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ARRIEN

expéditions d'Alexandre

LIVRE SEPTIÈME

 

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CHAPITRE PREMIER

De retour à Persépolis Alexandre eut désir de visiter le golfe Persique et l'embouchure de l'Euphrate et du Tigre, comme il avait reconnu celles de l'Indus et la grande mer. Selon les uns, il se proposait de côtoyer une grande partie de l'Arabie, l'Ethiopie, la Libye, la Numidie et le mont Atlas, de tourner par les colonnes d'Hercule, de franchir le détroit de Gadès, et de rentrer dans la Méditerranée après avoir soumis Carthage et toute l'Afrique, qu'alors il pourrait prendre le nom de grand roi à plus juste titre que les monarques persans ou mèdes, qui s'appelaient les souverains suprêmes de l'Asie, dont ils ne possédaient pas la millième partie. Selon d'autres, il se serait dirigé par l'Euxin et les Palus‑Méotides contre les Scythes. Quelques‑uns même assurent qu'il pensait à descendre en Sicile et au promontoire d'Iapyge, attiré par le grand nom des Romains. Je ne puis ni ne cherche à rien assurer sur ce point. J'affirmerai seulement que Alexandre ne concevait rien que de grand et d'extraordinaire, qu'il ne se serait jamais reposé, ni après avoir réuni la conquête de l'Europe à celle de l'Asie, ni même quand il eût porté ses armes jusqu'au fond des îles Britanniques. Il s'élançait toujours au‑delà de ce qui était connu, et au défaut de tout autre ennemi, il en eût trouvé un dans son propre cœur.
Je ne puis m'empêcher de louer ici une réflexion des sages de l'Inde. Ils se promenaient dans une prairie, théâtre de leurs conversations philosophiques, lorsque voyant passer Alexandre à la tête de son armée, ils se bornèrent à frapper la terre du pied. Le conquérant leur en fait demander la cause par un interprète. « Alexandre, ce peu de terre que nous foulons, voilà tout ce que l'homme en peut occuper. Tu ne diffères du vulgaire des humains que par la curiosité et l'ambition qui t'entraînent si loin de ta patrie pour le malheur des autres et de toi‑même. Lorsque tu mourras, et ce moment n'est pas loin, tu n'occuperas que l'espace nécessaire à ta sépulture. »
Alexandre applaudit à leur sagesse et sans la partager, poursuit l'exécution de ses desseins. C'est ainsi que dans l'isthme de Corinthe, à la tête d'un détachement de son armée, il s'arrêta pour contempler Diogène de Sinope qui se reposait aux rayons du soleil. Il lui demanda ce qu'il pouvait pour lui. « Rien, Alexandre. Ote‑toi de mon soleil. »
Alexandre n'était point indigne d'entendre la voix de la raison, mais l'ambition de la gloire l'entraînait au‑delà de toutes les bornes. Lorsqu'il vit à Taxila les Gymnosophistes, admirant leur courage dans les plus laborieuses épreuves, il désira attirer quelqu'un d'entre eux à sa suite, mais le plus âgé, leur chef Dandamis, répondit à Alexandre, que ni lui ni aucun des siens ne le suivraient, qu'ils étaient fils des dieux aussi bien qu'Alexandre, et que satisfaits de ce qu'ils possédaient, ils ne voulaient rien de lui. Il ajouta que le conquérant et ceux qui avaient franchi sur ses traces tant de pays et de mers, ne se proposaient aucun but louable dans ces courses, qu'ils ne devaient jamais terminer, que pour lui il était sans crainte comme sans désir auprès d'Alexandre, qu'en effet, la terre féconde suffirait à sa nourriture pendant sa vie, et qu'ensuite le trépas l'affranchirait de l'esclavage du corps.
Alexandre respectant un homme libre, ne voulut point le contraindre, et s'adressant à Calanus, l'un des Gymnosophistes, il le persuada plus facilement. Mégasthène accuse le philosophe de faiblesse, et les Gymnosophistes le blâmèrent de ce que renonçant au bonheur dont ils jouissaient, il reconnaissait un autre pouvoir que celui de la Divinité.
J'ai rapporté ces détails parce qu'on ne peut écrire l'histoire d'Alexandre sans parler de Calanus. Le Gymnosophiste étant tombé malade pour la première fois en Perse, et ne pouvant se plier aux règles d'un régime, il témoigna qu'il recevrait comme un bienfait la permission d'aller au‑devant de la mort, avant que des accidents le forçassent de renoncer à ses premières habitudes.
Alexandre s'opposa d'abord vivement à ce dessein, mais ne pouvant ébranler Calanus, et le sachant prêt à se décider pour un autre genre de mort, si on lui refusait celui qu'il demandait, consentit à lui faire dresser un bûcher. Ptolémée fut chargé de cette commission. On ajoute qu'Alexandre fit accompagner la pompe par des détachements armés d'hommes à pied et à cheval. On portait des parfums pour être épanchés dans les flammes, des vases d'or et d'argent, une robe de pourpre. On amène un cheval à Calanus. Sa faiblesse ne lui permit pas de s'en servir. On le plaça sur une litière, couronné à la manière des Indiens. Il chante dans leur langage, des hymnes en l'honneur des dieux. Il pria Lysimachus, l'un de ses disciples et de ses admirateurs d'accepter son cheval qui était de la race néséenne, et qui sortait des haras du roi. Il distribua aux spectateurs les coupes et les tapis qui devaient être jetés dans le bûcher. Il y monte et s'y étend avec dignité en présence de toute l'armée. Alexandre ne jugea point convenable d'assister au triste spectacle de la mort d'un ami. On admire le courage de Calanus qui demeure immobile au milieu des flammes. Néarque rapporte qu'au moment où l'on mit le feu, les trompettes sonnèrent par l'ordre d'Alexandre. Toute l'armée poussa le cri des combats, et les éléphants même firent entendre un frémissement belliqueux qui semblait applaudir à Calanus.
Tels sont les détails que des historiens dignes de foi nous ont transmis sur Calanus, ce qui montre à quel degré de force et de supériorité s'élève l'esprit humain, lorsqu'il s'arme d'une ferme résolution. 

