, les citoyens sortirent de la ville, et apportèrent au camp toutes sortes de marchandises.

 

CAPUT XX.

Apud Niz urbem Bulgariae, inter peregrinos et Bulgaros tumultus oritur periculosus.

Facta est igitur expeditionibus universis alimentorum plenior abundantia, emendi vendendique contractibus mutua charitate inter utrumque populum celebratis; nocteque illa in omni tranquillitate et mutua charitate transcursa, summo mane receptis obsidibus, ad iter accinguntur. Dumque essent in proficiscendo, et major pars praecessisset, imo pene omnis exercitus; quidam turbati capitis homines, et divina animadversione digni, memores satis frivolae contentionis, quam hesterna nocte cum quodam Bulgaro habuerant occasione vendendi emendique, separati aliquantulum a praecedentibus agminibus, septem molendinis, quae juxta praedictum pontem in flumine volvebantur, ignem supponentes, subito converterunt in favillam. Erant praedicti filii Belial natione Teutonici, numero quasi centum: qui etiam, cum eorum non sufficeret furori, quod commiserant, adjecerunt etiam, ut quorumdam domicilia, quae extra muri erant ambitum, non dispari nequitia succenderent. Consummatoque scelere, turbis innocentibus, tanquam commissi maleficii conscientiam non habentes, cursu maturato adjungere se sategerunt. At vero dux, qui eos benigne satis nocte tractaverat hesterna, videns quod non satis ei responderant digne pro meritis; scilicet pro collato beneficio, supplicium reportare cogebatur: paucorum commissum, non aequo satis judicio, refundens in omnes, universos praedones reputans, et incendiarios: cives evocat, arma monet corripere; et ipse praevius cum ingenti multitudine, verbo suos exhortatur et exemplo, praedictas insequi expeditiones; et tanquam de sacrilegis vindictam reposcere persuadet. Egressi ergo unanimiter, praecedentes insectantur; et partes praecedentis exercitus posteriores invadunt hostiliter, gladiis instantes atrocius. Praedictos itaque malefactores, qui necdum castris se adjunxerant, seorsum a turbarum frequentia reperientes, justissima indignatione, morti tradiderunt. Sed sive casu, sive ex industria involventes justum cum impio, multos de immeritis pari poena confoderunt. Currus autem et vehicula, quibus tam alimenta quam omnimodam eorum supellectilem deferebant, senes quoque et valetudinarios, matronas quoque cum pueris et puellis, quae passibus aequis caeteros subsequi non poterant, comprehendentes, vinculis alligatos secum deduxerunt: consummata strage, interemptorum sanguine satiati et spoliis onerati, redeuntes ad propria.
 

CHAPITRE XX.

 

Tous ceux qui faisaient partie de l'expédition trouvèrent donc une grande abondance de vivres; des marchés de toute espèce attestèrent la bonne union des deux peuples; toute la nuit se passa dans la plus parfaite tranquillité, au milieu de ces témoignages réciproques de bienveillance. Le lendemain matin, les otages furent rendus, et l'armée se disposa à partir. Tandis qu'on faisait les derniers préparatifs, la plus grande partie de l'armée, et même presque toute l'armée étant déjà en marche, quelques brouillons dignes de la colère du ciel, se rappelant une querelle fort légère qu'ils avaient eue la veille avec un Bulgare, à l'occasion d'un marché, et se trouvant en arrière et à quelque distance du gros de l'armée, s'avisèrent de mettre le feu à sept moulins situés prés du pont et sur la rive du fleuve [11] et les bâtiments furent bientôt réduits en cendres. Ces fils de Bélial étaient Teutons, et au nombre d'environ cent hommes. Non contents de cet acte de frénésie, ils mirent en outre le feu à quelques autres bâtiments qu'ils trouvèrent en dehors des murs de la ville; puis, après avoir consommé leur crime, et comme s'ils n'avaient pas même la conscience de leur scélératesse, ils se hâtèrent de rejoindre leurs innocents compagnons. Le duc cependant qui, la nuit précédente, les avait tous bien reçus et bien traités, voyant comme on répondait mal à ses bons offices, et, par un jugement trop précipité, imputant à tous ce qui n'était que le crime de quelques-uns, considérant dès lors tous les gens de l'expédition comme des voleurs et des incendiaires, convoque tous les citoyens, et les invite à prendre les armes. Marchant lui-même à la tête de la multitude, il l'encourage par ses paroles et son exemple à poursuivre les légions, et à tirer d'elles la vengeance due aux sacrilèges. Tous sortent de la ville, et courent sur les traces de l'armée; bientôt ils atteignent l'arrière-garde, et l'attaquent avec une horrible violence. D'abord ils rencontrent les malfaiteurs qui n'avaient pas encore rejoint le camp, et qui marchaient isolément, et leur font subir dans leur indignation la juste peine de leur crime. Bientôt, soit par hasard, soit avec intention, ils enveloppent le juste avec l'impie, et l'innocent succombe sous leurs coups comme le coupable. Ils enlèvent tous les chariots chargés de vivres et de toutes sortes d'instruments de ménage; les vieillards, les malades, les femmes, les enfants et les jeunes filles qui ne peuvent suivre d'un pas égal la marche des troupes, sont arrêtés, chargés de fers, et emmenés en captivité; enfin, las de carnage, rassasiés de sang, et chargés de riches dépouilles, les vainqueurs s'arrêtent, et rentrent dans leur ville.

 

 CAPUT XXI.

Petrus fugientem suum revocat exercitum, et iterum cum Bulgaris quaerit pacifice convenire; sed factus est error novissimus pejor priore, et dissipatae sunt ejus legiones.

Interea vir venerabilis, Petrus, et universa quae praeibant agmina, majoresque cuncti expeditionis viri, hujus infortunii, quod suis acciderat, ignari penitus, iter continuabant inceptum. Cum ecce quidam equo raptus velocissimo, cursu praecipiti festinans, casum nuntiat, stragem suorum et captivitatem ex ordine pandens. Quo cognito, de communi prudentium consilio, viam, qua tota die venerant, relegentes, revocatis legionibus, factae caedis argumenta, et fratrum interemptorum funera non sine lacrymis et gemitu contuentes, ante urbem, ubi hesterna nocte castra locaverant, constiterunt. Erat autem Petro, et his qui secum erant sensus habentes magis exercitatos, in eo facto simplex oculus, et pura intentio. Ideo redierant, ut causa mali cognita, et scandalorum amputata materia, inter utrumque populum pax plenior reformaretur; et ad propositum tutius purgata redirent conscientia. Missis igitur viris prudentibus et honestis ad praesidem et majores civitatis, diligenter discutiunt quaenam causa intercesserit, ut ad tantum tumultum et tantam sanguinis innocentis effusionem ita subito veniretur. Causa itaque cognita, intelligentes qui missi fuerant, quod satis juste indignatione concepta, ad arma convolaverant; et quod non erat tempus satis idoneum ad hoc, ut super illatis reposceretur vindicta, modis omnibus competentibus, et tota instant sollicitudine, ut pace reformata, praedam, sarcinas, socios, et universa quae amiserant, cum integritate reciperent.

