RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE

 

RETOURNER à LA TABLE DES MATIÈRES D'eusèbe

 

EUSÈBE DE CÉSARÉE

 

Préparation évangélique

LIVRE V

livre IV - livre VI

relu, corrigé et mis en page

texte grec

Pour avoir le texte grec d'un chapitre, cliquer sur ce chapitre

 

 

LIVRE CINQUIÈME

CHAPITRE I

Nouvelle preuve de l'action des mauvais démons dans les divinations et les oracles des païens : leur impuissance et leur chute depuis la prédication de l'Évangile de notre Sauveur.

Nous avons déjà prouvé surabondamment qu'ils n'étaient rien moins que des dieux ou même de bons démons, tous ces êtres auxquels la superstition païenne offrait un encens idolâtre, dans les villes et les campagnes. Cependant il nous est impossible de ne pas ajouter encore à celles que nous avons déjà données, des preuves plus nombreuses et plus puissantes, qui mettront dans tout son jour le bienfait de la doctrine évangélique de notre Sauveur, en montrant que c'est elle que les hommes sont redevables de leur délivrance de ces antiques erreurs. Nous avons d'abord pour nous le témoignage des Grecs eux-mêmes, qui avouent que leurs oracles n'ont cessé de parler qu'à l'époque de la prédication de l'Évangile du salut, alors que ces divins enseignements, comme un flambeau lumineux, apprirent aux hommes la connaissance d'un seul Dieu et de notre Sauveur Jésus-Christ. En effet, c'est à cette époque, comme nous le ferons voir, que l'histoire commence à faire mention de la chute des démons ; dès lors, plus de ces merveilles des anciens oracles qui avaient fait tant de bruit autrefois. Nous avons déjà eu occasion de démontrer que ce n'était qu'à la même époque de la prédication évangélique qu'avait cessé la coutume barbare des sacrifices humains, en usage auparavant chez tous les peuples. Maintenant nous croyons devoir ajouter ici que ce ne sont pas seulement les superstitions païennes qui ont disparu alors, mais que de cette époque date également la décadence de tous ces mille gouvernements qui existaient dans chaque ville et presque dans chaque village. C'étaient partout des rois, des tyrans, des préfets, des princes : funeste polyarchie des nations, d'où il résultait que les peuples se consumaient dans des guerres mutuelles, dévastaient les provinces, ruinaient les villes, réduisaient en esclavage ou emmenaient en captivité les peuples voisins, sous l'impulsion de leurs démons qui allumaient toutes ces guerres. Dans un tel état de choses, je vous laisse à penser quelle devait être la vie des hommes ainsi ballottée de malheurs en malheurs, et soumise à tous les genres de fléaux. Maintenant donc que nous avons vu toutes ces suites funestes des erreurs du polythéisme, qui pesaient sur l'humanité, disparaître à l'avènement de notre Sauveur sur la terre, qui n'admirerait le grand mystère qui nous a été révélé par la prédication de la doctrine vraiment salutaire de l'Évangile ? Car c'est par elle que se sont élevés par toute la terre, dans les villes et les campagnes, au milieu des déserts des nations barbares, ces temples et ces autels en l'honneur du monarque universel, du Dieu unique et créateur de toutes choses : c'est à elle que les hommes, les femmes, les enfants doivent ces livres, ces leçons, ces préceptes, dont les enseignements forment l'âme aux plus sublimes vertus et à la véritable piété. Elle a tué tous ces oracles, toutes ces prophéties des démons. Depuis que le flambeau divin de la doctrine de notre Sauveur a brillé sur tout l'univers, montrez-nous encore de ces hommes qui n'épargnaient pas le sang humain, celui même de leurs proches et de leurs plus tendres amis, pour se rendre favorables des démons, ennemis de l'humanité, altérés de sang et de carnage. Et cependant, ces excès n'étaient pas seulement autrefois ceux de la multitude grossière et ignorante, on les voyait chez les rois, chez les philosophes qui s'étaient voués au culte des démons. Que la puissance et l'action des démons ait été anéantie du moment que notre Sauveur a paru parmi les hommes, c'est un fait que ne saurait s'empêcher de reconnaître le défenseur des démons, dans le traité qu'il a fait contre nous.

« On s'étonne, dit-il, que la ville soit depuis tant d'années en proie à ce fléau, et qu'on n'éprouve plus l'assistance d'Esculape ni des autres dieux. Depuis que Jésus a commencé à compter des sectateurs, personne n'a plus éprouvé les heureux effets de l'intervention des dieux. »

Telles sont les propres paroles de Porphyre. Si donc, de son propre aveu, du jour où Jésus-Christ a commencé à avoir des adorateurs, la protection publique des dieux a cessé de se faire sentir, Esculape et les autres dieux ont refusé aux hommes leur assistance, sur quoi pouvait être fondée la doctrine qui en faisait des dieux et des héros? Esculape et les autres dieux ne devaient-ils pas alors prévaloir contre ce Jésus, s'il est vrai qu'il ne soit, comme on se plaît à le dire, qu'un homme mortel ou plutôt un imposteur, tandis que les autres sont les véritables dieux, les vrais sauveurs ? Pourquoi Esculape a-t-il pris la fuite avec le reste des dieux, pourquoi se sont-ils retirés devant un homme mortel, pourquoi ont-ils laissé, pour ainsi dire, l'humanité tout entière au pouvoir d'un homme qui n'est plus ? Mais non, le culte de cet homme s'affermit de jour en jour parmi les nations, et il suffit d'ouvrir les yeux à la lumière pour apercevoir là une preuve évidente et vraiment divine de son existence après sa mort; car lui seul, par le seul effet de sa puissance, comme il est facile de le voir, a chassé de l'univers cette multitude de dieux : il les a dépossédés de leurs honneurs, les a condamnés à ne plus être des dieux, à perdre toute leur puissance, à ne plus paraître nulle part, à ne plus rendre, comme autrefois, leur présence sensible an milieu des villes, parce qu'ils n'étaient que de mauvais démons et non des dieux. Il a vu au contraire son culte et celui du Dieu qui l'a envoyé, prendre tous les jours de nouveaux accroissements et s'emparer du genre humain tout entier. Les dieux des nations, s'il y en avait eu dont la Providence se fût étendue sur les choses de la terre, ne devaient-ils pas extirper la prétendue erreur, et environner tous les hommes de leur protection la plus généreuse et la plus puissante, pour les défendre contre la séduction? Et certes, ils ont en effet tenté plus d'une fois, lorsqu'à diverses époques ils ont armé le bras des empereurs de tous les moyens de destruction contre la religion de notre Sauveur. Mais toujours leurs efforts ont été impuissants, toujours la puissance divine de notre Sauveur a triomphé de toutes leurs attaques, toujours sa doctrine céleste a réduit an néant toutes leurs manœuvres, et elle a fini par les chasser eux-mêmes, eux, dis-je, les mauvais démons, décorés faussement du titre de dieux ou de bons démons.

CHAPITRE II

Comment s'exerçait l'action des démons.

Il ne faut pas oublier que parmi les démons il en est qui habitent les régions voisines de la terre ou les régions souterraines, et qui se meuvent dans cette atmosphère épaisse et ténébreuse qui environne la terre, condamnés, pour des raisons que nous dirons plus tard, à habiter ce terrestre et obscur séjour; ils ne cherchent que les tombeaux et les cadavres, ils n'aiment que cette corruption fétide et impure, le sang, la putréfaction, les chairs corrompues des animaux, l'odeur des victimes, les exhalaisons de la terre. Ils ont pour chefs certaines puissances aériennes ou terrestres. Or ceux-ci voyant le genre humain abruti jusqu'à diviniser des morts, et livré tout entier à offrir des sacrifices, à brûler des victimes dont l'odeur faisait les délices de ces esprits immondes, se hâtèrent de profiter de cette disposition des hommes et de favoriser cette erreur. Dans le cruel plaisir qu'ils trouvaient aux misères humaines, ils ne négligèrent rien pour en imposer aux âmes simples et crédules : c'était quelquefois en agitant les statues que les anciens avaient élevées en l'honneur des morts; d'autres fois c'était par le prestige des oracles ou bien par la guérison de certaines maladies, où il leur était facile de réussir. Car, comme c'était leur propre puissance qui tourmentait invisiblement ces malades, ils n'avaient, pour guérir, qu'à se retirer de leurs corps. Ou encore, ils transportaient les hommes voués à la superstition au travers des précipices, et leur faisaient croire ainsi qu'ils étaient ou des puissances célestes ou même des dieux véritables ou bien les âmes des héros qui avaient été placés au rang des dieux. C'est là ce qui accrédita et rendit vénérables aux yeux des peuples les erreurs du polythéisme: la vue des choses sensibles fit soupçonner une puissance invisible et inconnue, résidant dans les idoles, erreur qui acquit bientôt une force insurmontable. De là il résulta que les démons terrestres, ces princes du monde, qui peuplent l'atmosphère, ces esprits de malice, ceux surtout qui se distinguèrent au-dessus de tous les autres par leur méchanceté, devinrent aux yeux des peuples les dieux du premier ordre. Une autre suite de cette erreur, c'est que le culte qu'on rendait à la mémoire des morts acquit une bien autre importance, parce que leurs images consacrées dans les villes semblaient reproduire leurs formes corporelles; puis les démons, par une sorte de prestiges, les faisaient paraître animées d'une puissance incorporelle et divine. Si vous ajoutez à cela que les ministres et les prêtres des démons ne manquèrent pas d'augmenter encore par leurs prestiges cette fantasmagorie, qu'il n'y eut pas d'artifice qu'ils ne missent en œuvre, fidèles en cela aux inspirations que leur suggéraient les démons eux-mêmes, vous vous convaincrez aisément que toute cette déplorable fascination à laquelle fut soumis le genre humain était l'ouvrage de ces malins esprits, comme nous l'avons prouvé au livre précédent.

CHAPITRE III

Multiplicité et diversité des doctrines superstitieuses des Grecs au sujet de leurs dieux.

Tous ces méchants démons, tant ceux qui habitent la terre que ceux qui occupent les régions aériennes, tous ces esprits de malice, que nos divines Écritures appellent les princes de ce monde, les puissances spirituelles du mal, apparaissaient tantôt comme de bons génies, tantôt ils prenaient la forme des dieux célestes, tantôt ils revêtaient celle des héros, quelquefois même ils ne prenaient pas la peine de déguiser leur méchanceté; ils en donnaient par leurs œuvres des preuves évidentes. Or comment une telle variété de formes n'aurait-elle pas été pour les hommes la source de mille erreurs diverses? Ainsi, aux yeux des uns, ces puissances spirituelles étaient de véritables dieux ; d'autres ne voulaient voir en eux que des héros et des démons ; et ceux qui en faisaient des démons, les distinguaient en bons et en mauvais; mais, selon eux, les mauvais ne méritaient pas moins un culte religieux, ne fut-ce que pour détourner les fléaux dont leur courroux menaçait les hommes. De là vient qu'ils imaginèrent des dieux de plusieurs espèces. La première classe était celle des phénomènes célestes : c'étaient les grands dieux ou par excellence les dieux, nom qui leur vint, ou d'un mot grec qui signifie courir (theein) ou d'un autre qui signifie voir (thôrein), parce que c'est par leur moyen que les objets visibles frappent nos yeux. La seconde classe était celle ces hommes qui avaient été divinisés à cause des bienfaits que leur devait l'humanité : on les appelait les héros : c'était Hercule, les Dioscures, Bacchus et une foule d'autres du même genre, honorés parmi les nations barbares. Mais cette classe se subdivisa en deux : car parmi ces héros, ceux dont l'histoire racontait le plus d'infamies, formèrent une classe à part sous le nom de dieux fabuleux. Toutefois, comme ils ne pouvaient s'empêcher de rougir de semblables dieux, bien que ce fût la classe la plus réelle et la plus ancienne, ils en firent de pures divinités allégoriques, et imaginèrent, pour sauver un peu l'honneur de la morale, de magnifiques théories où ces dieux étaient représentés comme de simples emblèmes des lois physiques : telle était la troisième classe des dieux. Mais ce n'était pas encore assez d'erreurs à leur gré. Il leur fallut aller jusqu'à prostituer l'auguste et adorable nom de Dieu à leurs propres passions : ce fut une quatrième classe de dieux, que nous ne voulons pas même combattre, parce qu'ils ont dans leur origine un caractère assez frappant d'opprobre et d'infamie : ainsi ils divinisèrent leurs inclinations les plus honteuses et les plus brutales sous les noms de l'Amour, Vénus. Cupidon. Ils ont aussi personnifié l'éloquence sous le nom de Mercure, la logique sous celui de Minerve, faisant ainsi, dans leur théologie, une cinquième classe de dieux, des diverses actions humaines : c'est ainsi qu'ils divinisèrent l'art militaire et les autres arts usuels, en attribuant à Mars et à Minerve l'art de la guerre, à Vulcain et à quelques autres dieux, les arts mécaniques. Outre ces cinq premières classes, ils en imaginèrent une sixième et une septième, celle des démons ou génies : classe infiniment variée, qui prend tantôt la forme des dieux, tantôt celle des mânes des morts, qui n'est point faite pour inspirer aux hommes la vertu, mais pour les précipiter dans un abîme d'erreurs et de superstitions. Cette classe ne renfermait que des puissances du mal; cependant ils y distinguèrent dos êtres bienfaisants et des êtres malfaisants : ils donnèrent aux uns le nom de bons génies, et aux autres celui de mauvais génies.

Maintenant sans entrer dans la réfutation de tous ces systèmes, qui tombent d'eux-mêmes, reprenons la suite de notre dissertation sur les opérations des démons : nous en avons déjà touché quelque chose au livre précédent, complétons maintenant la matière. Venons-en donc aux démonstrations qui nous restent à donner. Je m'appuierai principalement sur l'autorité de Plutarque, dans l'ouvrage qu'il a composé sur la défection des oracles. Dans cet ouvrage, il attribue aux mauvais démons toutes les divinations et tous les oracles des païens. Voici comment il s'exprime.

CHAPITRE IV

Tous les oracles et toutes les prophéties des anciens peuples n'étaient que l’œuvre des mauvais démons.

« Je suis parfaitement de l'avis de ceux qui pensent que Platon a débarrassé la philosophie de graves et nombreuses difficultés, par la découverte de cet élément qu'on appelle la matière et qui est la source de la génération de tous les êtres. Cependant, à mon avis, ils ont encore rendu un service plus éminent aux philosophes, ceux qui ont placé entre la nature des dieux et celle des hommes la classe des démons, et qui en ont fait comme une sorte de moyen terme, un lien de communication entre nous et la Divinité, soit qu'on doive attribuer l'invention de ce système à Zoroastre le mage, soit qu'Orphée l'ait apporté de Thrace, d'Égypte ou de Phrygie. Ce qui ferait croire qu'il vient de l'un de ces deux derniers pays, c'est que dans les fêtes et les sacrifices qui s'y célèbrent, on remarque une foule de cérémonies funèbres. Chez les Grecs, Homère parait s'être servi indifféremment de l'un ou l'autre nom pour désigner les dieux ; il leur donne tantôt le nom de dieux, tantôt celui de démons. Mais Hésiode distingue explicitement et expressément quatre classes d'êtres intelligents ; ce sont d'abord les dieux, puis les démons, ensuite les héros, enfin les hommes : division à laquelle il apporte ensuite quelques changements en faisant des hommes de l'âge d'or une multitude de bons démons, et des demi-dieux, les héros. Au surplus, ajoute-t-il plus loin, je ne discuterai pas là-dessus avec Démétrius : en effet, qu'il y ait plus ou moins de temps que l'âme du démon et la vie de héros subissent ce changement ; que ce temps soit déterminé ou incertain, il n'en prouvera pas ce qu'il prétend, savoir, que, d'après le témoignage des plus profonds et des plus anciens philosophes, il y a entre les dieux et les hommes des natures qui tiennent comme le milieu entre les uns et les autres, qui sont soumises à des affections humaines et à des changements nécessaires, et que ces êtres doivent être appelés démons ou génies, et révérés comme tels. suivant la coutume de nos pères. Aussi, continue Plutarque, je ne crois pas me tromper quand je dis que ce ne sont pas les dieux qui président aux oracles, parce qu'ils ne peuvent avoir commerce immédiat avec les choses de la terre, mais qu'ils se servent du ministère des démons. Mais attribuer à ces démons, comme Empédocle semble l'avoir fait, les crimes, les malheurs, les fléaux envoyés par les dieux, c'est là une opinion qui me paraît infiniment téméraire et digne de l'ignorance des barbares. »

 Après cela il ajoute encore.

