Grégoire de Tours
Histoire des Francs - LIVRE VI
texte numérisé et mis en page par François-Dominique FOURNIER
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle
AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;
Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
Livre sixième
LA SIXIÈME année de son règne [en 581], le roi Childebert ayant rompu sa paix avec Gontran [Guntchramn], s’allia avec Chilpéric. Gogon[i] mourut peu de temps après et Wandelin fût mis à sa place. Mummole s’enfuit[ii] du royaume de Gontran et alla s’enfermer dans les remparts d’Avignon[iii]. Un synode d’évêques fut assemblé à Lyon[iv] ; il discuta et termina diverses affaires et condamna ceux qui avaient le plus gravement manqué à leurs devoirs. Le synode revint vers le roi et s’occupa beaucoup de l’affaire du duc Mummole, et de plusieurs des querelles qui régnaient alors.
Cependant les envoyés du roi Chilpéric, partis trois ans auparavant pour aller vers l’empereur Tibère, revinrent non sans avoir souffert beaucoup de maux et de fatigues ; car n’ayant pas osé, à cause de la division qui était entre les rois, aborder au port de Marseille, ils débarquèrent à la ville d’Agde située dans le royaume des Goths ; mais avant qu’ils eussent atteint le rivage, leur navire, agité par les vents, fut jeté contre terre et brisé en pièces. Les envoyés se voyant en danger, ainsi que leurs serviteurs, s’attachèrent à des planches et arrivèrent ainsi à grand’peine sur le rivage. Beaucoup de leurs serviteurs périrent, mais plusieurs se sauvèrent. Les gens du pays s’emparèrent de ceux de leurs effets que les vagues avaient rejetés sur la rive. Ils en recouvrèrent cependant ce qu’il y avait de meilleur et l’apportèrent au roi Chilpéric. Mais les gens d’Agde leur retinrent beaucoup de choses. J’allai en ce temps voir le roi à sa maison de Nogent[v]. Il me montra un grand bassin d’or, orné de pierres précieuses, qu’il avait fait faire, et qui pesait cinquante livres, et il me dit : J’ai fait faire cela pour honorer la nation des Francs et lui donner de l’éclat, et si la vie continue à m’accompagner, je ferai encore beaucoup d’autres choses. Et me montra aussi des pièces d’or, chacune du poids d’une livre, que lui avait envoyées l’empereur, et qui portaient d’un côté l’image de l’empereur, autour de laquelle était écrit : Tiberii. Constanfini. Perpetui. Augusti.[vi] (De Tibère Constantin, perpétuel Auguste). De l’autre côté était un char à quatre chevaux sur lequel était monté un homme ; on y voyait écrits ces mots : Gloria. Romanorum (Gloire des Romains). Il me montra aussi beaucoup d’autres choses précieuses apportées par ses envoyés.
Tandis que j’étais à Nogent, Ægidius[vii], évêque de Reims, vint avec les premiers de la cour de Childebert en ambassade vers le roi Chilpéric. Ils convinrent ensemble de chasser de son royaume le roi Gontran[viii], et de s’unir par une alliance ; ensuite le roi Chilpéric dit : Mes péchés se sont accumulés et il ne m’est pas demeuré de fils, ni aucun héritier qui puisse me survivre, si ce n’est le fils de mon frère Sigebert, c’est-à-dire le roi Childebert ; il héritera donc de tout ce que je pourrai amasser par mes travaux[ix], pourvu seulement que, tant que je vivrai, je puisse jouir de tout sans crainte et sans dispute. Eux le remercièrent, et ayant signé les traités, confirmèrent ce qu’ils avaient dit, et retournèrent vers Childebert avec de grands présents. Ceux-ci partis, le roi Chilpéric envoya l’évêque Leudovald[x] et les principaux de son royaume qui reçurent et prêtèrent serment, ratifièrent les traités et revinrent avec des présents.
Loup [Lupus], duc de Champagne[xi], était depuis longtemps tourmenté et dépouillé sans relâche par ses ennemis, Ursion et principalement Bertfried. Enfin, étant convenus de le tuer, ils firent marcher une armée contre lui. Ce que voyant la reine Brunehault, affligée de l’injuste persécution qu’on faisait subir à un de ses fidèles, elle s’arma d’un courage mâle et se précipita entre les deux troupes, disant: Gardez-vous, ô hommes, gardez-vous de commettre cette mauvaise action. Gardez-vous de persécuter l’innocence ; gardez-vous, à cause d’un seul homme, de livrer un combat qui détruira tout le bien-être du pays. » Ursion répondit à ces paroles : Éloigne-toi de nous , ô femme ; qu’il te suffise d’avoir régné du temps de ton mari. C’est maintenant ton fils qui règne ; c’est notre appui et non le tien qui sauvera le royaume. Eloigne-toi donc de nous, de peur que les pieds de nos chevaux ne t’écrasent contre la terre. Ces discours et beaucoup d’autres se prolongèrent longtemps entre eux ; enfin, la reine, par son habileté, parvint à empêcher qu’ils ne combattissent mais, en partant de ce lieu, ils entrèrent de force dans la maison de Loup, enlevèrent tout son argent, sous prétexte de le remettre au trésor du roi, et l’emportèrent dans leurs maisons, proférant des menaces contre Loup, et disant : Il ne s’échappera pas vivant de nos mains. Voyant son danger, il mit sa femme en sûreté dans les murs de la ville de Laon, et s’enfuit vers le roi Gontran qui le reçut avec bienveillance, et il demeura caché près de lui, en attendant que Childebert parvînt à l’âge de régner[xii].
De Nogent où il était, comme je l’ai dit, le roi Chilpéric ordonna qu’on fît partir les bagages, et se disposa à venir à Paris. Comme j’étais allé pour lui dire adieu, il vint un certain Juif, nommé Priscus, familier avec le roi qui s’en servait pour acheter des joyaux d’or et d’argent. Le roi l’ayant pris doucement par les cheveux, s’adressa à moi, disant : Viens, prêtre de Dieu, et impose-lui les mains. L’autre résistant, le roi dit : Ô esprit dur, race toujours incrédule, qui ne comprends pas le fils de Dieu que lui a promis la voix de ses prophètes, qui ne comprends pas les mystères de l’Église figurés dans ces sacrifices ! Alors le Juif lui dit : Dieu n’a pas besoin de se marier ; il ne s’enrichit point de postérité, et ne souffre point de compagnons de sa puissance ; il a dit par la bouche de Moïse : Considérez que je suis le Dieu unique, qu’il n’y en a point d’autre que moi seul : c’est moi qui fais mourir, et c’est moi qui fais vivre ; c’est moi qui blesse, et c’est moi qui guéris [Deut., 32, 39]. Le roi dit : Dieu a engendré spirituellement, dès l’éternité, un fils qui n’est pas plus jeune d’âge que lui, pas moindre en puissance, et à qui il a dit : Je vous ai engendré de mon sein avant l’étoile du jour [Ps., 109, 4]. Celui donc qui était né avant les siècles a été envoyé dans les derniers siècles du monde pour le guérir, comme dit ton prophète ; il envoya sa parole, et il les guérit [Ps., 106, 20]. Et quand tu prétends qu’il n’engendre pas, écoute ton prophète, parlant au nom du Seigneur : Moi qui fais, dit-il, enfanter les autres, n’enfanterai-je point aussi moi-même ? [Isaïe, 66, 9] par où il entend le peuple régénéré en lui par la foi. Le Juif lui répondit : Est-ce que Dieu peut être fait homme, naître d’une femme, être frappé de verges, et condamné à mort ? Le roi gardant le silence, j’intervins dans la discussion, et je dis : Si le fils de Dieu s’est fait homme, ce n’est pas pour lui , mais pour nous ; car il ne pouvait racheter l’homme du péché et de l’esclavage du diable, auxquels il était soumis, s’il ne se fût revêtu de l’humanité. Je ne prendrai pas mes témoignages des Évangiles et des apôtres, auxquels tu ne crois pas, mais de tes livres mêmes, afin de te percer de ta propre épée, comme on lit qu’autrefois David a tué Goliath. Apprends donc d’un de tes prophètes que Dieu devait se faire homme ; Dieu est homme, dit-il, et qui ne le connaît pas ?[xiii] Et ailleurs : C’est lui qui est notre Dieu, et nul autre ne subsistera devant lui… C’est lui qui a trouvé toutes les voies de la vraie science, et qui l’a donnée à Jacob, son serviteur, et à Israël, son bien-aimé ; après cela il a été vu sur la terre, et il a conversé avec les hommes [Baruch, 3, 36-38]. Et sur ce qu’il est né d’une vierge, écoute aussi ton prophète, lorsqu’il dit : une vierge concevra, et elle enfantera un fils qui sera appelé Emmanuel, c’est-à-dire, Dieu avec nous[xiv]. Et, par rapport à ce qu’il devait être frappé de verges, attaché avec des clous, et soumis à d’autres injures, un autre prophète a dit : Ils ont percé mes mains et mes pieds, et ils ont partagé entre eux mes habits [Ps., 21, 18-19]. Et encore : ils m’ont donné du fiel pour ma nourriture, et dans ma soif ils m’ont présenté du vinaigre à boire [Ps., 68, 26]. Et parlant de la croix à laquelle il devait être attaché pour sauver le monde, et le délivrer de la domination du diable, pour le ramener sous sa puissance, David a dit encore : Dieu régnera par le bois [Ps., 95, 10] ; non qu’il n’eût régné auparavant avec son père, mais parce qu’il a pris, par le bois, la souveraineté sur son peuple qu’il avait délivré de la servitude du diable. » Le Juif répondit : Qui obligeait Dieu à souffrir ces choses ? A quoi je répliquai : Je t’ai déjà dit que Dieu avait créé l’homme innocent, mais que, trompé par la malice du serpent, il avait prévariqué contre ses ordres ; en sorte que, rejeté du Paradis, il avait été condamné aux travaux de ce monde, et qu’ensuite, par sa mort, le Christ, fils unique de Dieu, l’avait réconcilié avec son Père. — Dieu, dit le Juif, ne pouvait-il envoyer des apôtres qui ramenassent l’homme dans la voie du salut, sans se rabaisser lui-même jusqu’à être fait chair ? Et je lui dis : Le genre humain a toujours péché dès le commencement, sans s’être jamais laissé épouvanter ni par l’inondation du déluge, ni par l’incendie de Sodome, ni par les plaies d’Égypte, ni par les miracles qui ont ouvert les eaux de la mer, et du Jourdain. Toujours il a résisté à la loi de Dieu, a refusé de croire aux prophètes ; et non seulement il n’y a pas cru, mais il les a mis à mort quand ils lui prêchaient la pénitence : ainsi donc, si Dieu lui-même n’était descendu pour les racheter, aucun autre ne pouvait accomplir la rédemption. Nous avons été régénérés par sa naissance, lavés par son baptême, guéris par ses blessures, relevés par sa résurrection, glorifiés par son ascension ; et pour nous faire entendre qu’il devait venir nous guérir de nos maladies, un de tes prophètes a dit : nous avons été guéris par ses meurtrissures [Isaïe, 53, 5]. Et ailleurs : Il a porté les péchés de plusieurs, et il a prié pour les violateurs de la loi [Ibid., 12]. Et encore : Il sera mené à la mort, comme une brebis qu’on va égorger ; il demeurera dans le silence, sans ouvrir la bouche, comme un agneau est muet devant celui qui le tond. Il est mort au milieu des douleurs, ayant été condamné par des juges. Qui racontera sa génération ? Son nom est le « Seigneur des armées [Ibid., 53, 7-8 ; 54, 5]. Jacob, de qui tu te vantes de sortir, dit en bénissant son fils Juda, comme s’il parlait au Christ, fils de Dieu : Les enfants de votre frère vous adoreront. Juda est un jeune lion. Vous vous êtes levé, mon fils, pour ravir la proie ; en vous reposant, vous vous êtes couché comme un lion et une lionne. Qui osera le réveiller ? Ses yeux sont plus beaux que le vin, et ses dents plus blanches que le lait. Qui osera le réveiller ? [Gen., 49, 8,9,12] Et quoique lui-même ait dit : J’ai le pouvoir de quitter ma vie, et j’ai le pouvoir de la reprendre [Jean, 10, 18], Paul l’apôtre a dit : Si vous croyez de cœur que Dieu a ressuscité Jésus d’entre les morts , vous serez sauvé [Romains, 10, 9]. Nous lui dîmes ces choses et plusieurs autres, sans que ce malheureux prît être touché de la foi[xv]. Comme il se taisait, le roi, voyant que ces paroles ne faisaient point d’effet sur lui, se retourna vers moi, et demanda qu’avant son départ je lui donnasse la bénédiction, disant : Je te dirai, ô évêque, ce que dit Jacob à l’ange avec lequel il s’entretenait : Je ne vous laisserai point aller que vous ne m’ayez béni [Gen., 32, 26]. En parlant ainsi, il ordonna qu’on lui apportât de l’eau, et s’étant lavé les mains, il fit sa prière et prit le pain, rendant grâces à Dieu. Nous le reçûmes, le présentâmes au roi, et, après avoir bu le vin, nous nous séparâmes en nous disant adieu. Le roi monta à cheval, et s’en alla à Paris avec sa femme, sa fille et toute sa maison.
Il y avait en ce temps dans la ville de Nice un reclus, nommé Hospitius, homme d’une grande abstinence, qui serrait son corps à nu dans des chaînes de fer, portait par dessus un cilice, et ne mangeait rien autre chose que du pain et quelques dattes. Dans les jours du carême il se nourrissait de la racine d’une herbe d’Égypte à l’usage des ermites de ce pays et que lui apportaient les négociants. Il buvait d’abord le jus dans lequel il l’avait fait cuire et la mangeait ensuite. Dieu daigna opérer par lui de grands miracles. Car en ce temps l’Esprit saint lui ayant révélé l’arrivée des Lombards [Langobards] dans les Gaules [vers 576], il la prédit en ces termes : Les Lombards viendront dans les Gaules et dévasteront sept cités, parce que leurs méchancetés se sont accumulées devant les yeux du Seigneur, que personne n’entend, personne ne recherche Dieu, personne ne fait de bonnes œuvres pour apaiser la colère de Dieu. Car tout ce peuple est infidèle, adonné au parjure, livré au vol, prompt à l’homicide, et ne produisant aucun des fruits de justice. On ne paye pas les dîmes[xvi], on ne nourrit pas les pauvres, on ne couvre point ceux qui sont nus, on ne donne pas l’hospitalité aux voyageurs, on ne fournit point à leur faim des aliments suffisants ; de là est survenue cette plaie. Je vous le dis donc, rassemblez tout ce que vous possédez dans l’enceinte des murs, afin que les Lombards ne vous l’enlèvent pas, et songez à vous défendre vous-même dans des lieux très forts. Lorsqu’il eut dit ces paroles, tous demeurèrent stupéfaits, et, lui disant adieu, s’en retournèrent chez eux avec une grande admiration. Il dit aussi aux moines : Partez de ce lieu et emportez avec vous tout ce que vous avez, car voilà que s’approchent les peuples que je vous ai prédits. Et comme ils lui disaient : Très saint père, nous ne t’abandonnerons pas, il leur répondit : Ne craignez rien pour moi, car il arrivera qu’ils me feront souffrir des injures, mais ne me maltraiteront pas jusqu’à la mort. Les moines s’étant éloignés, les Lombards arrivèrent, et, dévastant tout ce qu’ils trouvaient, parvinrent au lieu où était reclus le saint de Dieu. Il se montra à eux par la fenêtre de sa tour. Eux, entourant la tour, cherchèrent une porte pour arriver jusqu’à lui et ne purent la trouver ; alors deux d’entre eux montèrent sur le toit et le découvrirent, et, voyant le reclus entouré de chaînes et vêtu d’un cilice, ils dirent : C’est un malfaiteur ; il a commis quelque meurtre, c’est pourquoi il est lié de ces chaînes. Et, ayant appelé un interprète, ils lui demandèrent quel mal il avait fait pour être condamné à un tel supplice. Lui s’avoua homicide et coupable de tous les crimes. Alors un d’eux tira son épée pour la faire tomber sur sa tête ; mais le bras qui voulait porter le coup se roidit et demeura suspendu sans que l’homme pût le retirer à lui, et, lâchant son épée, il la laissa tomber à terre. Ce que voyant ses camarades, ils poussèrent de grands cris vers le ciel, priant le saint de leur indiquer avec bonté ce qu’ils avaient à faire, et, ayant imposé au Lombard le signe du salut, il rendit le mouvement à son bras. Celui-ci, converti sur le lieu même, se fit tonsurer, et est maintenant un moine très fidèle. Deux des chefs des Lombards qui écoutèrent les paroles du saint revinrent sans aucun mal dans leur patrie ; ceux qui méprisèrent ses préceptes moururent misérablement dans le pays[xvii]. Plusieurs d’entre eux, saisis par les démons, s’écriaient : Pourquoi, homme saint et bienheureux, nous tourmenter et nous brûler ainsi ? Mais, leur imposant les mains, il les guérissait. Il y eut ensuite un habitant d’Angers à qui une grande fièvre avait fait perdre la parole et l’ouïe, et qui, guéri de sa fièvre, était demeuré sourd et muet. Un diacre de cette province[xviii] ayant été envoyé à Rome pour y chercher des reliques des bienheureux apôtres et des autres saints qui en ont fourni cette ville, lorsqu’il arriva au lieu qu’habitaient les parents du malade, ils le prièrent de vouloir bien prendre celui-ci pour compagnon de son voyage, dans la confiance que, s’il arrivait au sépulcre des bienheureux apôtres, il pourrait être immédiatement guéri. Dans leur route ils vinrent à l’endroit qu’habitait le bienheureux Hospitius. Le diacre, après l’avoir salué et embrassé, lui déclara la cause de son voyage, lui dit qu’il allait à Rome, et pria le saint homme de le recommander à des mariniers de ses amis. Pendant qu’ils demeuraient en ce lieu, le saint homme sentit l’esprit du Seigneur lui communiquer sa vertu, et dit au diacre : Je te prie de m’amener le malade qui t’accompagne dans ton voyage. Et sans aucun délai le diacre s’étant rendu à son logis trouva son malade avec la fièvre, et, faisant connaître par signes qu’il éprouvait un tintement dans les oreilles, il le prit et le conduisit au saint de Dieu. Celui-ci, le prenant par les cheveux, lui attira la tête dans sa fenêtre, prit de l’huile sanctifiée par la bénédiction, et, lui tenant la langue de la main gauche, lui versa cette huile dans la bouche et sur le sommet de la tête, disant : Au nom de mon Seigneur Jésus-Christ, que tes oreilles soient ouvertes, que ta langue se délie par cette puissance qui délivra autrefois un sourd-muet de la méchanceté des démons ; et, disant cela, il demanda à cet homme son nom, celui-ci répondit à haute voix : Je m’appelle un tel. Ce qu’ayant vu le diacre, il dit : Je te rends des grâces infinies, ô Jésus-Christ, qui as daigné manifester de telles choses par ton serviteur. J’allais chercher Pierre, j’allais chercher Paul, j’allais chercher Laurent et les autres qui ont illustré Rome de leur sang : ici je les ai tous trouvés, ici je les vois tous. Comme il disait ces paroles avec beaucoup de larmes et d’admiration, l’homme de Dieu, qui évitait de toutes ses forces la vaine gloire, lui dit : Tais-toi, tais-toi, très cher frère, ce n’est pas moi qui ai fait ces choses, mais celui qui a formé le monde de rien, et qui, pour nous s’étant fait homme, a donné la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, la parole aux muets, qui a rendu aux lépreux leur peau naturelle, aux morts la vie, et accordé à tous les infirmes une abondante guérison. Alors le diacre, plein de joie, lui ayant dit adieu, s’en alla avec son compagnon.
