RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE ALLER A LA TABLE DES MATIÈRES D'ÉLIEN

ÉLIEN

HISTOIRES DIVERSES 

LIVRE PREMIER.

 

1. Du polype. - 2. Des araignées. - 3. Des grenouilles d'Égypte. - 4. Du chien égyptien. - 5. Du renard marin. - 6. Des tortues de mer. - 7. Des sangliers. - 8. De la tarentule. - 9. Du lion malade. - 10. Comment les chèvres de Crète se guérissent elles-mêmes de leurs blessures. - 11. Que les souris savent prévoir l'avenir. - 12. Des fourmis. - 13. De Gélon.  - 14. Du cygne. - 15. Des colombes. - 16. De Socrate buvant la ciguë. - 17. Des petits chars à quatre chevaux, et du distique élégiaque. - 18. Du luxe des femmes. - 19. Du luxe des Sybarites, des Colophoniens et des Corinthiens. - 20. De Denys pillant les temples des dieux. - 21. Comment Isménias adora le roi de Perse, sans bassesse. - 22. Présents du roi de Perse aux ambassadeurs. - 23. De Gorgias et de Protagoras. - 24. Du défi d'Hercule et de Léprée. - 25. De la générosité d'Alexandre envers Phocion, et de Phocion envers Alexandre. - 26. De la voracité d'Aglaïs. - 27. De plusieurs grands mangeurs. - 28. Des mets les plus estimés des Rhodiens. - 29. D'une brebis qui engendra un lion. - 30. Ptolémée aimait autant Galétès pour son esprit que pour sa beauté. - 31. Loi qui oblige les Perses à porter des présents au roi. - 32. De l'eau offerte en présent au roi de Perse. - 33. D'une très grosse grenade donnée au même roi. - 34. D'un père qui sollicitait la condamnation de son fils.

1. Du polype.

LES polypes sont voraces et insatiables : il n'y a rien que leur ventre n'engloutisse. Souvent même ils ne font pas grâce à leur espèce. Le plus petit est saisi par le plus gros, dans les bras duquel, comme dans un filet, il se trouve embarrassé sans pouvoir s'en dégager, et devient sa proie. Les polypes dressent aussi des embûches aux poissons; voici comment. Ils se postent sous des rochers, et en prennent si parfaitement la couleur, qu'ils semblent en faire partie et former un même tout. Le poisson qui nage avec sécurité, s'approche des polypes en s'approchant du rocher : alors ceux-ci, étendant leurs bras, enveloppent comme dans un filet l'imprudent animal.

2. Des araignées.

LES araignées ignorent et daigneraient d'apprendre l'art d'ourdir et de faire de la toile, ainsi que les autres arts inventés par Minerve. Quel usage feraient-elles d'un pareil tissu pour se vêtir ? La toile qu'elles fabriquent est une espèce de nasse, un filet tendu pour prendre les insectes. L'araignée, immobile dans son poste, et parfaitement semblable à un corps inanimé, veille sans cesse sur ce filet : ce qui y tombe fait son repas. Or, il en tombe autant que la toile en peut retenir, et qu'il en faut à l'araignée pour sa nourriture.

3. Des grenouilles d'Égypte.

LES grenouilles d'Égypte sont douées d'une intelligence qui les élève singulièrement au-dessus de leur espèce. Si par hasard une grenouille rencontre dans le Nil une des hydres qui vivent dans ce fleuve, aussitôt elle saisit avec ses dents un brin de roseau et le porte en travers dans sa gueule, le serrant de toute sa force sans jamais le lâcher. L'hydre, dont la mâchoire ne peut s'ouvrir de la longueur du roseau, fait de vains efforts pour avaler et le roseau et la grenouille, dont l'adresse triomphe ainsi de la force de l'hydre. 

4. Du chien égyptien.

VOICI un pareil trait de l'intelligence des chiens d'Égypte. On ne les voit point se pencher sur le fleuve pour y boire à leur aise, librement et de suite, autant qu'ils en auraient besoin. La crainte des monstres qui habitent le Nil, les tient dans une défiance continuelle : ils passent donc en courant le long des bords, et lapent furtivement, à différentes reprises. Cette précaution, de ne boire que par intervalles, met leur vie en sûreté, et ils n'en parviennent pas moins à étancher leur soif. 