Dumque in eo perseverarent, pactis pene ad placitam utrinque redactis consonantiam, excitatus est casu, inconsulto quorumdam calore et ausu temerario, in castris tumultus: volentibus indiscretis quibusdam injuriam, quam sustinuerant, violenter vindicare. Porro Petrus eorum insaniam volens compescere, et causam caedis declinare quaerens, missis quibusdam prudentibus et magnae auctoritatis hominibus, ab impetu et furore, quo civibus instabant hostiliter, eos revocare nitebatur. Cumque non proficeret, neque ejus, licet salutaribus, acquiescere vellent monitis, exercitui missa voce praeconia sub promissae obedientiae debito, praecepit districtius ut nemo illis qui sua temeritate pacem reformatam ausi fuerant violare, opem ferat, aut ministret auxilium. Cui verbo acquiescens exercitus, sedebat quasi arbiter, finem inchoati tumultus, et rei exitum praestolantes. Qui autem pro bono pacis missi fuerant ad praesidem, videntes quod excitus in populo tumultus sedari non valeret, sed magis ac magis augebatur, et quod juxta propositum proficere non poterant, reversi sunt ad castra infecto negotio, elaborantes cum Petro viro Dei, ut turba comprimeretur. Sed neque id effectui mancipare dabatur. Erant autem quasi mille, qui ad hanc proruperant temeritatem. Quibus totidem de urbanis egressis obviam, bellum ingens ante urbem utrinque committitur. Videntes autem qui in urbe erant quod quasi schisma ortum erat in populo exteriore, sperantes quod, quia invito et contradicente Petro, rixam concitaverant, reliqua pars exercitus nullatenus eis vellet ministrare subsidia, reseratis aditibus, omnes unanimiter egressi, ex nostris pene quingentos supra pontem occiderunt: reliquis pene omnibus, dum vada nesciunt, tanquam locorum ignari, submersis in flumine. Quod videns exercitus, et tantam suorum non ferens injuriam, ad arma convolant universi: et confligentibus inter se agminibus fit strages infinita, ita ut esset error novissimus pejor priore.

Populares ergo, et vulgus indocile, Bulgarorum non ferentes instantiam, fugam ineunt; aliosque qui in certamine viriliter desudabant, exemplo suo et impetu, terga dare compellunt. Fugit itaque universus exercitus, et turbatis ordinibus, non erat qui resisteret. In quo tumultu saepe dictus Petrus universam pecuniam, quam de fidelium largitione principum, ut inde pauperibus et egenis in itinere necessaria ministraret, collegerat, retento curru in quo universa ejus deferebatur substantia, penitus amisit. Bulgari autem instantes animosius, ex eis quasi ad decem millia gladio peremerunt, retentis vehiculis et sarcinis universis; mulierum quoque et puerorum ingenti multitudine captivata. Qui autem evaserant, silvarum latebras et devia secuti, vix tertia die, monentibus lituis et strepentibus tubis revocati, circa Petrum et illos qui cum eodem evaserant, et in collem se receperant sublimem aliquantulum, convenerunt.
 

CHAPITRE XXI.

 

 

Pierre cependant, qui marchait en avant avec tous les bataillons et les hommes les plus considérables de l'expédition, ignorait complètement les malheurs qui s'étaient passés derrière lui et poursuivait sa route. Un homme, échappé du tumulte, presse un cheval vigoureux, arrive en toute hâte et lui rapporte le massacre de ses frères et la captivité de tous ceux qu'on a emmenés. Aussitôt, et sur l'avis unanime des hommes les plus sages, on reprend la route qu'on venait de suivre toute la journée; les légions qui marchaient en avant sont rappelées; tous apprennent avec douleur et en versant des torrents de larmes la mort de leurs frères, et se retrouvent le soir en face de la ville où la veille, ils avaient dressé leurs tentes. Pierre et les hommes raisonnables qui étaient avec lui ne s'étaient arrêtés à cette résolution que dans des intentions pures et faciles à comprendre. Ils voulaient rechercher les premières causes de cette catastrophe, prévenir toute occasion de nouveaux scandales et rétablir une paix solide entre les deux peuples, afin de reprendre leur marche avec plus de sûreté, après avoir pourvu au salut des consciences. Ils envoyèrent donc des hommes prudents et honnêtes au gouverneur et aux principaux habitants de la ville, les chargeant de prendre toutes les informations nécessaires, et de reconnaître quels motifs avaient pu amener une si brusque attaque et l'effusion de tant de sang innocent. Après avoir bien constaté les faits, les députés jugèrent qu'un mouvement légitime d'indignation avait suffisamment autorisé les citoyens à prendre les armes, qu'il ne serait ni convenable ni opportun de demander vengeance des maux soufferts; et, tout bien considéré, ils se bornèrent à demander avec les plus vives instances que la paix fût rétablie, et que l'on rendît complètement le butin, les approvisionnements, les prisonniers, enfin tout ce qu'on avait enlevé. 

Tandis qu'ils travaillaient à ce traité et qu'ils étaient à peu près parvenus à en arrêter les bases d'un commun accord, un nouveau tumulte s'élève dans le camp, à la suite de l'ardeur inconsidérée de quelques hommes téméraires qui cherchent à venger par la violence l'affront qu'ils ont revu. Pierre s'efforçant de les arrêter dans leur folie, et surtout d'écarter toute occasion de massacre, leur envoie aussitôt des hommes prudents et qui exerçaient une grande autorité dans l'armée, avec mission d'employer tous leurs soins pour arrêter les soldats dans leur violente agression contre les citoyens. Voyant qu'on ne pouvait leur faire entendre les conseils de la sagesse, Pierre expédie aussitôt des hérauts qui ordonnent de sa part à toute l'armée, en lui rappelant son serment d'obéissance, de s'abstenir de prêter aucun secours à ceux qui, par un acte de témérité insensée, ont osé violer la pair entre les deux peuples. Toute l'armée se soumet à cette proclamation et s'arrête, attendant l'issue de la querelle et le résultat des négociations. Les députés qui étaient auprès du gouverneur, voyant que le premier tumulte, loin de s'apaiser, s'accroissait à tout moment et rendait impossible tout arrangement, rentrèrent au camp salis avoir terminé leur affaire, et s'occupèrent aussitôt avec Pierre, l'homme de Dieu, des moyens d'apaiser ces bandes de furieux; mais tous leurs efforts furent également infructueux. Il y avait environ un millier d'hommes qui persistaient dans leur acharnement. Il sortit de la ville un nombre de citoyens à peu près égal, et sous les murs même on se battit des deux parts avec une grande fureur. Ceux qui étaient demeurés dans la ville, voyant qu'il y avait au dehors une sorte de schisme dans l'armée étrangère, espérèrent que le reste des troupes ne prendrait aucune part au combat, puisque Pierre l'improuvait hautement et faisait tous ses efforts pour l'arrêter, ouvrirent leurs portes, sortirent tous en même temps; et tombant à la fois sur les nôtres, ils en tuèrent environ cinq cents sur le pont même, et précipitèrent les autres dans le fleuve, où ils se noyèrent presque tous, faute de connaître les localités et les gués. L'armée cependant ne put supporter plus longtemps le spectacle d'un tel massacre; tous les soldats coururent aux armes; on se battit avec acharnement des deux parts, et l'on tua beaucoup de monde: en sorte que cette seconde catastrophe fut encore plus déplorable que la première. 

Cependant ce peuple indocile, incapable de supporter le choc impétueux des Bulgares, ne tarda pas à prendre la fuite, et ceux qui combattaient le plus vaillamment, succombant bientôt à cet exemple, furent entraînés dans le tourbillon des fuyards. Toute l'armée se sauva à la débandade, tous les rangs furent rompus, nul ne songea plus à résister. Au milieu de tout ce désordre, Pierre perdit à peu près tout l'argent qu'il avait amassé, produit des largesses des princes fidèles, et qu'il destinait à secourir les pauvres et les indigents dans le cours de leur voyage. On enleva le chariot qui portait tout ce qu'il possédait. Les Bulgares, poursuivant leurs succès avec ardeur, tuèrent environ dix mille Croisés, enlevèrent tous les chariots et toutes les provisions, et firent prisonniers une immense quantité de femmes et d'enfants. Ceux qui avaient échappé au massacre s'enfuirent dans l'épaisseur des forêts, et suivirent des sentiers détournés; enfin le troisième jour, avertis par le son des clairons et des trompettes, ils se rassemblèrent autour de Pierre qui, de son côté, en avait rallié aussi un grand nombre, et tous se trouvèrent réunis sur une colline assez élevée.

 

CAPUT XXII.

Petrus, recollecto profligatarum legionum suarum residuo, Constantinopolim pervenit; et transito Bosphoro, castrametatur in Bithynia.