« Il y a chez les hommes différents degrés de vertu, de passions, de stupidité : il en est en effet auxquels il ne reste que la faiblesse en partage, un anéantissement presque entier; d'autres au contraire sont pourvus d'une force et d'une rigueur que rien ne saurait émousser. Les fêtes, les sacrifices nous offrent encore ça et là aujourd'hui des traces des symboles de cette différence. Pour ce qui est des mystères, ils pourraient fournir des connaissances claires et solides au sujet de la nature des démons ; mais il faut, comme dit Hérodote, garder là-dessus un religieux silence. Quant aux fêtes et à ces jours néfastes et funestes où l'on se repaît de chair crue, où l'on se livre à des convulsions, à des jeunes, à des lamentations, souvent à des infamies dans les temples ou à une multitude de folies de ce genre, qui se font avec des contorsions ridicules et au milieu du tumulte, je ne croirai jamais que tout cela ait été institué en l'honneur des dieux : ce ne peut être qu'en l'honneur de quelque démon, soit pour apaiser son courroux, soit aussi sans doute pour tenir lieu des anciens sacrifices humains; car il est impossible que des dieux aient jamais exigé ou même accepté un semblable culte : il n'est pas vraisemblable non plus que des rois et des généraux s'y fussent soumis, jusqu'à livrer leurs propres enfants pour être immolés ou les immoler eux-mêmes sur les autels, s'ils n'avaient pas eu à apaiser la colère et le ressentiment de quelque puissance cruelle et malfaisante : c'est par ces sortes de sacrifices qu'ils satisfaisaient les passions furieuses de ces démons destructeurs, qui ne pouvaient ni ne voulaient jouir des plaisirs sensuels par un commerce avec les corps. Car comme Hercule avait détruit la ville d'Oechalie, parce qu'il n'avait pu obtenir la fille du roi, de même il n'est pas rare de voir ces méchants et cruels démons, pour ravir une âme encore unie à son corps, vouer une ville entière à la peste, un pays à la famine, exciter des séditions, allumer des guerres, jusqu'à ce qu'ils aient obtenu l'objet de leurs désirs. »

Voilà comme notre philosophe démontre évidemment que c'était aux mauvais démons qu'étaient offerts dans toutes les villes ces abominables sacrifices. Or s'il y avait eu parmi eux, comme on le prétend, des êtres bons, participant à la nature divine, à quoi bon ce culte offert aux mauvais génies ? Les bons n'étaient-ils pas là pour comprimer leur funeste puissance? S'il est vrai que de bons génies présidaient aux destins des hommes, la confiance que devait inspirer leur protection défendait de tenir aucun compte des mauvais; et s'il fallait apaiser les puissances ennemies, ce n'était point par de honteuses abominations, mais bien par des vœux purs et de chastes prières. Mais si, au lieu de ce culte pur, ils s'abandonnaient à une vie licencieuse et criminelle, s'ils se souillaient par des paroles obscènes, s'ils se rassasiaient de chair crue, immolaient et déchiraient des victimes humaines, prétendant par toutes ces horreurs se rendre favorables les mauvais démons, comment pouvaient-ils, avec un semblable culte, qui n'avait pour but que de leur concilier la faveur des mauvais génies, comment, dis-je, pouvaient-ils espérer obtenir la protection du Dieu souverain de toutes choses ou avoir accès auprès des puissances qui lui sont soumises ou seulement auprès de quelque être bon que ce fût. En effet il faudrait être aveugle pour ne pas voir que quiconque cherche uniquement à plaire aux méchants, ne saurait être agréable aux bons. Il est donc évident que c'était aux mauvais démons, et non à des dieux ou à de bons génies que se rapportait le culte des anciens peuples. C'est ce que prouve encore Plutarque dans son ouvrage, où il affirme que toutes ces fables qu'on raconte des dieux ne sont que des histoires de démons, aussi bien que toutes les merveilles attribuées par les Grecs aux Titans et aux Géants : tous ces faits sont de la création d'une imagination avide de nouveautés. Tout cela ne se rapporte-t-il pas à ce que disent nos divines Écritures sur les Géants qui vécurent avant le déluge et sur ceux auxquels ils durent le jour. Nous y lisons :

« Les enfants de Dieu voyant que les filles des hommes étaient belles, prirent des épouses choisies entre toutes : et c'est d'elles que naquirent les Géants, ces hommes fameux depuis le commencement.  »

N'est-il pas facile de conjecturer que ce furent ces hommes et leurs génies qui furent divinisés par les peuples postérieurs, et que ce sont leurs combats, leurs querelles, leurs guerres, que la fable a attribués aux dieux. Mais écoutons Plutarque dans l'ouvrage qu'il a composé sur Isis et les autres divinités égyptiennes.

CHAPITRE V

Tout ce que la fable attribue aux dieux n'est que l'histoire mystérieuse des démons.

« Il est donc plus raisonnable de penser que tout ce qu'on raconte de Typhon, d'Osiris et d'Isis, ne doit point être attribué à des dieux ou à des hommes, mais aux principaux d'entre les démons ; c'est le sentiment de Platon, de Pythagore, de Xénocrate, de Chrysippe, qui, suivant les anciens théologiens, enseignent que ces génies étaient d'une force bien supérieure à celle de l'homme, et que leur puissance surpassait beaucoup celle de notre nature. La divinité qu'ils ont en partage n'est pas entièrement pure et sans mélange; mais participant tout à la fois de la nature de l'âme et de la sensibilité du corps, elle est susceptible de plaisir et de peine, de telle sorte cependant que les uns sont plus vivement affectés, et les autres moins des diverses vicissitudes qu'ils éprouvent : car chez eux comme chez les hommes, il y a différents degrés de vertu et de malice. Tout ce que les Grecs racontent des Géants et des Titans, comme toutes ces actions criminelles ou bien les combats de Python contre Apollon, la fuite de Bacchus, les courses errantes de Cérès, ont un rapport évident avec les faits attribués à Osiris et à Typhon, que la fable publie impudemment aux oreilles de tout le monde, et dont les traces sont conservées dans les sacrifices sous le voile du mystère : car tous ces rites, que l'on ne peut raconter ni même voir, s'appliquent également aux dieux.

« Empédocle, continue Plutarque, enseigne même que les démons eurent à subir des châtiments pour leurs crimes et leurs forfaits : L'éther en courroux, dit-il, les précipita dans les flots de la mer : les flots les vomirent sur le rivage ; la terre les exposa aux rayons d'un soleil brûlant; le soleil les livra aux tourbillons des vents. Ainsi ballottés tour à tour par les divers éléments, repoussés successivement par tous, ils subissent ce châtiment jusqu'à ce que leur rang et leur séjour naturel leur soient rendus. Tel est le sort que l'on attribue également à Typhon : ainsi il se souilla de meurtres et de crimes de toute espèce; il mit le désordre partout, remplit de maux la terre et la mer; mais enfin vint pour lui le châtiment. »

Voilà ce que nous trouvons, mais traité beaucoup plus au long dans l'ouvrage de Plutarque que nous avons cité. Il continue encore le même sujet dans son traité sur la défection des oracles, où il s'exprime ainsi :

« Le même philosophe attribue aux démons l'art divinatoire ; il place au premier rang parmi les oracles celui de Delphes. Il a entendu tout ce qu'on raconte de Bacchus, il a été instruit des sacrifices qu'on offre en son honneur; mais il dit que ce sont là autant de souffrances qu'ont eu à supporter les démons. Il en dit autant de Python et de ses aventures : selon lui, celui qui tua ce serpent, ne fut point exilé pendant neuf années entières, ni relégué dans la vallée de Tempé ; mais il fut précipité dans un autre monde : puis après s'y être purifié pendant la révolution entière de neuf années, il reparut, brillant Phébus, comme auparavant, et rentra en possession de l'oracle que lui avait conservé Thémis. Il porte le même jugement sur les combats des Géants et des Titans : Ce sont, dit-il, des combats de démons contre des démons, à la suite desquels les vaincus prenaient la fuite, et les coupables recevaient de Dieu le juste châtiment de leurs crimes, comme il arriva à Typhon pour le meurtre d'Osiris, et à Saturne pour ses attentats contre Uranus: si leur culte s'est tellement affaibli ou même s'il a entièrement disparu chez nous, c'est que ces génies eux-mêmes sont passés dans un autre monde. En effet nous voyons les Solymes, peuple voisin de la Lycie, honorer Saturne d'un culte spécial ; mais ensuite, comme il fit périr trois de leurs chefs, Arsale, Arite et Tosibis, il fut contraint de fuir, et il se réfugia on ne sait où; car eux-mêmes ne sauraient le dire. De ce moment son culte fut abandonné, et les Lyciens rangèrent Arsale et les deux autres victimes de Saturne parmi les dieux, sous le nom de dieu Scires : ils emploient leur nom avec des imprécations dans les serments tant publics que privés. La fable fournirait une foule d'autres faits du même genre. Maintenant que nous donnions, dit le philosophe étranger, à certains démons le nom de dieux, il n'y a rien en cela qui doive surprendre ; car chacun d'eux aime à porter le nom du dieu auquel il est attache et dont il partage la puissance. Ainsi chez nous il est tel ou tel qui joint à son nom celui de Jupiter, un autre, celui de Minerve ou d'Apollon ou de Bacchus ou de Mercure. Et il arrive quelquefois par hasard que ces noms ont une application juste et raisonnable; mais le plus souvent ces noms de dieux ne conviennent nullement à ceux qui en sont décorés. »

Telles sont les opinions de Plutarque, que nous trouvons dans son excellent traité sur la défection des oracles. Il y enseigne aussi entre autres choses, que les démons sont sujets à la mort : nous traiterons ce sujet en son lieu. Mais recueillons d'abord ce qu'il dit de la puissance et de l'action des bons démons comme il les appelle, l'auteur d'un ouvrage composé contre nous : voyons ce qu'en dit Porphyre, dans son livre de la philosophie fondée sur les oracles. Comme j'ai eu déjà souvent occasion de le faire, je me sortirai de son propre témoignage pour combattre ceux que, dans leur erreur, les païens appellent des dieux. Peut-être que battus par leurs propres armes, percés de leurs propres traits, ils rougiront enfin de leurs superstitions. Nos raisons, empruntées à un ami des dieux, à un homme dont la piété envers eux n'est point suspecte, à un homme qui a sondé avec le plus grand soin toutes les bases de ses doctrines, nos raisons, dis-je, puisées chez un tel homme, en auront plus de force. et formeront une démonstration irréfragable. Or dans ce traité de la philosophie fondée sur les oracles, Porphyre commence par conjurer ses lecteurs de ne point trahir les secrets des dieux; et il exige comme par serment qu'ils ne porteront pas aux yeux de la multitude profane, mais qu'ils garderont religieusement le secret de ces mystères. Et de quels mystères ! En voici un par exemple : Pan était serviteur de Bacchus : or comme il était un des bons démons, il apparut un jour à des laboureurs qui cultivaient les champs. Certes, quand un dieu bon daigne favoriser des hommes de sa divine présence, il n'y a pas de biens sur lesquels ces heureux mortels ne doivent compter. Eh bien ! ceux qui avaient été favorisés de cette divine apparition, purent bientôt juger par leur propre expérience si c'était un bon ou un mauvais démon qui leur était apparu : ces heureux spectateurs de cette bonne divinité furent tous à l'instant frappés de mort. C'est notre admirable philosophe qui nous l'apprend lui-même : écoutons-le.

CHAPITRE VI

On ne peut attendre que la mort, de ceux mêmes qui portent le titre de bons démons.

« Parmi les démons, comme parmi les autres êtres, il en est qui sont inférieurs aux autres. C'est ainsi que Pan est le serviteur de Bacchus, comme l'a déclaré Apollon dans les Branchides. Nous allons rapporter textuellement l'oracle. Neuf laboureurs furent trouvés morts dans un champ. Leurs voisins consultèrent sur ce funeste accident l'oracle d'Apollon, qui fit cette réponse :

Le dieu aux cornes dorées, Pan, le serviteur de Bacchus au regard terrible, errait à travers les montagnes couvertes de forêts: sa main vigoureuse pressait une verge : de l'autre il tenait un doux chalumeau, dont les sons mélodieux tenaient attentives les oreilles des nymphes. Puis tout à coup des sons aigus portèrent l'effroi dans l'âme des bûcherons de la forêt. La frayeur les saisit à la vue du dieu furieux, dont l'aspect terrible les glace d'épouvanté. Ils fussent aussitôt devenus tous les victimes de la Parque fatale, si le courroux de Diane, longtemps nourri dans son cœur, n'eût enfin cédé à la clémence, et si la déesse des campagnes n'eût retenu sa colère. Voilà celle qu'il vous faut fléchir, si vous voulez vous la rendre propice. »

Vous venez de voir la peinture du démon auquel il donne le titre de bon : vous voyez quelles formes, quelles habitudes Apollon lui donne dans les Branchides. Maintenant considérez les nobles vues qui ont fait échanger aux autres le séjour du ciel contre celui de la terre. En paraissant au milieu des hommes, ils devaient y apporter l'exemple de la sagesse et de la tempérance, s'y faire bénir par leurs bienfaits et leurs bons offices : eh bien ! Rien de tout cela. Écoutez plutôt celui qui a scruté leurs secrets les plus intimes, et qui a plus qu'aucun autre pénétré les profondeurs de ces mystères. D'abord il ne nie pas que quelques-uns des bons démons aient été asservis à la honteuse passion de la lubricité. Ensuite il avoue que d'autres faisaient leurs délices du bruit des tambours, du son des flûtes, des chants confus des femmes. Enfin il en est d'autres qui n'aimaient que la guerre et les combats, comme Diane, la chasse, Cérès, les fruits de la terre. Ainsi il reconnaît qu'Isis pleure encore aujourd'hui la mort d'Osiris; qu'Apollon rend encore des oracles. Voyez-en la preuve dans le chapitre suivant.

CHAPITRE VII

Les démons sont les honteux esclaves des passions lubriques. Quelle est celle qui domine dans chacun d'eux.

« L'âme des dieux immortels est inaccessible à la crainte : il n'y a rien d'imparfait dans les hommes inspirés de la divinité, dit la divine Hécate. Descendue elle-même de la grande âme de son père, elle brille constamment de l'éclat de la vérité. Autour d'elle la sagesse est appuyée sur une base immuable, sur des raisonnements invincibles. Enchaînez-moi, car l'influence de la divinité est si puissante sur moi, qu'elle pourrait animer les mondes les plus élevés.  Faut-il pour cela donner à l'âme de la déesse, comme trois formes ou trois parties? Non ; mais elle a en elle deux passions, celle de la colère et celle de la concupiscence qui la porte aux jouissances sensuelles. »

Et ce n'est pas moi qui avance cette opinion, c'est celle de l'auteur déjà cité et dans lequel je trouve également ce qui suit:

« Une chose que je ne m'explique pas, dit-il, c'est que ceux auxquels nous adressons nos prières, parce que nous les regardons comme de bons démons, ne sont pas moins que les mauvais, soumis à  toutes les passions: ou bien que voulant voir la justice dans ceux qui les honorent, ils ne rougissent pas eux-mêmes de s'assujettir jusqu'à commettre toutes sortes d'injustices : ou bien encore qu'ils repoussent la prière de toute âme qui n'est pas pure des jouissances grossières des sens, et que cependant ils ne manquent pas de porter ceux qui les servent ou plutôt tous les hommes, aux plus infâmes plaisirs de la volupté. »

Vous trouverez les mêmes pensées dans sa lettre à l'Égyptien Anebo. Puis dans ce fameux traité de la philosophie fondée sut les oracles, que nous avons déjà cité, il continue de la sorte :

« Quelle est la fonction assignée à chacun des démons ? quelques-uns d'entre eux se sont chargés de nous l'apprendre; ainsi Apollon dans l'oracle suivant que nous allons rapporter. Il s'agissait de répondre à cette question : Faut-il prêter un serment lorsqu'il est exigé?

