ÉLIEN
HISTOIRES DIVERSES
LIVRE DEUXIÈME.
1. Comment Socrate guérit Alcibiade de la crainte que lui imprimait le peuple assemblé. - 2. Mot de Zeuxis à Mégabyze. - 3. Mot d’Apelle à Alexandre. - 4. De l'amitié de Chariton et de Mélanippe, et de la clémence de Phalaris à leur égard. - 5. De l'économie du temps. Exemple de Lacédémone. - 6. Ce n'est pas à la multitude qu'il importe de plaire. - 7. Que les Thébains n'exposent point les enfants. - 8. De Xénoclès et d'Euripide disputant le prix de la tragédie. - 9. Décrets des Athéniens contre quelques peuples qui avaient abandonné leur parti. - 10. Timothée se crut moins heureux après avoir entendu discourir Platon. - 11. Ce que dit Socrate à l'occasion de ceux que les trente tyrans avaient fait mourir. - 12. Mot de Thémistocle. - 13. De Socrate joué sur le théâtre par Aristophane. - 14. De la passion de Xerxès pour un platane. - 15. Des Clazoméniens qui barbouillèrent de suie les siéges des éphores. - 16. De Phocion. - 17. Des mages de la Perse et d'Ochus. - 18. Mot de Timothée. - 19. D'Alexandre qui voulait être appelé DIEU. - 20. De l'humanité du roi Antigonus. - 21. De Pausanias, et du poète Agathon son ami. - 22. De la sagesse des lois de Mantinée. - 23. De Nicodore, athlète et législateur. - 24. De Milon le Crotoniate. - 25. Tradition des Grecs touchant le sixième jour du mois de Thargélion. - 26. Choses merveilleuses concernant Pythagore. - 27. Mot de Platon à Annicéris. - 28. Origine du combat des coqs. - 29. Comment Pittacus représentait la Fortune. - 30. De Platon. - 31. Qu'il n'y a point d'athées chez les barbares - 32. D'Hercule. - 33. Des statues des fleuves. - 34. De la vieillesse. - 35. De la mort de Gorgias. - 36. De Socrate vieux et malade. - 37. D'une loi de Zaleucus. - 38. Loi qui ne permettait le vin ni à tout le monde ni à tout âge - 39. Lois des Crétois sur l'éducation. - 40. Les animaux haïssent le vin. - 41. Liste de quelques anciens qui aimaient à boire et qui buvaient beaucoup. - 42. Conduite de Platon à l'égard des Arcadiens et des Thébains. - 43. Grands hommes de la Grèce qui ont été pauvres. - 44. Description d'un tableau du peintre Théon.
1. Comment Socrate guérit Alcibiade de la crainte que lui imprimait le
peuple assemblé.
VOICI un trait de la
conduite de Socrate avec Alcibiade. Alcibiade étant jeune, tremblait de peur et
tombait presque en défaillance, toutes les fois qu'il fallait paraître devant
le peuple assemblé. Pour l'encourager et l'animer, "Faites-vous grand cas
d'un tel ? " lui dit un jour Socrate; c'était un cordonnier, qu'il lui
nomma. "Non," répondit Alcibiade. "Et de ce crieur public, ou de
ce faiseur de tentes ? " reprit Socrate, "Pas davantage", répondit
le fils de Clinias. "Eh bien, lui dit Socrate, ne sont-ce pas ces gens-là
qui composent le peuple d'Athènes ? Si vous ne redoutez pas chacun d'eux en
particulier, pourquoi vous imposent-ils, quand ils sont assemblés? " Telle
est la leçon de courage que le fils de Sophronisque et de Phénarète donnait
au fils de Clinias et de Dinomaque.
2. Mot de Zeuxis à Mégabyze.
UN jour que Mégabyze
louait de mauvais tableaux composés sans art, tandis qu'il en critiquait
d'autres qui étaient travaillés avec le plus grand soin, les élèves de
Zeuxis, occupés à broyer de la couleur jaune, riaient de ce qu'il disait.
"Mégabyze, lui dit alors Zeuxis, quand vous gardez le silence, ces enfants
vous admirent, en voyant la richesse de vos habits et le nombreux cortège qui
vous suit, mais dès que vous voulez parler de ce qui a rapport aux arts, ils se
moquent de vous. Retenez donc votre langue, si vous voulez que l'on vous considère
et n'affectez pas de discourir des choses qui ne sont point de votre ressort.
3. Mot d’Apelle à Alexandre.
ALEXANDRE considérait
un jour, à Éphèse, son portrait, peint par Apelle, et ne le louait pas autant
que le méritait la beauté de l'ouvrage. On fit entrer un cheval, qui, à la
vue de celui sur lequel Alexandre était représenté dans le tableau, se mit à
hennir, comme s'il eût vu uni véritable cheval. "Prince, dit Apelle, cet
animal paraît être plus connaisseur que vous dans l'art de la peinture."
4. De l'amitié de Chariton et de Mélanippe, et de la clémence de
Phalaris à leur égard.
JE veux vous raconter
une action de Phalaris, à laquelle on ne devait pas s'attendre : c'est une
action de la plus grande humanité, et par là, tout à fait étrangère à son
caractère. Chariton d'Agrigente aimait tendrement Mélanippe, Agrigentin comme
lui, jeune homme en qui les qualités de l’âme égalaient la beauté de la
figure. Phalaris avait sensiblement chagriné Mélanippe en lui ordonnant de se
désister d'un procès qu'il avait intenté contre un des amis du tyran. Comme Mélanippe
ne se rendait pas, Phalaris avait été jusqu'à le menacer du traitement le
plus rigoureux s'il n'obéissait promptement. Enfin, contre toute justice,
l'adversaire de Mélanippe, appuyé de l'autorité du tyran, l'emporta, et les
magistrats, dévoués à Phalaris, supprimèrent les pièces du procès. Mélanippe,
outré de ce procédé, criait à l'injustice : il court chez son ami, lui
montre toute sa colère, et le conjure de l'aider dans le projet qu'il a de se
venger du tyran. En même temps, il songe à s'associer quelques autres jeunes
gens, surtout ceux qu'il savait être par leur audace les plus propres à une
pareille entreprise. Chariton le voyant enflammé de colère et hors de lui-même,
prévoyant d'ailleurs qu'aucun des citoyens, par la crainte du tyran,
n'entrerait dans leur complot, dit à Mélanippe : "Il y a longtemps que
j'ai la même pensée, et que je cherche en moi-même les moyens de délivrer ma
patrie de la servitude dans laquelle elle gémit, mais comme il serait dangereux
de multiplier les confidents de ce projet, trouvez bon que j'y réfléchisse
plus mûrement, et laissez-moi épier le moment le plus propre pour l'exécution."