Après leur départ, un certain Dominique[xix] (tel était son nom), aveugle de naissance, vint pour éprouver la vertu des miracles du saint. Après qu’il eut demeuré deux ou trois mois dans le monastère, adonné au jeûne et à l’oraison, l’homme de Dieu l’appela vers lui et lui dit : Veux-tu recouvrer la vue ? Je voudrais, dit-il, connaître une chose inconnue, car je ne sais pas ce que c’est que la lumière ; je sais seulement que tous célèbrent ses louanges, mais, depuis le commencement de ma vie jusqu’à présent, je n’ai pas eu le bonheur de voir. Alors le reclus, faisant sur ses yeux, avec de l’huile bénite, le signe de la sainte croix, dit : Au nom de Jésus-Christ notre Rédempteur, que tes yeux soient ouverts ! et sur-le-champ ses yeux furent ouverts. Et il admirait, il contemplait les grandes œuvres de Dieu que le monde présentait à sa vue. On amena aussi à Hospitius une femme qui, comme elle le disait elle-même avec de grands cris, était possédée de trois démons. L’ayant bénie par un saint attouchement, et lui ayant fait sur le front le signe de la croix avec de l’huile sainte, il la renvoya délivrée de ses démons ; il guérit aussi par sa bénédiction une jeune fille tourmentée de l’esprit immonde. Le jour de sa mort approchant, il appela à lui le supérieur [prévôt] du monastère[xx], disant : Apporte des ferrements pour ouvrir la muraille, et envoie des messagers à l’évêque de la cité pour qu’il vienne m’ensevelir, car dans trois jours je quitterai ce monde, et j’irai au repos qui m’attend et qui m’a été promis de Dieu. Lorsqu’il eut dit ces paroles, le supérieur du monastère envoya à l’évêque de Nice des gens pour l’en instruire. Après cela, un certain Crescens vint à la fenêtre ; et le voyant lié de chaînes et rempli de vers, lui dit : Ô mon seigneur ! comment peux-tu supporter avec tant de courage un si rigoureux tourment ? » Il lui répondit : Celui pour la gloire de qui je souffre ces choses me donne de la force. Mais je te le dis, mes liens se relâchent, et je vais au lieu du repos. Le troisième jour venu, il détacha ses chaînes, se prosterna en oraison ; et après avoir prié longtemps avec larmes, se plaça sur un banc, étendit les jambes ; et levant les mains vers le ciel, rendit grâces à Dieu et lui remit son esprit ; et aussitôt disparurent tous les vers qui déchiraient ses saints membres. L’évêque Austadius étant arrivé fit ensevelir avec beaucoup de soin ce bienheureux corps[xxi]. J’ai appris toutes ces choses de la bouche du sourd-muet qu’il avait guéri, ainsi que je l’ai rapporté, et qui me raconta de lui beaucoup d’autres miracles. Il me défendit d’en parler ; mais j’ai appris que la vie d’Hospitius avait été écrite par beaucoup d’autres[xxii].
En ce temps mourut Ferréole [Ferreolus], évêque d’Uzès, homme d’une grande sainteté, plein de sagesse et d’intelligence, qui avait composé quelques livres d’épîtres[xxiii] à la manière de Sidoine [Apollinaire]. Après sa mort, par le moyen de Dynamius, gouverneur de cette province[xxiv], Albin[xxv] [Albinus], ex-préfet, obtint l’épiscopat sans le consentement du roi ; et tandis que l’affaire de son renvoi s’agitait encore, il mourut après une jouissance de trois mois. Jovin [Jovinus], qui avait été autrefois gouverneur de la province, fut, par les ordres da roi, élevé à cet épiscopat; mais il fut prévenu par le diacre Marcel [Marcellus], fils du sénateur Félix, qui, ayant convoqué le clergé de la province, fut sacré évêque par le conseil de Dynamius. Jovin voulant ensuite le chasser par force, Marcel se renferma dans la ville et tâcha de se défendre par le courage. Mais n’étant pas assez fort, il obtint la victoire par des présents[xxvi].
Alors mourut aussi à Angoulême le reclus Éparque[xxvii] [Eparchius], homme d’une éclatante sainteté, par le moyen duquel Dieu manifesta un grand nombre de miracles, desquels je passerai plusieurs sous silence, et me contenterai d’en raconter quelques-uns. Il était natif de la ville de Périgueux ; mais s’étant mis en religion, il fut fait clerc, et vint à Angoulême où il se bâtit une cellule, et ayant rassemblé un petit nombre de moines, il se livrait assidûment à l’oraison ; si on lui apportait de l’or ou de l’argent, il l’employait, soit aux besoins des pauvres, soit à la rédemption des captifs. Tant qu’il vécut, jamais dans son couvent on ne fit cuire de pain, mais les dévots lui en apportaient autant qu’il en avait besoin. Il racheta de leurs offrandes une grande multitude de captifs, réprima souvent par le signe de la croix le venin du feu Saint-Antoine, fit sortir par ses oraisons les démons du corps des possédés, et plusieurs fois le charme de sa parole fut pour les juges, non pas une prière, mais plutôt un ordre qui les forçait d’absoudre les coupables ; car il avait un si doux langage que lorsqu’il leur demandait de pardonner, il leur était impossible de refuser. On avait, en ce temps, condamné à être pendu pour vol, un homme que les habitants du pays accusaient violemment de plusieurs autres crimes, tant vols qu’homicides. Lorsque Éparque le sut, il envoya un de ses moines prier le juge de lui accorder la vie de ce criminel. Mais le peuple se mit en colère, et cria que si on délivrait cet homme, ni le juge, ni le pays ne s’en trouveraient bien, en sorte qu’il ne put le délivrer. L’homme fut donc étendu sur des roues[xxviii] [poulies], frappé à coups de verges et de bâton, et condamné au gibet. Comme le moine vint fort triste rendre cette réponse à son abbé ; Va, lui dit celui-ci, et regarde de loin ; car je sais que Dieu me donnera en présent celui que l’homme n’a pas voulu me rendre, et quand tu le verras tomber, prends-le et conduis-le de suite au monastère. Le moine ayant fait ce qui lui était ordonné, Éparque se prosterna en oraison, et pria Dieu avec larmes jusqu’à ce que le poteau et les chaînes s’étant rompus, le pendu tomba à terre. Alors le moine l’ayant pris, l’amena à l’abbé sans aucun mal. Celui-ci, rendant grâce à Dieu, envoya chercher le comte, et lui dit : Tu avais coutume, mon très cher fils, de m’entendre d’une âme bénigne ; pourquoi aujourd’hui t’es-tu obstiné à ne pas relâcher un homme dont je te demandais la vie ? — Je t’écoute toujours volontiers, saint prêtre, lui dit le comte ; mais le peuple s’est soulevé, et je n’ai pu faire autrement dans la crainte qu’il ne se révoltât contre moi. — Quand tu ne m’écoutais pas, dit le reclus, Dieu a daigné m’écouter, et a rendu à la vie celui que tu avais envoyé à la mort. Le voilà, dit-il, plein de santé en ta présence. Comme il disait ces mots, le comte se prosterna à ses pieds, stupéfait de voir en vie celui qu’il avait laissé au point de la mort. Cela m’a été raconté par la bouche même du comte[xxix]. Éparque a fait beaucoup d’autres miracles qu’il serait trop long de rapporter. Après quarante-quatre ans de réclusion, il fut pris d’une petite fièvre et rendit l’esprit [1er juillet 581]. Il fut tiré de sa cellule et envoyé à la sépulture. Ses obsèques furent suivies d’une troupe nombreuse de gens qu’il avait rachetés.
Domnole [Domnolus], évêque du Mans, tomba malade du temps du roi Clotaire ; il avait gouverné un couvent[xxx] de moines à la basilique de Saint-Laurent de Paris ; et comme durant la vie de Childebert l’ancien, il était toujours demeuré fidèle au roi Clotaire, et avait souvent caché des messagers qu’il envoyait pour épier ce qui se passait, le roi cherchait un lieu où il pût l’élever aux honneurs du pontificat. Le pontife de la cité d’Avignon étant sorti de ce monde, le roi forma le projet de le nommer à sa place ; mais le bienheureux Domnole l’ayant appris, se rendit à la basilique de Saint-Martin Évêque, où le roi Clotaire était venu faire l’oraison, et, ayant employé, sans se coucher, toute la nuit en veille, il fit demander au roi, par les grands qui se trouvaient présents, de ne pas l’éloigner de sa présence comme un captif, et de ne pas exposer sa simplicité aux peines qu’elle aurait à souffrir parmi des sénateurs sophistes et des juges philosophes, l’assurant que ce siége serait pour lui un lieu d’humiliation plutôt que d’honneur[xxxi]. Le roi ayant consenti à ce qu’il désirait, lorsque Innocent, évêque du Mans, passa de ce monde en l’autre, il lui donna le siège de cet évêque. Domnole, arrivé à l’épiscopat, déploya tant et de tels mérites qu’arrivé au comble de la plus haute sainteté, il rendit au boiteux l’usage de ses jambes, à l’aveugle celui de la vue. Après vingt-deux ans d’épiscopat, se voyant cruellement tourmenté de la jaunisse et de la pierre, il choisit pour successeur l’abbé Théodulphe [Théodulf]. Le roi confirma ce choix par son consentement. Mais peu de temps après ayant changé d’avis, il nomma à la place Badégésile [Badesigil], maire du palais royal[xxxii], qui, ayant été tonsuré, passa par les degrés de la cléricature, et, quarante jours après, l’évêque étant sorti de ce monde, il lui succéda.
En ces jours-là, des voleurs entrèrent par effraction dans la basilique de Saint-Martin[xxxiii], plaçant contre la fenêtre de la chapelle un treillage qu’ils trouvèrent sur un tombeau, et montant par-là ils pénétrèrent en brisant les vitres. Ils emportèrent beaucoup d’or et d’argent, des voiles de soie, et ne craignirent pas, en s’en allant, de poser le pied sur le saint sépulcre où nous osons à peine appliquer notre bouche. Mais la puissance du saint voulut faire éclater par un jugement terrible le châtiment de cette témérité. Car ceux qui avaient commis ce crime s’étant rendus à Bordeaux, il s’éleva entre eux une querelle, et l’un d’eux en tua un autre. Le fait s’étant découvert par ce moyen, on retrouva ce qui avait été volé, et on prit dans leurs maisons l’argenterie mise en morceaux et les voiles de soie. La chose ayant été annoncée au roi Chilpéric, il ordonna qu’ils fussent enchaînés et conduits en sa présence ; mais alors craignant que des hommes ne mourussent à cause de celui qui, durant sa vie corporelle, avait souvent prié en faveur de ceux qu’on voulait mettre à mort, j’envoyai au roi une lettre de prières pour qu’il ne fit pas mourir ces hommes, puisqu’ils n’étaient pas accusés par nous à qui en appartenait la poursuite. Il reçut favorablement ma demande et leur accorda la vie. Il fit soigneusement remettre en état l’argenterie qui avait été brisée, et ordonna qu’elle fût replacée dans le lieu saint[xxxiv].
