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DENYS D'HALICARNASSE

 
 

DE LA RHÉTORIQUE

 


 

I

 

DE LA

RHÉTORIQUE

ATTRIBUÉE A

DENYS D'HALICARNASSE.

Par M. A. SADOUS,

LICENCIÉ ES LETTRES.

 

PARIS.

JOUBERT, LIBRAIRE-ÉDITEUR,

RUE DES GRES, 14, PRÈS DE LA SORBONNE.

 

1847.


 

DENYS D’HALICARNASSE

DE LA RHETORIQUE

(3ème partie)

 

Extrait de l’ouvrage de M. A. SADOUS

 

Parmi les ouvrages de Denys d'Halicarnasse que nous a transmis l'antiquité, se rencontre un traité de Rhétorique, intitulé Τέχνη dont l'authenticité peut sembler douteuse, tant à cause du désordre dans l'ensemble de la composition que de l'incohérence dans les développements.

Quelques savants cherchant en vain un rapport entre ce traité et les autres écrits du célèbre rhéteur, l'ont déclaré apocryphe. D'autres, au contraire, se fondant sur la promesse que fait l'auteur de la Rhétorique d'un traité sur l’Imitation, sujet que Denys déclare ailleurs avoir longuement développé, n'ont pas hésité à lui attribuer la Τέχνη, sans paraître arrêtés par les défectuosités nombreuses que présente ce travail. D'autres enfin, dans le dessein peut-être de concilier ces deux opinions opposées, par une étude approfondie de l'ouvrage et par d'ingénieux rapprochements avec les œuvres critiques de Denys, croyant reconnaître dans certains détails la manière de cet écrivain, lui ont conservé une partie du traité, en rejetant tout le reste. Et il faut le dire, ce moyen terme n'est guère plus favorable à Denys que l'opinion extrême. En effet, le dernier traducteur de la Rhétorique, sur les onze chapitres dont elle se compose, en admet deux seulement comme authentiques, et repousse les autres. Quoiqu'il soit difficile de se prononcer d'une manière absolue au milieu de jugements si divers, nous tenterons de démontrer, par l'examen de la Τέχνη dans son ensemble et dans ses détails, et par la comparaison de ce traité avec les autres ouvrages de Denys, que la Rhétorique ne peut lui être attribuée. Pour parvenir à ce but, nous essayerons de reconstituer, d'après les livres qui nous restent, sa théorie sur l'art oratoire, et de considérer comme rhéteur un écrivain, apprécié jusqu'ici par les savants plutôt comme critique, bien qu'il soit prouvé pas son propre témoignage qu'il avait à la fois enseigné l'éloquence et composé des traités sur cette matière.

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Les divisions de la Rhétorique (si toutefois ce livre mérite ce titre) se présentent au premier coup d'œil.

La première partie (chap. 1 à 7) comprend les préceptes propres aux diverses espèces de discours d'apparat,  πανηγυρικοὶ λόγοι; la deuxième (ch. 8, 9) traite des discours figurés (λόγοι ἐσχηματισμένοι); la troisième (ch. 10) signale les erreurs que l'on peut commettre dans les exercices oratoires (τὰ ἐν  μελέταις πλγμμελούμενα) ; la quatrième (ch. 11) donne les règles de critique pour juger un discours (περὶ λόγων  ἐξετάσεως). Ces quatre parties n'ayant aucun rapport entre elles, nous nous proposons de les examiner successivement, en recherchant ce qui peut appuyer ou infirmer l'opinion qui reconnaît dans Denys d'Halicarnasse l'auteur de cet ouvrage………………..

