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Arrien

Expéditions d'Alexandre

LIVRE SIXIÈME. 

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CHAPITRE PREMIER. Alexandre, ayant rassemblé sur les bords de l'Hydaspe plusieurs galères, savoir, des Triacontères et des Hémiolies avec des Hippagoges, résolut de naviguer jusque sur la grande mer. Et comme il avait remarqué que de tous les fleuves, l'Indus est le seul où l'on trouve des crocodiles ainsi qu'aux bords du Nil, et vu des fèves semblables à celles de l'Égypte sur les bords de l'Acésinès qui se décharge dans l'Indus, il s'imagina follement qu'il avait trouvé les sources du Nil. Il supposa que ce fleuve, prenant sa source dans les Indes, traversait des déserts immenses, y perdait son nom, et, arrivé enfin aux plaines cultivées de l'Éthiopie et de l'Égypte, recevait celui de Nil, ou, selon Homère, d'Égyptus, et se jetait dans la Méditerranée.
Se fondant ainsi sur les conjectures les plus frivoles, à l'occasion d'un point de géographie très important, il écrivit à Olympias qu'il avait enfin trouvé les sources du Nil. Mieux éclairé depuis, instruit par les habitants que l'Hydaspe se décharge dans l'Acésinès, et celui-ci dans l'indus, où ils perdent leurs noms, et que l'Indus, qui n'a rien de commun avec l'Égypte, se rend dans la grande mer par deux embouchures, il effaça, dit-on, ce passage de sa lettre, et continua ses préparatifs pour l'embarquement. Il employa sur la flotte les Phéniciens, les Cypriens, les Cariens et les Égyptiens qui avaient suivi l'armée.
Sur ces entrefaites, l'un des Hétaires les plus intimes, Coelius, est emporté par une maladie. On lui fait dans la circonstance des obsèques magnifiques. Tous les Hétaires et les envoyés de l'Inde rassemblés, Alexandre déclare en leur présence qu'il donne à Porus tout l'empire des Indes qu'il a conquises, comprenant sept nations, et au-delà de deux mille villes.
Il partage alors son armée ; il s'embarque avec tous les Hypaspistes, les archers, les Agriens et l'agéma de cavalerie. Cratérus, conduit sur la rive droite du fleuve une partie de la cavalerie et de l'infanterie ; sur la gauche marche Hephaestion avec le gros de l'armée et deux cents éléphants. Ils s'avanceront vers la capitale de Sopithès. Philippe, satrape du pays, frontière de la Bactriane au-delà de l'Indus, doit les suivre dans trois jours. On renvoya aux Nyséens leurs chevaux. Le commandement de toute la flotte fut donné à Néarque, et celui du vaisseau que montait Alexandre à Onésicrite, lequel en impose dans son histoire alors qu'il se donne pour le commandant général de la flotte.
Cette flotte, au rapport de Ptolérnée, dont je suis l'autorité, était composée de deux mille bâtiments, dont quatre-vingt triacontères ; le reste consistait en bâtiments légers et de transport. Tout étant disposé pour le départ, l'armée s'embarque au lever de l'aurore.
Alexandre sacrifie aux Dieux et au fleuve de l'Hydaspe, selon le rite grec et d'après l'avis des devins. Monté sur son vaisseau, il prend une coupe d'or, s'avance à la proue, épanche la liqueur dans le fleuve: il en invoque le Dieu et celui de l'Acésinès qui se réunit à l'Hydaspe pour se précipiter dans l'Indus ; il invoque aussi l'Indus, et après les libations en l'honneur d'Hercule, père de sa race, d'Ammon et des autres Dieux qu'il révérait, la trompette sonne et annonce le départ de la flotte. Tous les vaisseaux s'ébranlent et s'avancent dans l'ordre fixé : chacun garde la ligne qui sépare les bâtiments de guerre entre eux, et ceux-ci des bâtiments de transport, tous à une distance égale et nécessaire pour ne se point choquer.
Cette manoeuvre formait le plus beau spectacle on entendait le bruit monotone et mesuré de cette multitude de rames qui, s'élevant ou s'arrêtant à la voix du Kéleustès, semblaient frapper toutes à-la-fois et en cadence le fleuve qui retentissait des cris des matelots. Ce bruit, ces cris. étaient multipliés par les échos des rochers et des forêts qui bordaient le rivage élevé. Les chevaux, que l'on apercevait sur les hippagoges, étaient un nouvel objet d'étonnement pour les Barbares accourus en foule sur les deux rives. En effet c'était la première fois que ce spectacle frappait leurs yeux ; l'antiquité même n'en avait pas été témoin, car Dionysus ne tenta point d'expédition navale. On vit les Indiens, sur le rivage, suivre longtemps la flotte; attirés par ce bruit et par cette nouveauté, ils sortaient en foule des retraites les plus éloignées : la rive retentissait de chanta barbares ; en effet, les Indiens aiment beaucoup la musique et la danse, qu'ils ont reçues de Dionysus et de ses bacchantes.Alexandre arrive le troisième jour à l'endroit où Cratérus et Héphæstion l'attendaient campés sur les rives du fleuve. Deux jours après, Philippe se présente avec le reste de son armée. Alexandre l'envoya le long de l'Acésinès, Cratérus et Héphæstion reçoivent de nouvelles instructions.
Continuant sa navigation sur l'Hydaspe, qui lui offrit partout vingt stades au moins de largeur, il soumet en passant les peuples riverains, soit de force ou de composition. Il se portait avec rapidité sur les Malliens et les Oxydraques, peuples nombreux et belliqueux, qui, après avoir renfermé leurs femmes et leurs enfants dans leurs places fortes, se disposaient à lui livrer bataille. Il se hâtait pour les surprendre et les frapper au milieu même de leurs préparatifs.
Il arrive le cinquième jour au confluent de l'Hydaspe et de l'Acésinès. Le lit de ces fleuves s'y resserre; leur cours en devient plus rapide. Les flots se choquent, se brisent et ouvrent en reculant sur eux-mêmes des gouffres profonds. Le fracas des vagues mugissantes retentit au loin. Les habitants du pays avaient instruit les Grecs de ces détails ; cependant à l'approche du confluent, le bruit était si épouvantable, que les rameurs laissèrent tomber les rames. La voix du Kéleustès est d'abord glacée d'horreur, bientôt elle se fait entendre : « Doublez de rames, rompez la force du courant. » Il faut sortir de ces détroits, éviter d'être engloutis dans ces gouffres tournoyants. Les vaisseaux ronds qui touchèrent les gouffres, soulevés par les vagues, furent rejetés dans le courant ; ceux qui les montaient en furent pour la peur. Les vaisseaux longs éprouvèrent plus de dommage dans cette situation, leurs flancs n'étant pas assez élevés pour rompre l'effort des vagues. Les hémiolies souffrirent, surtout le rang inférieur des rames s'élevant peu au-dessus des eaux. Entraînés de côté dans les gouffres, avant de pouvoir relever les rames, ces bâtiments étaient facilement brisés par la force des vagues ; deux, fracassés l'un contre l'autre, périrent avec leur équipage.