CHAPITRE 2

Alexandre envoie Atropates dans son gouvernement, et prend le chemin de Suse. Il condamne à mort Abulitès, et son fils Oxatre, pour avoir malversé dans leur administration. Les satrapes qu'Alexandre avait établis sur les nations conquises, s'étaient rendus coupables d'une infinité de sacrilèges envers les temples et les tombeaux, et de concussions envers les peuples. Ils espéraient que l'expédition dans l'Inde traînerait en longueur, qu'Alexandre succomberait contre tant de nations ennemies, contre les éléphants, et qu'il périrait au‑delà de l'Indus ou de l'Hyphase. Les malheurs surtout que l'armée éprouva dans la Gédrosie, semblaient avoir enhardi la licence des satrapes, qui, dès lors, ne craignirent plus le retour d'Alexandre. Celui-ci, de son côté, trop porté à accueillir toutes les délations, punit du dernier supplice les fautes les plus légères, sur la pensée que les coupables avaient projeté d'en commettre de plus grandes. Il fit ensuite célébrer à Suse plusieurs mariages. Il y épousa Barsine, la fille aînée de Darius, et donna Drypetis, autre fille du roi persan, à Héphestion qu'il voulait s'allier. Déjà époux de Roxane, fille du Bactrien Oxyarte, il le devint encore, si l'on en croit Aristobule, de Parisatis, la plus jeune des filles d'Ochus. Cratérus épousa Amastrine, fille d'Oxyarte, frère de Darius, Perdiccas, la fille d'Atropates, satrape des Mèdes, Ptolémée, le somatophylax, Artacama, une des filles d'Artabase. L'autre, Artonis, fut donnée, au secrétaire Eumènes. Néarque eut la fille de Barsine et de Mentor, Séleucus celle du Bactrien Spitamenès. Les autres Hétaïres furent également unis à quatre-vingts filles des Persans et des Mèdes les plus illustres. La cérémonie se fit à la manière des Perses.
Après un festin où tous les prétendants étaient placés suivant leurs grades, on amena, près de chacun d'eux, leurs fiancées dont ils reçurent la main, et qu'ils embrassèrent en suivant l'exemple du prince. Il n'y eut pour tous ces mariages qu'une cérémonie, dans laquelle on crut voir le témoignage le plus populaire de l'attachement et de l'amitié d'Alexandre pour les siens. Chacun d'eux emmène sa femme. Alexandre dota ces Persanes, et fit aussi des présents de noce à tous les Macédoniens qui épousèrent des Asiatiques, et dont les noms inscrits sur des registres se montaient à plus de dix mille.
Il voulut en outre acquitter les dettes de ses soldats ; il demande, à cet effet, un état de ce qui était dû par chacun d'eux ; peu voulurent d'abord faire cette déclaration, le plus grand nombre craignant qu'Alexandre ne l'eût demandée pour connaître les soldats qui dépensaient plus que leur paie. On fait part au prince de ce refus ; celui‑ci blâmant la défiance du soldat : « Un roi ne doit jamais manquer de parole à ses sujets ; chacun de ceux‑ci doit toujours compter sur la parole de son roi. » II fait dresser dans le camp, des tables chargées d'or ; on paie tous les créanciers qui se présentent on déchire toutes les obligations ; on ne prend pas même les noms de ceux qui les ont souscrites. On ne douta plus de la parole d'Alexandre, et on lui sut plus de gré de cette délicatesse que de ses libéralités mêmes, qui s'élevèrent, dit‑on, à vingt mille talents. Il en combla beaucoup d'autres de présents proportionnés à leurs grades ou à leurs vertus guerrières, décerna plusieurs couronnes d'or à ceux qui s'étaient le plus distingués, à Peucestas, qui l'avait couvert de son bouclier chez les Malliens, à Léonnatus, qui l'avait défendu dans la même occasion, courut les plus grands dangers dans l'Inde, vainquit les Oritiens et leurs voisins, et les contint dans l'obéissance, à Néarque, pour avoir ramené la flotte depuis l'Indus jusqu'au Tigre, à Onésicrite, pilote du vaisseau royal, à Héphestion et aux autres gardes de sa personne. Les satrapes des pays vaincus et des villes fondées par Alexandre, viennent le trouver, lui amènent trente mille jeunes gens dans la fleur de leur printemps, et tous du même âge. Alexandre les appelle ses Epigones, c'est‑à‑dire, sa postérité. Ils sont tous instruits dans la tactique des Grecs dont ils portent l'armure.
Les Macédoniens virent d'un mauvais œil leur arrivée. « Alexandre, disaient‑ils, ne cherche que tous les moyens de se passer de ses vieux soldats : quelle honte ! Il a revêtu la robe longue et traînante des Mèdes ; ses noces mêmes, auxquelles nous avons participé avec éclat, ont été célébrées à la manière des Perses : il se plaît à entendre le langage barbare de Peucestas qui balbutie le persan : Bactriens, Sogdiens, Arachotes, Zarangues, Ariens, Parthes ou cavaliers persans, qu'on appelle Evaques, tout ce qu'il y a de plus robuste et de plus distingué chez les barbares, grossit indifféremment la cavalerie des Hétaïres, dont il vient de créer un cinquième corps composé en grande partie d'étrangers. N'a‑t‑il pas admis dans l'Agéma Cophès, Hydarne, Artibole, Phradasmènes et les fils de Phratarphernes, satrape des Parthes et de l'Hyrcanie ; Itanes, Roxanès, frère de l'épouse du prince ; Aegobares et son frère Mithrobée, tous rangés sous le commandement du Bactrien Hydaspe, et armés de piques macédoniennes au lieu de javelots : Alexandre embrasse les mœurs des Barbares, il a oublié, il méprise les institutions des Macédoniens. »
Héphestion est chargé de conduire la plus grande partie de l'infanterie vers le golfe Persique. La flotte touche au pays des Susiens. Alexandre s'y embarque avec les Hypaspistes, l'Agéma, et une partie de la cavalerie des Hétaïres. Il descend l'Eulée jusqu'à la mer, ayant laissé sur le fleuve les vaisseaux pesants ou endommagés pour monter les plus légers, avec lesquels il cingle, en rasant la côte, vers l'embouchure du Tigre. Le reste de la flotte doit se rendre dans le Tigre par le canal qui le joint à l'Eulée.
Deux fleuves, l'Euphrate et le Tigre, enferment cette partie de l'Assyrie, qui, par cette raison, a reçu le nom de Mésopotamie. Le Tigre, dont le niveau est beaucoup plus bas que celui de l'Euphrate, recueille plusieurs épanchements de ce dernier, et grossi du tribut d'autres fleuves qu'il reçoit, va se décharger dans le golfe Persique. Profond, resserré par la hauteur de ses bords qui ne lui permet point d'en, sortir, enflé par des eaux qu'il ne perd pas, il n'est guéable sur aucun de ses points.
L'Euphrate, au contraire, plus élevé, inonde les terres à la hauteur desquelles il se trouve ; il est partagé naturellement ou artificiellement en plusieurs ruisseaux ; quelques‑uns ne sont que des saignées pratiquées par les riverains, à certaines époques de l'année, pour suppléer aux bienfaits des pluies rares dans ces contrées. Voilà, pourquoi l'Euphrate est moins pur et moins considérable à la fin de son cours.
Alexandre remonte le Tigre jusqu'à l'endroit où Héphestion, campé sur ses bords, l'attendait avec son armée. Il continue sa navigation vers. Opis, fondée sur les rives du fleuve ; il fait briser toutes les digues que les Perses, assez mauvais marins, avaient construites pour se garantir d'une attaque par mer, et pour interdire, en ce cas, à l'ennemi, la navigation du Tigre. «. Ce moyen de défense, dit Alexandre, ne convient qu'à des hommes qui ne savent point manier les armes. » Effectivement cette défense était misérable, il la fit détruire, en un instant.

