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DENYS D'HALICARNASSE

 
EXAMEN CRITIQUE DES PLUS CÉLÈBRES ÉCRIVAINS DE LA GRÈCE,

PAR
DENYS D'HALICARNASSE;
TRADUIT EN FRANÇAIS POUR LA PREMIÈRE FOIS,
AVEC DES NOTES .

PAR E. GROS, Professeur au Collége royal de Saint-Louis.
TOME PREMIER.

PARIS.
BRUNOT—LABBE, ÉDITEUR,
LIBRAIRE DE L'UNIVERSITÉ ROYALES
QUAI DES AUGUSTINS N" 33.
1826.

MÉMOIRES DE DENYS D'HALICARNASSE SUR LES ANCIENS ORATEURS.

ΔΙΟΝΥΣΙΟΥ ἉΛΙΚΑΡΝΑΣΣΕΩΣ ΠΕΡΙ ΤΩΝ ἈΡΧΑΙΩΝ ῬΗΤΟΡΩΝ ὙΠΟΜΝΗΜΑΤΙΣΜΟΙ
 

 



MÉMOIRES DE DENYS D'HALICARNASSE SUR LES ANCIENS ORATEURS.

INTRODUCTION.

I. Nous devons bien nous féliciter, ô mon cher Ammaus ! de vivre à l'époque où une direction plus noble a été donnée à certains arts, et où le goût de l'éloquence civile a fait de rapides progrès. Dans les temps qui nous ont précédés, l'ancienne éloquence, amie de la sagesse, marchait vers sa décadence; partout dédaignée et partout exposée à de cruels affronts. A la mort d'Alexandre-le-Grand, elle avait commencé à perdre sa vigueur et à se flétrir peu à peu : de nos jours, il n'en restait presque plus de vestige. On vit paraître à sa place une éloquence méprisable, déclamatoire, déréglée, étrangère à la philosophie et à tous les arts libéraux. D'abord inconnue, elle fascina les yeux de la multitude ignorante, et vit ses destinées plus prospères et plus brillantes que celles de sa rivale. Elle s'arrogea tous les honneurs et le gouvernement des états, qui auraient dû n'appartenir qu'à l'éloquence, amie de la sagesse. Pleine d'orgueil et de faste, elle finit par rendre la Grèce semblable à ces maisons où règne le génie du mal et de la débauche. Là, gémit à l'écart l'épouse légitime, et sage qui ne peut disposer de rien ; tandis qu'une courtisane effrontée travaille à sa perte, croit avoir sur tout un pouvoir despotique, et lui prodigue les menaces et l'humiliation : ainsi, dans tous les états, même dans les mieux policés (et c'était le comble du mal), la Muse de l'Attique, fille des siècles, et née dans la contrée qui l'avait vue florissante, devint un objet de risée quand elle fut déchue de son antique splendeur; tandis que la Muse sortie récemment du fond de l'Asie, véritable fléau échappé des antres de la Phrygie, de la Carie ou d'une autre contrée barbare, se crut appelée à gouverner les ébats de la Grèce, et remplaça, par son ignorance et sa déraison, la sagesse et la science d'une rivale à qui elle ne laissa plus aucune part dans les affaires publiques.