L’évêque Théodore [Théodorus] de Marseille commença à se trouver cruellement exposé aux embûches de Dynamius gouverneur de la province ; et comme il se disposait à aller trouver le roi, le gouverneur le saisit au milieu de la cité, le retint, lui fit subir beaucoup d’outrages ; après quoi cependant il le relâcha. Le clergé de Marseille s’unissait à Dynamius pour machiner contre l’évêque des fourberies, afin de le dépouiller de l’épiscopat, et comme il se rendait auprès du roi Childebert, le roi Gontran ordonna de le retenir avec l’ex-préfet Jovin. Le clergé de Marseille l’ayant appris fut rempli d’une grande joie de le savoir déjà emprisonné, déjà condamné à l’exil ; et pour que les choses demeurassent en cet état, et qu’il ne revînt jamais à Marseille, ils s’emparèrent de la maison épiscopale, firent l’inventaire des ornements destinés au service de l’autel, ouvrirent les portes, dépouillèrent les celliers et se saisirent, comme si l’évêque était mort[xxxv], de tout ce qui appartenait l’église, portant contre le pontife diverses accusations, qui, grâce à Jésus-Christ, ont été reconnues fausses. Childebert ayant fait la paix avec Chilpéric, adressa des envoyés au roi Gontran pour qu’il lui remit la moitié de Marseille qu’il lui avait donnée après la mort de son père, lui faisant savoir que, s’il s’y refusait, ce refus lui coûterait cher ; mais celui-ci, ne voulant pas la rendre, fit fermer les routes de son royaume, afin qu’aucun n’y pût trouver passage pour le traverser. Ce que voyant Childebert, il envoya à Marseille Gondulphe homme de naissance sénatoriale, et que de domestique il avait fait duc[xxxvi]. Comme il n’osait pas traverser le royaume de Gontran, il vint à Tours. Je le reçus avec amitié et le reconnus pour un oncle[xxxvii] de ma mère ; je le retins cinq jours avec moi, et lui ayant donné ce dont il avait besoin je le laissai aller ; il continua sa route, mais Dynamius ne permit pas qu’il pût entrer clans Marseille, ni que l’évêque qui venait avec Gondulphe fût reçu dans sa cathédrale. D’accord avec le clergé, il avait fait fermer les portes de la ville et de là il insultait avec mépris l’évêque et Gondulphe. Cependant, étant sorti pour conférer avec le duc, il se rendit à la basilique de saint Etienne située prés de la ville ; les portiers qui en gardaient l’entrée eurent soin de fermer la porte aussitôt que Dynamius y eut été introduit, en sorte que la troupe de gens armés qui le suivait demeura dehors sans pouvoir entrer. Celui-ci, n’en sachant rien, après avoir conféré de diverses choses sur l’autel avec ceux qu’il était venu trouver, s’en éloigna, ainsi qu’eux, et ils entrèrent dans la sacristie. Lorsqu’ils y furent entrés avec Dynamius, alors dépourvu du secours des siens, ils tombèrent sur lui d’une terrible manière, et ayant mis en fuite les satellites qui, voyant qu’on le retenait, faisaient retentir leurs armes autour de la porte, le duc Gondulphe réunit les principaux citoyens autour de l’évêque, afin qu’il entrât avec eux dans la ville. Dynamius voyant tout ce qui venait de se passer demanda pardon, fit au duc beaucoup de présents et prêta serment d’être à l’avenir fidèle à l’évêque et au roi. Après quoi on lui rendit ses vêtements. Alors s’ouvrirent les portes de la ville et celles des édifices sacrés ; le duc et l’évêque entrèrent dans la cité, au milieu des acclamations et des signes de joie, et précédés de divers drapeaux en signe d’honneur. Les clercs impliqués dans le crime, et à la tête desquels se trouvaient l’abbé Anastase[xxxviii] [Anatasius] et le prêtre Procule [Proculus], se réfugièrent dans la maison de Dynamius, demandant à celui qui les avait excités, de leur prêter le secours d’un asile. Plusieurs d’entre eux, renvoyés sous caution, redirent l’ordre d’aller trouver le roi. Cependant Gondulphe, ayant remis la ville sous la puissance du roi Childebert et rétabli l’évêque dans son siége, retourna vers le roi. Mais Dynamius, oubliant la fidélité qu’il avait promise au roi Childebert, envoya des messagers au roi Gontran pour lui clive que l’évêque lui ferait perdre la portion de la cité qui lui appartenait[xxxix] et que jamais, à moins de le chasser de la ville de Marseille, il ne pourrait la soumettre à sa puissance. Alors, ému de colère, Gontran ordonna, malgré le respect dû à la religion, que le pontife du Dieu tout-puissant lui fût amené chargé de liens, disant : Que l’ennemi de notre royaume soit envoyé en exil, afin qu’il ne puisse nous nuire plus longtemps. Et comme l’évêque se tenait sur ses gardes et qu’il n’était pas aisé, de l’enlever de la ville, arriva le jour où se fêtait la dédicace d’un oratoire rural situe prés de la ville. L’évêque était sorti pour se rendre à cette fête, lorsqu’en route il fut attaqué subitement par des hommes armés qui, se précipitant avec grand bruit hors d’une embuscade où ils s’étaient cachés, l’entourèrent, le jetèrent à bas de son cheval, mirent en fuite tous ceux qui l’accompagnaient, lièrent ses serviteurs, battirent ses clercs, et le mettant lui-même sur un misérable cheval, sans permettre à aucun des siens de le suivre, l’emmenèrent pour le conduire en la présence du roi. Comme ils traversaient la ville d’Aix, Pientius[xl], évêque de ce lieu, plein de compassion pour son fière, lui donna des clercs pour l’assister et ne le laissa partir qu’après lui avoir fourni ce dont il avait besoin. Pendant que ces choses se passaient, les clercs de Marseille ouvrirent la maison épiscopale ; forcèrent les coffres, firent l’inventaire de plusieurs des objets qu’ils trouvèrent, et en emportèrent d’autres dans leurs maisons. Mais l’évêque ayant été conduit devant le roi, celui-ci ne le trouva point coupable et lui permit de retourner dans sa ville, où il frit reçu avec de grandes acclamations des citoyens. De là naquirent de grandes inimitiés entre le roi Gontran et son neveu Childebert, et leur alliance rompue, ils cherchaient mutuellement à se tendre des piéges.
Le roi Chilpéric, voyant s’élever cette discorde entre son frère et son neveu, appela à lui le duc Didier [Desiderius] et lui ordonna de faire quelque méchanceté à son fière. Didier fit marcher une armée, mit en fuite le duc Ragnovald, prit Périgueux, et après s’être fait prêter serment, il marcha vers Agen. La femme de Rarnovald ayant appris que son mari avait été mis en fuite, et que la ville était tombée au pouvoir du roi Chilpéric, se réfugia dans la basilique du saint martyr Caprasius[xli] ; mais elle en fut tirée, dépouillée de tout ce qu’elle possédait, privée du secours de ses serviteurs, et envoyée à Toulouse[xlii] après avoir donné caution. Didier s’empara de toutes les villes qui dans ces cantons obéissaient au roi Gontran, et les soumit à la puissance du roi Chilpéric. Le duc Bérulphe, ayant appris que les habitants de Bourges parlaient tout bas entre eux de faire une irruption dans le territoire de Tours, fit marcher une armée et s’établit sur ce territoire. Alors les bourgs d’Isure [Yseures] et de Baron[xliii] [Barrou] appartenant à la ville furent rudement ravagés, et l’on punit ensuite cruellement ceux qui n’avaient, pas pris part à cette expédition. Le duc Bladaste [Baldatès, un des officiers de Chilpérix] marcha en Gascogne[xliv] et y perdit la plus grande partie de son armée.
Loup, citoyen de la ville de Tours, ayant perdu sa femme et ses enfants, voulut entrer dans la cléricature. Son frère Ambroise l’en empêcha, craignant, s’il épousait l’Église de Dieu, qu’il ne l’instituât son héritière : il eut soin de le pourvoir promptement d’une femme. Cédant aux malheureuses suggestions de son frère, Loup atteignit le jour où il devait se lier par les fiançailles[xlv]. Tous deux se rendirent au château de Chinon, où ils avaient une maison ; mais la femme d’Ambroise, qui vivait en adultère, et, détestant son mari, en aimait un autre d’un amour impudique, tendit des piéges à Ambroise. Les deux frères, après s’être livrés ensemble aux plaisirs d’un festin, et remplis de vin jusqu’à l’ivresse, la nuit venue, se couchèrent dans un même lit : alors l’adultère de la femme d’Ambroise vint pendant la nuit, au moment où tous dormaient, accablés par le vin, et ayant allumé un feu de paille pour voir ce qu’ils faisaient, il tira son épée, et en frappa la tête d’Ambroise de telle sorte que le fer, descendant à travers les yeux, lui emporta le sommet de la tête. Loup, éveillé par ce coup, et se voyant nager dans le sang, jeta de grands cris en disant : Hélas ! hélas ! au secours ! on a tué mon frère. L’adultère, qui s’éloignait déjà après avoir commis son crime, entendant ces cris, revint vers le lit, alla à Loup. Celui-ci résistant, il le vainquit, après l’avoir déchiré d’un grand nombre de blessures, et rayant frappé d’un coup mortel, le laissa à demi-mort. Cependant personne de la maison n’entendit rien de ce qui se passait, et, le matin arrivé, tous demeurèrent consternés d’un si grand crime. Loup, qu’on trouva encore en vie, rapporta ce qui était arrivé, puis rendit l’esprit. L’impudique veuve ne donna pas beaucoup de temps aux larmes ; mais, peu de jours après, elle s’en alla, unie à son adultère[xlvi].
La septième année du roi Childebert [en 582], qui était la vingt et unième de Chilpéric et de Gontran, on eut, dans le mois de janvier, des pluies, des éclairs et de violents tonnerres ; on vit des fleurs sur les arbres. Il apparut dans le ciel une étoile à laquelle j’ai donné plus haut le nom de comète [livre IV]. Le ciel, tout autour, était profondément obscur, en sorte que, placée comme dans un creux, elle reluisait au milieu des ténèbres, scintillait, et étalait sa chevelure : il en partait un rayon d’une grandeur merveilleuse, qui paraissait au loin comme la fumée d’un grand incendie ; on la vit à l’occident, à la première heure de la nuit. On vit aussi dans la ville de Soissons, le saint jour de Pâques, le ciel ardent, comme s’il eût été embrasé de deux incendies : il y en avait un plus grand, et l’autre moindre. Au bout de deux heures, ils se réunirent, et, après avoir formé comme une grande flamme, ils disparurent. Dans le territoire de Paris, il tomba des nuages une pluie de sang véritable : beaucoup de gens la reçurent en leurs vêtements, et elle les souilla de telles taches qu’ils s’en dépouillèrent avec horreur. Le même prodige se manifesta en trois endroits du territoire de cette cité. Dans celui de Senlis, un homme, en se levant le matin, trouva l’intérieur de sa maison arrosé de sang. Il y eut cette année une grande mortalité parmi le peuple : diverses maladies très dangereuses, et accompagnées de pustules et d’ampoules, causèrent la mort d’une grande quantité de gens ; beaucoup cependant y échappèrent à force de soins. Nous apprîmes que cette année la peste s’était cruellement fait sentir dans la ville de Narbonne, en telle sorte qu’il n’y avait aucun répit pour celui qui en était saisi.
Félix , évêque de la cité de Nantes, attaqué de la contagion, commença à se sentir grièvement malade. Alors, ayant appelé à lui les évêques du voisinage, il les supplia de se réunir pour confirmer, par sa signature, le choix qu’il avait fait de son neveu Bourguignon pour lui succéder. Ils le firent, et m’envoyèrent Bourguignon. Il avait alors près de vingt-cinq ans. Il vint me prier d’aller à Nantes, et, après l’avoir tonsuré, de le sacrer évêque à la place de son oncle qui vivait encore. Je le refusai, parce que je savais la chose contraire aux canons ; mais je lui donnai un conseil, et lui dis : Il est écrit dans les canons, mon fils, que personne ne pourra parvenir à l’épiscopat, sans avoir d’abord régulièrement passé par les degrés de la hiérarchie ecclésiastique. Retourne donc, mon très cher fils, et demande à celui qui t’a élu de te tonsurer. Quand tu seras parvenu aux honneurs de la prêtrise, sois assidu à l’église, et lorsque Dieu voudra le retirer de ce monde, tu t’élèveras sans peine au rang d’évêque. Mais lui s’en retourna, et négligea de suivre le conseil que je lui avais donné, parce que l’évêque Félix paraissait moins souffrir de sa maladie. Mais lorsque la fièvre l’eut quitté, l’humeur sortit de ses jambes en pustules ; et, comme il y mit un très violent cataplasme de cantharides, ses jambes tombèrent en pourriture, et il finit sa vie à l’âge de soixante-dix ans, la trente-troisième année de son épiscopat[xlvii]. Nonnychius, son cousin, lui succéda par l’ordre du roi.
Pappolène [Pappolenus], ayant appris la mort de Félix, reprit sa nièce, de qui il avait été séparé. Il lui avait été fiancé autrefois ; mais l’évêque Félix, reculant à accomplir le mariage, Pappolène était venu avec une grosse troupe, avait enlevé la jeune fille de son oratoire, et s’était réfugié dans la basilique de Saint-Albin. Alors l’évoque Félix, ému de colère, était parvenu, à force d’artifices, à séparer la jeune fille de son mari, et lui ayant fait prendre l’habit dans la ville de Bazas, il la mit dans un monastère : mais elle envoya secrètement des messagers à son mari pour qu’il vînt la reprendre, en l’enlevant du lieu où elle était renfermée. Celui-ci, qui le voulait bien, la retira du monastère, s’unit à elle en mariage, et s’étant muni des ordres du roi, cessa de craindre les menaces de ses parents.
Le roi Chilpéric fit baptiser cette année-là beaucoup de Juifs, et en tint plusieurs sur les fonts de baptême. Cependant il y en eut beaucoup dont l’eau du baptême lava seulement le corps, et non pas le cœur, et qui, menteurs envers Dieu, retournèrent à leur infidélité première ; en sorte qu’on les voyait à la fois observer le sabbat, et honorer le jour du Seigneur. Aucun argument ne put engager Priscus à reconnaître la vérité. Alors le roi irrité ordonna qu’il fût gardé, afin que ce qu’il ne consentait pas à croire volontairement, on le lui fit au moins croire, malgré lui ; mais Priscus, au moyen de quelques présents, obtint qu’on lui donnât du temps, jusqu’à ce que son fils eût épousé une Juive de Marseille, promettant faussement d’accomplir ensuite ce que lui avait ordonné le roi. Dans l’intervalle, il s’éleva une querelle entre lui et Phatir, Juif converti, que le roi avait tenu sur les fonts de baptême. Le jour du sabbat, Priscus, s’étant ceint les reins, et ne tenant aucun instrument de fer à la main, s’était retiré dans un lieu secret pour y accomplir la loi de Moïse. Phatir survint tout à coup, et le tua à coups d’épée, ainsi que ceux qui étaient avec lui. Après les avoir tués, il s’enfuit dans la basilique de Saint-Julien[xlviii], avec ses serviteurs qui étaient dans une rue voisine[xlix]. Pendant qu’ils y demeuraient renfermés, ils apprirent que le roi avait ordonné que, laissant la vie au maître, on tirât les serviteurs de la basilique, et qu’on les fit périr comme des malfaiteurs. Alors l’un d’eux tira son épée, et son maître ayant déjà pris la fuite, il tua ses camarades, et sortit de la basilique l’épée à la main ; mais le peuple, se jetant sur lui, le tua cruellement. Phatir eut la permission de retourner dans le royaume de Gontran, d’où il était venu ; mais peu de jours après il fut tué par les parents de Priscus.
Ansovald et Domegésile, envoyés en Espagne par le roi Chilpéric, pour y prendre connaissance de la dot de sa fille[l] [Rigonthe], revinrent de leur mission. En ces jours-là, le roi Leuvigild [Leuvichild] était à la tête de son armée, en guerre contre son fils Erménégild, à qui il prit la ville de Mérida. Nous avons déjà fait connaître comment Erménégild s’était allié avec les généraux de l’empereur Tibère. Les envoyés, retardés par cette cause, furent plus longtemps à revenir. Quand je les vis, je m’empressai de leur demander si le peu de Chrétiens demeurés en ce lieu étaient encore fervents dans la foi du Christ. A quoi Ansovald me répondit . Les Chrétiens qui habitent l’Espagne conservent la pureté de la foi catholique ; mais le roi s’efforce de les troubler par une nouvelle ruse : il feint artificieusement de prier aux sépulcres des martyrs et dans les églises de notre religion ; car, dit-il, j’ai connu « clairement que le Christ, fils de Dieu, est égal à son Père ; mais je ne crois point du tout que le Saint-Esprit soit Dieu, car cela ne se trouve dans aucune des divines Écritures. — Bon Dieu, bon Dieu ! quel précepte impie ! quelle doctrine empoisonnée ! quelle opinion perverse ! Où Dieu a-t-il dit : Dieu est Esprit ? [Jean, 4, 24] Où donc voit-on que Pierre a dit à Ananie : comment vous êtes-vous ainsi accordés ensemble pour tenter l’esprit du Seigneur ? ce n’est pas aux hommes que vous avez menti, mais à Dieu ? [Actes, 5, 9,4] Où donc Paul, rappelant les dons mystiques du Seigneur, a-t-il dit : C’est un seul et même esprit qui, après toutes ces choses, distribue à chacun ses dons selon qu’il lui plaît [I Corinth., 12, 11]. On sait bien que celui qui agit selon sa volonté n’est assujetti à personne. Ansovald, s’étant rendu vers le roi Chilpéric, y fut suivi d’une ambassade espagnole[li] qui passa de Chilpéric à Childebert, et puis retourna en Espagne.
Le roi Chilpéric avait mis des gardes au pont sur l’Orge, dans le territoire de la cité de Paris, afin d’empêcher que du royaume de son frère [Gontran], on ne vînt par surprise causer du dommage à ses sujets[lii]. Le duc Asclépius en ayant été instruit vint de nuit les attaquer, les tua tous, et ravagea cruellement les environs du pont. Lorsque le roi Chilpéric eut appris cette nouvelle, il envoya des messagers à ses comtes, à ses ducs et à ses autres agents, pour qu’ils rassemblassent une armée, et fissent irruption dans le royaume de son frère. Mais les gens de bien lui conseillèrent de n’en rien faire, lui disant : Ils ont agi méchamment, mais tu dois agir sagement. Envois des messagers à ton frère, et s’il veut réparer l’injure qu’il t’a faite, tu ne chercheras point à lui causer de mal. S’il ne le veut pas, tu verras alors ce que tu auras à faire. Il se rendit à leurs raisons, et défendant à son armée de marcher, fit partir des envoyés pour aller trouver son frère ; et celui-ci, réparant ce qui s’était fait, chercha à regagner entièrement l’amitié de son frère.
Cette année mourut Chrodin, homme très éminent en vertus et en piété, très aumônier, nourrissant les pauvres, libéral à enrichir les églises et à sustenter le clergé. Il établit beaucoup de nouvelles métairies, planta des vignes, bâtit des maisons, mit des pays en culture, et appelant à lui les évêques doués de peu de biens, leur donnait avec bonté des repas, des maisons avec des champs et des cultivateurs, de l’argent, des tentures, des ustensiles, des agents et des serviteurs, disant : Il faut que ces choses soient données aux églises, afin qu’elles s’en servent pour le soulagement de leurs pauvres, et m’obtiennent ainsi le pardon de Dieu. Nous avons su encore de cet homme beaucoup d’autres bonnes œuvres qu’il serait trop long d’exposer. Il mourut à l’âge de soixante-dix ans.