Die tandem quarta, recollectis adinvicem eis qui dispersi fuerant, et ex occultis in quibus triduo latuerant prodeuntibus, conglobati iterum quasi ad triginta millia rursus ad iter se accingunt. Et licet plaustra currusque, quasi ad duo millia, imprudenter amisissent, tamen a proposito deficere ignominiosum reputantes, viam, licet multa difficultate, continuant. Dumque essent in proficiscendo, alimentorum multam sustinentes inopiam, ecce domini imperatori nuntius castris eorum se intulit, qui Petrum et alios ejusdem exercitus capitaneos, regiam proferens jussionem, publice convenit, dicens: Sermo gravis et verbum satis absonum, viri nobiles et inclyti, fama referente, de vobis ad imperialem pervenit audientiam, quod in imperio suo violentiam regionis habitatoribus et ejus subditis inferatis enormem, rixas et tumultus concitantes. Quapropter ejus auctoritate, si in conspectu majestatis ejus gratiam aliquando invenire quaeritis, vobis injungimus, quatenus in aliqua urbium ejus ultra triduum moram facere non praesumatis, sed continuato itinere congruo, tamen moderamine temperato, versus Constantinopolim expeditiones vestras quantocius dirigatis. Nos autem exercitum vestrum praeeuntes, victui necessaria justo pretio vobis ministrari faciemus. Quo audito, revixit spiritus eorum, qui prae victus inopia jam contabuerant; et intellecta erga se domini imperatoris clementia, in spem majorem erecti, postquam apud eum qui regios detulerant apices, de sua innocentia, et supportata patienter, quam eis immeritis Bulgari gratis intulerant injuria, pro tempore sufficienter allegaverunt; ducem praedictum sequentes, ab omni abstinentes enormitate, maturato. itinere Constantinopolim pervenerunt.

Ubi reperto praedicto Galtero, qui cum suis legionibus eorumdem praestolabatur adventum, junctis exercitibus, castra in loco sibi deputato metati sunt. Petrus vero a domino imperatore vocatus, urbem ingressus est; et in ejus praesentia constitutus, sicuti vir magnanimus erat et eloquens, de sua intentione, et tanti laboris causa interrogatus, plene disseruit: et quod eum maximi Occidentalium partium et Deo digni principes, in proximo subsequerentur, edocuit: tanta mentis constantia, et verborum usus ornatu, ut et palatii principes, viri admirarentur animositatem et prudentiam, et ipse dominus imperator eum propensius commendaret. Benigne igitur habitum, et donis cumulatum uberioribus, ad suos redire praecepit imperator. Ubi cum dies aliquot, ejus et victualibus, et requie refocillatus esset exercitus, paratis navibus ex imperiali mandato, transito Hellesponto, in Bithyniam, quae prima, de Asiana dioecesi, provincia eodem mari terminatur, descenderunt: demumque ad locum supra idem mare situm, cui nomen Civitot, pervenientes, castrametati sunt.
 

CHAPITRE XXII.

 

Au bout de quatre jours et après la réunion de tous ceux qui s'étaient dispersés ou sortaient des lieux qui leur avaient servi de refuge, l'armée se reforma au nombre d'environ trente mille personnes. Elle avait perdu par son imprudence à peu près deux mille chars ou chariots, et quoique toutes les difficultés fussent par là redoublées, elle n'aurait pu se résigner à l'ignominie de renoncer à ses premiers projets et l'on résolut de poursuivre le voyage. Tandis qu'on faisait les derniers préparatifs de départ et que l'on commençait à éprouver déjà tous les maux d'une nouvelle disette, voici qu'il arrive au camp un messager de l'empereur, qui porte des ordres souverains à Pierre et aux autres capitaines de l'armée; il les rassemble et leur dit « Hommes nobles et illustres, la renommée a fait parvenir aux oreilles de l'empereur des rapports sinistres et des paroles mal sonnantes: on lui a dit que, dans le sein même de son Empire, vous aviez porté la violence parmi les habitants des contrées qui reconnaissent ses lois, et que vous aviez répandu partout le désordre et l'esprit de querelle. C'est pourquoi au nom de son autorité, et si vous désirez encore obtenir quelque grâce devant sa Majesté, nous vous enjoignons de ne plus vous arrêter au-delà de trois jours dans aucune des villes que vous rencontrerez, de continuer votre route en tenant une meilleure conduite, et de diriger au plus tôt votre expédition vers Constantinople. Nous marcherons devant votre armée et lui ferons fournir à de justes prix tout ce qui sera nécessaire pour son entretien ». Ces paroles relèvent le courage des soldats, près de succomber sous l'excès de la misère et du dénuement: dès qu'ils apprennent les bons effets de la clémence de l'empereur et les ordres suprêmes qu'il a fait donner; ils reprennent l'espérance et cherchent, suivant l'occasion, à protester de leur innocence, disant qu'ils ont supporté longtemps et patiemment les insultes et les procédés injustes des Bulgares; ils suivent leur nouveau chef, s'abstiennent avec soin de tout désordre et arrivent d'une marche rapide à Constantinople.

Ils y trouvèrent Gautier qui attendait leur arrivée à la tête de ses légions, et les deux armées, ainsi réunies, dressèrent leur camp aux lieux qui leur furent assignés. Pierre est aussitôt mandé par l'empereur; il entre dans la ville, se présente devant sa Majesté et expose en homme rempli de courage et d'éloquence l'objet de son pèlerinage et les motifs d'une si grande entreprise: il dit que les plus grands princes des contrées occidentales, dignes serviteurs de Dieu, arriveront incessamment à sa suite. Tant de force d'esprit, tant d'éloquence de langage, subjuguent tous les auditeurs; les princes du palais admirent le courage et la prudence de cet homme, et l'empereur lui-même en parle avec bienveillance. Il le comble de ses bontés, lui fait donner les plus riches présents et lui prescrit de retourner à son camp. L'armée se repose pendant quelques jours et se rétablit de ses fatigues, ait milieu d'une grande abondance de vivres; et lorsque les vaisseaux que l'empereur a fait disposer sont prêts à la recevoir, elle s'embarque, traverse l'Hellespont, et aborde en Bythinie, première province du diocèse de l'Asie et limitrophe de la même mer: elle arrive ensuite en un lieu, situé sur les bords de la mer, nommé Civitot [12] et y établit son camp.

 

 CAPUT XXIII.

Exercitus ejus, eo absente, a finibus Nicaenis praedas agit, et juxta urbem Nicaenam oppidum expugnat.

Erat autem idem locus in hostium confinio positus; ubi cum in multa rerum opulentia quasi duobus mensibus continuis consedisset exercitus, non defuit eis pene quotidie rerum venalium copia, et refectio pro tempore necessaria. Qua rerum ubertate simul et otio dissolutus miser et durae cervicis populus, prodeuntibus ex adipe stimulis insolentiae, coepit seorsum invitis magistratibus turmas agere, et ad decem vel amplius milliaria perlustrare regionem, greges et armenta secum trahentes. Receperant tamen saepius ex parte domini imperatoris litteras commonitorias, quatenus ante adventum majorum principum, qui subsequi dicebantur, longius evagari, aut in se hostes provocare non praesumerent; sed in loco designato moram facerent, circumspecte se habentes. Petrus autem pro plebe sibi commissa valde sollicitus, ad urbem regiam profectus erat, ut rerum venalium, si posset, alleviaret pretium, et humaniorem commerciis obtineret conditionem. Unde populus contumax et calcitrosus, sumpta occasione ex ejus absentia, coepit insanire vehementius; et conglobati seorsum ab exercitu ejusdem factionis complices, quasi ad peditum septem millia, adjunctis sibi equitibus trecentis, aliorum interdictum auribus surdis praeeuntes, versus Nicaeam ordinatis agminibus profecti sunt. Unde de locis praedictae urbis conterminis, greges et armenta ad maximum numerum contrahentes, in castra reversi sunt incolumes. Porro videntes Teutonici et illius linguae homines, quod Latinis in eo negotio ad quod exierant, prospere successerat, rapinarum amore concepto, adjiciunt et ipsi simile aliquid attentare, unde et nomen obtineant, et vires inferant rebus domesticis. Tandem vero colligati ex eadem natione quasi ad tria millia cum ducentis equitibus, versus Nicaeam contendunt. Erat autem in eadem regione oppidum ad radicem montis situm, a Nicaea quatuor vix milliarium distans spatio, ad quod accedentes, impetu vehementissimo et totis viribus oppugnant undique; et, licet plurimum resistentibus oppidanis, expugnatum occupant violenter, et ibidem, interemptis habitatoribus et occupatis quae eorum fuerant universis, loci amoenitate tracti simul et opulentia, castrum communiunt, proponentes usque ad adventum principum in eodem loco commanere.
 

