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HISTOIRE UNIVERSELLE DE DIODORE DE SICILE

traduite en français par Monsieur l'Abbé TERRASSON

Tome septième

Paris 1744

qu’avait faite Eunus et ses associés, il sollicita à la révolte quelques esclaves de son voisinage, et s’échappant de concert avec eux, il se mit à ravager tous les environs de la ville d’Agrigente.

En Asie le roi Attalus montant sur le trône prit une route toute opposée à celle des rois ses prédécesseurs : car au lieu que ceux-ci, pleins de bonté et d’humanité envers leurs sujets s’étaient rendus heureux eux-mêmes ; celui-ci cruel et sanguinaire remplit son règne de calamités et de meurres. Prenant des soupçons injustes contre les amis de son père, qu’il jugeait mal intentionnés pour lui, il résolut de se défaire de tous. Dans cette vue il choisit les plus féroces d’entre ses soudoyés et ceux qu’il crut en même temps les plus intéressés et les plus avides ; et il les cacha en divers passages de son palais, après quoi il manda ceux de ses courtisans qui lui étaient suspects, et les fit égorger tous par ces assassins ; mais de plus il envoya massacrer ensuite dans leurs maisons mêmes leurs femmes et leurs enfants. A l’égard des autres courtisans ou officiers qui étaient actuellement ou dans les armées ou dans les provinces de son royaume, il fit périr les uns en secret et les autres au milieu de leurs familles et avec elles. S’étant rendu odieux par ces cruautés non seulement à ses sujets, mais à tous ses voisins, il révolta contre lui les uns et les autres, et fit naître à tout le monde l’idée d’un gouvernement nouveau.

Tibérius Gracchus était le fils de Tibérius qui avait été deux fois consul, excellent homme dans le sénat et à la guerre, et petit-fils par sa mère de P. Scipion, qui avait vaincu Annibal et les carthaginois. Très noble de père et de mère, il surpassait tous ses contemporains en prudence, en éloquence, et par le goût de tous les beaux-arts, de telle sorte qu’il redoutait peu ceux qui lui étaient contraire.

Les Syriens fugitifs coupaient non seulement les mains, mais le bras tout entier à ceux qu’ils rencontraient dans leurs courses.

Le Sénat craignant la vengeance des dieux, après avoir consulté les livres des Sibylles, crut devoir envoyer en Sicile des députés du collège des decemvirs. Ceux-ci parcourant l’île entière, consacrèrent avec beaucoup de cérémonies et de sacrifices des autels au nom de Jupiter du mont Aetna ; après quoi environnant son temple d’un mur, ils en interdirent l’entrée à tout le monde, à l’exception de ceux qui par le droit et suivant la coutume de leurs ancêtres, venaient de la part de certaines villes sacrifier sur ces autels.

Gorgus de Morgance en Sicile, surnommé Cambalus, était un homme distingué par ses richesses et par sa réputation. Surpris par des voleurs lorsqu’il était à la chasse, il s’échappa et s’enfuyait à pied vers la ville. Son père à cheval le rencontra et se jetant aussitôt à terre, il exhortait son fils à se servir de ce cheval pour se sauver. Le fils ne voulut point préférer sa vie à celle de son père et le père de son côté protestait qu’il ne voulait plus vivre après la mort de son fils. Pendant ce combat de générosité où ils employaient l’un à l’égard de l’autre les instances et les larmes, les voleurs eurent le temps de les joindre, et les égorgèrent tous deux.

Zibelmius, fils de Diegylis, marchant sur les traces de son père à l’occasion de quelque mécontentement qu’il avait reçu de la part des Thraces ses sujets, poussa sa vengeance et sa cruauté jusqu’à faire mourir avec toute leur famille ceux qui l’avaient offensé : sur le premier prétexte qu’il en trouvait, il faisait mettre les uns en croix, ou scier les autres par la moitié du corps. On égorgeait par son ordre les enfants sous les yeux de leurs pères ou dans le sein de leurs mères, ou bien en renouvellant l’histoire d’Atrée et de Thyeste, il faisait servir à table les membres de leurs enfants. Mais enfin les Thraces se saisissant de Zibelmius ne purent pas tirer à la vérité une vengeance complète des cruautés qu’il avait exercé sur leur nation : car le supplice d’un seul homme ne répare point les outrages faits à un peuple entier : ils tâchèrent pourtant d’égaler la peine de ses crimes, en le condamnant à tous les affronts et à tous les tourments qu’un seul malheureux est capable d’essuyer.

Ptolémée Physicon s’apercevant que sa soeur Cléopâtre le haïssait et ne croyant pas pouvoir s’en venger plus sensiblement, conçut un dessein atroce. Imitant la cruauté et la barbarie de Médée, il égorgea lui-même dans l’île de Chypre le fils qu’il avait eu d’elle, qu’il avait surnommé Memphitis, et qui était encore dans son enfance : non content de ce crime, il en commit un second plus atroce encore : car coupant en morceaux le corps de cet enfant et le faisant mettre dans une corbeille, il chargea un de ses officiers de le porter à Alexandrie : et comme la fête de la naissance de Cléopâtre approchait, il ordonna à cet officier de poser cette corbeille pendant la nuit sous la porte du palais. Cette commission ayant été exécutée et la chose étant parvenue à la connaissance de Cléopâtre, la reine tomba dans la dernière désolation et toute la multitude s’indigna jusqu’à la fureur contre le roi.

