Aurélius Victor

AURELIUS VICTOR

 

ÉPITOMÉ.

 

 

 

VIE ET CARACTÈRE DES EMPEREURS ROMAINS EXTRAITS DES LIVRES DE SEXTUS AURELIUS VICTOR DEPUIS CÉSAR AUGUSTE JUSQU'À L'EMPEREUR THÉODOSE.

 

 

 

 1. Octavien Auguste.

L'AN sept cent vingt-deux de la fondation de la ville et quatre cent quatre-vingts de l'expulsion des rois, on reprit à Rome l'usage d'obéir entièrement à un seul chef; mais au lieu d'un roi ce fut un empereur, ou plutôt on l'appela du nom plus sacré d'auguste. Ainsi Octavien, fils du sénateur Octavius, et descendant, du côté maternel, d'Énée, par la famille Julia; puis nommé Caïus César, après que Caïus César, son grand-oncle, l'eut adopté, prit enfin, à cause de sa victoire, le surnom d'Auguste. Élevé à l'empire, ce prince exerça par lui-même la puissance tribunitienne. Il réduisit en province romaine l'Égypte, contrée que l'inondation du Nil et des marais impraticables rendaient d'un accès difficile. Pour fertiliser ses récoltes dans l'intérêt de Rome, il fit ouvrir, par le travail des soldats, tous les canaux qu'une longue incurie avait obstrués de limon. De son temps, l'Égypte fournissait annuellement à Rome deux cent mille mesures de blé. Il mit au nombre des provinces du peuple romain les pays des Cantabres, des Aquitains, des Rhétiens, des Vindéliciens et des Dalmates. Il détruisit les Suèves et les Cattes, fit passer les Sicambres dans la Gaule, et rendit les Pannoniens tributaires. Après des guerres assez vives contre les Gètes et les Basternes, il les contraignit à faire la paix. Les Perses lui offrirent des otages, et lui laissèrent le libre arbitre de créer un roi. Les Indiens, les Scythes, les Garamantes et les Éthiopiens lui envoyèrent une ambassade avec des présents. Enfin il détesta tellement les troubles, les combats et les dissensions, que jamais, à moins de justes motifs, il ne déclara la guerre à aucune nation. Il n'appartient, disait-il, qu'à un esprit présomptueux et plus que léger, de sacrifier à la passion des triomphes, à une couronne de laurier, ou plutôt à des feuilles stériles, la sécurité des citoyens, et de la précipiter dans le péril par les chances incertaines des batailles. Rien, ajoutait-il, ne convient moins au général habile que la témérité : c'est faire assez vite que de faire assez bien : on ne doit jamais prendre les armes que dans l'espoir d'un intérêt bien réel; car une victoire stérile en avantages et féconde en désastres n'est-elle pas l'image de celui qui pèche avec un hameçon d'or? Que cet hameçon se brise et se perde, quelle capture pourra jamais, par son gain, compenser un tel détriment? Sous Auguste, les légions romaines furent taillées en pièces au delà du Rhin avec les tribuns et le propréteur. Ce revers causa tant de regrets au prince, qu'il se frappait la tète à coups redoublés contre les murailles de son palais; il prit le deuil, laissa croître ses cheveux, et donna tous les signes de l'affliction la plus profonde. Il blâmait aussi très vivement l'expression nouvelle et flatteuse inventée par son oncle, qui, jaloux de se rendre plus cher aux soldats, en les appelant ses camarades, avait-ainsi affaibli l'autorité du général. En un mot, plein d'indulgence pour les citoyens, il se montra fidèle envers ses amis, parmi lesquels on citait surtout Mécène pour sa discrétion, Agrippa pour son dévouement infatigable et sa modestie. Il affectionnait aussi beaucoup Virgile. Très difficile dans le choix de ses amitiés, il les conservait avec une constance inaltérable. Passionné pour l'étude des arts libéraux et surtout de l'éloquence, il s'y livrait avec tant d'ardeur, que jamais, même à la guerre, il ne laissait passer un jour sans lire, écrire et déclamer. Il rendit en son nom différentes lois nouvelles, et en réforma plusieurs autres. Il agrandit Rome et l'embellit de nombreux édifices : « J'ai trouvé, disait-il avec orgueil, une ville de brique, je la laisse de marbre. » Il fut doux, affable, d'un esprit populaire et enjoué, beau de toute sa personne, mais principalement des yeux. Il dardait le feu de ses regards avec tout l'éclat des astres les plus brillants, et il aimait volontiers qu'à son aspect on baissât la vue comme devant les rayons du soleil. Un soldat avait détourné les yeux loin de son visage; Auguste lui en demanda le motif : « C'est, répond-il, parce que je ne puis soutenir la foudre de tes regards. » Toutefois, un si grand homme ne fut point sans défauts. Il était peut-être un peu vif, un peu emporté, jaloux en secret des autres, ouvertement factieux, surtout avide du pouvoir au delà de toute expression; de plus joueur effréné. Bien qu'il fût très sobre sur les aliments, sur le vin et qu'il se privât même quelquefois de sommeil, il était cependant esclave de certains désordres qui eussent fait l'opprobre du dernier de ses sujets. Car on le voyait souvent couché à table au milieu de douze mignons et d'autant de jeunes filles. Après avoir répudié Scribonia, son épouse, par suite de l'amour qu'il conçut pour une autre femme, il s'unit à Livie, comme du consentement du mari de cette dernière, qui avait déjà deux fils, Tibère et Drusus. Quoique esclave de la débauche, il n'en punissait peut-être que plus rigoureusement les mêmes excès dans les autres, suivant l'usage de ceux qui sont sans pitié pour la répression des vices auxquels ils s'abandonnent eux-mêmes avec le plus de scandale. Car le poète Ovide, appelé aussi Naso, fut condamné par lui à l'exil pour avoir écrit trois livres sur l'art d'aimer. Ce qui dénote une humeur joyeuse et agréable, il se plaisait à toute espèce de spectacles, et principalement à ceux où figuraient des animaux inconnus, et en très grand nombre. Comme il entrait dans sa soixante-dix-septième année, il mourut à Noles de maladie. D'autres prétendent qu'il fut empoisonné par Livie, instruite du retour d'Agrippa, fils de sa belle-fille, d'Agrippa que sa haine de marâtre avait fait reléguer dans une île, et dont elle redoutait la vengeance, s'il parvenait au pouvoir souverain. Au reste, qu'Auguste ait péri naturellement, ou de mort violente, le sénat crut devoir lui décerner les honneurs les plus grands et les plus inouïs. Car, outre le titre de père de la patrie, que déjà il lui avait déféré, il consacra des temples à sa mémoire, et dans Rome, et dans les villes principales de l'empire, et chacun alors de s'écrier à l'envi « qu'Auguste n'aurait jamais dû naître ou ne jamais mourir. » Il débuta en tyran, il finit en bon prince. En effet, pour monter à l'empire, on le vit opprimer la liberté; et, lorsqu'il exerça l'autorité, il témoigna tant d'amour pour les citoyens, qu'une fois ayant vu, dans les greniers, du blé seulement pour trois jours, il résolut de mourir par le poison, si, dans cet intervalle, les flottes d'approvisionnement ne revenaient point des provinces. Elles arrivèrent, et l'on attribua à sou bonheur le salut de la patrie. Il eut le pouvoir cinquante-six ans : douze avec Antoine, et seul, quarante-quatre. Certes, jamais il n'eût attiré à lui toute la puissance de l'État, ou il n'en serait pas si longtemps resté le maître, s'il n'avait été comblé de tous les biens que donnent la nature et l'instruction.

II. Claudius Tibère.

Claudius Tibère, fils de Livie et beau-fils de César Octavien, gouverna l'empire vingt-trois ans. Comme il s'appelait Claudius Tiberius Nero, les plaisants le nommèrent fort élégamment, à cause de sa passion pour le vin, Caldius Biberius Mero. Sous Auguste, avant de prendre les rênes de l'État, il eut assez de prudence militaire et de bonheur pour qu'on pût lui confier avec raison le gouvernement de la république. Très versé dans les lettres, encore plus éloquent, mais d'un caractère odieux, cruel, avare, hypocrite, feignant de vouloir ce qu'il ne voulait pas, il semblait en apparence l'ennemi de ceux qu'il désirait favoriser, et l'ami dévoué de ceux qu'il haïssait ; plus heureux dans ses réponses et dans ses entreprises improvisées que dans celles qu'il avait méditées. Enfin, lorsque les sénateurs lui déférèrent le principat, il usa de ruse et fit semblant de refuser, épiant avec une atroce perfidie et les paroles et les sentiments de chacun : ce qui fut un arrêt de mort pour les meilleurs citoyens. Car persuadés, d'après la longueur de son discours, qu'il reculait sincèrement devant le lourd fardeau de la puissance impériale, en ouvrant un avis conforme à la volonté qu'il manifestait, ils devinrent victimes de leur franchise. Tibère réduisit la Cappadoce en province romaine, après avoir éloigné du trône le roi Archelaüs. Il réprima les brigandages des Gétules, surprit dans ses pièges Maroboduus, roi des Suèves. Dans l'excès de sa fureur, il punissait également innocents et coupables, fussent-ils Romains ou étrangers; il paralysa ainsi les forces de l'art militaire, et alors l'Arménie fut pillée par les Parthes, la Mésie par les Daces, la Pannonie par les Sarmates, la Gaule par les nations voisines. Enfin Tibère lui-même, à l'âge de soixante-dix-huit ans et quatre mois, périt sous les embûches de Caligula.

III. Caius César Caligula.

Caligula régna quatre ans. C'était le fils de Germanicus; et, comme il était né à l'armée, il reçut le surnom de la chaussure militaire, c'est-à-dire de Caligula. Cher et agréable à tous avant son principat, sur le trône il fut tel, que l'on répétait publiquement, non sans raison, qu'il n'y avait jamais eu de mitre plus exécrable que lui. Enfin il déshonora ses trois sœurs. Il prenait la démarche et les attributs extérieurs de ses dieux. Il se vantait d'être Jupiter à cause de son triple inceste avec ses sœurs; puis dans ses orgies et ses bacchanales, il assurait qu'il était Bacchus. Je ne sais s'il est convenable de rapporter pareilles extravagances; moins peut-être qu'il ne soit à propos de tout connaître relativement aux souverains, pour que du moins la crainte de l'immortalité du vice détourne les méchants de pareilles atrocités. Dans l'intérieur du palais impérial, Caligula contraignit les plus nobles matrones de se prostituer la lubricité publique. Le premier des empereurs, portant sur son front le diadème, il se fit appeler seigneur et maître. Dans un espace de trois milles situé entre des môles sur le golfe de Baïes, réunissant un double rang de vaisseaux, après avoir entassé une masse de sable capable de former un continent et une route solide, il s'avança d'abord sur un cheval richement harnaché, la tête ceinte d'une couronne de chêne, revêtu, comme un triomphateur, du manteau étincelant d'or, et il parcourut ensuite toute la carrière sur un char que traînaient deux coursiers. Enfin il fut tué par les soldats.