CHAPITRE XXIII.

 

Cette ville se trouvait aussi placée sur les frontières des ennemis. L'armée y passa environ deux mois de suite, au milieu d'une grande abondance de toutes choses, ayant presque tous les jours des vivres frais, et se rétablissant de ses longues souffrances. Mais ce peuple misérable et dénué d'entendement, corrompu par l'opulence et l'oisiveté, poussé à l'insolence par le bien-être, commença bientôt à se former en bandes, en dépit des ordres de ses chefs, et ces bandes se mirent à parcourir le pays à plus de dix milles à la ronde, enlevant partout le gros et le menu bétail et le ramenant au camp. On avait reçu fréquemment des lettres, par lesquelles l'empereur ordonnait qu'on eût à attendre l'arrivée des princes qui devaient suivre les premières expéditions; qu'on s'abstint avec soin jusque-là de se répandre dans le pays et de provoquer les ennemis par aucun acte d'hostilité; qu'enfin l'armée demeurât tranquillement dans les lieux qui lui étaient assignés et eût à se conduire avec prudence. Pierre cependant, plein de sollicitude pour le peuple confié à ses soins, était retourné à Constantinople, dans l'espoir d'obtenir des prix plus modérés et de meilleures conditions pour toutes les denrées qui étaient fournies aux soldats. Le peuple obstiné et mutin profita de son absence pour se livrer à de plus violents excès. Les complices d'une même faction se séparèrent du reste de l'armée et se réunirent au nombre d'environ sept mille hommes d'infanterie et trois cents cavaliers; sourds aux prières et aux défenses de leurs compagnons, ils se formèrent en bataillons réguliers et partirent, dirigeant leur marche vers Nicée. Ils ramassèrent une grande quantité de bestiaux de toute espèce dans les environs de cette ville, et rentrèrent ensuite, dans le camp, sains et saufs. Les Teutons et les hommes qui parlaient leur langue, voyant que les Latins avaient complètement réussi dans leur expédition, entraînés par l'amour du pillage, se réunirent de la même manière et formèrent le projet de tenter une semblable entreprise, afin de se faire un nom et d'accroître les ressources de leurs ménages. S'étant donc rassemblés au nombre d'environ trois mille hommes d'infanterie et deux cents cavaliers, tous de la même nation, ils prirent aussi la route de Nicée. Il y avait dans cette contrée une ville située au pied d'une montagne, à quatre milles environ de Nicée: ils arrivent auprès de cette ville, l'attaquent de toutes parts avec une grande impétuosité et en rassemblant toutes leurs forces; la plupart des habitants opposent une résistance opiniâtre, mais inutile; les Teutons s'en rendent maîtres de vive force et massacrent presque toute la population; puis s'étant emparés de tout ce qu'ils trouvent, séduits par la beauté et la richesse du pays, ils s'y établissent à demeure et dressent leur camp, résolus d'y demeurer jusqu'à l'arrivée des princes.

CAPUT XXIV

Solimannus Turcorum princeps praedictum recuperat oppidum; et quotquot in eo reperit, gladio perimit.

Solimannus vero illius regionis dux et moderator, audito longe ante Christianorum principum adventu, ex universo interim Orientis tractu, tam prece quam pretio, et modis quibus poterat, infinitas virorum fortium colligens copias, ad easdem partes redierat, ut contra hostiles impetus civibus et regioni optata praeberet solatia. Qui audiens quod Teutonicorum praedicta manus oppidum ejus expugnasset, et expugnatum detinere praesumeret, illuc sub omni celeritate festinat, et castrum obsidens, violenter expugnat, omnibus quotquot intus reperit, gladio peremptis. Interea rumor in castris personuit, et celebri fama pervulgatum est, Teutonicorum cohortes, quae recenter de castris exierant, in manu Solimanni penitus cecidisse. Unde mente plurimum consternati, gemitu et lacrymis, quas prae spiritus angustia cohibere nequeunt, dolorem protestantur. Tandem comperta plenius veritate, exoritur tumultus popularium in castris; vociferante plebe, et id summa exigente precum instantia, ut illatam fratribus tam enormem non dissimularent injuriam; sed correptis armis, omnes unanimiter, tam equites quam pedites, interemptorum fratrum sanguinem vindicaturi procederent. Quod verbum majores exercitus, et qui in talibus pleniorem habebant experientiam, domini imperatoris consilio parere volentes, cum vellent comprimere et furentis populi indiscretum mitigare fervorem, insurrexit plebs adversus eos indomita; et cujusdam Godefridi, qui cognominabatur Burel, qui princeps erat factionis, usa patrocinio, majoribus contumelias coepit irrogare, timiditati ascribens, et non prudentiae, quod fratrum interfectores, ultore gladio non persequerentur.
 

CHAPITRE XXIV.

 

Soliman [13], prince et gouverneur de ce pays, ayant appris depuis longtemps l'expédition des Chrétiens, avait recruté dans toutes les parties de l'Orient une quantité innombrable de vaillants guerriers, employant tour à tour la prière, l'argent et toutes sortes d'autres moyens pour accroître la force de ses armées. Il était revenu ensuite dans le, même pays, pour le mettre à l'abri des attaques de ses ennemis et y porter les secours nécessaires. Informé que les Teutons venaient de s'emparer d'une ville et comptaient s'y maintenir, Soliman arrive en toute hâte, attaque et force le camp des Teutons et fait passer au fil de l'épée tous ceux qui l'occupaient. Cependant le bruit de cette nouvelle se répand, et bientôt la renommée apprend aux Chrétiens que les cohortes Teutonnes, récemment sorties de leur camp, ont succombé presque entièrement sous les coups de l'ennemi. Tout le monde est consterné; les gémissements et les larmes attestent la douleur générale, ainsi que la faiblesse d'esprit de ceux qui s'y livrent. Enfin, lorsque la triste vérité est plus complètement connue, il s'élève un tumulte extrême dans le camp et parmi cette foule de peuple; tous demandent à grands cris qu'on ne se montre point insensible au malheur de leurs frères, qu'on prenne les armes, et que fantassins et cavaliers s'empressent à l'envi d'aller venger leur désastre. Les principaux chefs de l'armée et tous ceux qui avaient une plus grande expérience, jaloux de se conformer aux ordres de l'empereur, font tous leurs efforts pour apaiser ces cris et calmer l'ardeur imprudente d'un peuple furieux; mais ce peuple se montre indomptable et se soulève bientôt contre eux; s'appuyant sur l'autorité d'un certain Godefroi, surnommé Burel, qui était à la tête de la faction, il va jusqu'à insulter les principaux chefs, disant que c'est lâcheté et non prudence, de ne vouloir pas poursuivre avec le fer vengeur les assassins de leurs frères.

 

 CAPUT XXV

Concitatur adversus eumdem Solimannum ob caedem fratrum universus exercitus, et pugnans adversus eum consumitur.