Les délices de la mère des dieux et des Titans, Rhéa, c'est le son de la flûte, le bruit du tambour, une réunion de femmes. Pallas au casque brillant se plaît dans les combats et les exercices de Bellone. A la tête de ses chiens légers, la fille de Latone aime à poursuivre à travers les rochers et les collines, les bêtes fauves qui peuplent les montagnes. La douce rosée que versent les nuages aériens est une délicieuse harmonie pour les oreilles de Junon. Cérès aime un champ fertile dont les épis dorés promettent une abondante moisson. Sur les rivages heureux qu'arrosent les ondes bienfaisantes du Nil, Isis, l'aiguillon de la douleur dans l'âme, court à la recherche de son époux, le bel Osiris. »

Maintenant donc que je sais que la mère des dieux n'aime que le son de la flûte, le bruit du tambour, les réunions de femmes, il faudra, au mépris de toute espèce de vertu, me livrer exclusivement à ces exercices, puisque cette déesse ne tient compte ni de la tempérance, ni d'aucune autre pratique vertueuse. Si Pallas ne pense qu'à la guerre et aux combats, elle a donc en horreur la paix et tous les arts que la paix fait fleurir. La fille de Latone peut aimer à poursuivre, à la tête de ses chiens légers, les bêtes fauves à travers les campagnes ; en un mot, toutes ces divinités peuvent avoir chacune leur goût particulier ; mais je demanderai en quoi tout cela peut contribuer à porter les hommes à la vertu et à la félicité. Mais continuons, et voyons si ce que notre philosophe a encore à nous dire annonce véritablement une nature divine ou plutôt si ce n'est pas la preuve évidente d'une nature méchante et perverse.

CHAPITRE VIII

Aveux des dieux, d'où il résulte qu'ils sont soumis malgré eux à une force irrésistible qui les contraint de céder aux enchantements et aux invocations des hommes.

« Pythagore de Rhodes, continue toujours notre auteur, enseigne une vérité incontestable, lorsqu'il dit que ce n'est point de leur propre gré que les dieux apparaissent quand ils sont évoqués dans les sacrifices; mais qu'ils cèdent en cela à une impérieuse fatalité, à laquelle ils sont soumis, les uns plus, les autres moins. Quelques-uns, qui ont une habitude plus fréquente de se communiquer aux hommes, apparaissent plus facilement : ce sont particulièrement les bons démons. Les autres, quoique faisant des apparitions aussi fréquentes, n'en roulent pas moins dans leur cœur des projets sinistres et des malheurs, surtout lorsqu'ils ont été évoqués avec quelque négligence. La vérité de cette doctrine de Pythagore est constante; car elle est conforme aux déclarations des oracles eux-mêmes: ils avouent qu'ils obéissent à la nécessité; non pas à une nécessité rigoureuse, il est vrai. mais à une sorte de persuasion irrésistible. Nous avons déjà vu précédemment par quels moyens Hécate se laissa enchanter:

« J'ai quitté le brillant séjour de la lumière, les immenses palais de l'Olympe aux astres lumineux, demeure sacrée des immortels, et je descends vers les régions terrestres, où vivent les animaux, cédant à tes invocations, dont la force secrète est un charme enchanteur pour les cœurs immortels. »

Et ailleurs :

« Me voici, docile à ton éloquente prière, que l'esprit des mortels inventa pour conjurer les dieux. »

Et ailleurs encore d'une manière plus claire:

« Que veux-tu dons pour me forcer ainsi, moi, la divine Hécate, à quitter les demeures célestes, entraînée par une fatalité à laquelle les dieux ne sauraient résister? »

Puis encore:

« Tes mystérieux enchantements arrachent les dieux du séjour de l'Olympe, et les font descendre malgré eux vers les demeures terrestres ou bien tu les envoies aux mortels comme des songes divins, sur l'aile des vents, loin du foyer céleste, faisant ainsi injure aux dieux. »

Puis ailleurs :

« Les divinités qui habitent les plus hautes régions des cieux, avec les harpies légères, sont entraînées par une course rapide vers les régions terrestres, cédant à une fatalité plus puissante que les dieux, et à des paroles sorties d'une bourbe mortelle. »

Un autre démon, obéissant à la même nécessité, s'en exprime de la sorte :

« Écoute, me voici, malgré moi, une force invincible m'a pressé. »

Le même Porphyre cite encore plusieurs autres oracles.

« Ils sont eux-mêmes, dit-il, forcés de reconnaître leur propre dépendance de la nécessité, comme Apollon le montre dans la réponse suivante que lui arracha cette même nécessité :

« La nécessité est une puissance invincible, un joug insurmontable. »

Puis le même dieu ajoute par la voix de son prêtre :

« Hâte-toi, divin Péan, de céder à mes invocations, aux prières que forme mon cœur instruit par de divines leçons, tandis que j'étouffe de ma main un feu sacré, et que mon esprit mortel ose chanter ta naissance. »

Écoutons encore Apollon :

« Une brillante émanation de Phébus, descendue des cieux sous la forme d'un nuage pur et léger, attirée par des accents ineffables et enchanteurs, pénétra dans les membranes délicates de la tête sacrée, se répandit dans les plis de la tunique, puis agitant à plusieurs reprises les entrailles du destin, elle produisit un son mélodieux avec un instrument mortel. »

Ici Porphyre fait la remarque suivante :

« Il n'y a, dit-il, rien de plus clair, rien de plus conforme à la divinité ou à la nature. Un souffle descend d'en haut, émanant d'une vertu céleste ; il pénètre dans un corps animé et pourvu de ses organes ; il fait de l'âme le siège de ses opérations ; le corps lui sert d'instrument pour prendre une voix. »

Ce que nous venons de dire suffit pour prouver que les dieux obéissent à une invincible nécessité. Maintenant nous avons à prouver qu'une fois engagés dans ces liens de la nécessité, ils ne peuvent pas non plus s'en débarrasser à leur gré. Ce sera le sujet d'un chapitre suivant.

CHAPITRE IX

Que les dieux ne sont par libres de se dégager, quand ils le veulent, de la nécessité qui leur est imposée par les invocations.

« Cet empressement des dieux à se débarrasser des liens de la nécessité où les mettent les invocations et les enchantements, nous est clairement manifesté par les oracles :

« Rendez donc enfin la liberté à votre roi : un mortel ne peut contenir si longtemps un dieu dans son sein. »

Puis celui-ci :

« Pourquoi fatiguer si longtemps un mortel par vos prières. »

 Ou bien tel autre :

« Va, et prends la fuite aussitôt que tu l'auras sauvé. »

L'oracle enseigne aussi la manière de délivrer les dieux de cette fatale nécessité.

« Plus de discours mystérieux, dit-il, cesse de tourmenter un mortel. Arrache cette image blanche de dessus ces arbrisseaux, et d'une main vigoureuse enlève cette robe fatale qui retient mes membres. »

Voici maintenant les paroles qui mettent le dieu en liberté :

« Lève d'ici tes pieds. Cesse de faire entendre des oracles du fond de l'antre mystérieux »,

 et autres semblables. Mais ces paroles de délivrance se font trop attendre, le dieu ajoute :

« Déchirez la tunique, dissipez le nuage épais qui m'enveloppe. »

Voici encore une autre formule par laquelle il réclame sa délivrance :

« Naïades! nymphes des fontaines et vous Muses, délivrez Apollon: chantez Phébus qui lance au loin des flèches. »

Ou bien encore celle-ci:

« Déliez ces bandelettes, arrosez mes pieds d'une onde pure: effacez ces lignes, que je m'en aille; arrachez de ma main droite ce rameau de laurier; frottez mes deux yeux et mes narines;  puis élevez-moi de terre, mes amis. »

« Il demande », dit notre auteur, après avoir rapporté cet oracle,  « il demande que les lignes soient effacées pour qu'il soit libre; parce que ce sont elles qui lui imposent un joug insurmontable, aussi bien que tout l'ensemble des vêtements, parce que ces vêtements sont chargés des images du dieu que l'on invoque. »

Il n'en faut pas davantage, ce me semble, pour démontrer avec la dernière évidence qu'il n'y avait vraiment rien de digne de la divinité, rien de grand, rien de divin, dans des êtres abaissés à ce point de dégradation, qu'ils fussent le vain jouet d'hommes méprisables, qu'ils se laissassent arracher du ciel par ces hommes, non point parce qu'ils excellaient par leur vertu et leur sagesse, mais seulement parce qu'ils savaient mettre en œuvre de vains prestiges. Non, il n'avait donc point raison Pythagore de Rhodes, pas plus que celui qui lui rend ce témoignage, pas plus quiconque croira devoir donner à de tels êtres le nom de dieux : car ils ne sauraient être même de bons démons, ces esprits qui obéissent ainsi contre leur gré, par nécessité et par violence, à des mortels, (et encore quels mortels ?) à de misérables jongleurs, ces esprits enfin qui n'ont pas même le pouvoir de se dégager de ces honteux liens. En effet si la nature divine est à l'abri de la violence et de la nécessité, à cause de sa souveraine perfection, et parce qu'elle est essentiellement libre et impassible comment peut-on faire des dieux, de misérables êtres qui subissent malgré eux l'influence magique d'un vêtement, d'une ligne, d'une image, d'une couronne, d'une fleur des champs, d'un son insignifiant, de paroles barbares. Quoi ! ils seraient des dieux, ceux qui consentent à devenir le jouet d'hommes méprisables, qui se laissent enchaîner comme des esclaves, et qui ne conservent pas même assez de puissance et de liberté pour se débarrasser eux-mêmes de leurs chaînes ! Comment leur donner même le titre de bons démons, quand on les voit céder malgré eux à une nécessité et à une violence étrangère? Pourquoi faut-il qu'ils soient contraints par la force, pour faire du bien a ceux qui réclament leur assistance? Pourquoi ne s'y portent-ils pas d'eux-mêmes ? Car enfin s'ils sont bons par nature, comme on le dit, et si c'est pour leur procurer du bien qu'ils se manifestent aux hommes, si leur inclination les porte à se rendre utiles à l'humanité, ils devraient saisir eux-mêmes avec empressement l'occasion d'être utiles; leurs bienfaits devraient prévenir les prières des hommes, au lieu d'être extorqués par la force. Mais si l'honnête et l'utile ne sont jamais l'effet de leurs apparitions, et que pour celle raison, ils ne cèdent jamais qu à la contrainte, comment donner le titre de dieux à des êtres qui concourent, même sans le vouloir, à des actions opposées à l'honnêteté ou au bien-être des hommes? Ne sont-ils pas bien dignes en effet de notre vénération et de nos hommages ceux qui se font les esclaves d'hommes perdus de mœurs, qui sont contraints de concourir malgré eux des œuvres mauvaises et sans utilité, qui enfin  se laissent conduire et subjuguer, non point en considération de la sagesse ou de la vertu de ceux qui les invoquent, ni dans l'intérêt de la vraie philosophie; mais qui cèdent uniquement aux détestables manœuvres de quelques charlatans ? Or ces honteuses manœuvres, le même Porphyre nous les expose dans sa lettre à l'Égyptien dont nous avons déjà parlé. Comme c'était un devin, il traite avec lui ces questions mystérieuses, et le conjure de lui dévoiler les moyens qu'il emploie pour exécuter ses divinations. Voici comment il lui propose ses difficultés et ses doutes.

CHAPITRE X

Quels artifices mettent en œuvre les devins pour forcer leurs merveilleuses divinités à se soumettre à eux.

« Une chose que je n'ai jamais pu m'expliquer à moi-même, c'est que ceux que nous invoquons, comme les premiers des êtres, ne sont pas moins que les derniers, soumis à toute sorte de nécessités ou bien que voulant voir la justice dans ceux qui les honorent, ils ne rougissent pas de s'assujettir eux-mêmes, jusqu'à commettre toutes les injustices qu'on exige d'eux ; ou bien encore qu'ils repoussent la prière de toute âme qui n'est pas pure des jouissances grossières des sens, et que cependant ils n'ont pas honte de porter tous les hommes aux plus infâmes plaisirs de la volupté. Ils veulent que leurs ministres s'abstiennent de l'usage de la chair des animaux, de peur que l'odeur qui s'en exhale ne les souille, et eux-mêmes se laissent prendre à l'odeur des victimes offertes en sacrifice. Ils ne permettent pas à leur inspecteur des sacrifices de toucher un cadavre, et cependant la plupart des évocations de dieux s'opèrent par l'immolation des animaux. Mais une chose plus inconcevable encore, c'est que le premier venu puisse, par des menaces, effrayer, non pas seulement les démons ordinaires ou l'âme d'un mort, mais le soleil lui-même, le prince des astres, la lune et les autres dieux célestes, et que par cette terreur vaine et mensongère, il puisse les forcer à dire la vérité. En effet, dire qu'il ébranlera le ciel, qu'il révélera les secrets d'Isis, les mystères d'Abydos, qu'il arrêtera le navire égyptien, qu'il dispersera les membres d'Osiris en faveur de Typhon, n'est-ce pas là le dernier terme de la folie de la part du devin, dont les menaces contiennent des choses qui ne sont ni à sa connaissance ni en son pouvoir, comme c'est le dernier excès de dégradation chez ces divinités, qui se laissent ainsi emporter comme des enfants timides à une vaine et ridicule frayeur ? Tels sont cependant les moyens que le scribe sacré, Chérémon, nous donne comme étant d'un usage extrêmement commun chez les Égyptiens, qui leur attribuent, comme à beaucoup d'autres du même genre, la faculté d'exercer la plus merveilleuse influence sur la volonté des dieux. Et les invocations, quelle en est la substance ? On y voit que le soleil sort de la fange d'un marais, qu'il est assis sur une fleur du lotus, qu'il navigue sur un vaisseau, qu'il prend une nouvelle forme selon les divers signes du zodiaque. C'est ainsi que les devins égyptiens prétendent que le soleil nous apparaît, et ils ne voient pas que ce sont autant d'accidents qu'ils lui font subir, et qui n'ont de réalité que dans leur imagination. Et qu'ils ne disent pas que ce sont là des expressions symboliques, pour signifier les diverses propriétés de cet astre: car nous leur demanderons alors l'interprétation de tous ces symboles. Il est clair en effet que si le soleil subissait réellement ces divers accidents, ils seraient sensibles, comme dans les éclipses, à tous ceux qui fixeraient sur lui leurs regards. Puis à quoi bon encore tous ces noms insignifiants, toutes ces dénominations barbares qu'on préfère aux vrais noms des choses? En effet, si la divinité, lorsqu'elle prête l'oreille à leurs paroles, fait uniquement attention au sens qu'elles expriment, tant que ce sens sera le même, il importe peu de quelles expressions on se serve pour le rendre : car le dieu que l'on invoque n'est pas plutôt Égyptien que d'une autre nation : et quant il serait Égyptien, il n'en parle point l'idiome, pas plus que tout outre idiome humain. Il faut donc avouer ou que toutes ces invocations sont des inventions du charlatanisme ou des symboles des différents accidents auxquels nous sommes soumis et que les devins attribuent à Dieu ou bien que nous avons de fausses idées sur la Divinité. »

Puis il continue ainsi à exprimer ses doutes à l'Égyptien :

 « S'il y a des dieux impassibles, et d'autres qui soient susceptibles de passions, et c'est à ceux-ci qu'on attribue les fictions honteuses et obscènes, il faut donc avouer qu'il n'y a que pure vanité dans ces invocations et ces supplications, dans ces expiations par lesquelles on prétend fléchir le courroux des dieux, et surtout dans cette prétendue fatalité a laquelle on les croit soumis; car on ne fléchit pas, on ne contraint pas, on n'assujettit pas à la nécessité un être qui, de sa nature, est impassible. »

 Puis il ajouta:

« C'est en vain qu'on cultive la sagesse et qu'on fatigue les dieux, soit pour retrouver un esclave fugitif, soit pour acheter un champ, contrarier un mariage, conclure un marché ; car sur tout le reste, ils donnent des réponses très exactes; mais lorsqu'il s'agit du bonheur de la vie, ils ne savent rien dire de certain sur lequel on puisse compter. »

Ils n'étaient donc ni des dieux ni même de bons démons, et par conséquent lui-même n'est qu'un imposteur. Mais nous nous contenterons présentement de cet extrait de l'ouvrage de Porphyre; il suffit pour prouver que ce sont les démons eux-mêmes ces merveilleuses divinités, qui ont donné ces abominables leçons de jonglerie. Comment en effet les hommes eussent-ils jamais pénétré ces mystères si les démons ne les leur eussent révélés, et s'ils ne leur eussent appris par quels moyens son pouvait les enchaîner ? nous allons le faire voir; mais ici encore nous ne parlerons pas nous-mêmes; car nous confessons que nous ne connaissons ni ne voulons rien de ces dieux. C'est donc uniquement pour confondre leurs sectateurs et donner la raison de notre défection de leur culte, que nous allons encore invoquer le témoignage d'un homme dont le zèle éclairé n'est point suspect aux siens, et qui a exposé avec une parfaite connaissance de cause tous les dogmes de sa religion. Voici donc ce que dit Porphyre dans son Recueil des oracles.