IV. Claude Tibérius.

Claude Tiberius, fils de Drusus, frère de l'empereur Tibère, oncle de Caligula, régna quatorze ans. Après que le sénat eut décrété qu'il fallait bannir à jamais la famille des Césars, Claude, qui se tenait caché dans un coin obscur du palais, y fut découvert par les troupes prétoriennes, et, comme sa stupidité le faisait paraître plein de douceur à ceux qui ne le devinaient pas, les soldats l'élevèrent à l'empire. Glouton, ivrogne, esclave des passions les plus abjectes, imbécile et presque hébété, lâche et poltron, il fut soumis au joug des affranchis et de sa femme. À cette époque, Scribonien Camille, créé empereur en Dalmatie, périt aussitôt, Le pays des Maures fut réduit en province romaine : on tailla en pièces la troupe des Musulamiens. On introduisit à Rome l'eau Claudia. Messaline, épouse de Claude, se livra d'abord à tous les genres d'adultère pêle-mêle, comme si elle eût usé d'un droit : cette conduite impudique fut un arrêt de mort pour une foule de Romains qui s'abstenaient par crainte. Enflammée ensuite d'une lubricité plus odieuse, elle prostituait avec elle, comme de viles courtisanes, les femmes mariées et les jeunes filles les plus nobles. Les hommes étaient forcés d'assister à ce hideux spectacle; et si quelqu'un manifestait de l'horreur pour de telles turpitudes, on inventait une accusation, et l'on sévissait contre lui, contre toute sa famille : on eût dit réellement que, sous un empereur, l'impératrice aimait mieux épouser un homme quelconque que l'empereur lui-même. Ainsi les affranchis du prince, devenus possesseurs du pouvoir suprême, souillaient tout de débauches infâmes, d'exil, de meurtre et de proscriptions. Claude mit Félix, un de ses affranchis, à la tête des légions de la Judée. L'eunuque Possidius, après le triomphe sur la Grande-Bretagne, reçut en présent de son maître, au milieu des plus braves guerriers, une armure magnifique, comme s'il avait eu quelque part à la victoire. Claude fit marcher Polybius entre les deux consuls. Mais le premier de tous ces favoris était le secrétaire Narcisse, se posant fièrement en maître de son propre maître; venait ensuite Pallas, tout orgueilleux des brillants insignes de la dignité de préfet du prétoire; tous deux étaient si riches, que Claude se plaignant de la pénurie du trésor impérial, on fit répandre fort plaisamment, au moyen d'une trop fameuse épigramme, qu'il aurait de l'argent en abondance, si ses deux affranchis l'admettaient avec eux en société de leurs trésors. Sous le règne de Claude, apparut en Égypte le phénix, oiseau merveilleux, qui d'un vol rapide accourt, dit-on, tous les cinq cents ans, de l'Arabie dans quelques parages célèbres. À la même époque, une île sortit tout à coup de la mer Égée. Claude épousa Agrippine, fille de son frère Germanicus : jalouse de procurer l'empire à son fils, elle fit d'abord périr ses beaux-fils par mille embûches de toute sorte, puis son époux lui-même par le poison. Claude vécut soixante-quatre ans : on tint se mort longtemps cachée, comme autrefois celle de Tarquin l'Ancien. Tandis que les gardes du palais, corrompus par les artifices d'Agrippine, font passer l'empereur pour malade, Néron, son beau-fils, usurpe le pouvoir impérial.

V. Domitius Néron.

Domitius Néron, fils de Domitius Ahenobarbus et d'Agrippine, régna treize ans. Il parut supportable pendant cinq années. De là, suivant plusieurs historiens, Trajan avait coutume de dire que tous les empereurs étaient bien loin des cinq premières années de Néron. Il construisit à Rome un amphithéâtre et des bains. Avec l'assentiment du jeune roi Polémon, il réduisit en province romaine le Pont, appelé depuis Pont Polémoniaque; il en fut de même des Alpes Cottiennes, après la mort du roi Cottius. Ensuite il passa le reste de sa vie dans un opprobre tel, qu'on rougirait de raconter que jamais homme soit descendu si bas. Il en vint au point que, sans ménagement pour son honneur et pour celui des autres, revêtant à la fin le voile nuptial des vierges, après avoir ouvertement convoqué le sénat, il se fit donner une dot et prit un mari, au milieu des fêtes que le peuple célébrait en pareille occasion. Couvert de la peau d'une bête fauve, il touchait et retouchait du visage les parties génitales des deux sexes. Il souilla même la couche de sa mère ; puis après, il la fit mourir. Il prit pour femmes Octavie et Sabine, surnommée Poppée, après avoir massacré leurs maris. Alors Galba, proconsul d'Espagne, et Caïus Julius s'emparèrent de l'empire. À la nouvelle de l'arrivée de Galba, et de l'arrêt des sénateurs portant que, selon l'antique usage, on lui passerait le cou dans une fourche, et qu'il serait frappé de verges jusqu'à la mort, Néron, abandonné de toutes parts, sort de la ville, au milieu de la nuit, accompagné de Phaon, d'Epaphrodite, de Néophyte et de l'eunuque Sporus, qu'il avait autrefois, en le mutilant, essayé de transformer en femme; d'abord il se perce lui-même d'un coup d'épée, et l'infâme eunuque, dont nous venons de parler, aide sa main tremblante; car, d'abord, il n'a trouvé personne pour le frapper : « N'ai -je donc plus, s'écriait-il, ni ami ni ennemi? J'ai vécu dans le déshonneur, je mourrai plus honteusement encore.» Il périt à trente-deux ans. Les Perses avaient pour lui tant d'affection, qu'ils envoyèrent des ambassadeurs supplier le sénat de leur permettre de lui élever un monument funèbre. Au reste, toutes les provinces et Rome entière éprouvèrent à sa mort une si vive allégresse, que le peuple prit le chapeau de l'affranchissement, comme s'il triomphait, en se voyant délivré d'un maître impitoyable.

VI. Servius Galba.

Issu de la noble famille des Sulpicius, Galba régna sept mois et autant de jours. De mœurs infâmes avec les jeunes gens, il s'abandonnait à tous les excès de la table. Entièrement gouverné par les conseils de ses trois amis Vinnius, Cornelius et Icclus, il les laissait habiter avec lui le palais impérial, et chacun les appelait les pédagogues de l'empereur. Avant de prendre le pouvoir, Galba avait administré sagement plusieurs provinces, traitant le soldat avec la plus grande sévérité, de sorte qu'à son entrée dans le camp, partout on répétait aussitôt : «Apprends à servir, soldat ; c'est Galba qui commande, et non Gétulicus. » À l'âge de soixante-treize ans, au montent où, couvert d'une cuirasse, il s'avance pour rétablir le calme au milieu des légions que la faction d'Othon avait soulevées, il fut tué près du lac Curtius.

VII. Salvius Othon.

Né d'ancêtres illustres, de la ville de Ferentinum, Salvius Othon régna trois mois; toute sa vie, et principalement sa jeunesse, fut souillée de honte. Vaincu par Vitellius, d'abord à Plaisance, puis auprès de Bétriac, il se perça de son épée, à l'âge de trente-sept ans. Il fut si cher à ses soldats, que la plupart d'entre eux, à la vue de son cadavre, se tuèrent de leurs propres mains.

VIII. A. Vitellius.

La famille de Vitellius était noble, son père Lucius Vitellius fut trois fois consul; il régna lui-même huit mois. Il fut orgueilleux, cruel, avare et prodigue tout à la fois. À cette époque, Vespasien saisit le principat en Orient : Vitellius, vaincu par les troupes de ce dernier, dans un combat livré sous les murs de Rome, est arraché du palais oit il s'était caché; on lui attache les mains derrière le dos, on le promène dans toute la ville pour le donner en spectacle à la multitude : et, afin d'empêcher cet homme si impudent de baisser, du moins au moment suprême, un visage que le remords de tant de crimes pouvait voiler de quelque rougeur, on lui met sous le menton la pointe d'un glaive; à moitié nu, la figure couverte de boue, de fange et d'autres ordures plus dégoûtantes encore, il est traîné aux échelles des Gémonies, où il avait laissé massacrer Sabinus, frère de Vespasien. Il y expire percé de mille coups, à l'âge de cinquante-sept ans. Tous ces empereurs, dont je viens de tracer la vie en abrégé, et principalement la famille des Césars, eurent l'esprit si bien cultivé par les lettres et par l'éloquence, que, sans l'énormité des vices de tout genre qui les déshonorèrent, à l'exception d'Auguste, ils eussent aisément pallié de faibles écarts.

IX. Flav. Vespasien.

Vespasien fut dix années empereur. Entre autres qualités, il eut surtout le mérite bien faire d'oublier les injures; à tel point qu'après avoir très richement doté la fille de Vitellius, son ennemi, il lui fit épouser un personnage des plus haut placés. Il supportait patiemment la mauvaise humeur de ses amis, et, comme il était très facétieux, il ne répondait à leurs boutades que par des plaisanteries. Ainsi, lorsque Licinius Mucianus, qui l'avait aidé à parvenir au pouvoir, montrait, par trop de confiance dans ses services, une insolente fierté, il rabaissait finement cet orgueil avec un mot qui leur était familier à tous deux, et se contentait de lui dire : «Tu sais que je suis un homme. » Mais quoi d'étonnant qu'il ménageât ses amis, lorsqu'il dédaignait de punir même les mots à double sens des avocats et le cynisme des philosophes ! Depuis longtemps l'univers était comme épuisé de sang, comme abattu : Vespasien cicatrisa bientôt ses blessures. Car, si l'on excepte ceux qui s'étaient portés trop loin dans leurs excès, il aima mieux avant tout pardonner aux satellites de la tyrannie que de les faire périr dans les tortures; pensant avec beaucoup de sagesse que la crainte pousse trop souvent à d'infâmes ministères. Ajoutons que, par les lois les plus équitables, il donnait de salutaires avertissements; et, ce qui est beaucoup plus frappant encore, il avait, par l'exemple de sa vie, détruit la plupart des vices. Pourtant disent, mais bien à tort, certains auteurs, il était sans force contre l'appât de l'argent : on sait, en effet, assez généralement que, par suite de la détresse du trésor et de la ruine des villes, il imposa de nouvelles charges, de nouveaux tributs. qui ne furent plus renouvelés dans la suite. Rome était défigurée par les ruines et par les incendies qui précédemment avaient eu lieu ; Vespasien permit, au défaut des premiers maîtres, de bâtir à volonté; il releva le Capitole, le temple de la Paix, les monuments de Claude, et fit beaucoup de constructions nouvelles. Dans tous les pays soumis à la puissance romaine, les villes reçurent les embellissements les plus remarquables; les routes furent consolidées par d'immenses travaux. Alors on creusa des montagnes pour ouvrir une pente facile par la voie Flaminia, que l'on appelle vulgairement la Pierre percée. L'empereur créa mille familles nouvelles; il n'en avait trouvé que deux cents, et avec la plus grande peine; car la cruauté des tyrans les avait détruites pour la plupart. Le roi des Parthes Vologèse fut réduit par la seule crainte à faire la paix. La Syrie, nommée Palestine, la Cilicie, la Thrace et la Commagène, que nous appelons de nos jours Augustophrate, furent ajoutées aux provinces romaines, ainsi que la Judée. Les amis de Vespasien le prévenaient de se mettre en garde contre Metius Pomposianus, que le bruit public désignait comme devant régner; l'empereur le créa consul, faisant, par cette plaisanterie, allusion à ce qu'on disait : « Un jour il sera reconnaissant d'un si grand bienfait. » Pendant toute la durée de son règne, Vespasien eut un genre de vie constamment uniforme. Il se levait avant le jour, puis, après s'être occupé des affaires publiques, il donnait audience à ses amis, et, tandis qu'on le saluait, il mettait sa chaussure et son vêtement impérial. Ensuite, après avoir entendu toutes les affaires qui se présentaient, il se promenait en litière, puis se reposait: enfin, au sortir du bain, il prenait son repas d'un esprit plus libre et plus tranquille. J'ai dû, par affection pour ce bon prince, m'étendre plus longuement sur sa vie; car, depuis la mort d'Auguste, après un espace de cinquante-six an nées, il fut le seul appui que la république romaine, épuisée par la cruauté des tyrans, trouva, comme par un heureux destin, pour échapper à une ruine complète. Vespasien mourut à soixante-neuf ans, mêlant toujours au sérieux la plaisanterie, qu'il aimait par-dessus tout. Car, au premier bruit de l'apparition d'une comète chevelue : « Ceci, dit-il, regarde le roi de Perse, qui a des cheveux plus touffus que les miens. » Enfin, épuisé par un flux de ventre, il se lève sur son séant : « Il faut, ajoute-t-il, qu'un empereur meure debout. »