Au-delà le fleuve s'élargissait, son cours devenait moins rapide, sa navigation moins dangereuse. Alexandre aborde à la rive droite, qui offrait une rade ouverte aux vaisseaux. Un rocher s'avançait au milieu des ondes, il offrait un asile et un abri aux naufragés, Alexandre y recueillit les débris de sa flotte et de ses guerriers.
Après avoir réparé ses vaisseaux, il charge Néarque de poursuivre sa navigation jusqu'au territoire des Malliens, et courant sur les Barbares qui ne s'étaient point encore rendus, il leur fait défense de se réunir à ces peuples. Il retourne vers sa flotte il trouve Héphaestion, Cratérus et Philippe à la tête de leurs divisions. Cratérus est chargé de conduire les troupes de Philippe au-delà de l'Hydaspe, avec celles de Polisperchon et les éléphants. Néarque, continuant de diriger la flotte, doit le précéder de trois jours.

CHAP. 2. Alexandre forme trois divisions du reste de son armée. Héphaestion conduit l'une en avant, il doit le précéder de cinq jours de marche pour couper la retraite à ceux que doit attaquer la division du centre. Ptolémée forme l'arrière-garde, et doit suivre, à trois jours de marche, dans le même dessein. Toute l'armée doit se réunir au confluent de l'Acésinès et de l'Hydraotès.
Ayant pris avec lui les Hypaspistes, les archers, les Agriens, la bande de Python ou les Hétaires à pied, tous les archers et la moitié des Hétaires à cheval, il s'avance par le désert vers les Malliens, peuples libres.
Il campe le premier jour au bord d'une petite rivière à cent stades de l'Acésinès. Après avoir donné quelques heures au repos, il y fait approvisionner d'eau ses soldats; et marchant pendant le reste du jour et toute la nuit, il fait quatre cents stades, et arrive avec l'aurore sous les murs d'une ville des Malliens. N'imaginant point qu'Alexandre s'engagerait dans le désert, et sans inquiétude de ce côté, ils étaient hors de la ville sans armes; mais Alexandre s'était déterminé par le motif même de la difficulté qui rassurait les Barbares; il les surprend à l'improviste, fond sur eux avant qu'ils aient songé à se mettre en défense; ils fuient dans la ville, qu'il fait cerner par la cavalerie, en attendant la venue de la phalange. Elle arrive; il détache aussitôt Perdiccas avec sa cavalerie, celle de Clitus et les Agriens, pour investir une autre ville des Malliens, où un grand nombre d'Indiens s'étaient renfermés il lui donne ordre d'en différer l'assaut jusqu'à son arrivée, mais d'en faire un blocus pour rompre toute communication entre les Barbares.
Alexandre continue l'attaque ; les Barbares abandonnent les remparts qu'ils ne peuvent plus défendre. Un grand nombre des leurs ayant été tué, et une autre partie mise hors de combat, ils se retirent dans le fort, où ils se défendent quelque temps avec l'avantage que leur donnait l'élévation du poste. Les Macédoniens et Alexandre redoublent d'efforts, la place est emportée; les Malliens qui la défendaient, au nombre de deux mille, sont tous passés au fil de l'épée.
Perdiccas trouve la ville qu'il venait assiéger vide d'habitants. Instruit qu'ils ne faisaient que de se retirer, il les poursuit à toutes brides; l'infanterie le suit à marche forcée ; les fugitifs sont presque tous massacrés : le reste se sauve dans des marais.
Alexandre, après avoir fait rafraîchir ses troupes, part à la première veille, force de marche pendant la nuit, arrive au point du jour à l'Hydraotès que les Malliens venaient de passer; il charge les derniers au milieu du fleuve, le traverse, et, poursuivant les autres, en tue une partie, en fait un grand nombre prisonniers. Le gros le plus considérable se jette dans une place également fortifiée par l'art et la nature.
L'infanterie arrivée, il détache Python à la tête de son corps et de deux compagnies de cavalerie, qui emportent la place de premier abord. Tout ce qui échappa au glaive fut réduit à l'esclavage.

CHAP. 3. Il marche ensuite lui-Même contre une autre ville des Brachmanes, où les Malliens s'étaient renfermés ; la phalange serrée enveloppe les murs; on en sape le pied; on fait pleuvoir sur les habitants une grêle de traits; ils quittent les remparts et se réfugient dans le fort.
Quelques Macédoniens y entrent pressés avec eux ; mais les Barbares se rassemblant, et faisant volte face, les repoussent, et en tuent vingt-cinq dans leur retraite. Alexandre fait avancer les échelles et battre le fort : une tour, en s'écroulant, entraîne la chute d'une partie du rempart. Alexandre paraît sur la brèche. À cette vue, honteux d'être devancés, les Macédoniens montent de toutes parts. Ils étaient déjà maîtres de la citadelle, lorsque les Indiens mettent le feu aux maisons; les uns se précipitent dans les flammes, les autres sur le glaive : on en tua cinq mille; on ne fit presque point de prisonniers; ces braves préférèrent une mort glorieuse.
Alexandre, ayant fait reposer un jour son armée, marche le lendemain contre quelques Malliens qui, après avoir abandonné leurs villes, s'étaient retirés dans les déserts. Il s'y arrête un jour; le lendemain il fait rebrousser Python et l'hipparque Démétrius vers le fleuve à la tête de leurs troupes et de l'infanterie légère, avec ordre de tuer, s'ils refusent de se rendre, tous ceux qu'ils rencontreront dans les bois qui bordent les rives : cet ordre est exécuté.
Cependant Alexandre se dirige vers la capitale des Malliens, où les débris fugitifs des autres villes s'étaient réfugiés; à son approche elle est abandonnée, les Malliens traversent l'Hydraotès, et se rangent en bataille sur le rivage escarpé. pour en disputer le passage. Alexandre y marche aussitôt à la tête de sa cavalerie, l'infanterie le suit.
À la vue des ennemis rangés en bataille sur l'autre bord, et sans attendre la phalange, il poursuit sa route à travers le fleuve avec la cavalerie. Épouvantés de son audace , les Indiens se retirent précipitamment, mais, en bon ordre. Alexandre les poursuit. Les Indiens, ne voyant avec lui que la cavalerie, se retournent, combattent et se défendent avec vigueur, ils étaient près de cinquante mille.
Alexandre les voyant serrés, et n'ayant point sa phalange, se borne à quelques escarmouches, sans engager une action générale. Arrivent les Agriens, les troupes légèrement armées, les archers qui faisaient partie de sa suite ; la phalange n'est pas loin. A cet aspect redoutable, les Indiens courent se réfugier près de là dans une place forte; Alexandre les poursuit, en tue un grand nombre, renferme le reste dans la ville; qu'il fait cerner par sa cavalerie jusqu'à l'arrivée de l'infanterie. Il aurait donné l'assaut s'il eût resté assez de jour, et si ses troupes n'eussent point été fatiguées par une longue marche, le passage du fleuve et la poursuite de l'ennemi.Le lendemain il forme deux divisions de son armée : il attaque avec la première, tandis que Perdiccas, à la tête de !a seconde, donne l'assaut. Les Indiens cèdent la ville et se retirent dans le fort. Alexandre entre le premier dans la ville, après avoir brisé une des portes.