CHAPITRE 3

Arrivé à Opis, Alexandre rassemble les Macédoniens, leur annonce qu'il licencie tous ceux que l'âge ou leurs blessures rendent inhabiles au combat, qu'ils peuvent enfin retourner dans leurs familles, mais qu'il comblera de telles libéralités ceux qui voudront rester auprès de lui, que ces bienfaits seront un motif d'envie pour ceux qui se seraient retirés et d'enthousiasme pour les autres Macédoniens qu'ils exciteraient à partager de si glorieux travaux.
Ce qu'Alexandre disait pour flatter les Macédoniens, ne fut interprété que comme l'expression du mépris : « Il nous croit inhabiles aux combats. » L'indignation s'enflamme à l'idée de cet outrage. On renouvelle tous les anciens reproches, qu'il a emprunté les mœurs et le vêtement des Perses, donné aux Epigones l'armure macédonienne, mélangé le corps des Hétaïres d'une foule de Barbares. On éclate : « Nous voulons tous être licenciés, que le dieu dont il descend combatte pour lui. » Ils faisaient allusion à son Jupiter Ammon.
À ces mots, Alexandre, furieux, car son caractère, ennemi de la résistance, exalté encore par la servitude des Barbares, ne se modérait pas à l'égard des Macédoniens, se précipite de son siège, suivi des officiers qui l'entouraient, donne l'ordre d'arrêter les chefs de l'émeute, les désigne lui‑même aux Hypaspistes. Treize sont arrêtés et traînés sur‑le‑champ au supplice. La multitude épouvantée se tait. Il remonte à sa place, et leur parle en ces termes : « Ce n'est point pour vous retenir, Macédoniens. Je vous ai laissés libres de partir. C'est pour vous rappeler tout ce que vous avez contracté d'obligations et le retour dont vous les avez payées, que je vous adresse la parole.  Commençons, ainsi qu'il est convenable, par Philippe, mon père. Philippe ayant trouvé vos hordes errantes, sans asile fixe, dénuées de tout, couvertes de peaux grossières, faisant paître dans les montagnes de misérables troupeaux que vous disputiez avec peu de succès aux Illyriens, aux Triballiens, aux Thraces voisins, vous revêtit de la chlamyde, vous fit descendre des montagnes dans la plaine, vous rendit, dans les combats, les émules des Barbares. Formés par lui, votre courage vous défendit mieux que l'avantage des lieux. Mon père vous appela dans des villes où d'excellentes institutions achevèrent de vous polir. Il vous soumit ces mêmes Barbares qui vous avaient fatigués de leurs éternels ravages. D'esclaves, vous devîntes leurs maîtres. Une grande partie de la Thrace fut ajoutée à la Macédoine. On s'empara des places maritimes les plus importantes. Votre commerce s'ouvrit des voies nouvelles. Le produit de vos mines en devint plus assuré. Ces Thessaliens qui vous faisaient trembler, furent assujettis. L'échec des Phocéens vous ouvrit une route large et facile au sein de la Grèce, où vous ne pénétriez que difficilement. La politique des Athéniens et des Thébains, qui vous dressaient des embûches, fut tellement humiliée, que ces deux peuples, dont l'un exigeait de vous un tribut, et dont l'autre vous commandait, ont recherché depuis votre alliance et votre protection. Entré dans le Péloponnèse, Philippe y rétablit l'équilibre. Nommé généralissime de la Grèce dans l'expédition contre les Perses, l'éclat de ce titre rejaillit moins sur sa personne que sur la nation macédonienne. Tels sont, à votre égard, les bienfaits de mon père, considérables sans doute, mais inférieurs aux miens. À la mort de Philippe, le trésor royal, renfermant à peine quelques vases d'or et quelques talents, était  grevé d'une dette de cinq cents. J'en empruntai presque le double, et vous tirant de la Macédoine, qui pouvait à peine suffire à votre subsistance, je  vous ai ouvert l'Hellespont à la vue des ennemis maîtres de la mer. Les généraux de Darius vaincus au Granique, la domination macédonienne s'est étendue sur toute l'lonie, l'Eolie, les deux Phrygies et la Lydie. Un siège vous a rendu maîtres de Milet. Cette foule de peuples qui se sont alors soumis volontairement, sont vos tributaires. Ainsi l'Egypte et Cyrène, la Coelo‑Syrie, la Palestine, la Mésopotamie sont vos domaines. Babylone, Bactres, Suse, sont à vous. L'opulence des Lydiens, les trésors des Perses, les richesses de l'Inde, l'Océan même, tout vous appartient. Vous êtes les satrapes, les chefs, les premiers. Qu'ai‑je gardé pour moi de  toutes ces conquêtes ? Le sceptre, le diadème. Je n'ai rien en propre. Quels sont mes trésors ? Ceux que vous possédez, ceux que je vous réserve. Je ne me distingue point par des dépenses personnelles. Votre nourriture est la mienne. Je dors sous la tente comme vous. La table de quelques officiers est même plus splendide que celle de leur prince, et tandis que vous reposez tranquillement, vous savez que je veille pour vous. Serait‑ce le fruit de vos travaux, de vos périls et non des miens ? Qui peut se vanter ici d'en avoir plus affronté pour moi, que moi pour lui ? Montrez vos blessures, je montrerai les miennes. Mon corps est couvert d'une foule de cicatrices honorables. Glaives, pieux, flèches, pierres, javelots, machines, nulle arme dont je n'aie reçu l'atteinte. Après avoir tout affronté pour vous combler de gloire et de richesses, ne vous menai‑je pas triomphants partout à travers les plaines, les montagnes, les fleuves, les terres et les mers ? Les noces de plusieurs d'entre vous ont accompagné les miennes, et leurs enfants seront alliés de mes enfants. Les dettes que chacun de vous avait contractées, je les ai acquittées sans aucune information, après que vous aviez reçu une solde et un butin considérables. Quelques‑uns ont été honorés de couronnes d'or, monuments de leur courage et de la générosité qui sait le reconnaître. Si plusieurs ont péri dans les combats, car aucun sous mes ordres n'a pris la fuite, je leur ai fait ériger sur la place un tombeau remarquable, et dans leur patrie des statues d'airain. J'ai accordé des distinctions à leurs familles, et une exemption d'impôts. Je voulais renvoyer dans leurs foyers tous ceux qui sont hors d'état de service, mais comblés de tant d'honneurs et de richesses, que leurs concitoyens auraient porté envie à leur félicité. Vous demandez tous à partir, partez. Allez annoncer que votre roi, qu'Alexandre, après avoir soumis les Perses, les Mèdes, les Bactriens, les Saques, les Uxiens, les Arachotes, les Drangues, lui qui assujettit les Parthes, les Chorasrniens, les Hyrcaniens jusqu'à la mer, lui qui franchit le Caucase, les Pyles Caspiennes, l'Oxus, le Talles, l'Indus que le seul Dionysus avait traversé, l'Hydaspe, l'Acésinès, l'Hydraotès, et qui aurait passé l'Hyphasis même, si vous n'aviez refusé de le suivre, lui qui s'avança dans la grande mer par les deux embouchures de l'Indus, qui s'enfonça dans les déserts de la Gédrosie, d'où personne n'était encore sorti avec une armée, lui qui, après avoir soumis dans sa route la Carmanie et le pays des Oritiens, fit remonter sa flotte depuis l'Indus jusqu'au centre de la Perse, qu'Alexandre enfin, abandonné par vous, s'est remis à la foi des Barbares qu'il avait vaincus, annoncez‑le à vos concitoyens. Quelle gloire pour vous auprès des hommes ! Quel mérite auprès des dieux ! Partez. »