X. T. Flav. Vespasien (Titus ).

Titus, appelé aussi Vespasien du nom de son père, eut pour mère l'affranchie Domitilla; il régna deux ans deux mois et vingt jours. Dès l'enfance, appliqué sans relâche aux nobles études de la vertu, de la guerre et des lettres, riche de tous les dons de l'esprit et du corps, il fit voir à quel but élevé il tendait. Dés qu'il se fut dévoué aux intérêts de la patrie, on ne saurait croire combien il surpassa celui qu'il prenait pour modèle, surtout en clémence, en libéralité, en munificence, en mépris des richesses qualités qui furent d'autant plus agréables en lui, que, d'après certaines de ses actions de simple particulier, on pensait qu'il serait cruel, avare et débauché. Car, nommé préfet du prétoire, sous le règne do son père, si quelqu'un lui était suspect et s'opposait à ses vues, il s'en défaisait au moyen des agents qu'il envoyait au théâtre et dans l'armée, pour y semer des bruits calomnieux et demander le supplice de ses ennemis, comme s'ils eussent été convaincus de quelque crime. Ainsi, après avoir admis à souper le consulaire Cécina, Titus le fit étrangler presqu'à la sortie de la salle du festin, parce qu'il le soupçonnait d'avoir déshonoré son épouse Bérénice. Comme du vivant de son père il avait fait trafic de plusieurs charges, on le crut avide et rapace : aussi chacun, pensant voir un autre Néron dans Titus et l'appelant même de ce nom, apprit avec douleur son avènement au pouvoir souverain. Mais tous ces vices disparurent, et cet heureux changement le couvrit d'une gloire immortelle, au point qu'il fut appelé l'amour et les délices du genre humain. Enfin, dés qu'il eut pris le fardeau de la couronne, malgré l'espoir que Bérénice avait de l'épouser, il lui ordonna de retourner dans sa patrie, et en même temps il chassa loin de lui tous les troupeaux de débauchés : signe manifeste qu'il réformait l'intempérance de ses mœurs. Jusqu'alors les nouveaux empereurs étaient dans l'usage de confirmer les donations et concessions faites par leurs devanciers; à peine sur le trône, il assura, par un édit spontané, ces avantages à leurs possesseurs. Certain jour même, se rappelant sur le soir qu'il n'avait rendu de service à personne, il prononça des paroles sublimes et dignes d'un dieu « Mes amis, s'écria-t-il, nous avons perdu la journée. » C'est qu'il était le modèle de la plus noble libéralité. Quant à la clémence, il la poussa si loin, que deux patriciens du rang le plus élevé ayant conspiré contre lui, et ne pouvant nier le complot qu'ils avaient tramé, il les avertit d'abord qu'il savait tout : puis il les mena au théâtre, les fit asseoir à ses côtés, demanda à dessein, comme pour en examiner la pointe, l'épée d'un des gladiateurs qui combattaient, et la confia à l'un et à l'autre : tous deux restent frappés de surprise et d'admiration devant sa fermeté : « Ne voyez-vous pas, leur dit-il, que c'est le destin qui donne la puissance, et qu'on tenterait vainement un crime dans l'espoir de s'en emparer, ou dans la crainte de la perdre? » Comme son frère Domitien lui tendait aussi des embûches, et s'efforçait de soulever les esprits des soldats, il le conjura plusieurs fois, les larmes aux yeux, de ne point désirer acquérir par un parricide ce qui devait lui appartenir un jour d'après la volonté même de son frère, et ce qu'il avait déjà, puisqu'il partageait le pouvoir. Sous Titus, le mont Vésuve s'enflamma dans la Campanie, et à Rome éclata un incendie qui dura trois jours et trois nuits sans interruption. Il y eut encore une peste horrible, et telle que peut-être on n'en avait jamais vu jusqu'alors. Cependant Titus soulagea tant de maux, sans imposer aux citoyens aucun sacrifice; il leur prodigua tout ce qu'il avait d'argent, tout ce qu'il put trouver de remèdes, tantôt guérissant lui-même les malades, tantôt consolant les affligés qui pleuraient la mort de leurs parents. Il vécut quarante et un ans, et mourut de la fièvre dans la même campagne que son père, au pays des Sabins. On aurait peine à croire quel deuil immense la mort de Titus causa dans Rome et dans les provinces chacun à l'envi l'appelait, comme nous l'avons dit, les délices du genre humain ; chacun le pleurait comme si le monde entier eût à jamais perdu son gardien tutélaire.

XI. T. Flav. Domitien.

Fils de Vespasien et de l'affranchie Domitilla, Domitien, frère de Titus, régna quinze ans. Affectant d'abord la clémence, et déployant quelque énergie à l'intérieur, il paraissait encore plus actif à la guerre : aussi défit-il les Cattes et les Germains; il rendit la justice avec la plus grande impartialité. À Rome, il acheva plusieurs édifices commencés, et en construisit d'autres depuis les fondements. Comme un incendie avait dévoré les bibliothèques publiques, il répara ce désastre, en faisant venir de tous côtés, et surtout d'Alexandrie de nouveaux exemplaires des livres. Il fut si adroit dans l'art de lancer les traits, qu'en plaçant assez loin un homme, la main tendue, il faisait, entre les ouvertures de ses doigts, voler au delà ses flèches toujours sûres. Ensuite, tyran farouche et sanguinaire, il se mit à ordonner le supplice des bons citoyens; et, à l'exemple de C. Caligula, il se fit appeler seigneur et dieu. Dans sa ridicule apathie, il éloignait tout le monde, et poursuivait des volées de mouches. C'était chez lui une passion, un délire : exercice honteux qu'il appelait du mot grec klinop‹lh (exercice de lit). De là cette réponse à un homme qui demandait s'il y avait quelqu'un au palais : « Pas même une mouche, » lui dit-on. Les cruautés de Domitien, et surtout le nom injurieux de prostituée, qu'il donnait à Antonius, gouverneur de la haute Germanie, enflammèrent le courroux de ce dernier, qui voulut usurper l'empire. Mais Norbanus Appius le vainquit, pour l'empereur, en bataille rangée; et dès lors Domitien, redoublant de barbarie, se déchaînait, comme les bêtes féroces, contre les hommes de toute condition, sans même épargner les siens. Aussi la crainte qu'inspiraient tant d'atrocités, et des remords de conscience, poussèrent la plupart des gens du palais à conspirer contre Domitien; les instigateurs du complot furent le chambellan Parthenius et Stephanus, puis Clodianus, qui redoutait le dernier supplice pour un vol d'argent qu'il avait détourné; enfin Domitia, femme du tyran, prit part elle-même à la conjuration, parce que son amour pour l'histrion Pâris lui faisait craindre, de la part du prince, les tourments de la torture. Les conjurés percent de mille coups Domitien, qui entrait dans sa quarante-sixième année. Le sénat décréta qu'il serait enseveli comme un gladiateur, et que son nom serait partout effacé. Sous son règne, on célébra les jeux Séculaires. Jusqu'ici des Romains ou des Italiens ont gouverné l'empire : des étrangers vont maintenant devenir empereurs : exemple qui prouve que la ville de Rome dut une grandeur nouvelle à la vertu des étrangers. En effet, quoi de plus sage ou de plus modéré que Nerva? de plus divin que Trajan? de plus grand qu'Adrien?

XII. Cocceius Nerva.

Cocceius Nerva, né dans la ville de Narnium, régna seize mois et dix jours. Après son élection, sur le bruit qui vint bientôt à se répandre que Domitien vivait et allait paraître, Nerva ressentit un tremblement tel qu'il changea de couleur, perdit la voix, et put à peine se tenir debout. Mais Parthenius le rassure; il reprend confiance, et tourne ses regards vers le charme flatteur de la solennité de son avènement. Le sénat le reçut dans la curie avec des félicitations; mais seul de tous, Arrius Antoninus, homme d'une franchise énergique et son ami le plus dévoué, lui parla avec sagesse du sort de ceux qui gouvernaient, et lui dit, après l'avoir embrassé, qu'il félicitait le sénat, le peuple et les provinces, mais non point Nerva, qui toujours avait été plus heureux d'éluder la fureur des mauvais princes, que d'avoir à soutenir un si lourd, un si pesant fardeau; car il allait être en butte, non seulement aux soucis et aux périls, mais encore à tous les propos de ses ennemis et de ses amis : et souvent ces derniers, dans la présomption qu'ils ont tout mérité, deviennent, s'ils n'ont pu rien arracher, plus implacables que les ennemis mêmes du dehors. Nerva fit remise de tous les surcroîts de tributs imposés auparavant à titre de châtiment ; il releva les cités abattues, fit nourrir aux frais de l'État, dans les villes de l'Italie les jeunes filles et les jeunes gens nés de parents pauvres. Un mot de Junius Mauricus, homme plein de fermeté, l'avertit un jour de ne point s'effrayer de l'abord des méchants. Admis aux repas intimes du prince, Mauricus y vit assister Véienton, qui, pour avoir obtenu les honneurs du consulat sous Domitien, n'en avait pas moins poursuivi une foule de personnes d'accusations clandestines; dans l'entretien, on vint à parler du fameux délateur Catullus, et Nerva demandait ce qu'il ferait aujourd'hui, s'il avait survécu à Domitien : « Il souperait avec nous » répondit Mauricus. Nerva fut très versé dans la science du droit, fort habile et fort assidu à en décider les questions. Calpurnius Crassus avait tenté, par de brillantes promesses, de soulever les esprits des soldats; il fut découvert et avoua son crime; l'empereur se contenta de le reléguer à Tarente avec sa femme, malgré les reproches des sénateurs au sujet de sa clémence. Comme on demandait, pour les faire mourir, les meurtriers de Domitien, Nerva fut si consterné, qu'il ne put retenir les vomissements et le flux de ventre dont il fut saisi : il résista cependant de toutes ses forces, eu répétant qu'il aimait mieux mourir, que de souiller l'autorité impériale, en trahissant les auteurs de son élévation. Mais les soldats, sans égard pour le prince, se mirent à la recherche des coupables, égorgèrent Petronius d'un seul coup, arrachèrent à Parthenius les parties sexuelles, et les lui jetèrent dans la bouche avant de le tuer; Casperius racheta ses jours au poids de l'or; et, poussant plus loin encore l'insolence et l'atrocité du crime, il contraignit Nerva de remercier, devant le peuple, les soldats d'avoir mis à mort les plus coupables et les plus odieux de tous les hommes. Nerva adopta Trajan pour fils, l'associa à l'empire, et vécut trois mois avec lui. Dans un accès de colère, où, d'une voix tonnante, il apostrophait par son nom un certain Regulus, il se sentit inondé, de sueur; un refroidissement s'ensuivit, et un frisson violent amena des symptômes de fièvre ; Nerva eut bientôt cessé de vivre, à l'âge de soixante-trois ans. Son corps, après avoir, comme autrefois celui d'Auguste, obtenu l'honneur d'être porté par le sénat, fut enseveli dans le tombeau d'Auguste; et le jour de sa mort il y eut une éclipse de soleil.