Athénée, un des lieutenants d’Antiochus ayant commis plusieurs violences dans les logements de guerre qu’on lui avait donnés, prit la fuite ; et abandonnant le service de son maître, il trouva la fin qu’il avait méritée : car arrivant dans quelques villages où il avait fait des vexations dans le temps qu’il servait le roi, personne ne voulut le recevoir : ainsi errant de lieu en lieu, sans trouver seulement du pain, il mourut en peu de temps de faim et de misère.

Hegeloque, lieutenant de Ptolémée Physicon, envoyé contre Marsias, que les Alexandrins révoltés s’étaient donnés pour chef, le prit vivant et extermina ses troupes. Tout le monde croyait que le roi l’allait faire périr dans les plus affreux supplices. Mais Ptolémée lui pardonna tout à coup contre l’attente publique : car il commençait à se repentir de ses cruautés passées et il tâchait de réconcilier les esprits en sa faveur par des actes de clémence.

Euemerus, roi des Parthes, Hircanien d’origine, surpassa tous les tyrans en cruautés et exerça toute espèce de violence. Il envoya dans la Médie pour y être esclaves plusieurs citoyens de Babylone avec toute leur famille. Il fit mettre le feu au marché public et à plusieurs temples de cette ville et en fit abattre les plus beaux édifices.

L’article précédent; selon M. de Valois, p. 58 de ses notes, est extrêmement défectueux : car en ces temps-là les Parthes avaient pour roi Phraatès, auquel Antiochus Sidetès fit la guerre. A Phraatès succéda Artaban et ensuite Mithridate. Au lieu d’Euemerus, il faut apparemment écrire Himerus, que Phraatès allant à la guerre contre les Scythes, laissa lieutenant de son royaume selon Justin, l. 42. C. 1

Alexandre surnommé Zabinas défit trois grands capitaines Antipater, Clonius et Aeropus, qui avaient pris sur lui la ville de Laodicée ; mais par grandeur d’âme il pardonna et rendit la liberté à ces trois prisonniers de guerre, car il était né extrêmement doux et humain : il gagnait tout le monde par son abord er par ses discours et il s’était rendu extrêmement cher à ses peuples.

C. Sextius ayant pris une ville des gaulois, en vendait les citoyens à l’encan. Un certain Craton qu’on exposait enchaîné comme les autres, s’approcha de son tribunal et lui dit que dans son pays il avait toujours favorisé le parti des Romains, ce qui lui avait attiré de la part de ses concitoyens bien des insultes et bien des coups. En considération de ce zèle, Sextius le fit délier sur le champ avec toute sa famille et lui fit rendre tous ses biens ; mais de plus, pour récompenser son zèle, il lui accorda la délivrance de neuf cents de ses concitoyens de son choix. Le dessein du consul dans cet excès de générosité, était de donner aux Gaulois un exemple de la grandeur de le République dans ses récompenses ou dans ses vengeances.

Alexandre Zabinas ne se fiait point au grand nombre de ses soldats, soit parce que les uns n’étaient pas formés à la guerre, soit parce qu’il en soupçonnait plusieurs d’aspirer à un changement de maître, ne voulut risquer aucun combat à la tête de ses nouveaux sujets. Mais rassemblant les trésors royaux et dépouillant même les temples, sa pensée était de se réfugier de nuit dans la Grèce. Ayant donc entrepris de piller, à l’aide de quelques barbares, un temple de Junon, il fut surpris dans ce sacrilège, et peu s’en fallut qu’il ne fût exterminé là avec tout son monde. Cependant échappé par la fuite, il se retirait à Séleucie. Mais cette ville déjà instruite de son entreprise sacrilège, lui ferma ses portes. Alexandre ayant manqué cette retraite, marcha du côté de Pisidium, pour ne point s’écarter des bords de la mer.

C. Gracchus ayant été tué par un de ses esclaves, L. Vitellius qui avait paru son ami, ayant rencontré le premier son corps laissé sur le chemin, non seulement ne pleura point sur lui, mais même lui coupant la tête, et l’emportant dans sa maison, il donna un exemple indigne de méchanceté et d’avarice : car le consul Opimius ayant fait publier qu’il payerait cette tête à prix d’or, Vitellius trouva moyen de la percer et d’en tirer la cervelle, pour y faire entrer à sa place du plomb fondu. Ayant apporté cette tête dans cet état, le consul lui donna à la vérité l’or qu’il avait promis. Mais Vitellius remporta de cette action tout le décri d’un homme à qui la plus sordide avarice avait fait oublier ce qu’il devait à l’amitié du mort et à l’honneur public. Du reste tous les Flaccus avaient péri dans cette rencontre.

Adherbal, roi de Numidie ayant été vaincu dans un grand combat par son frère Jugurtha, s’enfuit à Cirte : assiégé là par le même Jugurtha, il envoya des ambassadeurs à Rome pour inviter la république à secourir un roi leur ami et leur allié, qui se trouvait actuellement dans le plus grand péril. Le sénat députa sur le champ des ambassadeurs en Numidie qui sommèrent Jugurtha de lever ce siège. Celui-ci ne s’étant pas rendu à cette instance, on lui fit une seconde députation plus considérable ; qui ne réussit pourtant pas mieux que la première : car Jugurtha faisant de nouveaux ouvrages autour de la ville, il réduisit par la famine son frère à se rendre : de sorte qu’Adherbal sortant revêtu de ses habits royaux, comme abandonnant le trône, et ne demandant que la vie, ne laissa pas d’être tué par son frère, qui foula aux pieds en même temps et les droits des suppliants et ceux de la parenté la plus proche ; mais poussant encore plus loin la vengeance, il fit battre de verges et mourir ensuite tous les Italiens qui avaient été du parti d’Adherbal.