Praevaluit tandem deterius affectorum sententia; et arma corripientes universi, relictis debilibus cum mulieribus et parvulis, et his quibus arma non erant, congregati sunt ad viginti quinque millia peditum armatorum, quingentos equites optime loricatos habentes. Ordinatis ergo agminibus et in acies digestis, versus montana per silvam praedictam, ad partes Niceas contendunt. Vixque ad tria milliaria processerant, cum ecce Solimannus cum innumera suorum multitudine eamdem silvam ingressus, ut in castra nostrorum, quae in loco erant supra nominato, subitus irrueret, accelerabat. Audiensque per eamdem silvam clamores insolitos, ut primum comperit quod a castris egressae nostrorum sibi occurrerent legiones, relictis montibus et silva, ad patentes campos se contulit. Quo etiam nostri pervenientes, adventus hostium ignari penitus, postquam eorum in vicino constitutum cognoverunt exercitum, mutuis se vocibus exhortantes, in hostes irruunt, gladiis instantes cominus, interemptorum fratrum sanguinem de manu hostium requirentes. Hostes vero votis omnibus et ardente proposito nostros in se irruentes gladiis excipiunt; et, compertum habentes quod res pro capitibus ageretur, resistunt viriliter, justa indignatione succensi, et de sua multitudine praesumentes. Tandem confligentibus adinvicem hinc inde cohortibus strenue, satisque viriliter, oppressi nostrates ab eorum multitudine, et pondus belli non valentes ferre diutius, dissolutis agminibus, in fugam versi sunt: quibus nihilominus Turci gladiis incumbentes, usque in eorum castra, stragem operantes infinitam, eos insectati sunt. Ceciderunt in ea congressione de viris nobilibus, qui Petri castra sequebantur, Galterus Sensaveir, Rainaldus de Breis, Fulcherus Aurelianensis, et alii innumerabiles. Nam de viginti quinque millibus peditum, qui de castris egressi fuerant, et de quingentorum numero equitum, vix vel unus superfuit, qui aut mortem effugerit, aut vincula.
 

CHAPITRE XXV.

L'avis des malintentionnés prévalut enfin; tous courent aussitôt aux armes et laissent tous les hommes faibles avec les femmes, les enfants et ceux qui n'avaient pas d'armes, ils se réunissent au nombre d'environ vingt-cinq mille hommes d'infanterie et cinq cents cavaliers bien cuirassés: puis s’étant formés en bataillons et en bon ordre d'armée, ils se dirigent à travers la forêt vers le flanc de la montagne, sur le pays où se trouve Nicée. A peine avaient-ils fait une marche de trois milles, que Soliman, suivi d'une multitude innombrable, pénètre dans la même forêt, hâtant sa marche pour aller attaquer le camp des nôtres, au lieu où il avait été établi. Lorsqu'il entendit des cris extraordinaires et apprit que nos légions avaient quitté leur camp pour marcher sur lui, il quitta aussitôt les montagnes et les bois et se porta en rase campagne. Les nôtres y arrivèrent aussi, sans se douter de l'approche des ennemis; mais dès qu'ils voient toute leur armée se développant dans la plaine, ils s'encouragent mutuellement, et se précipitant sur eux, les pressent vivement du fer meurtrier et leur redemandent le sang de leurs frères. Les ennemis, cependant, reçoivent cette première attaque, faite avec la plus grande impétuosité; chacun d'eux reconnaissant bientôt qu'il y va de la vie, tous résistent avec fermeté, animés d'une juste indignation et se confiant en leur nombre. Des deux côtés les cohortes combattent avec la plus grande valeur, mais bientôt les nôtres sont accablés par la masse innombrable qui se précipite sur eux, et ne pouvant soutenir plus longtemps le combat, ils rompent leurs rangs et se mettent en fuite. Les Turcs cependant les poursuivent vivement l'épée dans les reins, et les ramènent ainsi jusques au camp, en faisant un massacre effroyable. On vit périr dans cette affaire plusieurs des principaux nobles, qui avaient suivi Pierre l'ermite, Gautier sans avoir, Rainauld de Bresse, Foulcher d'Orléans et un grand nombre d'autres. Sur vingt-cinq mille fantassins et cinq cents cavaliers qui étaient sortis du camp, à peine un seul put-il échapper à la mort ou à la captivité.

 CAPUT XXVI.

Sotimannus victor nostrorum castra diripit: residuum populi aut captivum trahit, aut perimit; castrum Civitot obsidet; sed, audita imperatoris legatione, recedit.

Tandem vero hac potitus victoria, et praesenti successu Solimannus factus elatior, in castra violentus irruit; id residuum quod supererat, nemine jam qui resistere posset invento, gladiis abolet; senes, valetudinarios, monachos et clerum universum, matronas quoque grandaevas ferro perimens; solis pueris et puellis, adhuc impuberibus, quorum pro eis aetas intercedebat, et facies, ad hoc parcens, ut servituti manciparet. Erat autem juxta nostrorum castra, in littore maris situm, praesidium vetus, semirutum, habitatoribus vacuum, ita ut nec seras haberet, nec ostia; in quod, necessitate compulsi, salutem in eo posse consequi arbitrantes, peregrinorum quidam se contulerunt, quasi ad tria millia. Qui objectis clypeis, et magnorum advolutione molarium aditus obstruunt, et ad sui tuitionem, prout necessitatis articulus imperabat, accinguntur. Dumque Turcos instantes vehementius, spe obtinendae salutis, qui obsessi erant, a se repellunt longius, pro vita et libertate totis viribus decertantes, nuntius quidam sub omni celeritate ad Petrum accedens, stragem suorum indicat; et residuos de populo jam consumpto, in oppido quodam semiruto arctissima obsidione vallatos edocet, armorum et victus inopia laborantes. Qui ad dominum imperatorem accedens, fusis humiliter precibus, obtinet ut missa illuc sub omni velocitate militia reliquias populi ab imminentibus periculis praecipiat liberari: quod et factum est. Turci enim, audita domini imperatoris jussione, ab oppidi protinus destiterunt impugnatione, et trahentes secum quos in vincula conjecerant, cum tentoriis et papilionibus, equis, mulis, et omnimoda nostrorum supellectile optima spolia deferentes, Niceam reversi sunt. Sic ergo cervicosus populus et intractabilis, dum monitis nesciunt acquiescere melioribus, suo lapsus impetu, totus descendit in interitum; et dum disciplinae salutaris nescit jugum portare, suarum viarum fructus inutiles collegit, hostium gladiis deputatus.

CHAPITRE XXVI.

 

Maître de la victoire, et enorgueilli d'un si grand succès, Soliman entra de vive force dans le camp des Chrétiens: ceux qui y étaient demeurés sont massacrés, sans qu'aucun d'eux entreprenne même de résister; les vieillards, les malades, les moines, tout le clergé, les femmes parvenues à l'âge mur, périssent sous le fer ennemi; le vainqueur n'épargne que les enfants et les jeunes filles, dont l'âge et les traits inspirent la pitié, et qu'il réserve pour les réduire en servitude. Il y avait tout à côté du camp des Chrétiens, et sur les bords de la mer, une vieille forteresse, à demi-ruinée, sans habitants, et qui n'avait pas même de portes; poussés par la nécessité, espérant y trouver quelques moyens de défense, des pèlerins s'y étaient transportés en toute hâte, et s'y trouvaient réunis au nombre de trois mille environ. Ils entassent aussitôt leurs boucliers, et une grande quantité d'énormes roches pour fermer l'entrée du fort, et font pour se défendre tous les préparatifs qu'exigeaient de si graves périls. Tandis que les Turcs les pressent vivement, et que de leur côté les assiégés font tous leurs efforts pour les repousser, combattant avec la plus grande ardeur, dans l'espoir de sauver leur vie et leur liberté, un messager se rend en toute hâte auprès de Pierre, lui annonce la déroute de son armée, et lui dit enfin que les débris de ce peuple malheureux se sont enfermés dans une forteresse à demi-ruinée, où les ennemis les enveloppent et les assiégent, et qu'ils y manquent à la fois d'armés et de vivres. Pierre se présente chez l'empereur, et obtient, à force de supplications et de prières, qu'on fera partir le plus promptement possible des troupes, pour délivrer ces infortunés du péril qui les menace. Les ordres donnés sont aussitôt exécutés. Les Turcs, à cette nouvelle, se retirent soudain de devant la forteresse; ils entraînent à leur suite tous leurs prisonniers, les tentes et les pavillons, les chevaux, les mulets, les riches dépouilles de nos immenses bagages, et rentrent à Nicée. Ainsi périt un peuple obstiné et intraitable, qui ne sut point écouter les conseils de la prudence, et qui se livrant à son impétuosité naturelle, succomba sous le fer de l'ennemi, sans retirer aucun utile fruit de ses longues fatigues; car il n'avait pas su se soumettre au joug salutaire de la discipline.

CAPUT XXVII.

Godescalcus, sacerdos quidam Teutonicus, iterum exercitum ducens, in Hungariam pervenit; qui turpia in Hungaros operari non veretur.