Perdiccas et sa division pénétrèrent plus tard; les soldats n'ayant point ap proché les échelles, parce que trouvant les remparts sans défense, ils jugèrent que la ville était prise.
Dès que les Macédoniens voient les ennemis se défendre dans le fort, ils sapent aussitôt les murs, et courent de tous côtés saisir les échelles. Comme on tardait à les approcher, Alexandre, dans son impatience, en arrache une des mains d'un soldat, l'applique contre le mur, et s'élance en se couvrant de son bouclier, suivi de Peucestas qui portait l'égide enlevée du temple de Minerve à Troie, et de Léonnatus Somatophylax; Abréas dimoirîte monte sur une autre échelle.
Alexandre, parvenu sur le rempart, s'appuie sur son bouclier, et renversant les uns, frappant les autres de son épée, il avait tout chassé devant lui. Cependant les Hypaspistes, inquiets de sa personne, se précipitent sur les échelles; elles rompent sous le poids ; plus de moyen de franchir les murs. Alexandre se voit en but aux traits que les Indiens, n'osant l'approcher, font pleuvoir des tours voisines et de l'intérieur de la place; car l'élévation où il se trouvait formait une esplanade avancée, et ce prince se faisait remarquer autant par l'éclat de ses armes que par celui de sa valeur.
N'ayant que le choix de rester exposé à ce danger ou de se jeter dans le fort, il prend ce dernier parti qui peut épouvanter les ennemis, et qui doit du moins, s'il succombe, l'immortaliser par la mort la plus glorieuse. Il saute des remparts dans le fort. Adossé contre le mur, il perce de son épée plusieurs de ceux qui fondent sur lui, et entre autres le chef des Indiens. Il en écarte deux à coups de pierres, le dernier revient sur ses pas, il le frappe du glaive.
Les barbares n'osant plus approcher, lancent de tous côtés sur lui les traits dont ils sont armés ou que le hasard leur présente. Cependant Peucestas, Abréas et Léonnatus, qui étaient parvenus sur le rempart avant que les échelles fussent rompues, se jettent près de lui, et combattent vivement à ses côtés. Abréas tombe percé d'une flèche qu'il reçoit au visage; une autre atteint Alexandre, perce la cuirasse, et s'enfonce au-dessus du sein. L'air et le sang s'échappaient, au rapport de Ptolémée, par cette blessure. D'abord sa chaleur naturelle le soutint quelque temps malgré que sa plaie fût profonde; mais enfin affaibli par la perte de son sang et de sa respiration, ses yeux se ferment, il se pâme et tombe sur son bouclier. Peucestas, se mettant au-devant, le couvre de l'égide de Minerve ; Léonnatus le défend de son côté, mais ils sont grièvement blessés, Alexandre est prêt d'expirer.
Les Macédoniens frémissant da ne pouvoir escalader le fort, à la vue des traits qui pleuvaient sur Alexandre, et de la témérité qui le précipita, sentant redoubler leur crainte et leur ardeur avec ses dangers, cherchaient à suppléer par tous les moyens au défaut des échelles. Les uns fichent des pieux dans le mur formé de terre, s'y suspendent et s'élèvent avec effort sur les épaules les uns des autres. Le premier qui franchit ainsi les remparts, saute dans la place, se range près d'Alexandre étendu sans mouvement; d'autres le joignent en poussant des cris et des hurlements : ils couvrent le roi de leurs boucliers; un combat terrible s'engage à l'entour. Quelques-uns, courant à la porte placée entre les deux tours, lèvent les traverses et introduisent les Macédoniens. Ceux-ci, en se précipitant, renversent une partie du mur et fondent dans la place. On fait un affreux carnage des Indiens; on passe tout au fil de l'épée, jusqu'aux femmes et aux enfants.

CHAP. 4. On emporte Alexandre sut un bouclier; sa blessure est profonde on est incertain de sa vie. Selon quelques auteurs, le médecin Critodémus de Cos, descendant d'Esculape, tira le fer en élargissant la plaie. Selon d'autres, le médecin étant éloigné, le Somatophylax Perdiccas, dans le premier moment et par ordre d'Alexandre, ouvrit la blessure avec son épée, pour en retirer la flèche. Le roi perdit, dans cette opération, beaucoup de sang, dont une seconde syncope arrêta l'écoulement.
Cet événement a donné lieu à plusieurs mensonges historiques, qui se propageront chez la postérité, si mon ouvrage ne parvient à les détruire. L'opinion commune transporte chez les Oxydraques le théâtre d'un fait qui s'est passé certainement chez les Malliens, peuples libres de l'Inde. Les Malliens devaient, à la vérité, se réunir aux Oxydraques pour lui livrer bataille ; mais Alexandre, en traversant le désert, avait prévenu leur jonction.
C'est ainsi que l'opinion égarée place dans les champs d'Arbelle la dernière bataille livrée par Alexandre contre Darius, trahi et tué par Bessus dans sa fuite; Arbelle est éloigné, selon les témoignages les plus authentiques, de cinq à six cents stades du champ où se livra cette bataille, qui eut lieu près de Gaugamelle et du fleuve Bumêlus, au rapport de Ptolémée et d'Aristobule. Mais Gaugamelle n'est qu'un bourg misérable, dont le nom inconnu est peu harmonieux : on préféra le nom sonore d'Arbelle, ville célèbre et considérable. En se permettant ces licences, il faudra donc transporter notre victoire navale de Salamine à l'Isthme de Corinthe, et celle d'Artémise, dans l'Eubée , à Égine ou à Sunium. Les journées d'Issus et du Granique n'ont pas donné lieu à de pareilles erreurs.
Les historiens s'accordent à nommer Peucestas comme le premier de ceux qui couvrirent Alexandre de leurs boucliers; ils varient dans leurs rapports sur Léonnatus et Abréas, et sur la nature de la blessure d'Alexandre. Quelques-uns avancent que, frappé d'un bâton sur la tête, il tomba étourdi sous le coup, et en se relevant fut blessé d'une flèche clans la poitrine; Ptolémée ne rapporte que cette dernière particularité. L'erreur la plus grave des historiens est de mettre Ptolémée au nombre des premiers qui, montant avec Alexandre sur le rempart, le couvrirent de leurs boucliers : ils ont même ajouté que cette action valut à Ptolémée le titre de Sôter, et Ptolémée raconte lui-même qu'il ne s'y est pas trouvé, occupé qu'il était ailleurs contre les Barbares. Qu'on me pardonne cette digression dont le but est de rendre ceux qui écriront l'histoire après nous, plus circonspects sur le choix et l'exposition des faits.