CHAPITRE XI

Que ce sont les démons eux-mêmes, ces prétendus dieux, qui ont instruit les hommes des prestiges à employer contre eux.

« Ils ne se sont pas contentés de révéler la manière dont ils se gouvernent, et leurs autres habitudes dont nous avons déjà parlé.  Ils ont encore appris aux hommes quelles sont les choses qui leur sont agréables, et celles qui les dominent et qui les soumettent aux lois de la nécessité; quelles victimes ils veulent qu'on leur immole, quels jours il faut tenir pour néfastes, quelle forme on doit donner à leurs statues, sous quelle figure ils apparaissent eux-mêmes, quels lieux ils habitent en un mot, il n'y a pas un des rites qui s'observent dans le culte des démons, qu'ils n'aient révélé eux-mêmes. Nous pourrions en apporter une multitude de preuves; nous nous contenterons de quelques-unes, seulement pour que notre proposition ne soit pas entièrement destituée d'autorités et de témoignages. »

CHAPITRE XII

De quelle manière mystérieuse ils veulent que leurs idoles soient confectionnées.

« Ils ont déclaré eux-mêmes comment devaient être faites leurs idoles, quelle matière on devait y employer, comme Hécate nous le fait voir dans l'oracle suivant :

« Tu me feras une statue pure, ainsi que je vais te la décrire. Le corps sera de rue sauvage; puis tu prendras de petits lézards domestiques : tu en feras un mélange avec de la myrrhe, de la résine et de l'encens: tu prépareras ce mélange pendant que la lune est dans son croissant,  et tu accompagneras ce travail de la prière suivante. »

Suit la formule de cette prière. Puis la déesse prescrit le nombre de lézards:

« Aussi nombreuses que sont mes formes. tu prendras autant de ces petits animaux. Sois fidèle à cet ordre. Que les contours de ma demeure soient un tissu de branches de laurier, qui croissent d'elle-même. Puis adresse beaucoup de prières à mon image, et la nuit tu me verras en songe. »

CHAPITRE XIII

La forme de ces statues décrite par eux-mêmes.

« Ils ont été jusqu'à désigner la forme de leurs statues, et c'est sur le modèle qu'ils ont donné qu'ont été faites leurs idoles. Ainsi Sérapis, après avoir vu Pan, se dépeint ainsi lui-même :

« Une lumière éclatante a brillé dans mon palais : j'ai reçu la visite d'un dieu ; Il a vu ma force invincible, ma flamme qui efface l'éclat du feu, une boucle de cheveux qui tombe du haut de ma tête et se joue autour de nom front radieux et de la barbe vénérable de mon menton. »

Pan s'est aussi chanté lui-même dans Ies vers suivants :

« Moi, né mortel, j'offre ma prière à Pan, issu d'un dieu, à Pan dont le front est orné d'une double corne, à Pan qui a les pieds et les jambes d'un bouc, à Pan qui aime les jouissances de la volupté... »

et ce qui suit. Hécate se représente de la manière suivante :

« Mets la main à l'œuvre et exécute tout ce modèle : que ma statue représente les formes de Cérès, la déesse des fruits, avec une robe blanche, des sandales d'or, une ceinture de longs serpents qui se glissent sans laisser de souillure, depuis le sommet de la tête jusqu'à l'extrémité, et dont les replis sinueux couvrent avec grâce toute l'étendue du corps. Et quant à la matière, elle sera, dit-il, de marbre de Paros ou l'ivoire ciselé. »

CHAPITRE XIV

L'art magique inspiré par les dieux.

« En appuyant leurs réponses sur certains signes, et sur la connaissance qu'ils ont de la naissance de chacun, les dieux se font souvent passer pour les premiers, pour les plus grands faiseurs d'horoscopes, si l'on peut s'exprimer ainsi.

Voici comme parle Apollon dans ses oracles :

« Invoquez en même temps Mercure et le soleil, le jour du soleil ; puis la lune, le jour de la lune; ensuite Saturne, enfin Vénus ; sers-toi pour cela de paroles mystérieuses, inventées par le roi des magiciens, auteur de la lyre à sept cordes, cet homme connu de tout le monde. C'est Ostane, disait le peuple ;

et Apollon continuant :

« Vous invoquerez sept fois, avec force, chacun de ces dieux. »

Ensuite notre auteur ajoute :

« Voici quels sont les emblèmes d'Hécate : de la cire de trois couleurs, blanche, noire et rouge, représentant Hécate armée d'un fouet, d'une torche, d'une épée, et ceinte d'un serpent. Les astres de la mer, représentant ceux du ciel, sont fixés au-devant de la porte. C'est là ce que les dieux eux-mêmes ont déclaré dans les vers suivants; c'est Pan qui parle:

« Chassez-les, dit-il, placez sur un brasier ardent une cire aux couleurs variées, qu'elle soit blanche et noire, qu'elle ait aussi la couleur d'un charbon enflammé, la terreur des chiens infernaux, que la statue redoutable d'Hécate tienne dans sa main une torche, une épée vengeresse, qu'un dragon aux mille replis enserre dans ses anneaux la tête terrible de la déesse; qu'elle soit armée d'une clé mobile et d'un fouet qui retentit au loin ; tel est l'emblème essentiel de la puissance des démons. »

Tels sont, avec beaucoup d'autres de ce genre, les témoignages par lesquels ce prince de la philosophie grecque, cet admirable théologien, ce grand interprète des mystères, prétend prouver que la philosophie tirée des oracles est fondée sur les plus secrètes réponses des dieux ; mais il ne réussit réellement qu'à démontrer les pièges que la malice et les artifices des démons ont tendus au genre humain. En effet, en quoi toute cette magie, tous ces enchantements pouvaient-ils contribuer au bonheur de la vie humaine ? Que pouvait avoir d'agréable, aux yeux de la Divinité le culte de ces idoles inanimées? De quelle puissance divine pouvaient être l'image ces statues avec leurs formes bizarres? Des êtres divins ne devaient-ils pas plutôt porter les hommes à cultiver la philosophie, que leur inspirer le goût de tous ces artifices de la magie, surtout si l'on pense que la vertu et la culture de la sagesse sont les seules vraies et pures sources de la félicité? Du reste, notre philosophe réfutera plus tard ses propres doctrines. Maintenant suivons ce qu'il ajoute à ce que nous avons déjà rapporté.

CHAPITRE XV

Prédilection des dieux pour la matière inanimée.

« Quant à leur goût prononcé pour les caractères symboliques, Hécate nous le fait connaître dans les vers suivants, où elle le compare avec celui que les hommes ont aussi pour certains caractères symboliques.

« Quel est le mortel, dit-elle, qui n'aime à voir ces caractères tracés sur l'or, l'airain ou l'argent éclatant? qui n'aime à voir ces caractères que, du haut du ciel où je règne, je dispose pour y faire lire aux mortels leurs sorts divers. »

Au reste notre philosophe nous apprend que non seulement les dieux recherchent ces caractères symboliques, mais même qu'ils s'y renferment en quelque sorte, comme nous l'avons dit, de sorte que la figure représentée par ces caractères est comme une demeure sacrée où ils habitent; car il n'y a qu'une terre sainte qui puisse recevoir la divinité : or une terre sainte est celle qui porte l'image d'un dieu ; mais si vous enlevez cette terre, vous brisez le lien qui retenait la divinité ici-bas. »

Maintenant je demande si une semblable doctrine n'est pas la meilleure de toutes les preuves que ceux que les païens prenaient pour des dieux n'étaient que de vrais démons terrestres et soumis à toutes les passions. Ne nous sommes-nous donc pas montrés sages en abandonnant leur culte ; car vous voyez qu'ils avouent eux-mêmes qu'ils sont attachés à certains lieux par quelques signes magiques ou par d'autres caractères de même nature, comme si un être vraiment divin pouvait habiter ailleurs que dans une âme intelligente, pure de toute tache et de toute souillure, ornée de la sagesse, de la justice et de toutes les autres vertus. Lorsque la présence de ces vertus a fait d'une âme humaine une sorte de sanctuaire, c'est alors que l'esprit divin se plait à y venir fixer sa demeure; et il n'est pas besoin de tous les artifices de la magie pour faire descendre Dieu dans une âme ainsi exercée à la vertu et à l'amour des choses divines. Il reste donc prouvé que tous ces dieux dont nous venons de parler, ne sont que des démons terrestres, charnels et passionnés. Maintenant continuons et voyons ce que dit notre philosophe sur la défection des leurs plus célèbres oracles.

CHAPITRE XVI

La chute des oracles prédite par Apollon lui-même.

« Écoute les paroles sacrées de ma bouche divine sur l'oracle Pythien et l'oracle Clarion. Autrefois du sein de la terre émanaient des milliers d'oracles : ici de la source sacrée d'une fontaine, là d'une autre, d'où s'exhalaient, en tournoyant, des vapeurs épaisses. Aujourd'hui les uns sont rentrés dans les vastes entrailles de la terre, les autres sont ensevelis dans l'oubli des siècles. Le soleil, flambeau des mortels, n'éclaire plus aujourd'hui que les ondes sacrées de Mycale, dans la vallée de Didyme, auprès de Pythos, au pied des collines du Parnasse et Claros, au sol pierreux, où Phébus fait entendre sa voix sévère. »

Puis le même Apollon répond ainsi aux habitants de Nicée :

« Python a perdu sa voix prophétique ; les siècles l'ont vue s'évanouir; elle ne ressuscitera pas; un immuable silence a fermé sa bouche : ne cessez pas d'offrir vos sacrifices à Phébus. »

C'est aussi l'occasion de rapporter ce que dit Plutarque dans son ouvrage sur la défection des oracles. Voici ce que nous y lisons :

« Ammonius ayant cessé de parler, dites-nous donc quelque chose, dis-je à Cléombrote, de ce fameux oracle dont la voix paraît s'être éteinte; car on disait pourtant des merveilles de la divinité qui y élisait sa demeure. Cléombrote baisse les yeux et garde le silence. Alors Démétrius dit : Ce n'est pas seulement de celui-là qu'il est question, ce n'est pas seulement son anéantissement qui nous étonne, puisque nous ne voyons pas moins défaillir tous les autres, à l'exception d'un ou deux: c'est donc de la chute générale de tous les oracles qu'il faut nous entretenir; car, pour ne parier que d'une contrée, la Béotie comptait autrefois une multitude d'oracles : aujourd'hui ils semblent avoir tous fui comme une eau qui s'écoule, et on dirait qu'un vent brûlant a tari la source des oracles dans tout le pays. Le seul endroit où la Béotie réponde à ceux qui consultent la divinité est Lebadie : partout ailleurs règne le silence ou une complète solitude. »

Mais écoutons maintenant le même auteur sur la mort des démons.

CHAPITRE XVII

De la mort des démons que les païens prenaient pour des dieux.

« Il ne me paraît pas hors de propos, dit-il, de faire observer ici que ce ne sont point les dieux qui président aux oracles, parce qu'ils ne doivent pas avoir de communication avec les choses terrestres, mais les démons, ministres des dieux. Or, nous n'irons pas, empruntant les paroles d'Empédocle, faire de ces démons des criminels sur la tête desquels les dieux ont rassemblé des maux et des calamités, ni supposer qu'ils sont sujets à la mort comme les hommes ; car c'est là une doctrine qui nous paraît téméraire et digne des Barbares. Alors Cléombrote demanda à Philippe le nom et la patrie de celui qui venait de tenir ce langage; et quand il l'eut appris, il lui dit:

«Nous n'ignorons pas, Héraclion, que nous nous sommes jetés dans des discussions hors de propos ; mais, dans des choses difficiles, on ne parvient jamais à une conclusion raisonnable, si l'on ne part d'un grand principe : or, vous ne voyez pas que vous niez d'un côté ce que vous accordez de l'autre : vous convenez en effet qu'il existe des démons, puis vous ne voulez pas qu'ils soient sujets au mal ni à la mort; mais vous leur enlevez par là même ce qui en fait des démons; car s'ils ont une nature immortelle et des perfections qui les exemptent des passions et des fautes, en quoi différeront-ils des dieux ? » 

A ce raisonnement, Héraclion garda le silence et resta plongé dans ses réflexions. Alors Philippe prenant la parole à son tour : Héraclion, dit-il, ce n'est pas seulement Empédocle qui attribue la méchanceté aux démons, mais c'est aussi le sentiment de Platon, de Xénocrate, de Chrysippe; et quand Démocrite demandait des idoles bienfaisantes, il reconnaissait donc qu'il y en avait de cruelles et de méchantes, qui étaient soumises à des passions et des penchants mauvais. Quant à la mort des démons, je me souviens d'avoir entendu sur ce sujet un homme rempli de science et exempt de toute arrogance dans ses opinions ; c'est Epitherse, le père du rhéteur Émilien, dont plusieurs d'entre nous ont suivi les leçons. Or, Epitherse, qui était mon compatriote et qui fut mon professeur de belles-lettres, nous raconta le fait suivant. Comme il passait en Italie sur un vaisseau chargé d'une cargaison considérable et d'un grand nombre de passagers, un soir, vers les îles Echinades, le vent tomba tout à coup, et le vaisseau se trouva porté assez près de l'île de Paxos. Tous les gens du vaisseau étaient bien éveillés : la plupart même passaient le temps à boire les uns avec les autres, lorsqu'un entendit tout à coup une voix qui venait de l'île de Paxos, et qui appelait Thamnus. Tout le monde fut dans l'étonnement; car Thamnus était le nom du pilote, et était un Égyptien inconnu de la plupart des passagers. Thamnus se laissa appeler deux fois sans répondre ; mais à la troisième il répondit. Alors la voix lui commanda que quand il serait en face de Palos, il criât que le grand Pan était mort. Il n'y eût personne dans le navire qui ne fût saisi de frayeur : on délibérait si Thamnus devait obéir à la voix; mais Thamnus conclut que quand ils seraient arrivés au lieu marqué, s'il faisait assez de vent pour passer outre, il ne fallait rien dire; mais que si un calme les arrêtait là, il fallait s'acquitter de l'ordre qu'il avait reçu. Il ne manqua point d'être surpris d'un calme en cet endroit-là, et aussitôt il se mit à crier que le grand Pan était mort.  A peine avait-il cessé de parler, que l'on entendit de tous côtés des plaintes et des gémissements, comme d'un grand nombre de personnes surprises et affligées de cette nouvelle. Tous ceux qui étaient dans le vaisseau furent témoins de l'aventure. Le bruit s'en répandit en peu de temps jusqu'à Rome; et l'empereur Tibère, ayant voulu voir Thamnus lui-même, assembla des gens savants dans la théologie païenne, pour apprendre d'eux qui était ce grand Pan, et il fut conclu que c'était le fils de Mercure et de Pénélope. Philippe invoqua en faveur de ce récit plusieurs de ceux qui étaient présents et qui l'avaient entendu de la bouche même d'Émilien, dans sa vieillesse. Alors Démétrius raconta un autre fait. Il dit qu'il y a autour de la Grande-Bretagne un grand nombre de petites îles désertes, dont quelques-unes portent le nom d'îles des démons ou des héros. Or, par l'ordre du roi, il entreprit, pour connaître ces îles et leur histoire, un voyage dans celle qui était la plus rapprochée. Elle comptait un petit nombre d'habitants ; mais aux yeux des Bretons, c'étaient des hommes sacrés et contre lesquels ils ne se seraient pas permis une incursion. Aussitôt que le vaisseau eut abordé, il se fit tout à coup une grande confusion dans l'air; on vit une multitude de signes prodigieux : les vents se déchaînèrent; il tomba sur la terre des globes de feu. Enfin cette horrible tempête s'étant apaisée, les insulaires dirent qu'un de leurs héros venait de mourir : car de même, dirent-ils, qu'un flambeau ne nuit jamais tant qu'il est allumé, mais devient insupportable lorsqu'il vient à s'éteindre, de même les grandes âmes, tant qu'elles brillent, répandent une lumière douce et bienfaisante ; mais viennent-elles à s'éteindre et à périr, souvent elles font naître des vents et des tempêtes, et infectent l'air de vapeurs pestilentielles. Or il est ici une île dans laquelle Briarée garde Saturne plongé dans un profond sommeil; car c'est là le lien par lequel on a imaginé de le retenir. Une multitude de démons l'entourent et le servent.»

