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Appien

guerres civiles

livre V

TEXTE GREC

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cette traduction se rapproche le plus possible du texte grec : elle ne cherche pas à la beauté littéraire. J'espère ne pas avoir fait de contresens et ne pas avoir réinventé l'histoire (Philippe remacle)

 

 

 

I. [1] Après la mort de Cassius et de Brutus, Octave alla en Italie, Antoine en Asie, où il rencontra Cléopâtre, reine d’Égypte, et au premier regard, il succomba à ses charmes. Cette passion leur apporta la ruine à eux, et à toute l'Égypte. C’est pourquoi une partie de ce livre traitera de l'Égypte, mais une petite partie seulement, parce qu’il ne me semble pas intéressant de  mentionner ce qui n’est que peu de chose par rapport au récit des guerres civiles qui en constitue de loin la plus grande partie. Il y eut d'autres guerres civiles semblables après la mort de Cassius et Brutus, mais il n'y eut aucun chef à la tête de toutes les forces comme à ce moment-là. Les guerres suivantes furent sporadiques. Mais, finalement, Sextus Pompée, le plus jeune fils de Pompée le Grand, le dernier chef restant de cette sédition, fut massacré, comme l’avaient été Brutus et Cassius, et on enleva à Lépide sa part du triumvirat, et le gouvernement entier des Romains passa entre les mains des seuls Antoine et Octave. Voilà comment les choses se passèrent.

[2] Cassius, surnommé Parmesius,  fut laissé par Cassius et Brutus en Asie avec une flotte et une armée pour rassembler de l'argent. Après la mort de Cassius, ne prévoyant pas un semblable destin pour Brutus, il prit trente navires appartenant aux Rhodiens, avec l'intention de les équiper, et il brûla le reste, excepté le navire sacré, pour qu'ils ne pussent se révolter. Après cela, il gagna le large avec ses propres navires et les trente navires Rhodiens. Clodius, envoyé par Brutus à Rhodes avec treize navires, trouva les Rhodiens en pleine révolte. A ce moment, Brutus aussi était mort. Clodius retira la garnison, qui se composait de trois mille hommes, et se joignit à Parmesius. Ils furent rejoints par Turulius, qui possédait une flotte puissante, et une grande somme d'argent qu'il avait précédemment extorquée aux Rhodiens. A cette flotte, maintenant  très puissante, se joignirent ceux qui avaient servi dans diverses régions d'Asie, et ils équipèrent les navires avec les soldats qu'ils avaient sous la main, et avec des esclaves, des prisonniers, et des habitants des îles où ils avaient accosté. Le fils de Cicéron se joignit à eux ainsi que d'autres nobles qui s'étaient échappés de Thasos. Ainsi, en peu de temps, il y eut une grande foule et un rassemblement considérable de chefs, de soldats, et de navires. Après avoir reçu en renfort les forces que Lépide avait laissées en Crète lors de la remise de la province à Brutus, ils firent voile vers l'Adriatique, et se joignirent à Murcus et à Domitius Ahenobarbus, qui commandaient une grande flotte. Une partie de cette flotte partit avec Murcus rejoindre en Sicile Sextus Pompée. Le reste demeura avec Ahenobarbus et fit bande à part.

[3] Voilà comment se rassembla ce qui restait des forces de Cassius et de Brutus.
 Après la bataille de Philippes, Octave et Antoine offrirent un somptueux sacrifice et félicitèrent leur armée. Pour fournir les récompenses de la victoire, Octave alla en Italie répartir la terre entre les soldats et fonder des colonies. Il fut choisi à cette fin à cause de sa maladie. Antoine alla chez les nations qui se trouvent au delà de la mer Égée rassembler l'argent qui avait été promis aux soldats. Ils se répartirent les provinces entre eux comme auparavant, et s'emparèrent en outre de celles de Lépide. On décida, à l'initiative d'Octave, de rendre la liberté à la Gaule Cisalpine, comme le premier César l'avait prévu. Lépide fut accusé de collusion avec Pompée, et d'avoir trahi le triumvirat. On décida, si Octave constatait que cette accusation était fausse, de donner d'autres provinces à Lépide. Ils mirent en congé les soldats qui avaient fini leur temps, sauf huit mille qui avaient demandé à rester. Ils les rassemblèrent, et se les divisèrent entre eux : ils les ajoutèrent aux cohortes prétoriennes. Le reste de l'armée y compris ceux qui venaient de l'armée de Brutus, se composait de onze légions d'infanterie et de quatorze mille  cavaliers. De ces hommes, Antoine prit pour son expédition lointaine six légions et dix mille cavaliers. Octave obtint cinq légions et quatre mille  cavaliers, mais de ces cinq légions, il en donna deux à Antoine en échange de celles qu'Antoine avait laissées en Italie sous le commandement de Calenus. Alors, Octave se dirigea vers l'Adriatique.

