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Texte numérisé et mis en page par Thierry Vebr

 

AUSONE

 

 

ACTION DE GRÂCES POUR LE CONSULAT  

 

  Appendice       Idylles  

 


 

A L’EMPEREUR GRATIEN, SON ÉLÈVE.

Je te rends grâce, empereur Auguste ; si je pouvais, je te rendrais plus encore mais ta fortune, en obligeant, ne demande pas de retour, et la nôtre nous refuse les moyens de nous acquitter. Les particuliers peuvent sans peine entre eux échanger des largesses ; mais tes bienfaits excellent par trop de grandeur, pour exiger qu’on y réponde. Ainsi donc, et c’est tout ce que je puis faire, je te rends grâce, mais, comme il arrive toujours en présence de Dieu, avec plus d’effusion de cœur que de paroles. Et ce n’est pas seulement dans le sanctuaire de l’oracle impérial, dans ce lieu où, saisis d’un frisson muet et d’une religieuse terreur, l’esprit et le visage demeurent rarement les mêmes ; c’est partout et toujours que je te rends grâce, par mon silence ou par mon langage, dans les assemblées publiques ou seul avec moi-même, quand ma voix éclate ou quand ma pensée se recueille, en tout lieu, en toute chose, à tout propos, en tout temps. Et il n’est pas étonnant que je ne mette point de bornes à l’expression de ma reconnaissance, quand tu ne sais point mettre un terme à tes faveurs. Est-il un endroit, un jour, qui ne me rappelle cette dette ou toute autre ? Qui me rappelle ! Ô parole impuissante et sans force ! Est-il un endroit, dis-je, qui ne me trouble, qui ne me brûle du souvenir de tes bienfaits ? Il n’en est aucun, je le dis, empereur Auguste, qui ne frappe mon esprit de l’admirable image de ta majesté sainte ni le palais, qu’on t’a livré si terrible, et que tu as rendu si aimable ; ni le forum et la basilique, autrefois pleins de disputes, aujourd’hui pleins de vœux, et de vœux formés pour ton salut (car du sien propre, qui s’en inquiète sous ton règne ? ) ; ni la curie, heureuse à présent de décrets qui l’honorent, attristée naguère par tant de lamentables plaintes ; ni les rues, où la rencontre de tant de joyeux visages ne permet plus à personne de se réjouir seul ; ni le réduit commun du logis : le lit même, destiné au repos, devient plus calme au ressouvenir de tes bienfaits ; et le sommeil, qui efface tout, nous retrace ton image. Mais ce siège d’honneur, cette chaise curule, parée des magnificences de la faveur impériale, ce rang sublime où (de quel humble lieu ! ) tu m’as élevé, chaque fois que j’y songe, tant de grandeur m’accable, et me réduit au silence, non que je sois un ingrat, mais je suis écrasé par le bienfait. Car tu es pour nous présent en tous lieux, et je ne m’étonne plus de la licence des poètes qui nous disent que tout est plein de la divinité. Tu passes notre espérance, tu préviens nos désirs, tu vas au-devant de nos vœux ; et cette rapidité de la pensée qui nous assimile aux dieux, la promptitude du bienfait la devance ; et tu as plus tôt donné, que nous n’avons désiré.

Aussi je te rends grâce, excellent empereur. Et si quelqu’un attribue cette répétition des mêmes mots, qui revient si souvent en mon discours, à la pauvreté de l’orateur, qu’il tente d’accomplir une telle oeuvre : et il ne pourra rien dire avec plus d’éloquence. Oui, je rends grâce, et ce n’est ni pour flatter la majesté du prince, ni sans fondements : au plus valeureux des empereurs ; témoin la limite du Danube et du Rhin pacifiée dans l’espace d’une année : au plus libéral ; cela se voit, l’armée est riche : au plus indulgent ; on sait qu’une erreur de l’esprit humain est aujourd’hui sans danger : au plus habile ; l’ordre établi dans l’Orient en est la preuve : au plus pieux enfin, et cet éloge s’appuie de brillants témoignages : son père honoré d’une consécration divine ; son frère associé, comme un fils, à l’empire ; son oncle vengé des outrages de la guerre ; et puis un fils et un père appelés conjointement à partager la préfecture, et un précepteur élevé au consulat. Je pourrais parcourir tous les titres que la vertu t’a donnés jadis, que la fortune t’accorda naguère, que la bonté divine te promet encore. Je t’appellerais le Germanique, pour la reddition des barbares ; l’Alémanique, pour la translation des prisonniers ; et, pour tes victoires et ta clémence, le Sarmatique. Je mêlerais tous les mérites de la vertu à tous les surnoms du bonheur : mais c’est un autre sujet qui veut être traité séparément, quand nous jugerons à propos, non plus de tracer tout d’une suite, mais de dessiner à part et dans un cadre plus resserré, tous les faits qui nous sont connus, à l’exemple de ceux qui décrivent sur la largeur d’une seule carte la sphère du monde, au détriment sans doute de sa grandeur, mais jamais aux dépens de la vérité.