Pendant qu'Alexandre faisait panser sa blessure, le bruit de sa mort se répandit dans tout le camp; la désolation, les gémissements sont universels, l'inquiétude et la consternation leur succèdent. « Lequel de tant de chefs également dignes de lui succéder, au jugement d'Alexandre et au nôtre, prendra le commandement de l'armée ? comment retourner dans notre patrie à travers tant de nations belliqueuses dont les unes ne sont point soumises, et combattront avec le dernier acharnement pour la liberté, et dont les autres se soulèveront aussitôt qu'elles n'auront plus à craindre Alexandre ? Comment traverser tant de fleuves immenses ? quelle ressource , quel parti nous restent-ils ? Alexandre n'est plus. »
On leur annonce qu'Alexandre vit encore; ils ne peuvent le croire. Ils rejettent toute espérance ; Alexandre écrit lui-même qu'il paraîtra bientôt dans son camp; la crainte et la douleur les font douter de tout. Ce sont, disent-ils, des lettres supposées par ses officiers.
Alexandre, instruit de ce trouble et voulant en prévenir les suites, se fait transporter aussitôt sur les bords de l'Hydraotès pour s'y embarquer, et descendre au camp assis aux bords du confluent de ce fleuve et de l'Acésinès. Héphæstion y commande l'armée, et Néarque la flotte. Au moment où le vaisseau qui le portait fut à la hauteur du camp, il fit découvrir la poupe de son navire, et se montra à tout le monde : on doute encore s'il respire ; mais il approche, il leur tend la main ; un cri de joie unanime s'élève; tous les bras sont tendus vers le ciel ou vers Alexandre; des larmes d'ivresse coulent de tous les yeux. Au sortir du navire, les Hypaspistes lui apportèrent sa litière; mais il se fit amener un cheval; il le monte; des applaudissements universels font retentir les forêts et le rivage. À l'approché de sa tente, il met pied à terre, se mêle à ses soldats; ils l'entourent avec transport; heureux de lui baiser les mains, les genoux, les vêtements, même de le voir, ils s'exhalent en voeux, en bénédictions; les uns lui présentent des couronnes et sèment sur ses pas les fleurs dont cette région est prodigue.
Néarque rapporte que les amis qui l'accompagnaient ne purent s'empêcher de lui faire de justes reproches; que, dans ce péril extrême qu'il avait volontairement recherché, il avait fait office plutôt de soldat que de général; plainte à laquelle Alexandre fut d'autant plus sensible, qu'elle était méritée. Mais la valeur excessive d'Alexandre, et sa passion immodérée pour la gloire, le précipitaient dans tous les dangers. Alors un vieux soldat béotien, dont Néarque ne rapporte point le nom, surprenant sur sa physionomie la contrariété que ce reproche excitait dans son âme, lui dit dans son dialecte grossier : « Voilà le partage des héros, ils doivent faire et souffrir de grandes choses. » Alexandre accueillit l'exclamation, et l'auteur lui en devint plus cher.
Le reste des Malliens envoie au prince les députés accompagnés des principaux qui tenaient les villes des Oxydraques, au nombre de cent cinquante, chargés de pleins pouvoirs pour lui remettre le pays, et apportant les plus rares tributs de l'Inde. Ils viennent se rendre à Alexandre, et s'excusent de ne point l'avoir fait plus tôt ; qu'ils avaient désiré conserver cette précieuse liberté dont ils avaient constamment joui depuis les conquêtes de Bacchus jusqu'à celles d'Alexandre; qu'il se soumettaient à la volonté d'un prince qui descendait des Dieux; qu'ils recevraient un satrape de son choix, paieraient le tribut, livreraient les otages qu'il exigerait.
Alexandre exige mille des principaux de leur nation, qu'il gardera comme otages ou qu'il emploiera dans ses troupes jusqu'à la fin de la conquête de l'Inde. Les Malliens les livrent; ils ont choisi les meilleurs et les plus forts; ils fournissent en outre cinq cents chariots et leurs conducteurs, qu'Alexandre n'avait point demandés. Il accepte les chariots, leur rend les otages et constitue Philippe satrape des Malliens.

CAP. 5. Alexandre monte sur les vaisseaux qu'il avait fait construire pendant sa convalescence ; il joint à ses troupes légères, déjà embarquées, mille sept cents Hétaires et dix mille hommes d'infanterie. Il descend le confluent où l'Hydraotès quitte son nom en se réunissant à l'Acésinès. Alexandre, prolongeant sa navigation sur ce dernier, arrive à l'endroit où il se jette dans l'Indus grossi alors des eaux de quatre grands fleuves qui perdent successivement leurs noms, savoir : l'Hydaspe, l'Hydraotès, l'Hyphase et l'Acésinès, qui reçoit les trois premiers.
L'Indus a bien cent stades de large, et quelquefois davantage depuis cette réunion, avant que ses deux bras forment en s'ouvrant un delta. Alexandre stationne avec sa flotte au confluent de l'Acésinès et de l'Indus, en attendant Perdiccas lequel arrive avec son détachement, après avoir soumis en passant les Abastanes, peuple libre de l'Inde. Des triacontères, et des bâtimens de transports construits chez les Xathres indépendants, viennent rejoindre la flotte.
Des députés de la République des Ossadiens se soumettent. Alexandre marque le confluent de l'Indus et de l'Acésinès pour limites au gouvernement de Philippe, lui laisse toute la cavalerie des Thraces, et des troupes suffisantes pour tenir le pays.
C'est là qu'Alexandre fait bâtir une ville qui par sa situation doit bientôt se peupler d'habitants nombreux et devenir célèbre ; il y fait établir des chantiers maritimes.
Le Bactrien Oxyartes, beau-père d'Alexandre, vient le trouver. Il est investi du gouvernement des Paropamisades, à la place de Tiryestès qui avait mal géré.
Alexandre fait passer Cratérus avec une grande partie de l'armée et des éléphants sur la gauche du fleuve où la route était plus facile pour l'infanterie armée pesamment, et dont les habitants étaient dans des dispositions peu favorables. Lui-même descend vers la capitale des Sogdiens, fait bâtir aux bords de l'Indus une autre ville, et ouvrir de nouveaux chantiers ; on y radoube ses vaisseaux.
Tout le pays, compris entre le confluent et la grande mer, forme un gouvernement qu'il donne à Oxyartes et à Python, et qu'il étend jusque aux côtes maritimes.
Cratérus est envoyé de nouveau vers les Arachotiens et les Drangues; Alexandre poursuit facilement sa navigation jusqu'aux États de Musicanus qui sont les plus riches de l'Inde. La fierté du conquérant était irritée de ce que ce prince n'était point venu se soumettre à lui, de ce qu'il avait dédaigné de lui en voyer des députés et des présents, et affecté de ne lui rien demander. Son expédition fut si rapide, qu'il toucha aux frontières de Musicanus avant que celui-ci fût instruit de ses projets. Épouvanté de sa marche imprévue, Musicanus vient au-devant de lui, apportant les plus rares présents; il lui offre tous ses éléphants, sa personne et ses États. Il se reconnaît coupable envers Alexandre, ce qui était le moyen d'en obtenir tout.