Mélanippe y consentit. Ainsi Chariton prit sur lui seul toute l'entreprise, et
ne voulut point y associer son ami, pour ne pas l'exposer au danger de subir la
même peine que lui, s'il était découvert. Chariton, croyant avoir trouvé
l'occasion qu'il cherchait, se saisit d'un poignard. Déjà il allait se jeter
sur le tyran, mais son mouvement fut aperçu par les gardes, qui veillaient sans
cesse pour prévenir de pareils attentats. Phalaris ordonna qu'on le mît en
prison, et qu'on le forçât par les tourments à déclarer ses complices. Il
souffrit courageusement la torture : rien ne put ébranler sa constance. Il y
avait assez longtemps qu'on l'éprouvait, lorsque Mélanippe vint s'accuser
devant Phalaris, non seulement d'être complice de Chariton, mais d'avoir le
premier formé le projet de la conjuration. "Eh! quelle raison peut vous y
avoir porté?" lui dit le tyran. Mélanippe reprit toute son affaire depuis
l'origine, et avoua que la suppression de la procédure l'avait mis au désespoir.
Phalaris, étonné de la générosité des deux amis, fit grâce à l'un et à
l'autre, mais il leur enjoignit de sortir le jour même de la ville d'Agrigente
et de la Sicile, leur permettant néanmoins de percevoir les revenus des biens
qu'ils possédaient. La Pythie célébra dans la suite leur amitié par ces
paroles : "Héros de la divine amitié parmi les mortels, Chariton et Mélanippe
furent heureux." Ainsi le dieu honorait l'amitié du nom de divine.
5. De l'économie du temps. Exemple de Lacédémone.
LES Lacédémoniens
voulaient qu'on ménageât le temps avec la plus grande économie, et qu'il ne fût
jamais employé qu'à des choses utiles; ils ne souffraient dans aucun de leurs
concitoyens ni oisiveté ni paresse. Le temps dont l'emploi ne tournait pas au
profit de la vertu, était, selon eux, un temps perdu. Entre plusieurs traits
qui le prouvent, je ne citerai que celui-ci.
Les éphores ayant appris que ceux qui étaient restés en garnison à Décélie,
se promenaient après le dîner, leur écrivirent:" Ne
vous promenez pas." C'était leur reprocher qu'ils se divertissaient
plutôt qu'ils ne s'exerçaient, au lieu que des Lacédémoniens devaient
entretenir leur santé, non par la promenade, mais par la gymnastique.
6. Ce n'est pas à la multitude qu'il importe de plaire.
ON raconte qu'un athlète,
élève d'Hippomaque, maître de gymnastique, s'exerçant un jour à quelque
tour de lutte, reçut de grands applaudissements d'un peuple nombreux qui
l'environnait; mais Hippomaque, lui donnant un coup de baguette, "Ce que
vous venez de faire, lui dit-il, n'a pas été fait comme il devait l'être, et
aurait dû être mieux : si vous aviez observé les règles de l'art, ce peuple
ne vous aurait pas applaudi." Hippomaque voulait faire entendre qu'on ne
peut, dans tous les genres, s'assurer d'avoir véritablement réussi, qu'autant
qu'on aura plu, non à la multitude, mais aux connaisseurs.
Il paraît aussi que Socrate faisait peu de cas du jugement de la multitude par
l'entretien qu'il eut avec Criton, lorsque celui-ci vint dans la prison pour lui
conseiller de se sauver, et de se soustraire à la sentence des Athéniens.
7. Que les Thébains n'exposent point les enfants.
LES Thébains avaient
une loi qui fait honneur à leur justice et à leur humanité. Il était défendu
chez eux d'exposer les enfants, ou de les abandonner dans un désert pour s'en défaire.
Si le père était fort pauvre, il devait prendre l'enfant, soit garçon, soit
fille, aussitôt après sa naissance, et le porter, enveloppé de ses langes,
chez les magistrats. Ceux-ci le recevaient de ses mains, et le donnaient pour
une somme modique à quelque citoyen qui se chargeait de le nourrir par un acte
solennel dont la condition était que l'enfant, devenu grand, le servirait afin
que le service qu'il lui rendrait, devînt le prix de la nourriture qu'il en
avait reçue.
8. De Xénoclès et d'Euripide disputant le prix de la tragédie.
DANS la
quatre-vingt-onzième olympiade, où Exénète d'Agrigente fut vainqueur à la
course, Euripide et Xénoclès se disputèrent le prix de la tragédie. Xénoclès
le remporta : j'ignore quel était ce Xénoclès. Les pièces qu'il donna étaient
Oedipe, Lycaon, les
Bacchantes, et Athamas, drame satyrique. Les ouvrages d'Euripide, sur qui il eut
l'avantage, étaient Alexandre, Palamède,
les Troyens, et pour satyre, Sisyphe.
N'est-il pas ridicule qu'avec de pareilles pièces Euripide n'ait pas vaincu Xénoclès
? cela ne put arriver que par l'une de ces deux causes : les juges, ou étaient
des ignorants, gens sans esprit et sans goût, ou avaient été corrompus par
des présents. Dans l'un et dans l'autre cas, le fait est également honteux et
indigne des Athéniens.
9. Décrets des Athéniens contre quelques peuples qui avaient abandonné
leur parti.
N'EST-IL pas étonnant
que, sous un gouvernement démocratique, les Athéniens aient rendu des décrets
si cruels? L'un ordonnait de couper aux habitants d'Égine le pouce de la main
droite pour les mettre hors d'état de manier la lance sans les rendre
incapables de ramer; un autre, dont Cléon, fils de Cléénète, fut l'auteur,
condamnait à mort tous les jeunes gens de Mitylène. Les Athéniens encore
firent imprimer avec un fer chaud un hibou sur le visage de tous les prisonniers
Samiens. Ô Minerve, protectrice d'Athènes, ô vous, Jupiter Éleuthère, et
tous les dieux des Grecs, vous savez que je désirerais qu'Athènes ne se fût
jamais souillée par de semblables décrets, et qu'on n'eût pas à les
reprocher à ses habitants
10. Timothée se crut moins heureux après avoir entendu discourir
Platon.