[4] Quand Antoine arriva à Éphèse, il offrit un magnifique sacrifice à la déesse de la ville, et pardonna à ceux qui, après le désastre de Brutus et de Cassius, s'étaient réfugiés dans le temple comme suppliants, sauf à Petronius, qui avait participé au meurtre de César, et à Quintus, qui avait remis par trahison Dolabella à Cassius à Laodicée. Après avoir rassemblé les Grecs et d'autres peuples qui habitaient la région asiatique autour de Pergame, qui étaient présents pour une ambassade de paix, et d'autres qui se trouvaient là, Antoine leur adressa la parole en ces mots : « Grecs, votre Roi Attale vous a donnés à nous par testament, et aussitôt, nous vous avons mieux traités que le roi Attale, car nous vous avons exemptés des impôts que vous lui versiez, jusqu'au moment où l'action d'agitateurs populaires chez nous a rendu ces impôts nécessaires. Quand ils devinrent nécessaires, nous ne vous les avons pas imposés selon une évaluation fixe pour obtenir une somme définie, mais nous avons exigé de vous, comme contribution annuelle, une partie de vos moissons afin de partager avec vous les vicissitudes des saisons. Quand les publicains, qui collectaient ces impôts par autorité du Sénat, vous ont fait du tort en exigeant plus que ce qui était dû, Caius César vous remit un tiers de ce que vous leur aviez payé, et mit fin à leurs exactions. Il vous a même laissé la collecte des impôts sur les paysans. Voilà le genre d'homme que nos honorables citoyens ont appelé un tyran, et vous avez fourni de grandes sommes d'argent aux meurtriers de votre bienfaiteur, et vous l'avez fait contre nous qui cherchions à le venger.

[5] « Maintenant qu'une juste fortune a décidé du sort de la guerre, non comme vous l'avez souhaité, mais comme il était juste, si nous devions vous traiter comme des alliés de nos ennemis nous serions obligés de vous punir. Mais comme nous sommes disposés à croire que vous avez été contraints à faire cela contre votre gré, nous ne vous punirons pas trop sévèrement. Nous avons besoin d'argent, de terres et de villes pour récompenser nos soldats. Nous avons vingt-huit légions, qui avec les troupes auxiliaires, font cent soixante-dix mille hommes, sans compter la cavalerie et divers mercenaires. La somme dont nous avons besoin pour un tel nombre d'hommes, vous devez facilement l'imaginer. Octave s'en est allé en Italie pour leur fournir des terres et des villes,  pour parler plus simplement, pour exproprier l'Italie. Si nous ne voulons pas être forcés de vous expulser de vos terres, villes, maisons, temples, et tombeaux, nous devons obtenir de vous de l'argent, pas tout ce que vous avez, on n'y songe pas, mais une très petite partie. Quand vous en connaîtrez le montant, je pense que vous payerez de bon cœur. La somme que vous avez donnée à nos ennemis ces deux dernières années (vous leur avez donné les impôts de dix ans) nous suffirait amplement,  mais elle doit être payée en un an, parce que nous sommes pressés par la nécessité. Comme vous êtes sensibles à notre clémence envers vous, j'ajouterai simplement que la sanction appliquée n'est nullement à la hauteur de vos méfaits. »

[6] Ainsi parla Antoine pour subvenir à vingt-huit légions, alors que je pense qu'il y en avait quarante-trois quand se fit l'accord de Modène et  que l’on fit ces promesses, mais la guerre les avait probablement réduites à ce nombre. Les Grecs, alors qu'il parlait toujours, se jetèrent à terre, déclarant qu'ils avaient été soumis par force et violence par Brutus et Cassius, et qu'ils méritaient la pitié et non une punition, qu'ils donneraient volontiers à leurs bienfaiteurs, mais qu'ils avaient été dépouillés par leurs ennemis, à qui ils avaient livré non seulement leur argent, mais, faute d'argent, leurs vaisselles et leurs ornements, qu'ils avaient fondus en leur présence. Finalement, ils en arrivèrent par leurs supplications à réduire la quantité à neuf impôts annuels, payables en deux ans. On obligea les rois, les princes, et les villes libres à apporter des contributions supplémentaires selon leurs moyens respectifs.