5. Du renard marin.

SI le renard de terre est fin et rusé, le renard de mer ne l'est pas moins. Cet animal est si gourmand, qu'il ne se défie point des appâts, et qu'il ne cherche nullement à s'en garantir. A l'égard de l'hameçon qui y est attaché, il s'en moque. Avant que le pécheur ait tiré sa ligne, le renard fait un saut, coupe la corde, et se met à nager. Souvent il avale jusqu'à deux et trois hameçons, au grand dépit du pêcheur, qui comptait l'emporter pour  son souper. 

6. Des tortues de mer.

LES tortues de mer font leur ponte à terre; dès qu'elle est faite, elles enfouissent leurs oeufs et retournent en nageant vers les lieux qu'elles ont coutume d'habiter. Elles savent assez de calcul pour compter quarante jours, pendant lesquels leur progéniture s'anime dans les oeufs où elle est renfermée. Alors retournant vers le lieu où elles les ont déposés et cachés, elles remuent la terre dont elles les avaient couverts, et emmènent leurs petits, déjà capables de se mouvoir et assez forts pour suivre leur mère. 

7. Des sangliers.

LES sangliers ont quelque connaissance de la médecine et de l'art de guérir. S'il leur est arrivé de manger imprudemment de la jusquiame (10), devenus sur-le-champ paralytiques, ils ne traînent qu'avec peine leur derrière. En cet état, ils s'efforcent de gagner quelque lieu aquatique, où il se trouve des écrevisses : ils en ramassent le plus promptement qu'ils peuvent, ils les mangent, et sont guéris. C'est un remède sûr pour leur mal. 

8. De la tarentule.

LA morsure de la tarentule est aussi dangereuse pour les cerfs que pour les hommes; ils pourraient en mourir, et même très promptement. Mais s'ils mangent du lierre, pourvu que ce soit du lierre sauvage, alors la morsure n'a rien de fâcheux. 

9. Du lion malade.

LE seul remède pour un lion malade, est de manger un singe. Nulle autre chose ne le peut soulager. 

10. Comment les chèvres de Crète se guérissent elles-mêmes de leurs blessures.

LES Crétois sont adroits à tirer de l'arc; de leurs flèches ils atteignent des chèvres qui paissent sur le haut des montagnes. Dès que ces animaux se sentent blessés, ils vont promptement brouter la plante appelée dictame; et à peine ils en ont goûté, que les flèches tombent d'elles-mêmes.

11. Que les souris savent prévoir l'avenir.

LES souris doivent être mises au nombre des animaux qui ont le don de prévoir l'avenir : quand une maison est vieille et près de tomber en ruine, elles sont les premières à s'en apercevoir; alors, quittant leurs trous et leurs anciennes retraites, elles fuient à toutes jambes, et vont chercher ailleurs un asile.

12. Des fourmis.

J'AI ouï dire que les fourmis ont de même une sorte de pressentiment de l'avenir; car s'il arrive qu'on soit menacé de la famine, elles travaillent avec une ardeur surprenante à amasser et à serrer dans leurs magasins une provision de blé et de toutes les graines propres à leur nourriture. 

13. De Gélon. 

GÉLON de Syracuse, rêvant qu'il était frappé de la foudre, se mit à crier, non d'une voix faible et étouffée, ainsi qu'il arrive en dormant, mais à plein gosier, comme fait un homme saisi de la plus grande terreur. Un chien qui dormait auprès de lui, se mit de son côté à pousser des hurlements épouvantables, en tournant autour de son maître comme pour le défendre. À ce bruit Gélon s'éveilla et fut guéri de sa peur. 