J'APPRENDS que Timothée,
fils de Conon, général des Athéniens, dans le temps même où il était au
comble du bonheur, où assiéger une ville et s'en rendre maître, était pour
lui une même chose, où enfin les Athéniens, dans l'excès de leur admiration
pour lui, ne savaient plus à quel degré d'honneur ils devaient l’élever,
rencontra Platon, fils d'Ariston, qui se promenait hors des murs, avec
quelques-uns de ses disciples. En voyant ce philosophe, dont la taille avait je
ne sais quoi d'imposant, qui était tempéré par la douceur de sa physionomie,
discourir, non sur les contributions pécuniaires des citoyens, sur les trirèmes
et les équipements des vaisseaux, sur les soldats et les matelots qui devaient
composer l'embarquement, sur la nécessité d'envoyer des secours, sur les
tributs des alliés, sur les insulaires, et autres objets de cette espèce, mais
sur les matières philosophiques qu'il avait coutume de traiter, et dont il
s'occupait uniquement, j'apprends, dis-je, que le fils de Conon s'écria :
"Voilà ce qui s'appelle vivre, et jouir du véritable bonheur !"
Timothée, par cette exclamation, témoignait clairement qu'il ne se croyait pas
lui-même parfaitement heureux, puisqu'il cherchait le bonheur, non dans les
grands objets qui occupaient Platon, mais dans la gloire et les honneurs dont
les Athéniens pouvaient le combler.
11. Ce que dit Socrate à l'occasion de ceux que les trente tyrans
avaient fait mourir.
SOCRATE voyant,
dit-on, que sous la domination des trente tyrans, les personnages les plus
illustres étaient mis à mort, et que les riches surtout étaient l'objet des
plus rigoureuses recherches, dit un jour à Antisthène qu'il rencontra : "Êtes-vous
bien fâché que dans le cours de notre vie nous n'ayons rien fait de grand et
de mémorable, et que nous ne soyons pas tels que ces rois si célèbres dans
nos tragédies, les Atrée, les Thyeste, les Agamemnon, les Égisthe, qu'on nous
représente toujours, ou déplorant leurs malheurs, ou assassinés, ou faisant
des repas abominables, au lieu que nul poète tragique n'a eu l'audace et
l'effronterie d'introduire dans sa pièce un pourceau qu'on égorge ?"
12. Mot de Thémistocle.
JE ne sais si ce que
je vais raconter de Thémistocle est digne de quelque louange. Thémistocle se
voyant déshérité par son père, quitta la vie dissolue qu'il avait menée
jusqu'alors, et commença à penser plus sensément; il cessa surtout d'avoir
aucun commerce avec les courtisanes. L'ambition d'entrer dans le gouvernement
d'Athènes remplaça ses anciennes passions. Comme il briguait les charges de la
république avec ardeur, et qu'il aspirait à la première place, on rapporte
qu'il dit un jour à ses amis : "Quel emploi pourriez-vous me donner, à
moi qui n'ai point encore mérité d'avoir des envieux ?" Chercher à
exciter l'envie, c'est désirer, comme dit Euripide, de fixer sur soi les
regards du public; et cela même, ajoute le poète, est une chose bien vaine.
13. De Socrate joué sur le théâtre par Aristophane.
ANYTUS et ses amis épiaient
les occasions de nuire à Socrate, pour des raisons dont il a été souvent parlé,
mais ils n'étaient pas sûrs des dispositions des Athéniens; ils les
craignaient, ne sachant comment le peuple recevrait une accusation formée
contre un homme tel que Socrate, car le nom de Socrate était généralement
respecté pour bien des motifs, surtout à cause du talent qu'il avait de
confondre la vanité des sophistes, en leur prouvant qu'ils ne savaient et
n'enseignaient rien de vrai, rien d'utile. Ils prirent donc la résolution de tâter
les esprits par un essai, car ils
jugèrent qu'il ne serait pas sage, pour les raisons que j'ai dites, d'appeler
brusquement Socrate en justice; il était d'ailleurs à craindre que ses amis
irrités n'animassent les juges contre les accusateurs, et ne les fissent punir
sévèrement, pour avoir osé calomnier un citoyen qui, loin d'avoir causé
aucun dommage à la république, en était l'ornement et la gloire. Voici
comment ils s'y prirent : ils engagèrent Aristophane, poète comique, bougon de
profession, naturellement plaisant et s'étudiant à l'être, à représenter
Socrate dans une comédie, avec tous les défauts qu'on lui reprochait : qu'il
était grand parleur; qu'en discourant il avait l'art de faire paraître bon ce
qui était mauvais; qu'il introduisait de nouvelles divinités; qu'il ne
reconnaissait ni n'adorait les dieux des Athéniens; que c'était là ce qu'il
enseignait, ce qu'il exigeait qu'apprissent ceux qui allaient l'entendre.
Aristophane saisit ardemment ce sujet, y jeta le ridicule avec profusion, l'orna
des grâces de la poésie, et traduisit ainsi sur le théâtre le plus grand
homme de la Grèce, car il ne s'agissait plus de jouer ni Cléon, ni les Lacédémoniens
ou les Thébains, ni même Périclès; c'était un homme chéri des dieux et
surtout d'Apollon, qui devenait le sujet du drame. Les Athéniens, qui ne
s'attendaient pas au spectacle qu'on leur avait préparé, et moins encore à
voir Socrate sur la scène dans une comédie, furent d'abord singulièrement étonnés.
Mais comme ils sont envieux par caractère et détracteurs nés, tant de ceux
qui ont part au gouvernement et qui remplissent les magistratures, que de tous
ceux qui se distinguent par leur sagesse, ou se rendent respectables par leur
vertu, ils prirent beaucoup de plaisir à la comédie des Nuées : ils donnèrent au poète plus d'applaudissements qu'il n'en
avait jamais reçu, le déclarèrent vainqueur avec acclamation, et ordonnèrent
aux juges d'inscrire le nom d'Aristophane au-dessus de ceux de ses concurrents.