II. Mais le temps, dit Pindare, est le plus puissant conservateur des hommes vertueux, des arts, et de toutes les nobles études. Notre siècle en fournit la preuve : soit qu'un dieu ait dirigé les événements, soit que la nature, dans sa marche périodique, ait ramené l'ancien ordre des choses, ou qu'une force innée dans l'homme entraîne les esprits vers les mêmes goûts. Il a rendu à la saine éloquence des temps passés tout l'éclat dont elle brilla jadis ; et il a dépouillé cette éloquence nouvelle, insensée, d'une gloire usurpée et des honneurs dont elle jouissait au détriment de l'ancienne éloquence. Peut-être les temps présents et les hommes qui, de nos jours, cultivent la sagesse, ont-ils des droits à nos éloges, non seulement pour avoir commencé à préférer la belle éloquence à une éloquence méprisable, quoique en tout le commencement soit avec raison regardé comme la moitié de l'exécution; mais encore parce qu'ils ont opéré cette prompte révolution et qu'ils en ont hâté les heureux résultats. Aujourd'hui, en effet, à l'exception de quelques villes de l'Asie, où l'ignorance ralentit la marche des lumières, partout s'est éteint le goût de cette éloquence insupportable, froide et sans vie ; partout les hommes qui, depuis longtemps, en tiraient vanité, maintenant confus, l'abandonnent peu à peu, à moins qu'ils ne soient frappés d'un aveuglement incurable; et ceux qui, depuis peu, s'appliquent aux lettres, la méprisent, et rient des efforts qu'on fait encore pour l'acquérir.

III. La principale cause de ce grand changement est, selon moi, la domination de Rome, qui a fixé sur elle tous les regards de l'univers. Les chefs de cette république ont pris pour règle de leur administration la sagesse et l'honneur; chez eux, les lumières s'unissent au goût le plus pur ; leur exemple a donné une impulsion rapide aux progrès de la politesse et du goût; il a même soumis les esprits grossiers aux lois du bon sens. Aussi voyons-nous publier de nos jours plusieurs histoires d'un grand mérite, des discours écrits avec grâce, et des traités philosophiques qui ne sont pas à dédaigner. Une foule d'ouvrages, recommandables par le talent et l'éclat de la composition, ont paru chez les Romains et chez les Grecs : d'autres, sans doute, paraîtront encore; et il ne serait pas étonnant, après qu'une telle révolution s'est accomplie en si peu de temps, que le goût pour cette éloquence ennemie de la raison ne s'étendit point au-delà d'une génération : car, resserrez dans les plus étroites limites, une chose d'abord universelle, une fois qu'elle est presque réduite à la nullité, vous pouvez sans peine en effacer jusqu'à la dernière trace.

IV. Je ne m'arrèterai ni à rendre grâces au temps qui change tout, ni à faire l'éloge des écrivains qui ont embrassé la cause du bon goût, ni à juger de l'avenir par le passé, ni à d'autres considérations de cette nature : elles se présentent à tous les esprits. Je me bornerai à indiquer par quels moyens ces améliorations peuvent recevoir un plus grand développement. Ce sujet, d'un intérêt général, unit à l'agrément une grande utilité. Il consiste a montrer quels sont les orateurs et les historiens les plus dignes d'estime; quels furent leurs travaux, leur genre de vie et le caractère de leur talent ; ce qu'il faut prendre ou éviter dans leurs écrits ; en un mot, quelles règles doit suivre l'homme qui cultive l'éloquence : question neuve, et que la critique n'a pas encore abordée.
Du moins, malgré de longues recherches, je n'ai pu trouver d'ouvrage sur ce sujet. Je n'assure pas qu'il n'en existe aucun, comme si je le savais d'une manière positive. Il en est peut-être que je ne connais par ; et il y aurait de la témérité, j'ai presque dit de la folie, à donner pour borne aux connaissances d'autrui ses propres connaissances, ou à dire d'une chose possible qu'elle n'a pas été faite : ainsi je n'ai rien à affirmer à cet égard. Je ne parlerai ni de tous les orateurs ni de tous les historiens : il en est un trop grand nombre de célèbres, et ma tâche deviendrait infinie. Je me bornerai aux plus éloquents de chaque siècle, en commençant par les orateurs : plus tard, si le temps me le permet, je m'occuperai des historiens. Les orateurs dont je vais examiner les écrits sont, parmi lus anciens, Lysias, Isocrate et Isée. J'en choisirai trois autres parmi ceux qui parurent ensuite : Démosthène, Hypéride et Eschine, que je regarde comme les plus parfaits. Cet examen sera donc divisé eu deux sections : la première roulera sur les anciens orateurs : après l'avoir traitée, je parlerai, dans la seconde, des orateurs plus modernes.