Il parut encore cette année de nouveaux signes. Il y eut une éclipse de lune. Dans le territoire de Tours, à l’effraction du pain on en vit couler du vrai sang. Les murs de la ville de Soissons furent renversés. Prés d’Angers la terre trembla, et des loups entrés dans les murs de la ville de Bordeaux y mangèrent des chiens sans marquer aucune crainte des hommes. On vit des feux parcourir le ciel. La ville de Bazas fut consumée par un incendie qui dévasta l’église et la maison épiscopale. Nous apprîmes aussi qu’on y avait enlevé tout ce qui appartenait au service de l’autel.
Le roi Chilpéric, ayant envahi les villes de son frère, nomma de nouveaux comtes, et leur ordonna de lui apporter tous les tributs des villes. La chose, ainsi que nous l’avons appris, fut faite comme il l’avait ordonné. En ces jours-là Nonnichius, comte de la ville de Limoges, prit deux hommes porteurs de lettres venant, disaient-ils, de Charterius, évêque de la ville de Périgueux, et dans lesquelles le roi était fort maltraité. On y disait, entre autres choses, que l’évêque se plaignait d’être descendu du Paradis en Enfer, lorsqu’il avait passé de la domination du roi Gontran sous la puissance du roi Chilpéric. Le comte fit passer au roi sous sûre garde ces hommes et leurs lettres. Le roi, avec beaucoup de patience, envoya vers l’évêque des gens chargés de l’amener en sa présence, enfin d’examiner si les choses dont on l’accusait étaient ou non véritables. L’évêque étant arrivé, le roi lui présenta les hommes et les lettres, et lui demanda si c’était lui qui les avait envoyés. L’évêque le nia. Les hommes ayant été interrogés sur celui de qui ils les tenaient, nommèrent le diacre Fronton. L’évêque, interrogé sur son diacre, répondit que celui-ci était son grand ennemi, et qu’il n’était pas douteux que ce ne fut une méchanceté de sa part, car il lui avait souvent fait de mauvaises affaires ; mais le diacre fut amené sans retard, et interrogé par le roi, il chargea son évêque, disant : J’ai dicté cette lettre par l’ordre de l’évêque. Mais l’évêque se récria, disant que celui-ci cherchait souvent par des artifices à le faire dépouiller de son évêché. Le roi se laissant émouvoir à la clémence, et remettant sa cause entre les mains de Dieu, les relâcha tous deux, pria l’évêque de pardonner à son diacre, et le supplia de prier Dieu pour lui. Il fut donc renvoyé avec honneur dans son église, et deux mois après le comte Nonnichius, auteur de ce scandale, mourut frappé d’une attaque d’apoplexie. Comme il n’avait pas d’enfants, ses biens frirent concédés par le roi à diverses personnes.
Après, que le roi Chilpéric eut mis au tombeau beaucoup d’enfants, il lui naquit un fils [en 582]. Le roi, en réjouissance, ordonna de mettre en liberté tous ceux qui étaient gardés, de délivrer de leurs liens ceux qui étaient enchaînés, et de ne point exiger les sommes qu’on avait négligé de payer à son fisc ; mais cet enfant donna lieu par la suite à une grande perfidie.
La guerre recommença contre l’évêque Théodore. Gondovald, qui se disait fils du roi Clotaire, était arrivé à Marseille venant de Constantinople. Il faut ici exposer en peu de mots quelle était son origine. Né dans les Gaules, il avait été élevé avec soin, instruit dans les lettres, et, selon la coutume des rois de ce pays, portait les boucles de ses cheveux flottantes sur ses épaules ; il fut présenté au roi Childebert [l’ancien , frère de Clotaire] par sa mère, qui lui dit : Voilà ton neveu, le fils du roi Clotaire : comme son père le hait, prends-le avec toi, car il est de ta chair. Celui-ci qui n’avait pas de fils le prit et le garda avec lui. Cette nouvelle avant été annoncée au roi Clotaire, il envoya des messagers à son frère, pour lui dire : Envoie ce jeune homme pour qu’il vienne vers moi[liii]. Son frère le lui envoya sans retard. Clotaire l’ayant vu ordonna qu’on lui coupât la chevelure, disant : Il n’est pas né de moi. Après la mort de Clotaire, le roi Charibert le reçut ; mais Sigebert l’ayant fait venir, coupa de nouveau sa chevelure et l’envoya dans la ville d’Agrippine, maintenant appelée Cologne[liv]. Ses cheveux étant revenus, il s’échappa de ce lieu et se rendit près de Narsès, qui gouvernait alors l’Italie. Là, il prit une femme, engendra des fils et se rendit à Constantinople. De là, à ce qu’on rapporte, il fut longtemps après invité par quelqu’un[lv] à revenir dans les Gaules, et débarquant à Marseille, il fut reçu par l’évêque Théodore qui lui donna des chevaux, et il alla rejoindre le duc Mummole [Mummolus]. Mummole occupait alors, comme nous l’avons dit, la cité d’Avignon ; mais à cause de cela le duc Gontran se saisit de l’évêque Théodore et le fit garder, l’accusant d’avoir introduit un étranger dans les Gaules, et de vouloir par ce moyen soumettre le royaume des Francs à la domination de l’empereur. Mais Théodore produisit, dit-on, une lettre signée de la main des grands du roi Childebert, et il dit : Je n’ai rien fait par moi-même, mais seulement ce qui nous a été commandé par nos maîtres et seigneurs. L’évêque était gardé dans sa cellule, et on ne lui permettait pas d’approcher de l’église. Une certaine nuit, tandis qu’il priait Dieu avec beaucoup d’application, sa cellule resplendit d’une grande lumière, en sorte que le comte qui le gardait fut consterné d’une terrible frayeur. On vit au-dessus de sa tête, pendant deux heures, un globe de la plus vive lumière. Le matin arrivé, le comte fit récit de la chose à ceux qui se trouvaient avec lui. Après cela Théodore fut conduit vers le roi Gontran avec l’évêque Épiphane[lvi], qui fuyant les Lombards était venu demeurer à Marseille, et qu’on accusait de complicité dans cette affaire. Le roi les ayant examinés ne les trouva coupables d’aucun crime. Cependant il ordonna de continuer à les garder, et dans cet état l’évêque Épiphane mourut après beaucoup de tourments. Gondovald se réfugia dans une île de la mer, pour y attendre l’événement. Le duc Gontran Boson partagea avec un des ducs du roi Gontran [Mummol] les trésors de Gondovald, et emporta, dit-on, avec lui en Auvergne une immense quantité d’or, d’argent et d’autres choses.
La huitième année du roi Childebert, le 31 janvier [583], au moment où dans la ville de Tours, on venait, le jour du Seigneur, de donner le signal des Matines, et lorsque le peuple se levait pour se réunir dans la cathédrale[lvii], le ciel étant couvert de nuages, il en tomba avec la pluie un grand globe de feu, qui parcourut dans les airs un long espace, et donna tant de lumière qu’on distinguait toutes choses comme en plein jour. Après quoi il rentra dans le nuage, et l’obscurité succéda à la clarté. Les eaux grossirent au-delà de la coutume, et causèrent autour de Paris une telle inondation de la Seine et de la Marne, que beaucoup de bateaux périrent entre la Cité et la basilique Saint-Laurent[lviii].
Le duc Gontran étant retourné, comme je l’ai dit, en Auvergne avec ses trésors, alla vers le roi Childebert ; et, lorsqu’il en revenait avec sa femme et ses filles, le roi Gontran le prit et le retint, disant : C’est sur ton invitation que Gondovald est venu dans les Gaules, et tu étais allé jadis à Constantinople dans cette vue ; le duc Gontran répondit : C’est ton duc Mummole qui l’a reçu et l’a retenu dans Avignon. Permets que je t’amène Mummole, et alors je serai disculpé des choses dont on m’accuse. Le roi lui dit : Je ne te permettrai pas de t’en aller sans que tu aies subi la peine que tu mérites pour le crime que tu as commis. Lui, se voyant prés de la mort, dit : Voilà mon fils, prends-le, et qu’il te serve d’otage pour ce que je promets au roi mon Seigneur, et si je ne t’amène pas Mummole, que je perde mon enfant. Alors le roi lui permit de s’en aller et retint son petit enfant. Gontran prit avec lui des gens d’Auvergne et du Velay, et s’en alla à Avignon ; mais Mummole avait artificieusement fait préparer sur le Rhône de mauvaises barques. Ils y montèrent sans se douter de rien, et lorsqu’ils arrivèrent au milieu du fleuve, les barques chargées s’engloutirent. Dans ce péril les uns s’échappèrent en nageant, plusieurs s’étant saisis des planches mêmes des barques furent ainsi portés sur le rivage, d’autres moins avisés périrent dans le fleuve. Le duc Gontran arriva cependant à Avignon. Mummole, depuis qu’il était entré dans cette ville, avait en soin de détourner une partie des eaux du Rhône pour la défense de cette petite portion de la ville qui n’était pas enfermée par le fleuve ; il avait fait creuser en ce lieu des fossés d’une grande profondeur, et pour tendre un piége à l’ennemi avait fait recouvrir cette eau. Gontran étant arrivé , Mummole dit de dessus le mur : S’il agit de bonne foi, qu’il vienne d’un côté du rivage et moi de l’autre, et me dise de là ce qu’il a à me dire. Mais lorsqu’ils furent arrives chacun de son côté, le bras du fleuve se trouvant entre eux deux, Gontran lui dit : Si tu le permets, j’irai à toi, parce qu’il y a des choses dont nous devons conférer plus secrètement ; à quoi Mummole répondit : Viens et ne crains rien. Gontran s’avança avec un de ses amis, qui était chargé du poids d’une cuirasse. Lorsqu’ils arrivèrent sur le fossé dans lequel on avait fait entrer l’eau du fleuve, l’ami fut englouti dans l’eau et ne reparût plus[lix]. Gontran plongea aussi, et la rapidité du courant l’emportait ; mais un de ceux qui étaient présents lui tendit la lance qu’il tenait à la main, et le ramena au rivage. Alors, après s’être dit mutuellement beaucoup d’injures, Mummole et lui s’en allèrent chacun de son côté. Tandis que Gontran assiégeait cette ville avec l’armée du roi Gontran, Childebert, apprenant ces nouvelles, fut ému de colère de ce que cela s’était fait sans son ordre, et il envoya Gondulphe, dont j’ai parlé plus haut, qui fit lever le siége et conduisit Mummole en Auvergne ; mais peu de jours après il revint à Avignon.
Le roi Chilpéric alla à Paris la veille de la fête de Pâques, et, pour éviter les malédictions prononcées dans le traité qu’il avait fait avec ses frères contre celui qui entrerait à Paris sans le consentement des autres, il y entra précédé des reliques d’un grand nombre de saints. Il y célébra très joyeusement les fêtes de Pâques, et y fit baptiser son fils, que Ragnemode, évêque de cette ville tint sur les fonts de baptême. Il lui fit donner le nom de Théodoric.
Le référendaire Marc [Marcus], dont nous avons parlé plus haut, après avoir amassé de grands trésors par les injustes contributions levées sur le peuple, se sentant saisi subitement d’une douleur de côté, se tondit les cheveux[lx], fit pénitence et rendit l’esprit. Ses biens furent portés au fisc, on lui trouva de grands trésors d’or et d’argent et beaucoup et joyaux, dont il n’emporta rien que le préjudice qu’il avait fait à son âme.
Les envoyés qui étaient allés en Espagne revinrent sans en rapporter rien de positif, parce que Leuvigild était toujours en guerre contre son fils aîné.
Dans le monastère de Sainte-Radegonde[lxi] une jeune fille, nommée Ditiola [Discolia], nièce de saint Sauve, évêque d’Albi, mourut de la manière que je vais dire. Elle était tombée malade, et les autres sœurs la servaient assidûment. Lorsque arriva le jour où elle devait se séparer de son corps, vers la neuvième heure, elle dit aux soeurs : Voilà que je me sens mieux ; je n’éprouve plus aucune douleur, je n’ai plus besoin que vous vous empressiez autour de moi et demeuriez à me soigner ; allez-vous-en pour que je puisse plus aisément me laisser aller au sommeil. A ces paroles, les sœurs quittèrent pour un instant sa cellule et revinrent peu de temps après ; elles demeuraient debout devant elle, attendant qu’elle leur parlât, lorsque étendant les mains et demandant à je ne sais qui sa bénédiction, elle dit : Bénis-moi, ô saint et serviteur du Dieu Très-Haut ! Voilà aujourd’hui la troisième fois que tu souffres pour l’amour de moi ; pourquoi, ô saint ! supportes-tu, en faveur d’une pauvre femme malade, des injures si multipliées ? On lui demanda à qui elle adressait ces paroles ;mais elle ne répondit rien, et, après un court intervalle, elle poussa un grand éclat de rire et rendit l’esprit. Et voilà qu’un possédé, qui était venu à l’exaltation de la sainte croix[lxii] pour en obtenir sa guérison, se prit à s’arracher les cheveux, et, se jetant à terre, disait : Malheur ! malheur, malheur à nous qui avons souffert un tel dommage ! S’il nous avait été du moins permis de plaider d’abord notre cause et de savoir pourquoi cette âme nous a été enlevée ! Ceux qui étaient présents lui ayant demandé ce qu’il voulait dire, il répondit : Voilà que l’ange Michel a pris l’âme de cette fille et l’a conduite au ciel, et notre prince, que vous appelez le Diable, n’en a pas eu la moindre part. Le corps, lorsqu’il eut été lavé, parut éclatant d’un blanc de neige, en sorte que l’abbesse ne put trouver sous sa main aucun linceul qui le surpassât en blancheur. Cependant, après l’avoir enveloppé dans des linceuls propres, on le porta à la sépulture. Une autre fille de ce monastère eut une vision, qu’elle raconta aux sœurs. Il lui sembla, dit-elle, qu’elle était en voyage parce qu’elle avait fait vœu de se rendre à pied à une fontaine d’eau vive ; comme elle n’en savait pas la route, elle rencontra devant elle un homme qui lui dit : Si tu veux arriver à la fontaine d’eau vive, je marcherai devant toi pour t’en montrer le chemin. Elle lui rendit grâces et suivit cet homme, qui marcha devant elle. Marchant ainsi, ils arrivèrent à une grande fontaine dont les eaux brillaient comme de l’or, et dont les herbes, semblables à toutes sortes de pierres précieuses, rayonnaient de toute la lumière du printemps. L’homme lui dit : Voilà la fontaine d’eau vire que tu as cherchée avec tant de travail. Désaltère-toi à son courant, afin qu’il surgisse pour toi une fontaine d’eau vive dans la vie éternelle. Comme elle buvait avidement de cette eau, voilà qu’elle vit de l’autre côté venir l’abbesse qui, l’ayant dépouillée de ses vêtements, la couvrit d’habits royaux, brillant de tant d’éclat d’or et de pierres précieuses qu’à peine serait-il possible de le comprendre. L’abbesse lui disait : Ton fiancé t’envoie ces présents. Cette vision toucha le cœur de la religieuse, et, peu de jours après, elle pria l’abbesse de lui faire préparer une cellule pour y vivre en réclusion. La cellule fut très promptement préparée. L’abbesse lui dit : Voilà la cellule, maintenant que désires-tu ? La religieuse lui demanda qu’il lui fût permis de s’y renfermer. La chose lui ayant été accordée, elle y fut conduite par les vierges rassemblées, avec des chants et des flambeaux allumés, et sainte Radegonde qui la tenait par la main. Elle dit adieu à toutes, et les ayant embrassées l’une après l’autre, elle fut recluse dans la cellule ; on boucha la porte par où elle y était entrée, et là elle vaque à l’oraison et à la lecture.
Cette année-là sortit de ce monde l’empereur Tibère[lxiii], laissant parmi tout son peuple un grand deuil de sa mort. Il était éminent en bonté, toujours prêt à l’aumône, juste dans ses arrêts, très prudent à juger, ne méprisant personne, et embrassant tous les hommes dans sa bienveillance ; et comme il les chérissait tous, il était chéri de tous. Lorsqu’il fut tombé malade, il désespéra de sa vie ; il fit appeler l’impératrice Sophie et lui dit : Voilà que je sens que le temps de ma vie est accompli ; je veux choisir, d’accord avec vous, celui qui doit gouverner la république ; il faut élire avec soin l’homme à qui je remettrai ma puissance. Elle choisit un certain Maurice [Mauricius], disant : C’est un homme actif et habile ; il a souvent combattu les ennemis de la république et a obtenu la victoire. Ce qu’elle disait, afin qu’après la mort de Tibère, Maurice s’unît à elle en mariage. Mais Tibère, instruit, du choix qu’avait fait l’impératrice, donna ordre de parer sa fille des ornements impériaux ; et ayant fait appeler Maurice, il lui dit : Voilà que, par le consentement de l’impératrice Sophie, tu viens d’être nommé à l’Empire. Pour t’y affermir, je te donne ma fille. La jeune fille étant arrivée, son père la remit à Maurice, en lui disant : Reçois mon empire avec cette jeune fille ; règne heureusement, et n’oublie jamais l’amour de la justice et de l’équité. Maurice ayant reçu la jeune fille, la conduisit à sa maison ; on célébra la cérémonie du mariage , puis Tibère mourut. Après les vacances d’usage, Maurice, couvert du diadème et de la pourpre, se rendit au Cirque où il fut salué des acclamations du peuple, lui distribua des présents, et fut confirmé dans la possession de l’Empire.