14. Du cygne.

ARISTOTE dit que les cygnes sont très féconds et que leur famille est aussi belle que nombreuse, mais qu'ils sont naturellement colères, et que souvent dans un accès de fureur, ils se battent entre eux jusqu'à se tuer les uns les autres. Aristote ajoute que les cygnes sont en guerre avec les aigles, guerre défensive de la part des cygnes,  car jamais ils ne sont les agresseurs. Que n'a-t-on pas dit de la voix et du chant des cygnes ? Pour moi, je n'ai jamais entendu de cygnes chanter, et personne peut-être n'a eu cette bonne fortune. Cependant, on croit qu'ils chantent; on prétend même que leur voix n'est jamais plus agréable et plus harmonieuse que quand ils approchent du terme de leur vie. Les cygnes traversent les mers en volant, sans se fatiguer. 

15. Des colombes.  

ON dit que les pigeons, mâle et femelle, couvent chacun à leur tour, et que dès que leurs petits sont éclos, le mâle souffle sur eux une matière liquide qui a la vertu de les garantir de tout maléfice en sorte qu'ils sont à l'abri des enchantements. La femelle pond deux oeufs, dont le premier produit toujours un mâle, et le second, une femelle. Les colombes pondent dans toutes les saisons de l'année d'où il arrive qu'elles font jusqu'à dix pontes par an. Une tradition égyptienne porte même qu'en Égypte elles en font jusqu'à douze. Aristote prétend qu'il y a une grande différence entre la colombe et le pigeon-biset; la colombe est plus grosse et s'apprivoise; le biset est sauvage et plus petit. Selon le même Aristote, le mâle ne couvre jamais sa femelle qu'il n'ait commencé par la caresser de son bec; les femelles ne souffriraient pas même l'approche des mâles, s'ils n'avaient préludé par ces caresses. Il ajoute que quand les femelles sont dépourvues de mâles, elles font l'amour entre elles; mais que n'ayant pas la faculté de se féconder, elles pondent des oeufs qui ne produisent point de petits. Si l'on peut en croire Callimaque, le ramier, la pyrallide, la colombe et la tourterelle n'ont rien de commun.
Les histoires de l'Inde nous apprennent qu'il y a dans ce pays des colombes de couleur jaunâtre : Charon de Lampsaque assure qu'on en vit paraître de blanches autour du mont Athos, lorsque la flotte des Perses y périt en voulant le doubler.
Sur le mont Éryx en Sicile, est un temple auguste et vénérable, consacré à Vénus où dans une certaine saison de l'année, les habitants célèbrent, par une fête nommée Anagogie, le départ de la déesse, qui, selon eux, quittait en ce moment la Sicile pour aller en Libye. Alors on ne voit plus de colombes sur l'Éryx : il semble qu'elles soient parties avec la déesse. Mais il est certain que dans toute autre saison de l'année, il s'en rassemble autour de son temple une quantité prodigieuse.
Les Achéens racontent aussi que Jupiter, devenu amoureux d'une jeune fille nommée Phtia, qui demeurait à Égium, prit la figure d'une colombe. 

16. De Socrate buvant la ciguë.

LE vaisseau étant revenu de Délos et la mort de Socrate ne pouvant plus se différer, Apollodore, un de ses amis, lui apporta dans la prison une robe d'une laine très fine et bien travaillée, avec un manteau pareil, le priant de se revêtir de la robe et de s'envelopper du manteau avant que de boire la ciguë. Ces habits, lui disait-il, vous serviront au moins d'ornements funèbres : il est honorable pour un mort d'être couché avec décence. Ainsi parlait Apollodore; ce propos ne plut pas à Socrate : "Certes, dit-il à Criton, à Simmias et à Phédon, qui étaient auprès de lui, Apollodore a une grande idée de nous, s'il croit qu'après que j'aurai bu la coupe que me présentent les Athéniens, il verra encore Socrate. S'il pense que celui qui dans peu sera étendu à vos pieds est Socrate, assurément il ne m'a jamais connu." 

17. Des petits chars à quatre chevaux, et du distique élégiaque.

VOICI quels sont les ouvrages de Myrmécide de Milet, et de Callicrate de Lacédémone, ouvrages tant admirés, et qui ne sont admirables que par leur petitesse. Ils ont fait des chars à quatre chevaux, qu'une mouche pouvait couvrir : ils ont écrit en lettres d'or un distique élégiaque sur un grain de Sésame. A mon avis, les gens sages ne loueront ni l'un ni l'autre; car enfin, qu'ont-ils fait autre chose que de perdre laborieusement leur temps à des choses inutiles ?