Le consul Scipion Nasica fut un homme distingué et par la grandeur de sa naissance et par l’éclat de sa vertu : car il descendait de ces hommes célèbres qui avaient porté le surnom d’Africains, d’Asiatiques et d’Espagnols, qu’ils avaient mérité en joignant ces grandes provinces à l’empire romain. Son père surtout et son aïeul avaient été les personnages les plus célèbres de la république ; ils s’étaient vus l’un et l’autre princes du Sénat, et ils opinèrent toujours les premiers jusqu’à la fin de leur vie. Leur aïeul avait été déclaré par le Sénat le plus homme de bien de Rome. Car quand on eut trouvé dans les livres des Sibylles des vers qui ordonnaient aux Romains d’élever un temple à Idaea, mère des dieux et d’apporter sa statue de Pessinonte d’Asie, pour être reçue dans Rome par tous les ordres ou par tous les corps de la ville assemblés ; de telle sorte que les hommes seraient précédés par le plus homme de bien de la ville, et les femmes par la plus vertueuse d’entr’elles : le Sénat voulant se conformer en tout aux ordres donnés par l’oracle, désigna P. Nasica pour le plus honnête homme de la ville, comme Valeria pour la plus vertueuse de toutes les femmes. Il ne se distinguaiat pas seulement par la pitié envers les dieux, mais consulté sur les matières d’état, son avis et la manière même de dire respirait toujours la sagesse et la retenue. En effet, au lieu que Caton qui avait été surnommé le Démosthène de Rome, étant consulté sur quelque manière que ce pût être, après avoir dit son avis sur cette matière, ajoutait toujours, et que Carthage soit détruite : P. Nasica soutenait au contraire qu’il fallait conserver Carthage. L’un et l’autre avis paraissait avoir ses difficultés : mais les plus sages pensaient comme Nasica. Ils disaient que la grandeur et la majesté du peuple romain ne se tiraient pas du nombre de villes qu’ils auraient détruites, mais du nombre de celles auxquelles ils commanderaient. D’ailleurs l’existence de Carthage entretiendrait toujours dans Rome une certaine crainte avantageuse pour maintenir les esprits dans la concorde, et prévenir les vexations des grands à l’égard des petits : seule source de la conservation et de l’agrandissement d’un état. Au lieu qu’ôtant aux Romains cet objet de crainte, il était impossible que les guerres civiles ne s’allumassent dans Rome, et que toutes les villes alliées ne s’élevassent contre elle, pour se venger des vexations et de l’avidité insatiable des gouverneurs et des magistrats qu’on leur envoyait. C’est en effet ce qui arriva aux Romains d’abord après la destruction de Carthage. La chute de cette ville fut suivie des factions les plus turbulentes, des lois agraires, des plus fâcheuses défections de ses alliés, de guerres civiles aussi longues que périlleuses et enfin de tous les maux que Scipion avait prédits. Son fils Nasica devenu un peu plus âgé, accompagné des plus braves sénateurs tua de sa main Tib. Gracchus qui tentait de se faire roi. Le peuple ayant mal pris cette action, et voulant sévir contre les auteurs ; tous les complices qui craignaient la fureur populaire, niaient le fait et tâchaient de se laver du complot par des réponses obliques : le seul Scipion avoua hautement que le coup partait de sa main : et ajouta que ses complices pouvaient avoir ignoré les desseins de Gracchus, mais qu’ils étaient parfaitement connus et de lui et de tout le Sénat. A l’égard du peuple, quoiqu’il eût d’abord regretté la personne du mort, gagné pourtant par l’autorité et par la confiance de celui qui avait fait le coup, il prit enfin le parti de se taire. Scipion Nasica fils de celui dont nous venons de parler, et qui mourut cette année dans son consulat, ne dégénéra point des vertus de ses ancêtres. Plein d’intégrité et de religion, il ne se laissa jamais corrompre par des présents ; et pénétré des préceptes de la plus haute philosophie, il ne se contenta pas d’en faire le sujet le plus ordinaire de ses discours, mais il en fit encore la règle constante de sa vie.

Dès qu’Antiochus de Cyzique se vit monté sur le trône de Syrie, il se jeta dans le luxe, dans la débauche et dans tous les vices des mauvais rois. Continuellement environné de mimes, de farceurs et de saltimbanques, il ne s’appliquait qu’à étudier et à imiter lui-même leurs sauts et leurs tours. Il s’adonna beaucoup à l’art qu’on appelait Naurospatique, qui consistait à faire mouvoir par des ressorts cachés de faux animaux de la hauteur de cinq coudées, et couverts d’or et d’argent. D’un autre côté aussi il manquait de toute espèce de machines de guerre, et surtout de celles qu’on nommait Helepoles, et dont les rois ses prédécesseurs avaient fait un usage si avantageux pendant leur vie et si glorieux à leur mémoire. D’ailleurs il aimait la chasse immodérément, se dérobant quelquefois la nuit même avec un ou deux esclaves pour aller courir des sangliers, des léopards et des lions : et se présentant lui-même très mal à propos à ces animaux, il exposait témérairement sa propre vie.