Le roi Chilpéric reçut ensuite des envoyés de son neveu Childebert, à la tête desquels était Ægidius évêque de Reims. Introduits auprès du roi, lorsqu’on leur eut permis de parler, ils dirent : Ton neveu notre seigneur te demande à tout prix de conserver l’alliance que tu as faite avec lui ; il ne peut avoir de paix avec ton frère qui, après la mort de son père, lui a enlevé une partie de Marseille, retient les fugitifs de son royaume, et refuse de les lui remettre entre les mains. Ton neveu Childebert veut donc conserver entière l’affection qui est maintenant entre vous. Et le roi dit : Mon frère s’est rendu coupable en beaucoup de choses, car si mon fils Childebert veut examiner les choses selon la raison, il reconnaîtra bientôt que son père a été tué avec la connivence de Gontran. Lorsqu’il eut ainsi parlé, l’évêque Ægidius lui répondit : Si tu t’allies avec ton neveu, et que ton neveu s’allie avec toi, vous ferez marcher une armée, et aurez bientôt pris de lui la vengeance qui vous est due. S’étant donc liés par des serments, ils se donnèrent mutuellement des otages, et se séparèrent. Chilpéric se fiant donc en leurs promesses fit marcher son armée et vint à Paris, où son séjour causa une grande dépense aux habitants. Le duc Bérulphe avec les gens de Tours, de Poitiers et de Nantes, marcha sur les confins du territoire de Bourges. Didier et Bladaste [Bladastès], à la tête de toutes les troupes des provinces qui leur étaient confiées, l’environnèrent d’un autre côté, et dévastèrent cruellement les pays qu’ils eurent à parcourir. Chilpéric ordonna à l’armée qui venait le joindre, de traverser Paris. Il le traversa lui-même à la tête de cette armée, et marcha vers le château de Melun, livrant tout aux flammes et à la dévastation. L’armée de son neveu n’arrivait point, quoique les chefs et les envoyés de Childebert fussent auprès de Chilpéric ; il envoya des messagers aux ducs Bérulphe, Didier et Bladaste, et leur dit : Entrez dans le territoire de Bourges, et quand vous serez parvenus jusque dans la ville, exigez le serment de fidélité. Les habitants de Bourges se précipitèrent, au nombre de quinze mille, du côté du château Mélian[lxiv] [Mellian], et là combattirent contre le duc Didier. Il se fit un grand carnage, et il périt plus de sept mille hommes des deux armées.
Les ducs avec le reste de leurs gens arrivèrent à la ville, ravageant et dévastant tout, et il se fit alors une telle dépopulation qu’on n’avait ouï rien de pareil dans les anciens temps, et qu’il ne resta ni maisons, ni vignes, ni arbres ; mais ils coupèrent, brûlèrent et détruisirent tout, emportant des églises ce qui appartenait au service divin, et brûlant les églises mêmes. Le roi Gontran marcha contre son frère avec son armée[lxv], mettant en la justice de Dieu toute son espérance. Un soir il envoya son armée qui détruisit une partie de celle de son frère ; le matin suivant des envoyés passèrent de l’un à l’autre, et ils firent la paix, se promettant mutuellement que celui qui, d’après le jugement des évêques et des principaux du peuple, serait reconnu avoir dépassé les bornes de la loi, paierait à l’autre une composition, et ils se séparèrent de bon accord. Le roi Chilpéric, ne pouvant empêcher son armée de piller, tua de son épée le comte de Rouen, et ensuite il revint à Paris, chacun laissant le butin qu’il avait fait, et relâchant ses captifs. Ceux qui assiégeaient Bourges ayant reçu l’ordre de retourner chez eux, emportèrent avec eux tant de butin que le pays d’où ils sortirent fut comme qui dirait entièrement vidé d’hommes et de troupeaux. L’armée de Didier et Bladaste entra dans le territoire de Tours, et s’y livra à l’incendie, au pillage, au meurtre, comme on a coutume de le faire en pays ennemi. Ils emmenèrent des captifs, dont ils renvoyèrent ensuite plusieurs après les avoir dépouillés. Cette calamité fut suivie d’une maladie sur le bétail, en sorte qu’il resta à peine une seule bête. C’était une nouvelle lorsque quelqu’un avait vu une jument ou aperçu une génisse.
Pendant que cela se passait, le roi Childebert se tenait avec son armée, assemblée en un même lieu. Une nuit l’armée se souleva, les petites gens firent entendre de grands murmures contre l’évêque Ægidius et les chefs du roi, et commencèrent à crier et à dire ouvertement : Otons de devant la face du roi ces hommes qui vendent son royaume, soumettent ses cités à la domination d’un autre, et livrent à une puissance étrangère le peuple et le prince. Tandis qu’ils se livraient à ces clameurs et à d’autres semblables, le matin étant arrivé, ils prirent leurs armes et coururent aux tentes du roi, pour se saisir de l’évêque et des seigneurs, les accabler par la force, les charger de coups, et les mettre en pièces avec leurs épées. L’évêque en ayant été averti, prit la fuite et montant à cheval, se dirigea vers sa ville épiscopale. Le peuple le poursuivit avec de grands cris, jetant après lui des pierres et vomissant des injures. Ce qui le sauva, c’est qu’ils n’avaient pas préparé leurs chevaux. Cependant l’évêque voyant que les chevaux de ses compagnons étaient rendus de fatigue, continua seul son chemin, saisi d’une telle frayeur qu’une de ses bottes étant sortie de son pied, il ne s’arrêta point pour la ramasser, mais arriva ainsi jusqu’à Reims, où il se mit à couvert dans les murs de la ville.
Peu de mois auparavant, Leudaste[lxvi] était venu à Tours, avec la permission du roi, pour y reprendre sa femme et y demeurer. II nous envoya une lettre souscrite par les évêques, pour que nous le reçussions à la communion ; mais comme cette lettre n’était pas accompagnée des ordres de la reine, à cause de laquelle surtout il avait été séparé de la communion, je refusai de le recevoir, disant : Quand j’en aurai l’ordre de la reine, je le recevrai sans retard. J’envoyai donc vers elle, et elle me répondit par écrit en ces mots : Pressée de beaucoup de gens, je n’ai pu faire autrement que de lui permettre d’aller à Tours ; maintenant, je te prie, ne lui accorde pas la paix, et qu’il ne reçoive pas la communion de ta main, jusqu’à ce qu’il ait pleinement accompli ce qu’il nous doit. En lisant cet écrit, je craignis qu’on ne le fit périr ; j’envoyai donc chercher son beau-père, et lui donnai connaissance de cette lettre, le priant que son gendre se conduisît avec prudence, jusqu’à ce qu’il eût adouci l’esprit de la reine ; mais lui, comme il était encore mon ennemi, soupçonnant de l’artifice dans ce conseil que je lui donnais de bonne foi et pour l’amour de Dieu, ne voulut pas agir d’après les avis que je lui faisais donner, et je vis l’accomplissement de ce proverbe que j’avais appris d’un certain vieillard : Donne toujours de bons conseils, soit à ton anti, soit à ton ennemi, car ton ami les suivra, et ton ennemi les méprisera. Méprisant donc celui-ci, il se rendit vers le roi, qui était alors avec son armée dans les environs de Melun, et supplia le peuple d’adresser sa prière au roi pour qu’il voulût le recevoir en sa présence. Le roi donc, prié par tout le peuple, consentit à le voir, et, prosterné à ses pieds, il lui demanda pardon ; mais le roi lui dit : Tiens-toi sur tes gardes encore quelque temps, jusqu’à ce que tu aies vu la reine, et qu’elle t’ait dit les moyens de rentrer en grâce auprès d’elle, envers qui tu t’es rendu bien coupable. Mais lui, imprudent et léger, se fiant sur ce qu’il avait été admis en la présence du roi, lorsque le roi vint à Paris, se rendit un dimanche dans la sainte cathédrale, se jeta aux pieds de la reine, et implora son pardon ; mais elle, frémissant de colère, et détestant sa vue, le repoussa, et versant des larmes, dit : Puisqu’il ne me reste pas de fils qui prenne soin de poursuivre mes injures, c’est à toi, mon Seigneur Jésus , que j’en remets la poursuite. Et se prosternant aux pieds du roi, elle ajouta : Malheur à moi qui vois mon ennemi, et ne puis l’emporter sur lui ! Il fut donc repoussé du lieu saint, et on accomplit les cérémonies de la messe. Le roi étant sorti avec la reine de la sainte cathédrale, Leudaste continua son chemin jusqu’à la place, sans se douter de ce qui allait lui arriver. Il parcourait les maisons des marchands, se faisait montrer des pièces d’argenterie, pesait l’argent, et examinait plusieurs joyaux en disant : J’achèterai ceci et ceci, car il me reste beaucoup d’or et d’argent. Comme il disait cela, survinrent soudainement les serviteurs de la reine qui voulurent le lier de chaînes. Ayant tiré son épée, il en frappa l’un d’eux, ce qui irrita les autres ; en sorte que, prenant leurs boucliers et leurs épées, ils se jetèrent sur lui. Il y en eut un qui d’un coup lui enleva une partie des cheveux et de la peau de la tête. Comme il fuyait à travers le pont de la ville, son pied se prit entre deux des planches du pont ; il eut la jambe cassée, et fut pris : on lui lia les mains derrière le dos, et il fut remis à des gardes. Le roi ordonna qu’il fût soigné par les médecins, afin que, guéri de ses blessures, il pût être livré aux tourments d’un supplice journalier ; mais, comme on le conduisait à une des métairies du fisc, la pourriture se mit dans ses plaies, et il fut bientôt à l’extrémité. Alors, par l’ordre de la reine, on le coucha par terre sur le dos, et lui ayant mis sous la nuque du cou une énorme barre de fer, on le frappa sur la gorge, et il finit ainsi, par une juste mort, une vie tissue de perfidies.
La neuvième année du roi Childebert [en 584], le roi Gontran rendit à son neveu une partie de Marseille[lxvii].
Les envoyés de Chilpéric, revenus d’Espagne, annoncèrent que le royaume de la Manche[lxviii] [Carpitanie] était cruellement dévasté par les sauterelles, de telle sorte qu’il n’y avait ni arbres, ni vignes, ni forêts, ni fruits, ni aucune verdure, qu’elles n’eussent entièrement détruits ; ils dirent que l’inimitié qui s’était élevée entre Leuvigild et son fils augmentait tous les jours de violence. Une grande contagion régnait aussi dans ces cantons, et dévastait beaucoup de pays ; mais elle faisait rage surtout dans la ville de Narbonne[lxix]. Il y avait déjà trois ans qu’elle avait pris dans cette ville, puis elle s’apaisait, et alors le peuple qui avait fui, revenant dans la ville, périssait par la maladie. La ville d’Albi était aussi rudement travaillée du môme mal.
En ces jours-là, vers le milieu de la nuit, il parut du côté du nord un grand nombre de rayons brillants, d’une grande clarté, qui, se rapprochant et se séparant ensuite, finirent par s’évanouir. On vit aussi dans la partie septentrionale du ciel reluire une telle clarté qu’on la prit pour celle de l’aurore.
Il vint de nouveau des envoyés d’Espagne qui apportèrent des présents, et arrêtèrent avec le roi Chilpéric l’époque où, selon la convention qu’il avait faite précédemment, il donnerait sa fille en mariage au fils du roi Leuvigild[lxx]. L’époque fixée[lxxi] et toutes choses convenues, l’envoyé reprit sa route. Mais le roi Chilpéric étant sorti de Paris pour se rendre dans le pays de Soissons, il lui survint un nouveau chagrin : son fils, que, l’année précédente, il avait fait régénérer dans les eaux du baptême, fut pris de la dysenterie, et rendit l’esprit[lxxii]. C’était là ce qu’annonçait cette flamme que, comme je l’ai dit plus haut, on avait vu tomber des nuages. Ils revinrent à Paris avec une douleur infinie, ensevelirent leur enfant, et firent courir après l’envoyé, pour qu’il revînt, et prolongeât le terme donné, le roi disant : Voilà que ma maison est remplie de deuil ; comment pourrai-je célébrer les noces de ma fille ? Car il voulait envoyer en Espagne une autre fille qu’il avait eue d’Audovère, et qu’il avait mise dans le monastère de Poitiers[lxxiii] ; mais elle s’y refusa principalement à cause de la résistance de sainte Radegonde, qui disait : Il ne convient pas qu’une fille dédiée au Christ retourne aux voluptés du siècle.
Tandis que ces choses se passaient, on vint dire à la reine que l’enfant qui lui était mort avait succombé à des maléfices et à des enchantements, et que le préfet Mummole[lxxiv], que la reine haïssait déjà depuis longtemps , était complice de ce crime. D’où il arriva qu’un homme de la cour du roi, étant à un festin dans la maison de Mummole, se lamentait de ce qu’un enfant qu’il chérissait avait été pris de la dysenterie. Le préfet lui répondit : J’ai une herbe qui, lorsqu’on la fait prendre à celui qui est attaqué de la dysenterie, quelque désespéré qu’il soit, le guérit sur-le-champ. Ces paroles ayant été rapportées à la reine, sa fureur s’en accrut, et ayant fait prendre des femmes de la ville de Paris, elle les livra aux tourments pour les forcer par des coups à déclarer ce qu’elles savaient. Elles avouèrent qu’elles étaient sorcières, et déclarèrent avoir fait mourir beaucoup de gens ; ajoutant, ce que je ne voudrais pas qu’on crût en aucune manière : Nous avons, ô reine, sacrifié la vie de ton fils, pour celle du préfet Mummole. Alors la reine les faisant livrer à des tourments encore plus cruels, fit assommer les unes, brûler les autres, attacher d’autres à des roues qui leur brisaient les os, et se retira avec le roi dans sa maison de Compiègne, où elle lui révéla tout ce qu’elle avait entendu dire du préfet. Le roi envoya des serviteurs ordonner à Mummole de venir le trouver, et après l’avoir interrogé, le fit charger de chaînes et livrer à divers tourments. On le suspendit à un poteau, les mains liées derrière le dos, et là on le questionna sur les maléfices dont il pouvait avoir connaissance ; mais il n’avoua rien de ce que nous avons rapporté plus haut. Cependant il confessa avoir pris souvent, de ces femmes, des onguents et des breuvages dont l’effet devait être de le mettre en grâce auprès du roi et de la reine. Lors donc qu’il fut détaché du poteau, il appela l’exécuteur [lietorem], et lui dit : Allez annoncer au roi, mon seigneur, que je ne sens aucun mal des tourments qu’on m’a infligés. Le roi ayant entendu ces paroles, dit : Ne faut-il pas, en effet, qu’il soit sorcier pour n’avoir reçu aucun mal de ce qu’on lui a fait souffrir ? Alors on l’étendit sur des roues, et on le frappa de tant de coups de courroies triplées, que les exécuteurs en étaient fatigués ; ensuite on lui entra des bâtons pointus dans les ongles des pieds et des mains, et, comme il était à ce point que l’épée était déjà levée pour lui couper la tête, il obtint de la reine qu’elle lui laissât la vie ; mais on lui fit subir une dégradation non moins cruelle que la mort ; car l’ayant mis dans un chariot, on le renvoya dépouillé de tout ce qu’il possédait à la ville de Bordeaux où il était né. Mais frappé en route d’une attaque d’apoplexie, il put à peine arriver où il lui était ordonné d’aller, et peu de temps après rendit l’esprit. Après quoi, la reine ayant pris le trésor de son enfant, tant les vêtements que les autres effets, les étoffes de soie et tout ce qu’elle put trouver, les fit consumer par le feu. On dit qu’il y en avait quatre chariots. Elle fit jeter l’or et l’argent dans une fournaise embrasée, afin qu’il ne restât rien d’entier qui pût lui rappeler la douleur de la mort de son fils.