XIII. Ulpius Trajan.

Ulpius Trajan, de la ville de Tudertiuum, appelé Ulpius du nom de son aïeul, Trajan de Trajus, auteur de sa famille paternelle, ou ainsi désigné, par le nom de Trajan, son père, régna vingt ans. Ce prince se montra pour la république tel que le génie sublime des plus illustres écrivains put peine, et bien difficilement l'exprimer. Élu empereur à Cologne, célèbre colonie de la Gaule, il fit preuve d'habileté dans l'art militaire, de douceur dans les affaires politiques, de munificence dans l'allégement des charges des cités. Il est deux choses que l'on attend des princes modèles, la vertu dans la paix, la bravoure dans la guerre, et, des deux côtés, la prudence; Trajan possédait si bien la juste mesure des plus belles qualités, qu'il semblait, en les tempérant l'une par l'autre, en avoir fait le plus heureux mélange; seulement il aimait un peu trop la table et le vin. Libéral envers ses amis, il jouissait de leur société, comme s'ils eussent été ses égaux. Il construisit des bains en l'honneur de Sura, dont le dévouement lui avait fait saisir le pouvoir. Il semble superflu de vouloir énumérer en détail chacune des vertus de Trajan : disons, en un mot, qu'il les cultiva, les perfectionna toutes. Car il fut infatigable au travail, protecteur zélé des meilleurs citoyens et des gens de guerre : il aimait principalement le génie dans toute sa simplicité, ou l'érudition dans sa plus vaste étendue, bien qu'il eût lui-même peu de savoir, et qu'il fût d'une éloquence médiocre. Passionné pour la justice, il introduisit, dans le droit divin et humain, plus d'une disposition nouvelle, sans cesser d'être le fidèle gardien de l'ancienne législation. Une chose rehaussait encore l'éclat de toutes ces qualités; c'est qu'après tant d'atroces tyrans, qui avaient perdu et renversé la constitution de l' État, Trajan semblait comme un don du ciel, fait à propos pour réparer de si funestes malheurs; aussi plusieurs présages merveilleux annoncèrent-ils son avènement. Citons le plus remarquable : Une corneille avait, sur le sommet du Capitole, prononcé en grec KalÇw ¦stai (C’est bien). Ses cendres, rapportées à Rome, durent déposées dans le forum de Trajan, sous sa colonne; et sa statue, placée sur le faîte, avec tous les honneurs du triomphe, fut transportée dans la ville, précédée du sénat et de l'armée. Sous son règne, il y eut une inondation du Tibre beaucoup plus désastreuse que sous Nerva : fléau terrible qui renversa les édifices voisins; un violent tremblement de terre éclata dans plusieurs provinces; une peste horrible, la famine et les incendies le suivirent. Partout Trajan prodigua les secours, au moyen de remèdes aussi prompts qu'efficaces ; il prescrivit que la hauteur des maisons ne dépassât point soixante pieds, pour rendre leur chute moins facile, et les frais de réparation moins coûteux, en cas d'accidents nouveaux de cette nature. De pareils bienfaits lui méritèrent le nom de père de la patrie. Il vécut soixante-quatre ans.

XIV. Elius Adrien.

Elius Adrien, d'origine italienne, fils d'Elius Adrien, cousin germain de l'empereur Trajan, et natif d'Adria ville du Picenum, qui a donné aussi son nom à la mer Adriatique, Adrien régna vingt deux ans. Comme il était très versé dans les lettres grecques, on l'appelait communément le petit Grec. Imbu des études et des mœurs athéniennes, expert non pas seulement dans la langue, mais dans tous les arts de l'Attique, il savait chanter et s'accompagner de la cithare; il était à la fois arithméticien, musicien, géomètre, peintre, sculpteur en airain ou en marbre, digue de rivaliser avec les Polyclète et les Euphranor. Enfin, il avait tellement le génie des sciences que bien rarement peut-être la nature s'essaya à former un type si parfait. Sa mémoire incroyable lui rappelait aussitôt les lieux, les affaires, les soldats qu'il citait tous par leurs noms, même les absents. Actif, infatigable, il parcourait de pied l'étendue de chaque province, devançant toujours ceux qui l'accompagnaient, soit que, dans ses courses à travers le monde, il relevait toutes les villes abattues, ou qu'il en accrût les ressources avec les troupes d’artisans qu'il menait à sa suite. Car il avait, sur le modèle des légions utilitaires, classé en cohortes et en centuries les serruriers, les arpenteurs-géomètres, les architectes, en un mot tous les ouvriers propres à élever des murailles ou à les embellir. Adrien était un véritable protée, qui prenait mille et mille formes diverses : né pour les vices et pour les vertus dont il semblait disposer en arbitre, réglant, par une sorte d'artifice la mobilité de son esprit, il déguisait adroitement son humeur jalouse, triste, lascive, pleine d'insolence et de vanité; affectant la continence, la douceur, la clémence, tandis que, d'une autre part, il dissimulait la soif de gloire qui dévorait son âme. Trop prompt à provoquer comme à riposter par des mots sérieux, enjoués, mordants, il rendait vers pour vers, épigramme pour épigramme; on l'aurait cru réellement préparé d'avance contre tout. Les injures dont il accabla Sabina, son épouse, presque comme une vile esclave, la poussèrent au suicide. Du reste, elle répétait ouvertement qu'ayant reconnu par expérience toute l'atrocité du caractère d'Adrien, elle avait travaillé à ne pas devenir enceinte de ses oeuvres pour la perte du genre humain. Vaincu par la violence d'une maladie sous-cutanée, qu'il avait supportée longtemps avec résignation, en proie à de cuisantes douleurs qu'il ne pouvait plus endurer, il fit périr plusieurs membres du sénat. Après avoir, par des présents secrets, obtenu la paix de plusieurs rois, il se vantait publiquement d'avoir fait plus de conquêtes par le repos que d'autres par les armes. Les charges publiques, celles du palais, les fonctions utilitaires furent soumises par Adrien à des formes nouvelles qui durent encore aujourd'hui, sauf les légers changements que Constantin leur a fait subir. Adrien vécut soixante-deux ans enfin, à ses derniers moments, qui furent déplorables, il souffrait dans presque tous les membres des tortures si truelles, que souvent il pria ses plus fidèles esclaves de lui ôter la vie; il s'offrait à leurs coups, et, pour qu'il ne se tuât pas lui-même, ses amis les plus chers le gardaient et veillaient à sa conservation.

XV. Antonin le Pieux.

Antonin Milvius, appelé aussi Bojonius, et depuis encore surnommé le Pieux, régna vingt-trois ans. Adopté pour fils par Adrien, dont il avait été le gendre, il montra tant de bonté sur le trône, qu'il vécut assurément sans modèle. Toutefois son siècle le mit en parallèle avec Numa, parce qu'il gouverna vingt-trois ans le monde, sans aucune guerre, par sa seule autorité; objet réel de crainte et d'amour pour tous les rois, toutes les nations et tous les peuples, qui voyaient en lui un père ou un patron plutôt qu'un maître ou un empereur; et qui jaloux d'obtenir sa protection comme celle d'un dieu propice, le demandaient d'une voix unanime pour juge des différends qui s'élevaient entre eux. Ajoutons que les Indiens, les Bactriens et les Hyrcaniens lui envoyèrent des ambassadeurs, quand ils connurent l'équité d'un empereur si magnanime : équité que relevaient encore la beauté grave de son visage, et une taille majestueuse où s'alliaient la vigueur et la grâce. Avant de venir recevoir les salutations du matin, il prenait un léger morceau de pain, pour empêcher le sang de se refroidir autour du cœur à la suite d'une longue abstinence, pour ne pas se trouver surpris par l'épuisement de ses forces, et hors d'état de suffire à la multiplicité des affaires publiques, qu'il traitait avec la plus rare exactitude, à l'exemple du meilleur des pères de famille. Insensible à la passion de la gloire et à toute vanité, d'une douceur telle que, pressé par le sénat de poursuivre ceux qui avaient conspiré contre lui, il arrêta toute enquête, en disant qu'il n'était pas nécessaire de chercher si obstinément à découvrir ceux dont le crime n'en voulait qu'à sa vie; car, si l'on en trouvait beaucoup, ce serait faire voir que trop de monde le haïssait. Il mourut dans sa villa de Lories, à douze milles de Rome, emporta par une fièvre de quelques jours, après un règne de vingt-trois ans. On décréta en son honneur des temples, des prêtres et une infinité d'autres hommages. Telle était, disons-le, la douceur d'Antonin, que, sur un soupçon de disette de blé, la populace de Rome l'ayant poursuivi à coups de pierres, il aima mieux l'apaiser en exposant les motifs de sa conduite, que de se venger des séditieux.

XVI. Marc-Aurèle Antonin et L. Verus.

Marc Aurèle Antonin régna dix-huit ans. Ce fut un prince doué de toutes les vertus, d'un génie divin, et qui sembla donné à l'empire comme un défenseur dans les désastres publics. Car, s'il n'était pas né pur cette époque, nul doute qu'une seule et même chute aurait entraîné la ruine de tout l'état romain. Nulle part, en effet, les armes ne laissaient le repos; des guerres éclataient dans tout l'Orient, dans l'Illyrie, l'Italie et la Gaule. Tremblements de terre suivis de la destruction des cités, débordements des fleuves, pestes fréquentes, nuées de sauterelles désolant les campagnes, enfin tout ce qu'on peut dire ou imaginer de fléaux venant d'ordinaire frapper les mortels des plus terribles angoisses, se déchaîna furieux sous le règne de Mare Aurèle. Il est, je crois, dans les attributions de la divinité, quand la loi de l'univers, la nature, ou quelque autre puissance inconnue aux hommes, produit l'excès des maux, qu'alors les sages conseils de ceux qui gouvernent viennent, comme les remèdes de la médecine, adoucir de si cruelles douleurs. Marc Aurèle, par un nouveau genre de bienveillance, associa à l'empire son proche parent, Lucius Annius Verus. Mais ce dernier, sur la route d'Altinum à Concordia mourut frappé d'un coup de sang, maladie que les Grecs appellent apoplexie; il était alors dans la onzième année de son règne. Passionné pour les vers, surtout pour les tragédies, il avait un caractère farouche et débauché. Après la mort de Verus, Marc Antonin gouverna seul la république. Dès ses premières années, il parut si tranquille et si calme, que, même enfant, joyeux ou triste, jamais il ne changeait de visage : voué à l'étude de la philosophie, et très habile dans les lettres grecques. Il permit aux citoyens de distinction de donner des repas aussi somptueux que les siens, et de s'y faire servir par des esclaves vêtus connue ceux de l'empereur. Dans un moment où le trésor public était épuisé, n'étant plus à même de faire des largesses aux soldats, mais ne voulant imposer aux provinces ou au sénat aucune contribution extraordinaire, il fit vendre en détail, aux enchères, sur le forum de Trajan, tout le mobilier de la couronne, les vases d'or, de cristal et de porcelaine, les robes d'or, de pourpre et de la précieuse étoffe des Sères, qui lui appartenaient, puis celles de l'impératrice, enfin mille bijoux de prix : l'encan dura deux mois consécutifs, et produisit une somme immense. Cependant, après la victoire, il racheta argent comptant ces effets à ceux des acquéreurs qui voulurent s'en défaire; mais il n'inquiéta aucun de ceux qui préfèrent garder ce qu'ils avaient une fois acheté. Sous son règne périt l'usurpateur Cassius. Marc Aurèle mourut lui-même de maladie, à cinquante-neuf ans, auprès de Vendobona. Dès qu'on apprit à Rome la nouvelle de sa mort, ce ne fut plus que désespoir et confusion dans toute la ville ; le sénat, vêtu d'habits de deuil, se rendit en pleurant à la curie; et ce que l'on avait cru si difficilement de Romulus, tous les cœurs, confondus dans le même sentiment, le pensèrent d'avance de Marc Aurèle, et proclamèrent qu'il était reçu dans le ciel. Aussi, l'on décréta en son honneur des temples, des colonnes et beaucoup d'autres hommages.

XVII. L. Aurelius Commode.

Aurelius Commode, fils de Marc Antonin, et appelé aussi de ce dernier nom, régna treize ans. Il montra tout d'abord quel tyran il devait être un jour : car son père l'avertissant, à sa dernière heure, de ne point laisser les barbares, déjà écrasés, reprendre des forces : « Celui qui vit, répliqua Commode, peut, même lentement, terminer les affaires; mais un mort ne peut rien. » Plus sanguinaire que tous les autres empereurs, les surpassant tous en débauche, en avarice, en cruauté, sans foi pour personne, et plus implacable encore envers ceux qu'il avait comblés des plus grands honneurs et de présents magnifiques, il fut si dégradé dans ses passions, qu'il combattit fort souvent dans l'amphithéâtre sous l'armure des gladiateur. L'affranchie Marcia, courtisane d'une rare beauté, qui, par ses charmes et par ses artifices, s'était rendue maîtresse absolue de son esprit, lui présenta, au sortir du bain, une coupe empoisonnée. Enfin un vigoureux athlète le saisit et l'étrangla : il mourut ainsi à l'âge de trente-deux ans.