Voilà ce qui regarde la pièce. Á l'égard de Socrate, il allait rarement aux
spectacles; on ne l'y voyait que
quand Euripide entrait en lice avec quelques nouveaux poètes tragiques; il
allait de même au Pirée, quand Euripide y disputait le prix. Il faisait grand
cas de ce poète, pour l'excellence de son talent, et pour la vertu que
respirent ses ouvrages. Quelquefois cependant Alcibiade, fils de Clinias, et
Critias, fils de Calleschrus, contraignaient, par leurs plaisanteries, Socrate
d'aller au théâtre, et le forçaient d'entendre la comédie; mais loin d'y
prendre aucun plaisir, cet homme sensé, juste, vertueux, et par-dessus tout,
bon connaisseur, méprisait des auteurs qui ne savent que mordre et insulter,
sans dire jamais rien d'utile. Voilà ce qui les indisposait contre lui; ce qui
contribua peut-étre autant à le faire jouer, que le complot d'Anytus et de Mélitus,
dont j'ai parlé. Il est néanmoins vraisemblable que ces deux hommes payèrent
bien Aristophane, pour l'engager à y entrer. Serait-il étonnant que des gens
qui désiraient avec ardeur de perdre Socrate, et qui en cherchaient tous les
moyens, eussent donné de l'argent, et qu'Aristophane, pauvre et méchant, l'eût
reçu, pour prix d'une action indigne ? Il sait ce qui en est.
Sa pièce fut très applaudie : jamais on n'eut une plus belle occasion de dire
avec Cratinus, que le théâtre avait l'esprit malade. Ce fut aux fêtes de
Bacchus, pendant lesquelles la curiosité attire dans Athènes une multitude
innombrable de Grecs, qu'on introduisit Socrate sur la scène. Comme son nom était
répété sans cesse, qu'on pouvait même le croire en personne sur le théâtre,
tant on avait rendu naturellement ses traits dans le masque du comédien qui le
représentait; il s'éleva une sorte de rumeur entre les étrangers, qui, ne
connaissant pas celui qui était l'objet de la comédie, demandaient quel est ce
Socrate. Le philosophe qui se trouvait au spectacle, non par hasard, mais parce
qu'il avait su qu'on devait le jouer, s'était placé dans l'endroit le plus
apparent; le philosophe, dis-je, s'étant aperçu de l'inquiétude des étrangers,
se leva pour la faire cesser, et resta debout durant la pièce, exposé aux
regards de tout le monde, tant l'élévation de son âme lui faisait mépriser
et les traits satiriques, et les Athéniens eux-mêmes.
14. De la passion de Xerxès pour un platane.
XERXÈS dut paraître
bien ridicule, lorsqu'on vit ce prince, qui semblait avoir insulté à Jupiter,
dont la terre et les mers sont l'ouvrage, en ouvrant à ses vaisseaux des
passages dans des lieux qui n'étaient point navigables, et se formant des
routes solides sur les ondes, lorsqu'on le vit, dis-je, se passionner pour un
platane, et lui rendre une espèce de culte. On raconte qu'ayant trouvé en
Lydie un platane d'une prodigieuse hauteur, il fit dresser ses tentes autour de
cet arbre, et s'arrêta un jour entier dans ce lieu désert, où rien ne
l'obligeait de rester. Il y suspendit ce qu'il avait de plus précieux; il orna
les branches de colliers et de bracelets; puis, en partant, il laissa quelqu'un
pour en avoir soin, et pour être comme le surveillant et le gardien de l'objet
de sa passion. Que gagnait l'arbre à cette décoration ? Les ornements dont on
le chargeait, parure bien étrangère, pendaient inutilement à ses branches, et
n'ajoutaient rien à sa beauté. Ce qui embellit un arbre, ce sont des rameaux
vigoureux, un feuillage touffu, un tronc robuste, des racines profondes, un
ombrage épais, le souffle léger du zéphyr, le retour égal des saisons; enfin
les eaux du ciel qui viennent l'arroser, et celles que des canaux conduisent
jusqu'aux racines pour les nourrir. Mais les robes de Xerxès, son or, tous ses
autres dons, ne peuvent rien pour un platane, ni pour quelque arbre que ce soit.
15. Des Clazoméniens qui barbouillèrent de suie les sièges des éphores.
QUELQUES Clazoméniens
se trouvant à Sparte, eurent l'audace et l'insolence de barbouiller de suie les
sièges sur lesquels les éphores s'asseyaient ordinairement pour rendre la
justice, et pour délibérer sur les affaires de l'État. Les éphores, en
apprenant cette insulte, au lieu d'en témoigner de l'indignation, mandèrent un
crieur public, et lui ordonnèrent de publier partout ce décret mémorable :
Qu'il soit permis aux Clazoméniens d'être insolents.
16. De Phocion.
JE sais un beau trait
de Phocion, fils de Phocus. Un jour qu'il parlait dans l'assemblée des Athéniens,
et qu'il leur faisait quelques reproches sur leur ingratitude : "Au reste,
ajouta-t-il, avec autant d'honnêteté que de force, j'aime encore mieux avoir
à me plaindre de vous, que de vous donner sujet de vous plaindre de moi."
17. Des mages de la Perse et d'Ochus.
LA science des mages
chez les Perses n'était pas bornée aux objets dont ils devaient être
instruits par état; elle s'étendait à beaucoup d'autres choses, et particulièrement
à la connaissance de l’avenir. C'est ainsi, par exemple, qu'ils annoncèrent
que le règne d'Ochus serait cruel et sanguinaire, ce qu'ils connurent à des
signes qu'eux seuls pouvaient entendre. Lorsque après la mort d'Artaxerxe,
Ochus, son fils, monta sur le trône de Perse, les mages ordonnèrent à un
eunuque, du nombre de ceux qui approchaient le plus près de la personne du roi,
d'observer, quand on aurait servi, auquel des plats Ochus porterait d'abord la
main. L'eunuque, qui regardait avec attention, remarqua que le roi étendant à
la fois ses deux mains, prit de la droite un des couteaux qui étaient sur la
table, de la gauche un très gros pain, sur lequel il mit de la viande, et
qu'après l’avoir coupé il mangea avec avidité. Les mages, sur le compte qui
leur fut rendu, firent cette double prédiction, que l’année serait fertile
dans toutes les saisons, et que les récoltes seraient abondantes durant tout le
règne d'Ochus, mais qu'il y aurait beaucoup de sang répandu. Leurs prédictions
furent accomplies.