[7] Alors qu'Antoine parcourait les provinces, Lucius Cassius, le frère de Caius, et d'autres, qui craignaient pour leur propre sûreté, entendirent parler du pardon d'Éphèse et se présentèrent à lui en suppliants. Il les libéra tous sauf ceux qui avaient participé au meurtre de César. Avec  ceux-là point de réconciliation possible. Il soulagea les villes qui avaient le plus souffert. Il supprima totalement les impôts des Lyciens, et encouragea la reconstruction de Xanthos. Il donna aux Rhodiens Andros, Tenos, Naxos, et Myndos, mais il les reprit peu après parce que les Rhodiens les traitaient trop durement. Il fit de Laodicée et de Tarse des villes libres, et les exempta complètement d'impôts, et il libéra par un édit les habitants de Tarse qui avaient été vendus comme esclaves. Aux Athéniens qui étaient venus le voir, il donna Égine en échange de Ténos, et également Icos, Céos, Sciathos, et Peparethos. Quand il en arriva à la Phrygie, la Mysie, la Galatie, la Cappadoce, la Cilicie, la Cœle-Syrie, la Palestine, l'Iturie, et les autres provinces de Syrie, il leur imposa de lourdes contributions à toutes, et se comporta en arbitre entre les rois et les villes,  en Cappadoce, par exemple, entre Ariarthes et Sisinna, attribuant le royaume à Sisinna à cause de sa mère, Glaphyra, qui lui parut être une belle femme. En Syrie, il chassa les tyrans des villes les uns après les autres.

[8] Cléopâtre vint à sa rencontre en Cilicie, et il la  blâma de ne pas avoir partagé les peines de ceux qui vengeaient César. Au lieu de s'excuser, elle lui énuméra tout ce qu'elle avait fait, disant qu'elle avait envoyé aussitôt à Dolabella les quatre légions qu'on lui avait laissées, et qu'elle avait promptement mis sur pied une autre flotte, mais qu'elle avait été empêchée de l'envoyer à cause des vents défavorables et de l'infortune de Dolabella, qui fut défait soudainement, qu'elle n'avait pas porté secours à Cassius, alors qu'il l'avait menacée deux fois, que, tandis que la guerre continuait, elle avait mis à la voile pour l'Adriatique, accompagnant la flotte, pour les aider, sans craindre Cassius, et négligeant Murcus, qui l'attendait, mais qu'une tempête brisa la flotte et qu'elle fut près de mourir, raison pour laquelle elle ne put reprendre la mer que quand ils avaient déjà remporté la victoire. Antoine fut stupéfait de son esprit aussi bien que de la douceur de son regard, et devint son captif comme s'il était un jeune homme, alors qu'il avait passé quarante ans. On dit qu'il avait été toujours enclin à la luxure, et qu'il était tombé amoureux d'elle il y a bien longtemps quand elle était toujours jeune fille, et qu'il servait comme maître de cavalerie sous Gabinius à Alexandrie.

[9] Aussitôt, l'intérêt d'Antoine pour les affaires publiques commença à diminuer. Tout ce que Cléopâtre demandait, il le faisait, sans se soucier des lois humaines ou divines. Alors que sa sœur  Arsinoé était venue le supplier dans le temple d'Artémis Leucophryne à Milet, Antoine y envoya des assassins et la fit mettre à mort. Sérapion, le préfet de Cléopâtre à Chypre, qui avait aidé Cassius, et qui maintenant était suppliant à Tyr, Antoine ordonna aux Tyriens de le lui livrer. Il ordonna aux Arcadiens de lui livrer un autre suppliant qui, lorsque Ptolémée, frère de Cléopâtre, disparut lors de la bataille contre César sur le Nil, prétendit être Ptolémée, et qui fut reçu par les Arcadiens comme tel. Il ordonna que le prêtre d'Artémis à Éphèse, qu'on appelle Mégabyze, et qui avait par le passé reçu Arsinoé comme reine, lui fût livré, mais en réponse aux supplications des Éphésiens adressées à Cléopâtre elle-même, il le fit libérer. Cette transformation subite d'Antoine, et cette passion furent le commencement et la fin des maux qui lui arrivèrent. Quand Cléopâtre rentra chez elle, Antoine envoya sa cavalerie à Palmyre, située non loin de l'Euphrate, pour la piller, accusant futilement ses habitants au prétexte que  leur ville, se trouvant sur la frontière entre les Romains et les Parthes, avait évité de prendre parti. C'étaient des négociants qui importaient des produits de l'Inde et de l'Arabie, et les vendaient dans le territoire romain. En fait, l'intention d'Antoine était d'enrichir ses cavaliers, mais les habitants de Palmyre furent prévenus, et ils transportèrent leurs biens de l'autre côté du fleuve, et, se postant sur le bord, se préparèrent à tirer sur quiconque viendrait les attaquer parce que c'étaient des archers d’élite. La cavalerie ne trouva rien dans la ville. Ils en firent le tour, et revinrent les mains vides sans avoir rencontré un ennemi.

