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HISTOIRE UNIVERSELLE DE DIODORE DE SICILE

traduite en français par Monsieur l'Abbé TERRASSON

Tome sixième

Paris 1744

(308) livre XX

rinthe et Sicyone : nous avons vu dans les livres précédents quel était son motif dans ces conquêtes et il est inutile de le répéter. Il se proposait même de rendre la liberté à toutes les villes qui n'étaient que des colonies de la Grèce, espérant de tirer lui-même de grands avantages de l'amitié et de la reconnaissance des Grecs. Cependant comme ayant demandé depuis des provisions et de l’argent aux habitants du Péloponnèse , ceux-ci ne satisfaisaient point à la promesse qu'ils lui avaient faite de l'un et de l'autre ; le Roi irrité de leur manque de parole signa avec Cassandre un traité de paix par lequel ils convenaient entr'eux de garder chacun de leur côté toutes les villes Grecques qui se trouveraient actuellement en leur puissance. Ainsi Ptolémée s'étant assuré de Sicyone de Corinthe par une garnison de sa part, s'en revint en Égypte.

Dans ce même temps Cléopâtre mécontente d'Antigone et espérant de trouver plus de faveur auprès du Roi Ptolémée, partit de Sardes, pour se rendre dans sa Cour. Elle était soeur d'Alexandre vainqueur des Perses, fille de Philippe fils dAmyntas et femme de cet Alexandre qui avait porté la guerre en Italie. Toutes ces prérogatives avaient engagé Cassandre, Lysimaque, Antigone, Ptolémée et les personnages les plus distingués de la Cour d'Alexandre à rechercher l'alliance de cette Princesse depuis la mort de ce conquérant. Car il n'était aucun d'eux, qui bien persuadé que les Macédoniens reconnaîtraient son époux leur légitime Roi, n'espérât d'attirer à lui seul la succession entière de ce vaste empire, dont ils se disputaient les uns aux autres les parties séparées : mais le Gouverneur de Sardes, qu'Antigone avait chargé de la garde de Cléopâtre, la suivit de près, l'atteignit, après quoi il la mit entre les mains de quelques femmes qui la firent mourir secrètement. Mais dans la suite Antigone ne voulant pas que le soupçon de cet assassinat demeurât sur lui, fit accuser et punir quelques-unes de ces femmes, comme coupables en effet de ce crime : après quoi il fit faire à cette Reine infortunée des funérailles magnifiques. C’est ainsi que l'infortunée Cléopâtre, qui avait été l’objet de tant de voeux, trouva la mort au lieu des noces auxquelles elle s'attendait elle-même. Pour nous après avoir exposé la situation des choses dans l'Asie et dans la Grèce, nous passerons aux autres parties de la terre.

X. Différentes attaques d’Agathocle contre des partis Carthaginois, contre un corps de déserteurs grecs qui s’étaient donnés à Carthage sous un chef qu’ils avaient nommé et contre des coureurs numides qui s’étaient réfugié enfin dans un fort qu’Agathocle prit par composition et dont il ne laissa pas de faire égorger tous les défenseurs entre lesquels il n’y avait pas moins de cinq cents hommes de Syracuse même. Il tente ensuite de gagner Ophellas qui commandait dans la Cyrénaïque de la part de Ptolémée et qui aspirait à une autorité plus indépendante. Agathocle lui persuade que se contentant lui-même de la Sicile, Ophellas demeurerait maître de la Libye, quand ils auraient détruit ensemble l’autorité de Carthage. Ophellas qui avait acquis le titre de Citoyen d’Athènes, en épousant Eurydice qui descendait de l’ancien Miltiade vainqueur des Perses à marathon, était favorisé de Grecs qui ne cherchaient qu’à se tirer de l’oppression où les tenaient alors les différents successeurs d’Alexandre : ainsi il reçut de leur part de grands secours d’hommes et d’argent. Il fait faire à son armée une marche terrible par sa longueur et par la nature du terrain rempli de serpents cachés et qui avait servi d’habitation à ce monstre fameux que la fable avait appelé lamie : de sorte qu’au bout de deux mois il parvient enfin à joindre Agathocle. Le fruit de tant de travaux fut qu’Agathocle lui-même le fit périr, pour demeurer commandant unique de cette armée étrangère et de la sienne.