Post Petri vero transitum in Bithyniam, consequenter non multo temporis intervallo, quidam sacerdos, Godescalcus nomine, natione Teutonicus, Petri sequens vestigia, ejusdem peregrinationis accensus desiderio, exhortationis habens gratiam, multos ex universo Teutonicorum regno ad idem opus animaverat. Collectisque viae consortibus, quasi ad quindecim millia, Hungariae fines, sine difficultate admissus, ingressus est. Ubi cum ejus exercitui venalia de mandato regio bonis conditionibus ab Hungaris exhiberentur, alimentorum abutentes opulentia et ebrietati vacantes, ad inferendas enormes indigenis se contulerunt injurias: ita ut praedas exercerent, venalia foris illata publicis violenter diriperent, et stragem in populo committerent, neglectis legibus hospitalitatis. Quod domino regi postquam innotuit, ira succensus, regnum universum praecipit convocari; et in ultionem tantarum injuriarum armari populum imperat, et majores etiam regionis. Commiserunt enim gravia in locis quampluribus, turpiaque nimis, et relatione indigna, quae nonnisi cum subjectorum odio et timiditatis nota, rex poterat dissimulare. Convocata igitur totius regni militia, tanquam in hostes et suprema dignos animadversione, unanimiter ruunt praecipites, pro tantis excessibus mortem irrogaturi. Tandemque apud locum cui nomen Bellegrava est, qui locus in umbilico regni eorum positus est, praedictorum insensatorum confusam reperiunt multitudinem, qui praecognito regis adventu, et de ejus indignatione non ignari, verentes quam laesam portabant conscientiam, arma corripuerant, quasi vim vi repellere, et a se propulsare injurias parati. Quos postquam Hungari armis incumbentes viderunt et ad resistendum animatos, perpendentes quod non sine suorum multa strage poterant eis vim inferre, erant quippe fortes viri, armorum usum habentes, quique non facile vellent gratis animas ponere, more suo dolis tentant peragere quod viribus nequeunt. Missa enim legatione ad praedictum Godescalcum, et exercitus primates, verbis pacificis eis locuti sunt in dolo, dicentes:
 

 

CHAPITRE XXVII.

 

Peu de temps après que Pierre fût arrivé en Bythinie, un certain prêtre, nommé Gottschalk, Teuton d'origine, animé de la même ardeur, et désirant suivre ses traces, doué du talent de la parole, parvint à rassembler un grand nombre de Teutons, et à leur persuader d'entreprendre aussi le pèlerinage. A la tête d'environ quinze mille hommes, il suivit la même route, arriva sur les frontières de la Hongrie, et obtint sans difficulté la permission de traverser ce royaume. En vertu des ordres du roi, cette armée trouva partout toutes sortes de marchandises qu'elle achetait à de bonnes conditions; mais les soldats abusant de cette grande abondance d'aliments, et se livrant à l'ivrognerie, ne tardèrent pas à se porter à toutes sortes d'excès contre les indigènes; ils pillaient de tous côtés; sur les marchés publics, ils enlevaient de vive force les denrées qu'on y apportait, et, oubliant toutes les lois de l'hospitalité, ils tuaient fréquemment un grand nombre de gens du pays. Dès que le roi en fut instruit, enflammé de colère, il fit sur-le-champ un appel à tout son royaume, et ordonna au peuple et aux grands de s'armer pour tirer vengeance de tant d'insultes. Dans un nombre infini de lieux, les soldats avaient commis, en effet, toutes sortes d'excès honteux, dont le récit même souillerait ces pages, et que le roi ne pouvait tolérer sans encourir la haine de ses sujets, et le reproche de lâcheté. Toute la milice du royaume fut donc convoquée comme pour marcher contre des ennemis, dignes de la colère publique; et les Hongrois coururent aux armes d'un commun accord, pour venger dans le sang toutes les indignités qu'ils avaient subies. Enfin, près du lieu dit Belgrade, situé au centre même du royaume, ils trouvent cette multitude d'insensés en proie a la confusion: ceux-ci instruits de la prochaine arrivée du roi, et de la fureur qui l'animait, livrés aux angoisses de leurs consciences coupables, avaient pris les armes, et se disposaient à résister ouvertement, et à repousser la force par la force. Les Hongrois cependant, les voyant bien armés, et déterminés à se défendre avec vigueur, convaincus qu'ils ne pourraient remporter la victoire sans un grand massacre des leurs, car les Teutons étaient des hommes pleins de force, accoutumés au maniement des armes, et qui ne se seraient pas laissés vaincre impunément; les Hongrois, dis-je, selon leur coutume, essayèrent d'obtenir par la ruse ce qu'ils ne pouvaient espérer de vive force, et envoyèrent aussitôt une députation à Gottschalk, et aux principaux chefs de son armée.

 

CAPUT XXVIII.

Epistola regis Hungarorum ad praedictum Godescalcum, et ejus exercitum; et interitus eorumdem miserabilis.

Pervenit ad dominum regem de vestro exercitu gravis querimonia, quod populo sibi subdito graves nimis et enormes intuleritis molestias, iniqua lege vestros hospites, qui vos benigne tractaverunt, remunerantes. Tamen domini regis plenius novit prudentia, quod non estis omnes horum commissorum rei; sed certum habet inter vos viros prudentes et timentes Deum, quibus aliorum displicet enormitas, et quibus invitis et renitentibus commissa sunt quae dominum regem merito ad iracundiam provocarunt. Unde aliquorum crimen timens in omnes refundere, ne justum involvat cum impio, decrevit irae suae modum imponere et Christianae consortibus professionis parcere in praesenti. Unde consulimus ut ejus omnino quiescat indignatio, quod et personas vestras, et omnem, quam hic habetis substantiam, arma quoque in manus domini regis sine aliqua conditione tradatis. Alioqui nec unus solus ex vobis mortem poterit evadere; cum in medio regni ejus constituti, nec viribus pares sitis, nec fugiendi habeatis potestatem. Godescalcus igitur, et legionum primicerii, quibus ab initio contumacis populi displicebat insania, de regia benignitate praesumentes, in simplicitate spiritus, populum totis viribus renitentem, et pro vita decertare paratum, in eam quasi violenter traxerunt sententiam, ut cum armis et omni eorum substantia in potestatem domini regis se traderent, pro his omnibus quibus eum offenderant, satisfacientes. Acquievit tandem populus universus, et armis traditis, universaque eorum substantia, regis primiceriis et suis procuratoribus resignata, dum veniam exspectant, mortem inveniunt. Irruentes enim in populum nil tale verentem, armorum solatio destitutum, et de regis clementia non immerito praesumentem, non distinguentes justum ab impio, stragem immanissimam exercuerunt, ita ut interemptorum funeribus, et cruore occisorum locus pollueretur universus, et tantae multitudinis vix superessent vestigia. Evaserunt tamen aliqui commune periculum; et praevia Domini misericordia, Hungarorum gladios declinantes, et ad propria reversi, de suorum strage, et sinistro casu qui acciderat, eos qui profecturi erant, et ejusdem viae votis tenebantur obligati, reddiderunt instructiores: monentes ut praedicti nequam populi suspectam semper habentes malitiam, prudentius incedant et cautius discant negotiari.
 

CHAPITRE XXVIII.