18. Du luxe des femmes.

A QUEL excès la plupart des femmes de l'antiquité n'ont-elles pas poussé le luxe ? Elles portaient sur la tête une couronne très haute et des sandales aux pieds; de grandes boucles pendaient à leurs oreilles; et les manches de leurs robes, au lieu d'être cousues, étaient attachées depuis les épaules jusqu'aux mains avec des agrafes d'or et d'argent.  C'est ainsi que les femmes se paraient autrefois. Je ne parlerai point du luxe des Athéniennes; c'est l'affaire d'Aristophane. 

19. Du luxe des Sybarites, des Colophoniens et des Corinthiens.

C'EST un fait généralement connu et répandu partout que les Sybarites se sont perdus eux et leur ville par l'excès de leur luxe. Mais on ignore communément ce que je vais rapporter. On dit que la ruine des Colophoniens est venue de la même cause : par la magnificence de leurs vêtements, autant que par la somptuosité immodérée de leur table, ils semblaient insulter aux autres hommes. J'ajouterai que ce fut encore l'excès du luxe, qui fit déchoir les Bacchiades du haut degré de puissance auquel ils s'étaient élevés dans Corinthe.

20. De Denys pillant les temples des dieux.

DENYS pilla les richesses de tous les temples de Syracuse, il dépouilla la  statue de Jupiter de ses habits et de ses ornements, qui pouvaient être estimés quatre-vingt-cinq talents d'or, et comme les ouvriers paraissaient craindre d'y toucher, il porta le premier la main sur la statue. Il traita de même celle d'Apollon  : la chevelure du dieu était d'or; Denys ordonna qu'on lui rasât la tête. Ayant ensuite fait voile vers Trézène, il enleva toutes les richesses consacrées à Apollon et à Leucothée, entre autres une table d'argent qui était auprès du dieu, ordonnant de lui verser le coup du bon génie, qui terminait le repas.

21 . Comment Isménias adora le roi de Perse, sans bassesse.

JE ne passerai pas sous silence l'action du Thébain Isménias : c'est un trait d'habileté bien digne d'un Grec. Isménias ayant été envoyé par ses concitoyens en ambassade à la cour de Perse, voulu traiter l'affaire qui l'amenait, avec le roi lui-même. Le chiliarque, nommé Tithraustès, qui était chargé d'annoncer au roi les ambassadeurs et de les introduire, lui dit, par le moyen d'un interprète :
"Étranger, c'est une coutume établie chez les Perses, qu'on ne paraît devant le roi et qu'on ne peut avoir d'entretien avec lui, qu'après s'être prosterné pour l'adorer. Il faut donc, si vous voulez obtenir une audience, que vous vous conformiez à l'usage; sinon c'est avec nous que vous traiterez, et vous n'en terminerez pas moins votre affaire, sans subir la loi de l'adoration". - "Introduisez-moi, répartit Isménias." Quand il se fut approché jusqu'à être vu du prince, il tira la bague qu'il portait au doigt, et la laissa tomber, sans que personne s'en aperçût; puis, se baissant promptement, comme s'il se fût incliné pour satisfaire à la cérémonie, il la ramassa. Ainsi, le roi de Perse se crut adoré, et Isménias ne fit rien dont un Grec dût rougir. Il obtint tout ce qu'il demandait; rien ne lui fut refusé.

22. Présents du roi de Perse aux ambassadeurs.

VOICI les présents que le roi de Perse avait coutume de faire aux ambassadeurs qui lui venaient, soit de la Grèce, soit de tout autre pays. Il donnait à chaque envoyé un talent babylonien d'argent monnayé, deux vases d'argent de la valeur de deux talents (on peut apprécier le talent babylonien à soixante-douze mines attiques), des bracelets, une épée persique, et un collier, ces trois articles valant ensemble mille dariques, enfin une robe à la façon des Mèdes, qu'on appelait dorophorique.