X. Les Carthaginois ayant envoyé des troupes pour soumettre les différentes provinces de leur empire qui s'étaient révoltée, Agathocle laissa dans Tunis son fils Archagathus avec un nombre convenable de troupes. Et se faisant suivre de l'élite de son armée, composée de huit mille fantassins, de huit cents hommes de cheval et de cinquante chars Libyens, il se mit à grandes journées à la poursuite des ennemis. Les Carthaginois qui avaient passé chez les Numides appelés Suphons, avaient regagné plusieurs d'entre eux et les avaient rappelés à leur ancienne alliance d'armes : instruits là de l'approche des ennemis, ils s'étaient campés sur une hauteur environnée de torrents profonds et difficiles à traverser et qui les mettraient à l'abri des attaques inopinées ou de surprise. Ils avaient chargé en même temps les plus agiles d'entre les leurs de se mettre à la queue et sur les flancs des Grecs et de retarder leur marche en les harcelant par des escarmouches perpétuelles. Agathocle prit le parti de leur opposer ses archers et ses frondeurs et continuant toujours sa marche il voulait arriver au camp ennemi. Les Carthaginois qui virent son obstination , prirent alors le parti de sortir de leur camp même et se résolurent, puisqu'il le fallait, à terminer la querelle par une bataille. Ainsi voyant qu'Agathocle entreprenait déjà de traverser le torrent , ils tombèrent fur lui et sur ses troupes et à la faveur d'un passage plus difficile pour des étrangers que pour eux ,ils en tuèrent un très grand nombre. Mais les gens d'Agathocle renouvelant leurs efforts, on vit bientôt la balance égale entre la valeur des Grecs et le nombre des barbares. Les Numides des deux partis profitant alors de l'occasion d'un combat qui devenait long, se détachèrent des deux côtés pour aller piller de part et d'autre le camp de ceux qui demeureraient vaincus. Cependant Agathocle environné des plus braves d'entre les siens fit un dernier effort, par lequel il parvint à mettre en fuite ses adversaires. Il ne trouva de résistance que de la part des cavaliers Grecs, qui sous la conduite de Clinon s'étaient mis au service de Carthage. De ces derniers mêmes, il en fut tué un assez grand nombre et le reste n'échappa que par hasard ; d'autant qu’Agathocle n'entreprit pas de les poursuivre, n'ayant en vue que d'entrer dans le camp des Carthaginois à leur suite et avec eux-mêmes. Mais comme on n'y pouvait arriver que par des chemins très rudes et très fâcheux, il n'essuya pas moins de fatigue qu'il ne leur en pouvait causer. S'obstinant toutefois dans son projet et soutenu par l'idée de sa victoire actuelle, il se flattait encore d'emporter de force le camp des vaincus.

Les Numides qui n'attendaient que le moment de piller ne pouvaient pourtant pas se glisser dans le camp des Carthaginois , qui quoique battus, se trouvaient assez proches du leur pour pouvoir encore le défendre. Ainsi se jetant contre leur première intention dans celui des Grecs, quoique vainqueurs, ils profitèrent de l'absence d'Agathocle qui suivait son projet bien loin de là : ainsi ayant tué sans beaucoup de peine ce qui restait ici de défenseurs, ils emmenèrent beaucoup d'esclaves et emportèrent d'autres richesses. Agathocle apprenant ce désordre se vit obligé de revenir sur ses pas et recouvra une partie de ses effets, sans pouvoir sauver la plus forte qui demeura entre les mains des Numides, d'autant plus que favorisés par la nuit qui tombait , on les perdit bientôt de vue. Cependant Agathocle après avoir dressé un trophée partagea toutes les dépouilles entre ses soldats pour les consoler des pertes qu'ils avaient faites et fit enfermer dans un fort les Grecs qui avaient déserté de son camp pour passer dans celui des Carthaginois. Mais ceux-ci craignant le ressentiment de leur Général, attaquèrent dès la nuit suivante la garnison de ce fort et ayant été battus dans cette attaque il se réfugièrent dans une autre forteresse, au nombre d'environ mille, entre lesquels il n'y avait pas moins de cinq cents hommes de Syracuse même. Agathocle apprenant le fait, vint avec un corps de troupes assiéger cette forteresse et l'ayant prise par composition il ne laissa pas de faire mourir jusqu'au dernier tous ceux qui en sortirent.