Voilà ce que nous trouvons dans Plutarque. Ce qu'il importe de remarquer ici, c'est l'époque à laquelle il place la mort du démon dont il parle. C'était sous le règne de Tibère, au temps où notre Sauveur conversait parmi les hommes et délivrait la vie humaine de toute la puissance des démons ; alors qu'on vit plusieurs fois ces esprits de malice tomber à ses genoux et le supplier de ne point les précipiter dans le Tartare, qui leur était réservé. Voilà donc incontestablement l'époque à laquelle les démons disparurent de la terre, ce que n'avaient jamais vu les siècles précédents, comme aussi on ne vit cesser sur la terre les sacrifices humains qu'au temps où la doctrine évangélique commença à être prêchée dans l'univers. Nous nous contenterons de ces preuves que nous fournit l'histoire moderne.

CHAPITRE XVIII

Des plus célèbres oracles connus dans l'ancienne Grèce.

Jusqu'ici nous n'avons rapporté que des faits qui sont en général peu connus. Venons donc maintenant à ceux que personne n'ignore, pour peu qu'il connaisse l'antiquité. Parlons de ces anciens oracles tant exaltés par les Grecs, et transmis avec tant de soin aux jeunes gens que l'intérêt de leurs études amenait dans les villes. Reprenons les choses d'un peu plus haut, et voyons ce que répondit Pythius aux Athéniens désolés par une peste affreuse à cause de la mort d'Androgée. Des milliers d'Athéniens succombant sous le fléau pour la mort d'un seul homme, ils implorèrent l'assistance des dieux. Eh bien! quelle fut la réponse de leur sauveur, de leur Dieu? Vous croyez peut-être qu'il va leur recommander la justice, l'humanité et toute espèce de vertu ou bien encore le repentir de leur faute ou enfin l'accomplissement de quelques œuvres saintes et pieuses qui puissent fléchir le courroux divin. Des dieux véritables l'eussent fait ; mais qu'est-ce que tout cela pour ces admirables divinités ou plutôt pour ces démons de la dernière perversité? Non : il leur faut des œuvres qui soient en rapport avec leur propre nature, des cruautés, des barbaries, des atrocités ; il faut qu'ils ajoutent un fléau à un autre fléau, une mort à une autre mort. Aussi Apollon ordonne de choisir chaque année sept jeunes gens et autant de jeunes filles, c'est-à-dire quatorze victimes pour une, et encore des victimes innocentes et pures du meurtre qu'on voulait punir, et cela, non pas une fois, mais tous les ans, et de les envoyer en Crète pour être immolés à la vengeance de Minos. La mémoire de cet affreux tribut se conserva chez les Athéniens jusqu'au temps de Socrate, c'est-à-dire pendant plus de cinq cents ans : c'est même ce qui fit que la mort de Socrate fut différée de quelques jours. Nous trouvons cet oracle rapporté textuellement et combattu avec la plus grande vigueur par un moderne, auteur d'un Recueil de prestiges et de maléfices. Je substituerai ses paroles aux miennes : voyons donc les coups qu'il porte à l'auteur de cet oracle.

CHAPITRE XIX

Invectives contre Apollon au sujet de l'obligation imposée par lui aux Athéniens d'envoyer en Crète sept jeunes gens et sept jeunes filles pour y être immolés.

« Les Athéniens coupables du meurtre d'Androgée, et punis déjà par un horrible fléau, n'avaient-ils pas protesté assez hautement de leur repentir ? et s'ils ne l'eussent pas fait, n'était-ce pas à toi de l'exiger d'eux, ce repentir, plutôt que de leur dire : Vous verrez le terme du double fléau de la peste et de la famine, lorsque le sort aura désigné parmi vous des victimes des deux sexes, que vous enverrez à Minos, comme tribut expiatoire, pour votre forfait : à cette condition les dieux vous deviendront propices? En effet je vous passe votre indignation pour le meurtre commis par les Athéniens sur Androgée, je vous passe, dis-je, cette indignation, à vous autres dieux, bien que d'ailleurs vous paraissiez si insensibles à tant de milliers de morts dont l'univers est témoin tous les jours. Mais toi, Apollon, qui savais que Minos avait alors l'empire de la mer, que sa puissance était immense, qu'il était révéré de toute la Grèce à cause de sa justice, que c'était le plus sage des législateurs, qu'il vécut, d'après Homère, dans l'intimité du grand Jupiter, et qu'après sa mort, il fut établi juge des enfers : c'est envers un tel homme que tu exiges une pareille réparation! Mais je passe là-dessus, comme vous faites vous-mêmes : j'oublie un instant que vous laissez vivre une multitude d'assassins, et que vous envoyez à la mort tant d'innocents, et cela pour satisfaire à un homme dont vous voulez faire le juge universel du genre humain, et qui eût été lui-même embarrassé pour porter son jugement dans une semblable cause. Mais je vous demanderai combien de jeunes gens la justice vous forcera d'envoyer aux Athéniens, pour tous ceux que vous avez envoyés injustement pour être immolés aux mânes d'Androgée. »

Le même auteur, s'appuyant sur l'histoire des Héraclides qu'il rapporte, reproche à Apollon d'être la cause de la mort d'une infinité d'hommes qui ont péri victimes de l'ambiguïté de ses oracles : voici en quels termes il le presse.

CHAPITRE XX

L'ambiguïté des oracles d'Apollon cause de la mort d'un grand nombre de ceux qui le consultaient.

« Mais puisque nous en sommes sur ce sujet, n'oublions pas l'histoire des Héraclides. Ils avaient tenté dans le Péloponnèse, par l'isthme de Corinthe, une invasion qui échoua. Aridée périt même dans cette entreprise. Aristomaque, son fils, qui n'avait pas moins d'envie que son père de se rendre maître de ce pays, vient consulter ton oracle sur la route qu'il devait prendre ; et voici ta réponse : Les dieux te promettent la victoire si tu prends la route des défilés. Il crut que cette réponse désignait l'isthme ; il s'y engagea et succomba dans une bataille. Enfin, Témène, son fils, fut le troisième de cette race infortunée qui vint te consulter : ta réponse fut la même que celle que tu avais faite à son père, el il périt comme lui, victime de sa crédulité. Mais, dis-tu, je n'entendais pas dans ma réponse une irruption par terre, mais bien par mer. Alors il était donc bien difficile de dire expressément que c'était par mer? mais tu savais que si tu eusses prononcé le mot explicitement, il n'aurait pas manqué de prendre la voie de la mer : mais tu lui fais croire qu'il doit aller par terre : alors qu'arrive-t-il ? Il campe entre l'armée de terre et l'armée navale : il perce un cavalier étolien, nommé Carnus, fils de Filandre ; et je ne vois pas ce qu'il y avait en cela de criminel. Aussitôt une peste affreuse désole le camp et enlève Aristodème, frère de Témène. Celui-ci décampe et vient adresser à l'oracle des reproches sur la malheureuse issue, l'issue funeste de son expédition. La réponse qu'il reçoit, rejette la cause du fléau sur la mort du messager divin, et prescrit un culte en l'honneur d'Apollon Carnéen : voici les propres paroles de l'oracle : Vous portez la peine de la mort de notre envoyé. Mais que faut-il donc que je fasse pour apaiser le courroux divin, dit Témène? Fais vœu, répondit l'oracle, d'honorer d'un culte solennel Apollon Carnéen. Ô le plus scélérat et le plus infâme des devins! Ne savais-tu pas que le mot défilé lui ferait prendre le change : tu ne t'en sers pas moins pour cela, et tu ris de son erreur. C'est que ce mot signifiant à la fois détroit et défilé, cette amphibologie allait parfaitement à ton dessein : tu voulais, s'il revenait vainqueur, te faire honneur de la victoire; et, s'il succombait, rejeter la cause de sa défaite sur la mauvaise interprétation de ta réponse, en prétendant que tu entendais une expédition maritime. Eh bien! il la prend, celle voie de la mer, et il ne réussit pas mieux. Nouveau subterfuge de ta part ; c'est la mort du messager Carnus. Quoi donc ! Dieu vraiment bon, toi que touchait si fort le salut de Carnus, toi qui savais si bien l'inspirer pour le salut des autres, tu n'as su rien lui faire connaître pour le sien propre ! Il n'y avait qu'un homme dont la vie te fut chère, et c'est celui-là que tu laisses périr! et pour punir sa mort, tu envoies une peste telle, qu'Homère n'en a point raconté de semblable ! tu ordonnes des prières pour faire cesser le fléau ! Et si la prière de l'armée eût été sans effet, tu avais déjà un sophisme tout prêt pour expliquer le premier, de sorte qu'il n'y aurait jamais eu de terme d'un côté à leurs consultations, de l'autre à tes réponses évasives. Il fallait en effet que, vainqueurs ou vaincus, ils ne pussent jamais le prendre en défaut. Telle était d'ailleurs leur ardeur et leur envie de se laisser séduire, que, quand il leur aurait fallu être sacrifiés mille fois, ils n'auraient pas moins ajouté foi à tes oracles. »

Ajoutons à cette histoire celle de Crésus. Crésus était roi de Lydie, dont une longue suite d'aïeux lui avait transmis la couronne. Dans l'espoir de donner à ses états une prospérité et un éclat qu'ils n'avaient encore jamais eus sous le règne de ses prédécesseurs, il se proposa d'honorer les dieux par une piété extraordinaire. L'épreuve qu'il fit de leur puissance le détermina à honorer d'un culte spécial Apollon de Delphes. Il enrichit son temple de coupes et de colonnes d'or et d'une infinité de présents, de sorte que ce temple devint le plus riche de l'univers : dans sa munificence, le roi n'oublia pas même tout ce qui était nécessaire pour les sacrifices. Après une telle libéralité, le prince lydien croyait avoir quelques droits à la bienveillance du dieu. La conséquence, fort de ce secours, comme il l'espérait du moins, il prépare une expédition contre la Perse qu'il voulait ajouter à ses étals. Que fait alors le célèbre oracle, l'oracle de Delphes, ce fameux oracle Pythien, ce dieu Philius ou de l'amitié? Le rendre maître d'un empire étranger n'eût pas été trop faire pour récompenser les prières et la piété de son client ; mais loin de là, il ne sait pas même lui conserver le sien propre. Toutefois je ne crois pas que l'on doive imputer ce résultat à sa malice, mais plutôt à son ignorance de l'avenir : car un Dieu qui aurait connu l'avenir n'aurait point ainsi imaginé un oracle à double sens ; mais c'est qu'il n'était ni un Dieu ni même une puissance surnaturelle. Il se contenta donc de répondre :

« En passant le fleuve Halys, Crésus détruira un grand empire. »

Sentence qui causa la destruction de ce vaste, de cet antique empire de Lydie, qu'une longue série d'ancêtres avait transmis au plus pieux des monarques. Tel fut le fruit que ce prince malheureux retira de la piété dont il avait fait preuve envers son Dieu. »

Mais voyons encore comment exprime à ce sujet sa juste indignation l'auteur que nous venons de citer.

CHAPITRE XXI

La ruine de l'empire de Crésus causée par la réponse équivoque d'Apollon.

« Il faut avouer que tu as une science prodigieuse pour les choses qui ne méritent pas même que l'on y pense; mais s'agit-il d'une chose importante, cette science est à bout. Ainsi le beau mérite, par exemple, que de sentir l'odeur d'une tortue qui cuit dans une chaudière d'airain : cependant cette connaissance, toute vaine qu'elle est, surtout parce qu'elle n'est pas réelle, est bien digne de ta vanité et de ton impudence; et tu sais t'en prévaloir effrontément pour inspirer au prince lydien qui s'est fait ton esclave, une confiance aveugle dans ta prétendue science. Mais bientôt sur cette première épreuve, il s'adresse à toi pour savoir s'il doit marcher contre les Perses; il veut avoir ton avis sur son extravagant et ambitieux projet : alors tu ne rougis pas de lui répondre : « En passant le fleuve Halys, Crésus détruira un grand empire. » Réponse admirable pour sauver ton honneur! En effet, il t'importait peu après un tel oracle, ou que le prince induit en erreur par l'ambiguïté des termes, entreprît d'envahir un empire étranger ou que des hommes injustes et pervers, au lieu de te donner des éloges pour avoir précipité dans l'abîme un furieux, te fissent un crime de n'avoir pas même su employer un terme ambigu, ce qui pouvait faire hésiter le prince et l'engager à prendre conseil. Mais malheureusement le mot καταλυσαι (détruire) n'est pris chez les Grecs que dans une seule acception : il ne signifie jamais être renversé de son propre trône, mais se rendre maître de celui d'autrui. Puis ce Cyrus, moitié Perse, moitié Mède, ou si vous aimez mieux, issu du sang royal par sa mère, et d'une famille du peuple par son père, ce Cyrus, dis-je, désigné pour l'une de ces deux raisons sous le nom de Mulet, ne prouve-t-il pas jusqu'à l'évidence la vanité ridicule et la sotte prétention du devin, qu'une telle réponse n'est que de la fumée, et non pas une véritable divination, puisque le devin ne connaissait pas lui-même le sens de l'énigme qu'il proposait. Diras-tu qu'il le connaissait, mais  que par malice il voulait se jouer de Crésus? Certes, quels divertissements se donnent les dieux! Mais peut-être est-ce parce que les choses devaient arriver ainsi? D'abord c'est une impiété sacrilège d'inventer à plaisir des énigmes pour se jouer de la crédulité d'un homme. Les choses devaient arriver ainsi ! mais alors que fais-tu à Delphes, misérable? A quoi bon ce temple que tu occupes pour y rendre de vains et inutiles oracles? qu'avons-nous besoin de toi? pourquoi cette fureur qui pousse de toutes les parties de la terre des suppliants au pied de tes autels? Pourquoi la graisse des victimes fume-t-elle en ton honneur. »

C'est avec cette liberté audacieuse, je dirais presque ce cynisme amer, qu'Oenomaüs s'élève contre ces jongleries des prétendus devins. Tous ces fameux oracles de la Grèce, loin d'être à ses yeux l'ouvrage de la divinité, ne sont pas même l'œuvre des démons, mais les machinations de quelques charlatans pour tromper les peuples. Et puisque nous en sommes sur ce sujet, rien ne nous empêche de produire encore d'autres griefs contre ces oracles. Écoutons en particulier le même Oenomaüs, reprochant à Apollon Clarius de l'avoir trompé.

CHAPITRE XXII

Comment ils se jouent de ceux qui les consultent, et de quelle manière ils les induisent en erreur.