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La première partie est pour ainsi dire un traité complet du panégyrique c'est-à-dire de ces discours de convention, prononcés dans les occasions solennelles de la vie publique ou privée, et qui, après la chute de la liberté en Grèce, se substituant à l'éloquence politique, charmèrent longtemps encore les loisirs d'une nation asservie. Des panégyriques (περὶ τῶν πανηγυρικῶν), des oraisons nuptiales (μέθοδος γαμηλίων) ; des oraisons généthliaques ou sur les naissances (μέθοδος γενεθλιακῶν), des épithalames (μέθοδος  ἐπιθαλαμίων) ; des allocutions politiques (μέθοδος  προσφωνηματικῶν) ; des éloges funèbres (μέθοδος  ἐπιταφίων), exhortations aux athlètes (προτρεπτικὸς ἀθληταίς) : tel est l’ordre qu'offrent les manuscrits et les diverses éditions de ce traité…………

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La seconde partie de la Rhétorique renferme deux dissertations sur les discours figurés. Il ne s'agit plus ici du genre démonstratif, comme dans la première partie. Les principes que contiennent ces deux chapitres s'appliquent plus particulièrement au genre délibératif, bien que l'auteur emprunte de nombreux exemples à la poésie, et qu'il cite même l'éloge funèbre prononcé par Périclès, tel que nous le trouvons dans Thucydide. Toutefois ce changement subit de sujet, que ne prépare aucune indication, cette absence de lien entre la première et la seconde partie, prouvent encore qu'il ne faut pas donner le titre de Rhétorique à un assemblage peut-être fortuit de chapitres sur divers points de l'art oratoire, d'ailleurs assez éloignés les uns des autres.

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Dans la troisième partie de la Τέχνη, sont énumérées les fautes que l'on peut commettre dans les exercices de l'école, περὶ τῶν ἐν μελέταις τλημμελουμένων.

Cette partie, comme le prouve la forme même du début, τὰ δὲ τλημμελούμενα ἐν τοῖς μελέταις, ne se rapporte en rien aux chapitres qui traitent des discours panégyriques et des discours figurés. C'est une sorte de leçon de rhétorique, rédigée par le maître dans un style souvent négligé et peu conforme à la manière de Denys. Quoique l'ensemble de ce chapitre présente plus d'ordre que le précédent, il s'y trouve encore quelques détails qui nous inspirent des doutes sur son origine.

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La dernière partie de la Τέχνη contient l’exposition d'une méthode d'examen pour les Compositions oratoires (περὶ λόγων ἐξετάσεως). Quant à ce morceau, nous adhérons pleinement à l’opinion d'Aug. Schott, qui le juge indigne de Denys d'Halicarnasse : nous allons reproduire les principaux arguments qu'il donne, en les complétant.

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Des quatre parties dont se compose la Rhétorique, la troisième, comme nous l'avons remarqué, se distingue par la régularité du plan et l’ordre des développements; et bien que, d'après certains détails, nous hésitions à y reconnaître la main de Denys, il nous a paru utile d'en donner une idée plus complète, en la reproduisant ici; d'ailleurs ce nous semble être un curieux spécimen de la méthode d'appréciation, nous dirions presque de correction, usitée dans les écoles pour les compositions imposées par les rhéteurs à leurs disciples.

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Des fautes que l’on commet dans les déclamations.

 

1. Voici en quoi consistent les fautes que l'on commet dans les déclamations. Les uns négligent de faire entrer les mœurs dans le discours, persuadés que l'objet seul de la cause convient au débat, que les mœurs n'y sont qu'accessoires ; les autres ne donnent aucun soin au mélange des mœurs ; s'il se rencontre un caractère simple, visible à tous, ils le reproduisent en l'apercevant ; si le caractère des mœurs est double, triple ou multiple, ils ne s'appliquent ni à le distinguer ni à en faire une heureuse combinaison. De là il résulte qu'ils ne peuvent même se servir des mœurs dans la discussion ; mais dans le débat, où doivent figurer les mœurs, ils n'emploient, et encore au hasard, que quelques formules appelées épiphonèmes, propres à exprimer les sentiments; et cette manière incomplète de traiter les mœurs leur vaut des éloges, lorsqu'en général tout débat doit se soutenir à l'aide des mœurs, par l'union des mœurs avec le sujet, pareille à celle de l'âme avec le corps. D'autres encore ne présentent pas ce caractère unique et supérieur (τὸἓν μέγαἦθος), qui dépend de la philosophie et auquel se rattachent toutes les autres formes propres à chacun des personnages mis en jeu. Il arrive delà que, même en faisant usage des mœurs, ils ne s'élèvent point, en ce qu'ils ne conservent pas la dignité qu'il faut observer dans tout le discours. En effet, comme dans l'âme la raison doit commander, la colère et les passions obéir, de telle sorte que les inspirations de la colère soient modérées par la raison, que l'entraînement des passions soit aussi modéré par elle, ainsi il fout que domine dans le discours, comme la raison dans l'âme, ce caractère unique supérieur, qui tient à la philosophie ; que le reste lui soit soumis, à savoir ce qui a rapport à la colère, à la compassion, à la douceur, à l'amertume, à la jalousie, et que le tout soit mêlé et combiné selon les besoins du discours.