23. De Gorgias et de Protagoras.

GORGIAS le Léontin et Protagoras eurent autrefois chez les Grecs beaucoup plus de célébrité que Philolaüs et Démocrite. Cependant Démocrite et Philolaüs étaient autant au-dessus des deux autres par leur sagesse, que les hommes faits sont au-dessus des enfants, tant il est vrai que les yeux et les oreilles de la renommée ne sont pas toujours fidèles : aussi se trompe-t-elle souvent, ou dans l'éloge, on dans le blâme. 

24. Du défi d'Hercule et de Léprée.

CAUCON fils de Neptune, et Astydamée, fille de Phorbas, eurent  un fils nommé Léprée. Ce Léprée avait conseillé à Augias d'enchaîner Hercule, qui lui demandait la récompense de son travail; et vraisemblablement ce conseil avait indisposé Hercule contre Léprée. Quelque temps après, le fils de Jupiter partit pour aller chez Caucon : là, cédant aux prières d'Astydamée, il lui sacrifia son ressentiment contre Léprée. Mais il s'éleva entre eux une de ces disputes, ordinaires entre jeunes gens; ils se défièrent à qui jetterait le plus loin un palet, puiserait la plus grande quantité d'eau, mangerait en moins de temps un taureau. Léprée ayant été vaincu dans tous ces jeux, ils se défièrent à qui boirait le plus : Hercule fut encore vainqueur. Enfin Léprée, dans l'excès de son dépit, prit ses armes et appela Hercule en combat singulier; mais sa témérité lui coûta la vie. Ainsi fut puni le mauvais service qu'il avait rendu à Hercule chez Augias.

25. De la générosité d'Alexandre envers Phocion, et de Phocion envers Alexandre.

ON dit qu'Alexandre, fils de Philippe, ou si on l'aime mieux, fils de Jupiter, peu m'importe, n'accordait dans ses lettres la formule chairein (le salut) qu'au seul Phocion, général des Athéniens, tant ce général avait su gagner l'estime du prince macédonien. Alexandre fit quelque chose de plus; il envoya un jour à Phocion cent talents d'argent, et y joignit les noms de quatre villes, entre lesquelles il lui mandait d'en choisir une, dont les revenus et tout le produit lui appartiendraient  : ces villes étaient, Cio, Elée, Mylase et Patare. L'action d'Alexandre était certainement grande et magnifique; mais Phocion fut encore plus généreux et plus noble : il refusa l'argent et la ville. Cependant, afin que son refus n'eût pas l'air du mépris, il fit l'honneur au monarque de lui demander la liberté du philosophe Échécratide, d'Athénodore d'Himère, et des deux frères Démarate et Sparton, Rhodiens de naissance, qui étaient prisonniers dans la citadelle de Sardes. 

26. De la voracité d'Aglaïs.

J'AI ouï parler d'une femme nommée Aglaïs, fille de Mégaclès, qui sonnait de la trompette; c'était, dit-on, sa seule occupation, comme son seul talent. Posidippe ajoute qu'elle avait une chevelure artificielle, et qu'elle portait sur sa tête une aigrette. Cette Aglaïs mangeait à son souper douze livres de viande, huit livres de pain, et buvait six pintes de vin.

27. De plusieurs grands mangeurs. 

ON nomme entre les grands mangeurs, qui ont été célèbres par leur gourmandise, Pityrée de Phrygie, Cambès de Lydie, Thyos de Paphlagonie, Charidas, Cléonyme, Pisandre et Charippe, Mithridate de Pont, Calamodrys de Cyzique, Timocréon de Rhodes, poète et athlète, Cantibaris de Perse, et Érysicthon, fils de Myrmidon, qui fut surnommé l'Âne, à cause de sa gourmandise. On dit qu'en Sicile il y a un temple consacré à la voracité, et une statue de Cérés, sous le nom de Sito Le poète Alcman avoue lui-même qu'il était un grand mangeur. Anaxilas le comique parle d'un certain Ctésias, comme d'un homme très vorace.