Quant à présent, et c’est l’œuvre spéciale de cette journée, j’ai à rendre grâce pour mon consulat. Mais voici d’autres dignités qui prennent le devant, et qui élèvent la voix de la reconnaissance, et qui réclament l’honneur de s’acquitter les premières : toutes les distinctions accumulées sur ma tête avec le titre de comte, pour prix de tes progrès ; la questure qui, pour tes mérites, me fut accordée en commun par les empereurs ton père et toi ; et ce don de ta seule munificence, la préfecture, qui ne veut pas qu’un seul te félicite après avoir été plus libéralement divisée entre deux que si elle eût été réunie en un seul, car si nous possédons à deux la dignité entière, nous ne la désirons ni l’un ni l’autre séparément. Mais ces distinctions, comme je l’ai promis tout à l’heure, auront leur tour pour te rendre hommage. Ici, mon consulat te prie et te supplie de permettre à celui que tu as préféré à tous, de ne rapporter sa dignité qu’à toi seul. Et que de degrés encore dans cette faveur ! Associé, pour partager cet honneur, à un illustre personnage, mais désigné avant lui, nommé consul par ta volonté, empereur Auguste, je n’ai point subi l’ennui des enclos, du Champ de Mars, des suffrages, des points, des pièces de monnaie : je n’ai point pressé les mains du peuple ; troublé dans mes salutations par la rencontre d’un concurrent, je n’ai point confondu les noms de mes amis, je ne leur ai point imposé des noms étrangers ; je n’ai point parcouru les tribus, je n’ai point flatté les centuries, je n’ai point tremblé à l’appel de chaque classe, je n’ai rien déposé chez le séquestre, je n’ai fait aucun pacte avec le distributeur. Peuple romain, Champ de Mars, ordre des chevaliers, rostres, enclos, sénat, curie, Gratien seul fut tout pour moi.

J’ai le droit d’affirmer, très-grand Auguste, sans nuire à la considération d’aucun de ceux qui jamais à divers titres parvinrent à cet honneur ou qui doivent y parvenir (car chacun a son esprit, son mérite, et la conscience de ses actes), j’ai, dis-je, le droit d’affirmer que mon consulat a comme un caractère particulier qui le distingue. Les uns se désolent parce que leurs vœux sont déçus : je n’ai rien désiré. Les autres exercent la brigue : je n’ai point sollicité. Ceux-ci obtiennent par importunité : je n’ai contraint personne. D’autres sont amenés là par les circonstances : j’étais absent. Ceux-là s’aident de leurs richesses : la sévérité de nos mœurs ne le permet plus. Je n’ai rien acheté, et je ne puis vanter ici mon désintéressement, je n’en ai point eu. Le seul but que j’aie essayé d’atteindre (et je ne puis même ici revendiquer quelque gloire, car en cela toi seul es juge), c’est d’être digne d’un tel honneur. Tu as fait et tu feras encore d’autres consuls, très-pieux Gratien, mais non pas au même titre. Tu choisiras des hommes illustrés par les armes : comme ils partagent toujours tes travaux, ils partagent parfois tes dignités ; ils étaient tes collègues par le courage avant de l’être par les honneurs : des hommes d’une noblesse antique ; on donne beaucoup aux noms, et Rome est là qui tient lieu de mérite : des hommes d’une fidélité connue et d’un dévouement à l’épreuve ; bien que je ne me dispense pas d’être du nombre, cependant, en ce qui touche la voie des honneurs, je m’écarte de leur ligne.

Tu ajoutes un quatrième degré à ton dernier bienfait, Auguste : tu te dépouilles pour parer un autre ; tu rapportes les qualités de ton âme à la supériorité d’un maître étranger ; et ces lumières naturelles que tu dois à Dieu, à ton père et à toi, tu en détournes la gloire au profit d’un autre avec plus de complaisance que de fondement. Voici dans quels termes tu m’as écrit “Tu payais ce que tu devais, et tu devais encore ce que tu payais.”

Ô parole d’or, reflet d’une belle âme : lait savoureux émané du cœur le plus candide ! Qui jamais a mis tant de réserve à vanter son bienfait ? Qui déclare ainsi que sa faveur n’a de poids que parce qu’elle est mesurée à la grandeur d’un mérite étranger ? Qui donc enfin, s’imposant une libéralité comme une obligation, l’appelle l’acquit d’une dette plutôt qu’un don ? Qu’ils essayent d’atteindre à de telles pensées, ces antiques discoureurs d’Homère, ce Ménélas dont la diction concise a tant de finesse, ce chef d’Ithaque aux paroles pressées comme des flots de grêle, et ce vieillard de trois siècles, ce Nestor aux lèvres arrosées de miel ! Mais le premier ne s’énoncera pas avec plus de justesse, malgré ses formes brèves et laconiques ; l’autre avec plus de véhémence, bien qu’il agglomère les mots et les idées ; le troisième enfin avec plus de douceur, malgré le charme de son langage dont la séduction enchante plutôt qu’elle n’entraîne. Tu payes, dis-tu, ce que tu devais, et tu devras encore après avoir payé. Jeune Auguste, que le maître du ciel et du genre humain, qui t’a permis de surpasser l’éloquence de ces anciens par la délicatesse d’une telle pensée, t’accorde encore la grâce de vaincre les dons particuliers de chacun d’eux : la royale majesté de Ménélas, la prudence d’Ulysse, et la vieillesse de Nestor !