XVIII. P. Helvius Pertinax.

Helvius Pertinax régna quatre-vingt-cinq jours. Comme il ne prit le pouvoir que malgré lui et après une résistance opiniâtre, on lui donna le surnom de Pertinax. De basse extraction, fait empereur lorsqu'il était préfet de Rome, il succombe, à l'âge de soixante-sept ans, sous les coups redoublés de Julianus, son assassin ; sa tête est promenée dans toute la ville. Telle fut la fin tragique d'un homme qui, nouvel exemple des vicissitudes humaines, avait passé par tous les degrés des emplois les plus laborieux, pour s'élever jusqu'au faite des grandeurs, en sorte qu'on l'appelait le jouet (la balle) de la fortune. En effet, issu d'un père qui était fils d'affranchi, il fut maître d'école, enseignant à lire aux enfants, chez les Liguriens, dans l'humble champ de Lollius Centianus, dont il avouait très volontiers, à l'époque même où il était préfet de Rome, avoir été le client. Il était plus libéral en paroles qu'en actions : et qui lui fit donner le surnom grec de Xrhstolñgow. Jamais un outrage qu'il avait reçu ne put le porter à en tirer vengeance. Il aimait la simplicité; sa conversation, sa table, sa démarche n'avaient rien que de fort ordinaire. Après sa mort, on lui décerna le titre de divin : pour célébrer sa mémoire, des applaudissements sans fin éclatèrent, et l'on cria de toutes parts jusqu'à extinction de voix : « Sous l'empire de Pertinax nous avons vécu dans la sécurité; nous n'avons craint personne : gloire au père le plus pieux, au père du sénat, au père de tous les bons citoyens! »

XIX. Didius Julianus.

Didius Julianus, originaire de Milan, régna sept mois. Il était noble, très habile jurisconsulte, factieux, téméraire, avide du trône. À cette époque, Pescennius Niger à Antioche, et Septime Sévère à Sabaria, ville de Pannonie, sont créés augustes. Julianus, conduit par Sévère dans la partie la plus retirée des bains du palais, est contraint de tendre la gorge comme un condamné; on lui tranche la tête, et elle reste exposée sur la tribune aux harangues.

XX. Septime Sévère.

Septime Sévère régna dix-huit ans. Il fit mourir Pescennius, monstre de turpitude. Sous son règne aussi, Albinus, qui avait pris dans la Gaule le titre de césar, est tué près de Lyon. Sévère laissa pour successeurs ses fils Bassien et Géta. Il fit élever, dans la Grande-Bretagne, d'un bout de la mer à l'autre, une muraille de trente-deux mille pas. Il fut le plus belliqueux de tous les princes qui régnèrent avant lui. D'un esprit vif, il persévérait jusqu'à la fin dans tous les projets qu'il avait formés. Là où il était porté d'inclination, sa bienveillance était admirable et constante. S'il recherchait avec soin l'argent c'était pour le répandre avec grandeur et libéralité. Aussi ardent pour ses amis que contre ses ennemis, il enrichit Lateranus, Cilon, Anulinus, Bassus et beaucoup d'autres, en leur donnant des palais dignes d'être cités avec honneur; nous voyons encore aujourd'hui les plus remarquables, ceux qu'on appelle palais des Parthes et de Lateranus. Il ne permit, sous sa domination, de vendre les honneurs à personne. Assez versé dans les lettres latines, savant dans la langue grecque, il avait l'éloquence plus facile encore dans l'idiome carthaginois, parce qu'il était originaire de Leptis, ville d'une province d'Afrique. N'ayant plus la force de supporter les douleurs qu'il ressentait dans tous les membres et surtout aux pieds, à la place du poison qu'on lui refusait, il dévora avec avidité un plat de grosse viande fort lourde, qu'il ne put digérer, et il étouffa d'indigestion, à l'âge de soixante-cinq ans.

XXI. Aur. Antonin Caracalla.

Aurèle Antonin Bassien Caracalla, fils de Sévère, et né à Lyon, régna seul six ans. Il fut appelé Bassien du nom de son aïeul maternel. Comme il avait rapporté de la Gaule plusieurs sortes d'habillements, introduit à Rome les casaques ou caracacalles traînantes, et forcé le peuple à venir le saluer dans ce nouveau costume, on lui en appliqua le nom, et il fut surnommé Caracalla. Il tua Géta, son frère : crime que lui fit expier, par des accès de fureur, la poursuite acharnée des Furies, si justement appelées vengeresses; mais, dans la suite, il guérit de ce délire. À la vue du corps d'Alexandre de Macédoine, il se fit appeler Grand et Alexandre; les flatteries mensongères de ses courtisans lui persuadèrent qu'il ressemblait parfaitement de figure à ce prince, parce qu'il s'avançait, le regard menaçant et la tête inclinée vers l'épaule gauche, signes distinctifs qu'il avait remarqués dans les traits du héros. Sans frein dans ses débauches, il alla jusqu'à épouser sa belle-mère. Sur la route de Carres, arrivé prés d'Edessa, au moment oit il passait à l'écart pour satisfaire un besoin naturel, il fut tué par un soldat qui le suivait comme pour veiller à sa garde. Il vécut prés de trente ans. On rapporta son corps à Rome.

XXII. Macrin et Diadumène.

Macrin et son fils Diadumène, créés empereurs par l'armée, régnèrent quatorze mois. Bientôt ils sont mis à mort par cette même armée, parce que Macrin cherchait à réprimer le luxe des soldats et à réduire l'élévation de leur solde.

XXIII. Aur. Antonin Varius Héliogabale.

Aurèle Autonin Varius, appelé aussi Héliogabale, et fils de Caracalla et de Sémea, cousine de ce prince qui l'avait déshonorée secrètement, régna deux ans et huit mois. Damien, aïeul de Sémea, mère d'Antonin Varius, avait été prêtre du soleil; aussi les Phéniciens, dont il était compatriote, le nommaient-ils Héliogabale; de là, le même nom donné au nouvel empereur. Arrivé à Rome où l'armée et le sénat l'attendaient avec la plus vive impatience, il se souille de toutes les sortes d'infamies. Comme l'impuissance de son extrême jeunesse ne lui permettait pas encore d'assouvir sa passion pour le, libertinage, il la tourna contre lui-même, et se fit appeler du nom de femme Bassiène, au lieu de Bassien. Feignant d'épouser une Vierge de Vesta, après une mutilation complète, il se consacra au culte de la Grande-Déesse. Il créa césar son cousin Marcellus, nommé depuis Alexandre. Il fut tué lui-même dans un soulèvement militaire. Les soldats traînèrent son corps à travers les rues de la ville comme le cadavre d'un chien, l'appelant dans leurs railleries militaires, chienne à la passion indomptable et qui tenait de la rage. Enfin, comme l'ouverture d'un égout se trouvait trop étroite pour recevoir son cadavre, on le poussa jusqu'au Tibre, et on le précipita dans le fleuve, après avoir eu soin d'y attacher une pierre énorme, pour l'empêcher de jamais surnager. Héliogabale vécut seize ans. Les circonstances de sa mort lui firent donner les surnoms de Tiberinus et de Tractitius.

XXIV. Alexandre Sévère.

Alexandre Sévère régna treize ans. Il fit le bonheur de l'empire, mais il essuya d'affreux malheurs. Sous son règne, Taurinus, élu auguste, se précipita lui-même par crainte dans l'Euphrate. Ensuite Maximin saisit à son tour le pouvoir, après avoir séduit une grande partie de l'armée. Alexandre, qui se voit abandonné de ses gardes, s'écrie que sa mère était la cause de son trépas; puis il s'enveloppe la tête, présente au glaive de l'assassin, qui accourt, sa gorge fortement serrée, et meurt à vingt-six ans. Mammée, sa mère, avait poussé l'avarice jusqu'à contraindre son fils à faire servir une seconde fois sur sa table, fût-ce même en un festin, les restes les plus exigus du dîner le plus ordinaire.

XXV. Julius Maximin.

Le Thrace Julius Maximin, soldat de fortune, régna trois ans. Il poursuivit les innocents tout comme les coupables, il est mis en pièces avec son fils, auprès d'Aquilée, dans un soulèvement des soldats, qui s'écrient tous, dans leurs plaisanteries militaires, qu'il ne fallait pas même conserver un petit d'une détestable race de chien.

XXVI. Les Gordiens, père et fils, Pupien et Balbin.

Les deux Gordiens, père et fils, qui, sous le règne de Maximin, avaient saisi le pouvoir, périrent l'un après l'autre. Il en fut de même ensuite de Pupien et et Balbin que l'on massacra lorsqu'ils s'emparaient du trône.

XXVII. Gordien le jeune.

Gordien le jeune, né à Rome de la fille du second Gordien et d'un père très illustre, régna six ans. Le préfet du prétoire, Philippe, ameute et soulève contre lui les soldats, puis le tue près de Ctésiphon; Gordien avait alors dix-neuf ans. Il fut enseveli sur les frontières de l'empire des Romains et des Perses : circonstance qui fit donner à cet endroit le nom de Tombeau de Gordien.

XXVIII. Marcus Julius Philippe.

Manus Julius Philippe régna cinq ans. Les troupes le massacrèrent à Vérone; il eut la tête fendue jusqu'aux dents. Son fils Caïus Julius Saturninus, qu'il avait associé au pouvoir, est tué dans Rome; il n'avait, que douze ans. Ce prince était d'un caractère si grave et si triste, que, dès l'âge même de cinq ans, jamais aucune ruse ne parvint à le faire rire, et qu'entendant son père, lors des jeux Séculaires, pousser des éclats de rire trop bruyants, il lui lança, malgré son extrême enfance, un regard sévère et irrité. De la plus basse extraction, Philippe était fils d'un chef de voleurs très célèbre.

XXIX. Dèce.

Dèce, né à Bubalia, dans la basse Pannonie, régna trente mois. Il fit césar son fils Dèce. Doué de tous les talents et de toutes les vertus, doux et populaire en temps de paix, Dèce le père déploya la plus grande énergie sous les armes. Étant tombé dans le gouffre d'un marais, sur le territoire des barbares, au milieu du trouble et de la confusion, il y fut si profondément englouti, que l'on ne put retrouver son cadavre. Quant à son fils, il périt dans la guerre. Dèce vécut cinquante ans. Sous son règne, Licinien Valens fut élu empereur.

XXX. Vibius Gallus, Volusien et Hostilien.

Vibius Gallus et son fils Volusien régnèrent deux ans. À cette époque, Perpenna Hostilien, créé empereur par le sénat, mourut bientôt de la peste.

XXXI. Émilien.

Alors Émilien fut également salué empereur en Mésie. Vibius Gallus et Volusien, qui marchent tous deux contre lui, sont massacrés par leurs légions, près d'Intéramna. Le père de Volusien était âgé d'environ quarante-sept ans : on les avait élus dans l'île de Méninge, appelée Girba de nos jours. D'une autre part, Émilien, après un règne de quatre mois, périt près de Spolète, ou d'un pont qui dit-on, reçut le nom de Sanguinaire, à cause du meurtre de ce prince ; ce pont était situé dans le pays qui tenait le milieu entre Ocriculum et Narnia, Spolète et la ville de Rome. Maure d'origine, Émilien était batailleur, mais sans aveugle précipitation. Il vécut moins de cinquante-trois ans.

XXXII. Licinius Valérien, Gallien et les tyrans.

Licinius Valérien, surnommé Colobius, régna quinze ans. De la naissance la plus illustre, il n'en était pas moins stupide; et d'une apathie profonde, sans expérience aucune des affairas publiques, nul pour le conseil ou pour l'action. Il fit auguste son fils Gallien, et césar, Cornelius Valerianus, fils de Gallien. Sous le règne de ces princes, Regillianus dans la Mésie, et Cassius Latienus Postumus dans la Gaule, furent créés empereurs, après avoir tué le fils de Gallien. À leur exemple, Élien à Mayence, en Égypte Émilien, Valens en Macédoine, Aurcolus à Milan, envahirent le pouvoir. Quant à Valérien, il portait la guerre en Mésopotamie, lorsque, vaincu par le roi des Perses Sapor, et bientôt même fait prisonnier, il fut réduit à vieillir, chez les Parthes, dans une servitude ignominieuse: car, tant qu'il vécut, le roi de cette province avait coutume de le faire courber jusqu'à terre et de lui mettre le pied sur la tête, lorsqu'il voulait monter à cheval.