Ce prince lui pardonne. Il admire la ville et le pays ; lui remet ses États après avoir donné ordre à Cratérus d'ajouter à la ville un fort qu'il fit élever sous ses yeux, et où il jeta une garnison; la situation de ce poste lui assurait le maintien du pays. Prenant avec lui les archers, les Agriens, et toute la cavalerie qu'il avait débarquée, il marche contre Oxycanus, hyparque du pays, qui ne lui avait adressé ni députation, ni hommage. Il se rend maître d'emblée des deux premières villes de ses États, dans l'une desquelles il fait Oxycanus prisonnier. Il abandonne le butin aux soldats, à la réserve des éléphants. Tout se soumet volontairement, tant était grande sur les Indiens l'impression de la valeur et de la fortune d'Alexandre.
Il marche alors vers Sambus, satrape des Indiens des montagnes, mais qui s'était enfui sur la nouvelle que Musicanus avait obtenu d'Alexandre sa réintégration. Sambus était l'ennemi personnel de Musicanus. Alexandre s'étant approché de la capitale, nommée Syndomana, elle lui ouvre ses portes ;les officiers et les amis de Sambus lui remettent ses trésors et ses éléphants, en lui déclarait que ce prince n'est point l'ennemi d'Alexandre, mais celui de Musicanus.
Maître de cette ville, Alexandre le devient bientôt d'une autre que les Brachmanes avaient soulevée; il les fit tuer. Les Brachmanes sont les sages de l'Inde; et je me propose de parler de leur philosophie dans l'ouvrage que je consacre à l'histoire de ces contrées.
Cependant on lui annonce la défection de Musicanus. Il fait marcher contre lui le satrape Python avec des forces suffisantes, tandis qu'il forme lui-même le siège des villes rebelles. Il pille et rase les unes, fait bâtir des forts à la tête des autres, et y jette garnison.
Cette expédition terminée, il revient au camp et vers sa flotte, où Python lui amène Musicanus prisonnier; Alexandre le fait mettre en croix au milieu de ses États avec les Brachmanes instigateurs de sa défection.
Sur ces entrefaites, le prince des Pataliens, de cette île que forme l'Indus à son embouchure, et qui est plus grande que le delta égyptien, vient remettre ses États et sa personne à la discrétion d'Alexandre, qui, le maintenant dans son autorité, lui ordonne de tout préparer pour recevoir son armée. Il renvoie Cratérus avec les éléphants par la Carmanie, à travers le pays des Arachotiens et des Zarangues, à la tête de bandes d'Attalus, de Méléagre et d'Antigène, de quelques archers, lui confine ceux des Hétaires et des Macédoniens hors d'état de combattre. Hephaestion commande le reste de l'armée qui n'a pu s'embarquer avec Alexandre.
Python, à la tête des archers à cheval et des Agriens, est envoyé de l'autre côté de l'Indus, pour jeter des colons dans les villes nouvellement fondées, contenir les Indiens qui voudraient remuer : il rejoindra ensuite le quartier d'Alexandre à Patala.
Après trois jours de navigation, Alexandre apprend la nouvelle de la défection des Pataliens et de leur chefs qui avaient abandonné l'île. On fait force de rames, on arrive : tout est désert. On détache après les fuyards quelques troupes légères qui amènent des prisonniers; Alexandre les envoie aux leurs pour les engager à revenir en liberté et sans crainte habiter leur ville et cultiver leurs terres. Plusieurs revinrent sur cette assurance.
Il ordonne à Hephaestion d'élever un fort dans l'île ; il envoie aux environs creuser des puits pour fournir de l'eau à des lieux que leur sécheresse rendait inhabitables.
Quelques Barbares voisins fondent sur les travailleurs, à l'improviste, en tuent quelques-uns après avoir perdu beaucoup des leurs, et fuient dans leurs déserts. Alexandre aussitôt fait soutenir ses travailleurs par de nouvelles troupes.

CHAP. 6. L'Indus se partage en deux grands fleuves qui gardent son nom jusqu'à leur embouchure, et qui embrassent l’île. Alexandre y fait ouvrir un port et des chantiers. L'ouvrage avancé, il résolut de s'embarquer sur le bras droit du fleuve pour descendre à la mer.
Il détache en avant Léonnatus avec mile chevaux et huit mille hommes d'infanterie qui doivent le côtoyer dans l’île.
Alexandre, suivi de ses bâtiments les plus légers, de tous les triacontères, de birèmes, de quelques bâtiments de transport, s'avance sur le bras droit du fleuve. Cette navigation ne fut point sans danger; il n'avait aucun guide, tous les Indiens de ces bords les ayant abandonnés.
Le lendemain s'élevèrent une tempête et un vent contraire qui refoulait les vagues, et faisait entrechoquer les vaisseaux, de manière qu'il y en eut d'endommagés et même d'entrouverts, dont l'équipage eut peine à se sauver.
On fabrique de nouveaux bâtiments; des détachements de troupes légères sont envoyés à la découverte dans les terres; on fait prisonniers quelques Indiens qui servent de guides.
Parvenu à l'endroit où le fleuve a plus de deux cents stades de largeur, un vent de mer venant à souffler avec violence, et l'effort des rames devenant inutile, on s'abrita dans une baie que les Indiens indiquèrent. Un nouveau sujet de crainte vient frapper les Grecs qui ne connaissaient point le flux et le reflux de l'Océan. L'onde se retire et laisse d'abord les vaisseaux à sec ; elle revient au bout d'un temps déterminé, les emporte; les bâtiments se choquent, quelques-uns sont jetés sur la rive, les autres sont entraînés.
On répare à la hâte le dommage Alexandre envoie deux bâtiments de charge le long du fleuve pour reconnaître une île où, selon ses guides, il fallait mouiller en route. Cette île s'appelle Cillute; elle est étendue, on y trouve des sources, elle présente un port commode; Alexandre y fait diriger toute sa flotte; suivi de ses meilleurs bâtiments, il continue sa navigation pour reconnaître l'embouchure du fleuve, et si la traversée en est facile; à deux cents stades de l'île, il en découvre une nouvelle avancée dans la mer. Remorquant vers la première, il y aborde, et sacrifie aux Dieux selon l'oracle qu'il prétend avoir reçu d'Ammon. Il cingle le lendemain vers la seconde île, et là, il immole à d'autres Dieux, selon d'autres rites, de nouvelles victimes, en continuant de supposer la volonté des oracles.
Il s'avance au-delà de l'embouchure de l'Indus, et en pleine mer, pour découvrir, disait-il, quelques nouveaux parages, mais au fond pour se vanter, je le pense du moins, d'avoir foulé les ondes de la grande mer qui baigne les Indes. Il précipita dans les flots les taureaux immolés à Neptune et les coupes d'or après les libations. « Dieu puissant ! protégez la course de Néarque dans le golfe Persique, jusqu'à l'embouchure du Tigre ! assurez son retour ! »
Alexandre revient à Patala, y trouve le fort élevé, et Python de retour avec ses troupes, après avoir rempli sa commission. Hephaestion continue les travaux du port et des chantiers. C'est là qu'Alexandre comptait laisser une partie de sa flotte.