18. Mot de Timothée.
UN jour, Timothée,
fils de Conon, général des Athéniens, s'étant dérobé à un de ces repas
splendides, tels qu'on les sert sur la table d'un général, alla souper chez
Platon dans l'Académie. Il y trouva une chère frugale, mais une conversation
savante. De retour chez lui, il dit à ses familiers : "Ceux qui soupent
avec Platon, s'en trouvent encore bien le lendemain." Timothée faisait
ainsi la critique de ces repas dont la somptuosité est à charge, et qui ne
laissent pour le lendemain aucun sentiment de plaisir. On rapporte ce même mot
de Timothée exprimé autrement, quoiqu'il renferme le même sens : on dit
qu'ayant rencontré Platon le lendemain de ce souper: "Vous autres, lui
dit-il, vous soupez mieux pour le lendemain, que pour le jour même."
19. D'Alexandre qui voulait être appelé DIEU.
ALEXANDRE, après la défaite
de Darius et la conquête du royaume de Perse, ne mit plus de bornes à ses vues ambitieuses
: enivré de sa fortune, il s'érigea lui-même en divinité, et manda aux Grecs
qu'ils eussent à le déclarer dieu. Idée bien ridicule : pouvait-il espérer
d'obtenir des hommes ce que la nature lui avait refusé ? Il y eut différents décrets
rendus à cette occasion; et tel fut celui des Lacédémoniens : puisque
Alexandre veut être dieu, qu'il soit dieu. Cette courte réponse, conforme à
leur génie, était un trait sanglant contre l'extravagance d'Alexandre.
20. De l'humanité du roi Antigonus.
LE roi Antigonus était,
dit-on, très populaire, et d'un caractère extrêmement doux. Ceux qui voudront
en savoir davantage sur ce prince, et s'instruire à fond du détail de ses
actions, pourront l’apprendre ailleurs. Le trait que je vais rapporter suffira
pour donner une idée de sa modération et de sa douceur. Antigonus, voyant que
son fils traitait ses sujets avec hauteur et avec dureté : "Ne savez-vous
pas, mon fils, lui dit-il, que notre royauté n'est qu'un honorable esclavage
?" Ce mot d'Antigonus respire la bonté et l'humanité : quiconque ne pense
pas de même, me paraît ignorer ce que c'est qu'un roi, ou un homme d'état, et
n'avoir vécu qu'avec des tyrans.
21. De Pausanias, et du poète Agathon son ami.
ON a beaucoup parlé
de la tendresse de Pausanias, habitant du Céramique, pour le poète Agathon :
en voici un trait qui est peu connu. Ces deux amis allèrent un jour à la cour
dArchélaüs, prince également sensible aux charmes de la littérature et à la
douceur de l'amitié. Archélaüs remarqua qu'ils étaient souvent en querelle :
il soupçonna que la mésintelligence venait du côté d'Agathon, et lui demanda
d'où pouvait naître l'aigreur avec laquelle il contrariait sans cesse l'homme
du monde qui le chérissait le plus. "Prince, répondit Agathon, je vais
vous le dire. Ce n'est ni par humeur, ni par grossièreté que j'en use ainsi
avec Pausanias; mais comme, par la lecture des poètes et par d'autres études,
j'ai acquis quelque connaissance du coeur humain, je sais qu'entre gens qui
s'aiment, les alternatives d'empressement et de froideur font un effet délicieux,
et que rien n'est plus agréable que le raccommodement après une brouillerie.
Afin donc de procurer ce plaisir à Pausanias, je suis rarement d'accord avec
lui : aussi, la joie renaît dans son coeur, dès que je cesse de le quereller.
Si ma conduite avec lui était toujours égale et uniforme, il ne connaîtrait
pas le charme de la variété." Archélaüs loua, dit-on, cette façon
d'agir. On prétend que le poète Euripide fut aussi des amis d'Agathon, et même
qu'il composa pour lui la tragédie de Chrysippe.
Je ne puis garantir ce fait; tout ce que je sais, c'est que je l'ai ouï souvent
répéter.
22. De la sagesse des lois de Mantinée.
LES Mantinéens
avaient des lois très sages, et qui ne le cédaient point à celles des
Locriens, des Crétois, des Lacédémoniens, et même des Athéniens. A l'égard
de ceux-ci, ils abrogèrent peu à peu une partie des lois que le respectable
Solon leur avait données.
23. De Nicodore, athlète et législateur.
CE fut Nicodore, un
des athlètes les plus renommés parmi les Mantinéens, qui, dans sa vieillesse,
ayant renoncé au pugilat, devint leur législateur. Il servit ainsi bien plus
utilement sa patrie qu'il ne l'avait fait par ses victoires dans le stade. On
dit, à la vérité, que ses lois étaient l'ouvrage de Diagoras de Mélos, qui
les composa pour son ami. J'aurais beaucoup d'autres choses à dire de Nicodore;
mais je m'arrête pour ne pas donner lieu au soupçon que j'aie voulu joindre à
son éloge celui de Diagoras. Ce Diagoras était l'ennemi des dieux; et je
n'aimerais pas à m'étendre sur son compte.
24. De Milon, le Crotoniate.
ON a dit autrefois,
pour déprimer la force tant vantée de Milon de Crotone : "Quand Milon
tient dans sa main une grenade, aucun de ses adversaires ne peut l'arracher;
mais si sa maîtresse s'en mêle elle la lui ôte sans peine." Je
conclurais de là que Milon avait un corps vigoureux, et une âme faible.