Quelqu’un me dira “Tu as acquis cela, c’est vrai ; mais parle, à quel titre ?” Pourquoi t’en prendre à moi, lourd questionneur ? Personne ne rend compte de son bonheur. Dieu, et celui qui est le premier après Dieu, dispensent tacitement leurs faveurs selon leur gré ; ils s’indignent que l’homme s’établisse juge de leurs bienfaits ; ils aiment mieux le surprendre de leurs prodiges. Tu demandes à quel titre ? Je n’en sais aucun, sinon que tu as dit, très-pieux empereur “Je devais”. Or “Je devais” prête à bien des sens : ou tu considérais cette dette comme le prix de ton éducation ; ou, ce prix à part, tu voulais te faire gloire d’une libéralité ; ou tu te déchargeais du poids d’une parole engagée ; ou tu acquittais un fidéicommis de ton père ; ou, avec une magnanimité toute divine et pure d’ostentation, tu imitais la munificence de Dieu. Tu dis “Je devais.” A qui ? Quand ? A quel sujet ? Lis le billet, nomme le créancier. Qu’on balance les tables de recette et de dépense, et tu verras passer cette dette de ton compte à celui d’un autre. Dieu commence à te devoir à cause de nous. Mais que me dois-tu, très-reconnaissant empereur (car ton humanité, malgré ses vertus royales, souffre l’éloge avec cette formule familière) ? Que me dois-tu ? Et, au contraire, que ne te dois-je pas ? Est-ce parce que je fus ton maître ? Mais je puis avec plus de vérité me dire ton débiteur, puisque j’ai été jugé digne d’être ton maître ; puisque, de préférence à tant de génies supérieurs par l’éloquence et le savoir, on a daigné descendre jusqu’à moi, afin qu’il y eût un homme que ta bonté s’empressât, voyant son âge déjà mûr et sur le déclin, de promener par tous les degrés des honneurs, si bien que tu semblais craindre que la vie ne me fit faute pendant qu’il te restait quelque chose à m’accorder encore.

Après son consulat, Cicéron dit qu’il n’a plus rien désormais à désirer. Et moi, quoique consul et vieillard, j’avouerai que j’ambitionne beaucoup encore. J’aspire à te voir plus souvent, ô Gratien, dans cette magistrature, à te voir atteindre seul les six consulats de Valerius Corvinus, les sept de Caïus Marius et les treize de cet Auguste dont tu portes le nom. Ton âge et ta fortune peuvent t’en promettre davantage ; mais je n’en ménage ainsi le nombre, que parce que tu es si prodigue en tes bontés que tu te prives souvent de cet honneur pour le dispenser à d’autres. Tu sais, très-docte empereur (j’emploie encore un éloge familier), tu sais, dis-je, que si Domitien, jaloux de l’élévation des autres, exerça tout d’une suite dix-sept fois le consulat, une telle avidité le couvrit de ridicule, de sorte que cette page de ses Fastes, ou plutôt de sa fastidieuse tyrannie, lui inspira de l’arrogance, mais ne put lui donner le bonheur. Que si un prince ne doit user de cette dignité qu’avec mesure, avec cette modération plus précieuse que l’or, comme on dit, que ne doit pas faire un particulier ? Quelle ne doit pas être la réserve du sage, du vieillard ? Pour moi, en ce qui regarde mes honneurs, mes vœux sont assouvis. Et toi pourtant, empereur très-bon, très-pieux., toi qui n’es jamais las d’être libéral, qui ne te lasses que de ne plus l’être ; toi, dis-je, très-généreux Gratien, esprit aussi prompt qu’ingénieux à faire le bien, tu trouves encore quelque faveur à m’accorder au sujet de cette dignité. C’est ainsi, tout le monde l’a compris, oui, c’est ainsi que tu nous as donné la priorité et tu montres ainsi que tu es l’ami de Dieu, car on obtient de toi en même temps qu’on désire, et ce que nous n’avons pas encore désiré, par toi nous arrive.

Mais quelqu’un ajoutera encore, avec une certaine liberté de parole, et une liberté plus grande au fond de la pensée “Est-ce que jadis, chez les Anciens, il n’a pas existé beaucoup de maîtres pareils ? As-tu seul été précepteur d’un Auguste ?” Non, l’emploi m’est commun avec beaucoup d’autres, mais il offre pour bien peu cet exemple d’une distinction qui m’est particulière. Je ne veux pas attaquer mes collègues du temps de Constantin : ils n’instruisaient que des Césars. Je remonterai plus haut. Le riche Sénèque, qui malgré cela ne fut pas consul, mérite plutôt le blâme que l’éloge car loin de former au bien l’esprit de Néron, il arma sa cruauté. Quintilien obtint par Clémens les attributs du consulat ; mais il semble avoir trouvé là plutôt un titre d’honneur que les insignes de la puissance. Il en est de même du précepteur Titianus, qui, malgré sa gloire, passant tour à tour de l’école municipale de Visontio à telle de Lugdunum, vieillit usé moins par l’âge que par l’abjection. Le seul modèle que j’accepte, c’est Fronton ; cependant ce précepteur d’un Auguste eut les honneurs du consulat, mais jamais les pouvoirs de la préfecture. Et de quel consulat encore ! Substitué à un consul ordinaire, intercalé pour un bimestre, son éclat dure à peine la sixième partie d’une année, si bien qu’il nous reste à chercher sous quels consuls un si grand orateur exerça le consulat. Mais voici une autre objection “As-tu la vanité de t’élever au niveau d’un si grand orateur ?” A cette question, je répondrai en deux mots : Non, je ne me compare pas à Fronton, mais je place Gratien au-dessus d’Antonin.