XXXIII. Gallien.

Gallien mit en lieu et place de son fils légitime Cornelius, son autre fils Salonin, fruit de ses inconstantes autours avec des maîtresses : car il avait eu cet enfant de son épouse, ou plutôt de sa concubine, appelée Salonine on Pipa qu'un mariage, nul aux yeux des Romains, lui fit obtenir du roi des Marcomans, son père, auquel il céda, par un traité, une partie de la haute Pannonie. Il finit par marcher contre Aurcolus. Après l'avoir défait et mis en fuite près du pont qu'on appelle de son nom le pont d'Aureolus, il assiégea Milan; mais, victime d'une ruse du même Aurcolus, il fut tué par ses propres soldats. Il régna quinze années, sept avec son père, et huit tout seul. Il mourut à cinquante ans.

XXXIV. Claude (II) et son frère Quintilius.

Claude régna deux ans. On le croit généralement fils de Gordien, qui l'aurait eu d'un mariage contracté dans sa jeunesse avec une femme d'un âge mûr. Désigné empereur par les dernières volontés de Gallien mourant, Claude, campé près du Tésin, reçut les insignes de la puissance impériale des mains de Gallonius Basilius, chargé de cette mission par Gallien. Après qu'Aureolus eut été tué par ses propres soldats, Claude prend le commandement des légions, livre bataille aux Alamannes, non loin du lac Benacus, et en dissipe une si grande multitude, que la moitié à peine survécut au désastre, Sur ces entrefaites, Victorin s'empare du souverain pouvoir. Claude, qui avait ordonné de consulter les livres Sibyllins, apprend par eux que la mort du premier sénateur, appelé à donner son avis dans l'assemblée, doit être le remède aux maux de l'empire ;comme Pomponius Bassus, alors prince du sénat, s'offrait au trépas, Claude ne put souffrir qu'on éludât le sens de l'oracle, et fit à I'État le sacrifice de sa vie, en disant que le premier membre d'un corps aussi auguste que le sénat n'était autre que l'empereur lui-même. Ce dévouement fut si agréable à tout le monde que non seulement Claude reçut le nom de divin, mais qu'on lui éleva une statue d'or près de la statue même de Jupiter, et que les sénateurs placèrent religieusement dans la curie un écusson d'or qui le représentait en buste. Il eut pour successeur son frère Quintilius, qui fut tué après un règne de quelques jours.

XXXV. Aurélien.

Aurélien, né, entre la Dacie et la Macédoine, d'un père assez, obscur, et selon quelques-uns, fermier de l'illustre sénateur Aurelius, régna cinq ans et six mois, On peut le comparer soit à Alexandre le Grand, soit à César le dictateur : car, en trois années, il reconquit le monde romain sur les barbares qui l'avaient envahi; et même Alexandre ne pénétra dans l'Inde qu'après treize ans de victoires éclatantes; Caïus César mit dix ans à faire la conquête des Gaules, et combattit quatre ans contre ses concitoyens, Aurélien fut vainqueur en Italie dans trois batailles : à Plaisance, puis auprès du fleuve Métaure et du temple de la Fortune, enfin dans les plaines de Ticinum, Sous son règne, Septimius, salué empereur chez les Dalmates, est bientôt massacré par ses soldats. À la même époque, les monnayeurs se soulevèrent à Rome; Aurélien, après les avoir vaincus, étouffa la révolte par des actes de la dernière cruauté. Le premier des empereurs romains, il orna son front d'un diadème; il se para de pierreries et d'habillements tout resplendissants d'or : luxe presque inouï jusqu'alors dans les mœurs romaines. Il entoura la ville de murailles plus fortes et plus étendues. Il institua l'usage de nourrir le peuple avec de la chair de porc. En élevant à la dignité de sous-gouverneur de la Lucanie Tetricus, que l'armée avait élu empereur dans les Gaules, il lui adressa cette plaisanterie de bon goût : « On doit regarder comme le plus grand honneur de régir quelque partie de l'Italie, que de régner au delà des Alpes. » Aurélien finit par périr victime de la trahison d'un de ses esclaves, qui contrefit l'écriture impériale, et qui porta à quelques officiers, amis du prince, une liste de proscription où leurs noms étaient inscrits, comme si l'empereur les eût dévoués à une mort très prochaine : ceux-ci le tuèrent au milieu de la route, qui se trouve entre Constantinople et Héraclée. Il fut cruel, sanguinaire, toujours impitoyable, et fit périr jusqu'au fils de sa sœur. À la mort d'Aurélien, on vit un interrègne de sept mois.

XXXVI. Tacite et Florien.

Après Aurélien, l'empire fut gouverné par Tacite, prince de la plus haute vertu, qui règne deux cents jours, et meurt, à Tarse, de la fièvre. À Tacite succéda Florien. Mais une grande partie de l'armée avait choisi pour empereur Equitius Probus, guerrier plein de mérite, Florien, dont le règne de soixante jours n'avait été, pour ainsi dire, qu'un jeu s'ouvrit lui-même les veines, et mourut en perdant ainsi tout son sang.

XXXVII. Probus.

Probus, fils d'un paysan nommé Dalmatius, horticulteur habile, régna six ans. Il vainquit Saturninus, élu empereur en Orient, Proculus et Bonose, également proclamés empereurs à Cologne. Il permit aux Gaulois et aux Pannoniens d'avoir des vignes. Il en fit planter de lui main des soldats au mont Alma, près de Sirmium, et au mont d'Or, près de la haute Mésie. Il est assassiné à Sirmium, dans la tour de fer.

XXXVIII. Carus, Carin, Numérien.

Carus, de Narbonne, régna deux ans. Il s'empressa de nommer césars Carin et Numérien. Il périt à Ctésiphon, d'un coup de foudre. Son fils Numérien, atteint d'une grave ophtalmie, se faisait porter en litière; il fut massacré dans un complot, à l'instigation d'Aper, dont il était le gendre. On cachait mystérieusement sa mort, pour qu'Aper eût le temps et les moyens d'envahir le pouvoir; mais l'odeur infecte du cadavre révéla le crime. Ensuite Sabinus Julianus, qui usurpait l'empire, est tué par Carin dans les plaines de Vérone. Ce Carin se souille de tous les forfaits; il immole, sur de fausses accusations, une foule de victimes innocentes, profane la sainteté des plus illustres mariages, et se montre même le fléau de ses anciens condisciples, qui avaient pu le blesser, à l'école, par quelques mots de plaisanterie. Il finit par périt précisément de la main d'un tribun, dont il avait, disait-on, déshonoré la femme.

XXXIX. Dioclétien et Maximien Hercule.

D'origine dalmate et fils d'un affranchi du sénateur Anulius, Dioclétien, avant d'être empereur, s'appelait Dioclés, du nom de sa mère et de sa ville natale; mais aussitôt qu'il fut maître du monde romain, il changea en latin son nom grec. Il régna vingt-cinq ans. Il fit Maximien auguste, créa césars Constance et Maximien Galerius, surnommé Armentarius, et donna en mariage à Constance Theodora, belle-fille de Maximien Hercule, en le forçant de répudier sa première femme. Sous le règne de Dioclétien, Charausion dans les Gaules, Achillée en Égypte, et Julianus en Italie, furent tous trois élus empereurs, et périrent de différente manière. Julianus, l'un d'eux, après s'être percé le flanc d'un poignard, se précipita dans les flammes. Par la suite, Dioclétien abdiqua volontairement, à Nicomédie, le pouvoir impérial, et alla vieillir dans ses terres. Lorsque Hercule et Galerius le priaient de reprendre le sceptre, il en eut horreur comme d'un fléau, et leur répondit en ces termes : « Plût aux dieux que vous passiez voir à Salone les légumes cultivés par nos mains! Certes, vous jugeriez à jamais inutile de tenter cette épreuve. » Dioclétien vécut soixante-huit ans, et passa environ les neuf dernières années de sa vie dans la condition privée. Sa mort, évidemment causée par un excès de crainte, fut volontaire. En effet, Constantin et Licinius l'ayant invité aux fêtes de leurs noces, comme il s'excusa d'y assister à cause de sa vieillesse, il reçut des lettres menaçantes dans lesquelles on lui reprochait d'avoir servi les intérêts de Maxence et de favoriser Maximin; redoutant dès lors un trépas ignominieux, il finit, dit-on, par s'empoisonner.

XL. Constance, Maximien Galérius, Sévère, Maximin, Maxence, Licinius, Alexandre, Valens.

Ces jours-là, Constance, père de Constantin et Armentarius, tous deux césars, sont proclamés augustes; on nomme césars Sévère en Italie, et en Orient Maximin, neveu de Galerius : à la même époque, Constantin est fait césar. Maxence est salué empereur dans une villa, à six milles de Rome, sur la Voie Lavicana; puis Licinius est créé auguste, et le même mode d'élection fait nommer empereur Alexandre à Carthage; enfin, et toujours par les mêmes procédés, Valens devient empereur; voici quelle fut la fin tragique de tous ces princes. Sévère est tué par Maximien Hercule, prés de Rome, aux Trois Tavernes, et on l'ensevelit dans le tombeau de Gallien, à neuf milles de Rome sur la voie Appienne. Maximien Galerius mourut d'un ulcère qui lui dévora les parties naturelles. Maximien Hercule, assiégé par Constantin à Marseille et fait ensuite prisonnier, subit le dernier des supplices, la strangulation. Alexandre est massacré par les troupes de Constantin. Maxence, en combattant contre Constantin, au moment où, un peu au-dessus du polit Milvius, il se hâte de traverser de côté une embarcation formée de batelets, tombe au fond des eaux, entraîné par la chute de son cheval et son corps, profondément enfoncé dans la vase par le poids de sa cuirasse, put à peine être retrouvé. Maximin périt à Tarse d'une mort naturelle. Valens est immolé par Licinius. Voici maintenant quel fut le caractère de ces princes. Aurelius Maximien, surnommé Hercule, était féroce, débauché à l'excès, grossièrement stupide, né en Pannonie, et de la plus basse extraction. Car, aujourd'hui encore, non loin de Sirmium, sur une éminence, où l'on a fait construire un palais, on voit le lieu où ses parents exerçaient des travaux mercenaires. Il mourut à soixante ans, après avoir été vingt ans empereur. Il eut de la Syrienne Eutropia Maxence et Fausta, femme de Constantin; il avait fait épouser à Constance, père de ce prince, Theodora sa belle-fille. Mais on prétend que Maxence n'était qu'un enfant supposé, et qu'au moyen de cette ruse de femme, Eutropia s'était efforcée de captiver le cœur de son époux par l'heureux présage de la plus agréable fécondité; dont le premier gage était un fils. Ce Maxence ne fut jamais cher à personne, pas même à son père, ou à son beau-père Galerius. Pour celui-ci, quoique ignorant et grossier dans l'art de rendre la justice, il fut cependant assez recommandable, d'un beau physique, guerrier non moins heureux qu'habile, né de parents laboureurs, berger de grands troupeaux ; d'où on lui donna le surnom d'Armentarius. Originaire de la Dacie Riveraine, il y fut enseveli : il avait appelé cet endroit Romulien, du nom de Romula, sa mère. Il osa affirmer avec un insolent orgueil qu'à l'exemple d'Olympias, mère d'Alexandre le Grand, sa mère l'avait eu d'un dragon. Maximin Galerius, fils de la sœur d'Armentarius, et dont le nom véritable, avant son élévation à l'empire était Daca, fut quatre ans césar, puis trois années auguste en Orient. Berger le naissance et d'éducation, mais passionné pour la sagesse et pour les lettres, de mœurs pacifiques, il aimait trop le vin. Dans ses moments d'ivresse, lorsque la tête était perdue, il lui arrivait de commander des actes de rigueur; mais comme le repentir s'ensuivait bientôt, il voulait qu'on différât l'exécution de ses ordres jusqu'au moment où il serait à jeun par exemple jusqu'au matin. Alexandre, Phrygien de naissance, était naturellement timide, et son âge avancé le rendait incapable de supporter le travail.

XLI. Constantin, Licinius, Crispus, Constantin [le jeune], Licinien, Martinien, Constance, Constant, Delmace, Anibalien, Magnence, Vétranion.