[10] Il semble que cet événement fut pour Antoine le motif de sa guerre contre les Parthes quelque temps plus tard, et aussi le fait que les tyrans expulsés de Syrie s'étaient réfugiés chez les Parthes. La Syrie, jusqu'au règne d'Antiochus Pius et de son fils, Antiochus, avait été gouvernée par les descendants de Seleucus Nicator ainsi que je l'ai rapporté dans mon histoire syrienne. Pompée l'ajouta à l'Empire romain, et y mit Scaurus comme préteur. Après Scaurus, le Sénat envoya d'autres préteurs dont Gabinius, qui fit la guerre contre les Alexandrins, et après Gabinius, Crassus, qui perdit la vie en faisant la guerre aux Parthes, et après Crassus, Bibulus. Au moment de la mort de César et des luttes intestines qui suivirent, des tyrans s'emparèrent des villes, et furent aidés par les Parthes, qui s'engouffrèrent en Syrie après le désastre de Crassus et prirent le parti des tyrans. Antoine chassa ces derniers, qui se réfugièrent en Parthie. Il imposa un tribut très lourd aux cités, et mit au pillage la ville de Palmyre dont nous venons de parler, et il n'attendit pas que le pays dévasté fût pacifié, mais il plaça son armée dans des quartiers d'hiver dans les provinces, et lui-même s'en alla en Égypte rejoindre Cléopâtre.

[11] Elle lui fit un accueil magnifique, et il y passa l'hiver sans les insignes de son commandement, mais y vivant selon l'habitude et le mode de vie d'un simple particulier, soit parce qu'il était dans une juridiction étrangère, dans une ville gouvernée par une reine, soit parce qu'il considérait la période d'hiver comme une occasion de faire la fête. Il laissa de côté les soucis et les fonctions d'un général, et se mit à porter le vêtement carré des Grecs au lieu des vêtements de son pays, et la chaussure blanche attique des prêtres Athéniens et d'Alexandrie, qu'ils appellent le phœcasium. Il ne faisait qu’aller dans les temples, les gymnases, et aux discussions des philosophes, et passait son temps avec des Grecs, en compagnie de Cléopâtre, à qui il consacrait tout son temps.

II. [12] Telle était la situation d'Antoine.  Alors qu'il se rendait à Rome, Octave tomba gravement malade à Brindes, et le bruit courut qu'il était mort. Une fois rétabli, il rentra en ville, et montra aux amis d'Antoine les lettres qu'Antoine avait écrites. Les Antoniens ordonnèrent à Calenus de donner à Octave les deux légions, et écrivirent à Sextius en Afrique de remettre cette province à Antoine. C'est ce que firent les amis d'Antoine, et comme il s'avéra que Lepidus n'était coupable d'aucun méfait, Octave lui donna l'Afrique en échange de ses anciennes provinces. Il fit vendre également le reste des propriétés confisquées au moment des proscriptions. Mais quand il s'agit d'installer les soldats dans des colonies, et de partager la terre, il eut beaucoup de soucis. Les soldats exigeaient les villes qu'on leur avait promises avant la guerre comme prix de leur bravoure. Les villes, elles, exigeaient que l'ensemble de l'Italie partageât le fardeau ou que les villes fussent tirées au sort, et que ceux qui donneraient des terres fussent payés pour la valeur de celles-ci, mais il n'y avait plus d'argent. Ils vinrent à Rome en foule, jeunes et vieux, femmes et enfants, au forum et dans les temples, poussant des lamentations, disant qu'ils n'avaient fait aucun mal, eux les Italiens, pour être expulsés de leurs terres et de leurs habitations, comme des vaincus de guerre. Les Romains pleuraient, et ils pleuraient avec eux, surtout quand ils s'aperçurent que la guerre avait été faite, et les récompenses de la victoire données, non pour le bien de l'État, mais contre eux-mêmes et pour un changement de forme de gouvernement ; que les colonies étaient installées pour que la démocratie ne pût jamais redresser la tête, colonies composées de mercenaires installés par les chefs pour être prêts à tout moment à faire ce qu'on leur demandait.