Ces journées de solennités consulaires se célèbrent dans toutes les villes qui vivent sous nos lois, à Rome en vertu de l’usage, à Constantinople par imitation, à Antioche par faste, ainsi que dans Carthage la dissolue, et dans Alexandrie, séjour aimé d’un fleuve ; mais à Trèves, c’est par un bienfait du prince, et bientôt même avec l’auteur du bienfait. Les lieux sont divers, mais les vœux sont partout les mêmes. Un seul nom est sur toutes les lèvres, c’est Gratien, empereur par la puissance, vainqueur par le courage, Auguste par la sainteté, pontife par la religion, père par la clémence, fils par l’âge, et par la tendresse l’un et l’autre.

Je ne puis, pour attirer la confiance, montrer les images de mes ancêtres, comme dit Marius dans Salluste, ni faire remonter jusqu’aux dieux l’illustration d’une origine descendue des héros, parler de richesses inconnues et de patrimoines épars dans tous les empires ; mais ce qui est bien connu, ce que je puis citer, sinon vanter, c’est une patrie qui n’est pas sans gloire, une famille dont je n’ai point à rougir, une maison intègre, une probité indépendante, une aisance bornée, mais que mes livres et mes enfants ont accrue, une frugalité sans avarice, un esprit libéral, une âme qui n’est pas sans noblesse, enfin la simplicité sans luxe de ma table, de mes vêtements, de mes meubles ; et si on daigne me comparer aux consuls de l’antiquité (sans m’opposer ces vertus guerrières qui étaient de leur temps), on me refusera l’opulence, on ne me contestera pas l’habileté.

Mais, dans cette action de grâces, je suis depuis longtemps vaincu par mon sujet ; c’est à toi, Gratien, de venir en aide à ma parole, toi, Gratien, qui reçus du hasard un nom si vrai que nul, dans les recherches de la flatterie, n’aurait pu mieux trouver (car Metellus fut surnommé le Pieux pour avoir rappelé son père, mais il n’eût pu sans impiété le laisser dans l’exil ; le nom d’Heureux fut donné à Sylla, mais il était plus heureux avant de le porter : ces titres sont donc moins justes et moins vrais que le tien, Gratien, qui à ce nom joins encore les deux surnoms de Metellus et de Sylla) ; toi, Gratien, je le répète, qui méritas d’être appelé ainsi, non pour quelques faits isolés, mais pour ce penchant continuel à répandre tes grâces, si bien que tout le monde t’aurait décerné ce nom s’il ne t’avait été transmis par ton aïeul. C’est donc à toi, Gratien, de te rendre grâce à ma place ; c’est à toi et à tes vertus ; à cette bonté qui s’exerce longtemps sur tous, et perpétuellement sur moi ; à cette piété qui étend son doux empire sur ton univers, et qui s’est signalée pour venger un oncle, qui s’est surpassée pour élever un frère, qui s’est multipliée pour ennoblir un précepteur. Qu’elle te rende grâce, cette clémence que tu dispenses au genre humain, cette libéralité qui enrichit tout le monde, cette valeur qui partout triomphe, et cette âme d’or que tu as puisée plus que personne au sein du Dieu commun. Qu’elles te rendent grâce aussi les voix de toutes les Gaules, pour moi, pour leur préfet, auquel tu as déféré ces honneurs. Je vais plus loin ; et puisque tu prétends ne la devoir qu’à moi, qu’elle te rende grâce, et mieux qu’une autre elle le peut faire, cette voix que j’ai formée à mes leçons !

Mais depuis longtemps, comme je viens de le dire, dans ce discours où ma parole est aussi faible que mon âme est reconnaissante, je suis vaincu par mon sujet, et je n’ai pas encore touché à ces faits que la renommée proclame, et qu’atteste l’allégresse universelle, et que le plus novice des orateurs, s’il n’était en même temps le plus impie, ne saurait taire. Comme ils sont au-dessus des forces de mon éloquence, je n’ose tenter de les atteindre, et je vais être ou accusé du crime d’ingratitude, ou déclaré coupable de témérité. Cependant, comme il faut subir l’un ou l’antre de ces jugements, j’aime mieux être convaincu d’audace que de mauvais vouloir. Donc, vénérable Auguste, malgré les soucis d’une si grande guerre, et les assauts de tant de milliers de barbares qui couvrent les rives du Danube, tu convoques tout armé les comices de mon consulat. Les appellera-t-on des comices par tribus, parce qu’ils ont lieu dans la ville de Sirmium ? Ou des comices par centuries, parce qu’ils sont tenus en temps de guerre ? Ou des comices pontificaux, comme ces assemblées d’autrefois que composait le collège des prêtres, sans recourir au suffrage du peuple ? Oui, c’est plutôt ainsi qu’on les nominera, puisque c’est toi qui les as convoqués, toi, souverain pontife, qui participes aux conseils de Dieu.