à ces mots, il s'élance hors de son siège, se précipite dans sa tente, et refuse  pendant deux jours de voir ses plus intimes amis, et même de prendre soin de lui‑même.
Le troisième jour, ayant convoqué les principaux des Perses, il leur partagea le commandement de ses troupes, n'accordant la faveur de l'embrasser qu'à ceux qui lui étaient alliés.
D'abord les Macédoniens ébranlés et stupéfaits gardèrent un sombre silence. Aucun d'entre eux n'avait suivi Alexandre, à l'exception de ses Hétaïres et des somatophylax. Ils ne savaient s'ils devaient parler, se taire, partir ou demeurer, mais aussitôt qu'ils eurent connu sa résolution à l'égard des Perses, qu'il leur avait donné le commandement, distribué des Barbares dans ses troupes, que les compagnies des Hétaïres à pied et à cheval, les Argyraspides et l'Agéma, n'étaient plus formés que de Persans, que les Persans prenaient leur nom et leur place, ils ne purent se contenir. Ils se précipitent en foule vers la tente d'Alexandre, jettent sur le seuil leurs armes qui semblent devoir supplier pour eux, et se tenant près de l'entrée, ils crient de toutes parts qu'on les introduise, qu'ils livreront les auteurs du trouble, qu'ils resteront là jour et nuit jusqu'à ce qu'ils aient touché le cœur d'Alexandre. Le roi s'avance alors. à l'aspect de leur humiliation et de leur douleur, touché de leur désolation profonde, il mêle ses larmes aux leurs.
Les Macédoniens conservaient l'attitude de suppliants, et il allait parler, lorsque Callinès, aussi recommandable par son âge que par le rang qu'il occupait à la tête des Hétaïres, s'écria : « Vous contristez les Macédoniens, prince, en vous alliant aux Perses, en nommant les Perses votre famille, en permettant à des Perses de vous embrasser, honneur que vous refusez à des Macédoniens. » Alors Alexandre l'interrompant : « Vous serez tous mes pareils, ma famille. Je ne vous donne plus d'autre nom. » A ces mots Callinès s'approche, l'embrasse. Plusieurs des Macédoniens imitent son exemple, tous reprennent leurs armes, s'en retournent en faisant entendre des cris et des chants de joie.
Alexandre fait aux dieux les sacrifices accoutumés, on prépare un banquet général. Il y prend place entre tous les Macédoniens qui occupent le premier rang. Les Perses sont au second, les guerriers des autres nations sont distribués par ordre de grades ou d'exploits. Une même coupe circule. On fait les libations. Les prêtres des deux nations invoquent sur elles les dieux : « Accordez‑leur toute prospérité ! Que leur union soit inaltérable ! leur empire éternel ! » On comptait neuf mille convives. Tous, à un signal donné, firent la même libation, et entonnèrent à la fois : io ! péan !
Alexandre licencie alors, de leur plein gré, les Macédoniens que leur âge ou leurs blessures rendaient inhabiles aux combats, au nombre de dix mille. Il leur accorda, outre leur paie, et la somme nécessaire pour leur voyage, un talent. Il exigea que les enfants qu'ils avaient eus des femmes de l'Asie y restassent, pour éviter le trouble que la présence de ces étrangers pourrait exciter dans les familles grecques, mais il se chargea de les faire instruire selon les institutions des Grecs et dans leur tactique, et lorsqu'ils seront en âge, il s'engage de les ramener lui‑même en Macédoine et de les rendre à leurs parents. Telles étaient ses promesses pour l'avenir, et afin de leur donner au présent le gage le plus certain de sa bienveillante, il voulut que Cratérus, le plus fidèle de ses amis, et qu'il chérissait à l'égal de lui‑même, commandât et assurât leur retour. Il leur dit adieu, et les embrasse, les larmes se confondent.
Cratérus doit prendre le gouvernement de la Macédoine, de la Thrace et de la Thessalie, et maintenir la liberté de la Grèce. Polysperchon l'accompagne, et le remplacera en cas d'accident. Cratérus était d'une santé languissante. Il portait à Antipater l'ordre d'amener, pour remplacer ces vieilles bandes, un pareil nombre de Macédoniens dans la force de l'âge.
Ceux qui cherchent à dévoiler les secrets les plus obscurs de la politique, ces hommes pour lesquels l'apparence cache toujours des desseins que leur coup d'oeil perfide empoisonne, répandirent qu'Alexandre, en rappelant Antipater de la Macédoine, avait cédé aux calomnies dont Olympias le chargeait. Mais peut‑être que ce rappel, loin d'être injurieux à Antipater, n'était qu'un moyen de lui sauver les suites désagréables d'une irrémédiable rupture. En effet, le roi recevait souvent des lettres dans lesquelles il se plaignait d'une arrogance, d'une aigreur, et d'une indiscrétion choquante dans la veuve de Philippe. Ce fut alors que ce prince laissa échapper ce mot : « Elle me fait payer bien cher un terme de dix mois. » Olympias, de son côté, dépeignait Antipater comme un despote enorgueilli de son empire, qui avait déjà perdu la mémoire de l'auteur de sa puissance, et qui affectait le premier rang dans la Macédoine et dans la Grèce. Alexandre devait sans doute prêter davantage l'oreille à des discours qui éveillaient naturellement la crainte de voir attaquer sa domination. Cependant il ne lui échappa ni parole ni action qui pût en laisser entrevoir le sentiment.  (lacune)
Alexandre aperçut dans sa route le champ où paissent les cavales des haras royaux. On l'appelle la prairie de Nysée, au rapport d'Hérodote. De là le nom de Nyséennes donné à ces cavales dont le nombre s'élevait autrefois à cent cinquante mille. Alexandre n'en trouva que le tiers, le reste ayant été volé. 