[13] Octave expliqua aux villes la nécessité de la situation, mais il comprit qu'il ne les persuaderait pas, et elles ne le furent pas. Les soldats se comportaient avec leurs voisins de façon insolente, s'emparant de plus que ce qu'on leur avait donné, et choisissant les meilleures terres ; ils ne cessaient même pas quand Octave leur faisait des reproches, et leur faisait beaucoup d'autres présents. Ils étaient méprisants, car ils savaient que leurs chefs avaient besoin d'eux pour affermir leur pouvoir : en effet, les cinq années prévues pour le triumvirat arrivaient à leur fin, et l'armée et les chefs avaient besoin les uns des autres pour leur sécurité mutuelle. Les chefs dépendaient des soldats pour garder leur pouvoir, et pour garder ce qu'ils avaient reçus, les soldats dépendaient de la pérennité du gouvernement de ceux qui leur avaient donné ces biens. Ils comprenaient qu'ils ne pourraient garder leurs acquis que si leurs donateurs gardaient un pouvoir fort, et c'est par nécessité et pour leur bien-être qu'ils combattaient pour eux. Octave fit beaucoup d'autres cadeaux aux soldats indigents, empruntant pour ce faire aux temples : c'est pourquoi l'armée avait beaucoup d'affection pour lui. Et c'est vers lui qu'allaient les plus grandes louanges : il avait donné de la terre, des villes, de l'argent, et des maisons, mais c'est contre lui aussi qu'allaient les doléances des gens dépouillés.  Mais ce mépris, il le supportait pour contenter l'armée.

[14] Voyant cela, Lucius Antonius, le frère d'Antoine, qui était alors consul, Fulvie, l'épouse d'Antoine, et Manius, son intendant pendant son absence, recoururent aux artifices pour retarder le règlement des colonies jusqu'au retour d'Antoine, afin qu'on ne pût penser que tout venait d'Octave seul,  qu'il ne pût en récolter seul les fruits, et qu'Antoine ne fût privé de la faveur des soldats. Mais ils n'y arrivèrent pas, à cause de la hâte des soldats. Ils demandèrent alors qu'Octave prît comme chefs des colonies des légions d'Antoine de propres amis d'Antoine, bien que l'accord avec Antoine eût laissé ce choix à Octave uniquement. Ils se plaignirent qu'Antoine ne fût pas présent. Ils amenèrent les enfants de Fulvie et d'Antoine devant les soldats, et, en termes vigoureux, leurs demandèrent de ne pas oublier Antoine ni de ne pas permettre qu'il fût privé de la gloire et des louanges dues pour ce qu'il avait fait pour eux. La renommée d'Antoine était alors à son comble, non seulement parmi les soldats, mais chez tout le monde. On considérait que la victoire de Philippes lui était uniquement due en raison de la maladie d'Octave. Bien qu'Octave n'ignorât pas que c’était une violation de l'accord, il l'octroya en regard du respect qu'il portait à Antoine, et désigna des amis de ce dernier comme chefs des colonies des légions d'Antoine. Ces chefs, pour paraître plus favorables qu'Octave aux soldats, leur permirent de commettre encore de plus grands outrages. Alors, il y eut un grand nombre d'autres villes, voisines de celles qui avaient été dépossédées, qui souffrirent beaucoup de dommages de la part des soldats, et qui se plaignaient à Octave, disant que la colonisation était pire que la proscription, puisque cette dernière était dirigée contre des ennemis, alors que la première l'était contre des personnes innocentes.

[15] Octave était conscient que ces citoyens souffraient une injustice, mais il n'avait pas les moyens de l'empêcher. Il n'y avait pas d'argent pour payer aux paysans le prix de leur terre, et il ne pouvait remettre à plus tard les récompenses promises aux soldats, à cause de la présence de ses ennemis. Pompée régnait sur mer, et affamait la ville en coupant les approvisionnements. Ahenobarbus et Murcus rassemblaient une nouvelle flotte et une nouvelle armée. Les soldats auraient moins de fougue à l'avenir s'ils n'étaient pas payés pour leurs anciens services. C'était une question primordiale parce que les cinq ans du triumvirat touchaient à leur fin, et qu'il allait falloir de nouveau compter sur la bienveillance des soldats ; c'est pourquoi, il était disposé à supporter pour l'instant leur insolence et leur arrogance. Un jour, au théâtre, en sa présence, un soldat, ne trouvant pas sa propre place, alla s'installer à l'endroit réservé aux chevaliers. Le peuple le prit mal, et Octave le fit changer de place. Les soldats en furent irrités. Ils allèrent trouver Octave qui quittait le théâtre et réclamèrent leur camarade, parce que, ne le voyant plus, ils pensaient qu'il avait été mis à mort. Quand on leur présenta le soldat, ils supposèrent qu'on l'avait tiré de prison, mais celui-ci nia avoir été emprisonné, et raconta ce qui s'était passé. Ils lui dirent qu'on l'avait obligé à mentir, et lui reprochèrent de trahir leurs intérêts communs. Voilà un exemple de leur insolence au théâtre.