Dirigeant alors sa navigation sur le bras gauche de l'Indus, il cherche à reconnaître si la descente en est plus facile. La distance d'une embouchure à l'autre, est d'environ dix-huit cents stades. Arrivé non loin de l'endroit où l'Indus se jette dans la mer, il trouve un vaste lac formé, soit de l'épanchement du fleuve, soit par l'amas des eaux qui coulent des environs. L'Indus grossi par ce lac y ressemble à une mer; il y nourrit des poissons plus grands que ceux de la Méditerranée. Après avoir mouillé à l'une des baies désignées par les guides, il y laisse tous les bâtiments de transport, et son armée sous les ordres de Léonnatus; lui-même conduit les triacontères et les birèmes, et franchissant l'embouchure, s'avance de ce côté dans la mer. Ce bras lui parut d'une navigation plus facile que l'autre.
Il aborde, et descendant sur le rivage à la tête de quelques chevaux, il va reconnaître la côte. Après avoir battu le pays pendant trois jours, il rejoint la flotte, et fait creuser des puits sur le rivage pour s'approvisionner d'eau.
Il s'embarque et retourne à Patala ; détache une partie de son armée pour achever les travaux, revient au lac, y fait établir un port et des chantiers, y laisse des troupes avec des vivres pour quatre mois, et tous les objets nécessaires à la navigation. La saison n'y était point favorable; les vents étésiens soufflaient alors, non pas du septentrion comme dans nos contrées, mais du côté de la mer et du midi. Cette mer n'est navigable, au rapport des Indiens, que depuis le coucher des pléiades à l'entrée de l'hiver jusqu'à son solstice; alors il tombe des pluies abondantes, à la suite desquelles s'élève un vent doux et favorable à la navigation. Néarque attendait cette époque.
Alexandre quitte Patala, s'avance vers le fleuve Arabius, et suivi des Hypaspistes, de la moitié des archers, des Hétaires à pied, de l'Agéma des Hétaires à cheval, d'un détachement de chaque corps de cavalerie et de tous les archers à cheval, il tourne à gauche vers l'Océan, et fait creuser des puits pour approvisionner d'eau son armée : il cours sur les Oritiens, peuple libre depuis un temps immémorial, et qui avait dé daigné de lui rendre hommage. Héphaestion conduit le reste des troupes.
Les Barbares indépendants qui habitaient les bords de l'Arabius, n'ayant ni la force de combattre Alexandre, ni la volonté de se rendre, fuient à son approche dans le désert.
Alexandre, après avoir traversé le fleuve qui est peu considérable, et le déserts pendant la nuit, arrive au point du jour dans un pays cultivé. Prenant avec lui sa cavalerie dont il étend et développe les rangs pour couvrir une grande partie de terrain, il laisse en arrière son infanterie qui doit le suivre en ordre de bataille, et entre dans le pays des Oritiens. On massacre tous ceux qui ont pris les armes; on fait un grand nombre de prisonniers; on campe aux bords d'une petite rivière. Alexandre pousse en avant aussitôt l'arrivée d'Héphæstion.
Il touche à la capitale du pays, nommée Rambacia; frappé de sa situation, il résolut d'y jeter une colonie qui en ferait une ville florissante; Héphaestion est chargé de l'exécution.
Prenant avec lui la moitié des Hypaspistes et des Agriens, l'Agéma de cavalerie et les archers à cheval, il arrive à un défilé sur la frontière des Oritiens et des Gédrosiens qui, réunis et campés dans ce passage, l'attendaient en bataille rangée pour le lui disputer.
À l'approche d'Alexandre ils abandonnent leur position et fuient. Les principaux des Oritiens marchent ce-pendant au-devant d'Alexandre, et viennent se soumettre avec toute la contrée. Il les engage à rassembler les fugitifs, et leur assurer qu'ils n'ont rien à craindre. Il leur donne pour satrape Apollophane près duquel il laisse, sous les ordres de Léonnatus, tous les Agriens, quelques archers, quelques chevaux et d'autres Grecs stipendiaires de toutes armes, avec ordre, en attendant l'arrivée de la flotte de s'occuper à repeupler la ville, à régler l'administration, de manière que les peuples s'accoutument à leur nouveau gouvernement.

CHAP.7. Réuni à Héphaestion, Alexandre s'enfonce alors avec une grande partie de l'armée dans les déserts des Gédrosiens. Au rapport d'Aristobule, la myrrhe y est abondante. Les Phéniciens, que le commerce attirait sur les pas de l'armée, en recueillirent une grande quantité; les arbres qui la produisent étant là beaucoup plus grands qu'ailleurs, et n'ayant jamais été dépouillés.
On y trouve également beaucoup de nard ; les Phéniciens s'en chargèrent; l'armée le foulait aux pieds, et l'air en était embaumé. Cet historien ajoute qu'on y voyait des arbres dont la feuille ressemble à celle du laurier ; qu'ils naissent aux bords de la mer dans des bas fonds, souvent inondés par les eaux au milieu desquelles ils croissaient ; qu'ils avaient trente coudées de haut, et étaient alors en fleur; et que cette fleur, semblable à la violette blanche, exhalait un parfum beaucoup plus doux. Qu'on y rencontre une plante armée d'épines si fortes, que si le vêtement d'un cavalier s'y accroche en passant, celui-ci se trouve entraîné de son cheval. Ne va-t-il pas jusqu'à raconter que le poil des animaux s'y empêtre, et qu'ils y restent pris comme l'oiseau à la glu, le poisson à l'hameçon; que cependant la tige cède facilement au fer, et épanche un lait plus abondant, mais plus âcre que celui du figuier.
Alexandre s'avance malgré la difficulté des chemins et le défaut de subsistances : l'eau manque, l'armée est obligée de marcher pendant la nuit, et de s'écarter des côtes qu'Alexandre désirait suivre, pour reconnaître les rades, approvisionner la flotte, creuser des puits, construire des ports: cette côte n'est qu'un désert. Il détache vers le rivage, pour s'assurer de ces objets, Thoas avec quelques chevaux. Celui-ci découvre quelques pêcheurs sous de misérables cabanes, formées de la dépouille des crustacées et de squelettes de poissons. Ces pêcheurs fouillaient le sable, et en retiraient avec peine un peu de mauvaise eau.
Parvenu dans un lieu fertile en grains, Alexandre en rassemble une quantité qu'il fait charger et conduire vers la mer, après l'avoir scellé de son anneau. Pressés par une faim dévorante, dont l'aiguillon l'emporte sur toute autre considération, les soldats , et même ceux qui gardaient les provisions, se les partagent sans respecter le sceau d'Alexandre. Il était alors absent, et occupé à reconnaître une station. Il leur pardonne à son retour : la nécessité fut leur excuse.
Après avoir fourragé tout le pays, il envoya ses nouveaux approvisionnements, sous la conduite de Créthéus Callatianus, vers sa flotte; il commande aux indigènes d'amener des grains, des dattes, des bestiaux; Télèphe, un des Hétaires, à la tête d'un léger convoi de farines, est détaché vers un autre point.
