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ÉLIEN

HISTOIRES DIVERSES

LIVRE ONZIÈME.

1. Lutte sicilienne. - 2. Écrivains plus anciens qu'Homère. - 3.  De l'athlète Iccus. - 4. D'Agathocle, devenu chauve. - 5. Méchanceté des Delphiens. - 6. D'un adultère. - 7. Mot sur Lysandre et sur Alcibiade. - 8. De la mort d'Hipparque. - 9. Exemples illustres de désintéressement. - 10. De Zoïle. - 11. De Denys. - 12. Mot de Socrate à Xanthippe. - 13. D'un Sicilien, dont la vue s'étendait à une distance étonnante.

1. Lutte sicilienne.

C'EST Oricadmus qui a fixé les règles qu'on observe dans la lutte. Il inventa de plus une façon particulière de lutter, qui fut nommée la lutte sicilienne (01).

2. Écrivains plus anciens qu'Homère.

SUIVANT une tradition des Trézéniens, les poèmes d'Oroebantius existaient avant ceux d'Homère : ils ajoutent que Darès de Phrygie, dont je ne puis douter que l'Iliade phrygienne ne se soit conservée jusqu'à nos jours, était aussi plus ancien que lui.
Mélisandre de Milet a décrit le combat des Centaures et des Lapithes (02).

3.  De l'athlète Iccus.

ICCUS de Tarente (03) est le premier athlète qui ait observé un genre de vie sobre et frugal durant les exercices par lesquels on se préparait à la lutte (04) : il mangeait peu, n'usait que d'aliments simples, et s'était interdit tout commerce avec les femmes.

4. D'Agathocle, devenu chauve.

RIEN n'était à la fois plus risible et moins décent que la coiffure d'Agathocle, tyran de Sicile (05). Agathocle ayant perdu insensiblement. tous ses cheveux, s'imagina qu'en portant une couronne de myrte, il masquerait la difformité dont il était honteux. Mais les Syracusains ne s'y méprirent pas : ils savaient qu'Agathocle était devenu chauve. Cependant, retenus par la crainte des fureurs et des cruautés du tyran, ils n'osaient en rien dire. 

5. Méchanceté des Delphiens.

QUELQUES étrangers étant venus à Delphes offrir des sacrifices dans le temple d'Apollon, les Delphiens, pour avoir un prétexte de les perdre, mirent secrètement dans la corbeille qui contenait leur encens et leurs gâteaux d'offrande, quelques uns des effets consacrés au dieu, puis les arrêtèrent comme sacrilèges, les traînèrent au fatal rocher (06) et les précipitèrent, conformément à la loi qui s'observait à Delphes (07).

6. D'un adultère.

UN homme convaincu d'adultère avait été arrêté à Thespies : comme on le traînait à travers la place publique, chargé de chaînes, ses amis l'arrachèrent des mains de la justice. De là naquit une sédition qui coûta la vie à un grand nombre de personnes

7. Mot sur Lysandre et sur Alcibiade.

LE Lacédémonien Étéocle (08) disait que Sparte ne pourrait souffrir deux Lysandres. L'Athénien Archestrate (09) disait qu'Athènes ne pourrait souffrir deux Alcibiades. Ainsi, le second de chacun de ces deux hommes eût été insoutenable.

8. De la mort d'Hipparque.

HARMODIUS et Aristogiton assassinèrent Hipparque, parce qu'il avait empêché la sœur d'Harmodius de porter dans les Panathénées (10), suivant la coutume du pays, la corbeille de Minerve, quoiqu'elle fût bien digne de ces honneurs (11).