Après la mort de tous ces princes, les droits de l'empire passèrent à Constantin et à Licinius. Constantin, fils de l'empereur Constance et d'Hélène, régna trente ans. Comme Galerius le retenait, dans sa jeunesse, en otage à Rome, sous un prétexte de religion, il prit la fuite, et, pour frustrer dans leur espoir ceux qui le poursuivaient, partout sur son passage il tua les chevaux de service public, et se rendit en Grande-Bretagne auprès de son père : le hasard voulut que ce fût précisément à l'époque où Constance touchait à son heure dernière. Il meurt, et de l'accord unanime de tous les assistants, et surtout d'Erocus, roi des Alamannes, qui avait accompagné Constance pour lui prêter secours, Constantin prend l'empire. Il marie sa sœur Constance avec Licinius, qu'il fit venir à Milan, et nomme césars son fils Crispus, qu'il avait eu de sa concubine Minervina, et son autre fils Constantin, qui venait de naître dans la ville d'Arles, enfin le fils de Licinius, Licinien, qui avait à peu près vingt mois. Mais comme il est rare que la concorde règne longtemps dans les empires, la division éclate entre Licinius et Constantin et d'abord, à Cibales, près du marais d'Hiulea, Constantin force de nuit les retranchements de Licinius, qui prend la fuite, et gagne précipitamment Byzance. Là, il crée césar Martinien, chef des serviteurs du palais. Constantin, vainqueur une seconde fois sur le champ de bataille, contraint en Bithynie Licinius, auquel il s'engage à laisser la vie, de lui remettre, par les mains de son épouse, les insignes de la puissance impériale. Il le relègue ensuite à Thessalonique, et bientôt il le fait mourir avec Martinien. Licinius prit, après un règne d'environ quatorze ans; il entrait dans sa soixantième année. Il était d'une avarice exécrable, débauché, dur, intraitable, emporté, ennemi juté des lettres, que, dans l'excès de son ignorance, il traitait de peste et de fléau public, principalement l'éloquence du barreau. Assez utile toutefois aux cultivateurs et aux habitants de la campagne, parce qu'il était né et qu'il avait été élevé dans les champs; il avait aussi, pour la discipline militaire, toute la sévérité des premiers Romains. Il pourchassait impitoyablement les eunuques et les courtisans de toute espèce, qu'il appelait les mites et les souris du palais. Bientôt Constantin, devenu maître de tout l'empire romain par le merveilleux succès de ses armes, ordonne la mort de son fils Crispus, à l'instigation, comme on le pense, de sa femme Fausta. Ensuite il fait plonger et étouffer celle-ci dans des bains brûlants, à cause des reproches que lui adressait Hélène, sa mère, inconsolable du meurtre de son petit-fils Crispus. Constantin fut beaucoup trop passionné pour la gloire. Il avait coutume d'appeler Trajan la pariétaire, parce qu'il voyait le nom de ce prince inscrit avec honneur sur une foule d'édifices. Il construisit un pont sur le Danube. Il orna de pierreries le manteau impérial, et ceignit pour toujours le diadème. Il ne laissa pas cependant de faire beaucoup de bien en plusieurs choses : ainsi il réprima, par des lois très sévères, les délations calomnieuses; il encouragea les beaux-arts et surtout l'étude des lettres; on le voyait lui-même lire, écrire, méditer, accueillir les députations et les plaintes des provinces. Après avoir affermi dans la dignité de césars ses enfants et son neveu Delmace, il mourut de maladie à soixante-trois ans; dans la moitié de sa carrière, il régna seul pendant treize années. Il était plus railleur que bienveillant en paroles : de là, ce surnom de Trachala que lui appliqua le proverbe vulgaire : on l'appela dix ans le modèle des empereurs, brigand les douze années suivantes, pupille enfin les dix dernières années de son règne, à cause de ses profusions inouïes. Sa dépouille mortelle fut ensevelie à Byzance, autrement dite Constantinople. Après sa mort, Delmace est tué dans une sédition militaire. Ainsi la domination du monde romain fut réduite à trois empereurs, aux trois fils de Constantin : Constantin II, Constance et Constant. Ils se partagèrent l'empire de la manière suivante : Constantin le jeune gouverna tous les pays au delà des Alpes; Constance, l'Asie et l'Orient à partir du détroit de la Propontide; Constant, l'Illyrie, l'Italie et l'Afrique, la Dalmatie, la Thrace, la Macédoine et l'Achaïe; Anibalien, frère consanguin du césar Delmace, eut l'Arménie et les nations alliées circonvoisines. Cependant le droit de possession de l'Italie et de l'Afrique fait aussitôt éclater la discorde entre Constant et Constantin. Ce dernier, tel qu'un bandit, et dans un honteux état d'ivresse, se jette imprudemment sur les possessions des autres; mais il est massacré et précipité dans le fleuve Alsa, non loin d'Aquilée. D'une autre part, tandis que Constant, tout à sa passion pour la chasse, s'égaie dans les forêts et dans les bois, quelques officiers conspirent sa perte, excités par Chrestius, Marcellinus et Magnence. On fixe le jour de l'attentat, et Marcellinus, sous prétexte de célébrer la naissance de son fils, invite à souper la plupart des conjurés. Le festin se prolonge fort avant dans la nuit, et Magnence, qui est sorti de la salle comme pour satisfaire un besoin naturel, prend les insignes distinctifs du pouvoir. À cette nouvelle, Constant essaye de fuir, mais il est tué près d'Helena, ville voisine des Pyrénées, par Gaison, envoyé contre lui avec toute l’élite des troupes; il expire, à vingt-sept ans, la treizième année de sa domination d'auguste, après avoir été trois ans césar. Il était faible des pieds et des mains, par suite d'une maladie des articulations : heureux sous un beau ciel, sur une terre féconde, et sans avoir rien à craindre des barbares, il aurait pu doubler encore ces avantages, si la raison plutôt que l'intérêt l'avait guidé dans les promotions des gouverneurs de provinces. À la nouvelle de sa mort, le général Vétranion saisit l'empire à Mursia, en Pannonie; mais, après quelques jours. Constance le dépouille du trône, accordant à son grand âge et la vie et même un voluptueux repos, Vétranion fut simple et naïf presque jusqu'à la stupidité.

XLII. Gallus, Decentius, Népolien, Silvanus, et Julien.

Constance proclame César Gallus, son frère de père, et le marie à sa sœur Constantine. Magnence élut aussi césar, au delà des Alpes, son frère consanguin Decentius. Dans le même temps, à Rome, Népotien, fils d'Eutropia, sœur de Constantin, poussé par une foule de gens perdus, s'empare du titre d'auguste: Magnence l'écrase le vingt-huitième jour de son usurpation. À cette époque, Constance défait Magnence, à la bataille de Mursia :guerre désastreuse où succombèrent, pour ainsi dire, plus que partout ailleurs les forces de Rome, et où la fortune de tout l'empire sembla pour jamais anéantie. Magnence se réfugie ensuite en Italie, et dissipe, auprès de Ticinum, les troupes nombreuses qui le poursuivaient avec toute l'imprudence et toute l'audace qu'inspire d'ordinaire la victoire. Quelque temps après, réduit, à Lyon, aux dernières extrémités, il prit une épée dont il s'était secrètement muni, et se perça le flanc, en appuyant la garde contre la muraille, pour donner au coup plus de force : comme il était d'une taille élevée, sa blessure lui fit rendre des flots de sang par le nez et par la bouche, et il expira le quarante-deuxième mois de son règne, à l'âge d'environ cinquante ans. Né de parents barbares, dans la Gaule, il devait à son goût pour la lecture une conception vive; sa conversation était piquante; vaniteux et d'une excessive timidité, il avait cependant l'art de cacher sa frayeur sous le masque de l'audace. À la nouvelle de sa mort, Decentius se pendit, à l'aide d'un nœud coulant fait avec une bandelette. À cette époque, le césar Gallus est tué par Constance; il avait régné quatre ans. Silvanus, fait empereur, périt le vingt-huitième jour de son règne. Il était d'un caractère plein de douceur. Quoique né d'un père barbare, il n'en fut pas moins poli et cultivé par l'éducation romaine. Constance élève à la dignité de césar Claude Julien, frère de Gallus, alors âgé d'environ vingt-trois ans. Ce prince détruisit, en Gaule, dans les plaines d'Argentoratum, avec une poignée de soldats, une innombrable armée d'ennemis. Des monceaux de cadavres s'élevaient tels que des montagnes : des fleuves de sang inondaient la terre : on prit l'illustre roi Chonodomarius; on mit en fuite tous les nobles gaulois : l'empire romain recouvra ses anciennes limites. Peu de temps après, Julien, qui a livré bataille aux Alamannes et qui a fait prisonnier leur roi Vadomarius, est proclamé auguste par les légions de la Gaule. Aussitôt Constance lui envoie ambassades sur ambassades, pour le presser de reprendre son ancienne position et son premier titre de césar. Julien répond, par lettres beaucoup plus modérées, que, malgré le titre qui lui donne un pouvoir sans bornes, il n'en obéira que plus officieusement encore. Constance sent alors redoubler son dépit, et, furieux d'une telle conduite, il arrive à Mopsocrène, au pied du mont Taurus ; mais là, saisi d'une fièvre violente qu'augmentait encore par l'insomnie l'excès de son indignation, il meurt âgé de quarante-quatre ans, la trente-neuvième année de son règne, après avoir été vingt-quatre ans auguste : seul huit années, seize avec ses frères et Magnence, et quinze ans césar. Heureux dans les guerres civiles, il eut, dans les expéditions étrangères, des revers déplorables ; il lançait les flèches avec une merveilleuse adresse : plein de tempérance et de sobriété, dormant peu, supportant la fatigue, il aspirait à briller sous le rapport de l'éloquence ; mais incapable d'y atteindre par la lenteur de sa conception, il était jaloux des hommes éloquents. Livré à la passion des eunuques, des courtisans et de ses femmes, il se contentait de telles amours, sans jamais se déshonorer par des excès de débauche bizarres ou injustes. Il eut plusieurs épouses;, mais il aima surtout Eusebie, qui était belle sans doute, mais qui se servait des Adamantin, des Gorgonia et autres suppôts de tracasseries incessantes, pour nuire, à la réputation de son époux, contrairement au rôle des femmes vertueuses, dont les sages conseils sont souvent d'un utile secours leurs maris. Car, sans parler des autres, on ne saurait vraiment dire combien Pompéia Plotina sut augmenter la gloire de Trajan. Les intendants de ce prince tourmentaient à tel point les provinces de leurs délations calomnieuses, que l'un d'entre eux passait pour aborder tout homme riche en lui disant : « Pourquoi as-tu? » Un autre : « D'où as-tu? » Un troisième : « Donne ce que tu as.» Plotine s'en prit vivement à son époux, et, lui reprochant d'être insensible à sa gloire, elle le rendit tel, que, par la suite, rempli d'horreur pour les levées d'impôt injustes, il comparait le fisc à la rate, qui se gonfle de l'épuisement des autres membres.

XLIII. Julien.

Resté seul maître du monde romain, Julien, trop avide de gloire, marche contre les Perses. Attiré alors dans un piège par un transfuge, et se voyant, de tous côtés, pressé par les Parthes, il s'élance, avec un bouclier pour toute armure, hors de son camp déjà dressé. Tandis qu'entraîné par une fougue téméraire, il s'efforce de rétablir le combat, il est percé d'une longue pique par un ennemi, qui cependant fuyait devant lui. Rapporté dans sa tente, il en sort de nouveau pour encourager ses troupes; mais, perdant peu à peu tout son sang, il expire vers le milieu de la nuit, après avoir dit que c'était à dessein qu'il ne prescrivait rien au sujet de l'empire ; car, comme il arrive d'ordinaire dans le choc de tant d'opinions diverses, il craignait d'attirer sur un ami le danger de la haine, et sur la république le péril de la discorde d'une armée. Ce prince avait une rare habileté dans les lettres et dans les affaires : aussi protégeait-il les philosophes et les plus sages des Grecs. Son corps, toujours alerte et dispos, était vigoureux, même dans sa petite taille. Le défaut de mesure en certaines choses diminuait l'éclat de ces qualités. Dévoré de la passion de la gloire, superstitieux en matière de religion, Julien avait trop d'audace pour un empereur, qui doit toujours, et surtout dans la guerre, songer à sa propre conservation pour la sécurité générale. L'ardente ambition des conquêtes avait tellement subjugué son âme, que ni le tremblement de terre, ni tous les autres présages qui lui défendaient d'aller en Perse, ne purent l'amener à mettre un frein à son impétuosité; et même l'apparition nocturne d'un globe immense, qui semblait tomber du ciel, la veille du combat, ne le rendit pas plus prudent.

