ÉLIEN
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE EDITION (1772)
PLINE le Jeune commençait chacune de ses oeuvres : " Cette année, nous
avons des poètes en abondance, Magnum proventum poetarum
annus hic attulit (01). " Ne
pourrions-nous pas dire aujourd'hui, de l'année précédente, qu'il n'en est
peut-être aucune qui ait produit autant de traducteurs ? J'ose en augmenter le
nombre.
Je présente au public la traduction d'un auteur grec peu connu, si ce n'est des
gens de lettres, et qui, par la variété des matières qu'il embrasse, a
mérité d'être mis au rang des écrivains les plus agréables de l'antiquité
(02). Particularités de l'histoire des
différents peuples ; anecdotes sur leurs usages, et sur leurs pratiques
religieuses ; traits singuliers, concernant les personnages célèbres dans tous
les genres ; apophtegmes, ou dits mémorables ; reparties vives et rencontres
heureuses, que nous appellerions Bons mots ; actions brillantes de valeur
; exemples de vertu ; portraits de vices ou de ridicules ; tout est du ressort
d'Élien. Ses Histoires diverses sont un recueil de ce qu’il avait
remarqué, dans les anciens auteurs, de plus intéressant et de plus curieux. Il
rapproche souvent, dans ses extraits, ce qui a été dit sur le même fait par
différents écrivains, entre lesquels il s’en trouve dont les ouvrages
n'existent plus : il y joint ce qu'il avait ouï raconter à d'autres.
Quelques chapitres seulement, mis en petit nombre, sont si courts qu'on ne peut
les regarder que comme de simples notes, destinées à soulager sa mémoire, ou
à lui rappeler, dans l'occasion l'idée qu'il y avait attachée en les
écrivant. D'après cette notice sommaire des Histoires diverses, on peut
les comparer aux mélanges si connus chez nous sous le nom d'Ana, et qui
ont eu plus d'un modèle dans l’antiquité, sous différents titres
qu'Aulu-Gelle a recueillis au commencement de ses Nuits Attiques. Ce
sera, si l'on veut, un vaste jardin, dont l'ensemble n'offre aucun dessin suivi,
mais où le manque de symétrie est compensé par l'abondance et la diversité
des productions : toutes ne sont pas également précieuses ; mais chacune a son
utilité ou son agrément.
Quiconque ouvrira le livre au hasard (car il est indifférent qu'on le lise de
suite, ou par morceaux détachés), tombera toujours sur un article de l'un ou
de l'autre genre. Les lecteurs instruits, en le parcourant, y trouveront des
traits isolés, qui ne tenaient point à la chaîne de leurs connaissances ; en
même temps qu'il épargnera la fatigue et l'ennui des recherches à ceux qui
n'ont d'autre objet que d'acquérir une notion générale des usages de
l'antiquité et de connaître les grands hommes qui ont rendu célèbres le pays
et le siècle où ils ont vécu.
S’il s'agissait de relever le mérite de l'ouvrage d'Élien, j'alléguerai
d'abord, pour établir un préjugé en sa faveur le grand nombre d'éditions
qu'on en a données depuis 1545, qu'il fut imprimé pour la première fois, à
Rome, sans version, jusqu'en 1731, que parut en Hollande la belle édition
d'Abraham Gronovius, en 2 volumes in-4° (03).
Je lui ferais honneur du suffrage non suspect des savants illustres qui ont
employé leurs veilles à réparer le tort que les injures du temps ou
l'ignorance des copistes avaient fait au texte, et à éclaircir les passages
difficiles ; et on verrait dans cette liste les noms de Casaubon, de Scheffer,
de Le Fèvre, de Kubnius, de Périzonius, enfin, de Gronovius, qui, dans
l'édition dont je viens de parler, a joint ses propres observations à celles
de ces critiques du premier ordre. J'ajouterais qu'il est peu d'écrits modernes
sur l'antiquité grecque où Élien ne se trouve cité. Non seulement comme
témoin subsidiaire d'un fait ou d'un usage, mais comme faisant autorité,
lorsqu'il n'est pas en contradiction avec quelque écrivain, qui, plus voisin
des temps et des lieux, est encore plus digne de foi. Enfin, je dirais qu'outre
le témoignage qui lui est ainsi rendu par les modernes, plusieurs écrivains
anciens n'ont pas dédaigné de parler d'après lui : tels sont Stobée, Etienne
de Byzance, Eustathe, Philostrate, et Suidas. C’est aux deux derniers que nous
devons quelques particularités sur sa personne, et ses ouvrages, dont une
partie ne nous est point parvenue.