9. Exemples illustres de désintéressement.

LES plus illustres personnages d'entre les Grecs ont vécu pauvres (12). Qui oserait donc faire l'éloge des richesses, tandis que la pauvreté fut toujours le partage des plus grands hommes de la Grèce ? Un Aristide, par exemple, qui, après s'être couvert de gloire à la guerre, et avoir réglé le tribut que chaque ville devait payer pour l'entretien des troupes et des vaisseaux (13), ne laissa pas, en mourant, de quoi fournir aux frais de ses funérailles.
Alexandre envoya un jour cent talents à Phocion, qui n'était pas moins pauvre qu'Aristide : "Pourquoi, dit Phocion, à ceux qui les lui apportaient, le roi de Macédoine me fait-il ce présent ?" - "C'est, répondirent-ils, parce qu'il vous regarde comme le seul homme juste et vertueux qui soit dans Athènes." - " Qu'il permette donc, repartit Phocion, que je ne cesse pas de l'être."
Épaminondas, fils de Polymnis, aussi pauvre que les deux grands hommes dont je viens de parler, répondit à Jason (14), qui lui avait envoyé cinquante pièces d'or en présent : "Votre don est une insulte." En même temps, il emprunta d'un particulier cinquante drachmes, pour se mettre en état de passer dans le Péloponnèse. Ayant appris, dans une autre occasion, que celui qui portait ordinairement son bouclier, avait reçu une somme d'argent d'un de ses prisonniers : "Rendez moi, mon bouclier, lui dit-il; achetez une taverne, et passez-y vos jours. Vous êtes devenu trop riche pour vouloir désormais courir les dangers de la guerre."
Les amis de Pélopidas lui reprochaient le peu de cas qu'il faisait de l'argent, la chose, sans contredit, la plus utile aux hommes. "Par Jupiter, répondit Pélopidas, j'en conviens que l'argent est utile, mais c'est pour Nicomède, que voilà; " il leur montrait un malheureux, qui avait perdu les bras et la vue.
Les besoins de Scipion étaient si bornés, que pendant cinquante-quatre ans qu'il vécut, il n'eut rien à vendre et n'acheta rien. Quelqu'un lui montrant un bouclier très orné : "C'est dans son bras droit, dit-il, qu'un citoyen romain doit mettre sa confiance, non dans son bras gauche."
Éphialte, fils de Sophonide, refusa dix talents, que ses amis voulaient lui donner pour soulager sa misère : "Si je les acceptais, leur dit-il, je m'exposerais à ne pouvoir vous témoigner ma reconnaissance, qu'en faisant quelque chose d'injuste par égard pour vous (15), ou bien à passer pour ingrat, si je ne faisais pas ce que vous auriez désiré."

10. De Zoïle.

ZOÏLE d'Amphipolis (16) qui attaqua dans ses ouvrages Homère, Platon, et plusieurs autres écrivains, avait été disciple de Polycrate (17), qui lui-même avait composé une harangue pleine d'imputations contre Socrate. Ce Zoïle fut surnommé le Chien rhéteur. Or, voici son portrait. Il avait la barbe longue et la tête rasée jusqu'à la peau; son manteau ne descendait que jusqu'au genou. Tout son plaisir était de médire, et son unique occupation, de chercher les moyens de se faire haïr. Détracteur universel, il ne savait que blâmer et outrager. Un homme sensé lui demandait un jour pourquoi il s'obstinait à dire du mal de tout le monde : "Parce que je ne puis en faire, malgré l'envie que j'en ai," répondit Zoïle.

11. De Denys.

DENYS le tyran étudia et pratiqua la médecine; il pansait les malades, il savait faire toutes les opérations de l'art, jusqu'à couper et brûler (18). 

12. Mot de Socrate à Xanthippe.

ALCIBIADE envoya un jour à Socrate un gâteau extrêmement grand et très agréablement orné. Ce présent irrita Xanthippe : elle s'imagina que son mari en aimerait davantage celui de la part de qui il venait. Dans un mouvement de colère qui lui était familier, elle tira le gâteau hors de la corbeille, le jeta par terre, et le foula aux pieds. "Eh quoi, dit Socrate en riant, vous n'en réservez pas même un morceau pour vous ?"
Celui qui regardera ce fait comme peu important, ignore, sans doute, qu'on reconnaît le vrai sage au mépris qu'il fait des choses que le vulgaire appelle les ornements de la table et les délices des repas.

13. D'un Sicilien, dont la vue s'étendait à une distance étonnante.

J'AI entendu parler d'un Sicilien (19) qui avait les yeux si perçants, que, dirigeant sa vue du promontoire de Lilybée vers Carthage, il y distinguait nettement tous les objets, et comptait les vaisseaux qui sortaient du port, sans se méprendre sur le nombre.