25. Tradition des Grecs touchant le sixième jour du mois de Thargélion.
C'EST une opinion
commune que le sixième jour du mois de Thargélion a été souvent marqué par
des événements heureux, soit pour les Athéniens, soit pour plusieurs autres
peuples de la Grèce. Par exemple, c'est ce jour-là que naquit Socrate, et que
les Perses furent défaits. C'est aussi ce même jour que les Athéniens
acquittent le voeu de Miltiade, en immolant trois cents chèvres à Diane. On prétend
que le combat de Platées, où les Grecs furent vainqueurs, se donna
pareillement le six de Thargélion commençant. Ce que je viens de dire d'une
première défaite des Perses, doit s'entendre de la bataille d'Artémisium. On
ne peut rapporter à un autre jour la victoire que les Grecs remportèrent à
Mycale, puisqu'on sait d'ailleurs que les actions de Platées et de Mycale sont
du même jour. Ce fut, dit-on, le six de ce mois commençant, qu'Alexandre, roi
de Macédoine, fils de Philippe, défit entièrement Darius, et mit en déroute
un nombre prodigieux de barbares. On assure que tous ces événements sont du
mois de Thargélion. Enfin, on ajoute que le sixième jour de ce mois fut celui
de la naissance et de la mort d'Alexandre.
26. Choses merveilleuses concernant Pythagore.
SELON Aristote, les
Crotoniates surnommèrent Pythagore l'Apollon hyperboréen. Il raconte de plus
que Pythagore fut vu par plusieurs personnes le même jour et à la même heure,
à Métaponte et à Crotone; qu'il apparut au milieu du peuple assemblé pour
les jeux, et qu'il y montra une de ses cuisses, qui était d'or. On ajoute
encore que ce philosophe, passant le fleuve Cosas, entendit une voix qui
l'appelait, et que plusieurs l'entendirent comme lui.
27. Mot de Platon à Annicéris.
ANNICERIS de Cyrène
se croyait un homme merveilleux parce qu'il savait bien manier un cheval et
conduire habilement un char. Voulant un jour donner à Platon une preuve de son
talent, il attela des chevaux à un char, et fit plusieurs courses dans l'Académie,
gardant toujours avec tant de justesse la même direction, qu'à chaque tour les
roues suivaient exactement, et sans jamais s'écarter, les premières traces
qu'elles avaient formées. On se doute bien que tous les spectateurs s'extasièrent
d'admiration. Mais Platon lui fit de cet excès d'adresse un sujet de blâme:
"Quand on se livre, lui dit-il, avec tant d'application à des objets
frivoles, peu dignes du prix qu'on y attache, on ne peut plus s'occuper d'objets
sérieux. Celui qui porte toute son attention vers de petites choses, perd nécessairement
le goût de celles qui sont véritablement estimables."
28. Origine du combat des coqs.
LES Athéniens, après
avoir vaincu les Perses, rendirent un décret qui portait que dorénavant, un
jour de chaque année, on donnerait au peuple le spectacle d'un combat de coqs
sur le théâtre. Voici quel en fut le motif : Thémistocle, conduisant toutes
les forces d’Athènes contre les barbares, aperçut des coqs qui se battaient;
il songea sur-le-champ à tirer parti de la rencontre, et faisant faire halte à
son armée : "Ce n'est, dit-il à ses soldats, ni pour la patrie, ni pour
les dieux de leurs pères, ni pour défendre les tombeaux de leurs ancêtres,
que ces coqs affrontent le péril; non plus que pour la gloire, pour la liberté,
ou pour leurs enfants : ici, chacun combat pour n'être pas vaincu, pour ne pas
céder." Ce discours excita le courage des Athéniens. II fut donc arrêté
que ce qui avait servi à échauffer leur valeur, serait consacré par un établissement
qui perpétuerait un souvenir capable de produire le même effet en d'autres
occasions.
29. Comment Pittacus représentait la Fortune.
PITTACUS fit placer
des échelles dans les temples de Mitylène, comme une offrande qu'il y
consacrait, car elles ne pouvaient d'ailleurs être d'aucun usage. C'était un
emblème par lequel il voulait désigner les vicissitudes de la fortune, qui élève
ou abaisse à son gré : les uns montent, et ce sont ceux qu'elle favorise; les
autres descendent, et ce sont ceux qu'elle maltraite.
30. De Platon.
PLATON, fils
d'Ariston, s'appliqua d'abord à la poésie, et composa des vers héroïques. Il
les brûla dans la suite, comme en faisant, peu de cas, depuis que les comparant
avec ceux d'Homère, il avait senti combien les siens étaient inférieurs. Il
s'adonna pour lors au genre tragique : déjà il avait composé une tétralogie,
et remis ses pièces aux acteurs afin de disputer le prix; lorsque, allé
entendre Socrate avant les fêtes de Bacchus, il fut si épris des charmes de
ses discours, que non seulement il se désista sur-le-champ du concours, mais
qu'il renonça absolument à la poésie dramatique, pour se livrer tout entier
à la philosophie.
31. Qu'il n'y a point d'athées chez les barbares ?
QUI pourrait ne pas
louer la sagesse des peuples qu'on nomme barbares ? On n'en vit jamais aucun
nier l'existence de la divinité : jamais ils n'ont en question s'il y a des
dieux, ou s'il n'y en a pas; si les dieux s'occupent, ou non, de ce qui concerne
les hommes. Nul Indien, nul Celte, nul Égyptien n'imagina jamais de système
pareil à ceux d'Évhémère de Messène, de Diogène de Phrygie, d'Hippon, de
Diagoras, de Sosias, d'Épicure. Toutes les nations que je viens de nommer,
reconnaissent qu'il y a des dieux, et que ces dieux veillent sur nous et nous
annoncent ce qui doit nous arriver, par certains signes dont leur providence
bienfaisante nous donne l'intelligence; comme le vol des oiseaux, les entrailles
des animaux, et quelques autres indices qui sont autant d'avertissements et
d'instructions. Ils disent que les songes, que les astres mêmes nous découvrent
souvent l'avenir. Dans la ferme croyance de toutes ces choses, ils offrent
d'innocents sacrifices, auxquels ils se préparent par de saintes purifications;
ils célèbrent les mystères; ils observent la loi des Orgies; enfin, ils
n'omettent aucune des autres pratiques religieuses. Pourrait-on après cela ne
pas avouer que les barbares révèrent les dieux, et leur rendent un véritable
culte ?