28. Des mets les plus estimés des Rhodiens.

IL faut que je vous parle d'une idée singulière des Rhodiens. Qu'un homme aime le poisson, qu'il le recherche et qu'il le préfère à toute autre chose, c'en est assez, dit-on, pour que les Rhodiens le regardent comme un homme sorti de bon lieu et bien élevé. Au contraire, ils traitent de grossiers et de gens adonnés à leur ventre, ceux dont le goût est décidé pour la viande. Ont-ils tort ou raison? c'est une question que je me soucie peu d'examiner.

29. D'une brebis qui engendra un lion.

LES habitants de Cos racontent que, dans leur île, une brebis d'un des troupeaux du tyran Nicippe, mit bas non un agneau, mais un lion. Ce prodige, selon eux, fut pour Nicippe, qui menait encore une vie privée, un présage de sa grandeur future.

30. Ptolémée aimait autant Galétès pour son esprit que pour sa beauté.

LE roi Ptolémée aimait tendrement un jeune tomme parfaitement beau, nommé Galétès, et dont l'âme était encore plus belle que la figure. C'est le témoignage que lui rendait souvent Ptolémée, en s'écriant : "Ô âme bienfaisante ! tu n'as jamais fait de mal à personne, et tu as fait du bien à plusieurs." Un jour que Galétès se promenait à cheval avec le roi, il aperçut de loin des gens qu'on menait au supplice : "Grand roi, dit-il à Ptolémée avec vivacité, puisque, par un hasard favorable à ces malheureux qu'on entraîne, nous nous trouvons ici, et bien montés, si vous vouliez, nous pourrions presser nos chevaux, et courant à toute bride, nous irions vers ces infortunés, dont nous serions les Dioscures sauveurs, et les protecteurs généreux." Ce sont les titres qu'on donne à ces fils de Jupiter. Cet acte de bonté plut beaucoup à Ptolémée : touché de la sensibilité compatissante de Galétès, il fit grâce aux coupables, et aima ce jeune homme avec plus de tendresse.

31. Loi qui oblige les Perses à porter des présents au roi.

C'EST une loi chez les Perses, et de toutes les lois celle qu'on observe le plus exactement, que les habitants des lieux où le roi passe dans ses voyages, lui offrent des présents, chacun selon ses facultés. Les laboureurs, tous ceux généralement qui travaillent à cultiver la terre, les artisans, ne lui offrent rien de superbe, rien de précieux : ceux-ci donnent un bœuf, ceux-là une brebis, les uns du blé, les autres du vin. Lorsque le roi passe, chacun expose sur sa route ce qu'il a eu soin d'apporter. Tout cela est appelé du nom de présent, et reçu du roi sous ce nom. Les plus pauvres présentent du lait, du fromage, des dattes, des fruits de la saison, et les prémices des autres productions de leur contrée.