Micipsa roi des Numides fils de Masinissa eut plusieurs enfants. Mais il aima particulièrement Adherbal l’aîné, Hiempsal et Micipsa le dernier de tous. Celui-ci qui fut le plus doux et le plus raisonnable des rois de Numidie, ayant fait venir de la Grèce des hommes doctes, prit dans leurs entretiens des notions de toutes les sciences et surtout de la philosophie dans laquelle il passa heureusement une longue vie.

Un certain Contoniatus roi d’une ville des gaules appelée Jontore était un homme intelligent, grand capitaine et ami des Romains, comme ayant passé sa jeunesse à Rome, où il avait puisé les principes de la vertu et de la sagesse. C’est pour cela aussi que les Romains lui avaient donné une couronne dans la Gaule.

C. Marius un des officiers de Metellus était peu considéré du proconsul, n’étant alors que le dernier de ses lieutenants ; au lieu que les autres, qui avaient de la naissance et des services recevaient de sa part de grandes marques de distinction; Marius, au contraire qui avait été publicain et qui n’était parvenu qu’avec beaucoup de peine aux dernières magistratures, était à peine regardé par le général. Sur ce pied-là les autres se dispensaient volontiers des fatigues de la guerre : celui-ci au contraire toujours envoyé aux expéditions les plus périlleuses faisait semblant d’en être fâché. Mais au fond profitant de ces occasions pour s’instruire, il acquit en effet une grande capacité dans toutes les parties de l’art militaire : né d’ailleurs avec un grand courage, et accoutumé aux plus grands périls ; il acquit bientôt une grande valeur pour lui-même, et de la part des autres une grande réputation en cette partie. Dans la suite, traitant favorablement les soldats qu’il engageait par des présents, par ses entretiens familiers avec eux et par des rondes qu’il faisait en certains cas pour leurs besoins, il s’acquit de leur part un dévouement à toute épreuve ; de sorte que dans les combats leur vue principale était de lui procurer à lui-même l’honneur de la victoire. Cela est si vrai que dans les occasions où on leur donnait un autre chef, il se relâchaient visiblement et semblaient éviter le péril, comme se réservant pour une occasion plus favorable. Il est arrivé en effet plus d’une fois que les mêmes troupes qui n’ont jamais été battues sous Marius, se sont laissé vaincre sous d’autres chefs.

LIVRE XXXVI.

La Sicile n’avait pas seulement à souffrir de la part des esclaves révoltés ; les hommes libres, mais qui ne se voyaient ni terres ni possessions aucunes, se jetaient dans le brigandage ; et s’attroupant pour courir les campagnes, ils chassaient devant eux les bestiaux, ils enlevaient le blé dans les granges et massacraient sans exception tous ceux qui se présentaient à eux, libres ou esclaves, pour cacher longtemps les indices de leur retraite. Comme il n’y avait alors aucun tribunal de justice dans la Sicile, faute d’un préteur romain qui y résidât, tout tombait dans la plus affreuse licence : on ne voyait partout que des traces de vols et de violences, et les riches plus exposés que les autres à ces incursions et à ce ravage étaient aussi les plus à plaindre. Il arrivait de là que des hommes qui peu auparavant se voyaient au rang des citoyens les plus distingués, après avoir été témoins eux-mêmes de l’enlèvement de leurs biens, étaient encore obligés de souffrir les hauteurs et les insultes des riches qui ne les connaissaient plus. A peine pouvait-on compter alors comme sûr un bien à soi, ce qui était renfermé dans les murailles des villes ; et l’on regardait comme perdu et déjà enlevé tout ce que l’on possédait à la campagne assiégé par ces bandits et ces assassins, qui faisaient passer la terreur jusque dans les villes mêmes. Car les brigandages qu’ils exerçaient au-dehors inspirant la révolte aux esclaves qui étaient enfermés encore dans les villes, rendaient ceux-ci très redoutables à leurs maîtres.

L. Apuleius Saturninus questeur ou trésorier de la république, avait eu pour partage le port d’Ostie, d’où les vivres venus par mer arrivaient à Rome. Mais s’étant acquitté négligemment de sa fonction, il en subit la punition convenable de la part du sénat qui lui ôta sa charge pour la confier à d’autres. Cependant ayant tâché de réparer sa faute par une conduite irréprochable dans la condition de particulier, il fut jugé digne d’être fait tribun du peuple.

Deux années s’étant écoulées, depuis que le peuple dans toutes les assemblées publiques demandait le rappel de Metellus ; son fils Q. Metellus ayant laissé croître sa barbe et ses cheveux, en habit négligé, et toujours en larmes, se jetait aux pieds de tous les citoyens pour obtenir d’eux cette grâce. Quoique le peuple hésitât à lui donner cette espérance, contre la loi prescrite sur cet article ; touché pourtant des prières et des instances du jeune homme ; il rappela le père, et donna au fils à cet occasion le surnom de pieux.