Claude Élien naquit à Préneste, aujourd'hui Palesttino, ville d'Italie : il
serait difficile de fixer la date précise de sa naissance, mais Périzonius a
prouvé qu'il écrivait sous les empereurs Elagabale et Alexandre Sévère, qui
ont régné depuis l’an 218 jusqu'à l'a 235 ; d'où l'on peut inférer qu'il
était né vers la fin du second siècle de notre ère. Il était Romain :
lui-même le dit expressément en plusieurs endroits ; à quoi Philostrate
ajoute qu'Élien "n'était jamais sorti de l'Italie, et n'avait jamais
monté sur un vaisseau ". Rome fut son séjour ordinaire. Il y enseigna la
rhétorique ; et ce fut probablement cet emploi qui lui mérita le titre de Sophiste
que lui donnent Philostrate et Suidas. Il était de plus, selon Suidas, revêtu
de la dignité de grand prêtre d'une divinité dont nous ignorons le nom, Au
zèle amer avec lequel il censure ceux dont la croyance lui était suspecte,
ainsi qu'au respect religieux qu'il témoigne partout pour le culte des dieux,
on ne peut, en effet, méconnaître l'homme intéressé par état à le
défendre. Ses mœurs répondaient à la gravité de son ministère : il ne se
permet jamais rien qui puisse alarmer la pudeur. Libre d'ambition, il méprisait
ce que je vulgaire admire et recherche avec ardeur. C'est lui-même encore qui
se rend ce témoignage, à la fin de son Histoire des Animaux : "Je
préfère, dit-il, l'avantage de cultiver mon esprit, et de multiplier mes
connaissances, aux honneurs et aux richesses que j'aurais pu obtenir à la cour
des princes. Je sais que les avares et les ambitieux m'en feront un crime : mais
j'ai mieux aimé observer la nature des animaux, en étudier le caractère, en
écrire l'histoire, que de travailler pour mon élévation et pour ma fortune."
Après une vie laborieuse, qui avait été consacrée à l’étude,
particulièrement à la lecture des écrivains grecs, poètes, orateurs,
historiens, philosophes, Élien mourut, âgé d'environ soixante ans, sans avoir
été marié. Nous avons de lui, outre les Histoires diverses, une Histoire
des Animaux, que Vossius et Gesner ont mal à propos attribuée à un autre
écrivain du même nom. Il ne nous reste rien d'un discours intitulé, Accusation
du tyran Gynnis (du tyran efféminé), qu'Élien avait composé
vraisemblablement contre l'empereur Elagabale non contre Domitien ainsi que l’ont
pensé ceux qui le font vivre du temps de l'empereur Adrien. Suidas nous a
conservé quelques fragments de deux traités, sous le titre, l'un, de la
Providence, l'autre, des Apparitions ou Manifestations divines, dans
lesquels Élien attaquait le système impie d'Epicure. Peut-être ces deux
titres n'indiquent qu'un seul et même ouvrage. Quelques savants ont confondu
l'auteur des Histoires diverses avec l'auteur des Tactiques, qui
écrivait sous le règne d'Adrien. Cette méprise est une suite de l'erreur dans
laquelle ils étaient tombés sur le temps où vivait le premier. Ils l'auraient
évitée s'ils avaient fait attention que l'auteur des Tactiques donne à
entendre, dans son Avant Propos, qu'il était Grec d origine ; car on ne saurait
douter, que l'autre ne fût Romain. Entre les Epîtres grecques dont Alde
Manuce publia le recueil en 1499, il s'en trouve vingt que Conrad Gesoer
attribue à Élien, dans l'édition qu'il a donnée, en 1556, de tous les
ouvrages qui portent le nom de cet écrivain. Celui d'Élien se lit
véritablement à la tête de ces lettres ; mais on ignore si elles sont de
l'auteur des Histoires diverses, ou de l'auteur des Tactiques, ou
de quelqu'autre écrivain du même nom.