Agathocle et Ophellas 4. Il y avait, parmi d'autres, le roi de Cyrène, Ophellas, qui, dans l'espoir malhonnête d'inclure toute l'Afrique dans son royaume, avait conclu alliance avec Agathocle par l'intermédiaire d'ambassadeurs, et avait fait un pacte avec lui, selon lequel, une fois les Carthaginois vaincus, l'empire de Sicile reviendrait à Agathocle, et celui d'Afrique à lui-même. 5 Comme, de ce fait, il était venu lui-même avec une immense armée pour se joindre à la guerre, Agathocle l'accueillit avec un discours charmeur et d'humbles compliments ; alors qu'ils avaient souvent dîné ensemble et que le fils d'Agathocle avait été adopté par Ophellas, Agathocle tue Ophellas qui n'était pas sur ses gardes 6 et, s'étant rendu maître de l'armée de ce dernier, il écrase les Carthaginois, qui relançaient la guerre de toutes leurs forces, dans une grande bataille, lourdement ensanglantée pour les deux armées. Justin, livre XXII.

Après tant de combats, persistant toujours dans le dessein de soumettre absolument les Carthaginois, il envoya Orthon de Syracuse à Ophellas, commandant à Cyrène de la part du roi Ptolémée. Ophellas avait été du nombre des amis d'Alexandre et qui gouvernait par com mission et avec des troupes considérables plusieurs villes de la Cyrénaïque, songeait depuis longtemps à se procurer une autorité plus indépendante, lorsqu'il reçut l'Ambassadeur d'Agathocle. Celui-ci l'invitait à entrer avec lui en société de guerre contre les Carthaginois, en lui promettant de lui laisser ensuite toute l'administration des affaires de la Libye, comme ayant dessein lui-même de se retirer en Sicile, sa patrie propre, qu'il gouvernerait tranquillement quand il l'aurait affranchie de toutes les craintes où elle pouvait tomber de la part des Carthaginois. Il ajouta que quand même son ambition le porterait plus loin, il trouverait de quoi la satisfaire par la jonction de plusieurs villes de l'Italie au gouvernement de la Sicile. Mais qu'à l'égard de la Libye, séparée de lui par une vaste mer, elle ne lui convenait en aucune sorte et qu'il n'y était venu cette fois que malgré lui et pour se défendre des attaques qui lui avaient été faites de ce côté là et des incursions des Africains jusques dans son île. Ophellas à ce discours qui s'accordait à merveille avec ses prétention et ses désirs, se sentit transporté dé joie et après avoir accepté les offres qui lui étaient faites ; il fit partir incessamment pour Athènes un député qui proposa de sa part aux Athéniens une alliance d'armes : car Ophellas était lui-même citoyen d'Athènes et il avait acquis ce titre en épousant Euthidice fille de l'Athénien Miltiade, qui rapportait son origine au fameux Miltiade qui avait vaincu les Perses dans les champs de Marathon : indépendamment de cette alliance, Ophellas était considéré dans cette ;ville et à l'exemple des Athéniens plusieurs autres Grecs voulurent participer à ses entreprises , se flattant de partager entre eux le plus riche terroir de l'Afrique et les trésors de Carthage même. Car il faut avouer que la Grèce, par les guerres continuelles dont elle était affligée et par jalousie réciproque de tous ceux qui y avaient acquis quelque pouvoir, était tombée dans l'humiliation et dans la misère. Ainsi elle ne pouvait qu'être extrêmement flattée de la délivrance de ses maux et de l'acquisition des richesses qu'on lui faisait espérer. Ophellas de son côté travaillant à remplir les espérances qu'il avait fait naître, mit sur pied une armée de plus de dix mille hommes d'infanterie et de dix mille de cavalerie, de cent chariots et de plus de trois cents hommes propres à les conduire : mais outre cela il n'avait pas moins de dix autres mille hommes de ceux qu'on appelle surnuméraires; dont plusieurs traînaient après eux leurs femmes, leurs enfants et tout leur ménage, ce qui donnait à ce train immense l'air d'une transmigration. Après une marche de dix-huit jours au bout de laquelle ils avaient fait trois mille stades, ils campèrent aux environs d'Automales. Un peu au-delà on voyait une montagne dont les deux côtés étaient également raide et qui avait dans son milieu un creux large et profond, d'où s'élevait une pierre extrêmement unie qui se terminai en pointe droite au-dessus de la montagne. Autour de la base de cette pierre, était un antre vaste garni dans toute son étendue d'ifs et de lierre dans lequel la fable faisait habiter Lamia, reine d'une extrême beauté. Mais elle ajoute qu'en punition de la férocité de son caractère et de ses moeurs, elle fut transformée en bête sauvage. On raconte qu'ayant perdu tous ses enfants, elle tomba dans un tel désespoir, que jalouse de toutes les femmes qui avaient conservé les leurs, elles les faisait enlever d'entre leurs bras, pour les massacrer elle-même. Cest pour cela qu'encore aujourd'hui cette femme est demeurée odieuse à tous les enfants qui craignent même d'entendre prononcer son nom. On ajoute que quand elle s'était enivrée elle permettait de faire tout ce qu'on voulait, sans craindre de sa part aucune perquisition de ce qui s'était passé avant qu'elle fut revenue de l'assoupissement où son ivresse l'avait plongée. C'est pour cela aussi que quelques fois avant que de boire elle mettait ses yeux dans un sac, la fable transportant ainsi à une précaution volontaire et délibérée, l'effet que le vin fait sur ceux qui en boivent une trop grande quantité, quoique le sommeil qu'amène l'ivresse ne soit pas de leur intention. Au reste que Lamie fut née dans une province de l'Afrique, ces deux vers. d'Euripide en font foi.
Par son nom de tout temps l'Africaine Lamie
De tout vice de moeurs désigna l'infamie.