« Mais il fallait que nous fussions joués nous-mêmes comme les autres; il ne fallait pas que nous pussions nous vanter d'avoir échappé à la maladie commune, afin que nous eussions à exposer publiquement la sagesse dont nous avons fait provision en Asie auprès de toi, grand Apollon Clarius. II existe dans le pays de Trachinie un jardin d'Hercule où tout est dans une perpétuelle végétation. On y cueille tous les jours, et jamais il ne s'épuise, fertilisé qu'il est par une source intarissable. A la nouvelle de ce phénomène, insensé que j'étais! je m'imaginai, inspiré sans doute par Hercule et aussi trompé peut-être par le nom de Trachinie, que ce qui entretenait la perpétuelle verdure de ce jardin d'Hercule, était une certaine humidité dont parle Hésiode : et ce jardin, toujours vert, me fit rêver une vie douce et aisée. Je m'informai si les dieux viendraient à mon aide, et un homme (du peuple) me garantit par serment leur assistance; car il se souvenait, disait-il, d'avoir entendu dire que tu avais fait cette faveur à un marchand du Pont, nommé Callistrate. Tu comprends quelle fut mon indignation en apprenant que j'avais été prévenu par un autre dans la possession de ce trésor. Dans ma douleur, je voulus savoir si réellement ce marchand avait reçu d'Hercule quelque faveur signalée; et je vis que cet homme n'était pas entièrement exempt de peine, qu'il était possédé de l'amour du gain, espérant y trouver la source d'une vie plus douce Cet état du marchand m'apprit que, moi aussi, je ne devais compter ni sur  l'oracle ni sur Hercule, et je ne voulus plus être de ceux dont les travaux présents étaient bien réels, mais dont les jouissances futures n'étaient qu'en espérance. Mais du reste, il n'est pas de voleur, ni de soldat, ni d'amant, ni d'amante, ni de flatteur, ni de rhéteur, ni de sycophante, qui n'ait son oracle; car, dans la passion qui le possède. chacun prend toujours pour du malheur son état présent, et en espoir un meilleur pour l'avenir. »

A la suite de ce récit, notre auteur ajoute qu'ayant eu occasion de s'adresser une seconde et une troisième fois à ces admirables oracles, il a pu se convaincre que toute leur science et toute leur habileté consistaient à cacher leur ignorance sous des expressions obscures.

CHAPITRE XXIII

Qu'ils ne savent que cacher leur ignorance sous des termes  obscurs et inintelligibles.

« J'étais, dit-il, en bonne voie d'acquisition, il ne me manquait plus qu'un homme qui m'introduisît dans le sanctuaire de la sagesse : je cherchais ce guide, et comme mes recherches étaient infructueuses, j'eus recours à toi pour obtenir un tel homme. Ta réponse fut... (La réponse est tellement inintelligible qu'elle ne peut être traduite). Que dis-tu de cela? Si je voulais devenir sculpteur ou peintre, et que je cherchasse des maîtres pour m'enseigner ces arts, la réponse me suffirait-elle ?.... Ne prendrais-je pas plutôt pour un insensé celui qui m'en ferait une semblable? Mais peut-être sont-ce là des choses qui sont au-delà des bornes de tes connaissances, parce qu'il n'est rien de plus impénétrable que les mœurs des hommes. Mais alors où irai-je pour trouver mieux qu'à Colophon? Ailleurs le dieu verra-t-il plus clair? Je l'entends qui répond:

« Fais vibrer ta fronde, tue adroitement de grandes oies herbivores. »

Mais qui m'apprendra ce qu'il faut entendre par ces grandes oies herbivores et par cette fronde qu'il faut faire vibrer? Sera-ce Amphiloque ou Apollon de Dodone ou celui de Delphes, si je le consulte? Que ne t'étrangles-tu avec ta fronde qui lance au loin des pierres ! Puisses-tu ainsi périr avec tes réponses inintelligibles ! »

Mais laissons ces reproches dont il accable son dieu, et voyons comment il traite en particulier le plus ancien des oracles de la Grèce, celui dont toutes les histoires grecques racontent tant de merveilles, l'oracle de Delphes.

« Une armée formidable de Perses marchant contre les Athéniens, auxquels il ne restait d'autre espoir de salut que la protection du dieu ; c'était Apollon de Delphes qu'ils invoquaient comme leur dieu tutélaire, par une méprise qui prouvait clairement qu'ils le connaissaient bien mal. Que fait donc cet admirable dieu? Prendra-t-il la défense des siens? Se souviendra-t-il des libations qui coulent sur ses autels, de la graisse qui fume en son honneur, des hécatombes que ce peuple immole régulièrement dans ses temples? Rien de tout cela. Mais que leur ordonne-t-il ? de fuir et de chercher leur salut dans des murailles de bois (c'était la flotte qu'il voulait dire). Là était, disait-il, leur seule ressource après que la ville aurait été réduite en cendres. Admirable protection d'un dieu! Il semble se plaire à prédire la ruine de tous les édifices de la ville, sans en excepter ceux qui étaient consacrés aux dieux. Mais à quoi bon son oracle ? Que pouvait-on attendre de plus de l'invasion des ennemis ? »

 Il est vraiment bien permis à notre auteur après cela de tourner en ridicule les erreurs des Grecs, comme il le fait dans ce qui suit.

CHAPITRE XXIV

Dans leur impuissance à secourir en aucune manière leurs clients dans les dangers de la guerre, ils ont recours à des réponses équivoques pour leur en imposer et les induire en erreur.

« Mais ces reproches, dit-il, passerait peut-être aux yeux de quelques-uns pour de la malveillance. Eh bien! jugez-en d'après une réponse du même oracle aux Athéniens. La voici, cette réponse :

« Que  tardez-vous, insensés ? Abandonnez une ville malheureuse à laquelle il ne reste plus ni tête, ni corps, ni mains, ni pieds, rien de solide; car le terrible Mars, monté sur un char de Syrie, va porter la flamme dans son enceinte, renverser et ruiner ses forteresses : une flamme impitoyable va dévorer les temples des immortels : déjà une sueur froide coule de leurs membres et atteste leur effroi. »

Voilà ce qui fut répondu aux Athéniens. Où sont dans une telle réponse les signes d'un pouvoir prophétique? Quoi donc, dira quelqu'un, vous oseriez mettre votre confiance dans un pareil oracle? Mais c'est la réponse tout entière qu'il faut voir, cette réponse qu'il fit à ce peuple qui réclamait son assistance. Voici donc le reste :

« Les prières de Pallas n'ont pu fléchir le souverain de l'Olympe; mais je te dirai les paroles de l'invincible déesse. Tout le reste sera détruit; mais Jupiter dont Ie regard embrasse toutes choses, permet qu'un mur de bois soit inaccessible aux coups des ennemis et devienne ton unique refuge à toi et à tes enfants. N'attends pas la rencontre de l'armée ennemie; car elle te serait funeste. Hâte-toi de prendre la fuite. Ô divine Salamine! tu enlèveras aux mères le fruit de leurs entrailles, soit lorsque Cérès sème Ie froment, soit lorsqu'elle le recueille. »

Ô fils de Jupiter tu nous montres là un Jupiter bien digne de ce nom, et une Minerve bien digne de son nom ; ô toi ! frère de Minerve. Il n'est rien de beau comme cette opposition de sentiments entre un père et une fille, surtout quand ce père est un dieu et cette fille une déesse. Il est vraiment grand, ton Jupiter Olympien, qui a besoin, pour détruire une ville d'appeler de Suse une armée innombrable. Il paraît bien qu'il est le monarque suprême de toutes choses, celui qui peut précipiter sur l'Europe des populations entières de l'Asie, mais qui ne saurait en Europe renverser une simple ville. Et toi, homme audacieux qui affrontes témérairement les dangers, tu ne gémis pas (dirent ceux en faveur desquels Pallas ne peut fléchir le courroux de Jupiter Olympien) ? Est-ce que c'est contre les pierres et le bois, et non contre les hommes que Jupiter était irrité? Tu as sauvé les hommes, et lui il livre les habitations à un feu étranger : il n'avait donc pas sa foudre? Mais ne sommes-nous pas plutôt nous-mêmes téméraires et audacieux, nous qui ne voulons pas vous permettre de vous abandonner à de semblables niaiseries? Mais dis-nous donc, admirable devin, comment tu sais que Salamine arrachera aux mères le fruit de leurs entrailles, tandis que tu ignores si ce sera lorsque Cérès sème le froment ou lorsqu'elle le recueille.  Tu ne voyais pas non plus qu'il serait facile à la malveillance, qui soupçonnerait de l'artifice dans ta réponse, de le demander si ces mères, qui doivent voir périr le fruit de leurs entrailles, sont celles des ennemis ou celles du peuple athénien. Mais il fallait attendre l'issue des événements ; car l'une des deux choses devait nécessairement arriver, et quels que fussent les vaincus, l'oracle ne pouvait jamais avoir tort en prononçant le nom de la divine Salamine avec une sorte d'accent de commisération. Cette bataille navale qui devait se livrer ou lorsque Cérès sème le froment ou lorsqu'elle le recueille, est une belle fiction poétique pour couvrir le sophisme de l'oracle et empêcher qu'on ne s'aperçoive aisément qu'un combat naval ne se livre jamais en hiver. Avec cela, les rôles de cette espèce de drame n'ont plus rien d'inexplicable, non plus que les dieux qui les remplissent. On y voit une divinité qui supplie, une autre qui se montre inexorable : l'une et l'autre avaient leur utilité par rapport à la prédiction, suivant les chances imprévues de la guerre, l'une dans le cas où les Athéniens seraient sauvés, l'autre dans le cas où ils viendraient à périr. Si le sort de la guerre leur est favorable, ce sera l'effet des prières de Minerve qui aura su fléchir le courroux de Jupiter. Si l'issue est contraire, l'oracle a prévu le cas, c'est que Minerve n'a pu fléchir le courroux de Jupiter. Ainsi l'habile devin a su arranger sa réponse de manière que, dans le cas de la victoire comme dans le cas de la défaite, Jupiter ne paraisse point avoir abandonné son dessein, sans cependant mépriser entièrement les prières de sa fille. Quant à cette multitude de forteresses qui devaient être détruites, il est évident que cela ne serait point arrivé si les ennemis avaient donné l'assaut à la ville avec des bâtons et non avec le fer et le feu, quand on supposerait que leur nombre prodigieux leur aurait permis de faire quelque chose avec des bâtons. Mais, dit l'oracle, j'ai deviné que la muraille de bois était la seule inexpugnable, c'est-à-dire que tu n'as pas deviné, ô Apollon! mais que tu as donné un conseil à peu près dans le genre de celui-ci : fuis, ne reste pas : la crainte n'est pas un crime.

« Celui donc qui découvrit le sens de ton énigme savait aussi bien que toi que la ville d'Athènes était pour les Perses la clé de la Grèce, qu'elle devait dire le but principal de leur attaque, à cause qu'elle était la première et la plus importante de toutes les villes grecques. Aussi moi-même, qui confesse mon ignorance en fait de divination, sachant cela, j'aurais conseillé non seulement aux Lydiens, mais encore aux Athéniens, de prendre la fuite, parce qu'une nombreuse cavalerie et une nombreuse infanterie s'avancent contre eux. Et je leur aurais aussi donné la mer pour refuge, et non point la terre : car il serait ridicule qu'un peuple qui possède une flotte, qui habile une ville voisine de la mer, n'eût pas cherché à s'y sauver, emportant avec lui la plus grande quantité possible de meubles el de provisions, et laissant la terre à qui voudrait l'occuper. »

Voilà la réponse que reçurent les Athéniens. Celle que le même dieu fit aux Lacédémoniens est encore plus vaine et plus ridicule. Il y déclare que la ville sera prise ou qu'elle pleurera la mort de son roi; or, d'après toutes les circonstances, le premier venu aurait conjecturé que l'une de ces deux choses devait arriver. C'était donc une réponse bien indigne d'un dieu, que d'envelopper ainsi sous des termes ambigus son ignorance de l'avenir, au lieu de venir au secours des Grecs, de se montrer leur sauveur, de leur accorder, à eux, ses serviteurs dévoués, la victoire sur les Barbares, ou du moins, s'il ne le pouvait pas, de ne point permettre qu'ils tombassent au pouvoir de leurs ennemis. Or non seulement il ne vient pas à leur secours, mais il ne peut même leur dire quelle sera l'issue de leur défaite. Aussi voyons toujours le même Oenomaüs s'élever encore contre cet oracle.

CHAPITRE XXV

Réponse de l'oracle aux Lacédémoniens.

« Mais, diras-tu, il ne fallait pas faire la même réponse aux Lacédémoniens. C'est vrai ; car tu ne savais pas, impudent sophiste, si Sparte aurait le même sort qu'Athènes, et tu craignais qu'en leur ordonnant de fuir, ils ne suivissent ton conseil, et qu'ensuite les Perses ne vinssent pas. Cependant, comme il fallait faire une réponse quelconque, voici ce que tu leur répondis:

« Habitants de la grande Sparte, ou votre glorieuse ville tombera sous les coups des Perses ou bien Lacédémone pleurera la mort de son roi issu du sang d'Hercule. »

Nouvelle alternative bien digne d'un oracle ! Mais n'en parlons pas, de peur qu'en te faisant deux fois la guerre sur le même sujet, nous ne finissions par devenir importuns et paraître manquer de raison. Venons au fond de la réponse. Dans ce péril extrême, tous les yeux se portent vers toi ; de toi seul ils attendaient la connaissance de l'avenir et un conseil qui leur apprît ce qu'ils avaient à faire. Mais pendant qu'ils te croyaient digne de leur confiance, tu te plaisais à en faire des dupes; tu comprenais que l'occasion était favorable pour asservir ces hommes crédules, non seulement aux oracles énigmatiques de Dodone et de Delphes, mais même aux divinations par la farine, aux réponses des ventriloques. En effet, en de semblables occasions on ne se contente pas d'ajouter foi aux oracles des dieux, on va jusqu'à tirer des présages des chats, des corneilles, des songes. Or n'était-il pas évident que les Lacédémoniens préféreraient encourir l'un de ces malheurs plutôt que de les supporter tous les deux à la fois, et que dans l'alternative de ces deux maux ils choisiraient le moindre de préférence au plus grand? Et le moindre mal pour eux, c'était que le roi seul pérît pour toute la nation. D'un autre côté il n'était pas moins clair que, la ville une fois renversée, il ne restait au roi lui-même aucun refuge, tandis que s'il était envoyé quelque part ailleurs, l'événement pouvait tromper leur attente. Ces raisonnements devaient donc nécessairement les conduire à envoyer leur roi combattre à la tête de l'armée, tandis qu'eux-mêmes, loin du danger, attendraient l'événement dans la ville. Il était facile de voir que le roi, exposé aux traits d'une innombrable multitude d'ennemis, ne pouvait attendre qu'une mort prochaine; et Sparte faisait trêve à ses frayeurs et se livrait  à des espérances extraordinaires. Mais soit que la ville soit sauvée, soit qu'elle périsse, la fourberie de l'oracle n'en est pas moins frappante. Pourquoi? parce qu'il n'avait certes pas dit que, si le roi seul périssait, la ville serait sauvée ; mais il avait dit : Ou le roi seul, ou la ville entière périra; mettant ainsi sa responsabilité à couvert, quel que fût l'événement, soit que le roi pérît seul, soit qu'il ne pérît pas seul. Telle fut l'œuvre de la vanité et de l'ignorance. »

Mais arrêtons-nous là pour celui-ci, et voyons la réponse que le même dieu fit aux habitants de Cnide, qui avaient recours à lui et imploraient son assistance.

CHAPITRE XXVI

Réponse du même oracle aux habitants de Cnide.

« Les habitants de Cnide éprouvèrent la même fortune dans une guerre qu'ils eurent à soutenir contre Harpagus. Ils voulaient couper leur isthme et enfermer ainsi la ville dans une île. Déjà les travaux avançaient; mais ils rencontrèrent des obstacles qui abattirent leur courage. Dans leur désespoir ils s'adressent à l'oracle. Ne fortifiez pas votre ville, leur répondis-tu; ne creusez pas un fossé à l'entour : si Jupiter eût voulu en faire une île, il l'aurait fait. Ils te crurent, les insensés ; ils renoncèrent à leur entreprise et se livrèrent à Harpagus. Or voici la ruse : Il n'était pas entièrement certain qu'ils se sauveraient, même avec le canal qu'ils creusaient; en conséquence tu fais cesser le travail. Celle sorte de désaveu semblait renfermer une promesse de salut, dans le cas où ils abandonneraient l'ouvrage; mais tu te gardes bien d'ajouter qu'ils peuvent espérer une meilleure fortune en renonçant à leur canal ; tu te contentes de leur répondre que la volonté de Jupiter n'a pas été de faire de la ville une île. En les détournant de leur projet, la réponse avait un double sens; les engager, au contraire, à continuer leur œuvre, c'eût été leur promettre le salut d'une manière trop positive : le rusé devin trouva donc plus sûr de les détourner de leur projet. Ainsi, sans leur rien dire de ce qui les amenait, il les renvoya persuadés qu'ils avaient reçu une réponse. »

Il n'en faut pas davantage, ce me semble, pour faire sentir, et la futilité des oracles, et la folie de ceux qui les consultent ; ceci suffit pour démontrer qu'il n'y a vraiment rien de divin dans tout cet art divinatoire. Mais pour vous convaincre de la perversité de ces méchants démons ou de ces charlatans qui jouaient le rôle de devins, voyez-les soulever les uns contre les autres ceux qui les consultaient, eux qui auraient dû être les défenseurs de la paix et de l'amitié. Ainsi d'un côté l'oracle de Delphes pousse les Lacédémoniens, ses fidèles et dévoués clients, à faire la guerre aux Messéniens ; de l'autre il excite ceux-ci contre les premiers, en leur promettant un heureux succès, pourvu qu'ils aient soin de se rendre les démons propices en leur immolant des victimes humaines. Écoutons encore à ce sujet notre auteur.