Le peuple romain qui s’était fait et qui avait suivi jusqu’alors les lois les plus sages, s’acquit par cette voie l’empire le plus grand et le plus célèbre qui ait jamais été. Mais dans la suite la soumission même et l’obéissance de tant de nations, lui ayant procuré une longue paix, il passa de son ancienne discipline à des moeurs déréglées et corrompues. La jeunesse que la guerre n’occupait plus, et qui avait de quoi satisfaire tous ses désirs, commença à préférer la dépense à la sobriété, le luxe à la modération, et les plaisirs aux travaux de la guerre. On en vint à mesurer le bonheur de la vie, non à l’assemblage des vertus, mais par l’abondance des voluptés. Là commencèrent les repas somptueux et la recherche des parfums exquis, des ameublements superbes, des ouvrages d’or, d’argent et d’ivoire, où l’art surpassait la matière. Les vins ordinaires furent abandonnés : on ne les voulait que de Falerne, de Chio ou d’autres cantons en petit nombre ; les poissons mêmes et les autres mets devaient être exquis et rares. Les jeunes gens ne voulaient paraître en public qu’avec des habits de laines fines et transparentes comme les robes de femmes. Tous ces indices ou tous ces accompagnements de luxure et de volupté étant recherchés par tout le monde avec un empressement égal, le prix en était monté très haut. La cruche de vin de Falerne allait à cent deniers, une jatte de saumure de la mer du Pont se vendait quatre cents. Un excellent cuisinier coûtait quatre talents.
Les enfants servant à table, quand ils étaient beaux et bien faits, allaient à des sommes exorbitantes.

Cependant pour remédier à ces excès, quelques préfets des provinces se trouvant dans une place exposée à la vue de tout le monde, se proposèrent de ramener par leur exemple à la sagesse et à la vertu des nations si corrompues.

Q. Mucius Scaevola se distingua entre tous les autres dans un projet si louable. Car ayant été désigné et envoyé proconsul en Asie, il choisit pour son lieutenant le plus fidèle de ses amis P. Rutilius, qu’il consulta toujours dans l’administration des affaires de sa province, et dans tous les jugements qu’il y rendit. Il se fit d’ailleurs une loi de ne tirer que de ses propres revenus, toute la dépense qu’il ferait pour lui et pour toute sa suite ; ce qui l’obligea à vivre dans une grande frugalité : et suivant d’ailleurs les lois de l’équité la plus parfaite, il délivra sa province des calamités dont elle était accablée. Car les proconsuls d’Asie ses prédécesseurs, qui s’entendaient avec les publicains, entre les mains desquels les jugements étaient alors à Rome, avaient rempli la province d’Asie de toute espèce de brigandage et de crimes.

L. Scaevola prononçant toujours des jugements équitables, délivra sa province non seulement des entreprises des calomniateurs, mais aussi des recherches et des vexations des publicains. Car rendant exactement justice à tous ceux à qui ces derniers avaient fait tort, c’étaient ordinairement les publicains qu’il condamnait à tous les frais, et il ne leur épargnait pas même les jugements de mort, quand ils tombaient dans ce cas. Un certain d’entr’eux et même le plus considérable qui avait traité avec son maître de sa liberté, fut saisi par l’ordre de Scaevola et mis en croix avant que de l’avoir obtenue.

Le même Scaevola après avoir condamné les publicains coupables les livrait à ceux qu’ils avaient offensés. Ainsi ces mêmes hommes qui peu auparavant exerçaient toutes sortes de violences et d’injustices, se voyaient alors menés souvent eux-mêmes devant les juges. Mais d’ailleurs comme Scaevola faisait toujours de son propre fonds les frais de ses routes ou de ses entrées dans les villes étrangères, il procura bientôt aux Romains l’affection de tous les alliés.

L. Asellius dont le père avait été questeur envoyé dans la Sicile comme préteur, trouva cette province ravagée, ou par la guerre des esclaves, ou par les magistrats précédents. Mais il la remit bientôt dans son ancienne splendeur, par les sages règlements qu’il lui donna. Car prenant pour second, à l’exemple de Scaevola, le meilleur de ses amis C. Sempronius Longus, il admit aussi dans tous ses conseils Publius qui demeurait à Syracuse et l’un des plus illustres d’entre les chevaliers romains. Celui-ci joignait à de grands biens de fortune de grandes vertus de l’âme. Les temples des dieux qu’il a réparés, les dons qu’il a faits et les sacrifices qu’il a établis sont un témoignage de sa piété et l’on peut donner pour preuve de sa tempérance la santé parfaite et l’usage de ses sens qu’il a conservé toujours égal jusqu’à la fin de ses jours. Savant lui-même, il faisait de grands biens à tous ceux qui se distinguaient dans les sciences ou dans l’exercice des beaux-arts. Asellius se faisant donc assister dans tous les jugements qu’il portait, des deux hommes que nous venons de nommer, Sempronius et Publius, s’appliqua sans relâche à remettre la Sicile dans l’état heureux où elle s’était vue dans ses premiers temps.

Asellius toujours attentif à l’utilité publique, entreprit de bannir du barreau la calomnie et sa principale attention fut de soutenir les gens sans appui. Ainsi au lieu que les préteurs qui l’avaient précédé, donnaient des tuteurs aux veuves et aux orphelins délaissés, il se chargea lui-même de leur tutelle et réglant toutes leurs affaires avec toute l’attention dont il était capable, il les garantit de l’oppression à laquelle ils étaient exposés. En un mot ayant veillé pendant le cours de sa magistrature à réprimer les malfaiteurs publics ou particuliers, il rendit à la Sicile son ancienne félicité.