Cependant Ophellas à la tête de ses troupes les conduit par des terres arides et pleines de bêtes féroces de sorte que manquant d'eau et ayant consumé les vivres secs dont il s'était pourvu, il courut risque de voir périr toute son armée. Le voisinage des Syrtes qu'il côtoyait est un terrain désert, aride et qui n'étant habité que par des animaux carnassiers , semblait ne présenter à tous ceux qui composaient sa suite, que différents genres de mort et ils ne trouvaient dans les maladies graves dont ils étaient attaqués, ni médecins pour les traiter, ni gardes pour les servir. Le terroir entretient là des serpents , qui étant de la couleur du sable à travers duquel ils se glissent, font difficiles à distinguer : d'où il arrivait que plusieurs de ses gens qui posaient le pied sur eux sans le savoir s'attiraient une mort infaillible. Enfin après une marche de deux mois accompagnée de tous les travaux et de tous les dangers imaginables, ils joignirent enfin Agathocle et posèrent leur camp à peu de distance du sien. Les Carthaginois apprenant la jonction de ces deux armées, commencèrent à craindre pour eux, au lieu qu'Agathocle venant avec joie au devant de cette armée auxiliaire, l'invita à se soulager des peines qu'elle avait essuyées et lui fournit même des rafraîchissement. Ayant demeuré là quelques jours à observer tout ce qui se passait dans le camp de ces nouveaux venus et voyant que tous les soldats s'étaient écartés pour aller à la recherche des vivres et qu'Ophellas en particulier ne soupçonnait aucune trahison de sa part, il fit assembler ses soldats et imputa de mauvais desseins à celui qui venait à son secours de sorte qu'ayant aigri la multitude par cette calomnie, il la conduisit dans cette disposition d'esprit contre les Cyrenéens. Ophellas frappé d'abord d'un événement si peu attendu ne laissa pas de se mettre en défense. Mais troublé par la surprise et n'ayant pas auprès de lui les troupes dont il avait besoin , périt dans une attaque si injuste et si inégale etAgathocle invitant par des promesses avantageuses le reste des troupes Cyrenéenes à se rendre à lui, se trouva maître de cette nouvelle armée. C'est ainsi que périt Ophellas pour s'être laissé aller à des espérances supérieures à son état et à son pouvoir.

 

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