Alexandre s'avance vers Pura, capitale des Gédrosiens, où il arrive soixante jours après avoir quitté Ores. Au rapport des historiens, tous les maux que l'armée avait soufferts en Asie, ne pouvaient se comparer à ceux qu'elle éprouva dans ce voyage. Alexandre, lui-même, si l'on en croit Néarque, n'en ignorait point les dangers ; il savait qu'aucune armée n'en était revenue. Selon les habitants, Sémiramis, fuyant des Indes, n'en avait ramené que vingt hommes; et Cyrus, qui avait tenté l'invasion de ces contrées, avait eu peine à en sortir, l huitième, après avoir vu son armée ensevelie dans ces déserts. Ce récit ne fit qu'enflammer Alexandre, qui voulut faire plus que Cyrus et Sémiramis. Ce fut dans ce dessein, et pour approvisionner sa flotte, qu'Alexandre donna cette direction à son retour.
Une grande partie de l'armée et surtout les bêtes de somme, y périrent de l'excès de la chaleur et de la soif; ils étaient arrêtés par des montagnes de sablés brûlants où ils enfonçaient comme dans un limon ou dans un amas de neige, ils y demeuraient ensevelis : on eut beaucoup à souffrir de l'inégalité du chemin ; les bêtes de trait ne pouvaient ni monter ni descendre : égarée dans des marches forcées par la disette d'eau, l'armée était excédée. Le chemin paraissait moins pénible la nuit, surtout avant le lever du soleil, lorsqu'une douce rosée rafraîchissait les airs; mais au milieu du jour, s'il fallait aller plus loin, la chaleur et la soif de-venaient intolérables.
Les soldats tuaient les bêtes de somme; les subsistances venant à manquer, ils se nourrissaient de la chair des chevaux et des mulets, qu'ils assuraient alors être morts de fatigues. Personne n'osait vérifier les faits ; Alexandre en était instruit : mais tout le monde était coupable, mais la nécessité excusait ce qu'il fallait, sinon permettre, du moins dissimuler.
On abandonnait sur la route les malades et ceux qui ne pouvaient suivre, on sentait alors le manque de bêtes de somme et de chariots pour les transporter. Ceux-ci avaient été brisés dès les premières marches où la difficulté de les conduire allongeait le chemin. Affaiblis par les maladies, les fatigues, la chaleur et la soif, une foule de malheureux sans secours bordaient les chemins ; l'armée continuait précipitamment sa marche, le salut de tous faisant négliger celui de quelques-uns.
Ceux qui s'endormaient à la suite des fatigues de la nuit, se trouvaient seuls à leur réveil; ils voulaient suivre les traces de l'armée, ils s'égaraient ; presque tous périrent dans ces mers de sable.
Un nouvel accident fut fatal à l'armée, et surtout au reste des animaux de trait : lorsque les vents étésiens soufflent, il pleut dans ces déserts comme dans l'Inde, mais la pluie ne tombe point dans les plaines, elle est reçue par les montagnes où les nuées s'amassent et crèvent. L'armée était campée près d'un ruisseau : vers la seconde veille de la nuit, il se déborde, grossi par la chute des pluies tombées au loin; cette inondation imprévue entraîne l'équipage d'Alexandre, les femmes, les enfants, l'attirail de l'armée; les soldats ont peine à se sauver avec leurs armes, quelques-uns même y périrent, surtout pour s'être désaltérés trop largement avec imprudence. Cela fut cause de la précaution que prit dorénavant Alexandre de ne camper qu'à vingt stades des ruisseaux, pour contenir l'intempérance du soldat qui buvait alors avec excès, et dont les premiers en se précipitant dans l'eau la troublaient et la rendaient moins potable.
C'est ici le lieu de rapporter une action mémorable d'Alexandre, soit qu'elle ait eu lieu alors ou antérieurement chez les Paropamisades ; les historiens ne s'accordent point à cet égard. L'armée s'avançait par des sables brûlants et tirait vers un lieu où elle devait trouver de l'eau. Alexandre, dévoré d'une soif ardente, se soutenant à, peine, marchait cependant à pied à la tête de son infanterie, pour rendre moins insupportables aux soldats les fatigues qu'il partageait. Quelques-uns de ceux légèrement armés s'étant écartés pour aller à la découverte, trouvent un peu d'eau bourbeuse, la recueillent dans un casque, c'est la chose la plus précieuse, ils la portent au prince, la lui présentent ; et lui, après avoir donné des éloges à leur zèle, la répand à la vue de toute l'armée. Cette action ranime et semble rafraîchir le courage des soldats. En quoi Alexandre fit office non, seulement d'homme modéré, mais encore de grand capitaine.
Un nouveau malheur vient accabler l'armée; les guides ne reconnaissaient plus la route couverte par les sables ; il leur était impossible de se retrouver : aucun moyen de diriger sa route au milieu de cet océan de sable; du moins sur les mers on peut se guider par l'inspection des astres. Alexandre conjectura qu'il fallait tirer sur la gauche; il pousse de ce côté à la tête de quelques chevaux dont la plus grande partie excédée de fatigues restent en route; enfin il arrive, lui sixième, sur le rivage. On creuse dans le sable, on y trouve une eau excellente; l'armée le rejoint; on côtoie pendant sept jours le rivage, on s'y abreuve. Les guides se reconnaissent, et mènent dans l'intérieur vers la capitale des Gédrosiens, où Alexandre fait reposer son armée.
Il destitue le satrape Apollophane pour n'avoir point exécuté ses ordres, établit pour son successeur Thoas qui, venant à mourir, est remplacé par Sibyrtius, élevé depuis peu au satrapat de la Carmanie, qu'il abandonne pour celui des Arachotes et des Gédroslens : la Carmanie passe sous le gouvernement de Tlépolème.

CHAP. 8. Alexandre s'avançait vers la Carmanie, lorsqu'il apprend que Philippe, satrape des Indiens, a été tué dans les embûches dressées par les stipendiaires, dont partie fut massacrée dans l'action, et partie arrêtée ensuite et mise à mort par les Macédoniens formant la garde personnelle de Philippe. Alexandre écrit aussitôt à Eudème et à Taxile de veiller sur ce gouvernement jusqu'à ce qu'il en ait disposé.
Il entrait dans la Carmanie, lorsque Cratérus le joignit avec le reste de l'armée et les éléphants, conduisant le traître Ordonès qui avait machiné une révolte. On vit arriver aussi Stasanor, satrape des Arriens et des Zarangues, Pharismane , fils de Phratapherne , satrape des Parthes et des Hyrcaniens; et à la tête d'une grande partie de l'armée, les généraux Cléandre, Sitalcès et Héracon, laissés dans la Médie avec Parménion.
Le cri général des habitants et de l'armée accusait Cléandre et Sitalcès d'avoir dépouillé les temples, fouillé les tombeaux et accablé les peuples de vexations et d'exactions. Alexandre les fit mettre à mort pour intimider, par cet exemple, ceux des satrapes ou des administrateurs qui seraient tentés de s'écarter des règles de leur devoir. Cette sévérité contribua, plus que toute autre chose, à maintenir sous les lois du vainqueur cette foule de nations diverses et éloignées, soumises volontairement ou par force. Alexandre ne souffrait la tyrannie d'aucun gouverneur. Héracon, qui se justifia alors de l'accusation, n'ayant pu s'y soustraire ensuite, et convaincu par les Susiens d'avoir pillé leur temple, fut mis à mort.