32. D'Hercule.
SUIVANT une ancienne
tradition de Delphes, Hercule, fils de Jupiter et d'Alcmène, avait porté
originairement le nom d'Alcée; mais étant allé un jour consulter l'oracle de
Delphes, sur je ne sais quel objet, il reçut d'abord la réponse qu'il était
venu demander; puis, le dieu fit entendre ces paroles : "Apollon te donne
aujourd'hui le surnom d'Héraclès (Hercule), parce qu'en faisant du bien aux
hommes, tu acquerras une gloire immortelle "
33. Des statues des fleuves.
Nous connaissons la
nature des fleuves; nous avons sous les yeux leur lit et leur cours; cependant,
ceux qui les révèrent comme des divinités, et ceux qui leur consacrent des
statues, les représentent, les uns sous la figure humaire, les autres sous la
figure d'un boeuf. C'est celle que les Stymphaliens donnent à l'Érasine et à
la Métope, les Lacédémoniens à l'Eurotas, les Sicyoniens et les Phliasiens
à l'Asopus, les Argiens au Céphise. Chez les Psophidiens, l'Érymanthe a les
traits d'un homme, de même que l'Alphée chez les Héréens. C'est aussi la
forme que donnent à ce fleuve les Cherronésiens de Cnide. Les Athéniens, dans
les honneurs qu'ils rendent au fleuve Céphise, le représentent comme un homme,
avec des cornes naissantes. En Sicile, les Syracusains honorent le fleuve Anapus
sous la figure d'un homme, et la fontaine Cyané, sous celle d'une femme. Les Égestains
donnent la ressemblance humaine aux fleuves Porpax, Crimisse et Telmisse, à qui
ils rendent un culte. Pour les Agrigentins, c'est sous l'emblème d'un enfant
parfaitement beau qu'ils offrent des sacrifices au fleuve qui donne son nom à
leur ville. Ils lui ont consacré, dans le temple de Delphes, une statue
d'ivoire, au bas de laquelle est écrit le nom du fleuve; et la statue représente
un enfant.
34. De la vieillesse.
ON raconte qu'Épicharme,
dans un âge fort avancé, s'entretenant un jour avec quelques vieillards de même
âge que lui : "Je serais content, dit l'un d'entre eux, d'avoir encore
cinq ans à vivre." .- "Je n'en demanderais que trois ", dit un
autre. - " Et moi quatre", reprit un troisième. Épicharme prenant la
parole : "Mes amis, leur dit-il, pourquoi ce débat entre vous, et ce peu
d'accord pour un petit nombre de jours ? Tout ce que nous sommes ici, que le
hasard y a rassemblés, nous touchons au dernier terme de notre vie : souhaitons
plutôt qu'elle finisse promptement, avant que nous éprouvions les maux qui
sont attachés à la vieillesse. "
35. De la mort de Gorgias.
GORGIAS le Léontin,
arrivé à une extrême vieillesse, et touchant au terme de sa carrière, fut
attaqué d'une maladie qui lui causait un assoupissement presque continuel. Un
de ses amis l'étant venu voir, lui demanda comment il se trouvait : "Je
sens, lui répondit Gorgias, que le sommeil commence à me livrer à son frère."
36. De Socrate vieux et malade.
SOCRATE, dans un âge très avancé, tomba malade; quelqu'un lui ayant demandé comment il se portait : "Fort bien, répondit-il, quelque chose qui m’arrive, car si j'en reviens, plusieurs me porteront envie; si je meurs, je ne manquerai pas de panégyristes.
37. D'une loi de Zaleucus.
ENTRE plusieurs lois
sages et utiles que Zaleucus donna aux Locriens, celle-ci ne doit pas tenir le
dernier rang. Si quelque malade, chez les Épizéphyriens, buvait du vin pur,
sans que les médecins l'eussent ordonné, et qu'il revînt en santé, il
encourait la peine de mort, pour avoir pris une boisson qui ne lui avait pas été
prescrite.
38. Loi qui ne permettait le vin ni à tout le monde ni à tout âge.
LES Marseillais
avaient une loi qui défendait aux femmes l'usage du vin, et ne leur permettait,
à quelque âge qu'elles fussent, d'autre boisson que l'eau. Cette loi, suivant
Théophraste, était en vigueur chez les Milésiens : leurs femmes, quoique
Ioniennes, y étaient soumises. Pourquoi ne parlerais-je pas aussi des Romains ?
n'aurait-on pas sujet de trouver déraisonnable, que retraçant le souvenir de
ce qui se passe chez les Locriens, les Marseillais, les Milésiens, je gardasse
un injuste silence sur ce qui concerne ma patrie ? Je dirai donc que la même
loi s'observait très rigoureusement à Rome; qu'aucune femme, soit libre, soit
esclave, n'y buvait jamais de vin; et que même les hommes, d'une naissance
au-dessus du commun, s'en abstenaient depuis la puberté jusqu'à ce qu'ils
eussent atteint leur trente-cinquième année.
39. Lois des Crétois sur l'éducation.
LES Crétois
exigeaient que leurs enfants apprissent par coeur les lois, accompagnées d'une
certaine mélodie, afin que le charme de la musique les gravât plus aisément
dans leur mémoire, et que s'ils les violaient dans la suite, ils ne pussent pas
alléguer pour excuse qu'ils les ignoraient. La seconde chose qu'ils leur
ordonnaient d'apprendre, c'était les hymnes en l'honneur des dieux, et la
troisième, les éloges des grands hommes.
40. Les animaux haïssent le vin.
TOUS les animaux ont
une aversion naturelle pour le vin, surtout ceux que le raisin, ou les pépins
du raisin enivrent, lorsqu'ils en mangent trop. La plante nommée oenanthe
produit le même effet sur les corbeaux et sur les chiens. Pour le singe et l'éléphant,
quand ils ont bu du vin, l'un perd sa force, l'autre n'est plus capable de ruse,
et alors, il est très facile de les prendre.
41. Liste de quelques anciens qui aimaient à boire et qui buvaient
beaucoup.
DENYS tyran de Sicile,
Nisée autre tyran, Apollocrate fils de Denys, Hipparius son parent, Timoléon
de Thèbes, Charidème d'Orée, Arcadion, Erasixène, Alcète de Macédoine, et
l'Athénien Diotime, ont eu la réputation d'être de grands buveurs. Diotime,
entre les autres, fut surnommé l'Entonnoir, parce qu'en se mettant un entonnoir
dans la bouche, il avalait, d'un trait, tout le vin noir qu'on voulait lui
verser.