CHAPITRE 4

Atropates, satrape de Médie, lui amena cent amazones équipées en cavaliers, portant la hache au lieu de javelot, et la pelta au lieu de bouclier. On raconte qu'elles ont le sein droit plus petit, et qu'elles le découvrent dans les combats. Alexandre les renvoya pour ne point les exposer aux outrages des Macédoniens ou des Barbares, et les chargea d'annoncer à leur reine qu'il naîtrait un enfant d'elle et d'Alexandre. Mais, ni Aristobule, ni Ptolémée, ni aucun historien digne de foi, n'ont transmis ce fait. La race des Amazones devait être éteinte depuis longtemps avant Alexandre. Xénophon n'en fait point mention, quoiqu'il parle du Phase, de la Colchide et de toute la côte barbare que les Grecs parcoururent après leur départ, et avant leur retour à Trébizonde, aux environs de laquelle ils ne trouvèrent point d'Amazones. Non que je veuille révoquer en doute leur existence, attestée par tant d'historiens célèbres. On raconte généralement qu'Hercule marcha contre elles, et rapporta dans la Grèce le ceste de leur reine Hippolyte, que les Athéniens, conduits par Thésée, défirent les Amazones qui tentèrent une invasion dans l'Europe. Cimon a décrit ce combat avec autant de soin que celui des Athéniens contre les Perses. Hérodote fait souvent mention de ces femmes, et tous les panégyristes des guerriers morts dans les combats rapportent celui des Amazones. Les femmes qu'Atropates présenta au conquérant étaient sans doute des Barbares exercées à courir à cheval et montées à la manière des Amazones.
Arrivé à Ecbatane, Alexandre y fit célébrer, selon sa coutume, en reconnaissance de ses succès, des sacrifices et les jeux du gymnase et de la lyre. Il se livre avec les Hétaïres aux débauches de la table.
Cependant Héphestion tombe malade, et le septième jour, au moment où Alexandre considérait les jeux gymniques, on lui annonce que le mal redouble. Il quitta précipitamment les jeux. Héphestion était mort quand il arriva. Les historiens varient sur les expressions de la douleur d'Alexandre. Tous s'accordent à la peindre comme extrême. Le tableau qu'ils en ont laissé est tracé d'après les sentiments d'amour ou de haine que chacun d'eux portait au prince ou à son favori. En outrant les expressions de sa douleur sur la perte de l'ami qu'il avait chéri le plus, les uns ont cru élever Alexandre, les autres ont cru le rabaisser en le présentant livré à des excès indignes de lui‑même et d'un roi. Selon les uns, Alexandre éploré serait resté attaché pendant une grande partie du jour au corps de son ami, dont on ne l'aurait arraché qu'avec peine. Selon d'autres, il aurait passé sur ce cadavre un jour et une nuit, et il aurait fait mettre en croix le médecin Glaucias, pour avoir administré mal à propos un breuvage au malade ou ne l'avoir pas empêché de s'enivrer. Je puis croire, qu'à l'exemple d'Achille, dont il affectait de suivre les traces, Alexandre ait coupé ses cheveux, mais qu'il ait conduit lui‑même le char sur lequel reposaient les restes Héphestion, mais que dans sa douleur, il ait fait détruire le temple d'Esculape à Ecbatane, cela répugne à toute croyance. Cela convient mieux à l'impiété de Xerxès dont la vengeance jeta des chaînes à l'Hellespont. Il y a plus de vraisemblance dans la réponse suivante. Il marchait vers Babylone, et des députations grecques l'étaient venues trouver. Après avoir accordé la demande de celle d'Épidaure, il leur fit un présent qui devait être appendu dans le temple d'Esculape, en ajoutant : « J'ai pourtant à me plaindre de ce dieu, qui n'a point sauvé celui que j'aimais plus que moi‑même. » Il ordonna de sacrifier à Héphestion comme à un héros. On ajoute qu'il envoya vers l'oracle d'Ammon, à l'effet d'en obtenir les honneurs divins pour Héphestion, ce que Jupiter lui refusa. Tous les historiens s'accordent à dire qu'Alexandre refusa de prendre aucune nourriture pendant trois jours, durant lesquels il demeura plongé dans les pleurs et dans un sombre silence.
On dit qu'il lui fit préparer à Babylone des obsèques dont les dépenses s'élevèrent à dix mille talents, et ordonna un deuil général dans toute la Perse. Qu'alors plusieurs des Hétaïres consacrèrent leurs armes et leurs personnes sur le tombeau Héphestion, et qu'Eumènes, qui avait été son ennemi, en ouvrit le premier la proposition pour ne point laisser soupçonner au prince qu'il pouvait se réjouir de la mort du favori.
Le rang de chiliarque, tenu par Héphestion, ne fut point rempli. La cavalerie des Hétaïres qu'il commandait conserva son nom et son étendard. La pompe des jeux funèbres, remarquables par le luxe des dépenses et des prix, par le concours des spectateurs, surpassa celle de toutes les fêtes données jusqu'à ce jour. En effet, Alexandre y fit paraître jusqu'à trois mille athlètes qui devaient bientôt figurer dans ses propres funérailles.
Après un long deuil, consolé par ses amis, Alexandre tente une nouvelle expédition contre les Cosséens, nation belliqueuse et voisine des Uxiens. Ces peuples habitent des montagnes qu'ils fortifient. Pressés par une armée redoutable, ils se retirent sur des sommets escarpés ou se dispersent dans des lieux inaccessibles, et dès que l'ennemi a disparu, ils accourent ravager la campagne. Alexandre les attaque et les détruit au sein de l'hiver et de leurs montagnes. Rien n'est impossible à sa valeur. Accompagné de Ptolémée, qui dirigeait une partie de son expédition, il triomphe des frimas et des lieux. 

CHAPITRE 5

Il retourne à Babylone et rencontre des députés de l'Afrique qui venaient féliciter le maître de l'Asie. Il vint des députations de l'Italie, des Bruttiens, des Lucaniens et des Etrusques, il en vint de Carthage, des Ethiopiens, des Scythes d'Europe, des Celtes, des Ibères. Les Macédoniens entendirent les noms de quelques‑uns pour la première fois. Tous venaient implorer leur alliance. On en vit qui les invoquaient comme arbitres dans les différends élevés entre eux. Ce fut alors, pour la première fois, qu'Alexandre se crut véritablement le monarque de l'univers.
Ariste et Asclépiade, ses historiens, rapportent que les Romains même députèrent vers ce prince, et qu'instruit de leurs vertus et de leurs institutions, il augura de leur future grandeur.
J'ai rapporté ce fait qui ne me paraît ni digne ni hors tout à fait de croyance. Aucun historien romain n'en fait mention. Ptolémée et Aristobule, sur lesquels je me règle, n'en parlent point. Il ne convenait point à la République romaine, qui jouissait alors de la plus grande liberté, d'envoyer si loin une députation vers un roi étranger, dont elle n'avait rien à espérer ni à craindre. Ajoutez‑y sa haine, alors dans toute sa force, contre la tyrannie.
Alexandre envoie en Hyrcanie Héraclide et des ouvriers pour y construire, avec les bois dont le pays abonde, des vaisseaux longs, partie fermés, partie à découvert, comme les bâtiments grecs. Il devait reconnaître la mer Caspienne, savoir si elle est réunie au Pont‑Euxin ou si, comme le golfe Persique et la mer Rouge, elle était un épanchement de l'Océan. En effet, on ne connaissait point encore son origine, quoique ses bords fussent habités, et qu'elle reçût plusieurs fleuves navigables, parmi lesquels est l'Oxus le plus grand de l'Asie, après ceux de l'Inde, et qui coule par la Bactriane, l'Oxyarte, qui traverse la Scythie, l'Araxe qui arrose l'Arménie, fleuves considérables et auxquels se mêlent une infinité d'autres, dont une partie a été découverte par Alexandre, et dont l'autre nous est inconnue, et se trouve au‑delà chez les Scythes nomades.
Alexandre, après avoir passé le Tigre, approchait de Babylone, lorsque les prêtres chaldéens vinrent au‑devant de lui, et l'avertirent en secret de suspendre sa marche, que l'oracle de Bélus y marquait son entrée sous des auspices funestes. Il leur répondit par un vers d'Euripide :

Le plus heureux présage est de tout espérer.