(01) Les commentateurs avouent qu'ils ne connaissent ni Oricadmus, ni la lutte sicilienne.  Un d'entre eux conjecture avec assez de vraisemblance, que la lutte sicilienne était celle où l'on se permettait quelque ruse, quelque fraude : σικελίζειν, dans Suidas, est expliqué par πονηρεῦσθαι, employer de la ruse, l'artifice.
(02) Fabricius a prouvé dans le chap. 1 de sa Bibl. grecque qu'il ne s'est conservé aucun ouvrage en vers, plus ancien que ceux d'Homère.  Il compte jusqu'à 70 poètes qui ont été cités par quelques écrivains comme antérieurs au chantre d'Ilion, et entre ces poètes se trouvent Oroebantius, Darès et Mélisandre.
(03) Iccus florissait vers la soixante-dix-septième olympiade : il fut le plus célèbre athlète de son temps.  Pausanias, Eliac. II, 10.
(04) Ces exercices devaient occuper les dix mois qui précédaient la célébration des jeux; et les athlètes étaient obligés de jurer qu'ils avaient employé tout ce temps à s'y préparer.  Pausanias, Eliac. I, 24.
(05) Agathocle était né dans un état abject; Carcinus, son père, était potier de terre : l'audace, la fourberie et la cruauté furent les moyens qui élevèrent Agathocle au rang suprême.  Il mourut empoisonné par son fils, près de trois siècles avant J.-C.  Diod. de  Sicile, liv. XIX et XX; Justin, liv. XXII.
(06) Suidas nomme ce rocher Phaedrias, et Plutarque Hyampée.
(07) C'est par un semblable artifice que les Delphiens firent périr Esope.
(08) Etéocle, un des éphores de Sparte, du temps d'Alexandre.
(09) Archéstrate, poète célèbre, originaire de Sicile, mais établi à Athènes, et contemporain d'Alcibiade : à moins qu'on aime mieux attribuer ce mot à un autre Archéstrate, postérieur au premier, qui était vraiment Athénien de naissance, et dont parle Plutarque dans la Vie de Phocion.
(10) Panathénées, fête qu'on célébrait tous les cinq ans en l'honneur de Minerve.
(11) Platon, dans le dialogue intitulé Hipparque, attribue l'assassinat de ce tyran à la jalousie qu'Aristogiton conçut de ce qu'Hipparque lui avait enlevé un disciple et un admirateur.
(12) Élien avait déjà parlé avec éloge de la pauvreté de ces grands hommes, dans le chap. 43 du liv. II.
(13) Afin de rendre la phrase d'Élien plus claire, je me suis permis d'ajouter, d'après Cornélius Népos (Vie d'Aristide, c. 3), pour quels objets on avait imposé ce tribut.
(14) Jason, tyran de Phères en Thessalie, prince très sage et très juste, dont les historiens n'ont presque jamais parlé.
(15) P. Syrus a dit :
Beneficium accipere, libertatem est vendere.
(16)  Zoïle est si connu, Élien le peint avec des couleurs si vraies, qu'il serait inutile d'entrer dans aucun détail à son sujet.  Il suffira de dire qu'il paraît certain que Zoïle existait sous le règne d'Alexandre : on prétend même qu'il vécut jusqu'au règne de Ptolémée Philadelphe.
(17) Polycrate, orateur athénien, très pauvre, qui gagnait sa vie à faire des harangues.  Suidas. Πολυκράτης, Ἀθηναῖος, ῥήτωρ, δεινός τε καὶ τοὺς κατὰ Σωκράτους λόγους β' Ἀνύτῳ καὶ Μελήτῳ γράψας.
(18) On sait que durant longtemps la médecine a principalement consisté dans les opérations de la chirurgie et la cure des plaies.  C'est ainsi qu'on voit, dans Homère, Machaon et Podalire exercer la médecine.
(19) On lit dans Pline, VII, 21, que cet homme singulier s'appelait Strabon.  Quant à la distance de Lilybée à Carthage, Pline la fixe à cent-trente cinq mille pas, qui font onze cents stades; au lieu que, suivant Strabon (VI, p. 267; XVII, p. 834), elle était de quinze cents stades.