On dit du Lacédémonien Cléomène, non seulement qu'il buvait beaucoup, mais
qu'à l'exemple des Scythes, il avait la mauvaise coutume de boire toujours son
vin pur. Le poète Ion, de l'île de Chio, est encore cité parmi ceux qui ont
aimé le vin avec excès.
Lorsque Alexandre, roi de Macédoine, pour honorer la mémoire du brahmane
Calanus, sophiste indien, qui s'était brûlé lui-même, ordonna des jeux, où
il devait y avoir un concours de musique, une course de chevaux et un combat
d'athlètes; il y ajouta, pour plaire aux Indiens, un genre de combat qui leur
était familier, un combat de boisson, assignant pour le premier prix un talent,
trente mines pour le second, et dix pour le troisième. Promachus remporta la
victoire sur tous ses concurrents.
Pendant les fêtes de Bacchus, nommées Choës,
on avait proposé pour prix à celui qui boirait le plus, une couronne d'or : Xénocrate
de Chalcédoine obtint la couronne; il la prit, et la plaça, en sortant de
souper, sur l'Hermès qui était devant la porte de la maison, comme il y avait
déposé, les jours précédents, les couronnes de fleurs, de myrte, de lierre,
de laurier, qu'il avait gagnées.
On dit qu'Anacharsis but beaucoup chez Périandre, où, il avait apporté ce goût
national, car les Scythes boivent le vin pur. Lacyde et Timon ne sont pas moins
connus comme buveurs que comme philosophes.
Mycérinos d'Égypte mérite bien de leur être associé. Quand on lui eut
apporté la réponse de l'oracle de Buto, qui lui annonçait qu'il ne vivrait
pas longtemps, il pensa qu'un moyen d'éluder cette prédiction, serait de
doubler le temps qu'il avait à vivre, en faisant des nuits autant de jours. Il
prit donc le parti de ne plus dormir pour ne pas cesser de boire.
A tous ceux que je viens de nommer, joignez l'Égyptien Amasis, sur la foi d'Hérodote;
Nicotélès de Corinthe, et Scopas fils de Créon.
On dit que le roi Antiochus aima passionnément le vin, c'est ce qui le réduisit
à n'avoir de la royauté que le titre, tandis qu'Aristée et Thémison de
Chypre gouvernaient son royaume. Trois autres Autiochus ont été les esclaves
de la même passion : Antiochus Épiphane, qui fut donné en otage aux Romains;
un autre Antiochus, qui fit la guerre en Médie contre Arsace; enfin, Antiochus
surnommé le Grand. Un excès de vin causa au roi des Illyriens, Agron, une
pleurésie dont il mourut. Un autre roi des Illyriens, nommé Gentius, ne fut
pas moins immodéré dans l'usage du vin. Pourrais-je omettre Oropherne de
Cappadoce, ce puissant et terrible buveur ?
S'il faut aussi parler des femmes, en qui le goût, et plus encore l'excès du
vin, me paraît le comble de l'indécence, je n’en dirai qu'un mot. On prétend
que Clio, dans des défis de table, l'emportait non seulement sur les femmes,
mais sur les hommes, et qu'elle les terrassait tous. Qu'une telle victoire me
semble honteuse !
42. Conduite de Platon à l'égard des Arcadiens et des Thébains.
Le renommée de Platon
et la réputation de sa vertu ayant pénétré chez les Arcadiens et chez les Thébains,
ces deux peuples le firent prier, par des députés qu'ils lui envoyèrent, de
venir incessamment vers eux, non pour former seulement leur jeunesse, ou
discourir avec eux de matières philosophiques, mais pour un objet bien plus
important; pour leur donner des lois. Ils se flattaient que Platon ne
rejetterait pas leur demande. En effet, cette invitation lui causa un mouvement
de joie; et il était prêt à s'y rendre lorsque, ayant demandé aux envoyés
comment on pensait dans leur pays sur l'article de l'égalité, il apprit par
leur réponse qu'on y pensait tout autrement que lui, et qu'il ne parviendrait
jamais à la faire adopter : dès ce moment, il renonça au projet du voyage.
43. Grands hommes de la Grèce qui ont été pauvres.
LES plus grands hommes
de la Grèce ont été réduits à une extrême pauvreté. Tels furent Aristide
fils de Lysimaque, Phocion fils de Phocus, Épaminondas fils de Polymnis, le Thébain
Pélopidas, Lamachus d'Athènes, Socrate fils de Sophronisque, enfin, Ephialte
fils de Sophonide.
44. Description d'un tableau du peintre Théon.
ENTRE plusieurs
ouvrages du peintre Théon, qui prouvent à quel point il excellait dans son
art, celui-ci mérite bien d'être cité. Il représentait un jeune guerrier
s'armant précipitamment pour marcher contre des ennemis qui viennent d'entrer
dans son pays qu'ils ravagent et qu'ils dévastent. On le voit voler impétueusement
au combat : à la fureur qui l'anime, on dirait que Mars tout entier a passé
dans son âme. Son regard farouche inspire la terreur. Il a saisi ses armes. Déjà
il paraît courir de toute la force de ses jambes, et avoir atteint l'ennemi.
D'un bras il présente son bouclier, de l’autre il agite son épée nue, en
homme qui ne respire que le meurtre et le carnage. Ses yeux, toute l'habitude
de son corps annoncent, en menaçant, qu'il n'épargnera personne. Théon
ne peignit rien de plus; il n'ajouta ni cavalier, ni archer, ni taxiarque, ni
aucune autre figure : le jeune guerrier composait seul tout le tableau. Mais
avant que de le découvrir et de l'exposer aux yeux de la multitude assemblée,
il plaça près de lui un trompette et lui ordonna de sonner un de ces airs
vifs, aigus et perçants, qu'on avait coutume d'employer pour exciter le courage
des soldats. Tandis que les oreilles étaient frappées de ces sons effrayants
et terribles, semblables à ceux que fait éclater la trompette, quand elle
appelle les bataillons au combat, il découvrit le tableau. Ainsi, on vit le
soldat dans un moment où l'harmonie militaire gravait plus fortement encore
dans l’âme des spectateurs l'image d'un guerrier courant au secours de son
pays.