2. Ce caractère moral, Platon en a fait la base de ses ouvrages, en y joignant habilement les mœurs des sophistes, des hommes politiques, des partisans du peuple, des jeunes gens, des hommes mûrs, des vieillards, des femmes, des esclaves et des hommes libres. Démosthène, en l'observant, a partout de la dignité dans le discours, lorsque dans le genre délibératif il présente le caractère de l'homme politique, qu'il y joint les mœurs de l'homme qui flatte la foule, et qu'il s'attire la gloire de parler en faveur du peuple : dans ce but, il s'applique à suivre l'exemple de Platon. Le philosophe, en effet, n'expose pas lui-même ses pensées, pour ensuite les soutenir; mais en soulevant une question entre les interlocuteurs, il semble plutôt inventer l'idée nécessaire que la discuter, si ce n'est dans les questions supérieures à la nature humaine. De même Homère, chez lequel se rencontrent tous les genres de mœurs et leurs espèces particulières, traite avec art ce caractère supérieur, et sait mettre dans les mœurs la distinction exigée par les différences qui existent entre les personnages qui sont en scène.

3. Telles sont les fautes que l'on commet dans la manière de traiter les mœurs : elles consistent soit à les négliger entièrement, soit à ne pas en présenter toutes les espèces, soit à ne pas s'appliquer à les mêler, soit enfin, et c'est le plus souvent, pour ne pas dire toujours, à ne pas reproduire ce caractère moral supérieur et à ne pas y rattacher tous les autres.

4. Quant à la manière de traiter les pensées, d'abord on ne voit pas la mesure à observer; mais les uns passent sur tout rapidement, et se bornent à indiquer seulement chacun des objets en question : cette négligence dans l'exposition des choses leur parait tenir de la brièveté. Les autres s'étendent le plus possible sur chaque question proposée; ils ignorent que ce qui est reconnu vrai dans la nature, que ce qui est distingué par les mœurs, que ce qui est établi par l'usage conserve sa force dans un bref exposé ; qu'au contraire, un trop long développement enlève la chaleur et la force L'examen et la démonstration des lois exigent de l'orateur une grande application ; souvent il lui faut dire brièvement des choses inconnues, et donner à d'autres une étendue nécessaire. Voici en peu de mots les règles à suivre. Les arguments les plus forts doivent être traités avec une grande concision ; les plus faibles qui donnent prise à l'adversaire ont besoin de tout le talent de l'orateur pour faire pencher la balance de son côté. En un mot, ce n'est ni la brièveté ni retendue, mais la mesure, et surtout ce qui peut assurer le succès qu'il faut rechercher. Le désir de paraître inventer et dire beaucoup perd tout dans le discours. Telles sont les fautes qui ont trait aux pensées.