Æthérius, évêque de Lisieux, dont nous avons parlé[lxxv], fut expulsé de sa ville, et y rentra de la manière suivante : il y avait un clerc de la ville du Mans abandonné à la luxure, aimant les femmes, et livré à la gourmandise, à la fornication, et à toute espace de vices immondes. Il voyait souvent une certaine prostituée à qui il fit couper les cheveux, lui fit prendre un habit d’homme et l’emmena avec lui dans une autre ville où n’étant pas connu, il pourrait éviter le soupçon d’adultère. C’était une femme de race libre et née d’honnêtes parents. Ses proches ayant découvert longtemps après ce qui s’était passé, voulurent venger la honte de leur famille, et ayant trouvé le clerc, ils l’enchaînèrent, l’enfermèrent et firent brûler la femme. Ensuite, excités par la perverse soif de l’or, ils tâchèrent de vendre le clerc, c’est-à-dire de trouver quelqu’un qui le rachetât ; autrement il était dévoué à une mort certaine. Ces choses ayant été rapportées à Æthérius, ému de compassion, il donna vingt pièces d’or, et le sauva ainsi de la mort qui le menaçait. Après avoir recru la vie de cette manière, le clerc se donna pour docteur dans les lettres, et promit à l’évêque, s’il lui confiait des enfants, de les rendre accomplis dans cette science ; l’évêque joyeux de cette promesse rassembla les enfants de la cité et le chargea de les instruire. II était honoré des citoyens ; le pontife lui avait donné des terres et des vignes, et il était invité dans les maisons des parents dont il instruisait les enfants. Mais revenant à ses anciennes habitudes et oubliant tout ce qu’il avait souffert, il s’éprit de concupiscence pour la mère d’un des enfants qu’il instruisait. Cette femme pudique ayant déclaré la chose à son mari, ses parents assemblés infligèrent au clerc de rudes tourments et voulurent le tuer. L’évêque, de nouveau touché de pitié, le délivra après l’avoir doucement réprimandé, et le rétablit dans ses honneurs ; mais rien ne put jamais tourner vers le bien l’esprit léger de cet homme, et, au lieu de cela, il devint l’ennemi de celui qui l’avait plusieurs fois racheté de la mort. Il s’allia à l’archidiacre de la cité qui, se jugeant digne de l’épiscopat, fit le complot d’assassiner l’évêque. On paya un clerc qui devait le frapper d’une hache, et tous ces gens commençaient déjà à tenir des discours, à parler bas, à lier des intrigues, offrant des récompenses pour engager, si l’évêque mourait, à mettre l’archidiacre à sa place. Mais la miséricorde de Dieu l’emporta sur leur perfidie, et sa bonté se hâta de réprimer la cruauté des méchants. Un jour que l’évêque rassemblait ses ouvriers dans un champ qu’il voulait faire labourer, le clerc dont j’ai parlé le suivait avec une hache, sans qu’il y prit garde aucunement. Cependant, s’en étant aperçu : Pourquoi donc, lui dit-il, me suis-tu si assidûment avec cette hache ? L’autre saisi de frayeur se jeta à ses genoux, disant : Prends courage, ô prêtre de Dieu ; car tu sauras que j’ai été envoyé par l’archidiacre et le précepteur pour te frapper de cette hache. J’ai plusieurs fois voulu le faire, et ma main s’est levée pour frapper le coup ; mais aussitôt mes yeux étaient couverts de ténèbres, mes oreilles cessaient d’entendre, et tout mon corps était ébranlé par un tremblement. Mes mains demeuraient sans force, et je ne pouvais accomplir ce que j’avais projeté ; mais lorsque ensuite j’abaissais le bras, je ne sentais plus aucun mal. J’ai reconnu que Dieu était avec toi, car je n’ai pu te nuire en aucune manière. Lorsqu’il eut dit ces paroles, l’évêque se prit à pleurer et imposa silence au clerc. Puis, retourné à sa maison, il se coucha pour souper. Après quoi il alla se reposer dans son lit, autour duquel était un grand nombre des lits de ses clercs. Ses ennemis s’étant méfiés du clerc qui devait l’assassiner, pensèrent à exécuter par eux-mêmes leur perfidie, et tramèrent un autre artifice, soit pour le faire périr violemment, soit pour le charger d’un crime qui le fit exclure du sacerdoce. Tandis que tout le monde reposait vers le milieu de la nuit, ils se précipitèrent dans la chambre à coucher de l’évêque, poussant de grandes exclamations, et disant qu’ils en avaient vu sortir une femme, et qu’ils l’avaient laissée aller pour courir à l’évêque. C’était certainement par le conseil et l’instigation du diable qu’ils imputaient un tel crime à leur évêque, alors âgé de prés de soixante-dix ans. Sans perdre de temps, et de concert avec le clerc dont j’ai parlé, ils lièrent l’évêque qui vit ses mains chargées de chaînes par celui dont le cou avait été plusieurs fois délivré par lui de ses liens, et il fut condamné à une prison sévère par l’homme qu’il avait souvent tiré de la fange des cachots. Voyant que ses ennemis procédaient contre lui avec cette violence, il implora avec larmes, dans ses chaînes, la miséricorde du Seigneur ; aussitôt ses gardes se sentirent accablés de sommeil, la volonté du Seigneur détacha ses liens et celui qui avait si souvent délivré les méchants, fut délivré sans avoir rien souffert de leur méchanceté ; puis, s’échappant, il passa dans le royaume du roi Gontran. Une fois qu’il fut parti, ceux qui avaient comploté contre lui s’adressèrent plus librement au roi Chilpéric pour lui demander l’épiscopat ; et, accusant l’évêque de beaucoup de crimes, ils ajoutaient : Sache, ô roi très glorieux ! que nos paroles sont véritables ; car, dans la crainte de la mort que lui ont méritée ses crimes, il a passé au royaume de ton frère. Le roi ne les crut point, et leur ordonna de retourner à la ville ; et tandis que cela se passait, les citoyens, affligés de l’absence de leur pasteur, et sachant que tout cela s’était fait par envie et par avarice, se saisirent de l’archidiacre et de son associé, auteurs de cette iniquité, et demandèrent au roi de leur rendre leur évêque. Le roi envoya des messagers à son frère, l’assurant qu’il n’avait trouvé l’évêque coupable d’aucun crime. Le roi Gontran, qui était bon et plein de libéralité envers les malheureux, lui fit beaucoup de présents, et lui donna des lettres pour tous les évêques de son royaume, afin que pour l’amour de Dieu ils eussent soin de l’assister dans son voyage. Alors, parcourant les cités, il en recueillit des prêtres de Dieu tant de choses, soit en vêtements, soit en or, qu’à peine put-il rapporter tout ce qu’il avait reçu, et en lui fut accomplie cette parole de l’apôtre : Tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu [Rom., 8, 28] ; car ce voyage lui apporta beaucoup de richesses, et son exil le mit dans l’opulence. Retournant ensuite vers ses concitoyens, il en fut reçu avec tant d’honneur qu’ils pleuraient de joie et bénissaient Dieu de ce qu’il avait rendu à son église un tel évêque.
Lupintius [vulg. Saint-Louvent], abbé de la basilique de Saint-Privas, martyr, dans la cité du Gévaudan[lxxvi], fut mandé par la reine Brunehault, et vint la trouver. Il était accusé, dit-on, par Innocent [Innocentius], comte de ladite ville, d’avoir parlé de la reine avec irrévérence. Mais l’affaire ayant été examinée, il ne fut trouvé en rien coupable de lèse-majesté, et reçut l’ordre de s’en retourner. Cependant, comme il commençait à se mettre en route, il fut pris par ledit comte et conduit au village de Ponthion[lxxvii], où on lui fit souffrir beaucoup de tourments. Relâché ensuite pour s’en retourner chez lui, comme il avait tendu ses pavillons sur la rivière d’Aisne, son ennemi vint de nouveau tomber sur lui ; et s’en étant rendu maître par la violence, lui coupa la tête, la mit dans un sac rempli de pierres, et la jeta dans la rivière ; il y jeta de même le corps attaché à une pierre. Peu de jours après, ce corps fut vu par un berger qui, l’ayant tiré du fleuve, le mit en sépulture ; mais tandis qu’il préparait les choses nécessaires à ces obsèques, sans que personne pût savoir à qui appartenait ce corps dont on ne trouvait pas la tête, il arriva tout à coup qu’un aigle enleva le sac du fond du fleuve et le déposa sur le rivage. Remplis d’admiration, ceux qui se trouvaient présents prirent le sac ; et s’empressant de chercher ce qu’il contenait, ils y trouvèrent cette tête coupée qu’ils ensevelirent avec le reste des membres. On dit que, par la puissance divine, il parut en ce lieu une grande lumière, et que lorsqu’un malade venait prier a ce tombeau avec dévotion, il s’en retournait guéri.
Théodose, évêque de Rodez, qui avait succédé à saint Dalmate, quitta la lumière du jour. Les différends et les querelles qui s’élevèrent dans cette Église pour l’épiscopat en vinrent à ce point qu’elle fut presque entièrement dépouillée des vases sacrés et de tout ce qu’elle possédait de meilleur. Avec l’aide de la reine Brunehault, on fit rejeter le prêtre Transobade, et on élut Innocent[lxxviii], comte du Gévaudan. Dès qu’il fut en possession de l’épiscopat, il commença à tourmenter Ursicin [Ursicinus], évêque de la ville de Cahors , disant qu’il retenait des choses qui appartenaient au diocèse de Rodez ; d’où il arriva que leurs discordes journalières allèrent toujours croissant. Quelques années après, le métropolitain[lxxix], réuni avec ses suffragants dans la cité d’Auvergne, rendit un jugement portant que l’église de Rodez reprendrait les paroisses qu’on se rappelait lui avoir appartenu ; ce qui fut accompli.
Remi [Remigius], évêque de Bourges[lxxx], mourut, et, après sa mort, la plus grande partie de sa ville fut consumée par un grand incendie, et là périt ce qui avait échappé aux calamités de la guerre. Après cela, par la faveur du roi Gontran, Sulpice fut élu évêque de cette ville. On rapporte que beaucoup de gens offrant au roi des présents pour en obtenir l’épiscopat, il leur répondit : Il n’est pas dans l’habitude de notre gouvernement de vendre le sacerdoce, et il ne vous convient pas de l’acheter par des présents, car nous devons craindre d’encourir l’infamie d’un gain honteux, et vous d’être comparés à Simon-le-Magicien ; mais conformément à la prescience de Dieu, Sulpice sera votre évêque ; et ainsi amené au clergé, il monta au siége de cette église. C’est un homme de grande noblesse, des premiers sénateurs de la Gaule, très instruit dans les belles-lettres, sans égal dans l’art des vers. Ce fut lui qui provoqua le synode dont nous avons parlé relativement aux paroisses du diocèse de Cahors.
Il vint d’Espagne un envoyé, nommé Oppila, apportant au roi Chilpéric beaucoup de présents. Le roi d’Espagne craignait que Childebert ne fit marcher une armée pour venger l’injure de sa soeur, car Leuvigild ayant pris son fils Erménégild qui avait épousé la sœur de Childebert [Ingonde, fille de Sigebert], l’avait fait renfermer, et sa femme était demeurée entre les mains des Grecs. Cet envoyé étant donc arrivé à Tours le saint jour de Pâques, nous lui demandâmes s’il était de notre religion ; il répondit qu’il croyait ce que croient les catholiques, et venant avec nous à la cathédrale, assista aux cérémonies de la messe ; mais il ne reçut point de nous la paix et ne participa point au sacrifice[lxxxi]. Nous reconnûmes par là qu’il avait fait un mensonge en se disant catholique ; néanmoins je l’invitai à ma table, et lui ayant demandé ce qu’il croyait, il répondit : Je crois le Père, le Fils et le Saint-Esprit unis dans une même puissance. Je lui dis : Si tu crois ce que tu affirmes, quel motif t’a donc empêché de participer au sacrifice que nous avons offert à Dieu ? Et il me dit : Parce que vous ne répondez pas comme vous le devez au gloria, car nous disons, d’après l’apôtre Paul : Gloire à Dieu le Père par le Fils ; et vous dites, Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit ; et de même que les docteurs de l’Église enseignent que le Père a été annoncé dans ce monde par son Fils, Paul dit [I Timothée, 1, 17] : Au Roi des siècles, immortel, invisible, à l’unique Dieu soit honneur et gloire dans les siècles des siècles ![lxxxii] Et je lui répondis : Il n’y a pas un catholique, je pense, qui ne sache que le Père a été annoncé par son Fils, mais en même temps qu’il a annoncé son Père sur la terre, il a attesté sa propre divinité par ses miracles. Il a fallu que Dieu le Père envoyât son Fils en ce monde pour lui montrer Dieu en personne, afin que les hommes qui avaient refusé de croire aux patriarches, aux prophètes et à leurs législateurs, crussent au moins à son Fils. Il est donc nécessaire de rendre gloire à Dieu sous le nom des trois personnes, c’est pourquoi nous disons : Gloire à Dieu le Père qui a envoyé son Fils, gloire à Dieu le Fils qui a racheté le monde de son sang, gloire à Dieu le Saint-Esprit qui sanctifie l’homme racheté. Mais toi qui dis : Gloire au Père par le Fils ! tu enlèves au Fils sa gloire, comme s’il ne partageait pas la gloire de son Père parce qu’il a annoncé son Père au monde. Le Fils, comme nous l’avons dit, a annoncé son Père au monde, mais beaucoup ne l’ont pas cru, selon les paroles de saint Jean l’Évangéliste [1, 12] : Il est venu chez soi, et les siens ne l’ont point reçu ; mais il a donné à tous ceux qui l’ont reçu le pouvoir d’être faits enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom. Et toi qui décries l’apôtre Paul, et n’entends pas ses paroles, remarque comme il a parlé prudemment et selon ce que chacun était en état d’entendre. Remarque comme il a prêché parmi les incrédules sans paraître leur imposer aucun fardeau trop difficile à porter, tellement qu’il dit à quelques-uns : Je ne vous ai nourris que de lait et non de viandes solides, parce que vous n’en étiez pas capables, et à présent même vous ne l’êtes pas encore [I Corinth., 3, 2]. La nourriture solide est pour les parfaits [Hébreux, 5, 14]. Et il dit à d’autres : Je n’ai point fait profession de savoir autre chose parmi vous que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié [I Corinth., 2, 2]. Maintenant veux-tu, ô hérétique, parce que Paul n’a prêché que le Christ crucifié, douter de sa résurrection ? Fais plutôt attention à sa prudence, et vois avec quelle adresse il dit à d’autres plus robustes dans leur foi : si nous avons connu. Jésus-Christ selon la chair, maintenant nous ne le connaissons plus de cette sorte [II Corinth., 5, 16]. Nie donc, accusateur de Paul, si ton esprit est capable d’une telle folie, que le Christ ait été crucifié ; mais je te le demande, laisse toutes ces choses, écoute de meilleurs conseils, applique un collyre à tes yeux troublés, et reçois la lumière de la prédication apostolique. Car Paul parlait aux hommes selon ce qu’était chacun, d’une manière moins relevée, afin de les élever ensuite au plus haut faîte de la foi ; et comme il dit ailleurs [I Corinth., 9, 22] : je me suis fait tout à tous pour les sauver tous, comment un mortel refusera-t-il la gloire au Fils, que le Père lui-même a glorifié du haut du ciel, non pas une fois, mais deux ou trois fois ? Écoute comme il a parlé du haut des cieux, lorsque le Saint-Esprit descendit sur la tête du Fils, baptisé de la main de Jean : celui-ci est, dit-il, mon fils bien-aimé, dans lequel j’ai mis toute mon affection [Matthieu, 17, 5]. Certainement, si tu as les oreilles assez bouchées pour ne pas entendre cela, tu dois croire du moins ce qu’entendirent les apôtres sur la montagne, lorsque Jésus, transfiguré dans sa gloire, parlait avec Moise et Élie, du haut d’une nuée resplendissante, le Père dit : voici mon Fils bien aimé, en qui j’ai mis toute mon affection, écoutez-le [II épître de Pierre, 1, 17]. L’hérétique répondit à cela : le Père en ceci ne rend nullement témoignage à la gloire du Fils ; il le désigne seulement pour son fils. Et moi je lui dis : Si tu prends les choses de cette manière, je te fournirai un autre témoignage par lequel le Père a glorifié son Fils. Au moment de la Passion de notre Seigneur, lorsqu’il dit [Jean, 14, 1] : Mon Père glorifiez votre Fils, afin que votre Fils vous glorifié ; qu’est-ce que le père lui a répondu du haut du ciel ? Ne lui a-t-il pas dit [Ibid., 12, 28] : Je l’ai déjà glorifié, et je le glorifierai encore ? Voilà donc que la propre voix du père le glorifie, et toi tu t’efforces de lui enlever sa gloire. Mais ton pouvoir ne répond pas à la volonté que tu montres. Et toi qui te portes accusateur de l’apôtre Paul, écoute-le lorsque Jésus-Christ parle par sa bouche : Que toute langue confesse que le Seigneur Jésus-Christ est dans la gloire de Dieu son Père [Philip., 3, 11]. Maintenant, s’il participe à la gloire de son Père, s’il habite dans la gloire avec son Père, comment se fait-il que tu veuilles le déshonorer en le privant de sa gloire ? Et comment ne rendra-t-on pas gloire parmi les hommes à celui qui règne dans les cieux, avec une gloire égale à celle de son Père ? Confessons donc le Christ Fils de Dieu pour le vrai Dieu, et reconnaissons que puisqu’ils n’ont qu’une seule divinité, ils n’ont qu’une seule et même gloire. Après cela, je me tus et terminai la discussion. L’envoyé se rendit vers le roi Chilpéric, et après lui avoir offert les présents que lui envoyait le roi d’Espagne, il retourna dans son pays.