Mais les Mages : « Du moins, prince, ne vous avancez point du côté de l'Occident. Faites faire un détour à votre armée, et prenez la route de l'Orient. »
La difficulté des chemins l'empêcha de la prendre, la fatalité le poussant ainsi dans la voie qui devait lui être funeste. Et peut‑être fut‑il heureux d'expirer au sein de la grandeur et des regrets universels, avant que d'éprouver quelques‑uns de ces revers attachés à l'humanité. C'est ce qui faisait dire par Solon à Crésus : « Attendons la mort pour prononcer sur le bonheur de l'homme. »
La mort d'Héphestion fut un des coups les plus sensibles pour Alexandre. Il aurait mieux aimé sans doute le précéder dans la tombe, que de lui survivre, et c'est ainsi qu'Achille aurait préféré mourir avant Patrocle à la triste consolation de le venger.
Alexandre soupçonnait que les Chaldéens, par cet oracle qui l'éloignait de Babylone, cherchaient moins à le servir qu'eux‑mêmes. En effet, le temple de Bélus, élevé au milieu de la ville, remarquable par sa grandeur et sa construction que formaient des briques cimentées avec du bitume, ayant été détruit, ainsi que beaucoup d'autres temples, par la fureur de Xerxès à son retour de la Grèce, Alexandre avait formé le projet de le relever sur ses ruines, avec plus de grandeur. Les Babyloniens avaient reçu l'ordre d'en nettoyer l'aire. L'ouvrage languit dans l'absence du conquérant. Il résolut d'employer à ce travail toute son armée. Les rois d'Assyrie avaient assigné au service du temple de Bélus des terrains et des sommes considérables. Ces revenus n'ayant plus leur primitive destination passaient aux Chaldéens qui devaient en perdre la plus grande partie par la restauration du temple. Ce motif parut au prince celui de leur démarche.
Au rapport d'Aristobule, Alexandre, cédant à leurs observations, voulut tourner la ville, et campa le premier jour sur les bords de l'Euphrate. Le lendemain, comme il se dirigeait du couchant vers l'orient, il fut arrêté de ce côté par des marécages profonds qui ne lui permirent point de passer outre, et, moitié de gré, moitié de force, il ne satisfit point aux dieux.
Aristobule raconte un autre prodige. Apollodore d'Amphipolis, un des Hétaïres, stratège de l'année laissée près de Mazée, satrape de Babylone, voyant la sévérité que le roi développait, à son retour des Indes, à l'égard de tous ceux qu'il avait mis en place, écrivit à son frère Pythagore, l'un de ces devins qui jugent de l'avenir par l'inspection des entrailles des animaux, et le consulta pour lui‑même. Pythagore lui répondit qu'il fallait l'instruire du nom de ceux qu'il redoutait. C'était Alexandre et Héphestion. Pythagore consulta d'abord les entrailles sur le sort d'Héphestion, et comme il manquait un des lobes du foie, il répondit qu'il n'y avait rien à craindre d'Héphestion, menacé d'une mort prochaine. Cette lettre arriva, de Babylone à Ecbatane, la veille même de la mort Héphestion. Le devin consulta ensuite les victimes sur le sort d'Alexandre. Elles offrent les mêmes indications, il fait la même réponse.
Apollodore, pour faire preuve de zèle envers Alexandre, lui découvrit le danger qui le menaçait. Le roi lui en sut gré, et, arrivé à Babylone, il interrogea Pythagore sur la nature du présage que celui‑ci lui révéla. Loin de se fâcher contre Pythagore, le prince lui sut un gré marqué de lui avoir confié naïvement ces détails.
Aristobule annonce les tenir du devin même. Pythagore fit dans la suite, sur les mêmes signes, la même prédiction à Perdiccas et à Antigonos, au premier, lorsqu'il faisait la guerre à Ptolémée, au second, avant la bataille d’Issus contre Séleucus et Lysimaque. L'effet suivit la prédiction.
On rapporte aussi que le philosophe Calanus, au moment où il s'approchait du bûcher, embrassa tous les Hétaïres, et s'arrêta vers Alexandre en lui disant : « Nous nous reverrons à Babylone, et c'est là que je t'embrasserai. » On fit alors peu d'attention à ces paroles, que l'on releva après la mort d'Alexandre.
À son entrée à Babylone il reçoit des députations grecques. On ne cite point le motif qui les amenait. Je pense qu'elles se bornaient à lui décerner des couronnes et des félicitations publiques sur son heureux retour de l'Inde. Il les renvoya comblées d'honneurs et d'égards, leur fit rendre les statues des dieux et des héros enlevées par Xerxès et transportées à Pasagarde, à Suse, à Babylone ou dans les autres villes de l'Asie. Ce fut ainsi qu'Athènes recouvra les statues d'airain d'Harmodius et d'Aristogiton, et celle de Diane Cercéenne.
Au rapport d'Aristobule, il trouva sa flotte à Babylone, composée de deux quinquérèmes de Phénicie, trois quadrirèmes, douze trirèmes et trente triacontères. Une partie, sous la conduite de Néarque, avait remonté du golfe Persique dans l'Euphrate, l'autre, sur les bords de la Phénicie, avait été démontée, les pièces en furent transportées à Thapsaque, où, les rassemblant de nouveau, on les mit à flot sur l'Euphrate.
Il ajoute qu'Alexandre fit construire une autre flotte, et abattre à cet effet les cyprès que l'on trouve dans la Babylonie. C'est le seul des bois de la Syrie qui soit propre à la construction des navires. La Phénicie, et toute la côte maritime, fournit la manœuvre et l'équipage. Alexandre fait creuser à Babylone un port qui pouvait contenir mille vaisseaux longs, et des abris pour les retirer.
Micale de Clazomène fut envoyé avec cinq cents talents pour lever des gens de mer dans la Syrie et la Phénicie. Le projet d'Alexandre était de jeter des colonies le long du golfe Persique et dans ses îles, qui lui paraissaient susceptibles de le disputer en richesses à la Phénicie. Mais tous ces préparatifs étaient dirigés contre les Arabes, sous prétexte que leurs tribus nombreuses étaient les seules qui ne lui eussent apporté ni présent ni hommage. Au fond, c'est qu'il était affamé de nouvelles conquêtes.
Comme on lui racontait que les Arabes n'adoraient que deux divinités, Uranus et Dionysus, Uranus qui embrasse les astres et le soleil, auteur de tous les bienfaits de la nature envers l'homme, et Dionysus vainqueur des Indes, « Je puis être, dit‑il, le troisième objet de leur culte, puisque mes exploits ne sont pas inférieurs à ceux de Dionysus. » Du reste il comptait, après la victoire, laisser aux Arabes leurs lois, comme à ceux de l'Inde. Il était d'ailleurs attiré par les richesses d'un pays où l'on recueille la casse dans les marais, la myrrhe et l'encens sur les arbres, le cinnamome sur des arbustes, et le nard dans les prairies où il croît spontanément.
Ses côtes maritimes n'ont pas moins d'étendue que celles des Indes. Elles offrent des ports et des rades faciles, des villes bien situées et opulentes. Plus loin sont des îles. Deux sont remarquables à l'embouchure de l'Euphrate. La plus petite en est éloignée de cent vingt stades. Au centre, s'élève un temple d'Artémis entouré de bois touffus qui servent de retraite aux habitants, aux cerfs et aux biches consacrées qui paissent en liberté, et qu'on réserve pour les sacrifices. Selon Aristobule, Alexandre donna à cette île le nom d'Icare, qui appartient à une île de la mer Egée, où le fils de Dédale tomba lorsque le soleil, dont il eut l'imprudence de s'approcher, eut fondu la cire de ses ailes, insigne témérité qui lui avait fait négliger l'avis paternel de ne pas s'éloigner de la terre pour affecter un vol ambitieux. II faut un jour et une nuit de navigation favorable pour parvenir de l'embouchure de l'Euphrate à l'autre île. On l'appelle Tylus. Elle est considérable Moins boisée, moins aride, elle est plus propre à la culture.
Tel fut le rapport d'Archaïs qui, envoyé avec un triacontère pour reconnaître la côte, ne passa point Tylus. Androstène, succédant à ses recherches sur un autre bâtiment, tourna une partie de la côte, mais celui qui s'avança le plus loin, fut le pilote Hiéron de Soles, également envoyé pour reconnaître toute la Péninsule. Il devait revenir par la mer Rouge jusqu'à Héroopolis. Il n'osa cependant aller jusque là, quoiqu'il eût reconnu la plus grande partie des côtes de l'Arabie. De retour, il annonce au prince que leur étendue est immense, presque égale à celle de l'Inde, et que la pointe de cette Péninsule s'avance au loin dans la mer, ce que Néarque avait déjà découvert avant d'entrer dans le golfe Persique. Il avait même été sur le point d'y aborder, selon l'avis d'Onésicrite, mais il crut devoir se hâter de revenir rendre compte à Alexandre de sa navigation, dont l'objet n'avait pas été de naviguer dans la grande mer, mais de reconnaître la côte et les habitants, les ports, les eaux, les productions et la nature du sol, les mœurs et les institutions des peuples. Cette prudence sauva la flotte qui n'aurait pu s'approvisionner dans les déserts de l'Arabie. La même considération arrêta Hiéron. 