5. Les fautes dans la composition du discours consistent à présenter simplement les arguments, sans les préparer par la louange ou le blâme, et à ignorer les diverses manières de les exposer. On a coutume, dans cette vue, d'employer trois figures : l'orateur feint de connaître ce que l'adversaire va dire : « Je sais qu'il doit dire cela ; oui, il le dira. » Il prétend l'avoir appris : « J'ai appris qu'il doit parler ainsi ; on me l’a dit ; » ou enfin il le conjecture. Chacune de ces formes est employée selon les règles de l'art. Or ces règles se réduisent à trois : sur les arguments que l’on espère pouvoir réfuter, dire que l'on connaît les raisons de l'adversaire ; dans le doute et l'incertitude, former des conjectures ; enfin, prétendre avoir appris les raisons qui font la force de la partie adverse, dans la crainte de paraître en sentir la portée.

6. Le premier défaut de la composition consiste, comme je l'ai dit, dans une exposition trop simple des arguments, ce que quelques-uns considèrent comme l’art de la division ; le second, dans un soin trop exact à observer l’ordre, ce que la plupart approuvent. L'ornement du discours est l'ordre même des arguments ; mais il faut prendre garde de faire usage de ces chefs (κεφαλαίος) comme des éléments du langage, en procédant depuis αjusqu'à ω; il faut disposer les preuves selon les besoins de la cause, en transposer quelques-unes, considérer ce qui est utile comme l’ordre véritable, et employer les arguments dans le discours comme le grammairien emploie les lettres pour la composition des mots. Une troisième erreur consiste à ne pas unir les arguments faibles aux arguments forts, pour dissimuler la faiblesse des uns sous la force des autres. Une autre faute; c'est de ne faire aucune digression, en s'éloignant des circonstances présentes, pour y revenir ensuite; méthode usitée par les anciens, qui dans une cause font mention d'une autre cause, et par là provoquent la croyance pour ce qu'ils doivent dire et rattachent ainsi les preuves de la cause actuelle aux preuves d'une cause antérieure. C'est encore se tromper que de ne rien préparer d'avance, et de ne pas commencer par prouver éloquemment sa cause ; c'est ce que font le plus souvent les anciens orateurs et surtout Démosthène à l'exemple de Platon, sachant que de simples propositions présentées au hasard ne renferment que de faibles moyens de persuasion ; qu'au contraire, les arguments préparés à l'avance entraînent la conviction. N'arrive-t-il pas aussi que nous n'apercevons pas l'ordre nécessaire, ordre qui, selon Platon, doit régner dans le discours? Les arguments ne doivent pas être jetés au hasard ; mais il faut que le discours ressemble au corps humain, dont les parties et les membres sont dans un accord mutuel et général Je n'insiste pas.sur ce défaut, qui n'est que trop fréquent. Platon, lorsqu'il critique Lysias sous ce rapport, critique notre éloquence entière. Le défaut qui consiste à ne pas observer l’ordre nécessaire, Démosthène seul l'a évité, en imitant Platon. Comment y est-il parvenu? C'est ce que nous essayerons de montrer dans le Traité sur l’imitation. Telles sont les fautes que l’on connaît dans la composition d'un discours.

7. Les fautes d'élocution sont en grand nombre. Les uns, en effet, parlent avec une extrême simplicité, prétendant poursuivre le naturel et l'évidence ; ils ignorent que l'évidence n'existe que dans la beauté de la forme ; que dans un style vulgaire ne parait ni clarté ni évidence ; car le style vulgaire ne comporte ni exposition exacte ni démonstration éloquente. Les autres affectent la singularité de l’élocution; si quelque terme s'éloigne de l'usage ordinaire, ils le recherchent, le répètent partout, sûrs de son ancienneté : ridicule erreur ! ils ne songent pas que les livres se composent de mots connus, et que ces termes inusités sont rares. Paraître imiter les anciens, ce n'est pas se servir de mots rarement employés par eux, mais reproduire les termes dont ils ont toujours et partout fait usage. Ils ignorent les motifs de l'emploi des termes rares dans les livres : or, ces motifs, les voici.

8. Le premier, c'est que certains mots, tombés maintenant en désuétude, étaient dans les temps anciens connus et usuels. Alors on les employait avec raison comme termes connus : pour nous, ce serait sagesse de les éviter.