 

Les députés s'avancèrent, portant artificieusement des paroles de paix, et dirent aux troupes: « Notre roi a reçu de grandes plaintes de votre armée, et on lui a rapporté que vous aviez commis les plus graves excès contre ses sujets, oubliant injustement la bonté avec laquelle vos hôtes vous avaient accueillis. Cependant le roi a reconnu, dans sa prudence, que vous n'étiez pas tous coupables des mêmes fautes; il est certain qu'il y a parmi vous des hommes prudents et craignant Dieu, auxquels des crimes aussi énormes ont déplu, et que c'est malgré leurs avis, et en dépit de leurs remontrances qu'ont été faites toutes les choses qui ont excité à juste titre l'indignation de notre roi. Craignant donc de faire peser sur toutes les peines des crimes commis par une portion des vôtres, et ne voulant pas confondre le juste avec l'impie, le roi a résolu de mettre un frein à sa colère, et d'épargner pour le moment ses frères dans la foi chrétienne. Nous vous conseillons donc, afin que vous parveniez à apaiser complètement sa colère, de livrer sans aucune condition, entre les mains du seigneur-roi, vos personnes, vos armes, et tous les approvisionnements que vous avez ici. Autrement, il n'est pas un seul de vous qui puisse échapper à la mort, puisque vous trouvant au milieu de son royaume, et n'ayant que des forces très inférieures, vous n'avez pas même le moyen de vous sauver par la fuite ». Gottschalk et les principaux chefs des légions, auxquels les folies du peuple qu'ils conduisaient avaient déplu dès le principe, et qui se confiaient aux bontés du roi, s'abandonnant à la simplicité de leur cœur, entraînèrent les soldats à leur avis, non sans leur faire presque violence; car ceux-ci résistaient de toutes leurs forces, et voulaient absolument se défendre en combattant: enfin, vaincus par leurs chefs, ils se laissèrent persuader de se livrer à la discrétion du roi, avec leurs armes et leurs bagages, et de s'offrir ainsi, corps et biens, en expiation de tous les excès qui l'avaient offensé. Tous se soumettent en même temps, et viennent remettre leurs armes et leurs provisions de toute espèce aux principaux officiers, porteurs des ordres du roi; et, au lieu du pardon qu'ils espéraient, bientôt ils ne trouvent que la mort. Tandis qu'ils ne s'y attendaient nullement, et que, privés du secours de leurs armes, ils ne comptaient plus que sur la juste clémence du roi, les Hongrois se précipitent sur eux, et, confondant l'innocent avec l'impie, ils font un horrible massacre, à tel point que le lieu où ils se trouvaient demeura empesté du sang et des cadavres de tant de morts, et qu'il ne resta presque plus de traces de cette immense multitude de pèlerins. Quelques-uns cependant, qui parvinrent, à l'aide de la miséricorde divine, à échapper au danger commun et au glaive des Hongrois, retournèrent dans leur pays, racontèrent le massacre de leurs frères, et rendirent plus circonspects, par ces sinistres avertissements, ceux qui se disposaient à partir pour accomplir leur vœu. Ils les engagèrent à se méfier toujours de la malice et des ruses du peuple hongrois, à ne s'avancer qu'avec prudence, et à ne négocier qu'avec une extrême circonspection.

 CAPUT XXIX.

Quomodo praecedentes exercitus subsecuta est insensatorum hominum multitudo infinita, Judaeorum interimens populum, et absque disciplina incedens.

Per idem tempus, modico interjecto intervallo, convenerant eodem studio ex occidentalibus finibus turbae innumerabiles, et peditum manus infinita absque duce et rectore, passim et imprudenter incedentes. Erant tamen inter eos viri quidam nobiles, Thomas de Feria, Clarenbaldus de Vendoliolo, Willelmus Carpentarius, comes Hermanus, et alii nonnulli, quibus in nullo, disciplinae impatiens, subjiciebatur populus; sed neglecta prudentium et melius affectorum doctrina, passim et sine delectu per omnia libere discurrebant illicita. Unde factum est, ut cum in timore Domini iter debuissent inceptum peragere, et divinorum memores mandatorum, observata evangelica disciplina, pro Christo peregrinari, converterunt se ad insanias, et Judaeorum populum in civitatibus et oppidis per quae erat eis transitus, nil tale sibi verentem, et se habentem incautius, crudeliter obtruncabant. Hoc autem maxime factum est in urbibus Colonia et Magontia, ubi etiam vir potens et nobilis comes Emico, in eadem regione praeclarus, eorum coetibus cum multo se adjunxit comitatu, non solum prout ejus decebat generositatem, nec morum censor, nec correptor enormitatis; sed maleficiorum particeps et flagitiorum incentor. Qui omnes, transcursa Franconia et Bavaria, postquam fines attigerunt Hungariae, pervenientes ad locum cui nomen Meeszeburg, arbitrati quod libere, et sine difficultate eis liceret introire, clausum reperientes aditum, citra pontem substiterunt. Erat autem is locus praesidium, munitum valde fluminibus maximis, Danubio et Lintace, et profundis circumseptum paludibus, ita etiam ut majori multitudini, invitis his qui observabant introitum, non esset facile irrogare violentiam. Dicebatur tamen esse eorum qui advenerant numerus ad ducenta millia peditum; equitum vero, quasi tria millia. Porro rex Hungariae transire volentibus aditum prohiberi mandaverat, timens ne injuriarum, quas Godescalci legionibus intulerat, memores, in ultionem armari cuperent intromissi. Recens enim factum, et cruentae caedis enormitas, longe lateque divulgata, regem sibi timere compellebant. Obtinuerunt tamen ab his qui ad praedicti municipii deputati erant custodiam, et a principibus legionum, qui in ea parte regionem observabant, ut legatos ad regem dirigerent, qui, pro impetranda pace et obtinenda transeundi libertate, regem suppliciter convenirent. Ipsi vero interim citra paludes in locis pascuis castrametati sunt, rei praestolantes eventum.

 CAPUT XXX.

Quomodo castrum Meeszeburg obsederunt, et septingentos ex Hungaris interfecerunt, et tandem divinitus in fugam versi, pene omnes ab Hungaris interfecti sunt

Interea, qui missi fuerant ad regem, infecto prorsus negotio, paucis evolutis diebus, reversi sunt. Quorum relatione majores edocti, qui erant in exercitu, quod nullam apud regem gratiam poterant invenire, proponunt terras, quas citra fluvios et paludem rex possidebat, depopulari, et suburbana succendere, et in rebus ejus hostiliter versari. In quo dum desudarent attentius, accidit, die quadam, quod septingenti ex regis supradicti militia navigio transeuntes occulto, peregrinis ex insperato, ut ab illatis regionem tuerentur injuriis, casu se dederunt obviam: quos cum declinare non possent, nec redire ad propria, aquis impedientibus, pene omnes interfecti sunt, paucis exceptis, qui in carecto et paludibus, equis amissis, vitae consuluerunt et saluti. Qua erecti victoria, adjiciunt etiam ut, pontibus fabricatis, praesidium expugnent; et iter ferro aperientes, in regnum violenter ingrediantur. Juxta hoc propositum cohortes excitant, et per pontes, quos de novo erexerant, moenibus applicantes, protecti clypeis, ad muri suffossionem, et violentum introitum animosius se accingunt. Eoque jam per eorum diligentem instantiam ventum erat, ut muro in locis pluribus perforato, jamjam peregrinis pateret introitus. Et qui intus erant in municipio, omnino in desperationem descenderant, de vita penitus diffidentes; cum ecce repente immisso divinitus timore, relicto assultu, et maxima impedimentorum parte neglecta, versi sunt in fugam qui victores videbantur, fugae causam penitus ignorantes. Nec aliud in causa dicitur exstitisse, nisi quod peccatis multiplicibus Dominum ad iracundiam provocaverant, impietatem secuti, quae suis cultoribus terrorem solet incutere. Fugit enim impius, juxta verbum Sapientis, nemine persequente. Hungari vero meliore facta conditione, videntes hostium cuneos terga dedisse, insecuti sunt eos tanquam victores, quos prius habuerant formidini; et quos infra moenia vallati paludibus vix poterant sustinere, ultro insequuntur, vice versa, non solum formidinem, verum et mortem irrogantes. Ex quibus comes Emico, cum maxima parte dissolutarum turmarum fugiens, in patriam suam reversus est. Alii vero nobiles quos supra nominavimus, per Carinthiam declinantes, in Italiam pervenerunt, qua decursa Apuliae se intulerunt finibus: unde et eos de principibus, idem iter agentibus, qui Durachium navigare proposuerant, secuti, in Graeciam se contulerunt.