[16] Après cela, il les fit rassembler au champ de Mars pour la distribution des terres.  Ils y vinrent aussitôt avant le lever du jour, et ils se mirent en colère parce qu'Octave tardait à venir. Nonius, un centurion, les réprimanda avec beaucoup de franchise, leur rappelant la conduite que devait avoir le subalterne par rapport à son chef, et leur dit que la cause du retard était la maladie d'Octave, et non sa négligence envers eux. Ils se moquèrent d'abord de lui en le traitant de vendu. Puis, le ton monta des deux côtés, ils l'injurièrent, lui jetèrent des pierres et le poursuivirent dans sa fuite. Finalement, il plongea dans le fleuve.  Ils le retirèrent, le tuèrent et jetèrent son corps sur la route où Octave devait passer. Les amis d'Octave lui conseillèrent de ne pas aller au milieu d'eux, mais de rester à l'écart de leur folie meurtrière. Mais il y alla quand même, pensant que leur folie augmenterait plus encore s'il n’y allait pas. Quand il vit le corps de Nonius, il le contourna. Et se doutant que le crime avait été commis par certains d'entre eux, il les réprimanda, leur conseilla de s'épargner dorénavant les uns les autres, et fit la distribution des terres. Il permit à ceux qui le méritaient de demander des récompenses, et il en donna aussi contre toute attente à certains qui ne le méritaient pas. Alors, la foule frappée par sa gravité, se repentit et eut honte de ce qu'elle avait fait. Ils se sentirent coupables, et lui demandèrent de rechercher et de punir les meurtriers de Nonius. Il répondit qu'il les connaissait et que la  conscience qu’ils avaient de leur culpabilité et la condamnation de leurs camarades étaient une punition suffisante. Les soldats, ayant obtenu leur pardon, des récompenses et des cadeaux, passèrent immédiatement de la colère aux acclamations joyeuses.

[17] Voilà deux exemples de l'insubordination régnante. La cause en était que la plupart des généraux, et surtout en temps de guerres civiles, n'étaient pas régulièrement élus ; que leurs armées n'avaient pas été recrutées selon la coutume ancestrale ni pour défendre leur pays ; qu'elles servaient moins l'État que les individus qui les rassemblaient ; et c'est pourquoi, ils servaient ces derniers non par obéissance à la loi, mais en raison de promesses privées, non contre un ennemi commun, mais contre des ennemis privés, non contre des étrangers, mais contre des concitoyens, leurs égaux. Toutes ces choses altérèrent la discipline militaire, et les soldats pensaient qu'ils ne servaient dans l'armée que pour porter assistance, selon leur bon vouloir et leur propre jugement, aux chefs qui avaient besoin d'eux pour leurs propres intérêts personnels. La désertion, qui autrefois était impardonnable, était maintenant récompensée par des cadeaux, et des armées entières y recoururent, y compris des hommes illustres, qui considéraient que ce n'était pas une désertion de changer de camp parce que tous les partis se ressemblaient, car aucun d'eux ne se distinguait en luttant contre l'ennemi commun du peuple romain. La prétention commune des généraux que tout ce qu'ils faisaient était utile à la patrie rendait la désertion facile puisque  on pouvait prétendument  servir son pays dans n'importe quel parti. Et les généraux toléraient ce comportement, parce qu'ils savaient que leur autorité sur leurs armées dépendait des cadeaux plutôt que de la loi.

III [18] Ainsi, les factions se déchiraient entre elles, et les armées se livraient à l'insubordination envers les chefs de factions. A ce moment, la famine s'abattit sur Rome, parce que les approvisionnements par  mer étaient coupés par Pompée, et que l'agriculture italienne était ruinée par les guerres. Le peu de nourriture produite était consommé par les troupes. De nombreux vols eurent lieu la nuit dans la Ville. Il y eut des actes de violence pires que les vols qui restèrent impunis, sans doute commis par des soldats. Le peuple ferma ses boutiques, et supprima les magistratures comme si on n'avait plus besoin d'Etat ni de commerce dans une ville affamée et infestée de brigands.