Et ce n’est point là, très-pieux empereur, une expression que mon esprit invente ; ce sont les termes mêmes de ta lettre, où tu relèves si haut l’autorité de la divinité suprême, et la puissance de ta volonté. Car voici tes paroles : Je m’occupais de créer les consuls pour l’année, je roulais seul cette pensée en moi-même ; or, tu me connais, c’était mon devoir d’ailleurs, et je savais que tu le voulais ainsi, j’ai demandé conseil à Dieu. Soumis à son autorité, c’est toi que j’ai désigné, toi que j’ai déclaré, toi que j’ai nommé premier consul. Quel discours a plus de suite et de clarté ? Quel maître prendrait un tel soin de n’employer que le mot propre, de ne point mêler les termes barbares à nos formules antiques ? Arrière les classes du peuple, les tribus prérogatives de la ville, et les centuries régulièrement appelées ! Quels comices jamais ont été plus complets que ceux où le conseil de Dieu préside, où l’empereur exécute ? Et maintenant, très-pieux empereur, pour ne point blesser la majesté de cet auditoire sacré par une timide interprétation de tes paroles, je vais passer rapidement, et c’est presque un sacrilège, sur chacune des expressions de ta divinité Je m‘occupais, dis-tu, de créer les consuls pour l’année. Phrase savante ! Occupation solennelle ! Je roulais seul cette pensée en moi-même. Ô profondeur des secrets de ta conscience ! Ainsi tu as un conseiller, et tu n’as pas à redouter un traître. Or, tu me connais. Quoi de plus familier ? C’était mon devoir d’ailleurs. Quelle fermeté de principes ! Et je savais que tu le voulais ainsi. Que peut-on dire de plus flatteur ? J’ai demandé conseil à Dieu. Et comment es-tu seul, si tu disposes d’un si majestueux conseil ? Quelle délibération serait plus accomplie avec le sénat, avec l’ordre équestre, avec le peuple romain, avec ton armée, avec toutes les provinces ? J’ai demandé conseil à Dieu. Non pas, j’imagine, pour prendre un nouveau parti, mais pour donner une sanction plus religieuse à ta volonté. Soumis à son autorité. Oui, comme pour consacrer ton père, pour venger ton oncle, pour associer ton frère à l’empire. C’est toi que j’ai désigné, que j’ai déclaré, que j’ai nominé premier consul. Qui t’a appris ces termes ? Pour moi je n’en connais pas d’aussi justes ni d’aussi latins. J’ai désigné, déclaré, nommé. Ce ne sont point là des mots jetés au hasard : cette énumération mûrement calculée a ses repos et ses gradations bien marquées. Si je faisais attacher ta lettre, comme un édit, à toutes les colonnes, à tous les portiques, où on la pourrait lire couramment, ne serais-je pas honoré d’autant de statues qu’il y aurait de pages affichées ?

Mais il est quelque chose de plus flatteur encore, et je me hâte d’y arriver. Interrompant ici la lettre que tu m’écrivais, tu as daigné descendre jusqu’à rechercher quelle trabée on m’enverrait. Ta sollicitude a mis au supplice tous les ministres de tes largesses. Ne dois-je pas placer au-dessus du consulat lui-même des soins si diligents de ta part, des soins pour moi si heureux ? Les armées se heurtent dans l’Illyrie. Toi, pour moi seul, tu distribues dans les Gaules les insignes des dignités civiles. Sous ta cuirasse, tu t’occupes de ma toge. L’épée au côté et prêt à combattre, tu disposes les ornements de ma robe brodée de palmes. Heureux et riant présage ! Car ce vêtement, qui est la parure du consul pendant la paix, est, après la victoire, celle du triomphateur. Et c’est peu que tu demandes quelle trabée on m’enverra ; tu veux qu’on l’apporte devant toi. Il ne te suffit pas encore que les ministres des largesses se conforment à l’usage : tu choisis toi-même entre plusieurs toges ; et quand ton choix est fait, tu joins à ton présent des paroles qui m’honorent. Je t’envoie, dis-tu, une toge à palmes sur laquelle est brodée l’image du divin Constance, notre père. Quel bonheur pour moi qu’on prenne de semblables soins de mes insignes ! Oui certes, oui cette robe est brodée, c’est le mot, mais moins de ses broderies d’or, que de tes paroles. J’y découvre encore, quand c’est toi qui la donnes, plus d’un autre ornement. Deux fois sur ce même tissu rayonne le nom d’Auguste. Constance se dessine sur la trame du vêtement : à la noblesse du présent on reconnaît Gratien.