9. Le second motif, c'est qu'à certaines choses, d'un usage rare parmi les hommes, correspondent des mots rares eux-mêmes : par exemple, cette douleur qui empêche les dents de couper les aliments, sous l'impression d'une saveur aigre et amère, comme si elles ressentaient le froid (ὥσπερ φρίττοντες). Or ceci arrive rarement ; de là vient que le terme qui l'exprime est rare lui-même. De tels mots cependant sont souvent présentés par l'écrivain.

10. Le troisième motif c'est que l'on prononce les mots rares, pour imiter la diction d'autrui, comme dans certaines comédies. Pour nous, sans plaisir, sans nécessité, nous poursuivons ce petit nombre de mots, nous exposant à la chose la plus honteuse, c'est-à-dire à paraître instruits trop tard, ou ignorants de la beauté. Il y a encore un défaut contre l’élocution, c'est d'employer avec affectation tous les mots qui se présentent, sans songer à la convenance du moment : ainsi emprunter un terme à l'histoire, à la dialectique, à la poésie, tragique ou comique, c'est peut-être faire parade d'érudition, mais c'est aussi montrer de l'inhabileté. On doit en effet distinguer quels termes conviennent aux débats judiciaires, à la dialectique, à l'histoire, à la poésie; sinon on s'expose au ridicule et à l'envie. Ce n'est pas que les mots propres à chacun de ces trois genres ne puissent trouver leur place dans un discours politique, mais il faut savoir le moment et la manière de les employer. Le moment, c'est lorsqu'un de ces termes spéciaux peut convenir à l'évidence du raisonnement; la manière consiste à l'expliquer d'avance, à en dissimuler la nouveauté en l'entourant de mots connus, et à déclarer que c'est un emprunt fait à un autre genre de style. Telles sont les fautes qui se commettent dans l’élocution.

11. Les préceptes sur les figures suivent les règles de l’élocution. On parle sans expressions figurées, de même qu'on se sert de mots vulgaires ; ou bien on rassemble des figures prises partout, sans convenance, comme pour l'emploi des mots. Voilà ce que nous avons à dire en général sur les mœurs, les pensées, l'art, l’élocution.

12. Maintenant examinons successivement les fautes que l’on peut commettre dans chacune des parties du discours: l’exorde, la narration, les preuves, la péroraison.

13. Voici les fautes de l’exorde. D'abord en commençant nous parlons aux juges, comme Si le sujet leur était connu ! Ainsi nous plaçons le sujet avant le développement, pensant que le juge comme l'auditeur sait ce dont il s'agit. On doit, dans l’exorde, indiquer les principaux chefs de la cause et montrer d'avance sur quoi aura lieu le débat. Ensuite on fait une règle de l'emploi de plusieurs exordes, sans savoir qu'un seul suffit. Quelquefois cependant plusieurs sont nécessaires. La plupart traitent dès le début les principaux chefs de la cause ; ils ignorent que l'exorde doit indiquer ces chefs, mais non les renfermer. Pour la même cause, on prévient dans l'exorde les soupçons de l'adversaire. Il arrive aussi qu'on l'injurie dans le début, sans songer que l'injure est une preuve à employer selon les besoins des mœurs ou du développement. On emploie encore une forme unique d'exordes, c'est-à-dire les exordes dont la forme consiste dans des périodes arrondies;[2] et cependant il faut faire usage d'un style longuement développé, comme dans la narration. L'exorde peut commencer par un proverbe, un exemple, une figure. La cause de toutes ces erreurs, c'est que l’on ignore le chef principal de l'exorde et l'art de le traiter. Le chef principal consiste à donner une idée des hommes et des choses : il faut commencer par l'éloge ou parle blâme. L'art de le traiter, c'est de préparer tout le discours ; il faut disposer l'auditeur de telle sorte qu'il prête pendant tout le débat une oreille favorable à l'orateur. Ensuite il sera facile de trouver la mesure, la disposition, les figures et le style de l'exorde. Voilà les principaux défauts de cette partie du discours.