[19] Lucius Antonius, qui était du parti populaire et qui détestait le triumvirat, qui, à son avis, ne se terminerait pas au moment fixé, entra en polémique avec Octave et eut de graves différends avec lui. Il fut le seul à recevoir les paysans avec bonté, et à leur promettre de l'aide à eux qui avaient été spoliés de leurs terres, et qui venaient alors supplier toutes les personnes importantes ; c'est ainsi qu'ils promirent de lui obéir. Les soldats d'Antoine et aussi Octave, le blâmaient de travailler contre les intérêts d'Antoine, et Fulvia le blâmait de susciter la guerre à un moment inopportun.  Mais Manius, par malveillance, la fit changer d'avis en lui disant que, tant que l'Italie restait en paix, Antoine resterait avec Cléopâtre, mais que, si la guerre éclatait, il reviendrait aussitôt. Alors, Fulvia, poussée par la jalousie féminine, incita Lucius à la confrontation. Alors qu'Octave quittait Rome pour s'occuper des colonies, elle envoya les enfants d'Antoine, ainsi que Lucius, à sa suite, pour qu'il n'eût pas trop d'importance en se présentant seul devant l'armée. Un détachement de cavalerie d'Octave fit une expédition sur la côte de Bruttium que Pompée ravageait, et Lucius pensa ou feignit de penser qu'il avait été envoyé contre lui et contre les enfants d'Antoine. C'est pourquoi, il se rendit lui-même aux colonies d'Antoine pour recruter des gardes du corps, et accusa Octave d'être déloyal envers Antoine. Octave répondit que tout allait bien entre eux et que même c'était la  grande entente entre Antoine et lui, que Lucius essayait de provoquer une guerre entre eux pour une autre raison : il travaillait contre le triumvirat, qui garantissait aux soldats  leurs colonies, et la cavalerie était alors dans le Bruttium pour exécuter les ordres des triumvirs.

[20] Quand les chefs des troupes apprirent ces faits, ils firent un arbitrage entre Lucius et Octave à Teanum, et ils leur proposèrent un accord aux conditions suivantes : que les consuls exercent leurs charges de façon ancestrale, et qu'ils ne soient pas gênés par les triumvirs ; que la terre soit assignée uniquement à ceux qui avaient combattu à Philippes ; que les soldats d'Antoine en Italie devaient avoir une part égale de l'argent provenant des propriétés confisquées, et de la valeur de ce qui devait encore être vendu, ; que ni Antoine ni Octave ne devaient plus recruter de soldats en Italie ; que les deux légions d'Antoine devaient servir avec Octave pour l'expédition contre Pompée ; que les passages des Alpes devaient être ouverts aux forces envoyées par Octave en Espagne, et qu'Asinius Pollion ne devait pas s'interposer ; que si Lucius était satisfait de ces conditions, il devait se passer de ses gardes du corps, et administrer sa charge avec fermeté. Tel fut l'accord qu'ils conclurent entre eux sous la contrainte des chefs de l'armée. De cet accord, seuls les deux derniers points furent suivis, et Salvidienus passa les Alpes sans problèmes.

[21] Mais les autres conditions ne furent pas respectées, ou furent remises à plus tard, Lucius partit pour Préneste, en disant qu'il avait peur d'Octave, qui, en vertu de sa charge, avait une garde personnelle, alors que lui, Lucius, n'avait aucune protection. Fulvia alla trouver Lucius, pour lui dire qu'elle avait des craintes pour ses enfants à cause de Lépide. Elle se servait à ce moment de lui comme prétexte au lieu d'Octave. Les deux écrivirent tout cela à Antoine, et des amis lui envoyèrent des lettres, pour lui rendre compte de chacune des récriminations. Bien que j'aie fait des recherches, je n'ai pu retrouver aucun compte rendu clair de ce qu'Antoine avait répondu. Les officiers des armées jurèrent de nouveau d'agir en tant qu'arbitres entre leurs chefs pour décider ce qui était vrai, et pour contraindre celui qui voudrait refuser d'obéir à leur décision, et ils sommèrent Lucius et ses amis de s'y conformer. Ceux-ci refusèrent de revenir, et Octave le reprocha en termes désobligeants aux dirigeants de l'armée en présence des optimates de Rome. Ces derniers s'empressèrent auprès de Lucius, et l'implorèrent de prendre la Ville et l'Italie en pitié, déchirées par les guerres civiles, et d'accepter leur arbitrage ou celui des dirigeants de l'armée, quelle que fût la décision.