Au prix d’une faveur si imposante les questions de certains hommes ajoutent un poids immense. On te demandait lequel des deux tu nommerais premier consul. “Il n’y a pas à balancer”, as-tu dit ; et en effet tous les hommes honnêtes qui t’entourent ne pouvaient balancer. Cependant ce mot avait éveillé l’espoir de ceux qui croyaient volontiers que le personnage illustre qui m’avait été désigné pour collègue, et qui par hasard était présent, serait préféré. Toutefois ils te fatiguaient de questions pour avoir la réponse qu’ils désiraient. Et toi, comme on me l’a rapporté, avec cette pudeur qu’on te connaît, tu hésitas un moment, non que ta détermination fût indécise, mais tu condamnais par ton regard et ta rougeur le doute de ces hommes qui flattaient leur espoir d’une fausse interprétation de ta parole. Puis vivement tu répliquas Pourquoi me demander, à propos des deux consuls désignés, quel sera l’ordre de leur nomination ? En est-il un autre à suivre que celui que la préfecture a établi ?” Ô l’heureuse modestie que la tienne, qui rencontre si sagement ce raisonnement vulgaire ! Tu savais autre chose, Gratien, à leur répondre ; mais, pour épargner la pudeur de certains hommes, tu n’as pas voulu parler. Ce terrain est un écueil pour moi, et, à cause de cette gloire que je n’ai jamais convoitée, je l’évite. Puisque j’ai été nommé le premier, je m’en tiens à ton jugement, qui me suffit. Loin de moi ceux qui interprètent les mérites ! Et je ne regarde pas, empereur très-sacré, comme une légère faveur cet honneur de la priorité. Cicéron n’a-t-il pas aussi connu cette gloire ? Le peuple romain, dit-il, m’a fait premier préteur, et le premier des deux consuls.” On sent par ses propres expressions qu’il lui semblait plus recommandable d’être préféré à un seul qu’à plusieurs. Ce n’est pas un déshonneur, en effet, d'être le second ; mais il y a beaucoup de gloire à être le premier sur deux. On rapporte ce trait d’Alexandre de Macédoine. il venait de lire ces vers d’Homère, où, pour répondre au défi d’Hector, après avoir décidé que, sur neuf chefs qui tous désiraient combattre, on choisira celui que le sort aura désigné, toute l’armée adresse en son trouble des vœux à Jupiter Très-Bon Très-Grand, le priant de permettre que le sort tombe ou sur Ajax, ou sur le fils de Tydée, ou sur le roi de la riche Mycènes, Agamemnon lui-même. “Je tuerais, dit Alexandre, celui qui m’aurait ainsi nommé le troisième !” Ô magnanimité du plus vaillant héros ! Il lui répugnait d’être nommé le troisième entre neuf, et pourtant il en avait plus encore au-dessous qu’au-dessus de lui. Quel fardeau c’eût été pour son amour-propre que d’être le dernier sur deux ! Car ce nombre donne à l’élection plus de difficulté et de prix. Lorsque, entre tous les mortels, on en choisit deux pour être consuls, celui des deux qui passe avant l’autre n’est pas préféré à un seul, mais à tous.

Je sais que maintenant les oreilles de ceux qui m’écoutent sont dans l’attente, et je vois percer sur tous les visages le secret désir de tous les esprits. On pense, en effet, qu’après avoir effleuré de suite et sommairement, dans ce discours dont j’ai, comme on dit, serré la trame, tout ce qui avait droit à mes actions de grâces, je dois encore esquisser quelques traits des louanges de ta majesté. J’ai dit que j’avais mis de côté ce sujet, et que je le réservais pour une autre occasion ; néanmoins, comme on veut que j’en touche quelque chose aujourd’hui, comme on m’y invite du geste et presque de la voix, je vais le faire : on m’y force et j’en suis bien aise. Mais, écartant les faits d’un ordre trop élevé, j’en rappellerai de plus humbles ; non que j’espère encore en venir pleinement à bout, mais tout le monde saura qu’on ne doit attendre de moi que le récit des louables actions de ta vie intérieure, et qu’il en faut demander la haute appréciation à d’autres. Je ne parlerai point des qualités prééminentes, mais des vertus journalières.