14. Quant aux narrations, les uns les font courtes, comme s'il n'était pas nécessaire d'étendre le discours ; les autres, longues au point d'y joindre ce qui tient au développement et à l'amplification des arguments. C'est une double faute; car ne pas instruire clairement, c'est ne pas raconter, parler sans fin, ne pas préparer la persuasion par un discours mesuré et surprendre l'auditeur, c'est un babil vain et intempestif. L'orateur doit raconter pour instruire, s'efforcer de persuader en instruisant, et traiter les arguments faibles et les arguments forts, aussi bien ceux de la partie ad verse que les siens propres, sous un point de vue utile à sa cause. C'est encore une faute que de placer partout une narration, sans songer qu'elle est inutile à toute espèce de discours délibératif; car les hommes qui délibèrent connaissent l'objet de leur délibération, et ils veulent apprendre, non pas ce qu'il faut discuter, mais ce qu'il faut faire. Il y a aussi des discours judiciaires qui n'ont pas besoin de narration : ce sont ceux dont le sujet est connu des juges et avoué également des deux parties : tel est le plus grand nombre des causes judiciaires. Cette circonstance se retrouve dans les sujets politiques, où l'on peut se passer de narration. C'est parler en vain que de raconter là où la narration est superflue et sans résultat pour les deux adversaires, comme dans les récifs d'exploits : ces récits sont ridicules, car l'objet en est connu. Il en est de même des réclamations qui en résultent : par exemple, de deux généraux, l’un a fait trois cents prisonniers, l'autre a tué trois cents ennemis ; ils se disputent la récompense : une narration est inutile dans les deux cas, l'action étant connue de tous.

15. Dans la manière de traiter les chefs d'arguments se rencontre encore cette faute : c'est l'habitude d'employer des chefs dénués de raison, de convenance et de force persuasive, habitude que l'on trouve dans les déclamations et qui ne pourrait être pratiquée dans les discours réels; c'est ce qu'on nomme arguments communs. Ainsi cet argument dans le genre délibératif : il ne faut pas préférer la guerre à la paix, quand il faudrait plutôt demander : quels alliés il faut préférer et dans quelle mesure. Or celte question réside dans ces quatre chefs : le juste, l'utile, le beau, le possible.

Il en est de même dans les causes judiciaires : celui qui a montré du courage en tuant un tyran doit obtenir la récompense qu'il sollicite, puisque la loi l'ordonne. Une telle question n'est-elle pas à la fois déraisonnable et impudente? Si l'on soulève cette autre question : il le veut ; a-t-il autant le droit de demander que les juges d'accorder? C'est une erreur analogue que de prétendre qu'un préteur ne doit pas rendre se compte de sa conduite, car c'est se déclarer ouvertement injuste que de ne pas vouloir expliquer ses actes.

16. On objectera peut-être que ces arguments sont employés comme moyen surabondant (ἐκ  περιουσίας). Cependant on les retrouve dans la plupart des discours. D'ailleurs, pour les chefs de cette espèce, il faut savoir ce qu'il faut dire, quand cela est utile et non nuisible à la cause. Il en est de même si l’on prétend qu'on ne doit pas s'opposer à un père qui veut éloigner son fils : rien de plus ridicule qu'un père qui, paraissant en justice pour accuser son fils, dirait qu'il n'a pas le droit de se justifier. C'est encore une erreur grave et absurde que de dire qu'on ne doit point fonder une accusation sur les vraisemblances; c'est détruire le point conjectural d'une cause, ce qui est la véritable base des causes judiciaires : or, dans ce genre de causes, la question repose le plus souvent sur le vraisemblable. Il faut éviter de tels arguments, usités dans les exercices de l'école, si l'on doit traiter une cause réelle et vraie.