M. Livius Drusus, jeune encore était doué de tous les avantages du corps et de l’esprit. Né d’un père illustre, que la naissance et la vertu avait rendu respectable au peuple romain ; il surpassait toute la jeunesse de son temps en richesse et éloquence. Il s’attirait la confiance de tout le monde par une extrême fidélité à la parole ; et plein de courage et de grandeur d’âme, il semblait être sans sortir de sa place, à la tête du Sénat.

LIVRE XXXVII.

En ce temps-là Pompaedius Silo, chef des Marses se jeta dans une entreprise extraordinaire. A la tête de dix mille hommes qui craignaient les recherches de la justice, et qui cachaient leur épée sous leurs habits, il les fit marcher du côté de Rome. Son dessein était d’entourer le Sénat, et de demander pour lui et pour sa province le droit de Citoyens Romain ; et en cas de refus de ravager Rome et son territoire par le fer et par le feu. C. Domitius vint au devant de lui et lui demanda où il prétendait aller à la tête de tant de troupes. A Rome, dit-il, où les tribuns mêmes m’on fait espérer qu’on accorderait à moi et à ceux qui m’accompagnent, le titre de citoyens romains. Domitius lui répondit qu’il obtiendrait la demande bien plus sûrement et plus agréablement pour lui et pour les siens s’il ne se présentait pas en forme de guerre : d’autant que le titre auquel il aspirait était un gage de liaison et d’amitié qui ne s’acquérait point par les hostilités et par la violence. Pompaedius frappé de respect à la seule présence de cet homme, et cédant à la sagesse de son conseil, s’en retourna sur le champ. C’est ainsi que Domitius, par la prudence de ses discours, sauva la patrie d’une attaque dangereuse ; s’étant bien mieux conduit en cette rencontre que le proconsul Servilius à l’égard des Picentins. Car celui-ci agissant avec ces derniers, non comme avec des hommes libres et alliés de la République, mais comme avec des esclaves, et les aigrissant par les mences perpétuelles qu’il leur faisait, il s’attira des retours fâcheux pour lui-même et pour beaucoup d’autres. Au lieu que Domitius apaisa par sa modération la fougue insensée des Marses.

Il y avait dans la ville d’Asculum un certain Agamemnon Cilicien d’origine que les Romains avaient fait mettre en prison, pour cause d’in brigandage, duquel s’était même ensuivi le meurtre de quelques-uns de leurs alliés. Le criminel tiré de là par quelques Picentins, se donna tout entier à leur service, et combattait vaillamment pour eux. Accoutumé de longue main à sa profession, il courait le pays ennemi de Picène, avec des brigands qu’il avait formés lui-même à cet exercice.

Les habitants de Pinna tombèrent dans les plus grandes des calamités, pour avoir voulu garder la fidélité qu’ils avaient vouée aux Romains. Car n’ayant jamais voulu renoncer à l’alliance qu’ils avaient contractée avec eux, ils furent réduits à voir égorger leurs enfants à leurs propres yeux.

L. Sylla s’acquittait noblement de toutes les fonctions dont il était chargé, et sa réputation devint grande dans la ville. Le peuple le jugea même digne du consulat, et il fut bientôt reconnu pour un homme distingué par le courage et par l’intelligence de l’art militaire. En un mot il paraissait assez qu’il parviendrait incessamment aux plus grandes dignités de la République.

Mithridate ayant vaincu en Asie les capitaines romains et maître d’un grand nombre de prisonniers qu’il avait fait sur eux, les renvoya tous dans leur patrie, en leur donnant des habits et des vivres. Le bruit de cette générosité s’étant répandu au loin, toutes les villes se donnèrent à lui à l’envi les unes des autres ; et l’on voyait des ambassadeurs venant de toutes parts qui l’appelaient leur dieu et leur sauveur ; lorsqu’il arrivait dans quelque ville, tous les citoyens en habits blancs allaient bien loin au devant de lui pour le recevoir.

Le parti de Mithridate se fortifiait de plus en plus en Asie, et toutes les villes abandonnant les Romains comme à l’envi les unes des autres ; les insulaires de Lesbos résolurent non seulement de se donner au roi, mais encore de lui livrer le Romain Aquillius qui s’était réfugié à Mytilène, où il relevait actuellement d’une grande maladie. Ils envoyèrent donc à son hospice une élite de jeunes hommes vigoureux qui se jetant brusquement dans cette maison lièrent Aquillius dans la pensée qu’ils avaient de faire en sa personne un présent qui serait très agréable à Mithridate. Mais le Romain, quoiqu’encore à la fleur de son âge, prit une résolution véritablement héroïque : car préférant la mort aux affronts ou aux châtiments d’esclaves auxquels il serait exposé, il se tua lui-même, et par le courage de cette action, il empêcha ceux qui venaient à lui d’oser seulement l’approcher. Ainsi se préservant des maux où la servitude l’aurait exposé, il s’acquit une réputation immortelle.

Les Rhodiens qui ne faisaient pas le plus grand nombre l’emportaient sur tous les autres dans la marine et dans les combats de mer. Rien n’égalait l’art de leurs pilotes, l’ordre de leurs vaisseaux, l’exercice de leurs rameurs, la capacité de leurs commandants et le courage de leurs soldats. Les Cappadociens au contraire n’avaient aucune expérience dans cette espèce de guerre ; et ce qui est la cause infaillible de la défaite, ils ne savaient pas s’arranger. Ils ne cédaient point aux Rhodiens pour la bonne volonté et pour le courage, et combattant sous les yeux de leur roi, ils ne cherchaient qu’à lui donner des preuves de leur fidélité et de leur zèle : et comme ils se voyaient même un plus grand nombre de vaisseaux, ils firent tous leurs efforts pour envelopper la flotte ennemie.