CHAPITRE 6

Tandis que l'on prépare les trirèmes, que l'on creuse le port de Babylone, Alexandre descend vers un bras de l'Euphrate, appelé le canal de Pallacope, éloigné de la ville de huit cents stades.
L'Euphrate qui prend sa source dans les montagnes d'Arménie, fleuve peu considérable, et renfermé pendant l'hiver dans son lit, s'enfle au commencement du printemps, et surtout vers le solstice d'été. Grossi par la fonte des neiges qui s'écoulent des montagnes, il se répand alors au‑dessus de ses bords, et inonderait le pays s'il ne trouvait le canal de Pallacope, par lequel, après s'être dégorgé dans les marais qui s'étendent jusqu'aux frontières de l'Arabie, il s'écoule sous terre et se perd insensiblement dans la mer, mais la fonte des neiges passée, vers le coucher des Pléiades, l'Euphrate rentre dans son lit, et quoiqu'il soit réduit à peu d'eau, la plus grande partie s'épanche dans le canal, et laisse dans l'aridité les campagnes de l'Assyrie, à moins que l'on ne ferme l'extrémité du canal pour faire regorger les eaux.
Le satrape employait pendant trois mois plus de dix mille Assyriens à ce travail en partie infructueux, parce que la terre étant légère et sans consistance, est trop facilement délayée par les eaux. Alexandre instruit de ces détails, résolut une entreprise utile pour l'Assyrie, en opposant sur ce canal une digue plus solide aux eaux de l'Euphrate. On fouille à trente stades de là, on découvre une terre solide qui, revêtant le canal, doit en hiver contenir les eaux du fleuve dans leur lit, sans empêcher leur débordement au printemps.
Alexandre descend le canal, navigue sur le lac où il se décharge, et touche aux frontières des Arabes. Là, trouvant un lieu favorable, il bâtit une ville qu'il entoure de murailles, et la peuple d'une colonie de Grecs stipendiaires ou volontaires, que l'âge ou les blessures rendent inhabiles aux combats.
Alexandre traitant alors de frivole l’oracle des Chaldéens, puisqu'il était sorti de Babylone sans encombre, remonta par les marais, ayant la ville à sa gauche. Il fait remettre dans sa route une partie égarée de la flotte loin de son chef. On raconte le trait suivant. Les tombeaux des rois d'Assyrie s'élèvent au milieu des étangs. Au moment où Alexandre gouvernait lui‑même la trirème qu'il montait, un vent violent, venant à s'élever, emporta sa couronne et son diadème. L'une tomba dans l'eau, l'autre, enlevé par le vent, fut retenu par un des roseaux qui croissent autour de ces tombeaux. On en conçut un présage sinistre, surtout en voyant que le matelot, qui s'était jeté à la nage le mit sur sa tête, pour ne point le mouiller.
Tous les historiens rapportent qu'il reçut en récompense un talent, mais qu'ensuite Alexandre le fit mourir, sur l'avis des Chaldéens qui lui dirent qu'une tête qui avait porté son diadème devait être abattue.
Aristobule, ne parlant point de la récompense, raconte que l'infortuné fut battu de verges. C'était un matelot phénicien. Plusieurs attribuent le trait à Séleucus, auquel il présagea sa grandeur future et la mort d'Alexandre. Seleucus, de tous ceux qui lui succédèrent, fut celui qui, dans le plus haut rang, s'en montra le plus digne.
De retour à Babylone, Alexandre trouva vingt mille soldats persans que lui amenait Peucestas, avec un renfort de Cosséens et de Tapuriens, les plus belliqueux des peuples voisins de la Perse. Philoxène et Ménandre arrivèrent chacun à la tête d'une armée, l'un de la Carie, l'autre de la Lydie. Ménidas vint à la tête de sa cavalerie. On vit des députations de la Grèce apporter au conquérant des couronnes d'or. Ils lui rendaient des honneurs divins, et il allait mourir.
Après avoir loué Peucestas de la modération et de la sagesse de son administration, et les Perses de leur zèle et de leur soumission envers leur satrape, il incorpora ces derniers aux phalanges macédoniennes. Chaque file est composée de douze persans et de quatre officiers macédoniens : le décadarque,  le premier d'entre eux, le dimoïrite, et deux décastatères, officiers inférieurs, ils reçoivent une paie plus forte que les autres. Le décastatère est moins payé que le dimoïrite. Les Persans portent des flèches et des javelots, les Macédoniens sont couverts de l'armure grecque.
Alexandre continue d'exercer sa flotte. Les trirèmes et les quadrirèmes se disputent avec chaleur les prix proposés. Les vainqueurs reçoivent des couronnes.
La députation envoyée au temple d'Ammon, pour consulter l'oracle sur les honneurs à décerner au favori, rapporte la réponse du dieu. Héphestion doit être honoré comme un héros. Plein de joie, Alexandre obéit à l'oracle.
Il écrit alors à Cléomène, administrateur coupable qui accablait l'Egypte de vexations, une lettre que je ne saurais approuver, en pardonnant même l'excès où l'entraîna son amitié pour Héphestion. Il ordonnait d'ériger deux temples au favori, l'un dans Alexandrie, et l'autre dans l'île du Phare où s'élève cette tour, l'une des merveilles du monde, de consacrer ces monuments sous le nom d'Héphestion, d'apposer même ce nom à toutes les transactions particulières.
Si on peut le blâmer d'avoir porté dans tout ceci de l'exagération, que dire de cette lettre : « Si je trouve, à mon arrivée, ces temples élevés dans l'Egypte, non seulement je te pardonnerai tous les méfaits passés, mais encore tous ceux à venir. » Paroles indignes d'un grand roi, et d'être adressées à un scélérat dont l'administration s'étendait sur un grand pays.
La mort d'Alexandre était prochaine. Un nouveau prodige, rapporté par Aristobule, l'annonçait.
Après avoir distribué dans les corps de son armée les troupes amenées par Peucestas, Philoxène et Ménandre, se sentant pressé de la soif, Alexandre descendit de son trône. Les Hétaïres, qui occupaient à l'entour des lits aux pieds d'argent, s'étaient levés pour le suivre. Un inconnu, échappé aux fers, traverse les rangs des eunuques, et voyant le trône vide, s'y place. Les eunuques n'osent l'en chasser, une loi de la Perse le défend. Ils déchirent leurs vêtements, frappent leur visage et leur poitrine, et n'augurent que malheurs.
Alexandre à cette nouvelle donne ordre de le mettre à la question, et d'en tirer l'aveu du complot, s'il en existe un. On ne put en obtenir autre chose, sinon qu'une fantaisie imprudente l'avait poussé à cette action. Les devins conçurent de cette réponse un présage encore plus sinistre.
Peu de jours après, le prince, pour remercier les dieux de ses succès, fit les sacrifices accoutumés. On distribua des victimes à l'armée, et du vin par compagnies. Lui‑même il passa la journée avec ses amis, dans des festins qui se prolongèrent jusqu'au milieu de la nuit. Il allait se retirer, lorsque Médius, l'un des Hétaïres qu'il chérissait le plus, l'engagea à venir chez lui achever la débauche, qu'il lui promettait agréable.
Les journaux du roi rapportent que le premier jour il but et mangea chez Médius, se leva, prit le bain, dormit.
Le lendemain, il revint chez le même, poussa la débauche fort avant dans la nuit, se baigna, mangea très peu ensuite, y coucha, parce qu'il avait déjà un mouvement de fièvre.