Tu n’as jamais laissé passer un seul jour depuis ton adolescence, sans adorer Dieu, sans acquitter avec empressement le vœu qui t’engage envers lui, et toujours avec des mains pures, une âme sans tache, une conscience irréprochable, et, ce qui est plus rare, un cœur sincère. Est-il un prince dont la sortie fût de meilleur présage, la démarche plus modeste, le maintien plus réservé, la mise ordinaire plus décente, la tenue sous les armes plus sévère ? Dans les exercices du corps, qui jamais égala la vitesse de ta course ? Qui se dégagea dans la lutte avec plus de souplesse ? Qui recueillit, pour sauter, un élan plus sublime ? Nul ne ramena plus loin son bras nerveux pour darder la javeline ; nul ne lança coup sur coup plus de flèches, et ne frappa le but avec plus de justesse. Nous admirions ces Numides sans frein dont parle un poète, et dont un autre, après de longues recherches, raconte que le fouet est le seul maître qui apprenne à leurs coursiers à fuir ou à s’arrêter. Ces passages, quand nous les lisions, nous paraissaient obscurs. Nous les avons compris en te voyant tendre un arc en même temps que tu lâchais les rênes, ou exciter du fouet l’allure trop lente d’un coursier, et du même fouet modérer son ardeur fougueuse. Ceux qui passent pour t’avoir enseigné cela, n’en font pas autant : Je dis plus : ceux qui passent pour t’avoir donné des leçons, en reçoivent à leur tour. A table, quel prêtre en ses pratiques observe plus d’abstinence ? Le vin : quel vieillard en est plus sobre ? Tes appartements secrets : l’autel de Vesta n’est pas plus saint, la couche du pontife n’est pas plus chaste, le pulvinar du flamine n’est pas si pudique. Dans les devoirs de l’amitié, je ne dirai pas que tu réponds à nos avances, tu les préviens, et si nos hommages se présentent les premiers, tu rougis de cette humble honte qui ne devrait convenir qu’à nous, si souvent devancés par notre empereur. Dans ce lieu qu’on appelle ordinairement ton consistoire, mais que je regarde comme ton sanctuaire, jamais aucun de tes prédécesseurs n’a pensé plus profondément ses discours, n’a disposé dans un ordre plus sage ses pensées, et ne les a plus mûrement développées suivant cet ordre. Je pourrais parler aussi de tes talents oratoires, si je ne craignais de me flatter moi-même. Sulpicius n’eut pas plus de véhémence dans la harangue, l’aîné des Gracques une modération plus recommandable, ni ton père plus de poids et d’autorité. Que ta voix est mâle quand ton débit s’anime, douce quand il se ralentit, également tempérée quand elle s’exerce à la fois dans les deux genres ! Quel orateur plus enjoué dans la plaisanterie, plus soigné dans la diction, plus pressant dans la controverse, plus pressé dans l’accumulation ? Qui jamais a parlé, ou, ce qui est plus facile, a jamais pensé comme lui ? Je voudrais, si la nature pouvait le permettre, te voir, Athénien Xénophon, reparaître de nos jours, toi qui, célébrant les vertus de Cyrus, écrivais tes désirs, plutôt que son histoire, car tu disais non ce qu’il était, mais ce qu’il devrait être. Si tu revenais en ce siècle, tu verrais en notre Gratien ce que tu n’avais point vu dans ton Cyrus, mais ce que tu souhaitais d’y voir. Toutes ces qualités, que j’ai marquées, eu quelque sorte, de certains points qui les font ressortir, si mon éloquence répondait à ma volonté, je les célébrerais malgré ma verve peu féconde ; la grandeur du sujet donnerait de la richesse à mou style. Mais ce n’est ici ni le lieu ni le moment. Vous qui aurez à prononcer l’éloge de notre prince, vous avez maintenant comme les semences que vous pourrez joncher dans les arpents de vos discours. Pour moi, je n’ai fait qu’effleurer ; et, tout le monde le sait, interprète familier des secrets de son intimité, je puis révéler plutôt que louer dignement ses vertus domestiques.

Après avoir dit ce qui est connu de moi et de ceux qui vivent à sa cour, je pourrais aussi rappeler ses gloires publiques, si elles n’étaient toutes connues de tous, et de chacun en particulier. Je pourrais dire en aussi peu de mots que tout à l’heure : “Un homme accompli ne fait rien dont il puisse avoir à rougir.” Mais tu n’as jamais eu à te repentir de tes actions, et tu as toujours pardonné au repentir. Il est beau d’être indulgent pour ceux qui craignent.” Mais ta bonté constante a toujours dans ses édits été au-devant de toutes les craintes. “Il y a de la magnificence à dispenser les honneurs.” Avec les honneurs, ta libéralité donnait la richesse. Il est louable à un empereur de laisser un accès facile aux visiteurs, et de ne point prétexter ses occupations pour les exclure.” Tu rassures ceux qui n’osent s’approcher, et, quand ils ont exposé leurs plaintes, tu les questionnes encore pour qu’ils n’oublient rien. On a vanté ce mot de Titus César : Qu'il avait perdu sa journée quand il il avait pas fait de bien. Mais on l’a vanté, parce qu’il sortait de la bouche du successeur de Vespasien, dont l’excessive parcimonie et la rudesse à peine supportable faisaient paraître merveilleuse la douceur de son fils. Toi, fils de Valentinien, qui avait une si haute bonté, une affabilité si prévenante, une sévérité si modérée, aujourd’hui que l’empire a conquis et consolidé son état prospère, tu comprends que tu peux être clément sans nuire à la discipline. Et ce n’est pas un seul bienfait par jour que tu accordes : tes faveurs séculaires se multiplient à chaque instant des heures.

Comment qualifier ce fait unique, la remise des impôts arriérés ? Cet acte était le comble de la bonté. Quel empereur a jamais octroyé un pareil don à ses provinces, avec une clémence plus libérale, une plus sûre confiance dans sa prévision, une sagesse plus avisée dans sa force ? Trajan fit quelque chose de semblable autrefois ; mais la remise ne fut pas entière, et la portion de la dette qu’il abandonnait causa moins de plaisir que la part réservée ne laissa d’amertume. Antonin aussi eut la même indulgence ; mais son successeur, qui hérita de son empire sans hériter de son bon cœur, envia ces remises faites au peuple, et les réclama en vertu des titres et des livres de compte. Toi, tous ces instruments de vexations, tu les as fait brûler publiquement. Toutes les cités ont vu, chacune dans son forum, s’allumer le foyer d’un salutaire incendie. On a brûlé les souches des fraudes passées, on a brûlé les germes des fraudes à venir. Déjà la cendre s’était mêlée à la poussière, déjà la fumée roulait dans les nuages, que les débiteurs peu rassurés tremblaient encore en voyant sur les pages embrasées la trace des lettres et la marque des sesterces : ce qu’ils se souvenaient d’y avoir vu lire, ils craignaient qu’on ne pût le lire encore. Est-il rien, empereur auguste, de plus clément que toi ? Est-il rien de plus sage ? Les biens que tu répands, tu sais les rendre impérissables ; les maux que tu effaces, ta prudence en prévient le retour.