32. De l'eau offerte en présent au roi de Perse.

AUTRE trait de l'histoire des Perses. On raconte qu'un Perse, nommé Sinétès, ayant rencontré, loin de sa chaumière, Artaxerxe, surnommé Mnémon, fut troublé à la vue du roi, et par respect pour sa personne, et par la crainte que lui inspirait la loi à laquelle il n'était pas en état de satisfaire. N'ayant rien sous la main qu'il pût offrir au monarque, il voyait avec douleur l'avantage qu'auraient sur lui les autres Perses, et ne pouvait supporter la honte d'être le seul qui n'eût point fait de présent. Il prend aussitôt son parti : il court en hâte, de toutes ses forces, vers le fleuve Cyrus, qui coulait près de là, se penche sur le bord, y puise de l'eau dans ses deux mains, puis, adressant la parole à Artaxerxe: "Seigneur, lui dit-il, puisse votre règne n'avoir jamais de fin ! Je vous offre ce que je puis avoir ici, et comme je puis vous l'offrir : je ne vous aurai point vu passer sans vous offrir mon présent; c'est de l'eau du Cyrus. Lorsque vous serez arrivé à votre première station, je vous présenterai ce que j'ai dans ma maison de meilleur et de plus précieux, je vous en ferai hommage, et ce don ne le cédera peut-être à aucun de ceux que vous avez reçus."  Ce propos divertit beaucoup Artaxerxe : "Bon homme, lui répondit-il, je reçois de bon cœur votre don : j'en fais autant de cas que des plus riches qui m'ont été offerts; d'abord, parce que l'eau est la meilleure des choses du monde (70); puis, parce que celle-ci porte le nom de Cyrus. Dès que je serai arrivé dans le lieu où je dois me reposer, je veux vous y voir. " Après avoir ainsi parlé, Artaxerxe ordonna aux eunuques de prendre le don de Sinétés; ils accoururent, et reçurent dans un vase d'or l'eau qu'il portait dans ses mains. Le roi étant arrivé au lieu où il avait résolu de s'arrêter, lui envoya une robe persique (71), un vase d'or, et mille dariques. Celui qui était chargé de les remettre à Sinétès, avait ordre de lui dire : "Le roi souhaite que cet or vous fasse autant de plaisir que lui en a fait votre attention à ne le point laisser passer sans lui offrir votre présent, tel du moins que la circonstance vous le permettait. Il veut que vous buviez de l'eau du Cyrus, puisée avec ce vase même."

33. D'une très grosse grenade donnée au même roi.

COMME le roi Artaxerxe voyageait à cheval dans la Perse, Misès lui apporta, dans une corbeille, une grenade d'une grosseur extraordinaire. Le roi surpris de la beauté de ce fruit : "Dans quel jardin, lui dit-il, avez-vous cueilli la grenade que vous me présentez ?" - "Dans le mien, dans un champ que je cultive de mes mains," répondit Misès. Artaxerxe, charmé de la réponse, le combla de présents dignes de la magnificence royale : "Par Mithra, ajouta-t-il, je crois que cet homme, avec le soin dont il est capable, pourrait d'une petite ville en faire une grande." Ce propos paraît signifier qu'il n'y a rien, qu'avec une vigilance continue, une attention suivie et un travail infatigable, on ne puisse porter à un degré de perfection qu'il n'avait pas naturellement.

34. D'un père qui sollicitait la condamnation de son fils.

UN certain Rhacocès, Marde d'origine, avait sept enfants, dont le plus jeune, nommé Cartomès, insultait sans cesse les mages. Rhacocès n'épargna d'abord ni les exhortations ni les avis, pour tâcher d'adoucir son humeur. Mais n'ayant pu rien gagner, un jour que les juges de la contrée étaient venus dans le lieu où il demeurait, il le saisit, lui attacha les mains derrière le dos, et le traîna devant eux : là, se rendant lui-même l'accusateur de son fils, il exposa en détail tous ses forfaits, et demanda qu'il fût condamné à la mort. Les juges étonnés, ne voulant point prendre sur eux de prononcer la sentence, firent mener le père et le fils devant Artaxerxe, roi de Perse. Comme Rhacocès soutint constamment ce qu'il avait dit : "Eh quoi, reprit le monarque, vous pourriez voir mourir votre fils sous vos yeux ?" - "Oui, repartit le Marde. Lorsque, dans mon jardin, je romps ou coupe les rejetons amers des jeunes laitues, la tige-mère qui les produit, loin d'en souffrir, n'en profite que mieux; elle en devient et plus grosse et plus douce. De même, seigneur, quand j'aurai vu périr un fils qui déshonore ma maison, et qui empoisonne la vie de ses frères, quand je le saurai hors d'état de leur nuire, je me sentirai plus fort, et je jouirai avec mes autres enfants d'une satisfaction qui nous sera commune." Artaxerxe, après avoir entendu le discours de Rhacocès, le combla d'éloges, et lui donna une place parmi les juges royaux; puis, adressant la parole à ses courtisans : "Un homme, dit-il, qui se montre si juste à l'égard de ses propres enfants, sera certainement un juge équitable et incorruptible pour ceux qui lui seront étrangers." Le roi fit grâce à Cartomès, en le menaçant de la mort la plus cruelle, si à ses anciens désordres il en ajoutait de nouveaux.