Stasanor et Pharismane amenaient une foule de chameaux et de bêtes de somme qu'ils avaient rassemblés sur la nouvelle de la marche d'Alexandre dans les déserts, dont ils avaient prévu les difficultés et les dangers. Ce secours vint encore à propos, on distribua ces équipages aux différents corps de l'armée.
Quelques historiens rapportent, contre toute vraisemblance, qu'Alexandre traversa la Carmanie sur deux chars attachés ensemble, au milieu d'un cortége d'Hétaires et de musiciens dont il écoutait les concerts nonchalamment penché, tandis que ses soldats, le front couronné, le suivaient en folâtrant, et que les habitants accouraient en lui apportant tout ce qui pouvait fournir à sa table et à ses débauches. Ils ajoutent que c'était à l'exemple du triomphe de Bacchus qui traversa dans cet appareil une grande partie de l'Asie après la conquête des Indes. Cette pompe, reproduite depuis, est devenue celle de tous les triomphateurs. Mais Ptolémée, Aristobule et tous les auteurs dignes de foi n'en ont point parlé. On lit seulement dans Aristobule, qu'arrivé dans la Carmanie, Alexandre sacrifia aux Dieux pour les remercier de lui avoir accordé la victoire dans les Indes et sauvé son armée dans la Gédrosie, et fit célébrer les jeux du gymnase et de la lyre. Il inscrit Peucestas parmi les gardes de sa personne, qui n'étaient qu'au nombre de sept, savoir : Léonnatus, Héphaestion, Lysimaque, Aristonus, tous quatre Pelléens; Perdiccas, de l'Orestide; Ptolémée et Python, Eordéens. Peucestas, qui l'avait couvert de son bouclier chez les Malliens, fut le huitième. Alexandre avait résolu de le nommer satrape de la Perse, mais il voulait d'abord lui donner ce premier et honorable témoignage de sa reconnaissance.
Néarque, après avoir côtoyé les pays des Ores, des Gédrosiens et des Ichtyophages, touche à la Carmanie; accompagné d'un petit nombre des siens, il vient rendre compte à Alexandre de sa navigation. Il reçoit l'ordre de la continuer jusqu'à l'embouchure du Tigre vers le Pays des Susiens.
C'est dans un ouvrage séparé que je rendrai compte de la navigation de Néarque, lequel nous a laissé une histoire d'Alexandre. Elle terminera la mienne si je puis la conduire à sa fin.
Hépaehstion doit ramener la plus grande partie de l'armée, les animaux de trait et les éléphants, de la Carmanie dans la Perse, en suivant le bord de la mer, parce que cette marche ayant lieu l'hiver, il y trouverait une température plus douce et un pays plus abondant. Alexandre prenant ses troupes légères, cavalerie des Hétaires et quelques archers, marche vers Pasagarde, et renvoie Stasanor dans son gouvernement. Arrivé aux frontières de la Perse, il n'y trouva point Phrazaorte qui en était satrape : à la mort de celui-ci, pendant l'expédition du prince dans les Indes, Orxinès s'était chargé des fonctions d'hyparque , non qu'Alexandre l'eût nommé à cet emploi, mais il avait cru convenable de contenir ce pays dans l'obéissance, en attendant le remplacement de Phrazaorte.
Sur ces entrefaites Atropates, satrape de Médie, vint à Pasagarde, conduisant prisonnier le Mède Bariax qui, ceignant la tiare droite, avait pris le titre de roi des Perses et des Mèdes, et avec lui tous ses complices : Alexandre les fit traîner au supplice.
Une des choses qui affecta le plus Alexandre, fut la violation du tombeau de Cyrus qu'on avait forcé et dépouillé. C'est au centre des jardins royaux de Pasagarde que s'élevait ce tombeau entouré de bois touffus, d'eaux vives et de gazon épais; c'était un édifice dont la base, assise carrément sur de grandes pierres, soutenait une voûte sous laquelle on entrait avec peine par une très petite porte. On y conservait le corps de Cyrus dans une arche d'or sur un abaque dont les pieds étaient également d'or massif, couvert des plus riches tissus de l'art babylonien, de tapis de pourpre, du manteau royal, de la partie inférieure de l'habillement des Mèdes, de robes de diverses couleurs, de pourpre et d'hyacinthe, de colliers, de cimeterres, de bracelets, de peu-dans en pierreries et en or. On y voyait aussi une table, l'arche funéraire occupait le centre. Des degrés intérieurs conduisaient à une cellule occupée par les mages, dont la famille avait conservé, depuis la mort de Cyrus, le privilège de garder son corps.
Le roi leur fournissait tous les jours un mouton, et une certaine quantité de farine et de vin, et tous les mois un cheval qu'ils sacrifiaient sur le tombeau.
On y lisait cette inscription en caractères persans: Mortel, je suis Cyrus, fils de Cambyse, j'ai fondé l'empire des Perses et commandé à l'Asie; ne m'envie point ce tombeau.
Alexandre, curieux de visiter ce monument après la défaite des Perses, trouva qu'on avait tout enlevé, à la réserve de l'abaque et de l'arche; on en avait tiré le corps; on avait tenté de briser l'arche pour l'emporter avec plus de facilité; on y voyait encore la marque des coups et de l'effort des sacrilèges qui l'avaient abandonnée n'ayant pu réussir à l'enlever. Aristobule rapporte que lui-même reçut l'ordre d'Alexandre de rétablir le tombeau, de rassembler les débris du squelette dans l'arche, de la recouvrir, d'en réparer les outrages ; et, après avoir rétabli sur l'abaque les tapis et tout le luxe qu'il étalait, de murer la porte en y apposant le sceau royal.
Alexandre fait arrêter et mettre à la question les Mages qui gardaient le tombeau, pour découvrir les auteurs du crime : les tourments ne purent rien en tirer ; on les relâche.
Alexandre retourne à Persépolis à laquelle il avait jadis mis le feu, excès dont il se repentit et que son historien n'a point approuvé. Orxinès, qui avait succédé dans le gouvernement des Perses à Phrazaorte, accusé de plusieurs crimes, d'avoir pillé les temples et les sépulcres, et fait mourir injustement plusieurs Perses, est mis en croix.
Peucestas Somatophylax, celui dont le courage, éprouvé en plusieurs occasions, avait éclaté surtout chez les Malliens en défendant Alexandre, est nommé satrape des Perses : il se les concilie par un caractère qui s'accommode à leurs moeurs; seul de tous les Macédoniens, il revêtit l'habit des Mèdes, apprit leur langue, se conforma à toutes leurs habitudes. Il devint plus cher au roi par cette complaisance, et les Perses se réjouirent de voir le vainqueur préférer leurs usages à ceux de sa patrie.

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