Telles sont les faveurs que tu as réparties aux provinces. Mais combien d’autres à notre ordre ! Combien d’autres à l’armée ! C’est toute la douceur des Antonins, c’est la prévenance familière aux Germanicus pour la cohorte de leurs amis et pour les légions. Mais je ne veux point insulter à ta bienveillance en te comparant à d’autres. En toi abondent des exemples de bonté et de vertu, que la postérité voudra suivre un jour, et, si la nature le permettait, l’antiquité voudrait s’en faire honneur. Toutefois un parallèle est nécessaire afin qu’on puisse comprendre en quoi notre bonheur excelle. Trajan avait accoutumé de visiter ses amis malades : c’était une louable politesse, voilà tout. Toi, tu aimes à les visiter, et tu es encore leur médecin, tu leur prêtes des serviteurs, tu leur fournis des aliments, tu leur dispenses des remèdes, tu subviens aux frais des médicaments, tu les consoles dans leurs douleurs, tu les complimentes dans leur convalescence. Par combien de voies ton humanité dépasse l’unique mérite de la sienne ! Pour les légions, pour toutes, s’il arrivait quelqu’un de ces accidents si communs parmi les hasards de la guerre, je te voyais parcourir les tentes, demander si tout allait bien, toucher les plaies des blessés, réclamer l’application de remèdes salutaires, et des soins non interrompus. J’en ai vu qui repoussaient avec dégoût toute nourriture, en prendre à ta recommandation. J’ai entendu sortir de ta bouche des paroles qui assuraient la guérison ; tu prévenais les désirs de chacun, tu faisais transporter les bagages de l’un par les mules de la cour, tu fournissais à d’autres un service spéciale de bêtes de somme, tu rendais à ceux-ci les serviteurs qu’ils avaient perdus, tu suppléais de tes deniers à la pauvreté de ceux-là, tu recouvrais de vêtements la nudité des autres. Partout à l’œuvre, infatigable, prévenant, d’une charité extrême et sans ostentation, tu donnais tout aux malades, tu ne réclamais rien après la guérison. C’est ainsi que tu nous devins plus cher à tous que notre propre vie, et que tu méritas d’avoir des amis obéissants, actifs, dévoués, fidèles, d’un attachement à jamais durable, tels que l’affection les donne et non la fortuite.

Je terminerai ici mon discours, très-pieux Auguste, parce que ma parole s’épuise, mais non pas ma reconnaissance. Car ma reconnaissance est éternelle ; sa durée ne passera point, et ne connaîtra jamais de bornes. Maintenant, par une courte digression, mais sans m’éloigner de toi, je me tournerai vers Dieu. Éternel créateur de toutes choses, incréé toi-même, auteur et principe du monde, plus ancien que le commencement, plus durable que la fin, qui t’es bâti des temples et des autels au fond de l’âme de tes initiés, tu as fait germer au cœur de Gratien, maître de l’empire du monde, les semences d’un tel amour pour moi, que l’éloignement même n’a pu l’affaiblir : il s’est souvenu de moi après son départ, il m’a illustré malgré mon absence, et, malgré la présence des autres, il m’a préféré. Puis, comme la distance des lieux ne lui avait pas permis d’assister à mon entrée aux honneurs, il a voulu paraître aux solennités de ma sortie, pour couronner par une complaisance tant de bienfaits. Quelle imagination, en effet, a jamais pu supposer, même dans les audacieuses fables de la Grèce, un trajet d’une telle vitesse ? Pégase ailé, parti de la Lycie, ne passa point la Cilicie. Cyllare et Arion vieillirent entre Argos et Némée. Les coursiers des Castors eux-mêmes ne parcourent pas leur route si longue sans changer de cavalier. Et toi, Gratien, toutes ces limites de l’empire de Rome, tous ces fleuves et ces lacs, toutes ces barrières des antiques royaumes, à partir de la Thrace, en traversant dans toute son étendue la côte de l’Illyrie, la Vénétie, la Ligurie, la vieille Gaule, les crêtes de la Rhétie, les eaux du Rhin, les défilés des Séquanes, les plaines de la Germanie, tous ces espaces, tu les franchis d’un élan plus rapide que l’essor de mes paroles, sans goûter ni un instant de repos, ni les bienfaits du sommeil ou d’une nourriture généreuse, et tu brilles à l’improviste au milieu de tes Gaules, et tu surprends ton consul qui t’espérait pourtant, et tu devances la renommée elle-même, dont le vol dépasse le vent. Voilà ce que tu as fait pour ma vieillesse et pour ma gloire ! Le confident, l’arbitre, l’auteur suprême de ton empire et de tes pensées, Dieu a daigné permettre que ma chaise curule (dont souvent tu ennobliras le siège), que ma prétexte colorée des reflets de ta pourpre, que ma trabée où resplendit moins son or que ton bienfait, que toutes ces faveurs, si précieuses déjà pour moi, grâce à la dignité de ta lettre d’Illyrie, reçussent un nouvel éclat de ton arrivée dans les Gaules ; que ton questeur, que le préfet de ton prétoire, que ton consul, et, ce que tu préfères encore à tous mes titres, que ton précepteur enfin, après avoir été désigné par ta voix pieuse, nommé le premier par un juste motif, enrichi par tes largesses libérales, fût honoré encore de l’auguste consécration de ta présence.

Prononcé devant Gratien, auguste.

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