His ergo et hujusmodi motibus pene totus concutiebatur Occidens, et seorsum turmas agebant pene nationes universae, et aliae sub principibus, aliae quasi acephalae iter aggrediebantur. Viae tamen compendium, quod qui per Hungariam descenderant, certum erat reperisse, propter insolentiam eorum et enormitates nimias, quas frequenter et praeter meritum, regionis inferebant habitatoribus, transeuntes qui praecesserant, eis penitus negabatur. Unde et eos, qui subsequebantur, reddiderunt magis sollicitos, ut regis Hungarorum sibi gratiam conciliarent.


 

CHAPITRE XXIX.

 

Vers le même temps, à très peu d'intervalle de cette catastrophe, des bandes innombrables venues de l'Occident, marchant à pied, sans chefs et sans guides, s'avançaient et se répandaient de tous côtés, sans la moindre prudence. Il y avait cependant dans le nombre de ces pèlerins quelques hommes nobles, tels que Thomas de Feii, Clairambault de Vandeuil, Guillaume Charpentier, le comte Hermann et quelques autres; mais le peuple, impatient de toute discipline, ne leur obéissait point, et, négligeant les avis de tous les hommes prudents et sages, il marchait au hasard, se livrant hardiment à ses caprices et à toutes sortes d'actions illicites. Il en résulta qu'au lieu de suivre leur entreprise avec le sentiment de la crainte du Seigneur, et d'accomplir leur pèlerinage pour l'amour du Christ, en se souvenant des préceptes divins et en observant la discipline évangélique, ils s'abandonnèrent à l'esprit de vertige, et massacrèrent cruellement tout ce qu'ils rencontrèrent de Juifs dans les villes et bourgs par où ils passèrent, les surprenant toujours à l'improviste, et dénués de tout moyen de défense. Ces désastres eurent lieu surtout dans les villes de Cologne et de Mayence; là aussi le comte Emicon, homme puissant et noble, illustre dans ces contrées, se joignit à eux avec une grande suite; mais oubliant la générosité qui lui eût convenu, loin de se montrer disposé à blâmer leur conduite ou à réprimer leurs excès, il prit part lui-même à tous ces désordres, et excita au crime ses compagnons de voyage. Après avoir traversé la Franconie et la Bavière, ils arrivèrent sur les frontières de la Hongrie, à un lieu nommé Mersbourg [14]  et crurent qu'ils obtiendraient sans difficulté la permission d'entrer dans le pays; mais ayant trouvé les passages fermés, ils s'arrêtèrent en deçà du pont. Mersbourg était une place forte, défendue par deux grands fleuves, le Danube et la Leytha, et entourée de marais profonds; en sorte qu'il eût été très difficile, même à des forces plus considérables, de forcer le passage et de chasser ceux qui le défendaient. On disait que ceux qui s'avançaient étaient au nombre d'environ deux cent mille hommes d'infanterie et près de trois mille cavaliers. Lorsqu'ils voulurent passer, le roi de Hongrie leur fit refuser l'entrée de ses États, craignant qu'ils ne conservassent le ressentiment de la destruction des légions de Gottschalk, et qu'ils ne cherchassent à les venger. Ce désastre était encore récent; on en avait fait un si horrible massacre que la nouvelle s'en était répandue partout, et tant de motifs étaient bien propres à inspirer de justes craintes au roi de Hongrie. Cependant les pèlerins obtinrent de ceux qui avaient été préposés par le roi à la garde de la ville, la permission d'envoyer des députés à ce souverain, pour lui demander humblement la paix, et l'autorisation de traverser son royaume; et, en attendant l'issue de cette ambassade, ils se retirèrent en deçà des marais, et dressèrent leur camp au milieu de riches pâturages.

CHAPITRE XXX.

 

Cependant, les envoyés au roi revinrent au bout de quelques jours, sans avoir pu réussir dans leur négociation. Sur leur rapport, les hommes les plus considérables de l'armée, voyant bien qu'il n'y aurait aucun moyen de trouver grâce auprès du roi, proposèrent à leurs compagnons de dévaster les terres appartenant à ce prince, situées en deçà des deux fleuves et des marais, d'incendier les bourgs et de traiter le pays en ennemi. Tandis qu'ils se livraient avec ardeur à ces excès, sept cents hommes de la milice hongroise, ayant traversé en silence les fleuves, pour aller entreprendre de protéger le pays qu'on dévastait, se présentèrent un jour à l'improviste, en tête de l'armée des Croisés. Ne pouvant fuir devant ceux-ci, et empêchés par les eaux de rentrer dans leur pays, ils furent presque tous tués, et ceux qui se sauvèrent, en petit nombre, se cachèrent dans les joncs, après avoir perdu leurs chevaux au milieu des marais. Enorgueillis de cette victoire, les pèlerins formèrent le projet d'établir des ponts sur les rivières, d'assiéger la forteresse et de s'ouvrir un passage de vive force. Conformément à ce plan, les soldats, après avoir jeté leurs ponts, s'avancent vers les murailles, sous la protection de leurs boucliers, pour travailler à les renverser par le pied tandis que d'autres font leurs préparatifs pour entrer de vive force dans la ville. Déjà ils étaient parvenus, par leur zèle et leur activité, à faire plusieurs percées dans les murs, de manière à faciliter l'accès sur divers points. Les habitants de la ville commençaient à se livrer au désespoir et se préparaient à la mort, quand tout à coup une terreur inspirée par le ciel même se répand parmi les assaillants; ils abandonnent leur entreprise et la plus grande partie de leurs bagages, et prennent la fuite au moment où ils semblaient vainqueurs, ignorant eux-mêmes la cause d'une telle stupeur. On dit en effet qu'il n'y avait aucun motif, si ce n'est que leurs nombreux péchés avaient provoqué la colère du Seigneur, parce qu'ils avaient suivi les voies de l'impiété, qui d'ordinaire inspire des sentiments de crainte à ceux qui s'y livrent; car, selon les paroles du sage, le méchant fuit sans être poursuivi de personne [15]. Dans ce changement inespéré de fortune, les Hongrois voyant les bataillons de leurs ennemis se sauver à la débandade, se mettent à poursuivre ceux qu'ils redoutaient naguère, et à leur tour ils portent la terreur et le carnage dans les rangs des hommes contre lesquels ils ne s'étaient pas crus suffisamment défendus par leurs remparts et leurs vastes marais. Le comte Emicon, fuyant aussi, rallia la plus grande partie de ses troupes, et les ramena dans son pays. Les autres nobles que j'ai nommés, descendant par la Carinthie, arrivèrent en Italie, et de là sur les frontières de la Pouille: ils suivirent ensuite ceux des princes qui entreprenaient le même pèlerinage, et qui devaient mettre à la voile pour Durazzo, et arrivèrent ainsi en Grèce. 

Tels étaient les grands mouvements qui agitaient alors tout l'Occident; presque toutes les nations se précipitaient en masse vers la même entreprise, les unes ayant leurs princes à leur tête, d'autres marchant isolément et dépourvues de chefs. La route la plus directe, qu'avaient découverte ceux qui passèrent les premiers par la Hongrie, fut bientôt complètement fermée, par suite de l'insolence des pèlerins, et des excès de tout genre auxquels ils se livrèrent si injustement envers les habitants de ces contrées. Aussi ceux qui vinrent après eux, avertis par ces exemples, mirent-ils tous leurs soins à se concilier la faveur et les bonnes grâces du souverain de ce royaume.

 

 

(02) Évang. sel. S. Math, chap. 10, v34

(03)  Tobie, ch 13, v. 14.

(04) Isaïe, chap. 9, v. 6

(05)  Isaïe, chap. 11, v. 12

(06) Évang. sel, S. Math. chap. 16, v. 24

(07) La Morawa

(08)Semlin

(09) Évang. sel. S. Luc, chap. 21, v. 18, 19

(10) Semlin

(11)  La Nissawa

(12) Aujourd'hui Ghio ou Gemlik sur le golfe de Mondania

(13) Kilidge-Arslan, ou Soliman le jeune, sultan d’iconium de l'an 1092 à l'an 1107.

(14)  Aujourd'hui Ovar en hongrois, Ungariseh Altenburg en allemiand, et Stare-hrady en slavon, dans les marais que forme la Leytha à son embouchure clans le Danube.

(15)Proverbes, chap. 28, v.1