C. Marius l’homme de son temps le plus célèbre, aspira dès sa jeunesse à la plus haute réputation. Il cultiva sur toute chose la vertu rare du mépris des richesses ; et ayant exercé les plus grandes entreprises tant en Afrique qu’en Europe, son nom devint en effet très illustre. Mais dans un âge plus avancé et sur la fin de ses jours, il aspira aux richesses de Mithridate et aux trésors de l’Asie ; et dans ce dessein voulant se faire transférer contre les lois la province destinée à Cornélius Sylla, il tomba dans toutes les calamités qu’il s’était lui-même attirées : car non seulement il manqua l’acquisition des richesses qu’il recherchait, mais il perdit même celles dont il était en possession ; ayant été condamné pour l’excès de son avarice à voir passer ses biens entre les mains des questeurs ou trésoriers publics. Echappé par hasard au jugement par lequel le peuple l’avait condamné à la mort, il erra longtemps dans toute l’Italie sans être accompagné de personne, il passa enfin de l’Italie dans la Numidie, où n’ayant plus aucune ressource il tomba dans la mendicité. Ensuite revenu à Rome au temps de la guerre civile, il s’associa avec ceux qui avaient été déclarés ennemis de la république ; et non content de la victoire qui le fit rentrer dans sa patrie, il y excita de grands troubles. Enfin instruit par sa propre expérience de l’instabilité de la fortune, il ne voulut plus en faite l’épreuve. Ainsi quoique parvenu à son septième consulat, prévoyant les suites fâcheuses de la guerre que Sylla allait faire à ses propres concitoyens, il se donna la mort à lui-même et laissa Rome et son fils à la veille des plus grandes calamités. Car ce dernier, ayant eu affaire à un ennemi plus puissant que lui, s’était réfugié, après la prise de la ville, dans un souterrain. Aussitôt après, Rome et tous les alliés tombés dans cette guerre qui se préparait depuis longtemps arrivèrent aux derniers malheurs. Les deux hommes de la ville les plus distingués Scaevola et Crassus, furent égorgés, dans le Sénat même sans qu’on voulût les entendre ; et annoncèrent par leur chute les désastres dont toute l’Italie était menacée. Sylla fit périr par le glaive les plus considérables des sénateurs et plus de cent mille Romains passèrent au fil de l’épée, ou dans des combats réglés, ou dans des surprises ; et tant de massacres n’eurent pour première cause que l’avarice ou la cupidité de Marius.

L. Cornelius Merula qui avait été fait consul à la place de Cinna, fit l’action d’un excellent citoyen et qui aime véritablement sa patrie : car Cinna ayant promis la paix à condition que Merula fut exclus du consulat, ce dernier fit au Sénat et au peuple une harangue, par laquelle il déclarait qu’en renonçant à la dignité dont on l’avait revêtu malgré lui, il voulait être le premier auteur de la paix et de la concorde. Aussitôt cédant sa place à Cinna, il demeura lui-même homme privé : le Sénat acceptant sa générosité envoya à Cinna des ambassadeurs, qui ayant fait avec lui des conditions de paix, le ramenèrent dans la ville.

Sylla qui manquait de fonds entreprit de piller trois temples, remplis d’offrandes d’or et d’argent. L’un était celui d’Apollon à Delphes, l’autre celui d’Esculape à Épidaure et le troisième celui de Jupiter à Olympie. Ce dernier lui fournit sa plus grande proie, comme étant demeuré inviolable depuis sa fondation. En effet les Phocéens avaient pillé le temple de Delphes au temps de la guerre sacrée. Sylla s’étant donc ainsi pourvu d’un amas prodigieux d’or, d’argent et d’autres trésors, se disposait à la guerre d’Italie. Du reste libre de tous remords sur les richesses qu’il avait enlevées aux dieux, il leur rendit à la place un champ dont le revenu devait fournir à des sacrifices en leur honneur ; sur quoi il disait souvent par raillerie qu’il ne remportait tant de victoires que parce que les dieux lui avaient fourni de si grosses sommes pour cette guerre, s’intéressaient réellement à ses succès.

C. Flavius Fimbria ayant pris dans la route de grandes avances sur L. Valerius Flaccus, fit naître de grands troubles dans l’armée. Car pour s’attirer la bienveillance des soldats, il leur permit de piller les champs des alliés, comme s’ils avaient appartenu à des ennemis, et en même temps de faire esclave tous ceux qu’ils rencontreraient sur leur route : les soldats usant avec joie de cette licence, acquirent de fortes dépouilles en peu de jours. Mais ceux qui avaient essuyé une pareille vexation se présentèrent au consul et se plaignirent amèrement de l’injustice qui leur avait été faite. Le consul très sensible à leur représentations, leur ordonna de le suivre pour recouvrer leurs possessions ou leur liberté. Celui-ci s’adressant à Fimbria même, lui commanda avec menace de rendre aux complaignants ce qu’il leur avait enlevé. Fimbria se défendit en rejetant toute la faute sur ses soldats, qu’il soutenait avoir usé de cette vexation à son insu : mais en même temps, il fit dire à ses soldats de ne point se rendre à cet ordre et de garder courageusement ce qu’ils s’étaient acquis par le droit et suivant les lois de la guerre. Ainsi Valerius ordonnant avec menace cette restitution qui ne s’exécutait point, il s’éleva à cette occasion un grand tumulte dans le camp.