17. Voilà ce que je voulais ajouter aux préceptes sur les chefs d'arguments. Il y a encore un défaut, c'est l'usage des descriptions: on dépeint partout la tempête, la peste, la famine, les combats, les grandes actions; or le jugement, dans une cause judiciaire, ne dépend pas de la description d'une tempête; ce n'est encore qu'une vaine parade de mots. Ce défaut a pénétré dans la déclamation, à l'imitation de l'histoire et de la poésie : nous ignorons, à ce qu'il semble, que l'histoire écrite en prose et la poésie historique présentent aux auditeurs le récit vrai de tels événements, tandis que le discours judiciaire doit avoir en vue l'utilité. Les poètes, les historiens dépeignent les choses telles qu'elles se sont passées, selon les lieux ou les personnes; les auteurs de déclamation, n'ayant aucune idée certaine des choses, inventent des pestes, des famines, des tempêtes, des guerres qui n'ont pas réellement existé, comme ils le disent; l'adversaire dès lors a le droit de les raconter d'une façon toute différente. Inutile verbiage ! C'est le défaut de ceux qui ignorent que dans ce qui se rattache nécessairement aux causes, se trouve une source assez abondante de telles inventions, et qu'il ne faut pas faire rentrer des discours étrangers qui pourraient en contenir.

18. Quant à la péroraison, on la considère dans le discours comme le dernier service d'un festin, ou comme les derniers raisins cueillis après la vendange; aussi nomme-t-on épiphonème ce qui est prononcé dans l'épilogue. On ne sait pas que, comme l'exorde doit préparer tout le discours, de même la péroraison sert à confirmer ou à rappeler les choses présentées auparavant, et à faire naître la colère, la pitié et tous les sentiments utiles à la cause.

19. Telles sont les fautes et d'autres analogues qu'il faut éviter dans les déclamations. De plus, ne croyons pas que l'imitation de l'antiquité consiste plutôt dans le choix même du sujet que dans une ressemblance générale ; car limitation n'est pas remploi des mêmes pensées, mais la conformité des détails et un procédé habile de les traiter ; ainsi, ce n'est pas imiter Démosthène que d’employer les pensées et les formes de cet orateur t il en est de même pour Platon et pour Homère. L'imitation consiste dans une rivalité d'art et une ressemblance d'arguments. Mais nous développerons ces principes plus au long dans notre Traité sur l’imitation que nous composerons dans un autre temps. Maintenant il faut, dans les déclamations, éviter les fautes contre les mœurs, les pensées, l’art, l’élocution, dans les diverses parties du discours, l’exorde, la narration, les preuves, la péroraison. Tels sont en effet les défauts les plus apparents ; les autres, en plus grand nombre encore, seront expliqués dans nos réunions.

 


 

[1] La Τέχνη fut imprimée avec les ouvrages de rhétorique de Denys d'Halic., dans la collection des rhéteurs d'Aide à Venise, en 1508, in fol.; par Rob. Etienne, à Paris, en 1547, in fol., et à Francfort, par Sylborg, en 1680, in fol. Cette dernière édition renferme la traduction latine des quatre premiers chapitres due à Ant. Antimaque, et imprimée à Bâle en 1539. Déjà les chapitres 2, 3 et 4 de la Τέχνη avaient été traduits en latin par Théodore Gaza, et publiés à Milan dans le siècle précédent. Dans la version latine des œuvres complètes, qui parut à Hanau en 1615, se trouve la traduction de la Rhétorique faite par plusieurs savants. La Τέχνη fut ensuite réimprimée dans la somptueuse édition d'Hudson (Oxford, 1704) et dans celle de Reiske (Leipz., 1774-1777). Enfin, en 1804, parut à Leipzig, une édition séparée de la Τέχνη, due aux soins de H. Aug. Schott, sous ce titre : Τέχνη Ρητορική, quae vulgo integra Dionysio Halic. tribuitur, emendata, nova versione latina et commentario illustrata. Nous n'avons trouvé aucune traduction française de ce petit traité.

[2] Ce passage semble avoir été interpolé : on a peine à comprendre comment l'auteur, après avoir énuméré diverses espèces d'exordes, ajoute ces mots : Ἔτι μέντοι ν σχῆμα τῶν προοιμίων ἡμῖν ἐστιν, τὰ στρογγύλα καὶ τὰ περιφερῆ λέγειν προίμια.