Le roi Chilpéric ayant appris que son frère Gontran avait fait la paix avec Childebert son neveu, et qu’ils voulaient se réunir pour lui reprendre les villes qu’il leur avait enlevées de force, se réfugia avec tous ses trésors dans la ville de Cambrai et y emporta avec lui tout ce qu’il avait de meilleur. Il envoya des messagers aux ducs et comtes des cités, pour les engager à réparer les murs des villes, à renfermer leurs effets ainsi que leurs femmes et leurs filles sous l’abri des remparts, et à se défendre courageusement si la nécessité l’exigeait, de manière à ce que l’ennemi ne pût leur faire de mal. Il ajoutait : Et si vous perdez quelque chose, lorsque nous reviendrons à prendre vengeance de nos ennemis, vous en reprendrez davantage. Mais il ne savait pas que la victoire est dans la main de Dieu. A plusieurs fois ensuite, il mit son armée en marche, puis il lui ordonna de se tenir en repos dans ses frontières. Dans ces jours-là il lui était né un fils qu’il fit nourrir dans sa maison de Vitry[lxxxiii], de peur, dit-il, que s’il était vu en public, il ne lui arrivât quelque mal et qu’il ne mourût.
Le roi Childebert alla en Italie, ce qu’apprenant les Lombards, et craignant d’être défaits par son armée, ils se soumirent à sa domination[lxxxiv], lui firent beaucoup de présents, et promirent de lui demeurer fidèles et soumis. Le roi ayant obtenu d’eux ce qu’il désirait retourna dans les Gaules, et ordonna de mettre en mouvement une armée qu’il fit marcher en Espagne. Cependant il s’arrêta. L’empereur Maurice lui avait donné, l’année précédente, cinquante mille sols d’or pour chasser les Lombards de l’Italie. Ayant appris qu’il avait fait la paix avec eux, il redemanda son argent, mais le roi, se confiant en ses forces, ne voulut seulement pas lui répondre là dessus[lxxxv].
Il se passa en Galice de nouveaux mouvements dont nous allons rendre compte. Erménégild ayant encouru, comme nous l’avons dit [livre V], la colère de son père, demeurait avec sa femme dans une ville d’Espagne[lxxxvi], comptant sur le secours de l’empereur, et de Miron [Mir – livre V] roi de Galice. Ayant appris que son père venait vers lui avec une armée, il chercha de quelle manière il devait s’y prendre pour le repousser et le tuer, ne sachant pas, le malheureux, que le jugement de Dieu menace celui qui médite de telles choses contre son père, fût-il hérétique. Après y avoir bien pensé, parmi les nombreux milliers d’hommes qui l’accompagnaient , il choisit trois cents hommes d’armes qu’il renferma dans le château d’Osser[lxxxvii], dont l’église contient des fontaines qui se remplissent par l’ordre spécial de Dieu. Son projet était de lasser et de rompre ainsi la première impétuosité de son père, afin de le vaincre ensuite plus facilement avec des troupes de moindre valeur, mais plus nombreuses. Le roi Leuvigild connaissant sa ruse se fatiguait la tête à délibérer disant : Si je vais contre lui avec toute mon armée réunie eu un seul corps, elle sera cruellement accablée des traits de l’ennemi ; si je n’y vais qu’avec un petit nombre de soldats, je ne pourrai vaincre cette troupe d’hommes vaillants : ainsi donc j’irai avec tous. » Et, marchant vers le lieu où étaient réunis ces vaillants hommes, il les défit, et brûla le château, comme on l’a déjà raconté[lxxxviii]. Cette victoire obtenue, il apprit que le roi Miron venait contre lui à la tête d’une armée ; l’ayant environné, il exigea de lui le serment de lui être fidèle à l’avenir. Ils se firent des présents mutuels, après quoi chacun retourna chez soi. Mais Miron retourné dans son pays, se mit au lit peu de jours après, et mourut [en 582]. Sa maladie était venue des mauvaises eaux et de l’insalubrité de l’air de l’Espagne. Après sa mort son fils Euric sollicita l’amitié du roi Leuvigild, et lui ayant, comme son père, prêté serment, régna sur le royaume de Galice. Mais, dans l’année, son beau-frère Audica, qui était fiancé à sa sœur, vint avec une armée, le prit, le fit clerc et ordonna qu’on lui imposât les honneurs du diaconat ou de la prêtrise. Puis, ayant pris pour femme la veuve de son père [Sisegonthe], il obtint le royaume de Galice[lxxxix]. Leuvigild prit son fils Erménégild et l’emmena avec lui à Tolède, puis le condamna à l’exil, mais il ne put tirer sa femme des mains des Grecs.
Les sauterelles qui depuis cinq ans ravageaient la province de la Manche, passèrent, cette année, en suivant la grande route, dans une autre province voisine de celle-ci. Elles couvraient en longueur un espace de cent cinquante milles, et celui de cent milles en largeur. Cette année parurent dans les Gaules beaucoup de prodiges, et les peuples éprouvèrent de grandes calamités. On vit des roses au mois de janvier, et il parut autour du soleil un grand cercle mêlé de diverses couleurs, semblables à celles que déploie l’arc-en-ciel après la pluie. Une cruelle gelée brûla les vignes, une tempête vint ensuite en divers lieux ravager les vignes et les moissons, et ce qui restait fut consumé par une épouvantable sécheresse. On vit sur quelques vignes un petit nombre de fruits maigres, sur quelques autres point du tout. Si bien que les hommes irrités contre Dieu ouvrirent les entrées des vignes et y introduisirent les brebis et les chevaux, entremêlant de prières, les malheureux, le soin qu’ils prenaient de se nuire à eux-mêmes, et disant : Que jamais durant l’éternité des siècles, ces vignes ne produisent plus de sarments. Les arbres qui avaient donné des fruits au mois de juillet, en donnèrent d’autres au mois de septembre. La maladie revint attaquer les bestiaux avec une nouvelle violence, si bien qu’à peine en demeura-t-il quelques-uns.
A l’approche du mois de septembre, il arriva au roi Chilpéric une grande ambassade des Goths[xc]. Retourné à Paris, il ordonna de prendre un grand nombre de serviteurs appartenant aux maisons royales[xci], et de les mettre dans des chariots ; comme plusieurs pleuraient et ne voulaient pas s’en aller, il les fit tenir prisonniers pour pouvoir plus facilement les obliger de partir avec sa fille. On dit que plusieurs, craignant de se voir enlevés ainsi à leurs parents, de douleur s’arrachèrent la vie au moyen d’un lacs. Le fils était séparé du père, la mère de la fille, et ils s’en allaient avec de profonds gémissements et de grandes malédictions ; on entendait tant de pleurs dans la ville de Paris qu’on les a comparés aux pleurs de l’Égypte. Plusieurs personnes des meilleures familles, contraintes de s’en aller ainsi, firent leur testament, donnèrent leurs biens aux églises, et demandèrent qu’au moment où la fille de Chilpéric entrerait en Espagne, on ouvrît ces testaments, comme si elles étaient déjà dans le tombeau. Cependant il vint à Paris des envoyés du roi Childebert pour avertir le roi Chilpéric de ne donner à sa fille aucune des villes qu’il tenait du royaume du père de Childebert [Sigebert, roi d’Austrasie], ni aucune partie de ses trésors, et de ne pas se permettre de toucher aux esclaves, aux chevaux, aux jougs de boeufs, ni à rien de ce qui appartenait à ces propriétés. Un de ces envoyés fut, dit-on, tué secrètement, mais je ne sais par qui. Cependant les soupçons se portèrent sur le roi Chilpéric, ayant promis de ne toucher à aucune de ces choses, convoqua les principaux Francs et ses autres fidèles, et célébra les noces de sa fille. Elle fut remise aux envoyés des Goths, et il lui donna de grands trésors ; mais sa mère y ajouta une telle quantité d’or et d’argent ou de vêtements, que le roi, voyant cela, crut qu’il ne lui restait plus rien. La reine, s’apercevant de son mécontentement, se tourna vers les Francs, et dit : Ne croyez pas, ô Francs, qu’il y ait rien là des trésors des rois précédents. Tout ce que vous voyez est tiré de mes propriétés, car le roi très glorieux a été très libéral envers moi, et j’ai amassé beaucoup de choses par mon labeur, et beaucoup d’autres viennent de ce que j’ai recueilli tant sur les fruits que sur les tributs des maisons qui m’ont été concédées. Vous m’avez fait aussi beaucoup de présents, desquels j’ai composé ce que vous voyez devant vous, car il n’y a rien là des trésors publics. Et ainsi elle trompa l’esprit du roi. Il y avait une telle immensité de choses que, tant en or qu’en argent, et autres choses précieuses, on emmena cinquante chariots. Les Francs apportèrent aussi beaucoup de présents ; les uns de l’or, les autres de l’argent, quelques-uns des chevaux, plusieurs des vêtements ; chacun donna ce qu’il put. La jeune fille ayant dit adieu avec beaucoup de larmes et d’embrassements, lorsqu’elle sortait de la porte, l’essieu d’une des voitures cassa ; tous se dirent alors à la malheure, ce que quelques-uns prirent pour un augure. Étant ensuite partie de Paris, elle ordonna de dresser ses tentes à huit milles de la ville. Durant la nuit, cinquante hommes de sa suite se levèrent, prirent les cent meilleurs chevaux, tous les freins d’or, deux grandes chaînes, et s’enfuirent vers le roi Childebert. Durant tout le chemin, tous ceux qui pouvaient s’échapper prenaient la fuite, emportant avec eux tout ce qu’il leur était possible d’attraper. On reçut aussi durant la route ce cortège avec un grand appareil, aux dépens des diverses cités. Le roi avait ordonné que là dessus on ne payât rien de son fisc ; tout fut fourni par une contribution extraordinaire des pauvres gens.
Comme le roi craignait que son frère ou son neveu ne tendissent en route quelque embûche à sa fille, il avait ordonné qu’elle marchât environnée d’une armée. Avec elle étaient des hommes du premier rang, le duc Bobon, fils de Mummolène [Mummolenus], avec sa femme, pour lui servir de paranynphe ; Domégesile, Ansevald, le maire du palais Waddon, autrefois comte de Saintes, le reste de la troupe, composé d’hommes du commun était au nombre de plus de quatre mille. Les autres chefs et camériers qui, voyageaient avec elle la quittèrent à Poitiers. Ses compagnons de route allaient tant qu’ils pouvaient, et ils firent en chemin tant de butin, se livrèrent à tant de pillages qu’on pourrait à grand’peine le raconter. Ils dépouillaient les cabanes des pauvres , ravageaient les vignes, emportaient les sarments avec les raisin, enlevaient les troupeaux en tout ce qu’ils pouvaient trouver, et ne laissaient rien dans les lieu qu’ils traversaient, accomplissant ce qui a été dit par le prophète Joël [1, 4] : La sauterelle a mangé les restes de la chenille, le ver les restes de la sauterelle , et la nielle les restes du ver. Ce fût ainsi que les choses se passèrent alors. Les restes de la gelée furent détruits par les tempêtes, le reste des tempêtes fut brûlé par la sécheresse ; et ce qu’avait laissé la sécheresse enlevé par les gens de guerre.
Tandis que ceux-ci continuaient leur route avec leur butin, Chilpéric, le Néron, l’Hérode de notre temps, se rendit à sa maison de Chelles, éloignée de la ville de Paris d’environ soixante stades. Là, il se livrait à l’exercice de la chasse ; mais un jour qu’il revenait de chasser, et qu’il faisait déjà nuit, comme il descendait de cheval, s’appuyant d’une main sur l’épaule d’un de ses serviteurs, un homme s’approcha, le frappa d’un couteau sous l’aisselle, et, réitérant son coup, lui perça le ventre : aussitôt, rendant le sang en abondance, tant par la bouche que par ses blessures, il rendit son âme inique. On a vu, par ce qui précède, tout le mal qu’il avait fait, et qu’il brûla et dévasta souvent plusieurs contrées, sans en ressentir aucune douleur, mais plutôt une grande joie ; semblable à Néron, lorsque autrefois il chantait des tragédies au milieu de l’incendie des palais [Suétone, VI, 38]. Souvent il punit injustement des hommes pour avoir leur bien. Peu de clercs, de son temps, parvinrent à l’épiscopat. Il était adonné à sa bouche, et faisait son Dieu de son ventre, affirmant qu’il n’y avait pas d’homme plus sage que lui. Il a fait deux livres de vers [livre V], prétendant imiter Sédule [Sedulius] ; mais ces vers ne peuvent se soutenir sur leurs faibles pieds, et faute de s’y entendre, il y a mis des syllabes brèves à la place des longues, et des longues où il faudrait des brèves. Il a fait d’autres opuscules, comme des hymnes et des messes qu’on ne peut admettre en aucune manière. Il était l’ennemi des intérêts des pauvres, et blasphémait assidûment contre les prêtres du Seigneur. Les évêques des églises étaient, lorsqu’il se trouvait en particulier, le principal sujet de ses dérisions et de ses plaisanteries : il appelait celui-ci inconséquent, cet autre orgueilleux, celui-là verbeux, tel autre luxurieux ; il disait : celui-ci est rempli de vanité, cet autre bouffi d’arrogance, car rien ne lui était plus odieux que l’Église ; il disait souvent : Voilà que notre fisc demeure pauvre, que nos richesses sont transférées aux églises ; personne ne règne, si ce n’est les évêques ; notre dignité périt, et est transportée aux évêques des cités. Et parlant ainsi, il violait sans cesse les testaments souscrits au profit des églises, et foulait souvent aux pieds jusqu’aux ordres de son père, pensant qu’il ne restait personne pour l’obliger d’accomplir ses volontés. L’imagination ne peut fournir aucune sorte de débauche et de luxure qu’il n’accomplît en réalité. Il cherchait sans cesse de nouveaux moyens de léser le peuple ; aux gens qu’il trouvait coupables, il faisait arracher les yeux ; et dans les ordres qu’il envoyait aux juges pour ses affaires, il ajoutait : Si quelqu’un méprise nos commandements, qu’il soit condamné à avoir les yeux arrachés. Comme il n’aimait véritablement personne, personne ne l’aimait, et dés qu’il eut rendu l’esprit, tous les siens l’abandonnèrent. Mallulphe, évêque de Senlis, qui avait déjà passé trois jours sous la tente, sans pouvoir parvenir à le voir, ayant appris sa mort, vint laver son corps, le couvrit des meilleurs vêtements, et ayant passé la nuit à chanter des hymnes, le mit sur une barque, et, alla l’ensevelir à Paris dans la basilique de Saint-Vincent [Saint-Germain-des-Prés], laissant la reine Frédégonde dans la cathédrale de cette cité[xcii].
[i] Gogon, dont il a été question au livre V, était un grand seigneur lettré en commerce de vers et de lettres avec les beaux esprits de son temps, notamment avec Fortunat, qui lui adressa les quatre pièces placées en tête du 7e livre de ses Poésies. C’était Gogon que Sigebert avait chargé d’amener Brunehaut en Gaule.
[ii] Voyez le livre IV et la Chronique de Marius d’Avenches.
[iii] Cette ville appartenait à Childebert.
[iv] Il s’agit vraisemblablement du troisième concile de Lyon, quoique les collections des conciles le place en 583. Nous en avons les six canons. Il n’y est question que de discipline ecclésiastique (Dom Ruinart).
[v] Nogiventum villam : peut-être Saint-Cloud, mais plutôt Nogent-sur-Marne, résidence très habituelle des rois Mérovingiens.
[vi] Les monnaies d’or de Tibère Constantin ne sont pas très rares (voyez Essai de classif. des suites byzantines par M. de Saulcy, p. 31 et pl. III). Mais il s’agit ici de pièces purement commémoratives, appelées médaillons. Les temps modernes n’ont pas conservé de médaillon antique d’une dimension aussi énorme que celle dont parle ici Grégoire. Le plus grand qu’on ait connu est un médaillon d’or de Justinien (représenté d’un côté en buste, de l’autre côté à cheval ramenant devant lui la victoire, avec ces mots : D. N. JUSTINIANVS PP. AVG. — SALVS ET GLORIA ROMANOR. — CONOB), qui avait été acheté par l’ambassadeur de France à Constantinople en 1751, et qui déposé alors à la Bibliothèque du roi, y fut volé en 1831. Il portait trois pouces de diamètre et pesait 5 onces 3 gros. M. de Boze l’a décrit et fait graver dans les Mém. de l’Acad. des Inscr., t. XXVI, p. 523. Il peut donner une idée de ce qu’était celui de Tibère, car il n’y eut qu’une dizaine d’années d’intervalle entre les deux frappes.
[vii] On pense que c’est par lui que Grégoire de Tours avait été sacré évêque (Marolles et Dom Ruinart).