XLIV. Jovien.

Fils de Varronien, né sur le territoire de Singidonum, ville de la Pannonie, Jovien régna huit mois. Son père, qui avait perdu plusieurs enfants, reçut l'ordre en songe de nommer Jovien, le fils qui devait naître de sa femme presque arrivée au terme de sa grossesse. Jovien était beau, d'un esprit enjoué, plein de goût pour les lettres. Comme il se hâtait, au milieu d'un rigoureux hiver, de revenir de la Perse à Constantinople, il mourut subitement à l'âge de quarante ans environ, étouffé par une indigestion et par l'odeur de la chaux dont on venait de donner une couche à sa chambre.

XLV. Valentinien et Firmus.

Valentinien régna douze ans moins cent jours. Gratien, son père, né à Cibales, et d'une origine assez obscure, fut surnommé Funarius, parce que, lorsqu'il tenait la corde des esclaves mis en vente, cinq soldats ne pouvaient la lui arracher. Admis pour ce genre de mérite dans la milice, il s'éleva jusqu'au grade supérieur de préfet du prétoire. Les titres de recommandation dont Gratien jouissait auprès de l'armée firent jeter le pouvoir aux mains de Valentinien, malgré sa résistance. Il associe à l'empire Valens, son frère consanguin et finit, d'après les conseils de sa belle-mère et de sa femme, par créer auguste son fils Gratien, qui n'avait pas encore atteint pleinement l'âge de puberté. Valentinien avait la figure noble, l'esprit inventif, le caractère grave, la conversation très cultivée. Bien qu'il fût sobre de paroles, sévère, rigoureux même, il ne laissa pas d'être entaché de vices, d'avarice surtout, passion qui fut très vive chez lui. Dans ce que je vais rapporter, il se rapprocha d'Adrien : il peignait avec le talent le plus gracieux, avait beaucoup de mémoire, inventait de nouveaux perfectionnements pour les armes, façonnait des statues de cire ou d'argile, tirait habilement parti des lieux, des circonstances et des discours : bref, s'il avait pu se passer des hommes pervers auxquels il s'était livré comme aux plus sages et aux plus fidèles amis, ou s'il eût été libre d'user des conseils de gens vertueux et instruits, il aurait brillé, sans nul doute, de tout l'éclat d'un prince accompli. Sous son règne, périt Firmus, qui alors en Mauritanie avait usurpé l'empire. Valentinien répondait à Bergence aux ambassadeurs des Quades, lorsqu'un coup de sang lui fit perdre la voix, sans rien lui ôter de sa présence d'esprit ; il expira dans la cinquante-cinquième année de son âge. Plusieurs historiens prétendent que cet accident fut causé par l'intempérance et les excès de table qui lui avaient fait prendre beaucoup d'embonpoint. Après sa mort, Valentinien II, âgé seulement de quatre ans, fut créé empereur par l'influence d'Equitius et de Mérobaude, après qu'on l'eut fait venir d'un lieu voisin où il se trouvait avec sa mère.

XLVI. Valens et Procope.

Valens régna treize ans et cinq mois avec son frère Valentinien, dont nous venons de parler. Ce Valens, dans une guerre déplorable contre les Goths, est transporté, percé de flèches, dans la plus misérable des cabanes : les ennemis surviennent, y mettent le feu, et Valens périt dans l'incendie. Ce prince eut des qualités estimables. Il prenait avec bienveillance les intérêts des propriétaires, changeait les juges le plus rarement possible, était fidèle à ses amis, ne s'emportait contre personne au point de lui être nuisible et redoutable; il avait surtout une excessive timidité. Sous son règne, périt l'usurpateur Procope.

XLVII. Gratien et Maxime.

Gratien, né à Sirmium, régna huit ans et quatre-vingt-cinq jours avec Valentinien, son père, trois années avec son oncle et son frère; avec ce même frère et Théodose, quatre ans; enfin six mois avec tous ces princes et Arcadius. Il défit, près d'Argentaria, ville de la Gaule, trente mille Alamannes. Voyant que les Goths et les Taifaliens possédaient la Thrace et la Dacie, comme si elles eussent été leur pays natal; que les Huns et les Mains, plus terribles que tous les fléaux ensemble, menaçaient du dernier péril le nom romain, Gratien fait venir d'Espagne Théodose, objet de la faveur universelle, et confie l'empire à ce prince, alors âgé de trente-trois ans. Gratien fut très versé dans les lettres : il faisait des vers, s'exprimait avec élégance, et développait les controverses à la manière des rhéteurs; il s'occupait jour et nuit à méditer sur la manière de lancer les javelots; frapper le but lui semblait le comble de la volupté, un art vraiment divin. Frugal, dormant peu, vainqueur de l'ivresse et de la débauche, il eût réuni tous les avantages, s'il avait appliqué son esprit à connaître la science de l'administration publique, à laquelle il fut presque étranger non seulement de volonté mais même d'habitude et d'exercice. Car, tandis qu'il négligeait l'armée, et qu'il préférait au vieux guerrier de Rome une poignée d'Alains qu'il avait achetés au poids de l'or, il se laissa tellement captiver par l'entourage, j'ai presque dit par l'amitié des barbares, que souvent il marchait revêtu du même costume qu'eux : imprudence qui souleva contre lui la haine des soldats romains. À cette époque, Maxime, qui a saisi le pouvoir en Bretagne, passe dans la Gaule, où, reçu par les légions irritées contre Gratien, il défait ce prince, et le tue bientôt après. Gratien était alors âgé de vingt-neuf ans.

XLVIII. Théodose.

Fils d'Honorius et de Thermantia, d'origine espagnole et descendant de Trajan, Théodose, fait empereur à Sirmium par Gratien auguste, régna dix-sept ans. Ses parents, dit-on, avertis en songe, lui donnèrent le nom sacré de A Deo datus, comme nous l'entendons en latin. De là même cet oracle répandu en Asie, que le successeur de Valens serait celui dont le nom commencerait par les lettres grecques Y, E, O et D. Cette identité d'initiales séduisit Théodore qui eut la présomption de croire que l'empire lui était dû; mais il paya du dernier supplice sa criminelle ambition. Théodose étendit au loin les limites de la république, dont il fut le défenseur invincible. Car il défit dans diverses batailles les Huns et les Goths, qui, sous Valens, avaient fatigué l'empire de leurs invasions. Il conclut aussi avec les Perses une paix qu'ils demandèrent. Il mit à mort près d'Aquilée le tyran Maxime, qui avait tué Gratien et envahi le gouvernement des Gaules; il fit également périr le fils de l'usurpateur, Victor, créé dès l'enfance auguste par Maxime, son père. Théodose vainquit encore le tyran Eugène et Arbogaste, après avoir taillé en pièces leurs dix mille combattants. Plein de confiance dans les forces d'Arbogaste, cet Eugène s'était emparé du pouvoir, après avoir massacré Valentinien près de Vienne : mais il perdit bientôt et l'empire et la vie. De caractère et de physique, Théodose ressemblait à Trajan, autant que nous l'apprennent les anciennes histoires et les tableaux qu'on a faits de ce dernier empereur. C'était même port majestueux, même taille, même chevelure, mêmes traits de visage, avec cette différence que Théodose avait les joues moins garnies de barbe, qu'il prenait soin d'épiler. Ses yeux n'étaient pas si grands; peut-être n'avait-il pas non plus tant de grâce, une figure si fleurie, une démarche si majestueuse. Quant au moral, c'était tout à fait celui de Trajan, et les livres ne sauraient dire des vertus de cet empereur rien qui ne semble fidèlement reproduit chez Théodose. Il avait l'âme clémente, miséricordieuse, populaire, et ne croyait différer des antres que par les marques extérieures de sa dignité; prodigue de distinctions honorables envers tous les hommes, mais surtout envers les gens de bien, il ne témoignait pas moins d'affection pour le génie dans toute sa simplicité; il admirait l'érudition, mais dans les esprits droits et purs : ses largesses étaient grandes comme son âme; il aimait les citoyens qu'il avait connus, même dans la condition privée, et il les comblait d'honneurs, de richesses, et de toutes sortes de bienfaits, principalement ceux dont il avait, lui ou son père, éprouvé les services dans l'adversité. L'intempérance et la passion des conquêtes furent une tache dans la vie de Trajan; mais Théodose eut tant d'horreur pour ces défauts, que, loin d'exciter les guerres, il les trouva tontes déclarées; de plus, il défendit par une loi d'admettre, dans les festins, les esclaves qui servaient à la débauche et les chanteuses, accordant à la pudeur et à la continence un tel respect, qu'il supprima les noces de ses cousines germaines, comme celles de ses sœurs. À contempler les lettres dans leur plus haut degré de perfection, Théodose fut médiocrement instruit, mais toutefois plein de sagacité et de zèle empressé pour connaître l'histoire des premiers Romains. Il ne cessait de maudire ceux d'entre eux dont il avait lu les actions superbes, cruelles et tyranniques, détestant les Cinna, les Marius, les Sylla, tous les despotes enfin, mais surtout les ingrats et les perfides. Si les indignités excitaient sa colère, du moins il s'apaisait presque aussitôt : ce qui faisait qu'un léger instant de retard suffisait quelquefois pour adoucir ses ordres les plus rigoureux. Il reçut en présent de la nature ce qu'Auguste tenait seulement de son professeur de philosophie. Ce sage s'étant aperçu que son élève s'irritait facilement; de peur qu'il ne prescrivit quelque acte de rigueur, lui conseilla, lorsqu'il commencerait à s'emporter, de répéter de mémoire les vingt-quatre lettres grecques, pour que son esprit prenant une autre direction, la colère, délire momentané, pût, dans ce court intervalle, se calmer insensiblement. Théodose fut, sans aucun doute, plus parfait encore : ce qui est le cachet d'une rare vertu, après plusieurs années d'un pouvoir souverain toujours croissant, et, ce qui est bien plus extraordinaire, après une victoire dans une guerre civile. Il mit, en effet, tous ses soins, toute sa sollicitude à assurer les approvisionnements; une immense quantité d'or et d'argent avait été enlevée et dissipée par le tyran Maxime : Théodose la restitua de ses deniers à la plupart des anciens propriétaires, alors que la libéralité des princes se bornait d'ordinaire à rendre, et bien difficilement encore, aux victimes des désastres quelques fonds de terre nus, quelques domaines dévastés. Mais abordons de plus minces détails, et, comme on dit, des particularités de cour; sortes de mystères qui captivent de préférence les yeux et les oreilles des hommes naturellement si curieux. Théodose respectait son oncle à l'égal de l'auteur de ses jours; il traitait comme ses propres enfants ceux de sa sœur et de son frère qui n'était plus; il avait pour ses parents et. pour ses proches le cœur et la tendresse d'un père; sa table, où régnait l'élégance et la gaîté, n'avait pourtant rien de somptueux; il variait la conversation, selon le goût et le rang des convives, alliant dans l'entretien l'agrément à la gravité; c'était le meilleur des pères, le mari le mieux d'accord avec sa femme. Ses exercices n'avaient pour but ni le plaisir ni la fatigue; aux heures du repos, il préférait les promenades pour récréer son esprit; la tempérance était la règle de sa santé. Ce fut ainsi qu'au sein de la paix il sortit de ce monde, à Milan, dans la cinquantième année de son âge, laissant à ses deux fils, Arcadius et Honorius, les deux empires dans un calme profond. Son corps fut, la même année, transporté et enseveli Constantinople.

terminé le 10 décembre 2004