Fimbria ayant traversé l’Hellespont invita d’abord ses soldats à exercer toutes sortes de brigandages dans le pays, et lui-même extorquant des contributions dans toutes les villes, les distribuait à ses légionnaires. Ceux-ci profitant de la licence effrénée qu’on leur donnait, et gagnés par l’espoir d’un gain immense, regardaient Fimbria comme un excellent capitaine, auquel ils avaient toutes sortes d’obligations : d’autant plus qu’il leur livrait le pillage de toutes les villes qui résistaient à ses volontés : et c’est ainsi qu’il en usa à l’égard de Nicodémie en particulier.

Le même Fimbria étant entré comme ami dans Cyzique, chargea de diverses accusations les plus riches particuliers de la ville, et pour imprimer la terreur à tous les autres, il fit prendre deux des principaux citoyens qu’il condamna à la mort après les avoir fait battre à coups de verges : ensuite de quoi on mit leurs bien à l’encan, pour forcer tous les autres par cet exemple à lui apporter toutes leurs richesses.

Cn. Pompeius ayant pris le parti de la guerre, dont il essuyait courageusement tous les travaux y acquit bientôt une grande expérience : car écartant de lui toute paresse et toute mollesse, il s’occupait jour et nuit de ce qui concernait cette profession. Il s’accoutumait à vivre dans la plus grande sobriété, il s’était interdit les bains et toute espèce de délices, et renonçant aux lits de nos tables, il ne mangeait jamais qu’assis. Il donnait très peu de temps au sommeil et il passait ses nuits à méditer sur ce qu’il avait à faire le lendemain, pour remplir tous les devoirs d’un grand général. Ainsi par l’observation continuelle et de ce qui arrivait et de ce qui pouvait arriver à la guerre, il devint un capitaine très expérimenté. En moins de temps qu’un autre ne se serait rendu à une armée déjà assemblée, il en assembla une lui-même, lui fournit des armes et les mit en état d’agir. Le bruit de ses entreprises étant parvenu à Rome, tous ceux qui faisaient plus d’attention à son âge qu’à ses talents, se défiaient beaucoup des récits qu’ils entendaient faire et les traitaient d’exagérations. Mais enfin les effets ayant justifié les discours, le Sénat envoya contre lui Junius Brutus qu’il vainquit et mis en fuite.

Scipio ayant été laissé seul et sans ressources après la désertion de son armée, désespérait de se sauver lui-même lorsque Sylla lui envoya des cavaliers qu’il avait chargés de le conduire en toute sûreté en quelque endroit qu’il voulût aller. Alors Scipion réduit par son infortune à changer les habits et les ornements consulaires en un vêtement commun et de simple particulier, fut envoyé et conduit par l’ordre de Sylla, dans la ville que le vaincu avait lui-même choisie. Mais peu de temps après, jugé digne d’un nouveau commandement, il reprit les ornements qu’il avait quittés.

Les hommes les plus illustres de la république furent alors attaqués par des calomnies ; et Q. Mucius Scaevola le plus respecté entre les citoyens, et qui avait été revêtu de la grande prêtrise, eut une fin indigne de son rang et de sa vertu. Mais on regarda comme un grand honneur pour les Romains, qu’un prêtre si respectable ne voulut pas tomber mort dans le sanctuaire. Car il ne tint pas à la brutalité de ses meurtriers, qu’ayant été frappé au pied de l’autel, il n’éteignît de son sang, par un sacrilège épouvantable de leur part, le feu sacré qui brûle depuis plusieurs siècles dans les temple de Vesta.

Le tableau des proscriptions ayant été affiché dans la place publique, une horrible foule de gens courait pour le lire, et la plus grande partie plaignait ceux dont la mort y était annoncée. Un particulier se distinguant de tous les autres par sa méchanceté et son insolence, insultait par toute sorte de reproches ceux dont il voyait les noms dans la liste. Mais il éprouva sur le champ la vengeance d’une divinité irritée ; car ayant lû au bas de l’affiche son propre nom, aussitôt se couvrant toute la tête de sa robe, il chercha à s’échapper à travers la foule. Mais reconnu par quelqu’un qui étant auprès de lui l’avait entendu, et qui rapporta les mauvais propos qu’il avait tenus, il fut puni du dernier supplice à la satisfaction de tout le monde.

Quand on rouvrit les tribunaux de justice fermés depuis longtemps en Sicile, pompée s’appliqua aux matières de droit, et discutant avec attention les causes publiques et particulières, il exerça la magistrature avec tant de lumière et d’équité, qu’il ne fut inférieur à qui que ce soit en cette partie. Et quoique l’âge de vingt-deux ans, auquel il se trouvait alors, semblât l’inviter aux plaisirs et même à la débauche, il se conduisit avec tant de sagesse et de bienséance dans cette province, que tous les Siciliens conçurent pour lui une estime qui allait jusqu’à l’admiration.

Fin des quatre suites des Fragments de Diodore.