CHAPITRE XXVII

Ils allumaient le feu de la guerre entre les parties qui venaient les consulter.

« La sagesse qui préside à la divination saura démêler toutes choses; elle ne permettra point au devin de parler au hasard, cette divine sagesse, qui contient en elle-même les raisons de tout ce qui existe et qui assigne à chaque chose le rang et la dignité qui lui sont propres. Elle ne laissera pas ce vain oracle Pythien faire aux Messéniens ou aux Lacédémoniens, qui reprochaient aux premiers de leur avoir enlevé le pays qu'ils occupaient, par une victoire où la ruse avait eu le plus de part, une réponse comme celle-ci :

 Phébus ne t'engage pas seulement à combattre par la force des armes ; mais comme c'est la fraude qui a livré la terre de Messénie à des mains étrangères, il faut que cette fraude retombe sur ses auteurs. »

Elle leur recommandera plutôt la paix, la frugalité, la modération. En effet, ces hommes formés par les lois de Lycurgue, mais emportés par la cupidité et la vaine gloire, étaient venus consulter l'oracle, parce qu'ils ne voulaient pas paraître le céder en valeur guerrière aux Messéniens, eux qui se vantaient d'avoir été formés à l'école et sous les lois de la patience, comme si des hommes formés à l'école de la patience n'eussent pas dû plutôt se contenter de peu, s'abstenir de la guerre, renoncer aux armes et à tout ce vain orgueil. Voilà ce que tu répondis aux Lacédémoniens contre les Messéniens. Voyons maintenant la réponse que tu fis à ceux-ci contre les premiers; car tu ne rougis pas de rendre à la fois un oracle en faveur des Lacédémoniens contre les Messéniens, et en faveur des Messéniens contre les Lacédémoniens.

« Le sort appelle la fille d'Epylus : immole-la aux dieux infernaux, et tu sauveras Ithome »

Car c'est un vain subterfuge que tu inventes, lorsque tu dis que la victime du sang d'Epylus n'était pas pure, et que pour cette raison les Messéniens n'offrirent point de sacrifice; en effet, on sait que tu possèdes l'art de tout embrouiller. »

Voilà des faits tirés de l'histoire ancienne. On pourrait en trouver une multitude d'autres depuis les temps anciens jusqu'à nos jours ; car cette période nous offre une foule de princes que les oracles ont précipités dans des guerres inutiles, tantôt par l'obscurité de leurs réponses, tantôt par leur penchant naturel à tromper les hommes. Faut-il ajouter que dans les plus affreux revers de la guerre, dans les plus terribles fléaux, on ne trouva jamais la moindre assistance dans ces prétendues divinités? Leurs oracles ne firent jamais d'autres réponses que celles qui sont rapportées dans les histoires anciennes. Mais il est un de ces oracles que les Grecs ne cessent de vanter, c'est celui d'Apollon Pythien. Or voici ce que répondit la Pythie à Lycurgue, qui vint un jour la consulter :

« Tu viens à mon temple, engraissé du sang des victimes, ô Lycurgue, tête chérie de Jupiter et de tous les dieux qui habitent l'Olympe, toi à qui je ne sais si je dois donner le nom d'homme ou celui de dieu, quoique j'aime mieux cependant t'appeler dieu ; tu viens demander une bonne législation : je  te la donnerai. »

Et le reste de l'oracle. Eh bien ! voyons comment l'auteur que nous avons déjà cité combat cette réponse. Voici ce qu'il dit.

CHAPITRE XXVIII

Que la réponse faite à Lycurgue, législateur des Lacédémoniens, n'est pas digne d'un dieu.

« Lorsque Lycurgue, le chef et le législateur de son peuple, vint à toi des vallées de Lacédémone, tu le proclamas chéri de Jupiter et de tous les dieux de l'Olympe ; tu hésitais si tu devais l'appeler homme ou dieu; mais tu finis par lui donner le titre de dieu, parce qu'il venait chercher une bonne législation. Mais comment donc ignorait-il les lois d'une sage politique, lui dieu, lui cher à Jupiter et a tous les dieux de l'Olympe? Mais puisqu'on ne pouvait apprendre que de la bouche d'un dieu ce que ta divine parole a révélé au plus divin des hommes, écoutons cette voix divine et recueillons les renseignements que te doit Lycurgue :

« Tu viens chercher une sage législation, je le la donnerai. »

Donne, aurais-je répondu, car je ne sache pas que tu aies jamais promis à personne un semblable présent.

« Tant que, dociles aux oracles, vous serez fidèles à vos promesses, que vous garderez vos serments, que vous observerez la justice envers vos concitoyens et envers les étrangers, que vous aurez pour la vieillesse un saint et religieux respect, que vous honorerez les Tyndarides, Ménélas et les autres héros immortels de Lacédémone, Jupiter au regard pénétrant veillera sur votre ville.»

Quelle doctrine, ô Apollon ! quelles promesses ! Une pareille sagesse méritait bien un si long voyage ! Ce n'était pas trop d'être venu pour cela du Péloponnèse à Delphes, ou même jusqu'aux régions hyperboréennes, d'où sont venus, dit-on, sur la réponse d'un autre oracle, appelé Astérie, les habitants de la terre odoriférante et sacrée de Délos. Assurément Lycurgue n'avait jamais eu une nourrice, jamais il ne s'était assis au milieu d'une réunion de vieillards ; car cette nourrice, ces vieillards lui auraient donné de plus belles et plus sages leçons. Mais peut-être ajouteras-tu quelque chose, si Lycurgue le presse de parler plus clairement. Si les chefs commandent avec justice, et que le peuple obéisse avec soumission, je n'attribuerai plus ceci à l'assemblée des vieillards, et je conseillerai à Lycurgue de retourner satisfait à Lacédémone, s'il peut obtenir de toi quelque sage leçon de politique.

« Il y a deux chemins que sépare l'un de l'autre une distance infinie : l'un aboutit à l'auguste demeure de la liberté, l'autre conduit au triste séjour de l'esclavage. On marche par le premier à l'aide du courage et de la concorde : c'est lui que tu montreras à ton peuple : on ne s'avance dans le second qu'à travers les tristes dissensions, les fléaux désolants. Celui-ci, il le faut donc éviter avec soin. »

Ainsi, Apollon, tu veux que les hommes soient courageux : nous avons souvent entendu le même conseil donné par des lâches. Tu veux que la concorde règne entre les citoyens : nous l'avons entendu proclamer non seulement par des hommes sages, mais même par des séditieux. Mais nous ne te tourmenterons pas par rapport à cet enseignement. Seulement, toi qui es devin, tu ignores une chose que nous avons apprise mille fois des hommes qui n'avaient point mangé du laurier, qui ne s'étaient point désaltérés à la fontaine de Castalie, qui n'affectaient pas d'orgueilleuses prétentions à la sagesse. Ainsi tu parles de courage, de liberté, de concorde; mais dis-nous comment on met une ville en possession de ces avantages. Cesse de nous envoyer conduire les peuples par une voie que nous ne connaissons pas nous-mêmes. Sois plutôt toi-même notre guide dans cette vie. Elle nous paraît belle, mais incertaine et pleine d'écueils. »

Puis notre auteur continue ainsi.

CHAPITRE XXIX

On n'a jamais obtenu des oracles une réponse sur des choses sérieuses et utiles.

« Voici encore la réponse au sujet d'un mariage :

« Va chercher à Argos féconde en coursiers un jeune cheval, au poil azuré. »

Et sur un enfant qui doit naître :

« Etion, on ne te rend pas les honneurs que tu mérites. Labda est enceinte ; le fruit qu'elle porte dans son sein sera un enfant de malheur. »

Et au sujet de la colonie :

« Envoie vers ce peuple riche en or une nombreuse colonie d'hommes, les épaules chargées d'airain, les mains pleines de fer. »

Et sur la vaine gloire.

« Le sol des Pélasges est le meilleur de toute la terre : rien n'égale en beauté les chevaux de Thrace, les femmes de Lacédémone, l'homme qui boit les eaux délicieuses d'Aréthuse. »

Eh bien ! toi, tu ne me parais pas meilleur que tous les faiseurs de prestiges, que tous les autres jongleurs et charlatans. Ou plutôt je ne m'étonne pas de les voir, eux, pour un gain sordide, se jouer de la crédulité des hommes; mais ce qui m'étonne, c'est de te voir, toi, un dieu, permettre que les hommes soient ainsi trompés. Au reste ces réponses sont dans le genre de celles que Socrate fit en diverses circonstances, d'abord à un homme qui lui demandait s'il devait se marier ou non : quel que soit le parti que tu prennes, lui dit-il, tu t'en repentiras. Une autre fois il répondit à un autre qui désirait avoir des enfants : tu as tort si tu ne penses qu'aux moyens d'avoir des enfants et si tu ne songes plutôt aux moyens de les bien élever en cas qu'il t'en survienne. Un autre voulait aller demeurer ailleurs, parce qu'il n'était pas bien chez lui : c'est une mauvaise résolution, lui dit Socrate, car tu laisseras ton pays à sa place, et tu emporteras avec toi ta folie, laquelle te tourmentera aussi bien ailleurs qu'ici. Et ce n'était pas seulement lorsqu'il était interrogé qu'il se plaisait à faire ces réponses. Il aimait souvent à proférer de lui-même de semblables sentences. »

CHAPITRE XXX

Ils ont souvent donné des conseils que le plus simple bon sens dictait de lui-même.

« Vingt jours avant la canicule et vingt jours après, que Bacchus soit ton médecin sous l'ombrage frais d'un toit impénétrable ; aux rayons du soleil. »

C'était le conseil qu'il donnait aux Athéniens dévorés par les ardeurs de l'été, conseil qui était d'un médecin et non d'un devin.

« Ergine, fils de Clymène, issu du sang de Presbon, tu viens demander une postérité : il est bien tard, cependant mets une couronne neuve à un vieux timon. »

Qu'un vieillard qui désire avoir des enfants doive prendre une jeune épouse, il n'est pas nécessaire d'être devin pour cela, il suffit de connaître la nature. Mais la passion aveugle les rend insensés.

CHAPITRE XXXI

Souvent même ils n'ont donné que des conseils ridicules.

Prends donc la férule, si tu veux m'en croire, et traite-les comme des enfants, ces insensés, si tu ne peux les amener à mettre de côté leurs sottes questions, et à te consulter sur des choses dignes d'un Dieu. En effet, qu'est-ce qu'une réponse comme celle que tu fis à Antiochus de Paros qui, après avoir dissipé sa fortune dans des bagatelles politiques, vint, dans sa douleur, consulter ton oracle?

« Antiochus, va dans l'île célèbre de Thasos, et fixes-y ton séjour. »

Un conseil comme celui-ci lui eût été plus avantageux,

« Antiochus, reviens à toi et ne te laisse point abattre par la mauvaise fortune. »

Quelle réponse fis-tu aussi aux députés des Crétois?

« Vous qui habitez Phestos, Tarras, et Dios battue par les flots, offrez à Phébus le sacrifice  expiatoire de Pythos. Menez une vie pure, et que dans la Crète, votre patrie, on n'honore plus comme autrefois Jupiter et le dieu de la richesse. »

N'eût-il pas mieux valu leur répondre :

« Vous que possède l'amour des richesses, une aveugle fureur, et un faste orgueilleux, expiez vos folies par des sacrifices convenables; vivez saintement, cultivez la sagesse, cherchant le bonheur non point dans vos lois anciennes, mais dans les lois divines. »

 Car toi-même tu as plus besoin que la Crète d'expiations, toi qui as imaginé les expiations d'Orphée et d'Épiménide. 

CHAPITRE XXXII

Souvent ils ont pris parti pour les causes injustes.

« Mais pourquoi, dans ton admirable sagesse, as-tu répondu à Charilaüs et à Archelaüs, roi de Lacédémonien, que,

« s'ils faisaient partager à Apollon le butin qu'ils avaient fait, cela leur porterait bonheur. »

De quel Apollon voulais-tu parler? car ce n'était pas de toi, sans doute; malgré ton imprudence, tu aurais craint qu'on n'eût pu te reprocher de t'être adjugé une part dans un honteux larcin. »

Mais c'est assez sur ce sujet. Citons encore cependant les paroles par lesquelles ce même Apollon exprime son admiration pour Archiloque, homme dont les ouvrages sont remplis de toute sorte d'obscénités et d'infamies, au point qu'une oreille chaste n'en pourrait supporter le récit : pour Euripide, ce disciple de Socrate, qui, après avoir abandonné la discipline et les sages leçons de son maître, a composé des pièces qui sont encore jouées aujourd'hui sur les théâtres : enfin pour Homère, que le divin Platon voulait exclure de sa République, non seulement comme inutile, mais comme auteur de poèmes qui ne pouvaient qu'inspirer la plus dangereuse corruption à la jeunesse. Voici comment Œnomaüs traite à ce sujet le divin oracle.

CHAPITRE XXXIII

Ils ont impudemment accordé les mêmes éloges que le vulgaire aux poètes dont les mœurs n'étaient rien moins que pures.

« Il te naîtra, ô Téléscilès, un fils dont le nom sera immortel, et dont les hommes chanteront éternellement la mémoire. »

Or ce fils était Archiloque.

« Tu auras un fils que tous les hommes honoreront, ô Mnésarchide : il s'élèvera au faîte de la gloire, et le doux éclat des couronnes sacrées environnera sa tête. »

C'était Euripide. Et Homère, voici ce qu'il en dit :

« Un double sort partagera ta vie: un double soleil s'obscurcira, mais tu seras parmi les immortels ; tu seras à la fois vivant et mort.»