Le troisième jour, porté dans sa litière, il fit les sacrifices accoutumés, et demeura couché jusqu'au soir. Il assemble les chefs, trace la marche de la navigation, ordonne à l'infanterie d'être prête pour le quatrième jour, et à ceux qui doivent s'embarquer avec lui, pour le cinquième. Il se fait porter dans sa litière au bord du fleuve, le traverse, se rend dans un jardin délicieux, y prend le bain et s'y repose.
Le quatrième jour, il fait les sacrifices accoutumés, cause avec Médius, et donne ordre aux chefs de se rendre auprès de lui le matin, mange peu, est reporté dans son lit. La fièvre eut lieu toute la nuit.
Le cinquième, il prend le bain, sacrifie, assigne à trois jours le départ de Néarque et des autres chefs.
Le sixième, il prend un bain, sacrifie, la fièvre est continue. Les chefs sont convoqués, tout est fixé pour leur départ. Il prend le soir un bain, et se trouve plus mal.
Le septième, on le transporte dans un appartement voisin du bain, il sacrifie, et, quoique gravement malade, rassemble les chefs, et donne de nouveaux ordres pour la navigation.
Le huitième, on le porte avec peine au lieu du sacrifice, mêmes ordres.
Le neuvième, le danger est extrême il sacrifie cependant. Il commande aux stratèges de rester dans l'intérieur, et aux chiliarques et aux pentacosiarques de faire la garde aux portes. On le transporte à l'extrémité des jardins dans le palais. Entouré de ses chefs, il les reconnut, mais ne put leur parler. Il eut une fièvre violente pendant toute la nuit.
Le dixième, la fièvre redouble jour et nuit.
Tel est le bulletin que j'ai tiré des journaux du roi. Ils ajoutent que les soldats désirant le voir avant qu'il expirât, et s'imaginant, sur le bruit de sa mort déjà répandu, qu'on voulait leur en dérober la nouvelle, forcèrent les portes. Le prince avait déjà perdu la parole, soulevant avec peine la tête et les yeux pour leur donner quelques signes de bienveillance, il leur tendit la main.
Python, Attale, Démophon, Peucestas, Cléomène, Menidas et Séleucus passèrent la nuit au temple de Sérapis. Ils demandèrent au dieu, s'il ne convenait point de transporter Alexandre dans son temple. « Il sera mieux où il est », répondit l'oracle.
On rapporta cette réponse à Alexandre, qui expira quelques instants après. Sa mort était le sens que cachait l'oracle.
Ptolémée et Aristobule s'accordent sur ces détails. D'autres historiens rapportent que les Hétaïres lui demandant à qui il laissait l'empire, il répondit : "au plus digne", et qu'il ajouta : « Les jeux funèbres que l'on célébrera sur ma tombe seront sanglants. »
Je n'ignore point tout ce que d'autres ont écrit, qu'Alexandre fut empoisonné par une trame d'Antipater, qu'Aristote, alarmé depuis la mort de Callisthène, fournit le poison, que Cassandre, fils d'Antipater, l'apporta dans la corne du pied d'un mulet qu'il fut versé par son frère Iolas, échanson du roi, lequel l'avait humilié depuis quelque temps, que Médius, amant d'Iolas, en fut complice, qu'à ce dessein, il attira le prince à un festin, qu'aussitôt après avoir avalé ce breuvage, Alexandre sentit une douleur violente qui le força de quitter la table, et qu'enfin ce prince, désespérant de sa vie, avait formé le projet de se précipiter dans l'Euphrate pour dérober sa mort à ses soldats, et persuader au reste des hommes qu'il était remonté vers les dieux, auteurs de son origine, qu'il fut retenu par Roxane et qu'il lui dit en pleurant : « Eh quoi ! vous m'enviez les honneurs célestes. »
Je n'ai rapporté ces particularités que pour montrer qu'elles m'étaient connues. Je les ai jugées indignes de l'histoire.
Alexandre mourut la cent quatorzième olympiade, Hégésias étant archonte à Athènes. Il était âgé de près de trente‑deux ans et huit mois, au rapport d'Aristobule. Il régna un peu plus de douze ans et demi.
Il était d'un très bel extérieur, d'une résolution prompte et infatigable, d'un courage à toute épreuve. Avide de périls et encore plus d'honneurs et de gloire, plein de piété, assez indifférent aux voluptés sensuelles, insatiable de plus nobles plaisirs, habile à saisir le meilleur parti dans des conjonctures difficiles à peser, à augurer les probabilités du succès, n'ayant point d'égal dans l'art d'ordonner des troupes, de les armer, de les gouverner, d'inspirer de la confiance aux soldats, et de relever leur courage en leur donnant le premier l'exemple d'affronter les périls avec une constance inébranlable.
Dans les entreprises douteuses, son audace décidait la victoire. Eh ! qui sut mieux que lui prévenir des ennemis qu'il accablait de sa présence avant qu'ils eussent pu seulement soupçonner sa marche ?  Il fut religieux, observateur de ses engagements, d'une prudence en garde contre tous les pièges, d'une générosité qui, ne réservant rien pour lui seul, prodiguait tout à ses amis.
Que s'il faillit dans des premiers mouvements de colère, s'il imita le faste insolent des Barbares, il faut en accuser sa jeunesse, sa prospérité, même, et surtout les flatteurs, cette peste des cours.
Mais il faut remarquer, à sa gloire, que de tous les despotes il est le seul qui se soit sincèrement repenti. La plupart, en effet, s'obstinent iniquement dans leur faute qu'ils croient pallier en la soutenant, comme si, dans ce cas, il pouvait y avoir un autre remède que d'avouer sa faute, et de l'avouer hautement. L'offensé croit que l'injure s'allège par le repentir de l'offenseur. C'est une heureuse présomption qu'on cessera de mal faire, alors que l'on confesse avoir mal fait.
Que s'il a rapporté son origine aux dieux, ce n'est pas un grand crime, il se proposait d'imprimer plus de respect aux sujets. Imitateur en ceci de Minos, d'Éaque, de Rhadamanthe, de Thésée, d'Ion, qui ont fait remonter leur naissance, les uns à Jupiter, les autres à Neptune et à Apollon.
Il revêtit l'habit des Perses, mais par politique, pour leur paraître moins étranger, pour contenir l'orgueil des Macédoniens, et tel fut le motif qui lui fit introduire les mélophores persans dans les rangs des Macédoniens et dans l'Agéma.
S'il se livra à la débauche, ce fut moins par goût que pour complaire à ses amis, car Aristobule rapporte qu'il buvait très peu. Que ceux qui blâment Alexandre ne le jugent point sur des faits isolés, mais sur l'ensemble de ses actions. Que jetant ensuite un coup d'oeil sur eux‑mêmes, ils examinent leur propre faiblesse et la manière dont ils se sont réglés dans leur sphère étroite, avant que de condamner celui qui s'éleva au plus haut degré de gloire, monarque de deux continents, et dont la renommée s'est étendue par toute la terre. En effet, il n'est point de nations, point de cités, point d'hommes qui ne connussent alors le nom d'Alexandre.
Ce n'est point sans une volonté spéciale des dieux qu'il a paru parmi les hommes dont aucun n'a pu lui être comparé. Je n'en veux pour preuves que cette foule d'augures et de visions qui ont accompagné sa mort, et le bruit de sa mémoire éternelle parmi les hommes, et les oracles rendus dans les derniers temps chez les Macédoniens, concernant les honneurs qu'ils lui décernent.
Pour moi, je ne rougis point de m'inscrire parmi les admirateurs d'Alexandre, quoique j'aie condamné quelques‑unes de ses actions, par respect pour l'intérêt public et la vérité, qui, d'accord avec les dieux, m'ont inspiré le dessein d'écrire son histoire.

 

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