Comme Élien se permet quelquefois de copier des phrases entières des auteurs
d'après lesquels il parle ; surtout en ce qu'il emprunte d'Athénée, dont il
était à peu près contemporain et qu'il ne nomme jamais, des critiques peu
prévenus pour lui diront sans doute que cet ouvrage offre plutôt un
échantillon du style de différents écrivains grecs, qu'il ne peut nous faire
connaître le sien. Mais ces mêmes critiques, s'ils sont de bonne foi, ne
disconviendront pas que plusieurs chapitres des Histoires diverses,
principalement ceux qui sont d'une certaine étendue, comme la Description de
Tempé (04), l'Histoire d'Aspasie
(05), l'Histoire d’Atalante (06),
et d'autres morceaux considérables, lui appartiennent en propre, et sont
écrits avec une simplicité élégante qui a pu mériter que Philostrate dît
de lui, qu'il écrivait, quoique Romain, avec toute l'élégance attique. Je
doute néanmoins qu'on voulût adopter sans restriction, et cet éloge, et le
surnom de Bouche de miel qui lui fut donné par ses contemporains, si
nous n'avions de lui que les Histoires diverses. Heureusement, l’Histoire
des Animaux, écrite avec beaucoup plus de soin, lui donne quelque droit à
l’un et à l'autre.
Tel est l'auteur que j'ai entrepris de traduire. Il m'a paru indispensable d'y
joindre des remarques, soit pour faire connaître les personnages dont il parle,
et qu'il ne désigne souvent que par leur nom, mais sans rien ajouter qui
indique leur patrie, leur état, le temps même où ils ont vécu ; soit pour
éclaircir les passages ou les événements auxquels il fait allusion, et qui
peuvent être ignorés du commun des lecteurs. Je ne dissimulerai pas que les
commentaires réunis dans l'édition de Gronovius, dont je me suis servi, ont,
à cet égard, extrêmement facilité mon travail, et m'ont fourni une partie
des matériaux que j'ai employés : mais je me permettrai de dire qu'entre ces
remarques, on en trouvera un assez grand nombre que je ne leur dois point.
Ceux qui prendront la peine de comparer la traduction avec le texte,
s'apercevront que j'ai changé presque toujours les titres des chapitres. Ce
n'est point une infidélité faite à Élien : ces titres sont l'ouvrage des
copistes, et ils m'ont paru d'ailleurs avoir le double défaut d'être trop
longs, et de mal annoncer le sujet des chapitres.
Je m'étais flatté d'être le premier traducteur des Histoires diverses.
Dans cette confiance, j'étais près de livrer mon ouvrage à l'impression,
lorsque j'appris, par une feuille périodique (Gazette de Deux-Ponts, 1771, n°
85), que j'avais été prévenu, et que M. Formey en avait publié une
traduction à Berlin en 1764. Je cherchai aussitôt à me la procurer. A l'inspection
du livre, je vis qu'au moins les remarques dont j'accompagne le texte,
mettraient entre les deux traductions une assez grande différence, pour que la
mienne ne parût pas tout-à-fait inutile. Du reste, il me siérait mal de
porter un jugement sur celle de M. Formey, et d'apprécier le travail d'un homme
si avantageusement connu dans la république des Lettres. Je me contenterai de
dire, après Phèdre, ne fût-ce que pour terminer cette préface comme je l’ai
commencée, c'est à dire par une citation :
Quoniam occuparat alter, ne
primus forem ;
Ne solus esset, studui.
(01) Liv, I, lettre 13,
(02) C'est ainsi qu'en parle l'auteur de la Méthode grecque dite de Port-Royal, pag. 35 de la Préface, (Pag xxiij de l'édition de 1819, chez A. Delalain.)
(03) Fabricius a donné la notice de ces différentes éditions, au tome III de sa Bibliothèque grecque.
(04) Liv. III, c. 1.
(05) I.iv.XII, c. I.
(06) Liv. XIII, c. 1.