Puis ces autres paroles :

« Heureux et malheureux, car tu es né pour cette double fortune. »

Ce n'est sans doute pas un homme, mais quelque autre qui s'est plu à répéter qu'un dieu comme toi, ne doit pas s'inquiéter des misères humaines.  Ô non, Dieu bienfaisant, ne nous méprisez pas car nous avons le désir et l'espoir d'obtenir aussi, nous, si nous ne commettons point de fautes, les uns, le faîte de la gloire ; les autres, les couronnes sacrées ; d'autres, la société des dieux, d'autres enfin l'immortalité. Qu'est-ce donc qui fait qu'Archiloque t'a paru digne du ciel? Ne refuse pas aux autres hommes, Dieu généreux, la connaissance de la voie qui y conduit. Que veux-tu que nous fassions? que nous suivions sans doute les traces d'Archiloque, si nous voulons être trouvés dignes de partager le foyer des dieux. Ainsi il nous faudra verser les injures les plus amères sur les femmes qui n'auront pas voulu nous épouser, nous associer à des débauchés qui ont atteint le dernier degré du mal, et tout cela devra se faire dans des vers ; car la poésie est la langue des dieux et des hommes divins, comme Archiloque. Et rien d'étonnant en cela sans doute : car l'excellence de cet art fait la sage direction des affaires domestiques et de la vie privée, la concorde des États, le bon gouvernement des peuples. Ce n'est donc pas sans raison que tu as vu dans Archiloque un digne serviteur des Muses, et que tu as refusé à son meurtrier l'entrée et la parole dans le séjour des dieux, pour avoir tué un homme dont les chants étaient si beaux. Il n'y avait donc point d'injustice dans les menaces faites contre Archias; la Pythie avait donc raison de venger Archiloque, quoique mort depuis longtemps, et de chasser du temple son meurtrier ; car il avait tué un serviteur des Muses. Aussi je ne te condamne pas lorsque je te vois prendre la défense du poète ; car je me souviens encore d'un autre poète : je me rappelle les couronnes sacrées d'Euripide. Cependant un doute s'élève dans mon esprit : je voudrais bien savoir, non pas s'il a été vraiment couronné, mais quelles étaient ces couronnes sacrées : non pas s'il a obtenu de la gloire, mais si c'était le faîte de la gloire. Il fut applaudi par la multitude, je le sais ; il obtint la faveur des tyrans, je le sais encore : il y avait tant d'art dans ses vers, qu'il conquit l'admiration, non seulement de celui qui s'était déclaré son partisan zélé, mais même de toute la ville d'Athènes qui, seule de toutes les villes grecques, supporta la tragédie. Si ces applaudissements de la multitude, si une table dressée dans la citadelle sont le plus haut point d'honneur pour un homme, je ne  dis plus rien, parce que je vois Euripide assis à table dans la citadelle d'Acropolis, et célébré par les louanges publiques des Athéniens et des Macédoniens. Et si outre cela, il a aussi obtenu le suffrage des dieux qui certes mérite foi par lui-même, et qui est d'un tout autre poids que celui de la multitude et des tyrans, dis-nous donc, je t'en supplie, quel acte de vertu a mérité ainsi à Euripide votre suffrage, à vous autres dieux, afin que nous marchions vers le ciel en suivant les traces que nous ont laissées vos louanges. Nous n'avons plus maintenant ni Sabéens, ni Lycambes, sur qui nous puissions verser le sel de la comédie. Nous n'avons plus ni Thyeste, ni Œdipe, ni Phinée pour nous servir de sujets de tragédie. Mais il me semble qu'ils n'auraient pas porté envie à ceux qui recherchent l'amitié des dieux : seulement s'ils avaient pu prévoir qu'il y aurait un jour un Euripide qui deviendrait l'ami des dieux pour avoir tiré bon part, de leurs actions, ils auraient abandonné leur voie criminelle et malheureuse, non pas pour en suivre une meilleure, mais pour écrire des vers. Ainsi ils auraient cherché parmi les hommes qui vécurent avant eux, quelques noms fastueux, et ils s'en seraient servis pour se frayer la route du ciel en célébrant leurs exploits, afin de conquérir une place dans l'Olympe, au rang des athlètes, à la cour de Jupiter ; car c'est ce que dit quelque part l'oracle de Delphes. Mais voyons la question qu'adresse à l'oracle l'heureux Homère. Il fallait qu'il y eût dans cette question quelque chose de céleste auquel le dieu ne pouvait résister ; car autrement il ne l'aurait pas si facilement proclamé heureux, et il n'aurait pas fait cette réponse à cet heureux par excellence :

« Tu voudrais connaître ta patrie, tu n'en as point par ton père, mais seulement par ta mère : ton sort est de terminer tes jours sur une terre qui n'est ni trop près ni trop loin de la terre de Minos, lorsque tu auras appris de la bouche des enfants une énigme nouvelle, embarrassée sous une multitude de paroles. »

N'est-ce pas une chose affreuse en effet, ô le plus sage des hommes ou plutôt des dieux ! que cet homme si heureux, ne sache pas quelle terre le reçut au sortir des entrailles de sa mère, ni en quel pays reposeront ses cendres. Quand je vois Homère aller consulter le dieu sur cette matière je me représente un escarbot auquel le dieu ne ferait certainement pas une autre réponse qu'à Homère, qui ignore sa destinée : c'est en effet comme si un escarbot, au lieu de vivre et de vieillir sur le fumier où il est né, se trouvait par un vent ennemi ou par la puissance de quelque mauvais génie, ennemi des escarbots, transporté à travers les airs sur un autre fumier, et que cet escarbot allât consulter l'oracle de Delphes, pour savoir quel fumier fut sa patrie, et quel autre sera son tombeau. »

Mais c'est assez sur les poètes.

CHAPITRE XXXIV

Qu'ils ont fait rendre les honneurs divins à de simples athlètes, vainqueurs à la lutte ou au pugilat.

« Mais ce ne sont pas seulement les poètes que notre admirable dieu a divinisés dans ses oracles, il a fait rendre les mêmes honneurs à des athlètes qui combattaient à la lutte ou au pugilat. Voyons encore à ce sujet ce que dit notre auteur. Voici comme il traite le fameux oracle :

« Ô toi, qui sais le nombre des sables de la mer et sa vaste étendue, qui connais les pensées d'un muet, et qui entends la voix de celui qui ne parle pas! »

que n'ignores-tu tout cela? que ne sais-tu plutôt que le pugilat n'est pas un art différent de celui de conduire avec l'aiguillon une bête de somme, que par conséquent il faut mettre les ânes au rang des immortels ou bien qu'il n'y faut point placer l'athlète Cléomède comme tu l'as fait par cet oracle.

« Le dernier des héros est Cléomède d'Assypale : offrez-lui des sacrifices ; car ce n'est plus un mortel.  »

Pourquoi donc, interprète naturel de la religion des Grecs, as-tu fait un dieu d'un tel homme ? Est-ce parce qu'aux Jeux olympiques il frappa d'un seul coup son adversaire, lui ouvrit le côté, puis y plongeant sa main, en arracha le poumon ? Exploit bien digne d'un dieu en effet, ô Apollon ! Ou bien est-ce parce que, condamné pour cela à une amende de 4 talents, il ne put digérer cet affront, mais dans son indignation et sa douleur, il déchargea sa bile sur des enfants qui étaient dans une école, en arrachant la colonne qui soutenait l'édifice. C'était pour cela sans doute que toi, qui fais des dieux à ton gré, tu as jugé Cléomède digne des honneurs divins? Ou bien n'ajouteras-tu point encore à ces traits une autre preuve de son courage et de la bienveillance des dieux à son égard ? C'est qu'il s'enferma dans un coffre sacré, fit retomber le couvercle sur lui, et il fut impossible à ceux qui le poursuivaient de le retirer de là, malgré tous leurs efforts. Ô Cléomède ! tu n'es donc plus un mortel ? Qu'elle est admirable la voie par laquelle tu as conquis l'immortalité. Les dieux furent tellement touchés de tes exploits, qu'ils t'élevèrent au ciel comme les dieux d'Homère avaient enlevé Ganymède ; celui-ci, c'était à cause de sa beauté, et toi c'est à cause de ta force, et surtout à cause du bon usage que tu en as fait. Oui, je le répète, admirable devin, que ne sais-tu plutôt quel cas il faut faire de l'exercice du pugilat, au lieu de connaître l'étendue de la mer et le nombre des grains de sable qui couvrent ses rivages? Tu aurais mis au rang des dieux les ânes qui se battent, et les ânes sauvages seraient à ce prix les plus grands des dieux, et l'oracle suivant s'appliquerait mieux à un âne sauvage qu'à ton athlète :

« Le plus grand des dieux est un âne sauvage, et non pas Cléomède ; c'est lui que vous devez honorer par vos sacrifices, parce qu'il n'est plus au rang des mortels. »

Et ne sois pas surpris qu'un âne sauvage réclamât ainsi l'immortalité, pourvu, comme il l'est, de qualités vraiment divines, et qu'aussitôt qu'il aurait eu connaissance de ton projet, il ne pût le souffrir, mais qu'il menaçât Cléomède de le précipiter à coups de pied au fond, et de ne jamais permettre qu'il montât au ciel ; car il se jugerait plus digne que Cléomède des honneurs divins puisqu'il serait prêt à combattre non seulement avec ce même Cléomède armé de gantelets de fer, mais encore avec l'athlète de Thasos, ou plutôt avec tous les deux ensemble, avec ce fameux Thasien dont la statue violée excita la colère des dieux, au point qu'ils frappèrent de stérilité la terre des Thasiens, suivant le témoignage non pas d'un homme, mais du dieu lui-même. J'ai dû comprendre, d'après tout cela, qu'il y avait dans le pugilat quelque chose de divin, ce qu'ont ignoré la plupart de ceux qui sont cependant décorés du nom de sages; car s'ils l'avaient su, ils auraient assurément abandonné la recherche du beau et du bien pour se livrer aux exercices de l'athlète de Thasos : car si les dieux ne lui ont pas donné comme à Cléomède l'immortalité, ils lui ont donné d'autres preuves de leur extrême bienveillance. Il avait une statue d'airain qui avait cela de particulier, qu'il y était représenté tombant, non pas sans doute sans une disposition divine, sur son ennemi qui le fouettait. Mais les Thasiens insensés, et étrangers aux choses divines, s'indignèrent de l'action de l'athlète ; ils s'en prirent à sa statue et vengèrent sur elle le prétendu crime, en la précipitant dans la mer; mais ils n'échappèrent point au châtiment que méritait leur audace; car les dieux leur apprirent quel crime ils avaient commis, en leur envoyant une famine affreuse, ministre des vengeances divines. Toutefois ils ne comprirent pas toute l'intention des dieux, dans ce châtiment; car ils envoyèrent te consulter et réclamer ton assistance ; et toi, le plus humain des dieux, tu leur fis, selon la coutume, cette admirable réponse :

« Rappelez les exilés dans leur patrie, et vous aurez d'abondantes moissons. » 

Dans leur simplicité, les Thasiens s'imaginèrent que ces exilés qu'il fallait rappeler étaient des hommes qui étaient relégués loin du sol de leur patrie. Erreur; les dieux aiment trop peu les hommes pour se montrer si soucieux de faire rappeler des exilés: encore s'il s'agissait de faire relever une statue ! Aussi, le sol ne devint pas plus fertile; le fléau continua à le désoler jusqu'à ce qu'un homme des plus sages et des plus avisés comprît que, dans la pensée des dieux, l'exilé était la statue abîmée dans la mer. Il avait raison. La statue n'eut pas plutôt été relevée, que la terre commença à se couvrir de verdure et de fleurs, et Cérès à donner de riches moissons. N'est-ce pas là une preuve frappante que les honneurs divins sont légitimement dus à l'art des athlètes? car toute cette colère des dieux avait été excitée par l'injure faite à la statue du vainqueur des cinq combats. Les Locriens furent aussi victimes du même fléau que les Thasiens, jusqu'à ce que ton oracle vînt, par cette réponse, porter remède à leurs maux :

« Rends les honneurs à celui que tu en as privé, et tu laboureras tes champs. »

Les Locriens ne comprirent pas non plus la pensée divine. Il fallait que tu en fusses toi–même l'interprète. Ils avaient jeté dans les fers un vainqueur des cinq combats, Entyclès, qui était accusé d'avoir reçu des présents des ennemis de ta patrie; et, non contents de cela, ils avaient été jusqu'à insulter ses statues après sa mort. Mais les dieux ne purent supporter une pareille conduite; ils châtièrent les coupables par une famine des plus affreuses, qui les aurait tous consumés, si tu ne fusses venu à leur secours, en leur disant qu'il fallait honorer les hommes remarquables par leur obésité, parce que les dieux ne les aiment pas moins que les bœufs  engraissés à la farine d'orge. C'est qu'en effet vous vous laissez fléchir par le sacrifice de ces hommes engraissés : et une preuve qu'ils vous sont aussi agréables, pour ne pas dire plus, que les bœufs gras, c'est qu'on vous a vus souvent sévir contre une ville, une nation entière, parce que quelques particuliers avaient maltraité ces hommes ainsi engraissés. Il fallait donc, noble devin, te faire maître de gymnase, au lieu de rester devin ou plutôt il fallait être à la fois devin et maître de gymnase, afin que, comme nous avons un oracle de Delphes, nous eussions aussi un gymnase de Delphes. En effet, un gymnase pythien ne serait pas déplacé à coté des Jeux pythiens. »

Je crois devoir ajouter ici d'autres accusations du même auteur, dans lesquelles il reproche aux dieux dont nous parlons de se plaire à flatter les tyrans.

CHAPITRE XXXV

Que ces dieux aiment à flatter les tyrans.

« Heureux l'homme qui entre en ce moment dans mes parvis, Cypsélus, fils d'Éaque, souverain de la fameuse Corinthe. »

Ainsi ce ne sont pas seulement ceux qui dressent des pièges aux tyrans, ce sont les tyrans eux-mêmes qu'il faut féliciter; car ce Cypsélus est celui qui doit être pour Corinthe l'auteur d'une infinité de maux, comme Ménalippe est celui auquel la ville de Gélos doit beaucoup de biens. Mais comment, méchant démon, appeler heureux, Cypsélus, sans donner le même titre à Phalaris qui lui ressemblait sous tous les rapports ? Tu devais donc dire plutôt :

« Heureux Phalaris, et Ménalippe, qui ont donné aux hommes l'exemple d'une dissension divine. »

Je me souviens du reste que tu as fait preuve d'une lâche flatterie dans un oracle que tu as rendu au sujet de ce même Phalaris. Tu le loues, tu l'élèves bien haut, parce que s'étant saisi des conspirateurs qui tramaient contre lui, il se contenta de les faire battre de verges, puis il les laissa aller, dans son admiration pour leur courage. Aussi Lexias et Jupiter résolurent-ils de différer la mort de Phalaris, en considération de l'acte de clémence qu'il avait fait en faveur de Chariton et de Ménalippe. Et ici tu nous fais voir, quoiqu’avec une sorte de regret, ce qu'il faut penser de la vie et de la mort, c'est que la vie est quelque chose de préférable. »

Enfin ajoutons un dernier trait à tout ce que nous venons de dire.

CHAPITRE XXXVI

Qu'ils ont été jusqu'à faire rendre les honneurs divins à la matière inanimée.

« La prospérité sera votre partage, habitants de Méthymne, si vous honorez une tête de Bacchus faite de bois. »

On voit en effet dans la plupart des villes, des sacrifices et des fêtes instituées en l'honneur, non seulement de statues de bois, mais même de statues de pierre, d'airain et d'or : et ce n'est pas seulement Bacchus, mais la plupart des dieux d'Hésiode, qui ne sont que des images de bois ; car on peut compter sur la terre où vivent tous les êtres animés, jusqu'à trente mille souverains des hommes, et non pas des souverains immortels, mais des dieux de pierre et de bois. Et certes si tous ces dieux étaient témoins de toutes les bonnes et mauvaises actions des hommes, jamais l'extravagance n'aurait été jusqu'à vous atteindre, pénétrant ainsi jusque dans l'Olympe, séjour des dieux, que l'on dit inaccessible à tout danger. Si telle est la sécurité qui y règne, il devrait être aussi inaccessible à l'extravagance, et jamais on n'aurait dû voir un habitant de l'Olympe pousser la démence jusqu'à faire un dieu d'un tronc d'olivier, que les habitants de Méthymne avaient tiré dans un filet de pêcheur. Il était tellement embarrassé dans les mailles, que malgré qu'ils replongeassent deux ou trois fois ou même davantage le filet dans le même endroit, ils furent obligés de traîner le tronc de bois jusque dans la mer de Libye; c'est que sans doute ils ne le secouèrent pas à terre ; car il ne serait certes pas resté attaché aux mailles du filet. Mais que faisait donc au fond de la mer, dira quelqu'un, ce tronc d'arbre terminé par la forme d'une tête (chose vraiment prodigieuse, divin Apollon !). Ce qu'il y faisait? il y était gisant immobile, jusqu'à ce que des insensés (car je ne les appellerai pas des dieux) le trouvassent, et, le prenant pour un présent, non pas de Jupiter, mais de Neptune, le transportassent dans leur ville, se réjouissant comme d'une bonne fortune, de ce qui en était vraiment une très funeste, puisque ce tronc devait allumer l'incendie dans la ville. Mais il semble que ce n'était pas assez des maux qui la dévoraient intérieurement, il fallait qu'un fléau envoyé en quelque sorte de Delphes même mît le comble à la vengeance des dieux. »

Tels sont les griefs d'Oenomaüs. Maintenant revenons encore à cette philosophie des oracles, telle que nous la trouvons dans les écrits de notre acharné délateur. Examinons les réponses de la Pythie par rapport au destin. Cette nouvelle discussion, plus encore peut-être que tout ce que nous avons dit jusqu'ici, vous convaincra qu'il n'y avait absolument rien de divin dans les oracles les plus renommés.