[viii] Gontran était âgé et sans autres enfants que des filles.
[ix] In omnibus quæ laborare potuero. Ces paroles semblent faire la distinction, si usuelle dans le droit du moyen âge, qui consiste à spécifier les acquêts par opposition aux propres. En ce sens la libéralité du roi n’avait rien de vague.
[x] Évêque de Bayeux (livre IV) ou d’Avranches.
[xi] Fortunat (VII, 7-10) célèbre les louanges de ce personnage et de Magnulf, son frère (voyez Grégoire, livres IV et IX).
[xii] Douze ans chez les Francs Saliens, quinze ans chez les Ripuaires (Pardessus, Loi Salique, p. 452).
[xiii] Ces paroles ne se trouvent point dans la Vulgate (Guadet et Taranne).
[xiv] Isaïe, 7, 14 – Matthieu, 1, 23. Grégoire, qui ne veut combattre le Juif qu’avec les citations des livres Juifs, ne devait pas ajouter ces mots : ce qui veut dire Dieu est avec nous. Ils ne sont que dans saint Matthieu (Guadet et Taranne).
[xv] Voyez plus loin la triste fin de Priscus.
[xvi] Il est question de dîmes dans le canon 5 du second concile de Mâcon, en 585 ; et déjà les pères du second concile de Tours, en 567, avaient exhorté les fidèles à payer les dîmes pour échapper aux malheurs qui les menaçaient. Voyez Sirmond, Conciles, t. I (dom Ruinart).
[xvii] Provincia, la Provence.
[xviii] Ici provincia dans un autre sens.
[xix] Ici Grégoire joue sur le double sens, adjectif et appellatif, du mot dominicus.
[xx] Le religieux chargé des intérêts temporels du monastère.
[xxi] On doit s’étonner de l’omission d’Austadius dans le catalogue des évêques de Nice. On voyait encore au dix-septième siècle, près de Ville-Franche, à une lieue de Nice, les débris d’une tour et d’une église consacrée à San-Sospir : c’est le nom corrompu de saint Hospice. Ces édifices furent abattus pour la construction d’une tour que le duc Victor-Amédée de Savoie fit bâtir, vers 1640, en cet endroit (Ruinart).
[xxii] Il est encore question d’Hospicius dans Grégoire, Gloire des Confesseurs, 97 ; dans Paul Diacre, qui copie Grégoire, III, 1 ; dans la Chronique de Sigebert, année 581. Du temps de l’abbé de Marolles et de Dom Ruinart, son corps passait pour être conservé dans l’église de Nice.
[xxiii] On a une vie de cet évêque, assez ancienne, et une règle monastique rédigée par lui ; toutes deux publiés (Ruinart).
[xxiv] C’est-à-dire, comme plus haut, la Provence. Elle faisait partie du royaume de Childebert. Voyez ci-dessous.
[xxv] Dynamius et Jovin, rector ; Albinus, ex-præfector.
[xxvi] On a quelques vies de saints écrites par Dynamius. Fortunat fait son éloge, ainsi que ceux d’Albinus et de Jovinus, livre VI, 11-12.
[xxvii] Vulgairement saint Cybar.
[xxviii] Ce fut en France, jusqu’à la fin du dix-huitième siècle, le préliminaire le plus habituel des autres tortures. On tirait les quatre membres du patient par des cordes s’enroulant sur un tour, et on l’isolait en l’air. Avec quelques évolutions du tour on pouvait lui disloquer toutes les jointures, et on le faisait.
[xxix] Appelé Chramnulf dans une ancienne biographie de saint Cybar.
[xxx] Ce monastère, selon Ruinart et Bouquet, fut depuis l’église paroissiale du même nom dans le faubourg Saint-Martin. La basilique de Saint-Martin nommée plus bas est, selon les mêmes, le célèbre prieuré de ce nom (Conservatoire des Arts et Métiers). Il faut avouer que ces deux églises étaient alors assez loin de la ville ; à moins qu’on explique apud Parisius par auprès de Paris. Voyez plus bas (Guadet et Taranne).
[xxxi] La Provence brillait donc alors d’un certain éclat littéraire.
[xxxii] Domus regiœ majorem. Première mention faite par Grégoire de cette charge importante.
[xxxiii] Celle de Tours, comme l’indique la suite du texte.
[xxxiv] Dans le droit romain l’action furti ne se donnait qu’à la personne lésée par le vol ; dans les coutumes barbares il y avait une sorte d’action publique en ce qu’une partie de la composition due par le délinquant appartenait au fisc. Le fait cité ici donnait donc lieu à une question sérieuse, et l’on voit que le roi barbare la résout en effet avec bienveillance.
[xxxv] Cette coutume de s’approprier à la mort de l’évêque les objets mobiliers qui lui appartenaient fut religieusement suivie par les clercs du moyen âge.
[xxxvi] Les domestiques des rois Francs, étaient les hommes attachés à la personne du prince et qui logeaient dans l’intérieur du palais, ils étaient sous les ordres d’un chef appelé le comte des domestiques ; leur condition, loin d’être servile, était au contraire une des plus élevées ; les lois barbares leur donnent le titre d’optimates ; les principaux d’entre eux siégeaient dans les plaids ou cours judiciaires du prince ; c’étaient, en un mot, des fidèles plus spécialement attachés au service personnel de leur seigneur. Du reste cette signification du mot domestique s’est perpétuée dans le moyen âge et jusque vers la fin du 17e siècle ; les jeunes gens qui recevaient dans un château leur éducation chevaleresque étaient souvent appelés domestiques ou gens de la maison, et le cardinal de Richelieu avait un grand nombre de gentilshommes parmi ses domestiques.
[xxxvii] Frère de saint Nisier, évêque de Lyon (Lecointe et Ruinart).
[xxxviii] Abbé de Saint-Victor de Marseille.
[xxxix] Il semble, par ce qui précède, que Gondulphe avait réduit toute la ville sous l’obéissance de Childebert, pour punir Gontran de n’avoir pas voulu rendre à celui-ci la moitié qui lui appartenait. Le récit est aussi vague que devaient être peu précis les droits des deux souverains sur une seule ville (Guadet et Taranne).
[xl] Voyez Aimoin, III, 44.
[xli] Ou Saint-Caprais ; en gascon, Saint-Grapâsy.
[xlii] Dans la basilique de Saint-Saturnin, appelé à Toulouse Saint-Sernin.
[xliii] Ce sont deux villages sur la Creuse, vers les limites de la Touraine et du Berri (Indre et Loire, arr. de Loches).
[xliv] Vosconia. Première mention de ce nom géographique ; voyez ci-après (livre IX) et Fortunat (IX, 1).
[xlv] Institution purement romaine (Code Justinien, lib. V, de donat. ante nupt., ff., 9). Les Francs avaient la dot et le Morgengabe ; voyez le livre IX. — Voyez cependant Pardessus (Loi Salique, p. 666).
[xlvi] Voyez la fin de cette anecdote dans le livre suivant.
[xlvii] Félix mourut le 6 janvier 582. Il est honoré comme saint par les fidèles de Nantes. Grégoire le tenait pour son ennemi. Voyez le livre V, la Gloire des Confesseurs, 78, et Augustin Thierry, lettre V sur l’Histoire de France.
[xlviii] Saint-Julien-le-Pauvre ou le Vieux, servant depuis le dix-septième siècle de chapelle à l’Hôtel-Dieu de Paris. Voyez le livre IX.
[xlix] Le traducteur allemand, Giesebrecht, propose ici, non sans vraisemblance, une légère correction (erat pour erant) en vertu de laquelle on traduit : Il se réfugia, avec ses serviteurs, dans la basilique Saint-Julien, située sur la place voisine. Peut-être la synagogue où se rendait Priscus était-elle située du côté de la rue Pierre Sarrazin, où existait au treizième siècle un cimetière israélite et qui se trouve pas fort éloigné de Saint-Julien.
[l] Ceci est un reste de l’ancien usage des Germains chez qui ce n’est point la femme, dit Tacite, qui apporte une dot au mari, mais le mari qui en donne une à la femme (De mor. Germ., c. 18.). Cet usage, indirectement consacré par plusieurs des lois barbares, entre autre par celle des Bourguignons (tit. 34), et attesté, dans les premiers siècles de l’Europe moderne, par une multitude de faits, se retrouve chez presque tous les peuples barbares ou sauvages d’Asie, d’Afrique et d’Amérique ; il indique partout la condition, sinon servile, du moins faible et méprisée, des femmes qui sont achetées par leur mari comme un esclave ou une tête de bétail. Dès qu’on le voit disparaître et que la femme commence à apporter une dot dans la maison où elle entre, on peut être assuré que la condition des femmes s’améliore.
[li] Sur laquelle, voyez Miracles de Saint-Martin, III, VIII.
[lii] Apud Pontem Urbiensem civitatis parisiacæ… ad arcendos insiditores. Il ne s’agit pas ici de soldats, car l’Orge, filet d’eau guéable partout, ne pouvait être une ligne de défense ; mais il traversait deux routes reliant les États de Gontran à ceux de Chilpéric : celle de Paris à Orléans et celle de Paris à Fontainebleau. Il n’y a aucun moyen de savoir de laquelle des deux Grégoire veut parler, en sorte que ce Pons Urbiensis peut être aussi bien à Savigny qu’à Arpajon. Le vieil Aimoin prenait le lieu en question pour un pont de la ville de Paris (urbiensis). Urbia est bien l’Orge, quoique son nom, au moyen âge, soit plutôt Orgia ou Ordea ; il existe à la Direction générale des Archives, à Paris, une charte de l’an 670 dans laquelle on lit : ad Urbiam fluviolum in pago Stampensi.
[liii] Il parait certain que Gondovald était bien réellement le fils de Clotaire qui l’avait eu d’une femme de condition très inférieure, et l’avait renié ensuite à cause de quelques soupçons sur la conduite de sa mère.
[liv] Colonia Agrippinensis. Les barbares, supprimant sans doute le dernier mot, avaient fini par l’appeler Colonia tout court.
[lv] Par le duc Gontran Boson, comme on le verra dans le livre suivant.
[lvi] On ne sait pas très bien qui est cet évêque.
[lvii] Le peuple assistait à Matines avec le clergé, au moins le dimanche (Ruinart).
[lviii] On croit qu’il s’agit ici de Saint-Laurent au faubourg Saint-Martin. Voyez un mémoire de M. Girard (Acad. des Sciences, t. XVI, 1838) expliquant qu’au moyen âge il existait depuis l’Arsenal jusqu’à Saint-Laurent un fossé où entrait l’eau de la Seine et où remisaient les bateaux.
[lix] Je suppose que ces courants avaient peu de largeur, et semblaient à Gontran des ruisseaux facilement guéables (Guadet et Tranne).
[lx] La tonsure était commune aux pénitents, comme aux clercs et aux moines (Ruinart).
[lxi] Monastère de la Sainte-Croix, à Poitiers (livre III).
[lxii] C’est-à-dire dans l’église du monastère de la Sainte-Croix.
[lxiii] Ce fut un 582, et non en 583 que mourut l’empereur Tibère.
[lxiv] Mediolanens castrum. Château-Meillan à 60 kilomètres au sud de Bourges, et non Mehun-sur-Yèvre comme l’avaient proposés A. de Valois, Ruinart et d’autres savants. C’est ce qui est démontré par l’abbé Lebeuf et suivit depuis.
[lxv] Vraisemblablement près de Melun, où Chilpéric s’était posté.
[lxvi] Ennemi personnel de Grégoire, livre V.
[lxvii] C’est-à-dire que Chilpéric avait été battu et que Childebert, qui l’avait trahi, reçut de Gontran sa récompense.
[lxviii] Portion de la Nouvelle-Castille, avec Tolède pour capitale.
[lxix] Narbonne et les autres villes de la Septimanie étant alors placées sous la domination wisigothe faisant partie de ce qu’on appelait les Espagnes.
[lxx] Reccared qui lui succéda.
[lxxi] Dato placito. Placita, assemblées des Francs pour la discussion des affaires publiques ou pour le jugement, par le roi, des contestations privées. Voyez Pardessus, Loi salique, dissertation IX.
[lxxii] Théodoric dont on a déjà parlé.
[lxxiii] Basine qui excita ensuite, dans ce monastère, les désordres que Grégoire de Tours raconte dans le 10e livre.
[lxxiv] Préfet ou maire du palais de Chilpéric ; il ne faut pas le confondre avec le patrice Mummole, général de Gontran.
[lxxv] Il n’en est cependant question nulle part dans les ouvrages de Grégoire tels qu’ils nous sont restés.
[lxxvi] Mende (Lozère), qui avait remplacé comme évêché Javouls détruit au IIIe siècle.
[lxxvii] Département de la Marne, à 18 kilomètres de Vitry-sur-Marne.
[lxxviii] Celui cité au paragraphe précédent et dans le 10e livre.
[lxxix] C’est-à-dire l’évêque de Bourges, Sulpice, dont il est question dans le paragraphe suivant, non pas Sulpice-Sévère l’historien, mort en 420 (Guadet).
[lxxx] Il souscrivit au concile de Bourges (en 581) en signant Remedius (Dom Ruinart).
[lxxxi] C’est-à-dire qu’il ne voulut point recevoir le baiser de paix et ne communia point (Dom Ruinart).
[lxxxii] Il est remarquable que ces mots sur lesquels s’appuie Oppila, per Jesum Christum Dominum nostrum, ne sont pas dans le texte et que Grégoire ne lui reproche pas une citation inexacte (Guadet et Taranne). — Grégoire a probablement confondu ces paroles avec celles qui terminent l’épître aux Romains (Giesebrecht). — Voyez dans le cinquième livre, une dispute analogue.
[lxxxiii] C’est le Vitry près de Douai où fut tué le roi Sigebert (livre IV). Ce fils est Clotaire II, qui lui succéda.
[lxxxiv] Soumission purement nominale, comme celle des Bretons ; Paul Diacre, malgré sa docilité à copier Grégoire, n’en parle pas.
[lxxxv] On a sur ce point trois lettres de Maurice à Childebert (dom Bouquet, IV, 86) ; mais elles ne sont pas aussi formelles que les deux phrases de Grégoire. Les relations des rois Francs avec la cour de Constantinople se suivaient alors sans interruption et étaient empruntes d’un caractère manifeste de soumission extérieure des barbares au grand nom de l’autorité romaine. Voici une lettre adressée vers cette époque à l’empereur par la mère de Childebert : Au Seigneur glorieux, pieux, perpétuel, illustre, triomphateur et auguste Maurice, empereur, la reine Brunichilde. Par la grâce de votre sérénissime principat est parvenu à notre excellent fils le roi Childebert une lettre portant que vous nous donniez l’avis de garder la paix. C’est pourquoi, nous acquittant avec respect du devoir de saluer votre Piété tranquille, comme l’honneur d’un si haut rang le réclame, nous confions aux porteurs des présents que nous députons à votre Clémence, suivant ce que nous avions promis à ceux envoyés de votre part, le soin d’exprimer verbalement auprès de votre Sérénité sur certains articles. Lorsque votre Placidité les aura reçus avec bonté et qu’ils seront heureusement revenus, puissions-nous mériter de connaître par vos paroles ce qui devra être fait pour l’utilité des affaires communes.
[lxxxvi] Séville, dont l’évêque, saint Léandre, avait été par lui envoyé à l’empereur Tibère, pour implorer son appui contre Leuvigild (Ruinart).
[lxxxvii] Château fort qui était situé près de Séville.
[lxxxviii] C’est sans doute une allusion au livre V, mais on n’y trouve pas ce que Grégoire prétend.
[lxxxix] Lui-même fut, en 585, dépouillé et fait prêtre par Leuvigild, qui anéantit la puissance des Suèves en Espagne (Isidore de Séville).
[xc] Pour emmener sa fille en Espagne.
[xci] Domus fiscales. Les rois possédaient auprès, et peut-être même dans l’intérieur des villes, comme dans les campagnes, un grand nombre d’habitations ou domaines peuplés de familles qui n’étaient pas toutes de condition servile, et n’y tombèrent que progressivement, par une série d’actes de violence pareils à celui que rapporte ici Grégoire de Tours. Il y a lieu de croire que, dans l’occasion dont il s’agit ici, des gens même qui n’appartenaient pas aux domaines fiscaux furent enlevés de force, et contraints d’accompagner Rigonthe.
[xcii] L’auteur des Gestes des Francs, ch. 25, et, après lui, Aimoin (III, LXV) attribuent la mort de Chilpéric à Frédégonde, qui aurait craint la vengeance du roi pour ses amours adultères avec un leude nommé Landri. Childebert en demandant Frédégonde à Gontran (prochain livre) semble aussi l’accuser de ce crime. Cependant Sunnigisil, qui s’avoua coupable de la mort de Chilpéric (livre X) ne chargea pas Frédégonde. Elle-même l’impute à Ébérulf, chambrier de Chilpéric, livre VII (Dom Ruinart, et ch. XCIII de Frédégaire).