[22] Comme Lucius avait du respect pour ceux qui parlaient et pour ce qu'ils disaient, Manius déclara hardiment que tandis qu'Antoine ne faisait rien d'autre que rassembler de l'argent à l'étranger, Octave, par ses libéralités, s'attirait les faveurs de l'armée et les endroits stratégiques de l'Italie ; contre l'avis d'Antoine, il avait donné la liberté à la Gaule Cisalpine qui avait été précédemment donnée à Antoine ; il avait donné aux soldats presque la totalité de l'Italie au lieu des dix-huit villes promises; au lieu des vingt-huit légions qui avaient participé à la bataille, il en avait admis trente-quatre pour le partage des terres, et aussi l'argent des temples amassé sous prétexte de combattre Pompée, contre qui il n'avait rien fait jusqu'ici, bien que la ville fût affamée; il dilapidait son argent pour les soldats, au préjudice d'Antoine, et les propriétés des proscrits n'étaient pas vendues, mais plutôt données aux soldats ; et, finalement, s'il voulait vraiment la paix, il devait rendre compte de ce qu'il avait déjà fait, et à l'avenir il ne devait faire que ce qui serait décidé en commun. C'est ainsi qu'avec arrogance Manius  donna son avis, insinuant qu'Octave ne pouvait rien faire par lui-même, et que son accord avec Antoine était sans valeur, bien que chacun eût le pouvoir absolu sur les affaires qu'il traitait, et que chacun pût donner son accord sur ce que l'autre faisait. Quand Octave vit que tout le monde se préparait à la guerre, il fit de même de son propre côté.

[23] Deux légions de l'armée qui avaient été installées comme colonie à Ancône et qui avaient servi sous le premier César et sous Antoine, entendant parler des préparatifs respectifs de chacun d'eux pour la guerre, et qui avaient de l'amitié pour tous les deux, envoyèrent des ambassadeurs à Rome pour les supplier tous  deux de parvenir à un accord. Octave répondit qu'il ne faisait pas la guerre à Antoine, mais que Lucius faisait la guerre contre lui. Les ambassadeurs s'associèrent avec les officiers de cette armée dans une ambassade commune à Lucius pour lui demander de soumettre à un tribunal ses dissensions avec Octave ; et ils lui firent comprendre clairement ce qu'ils feraient s'il n'acceptait pas la décision. Lucius et ses amis acceptèrent la proposition, et fixèrent l'endroit pour le procès à Gabii, une ville située juste entre Rome et Préneste. Un lieu de séance fut préparé pour les juges, et deux tribunes installées pour les orateurs au milieu, comme dans un tribunal ordinaire. Octave, qui arriva le premier, envoya quelques cavaliers le long de la route par laquelle Lucius devait arriver, afin de voir s'il n'y avait pas quelque stratagème. Ceux-ci rencontrèrent des cavaliers de Lucius, son avant-garde ou des éclaireurs, et ils en vinrent aux mains ; certains d'entre eux furent tués. Lucius battit en retraite, disant qu'il avait peur d'être assailli, et, bien que les dirigeants de l'armée le fissent rappeler et promissent de l'escorter, ils ne purent le persuader de revenir.

[24] C'est ainsi que les négociations échouèrent, et qu'Octave et Lucius, résolus à se faire la guerre, firent publier des proclamations incendiaires les uns contre les autres. L'armée de Lucius se composait de six légions, qu'il avait sous ses ordres comme consul, et de onze autres appartenant à Antoine, qui étaient sous le commandement de Calenus. Elles étaient toutes en Italie. Octave avait quatre légions à Capoue et quelques cohortes prétoriennes autour de sa personne. Salvidienus possédait six autres légions en Espagne. Lucius reçut des fonds des provinces d'Antoine où la paix régnait. La guerre faisait rage dans toutes les provinces qu'Octave avait reçues en partage sauf en Sardaigne : c'est pourquoi il empruntait de l'argent aux temples, promettant de le rendre de bonne grâce, au temple Capitolin à Rome, à ceux d'Antium, de Lanuvium, de Nemus, et de Tibur, les villes dans lesquelles il y avait alors des sommes très importantes d'argent sacré.

[25] Les affaires d'Octave allaient mal aussi en dehors de  l'Italie. Pompée, en raison des proscriptions, des colonies de soldats et des dissensions avec Lucius, avait gagné beaucoup en réputation et en puissance. Ceux qui craignaient pour leur sûreté ou qui avaient été dépouillés de leurs biens ou qui détestaient absolument la forme du gouvernement, le plus souvent allèrent le rejoindre. Les jeunes gens, aussi, désireux de faire le service militaire pour l'argent, et qui pensaient qu'il n'y avait aucune différence entre ceux pour ils allaient servir puisqu'ils allaient servir des Romains, préféraient plutôt rejoindre Pompée parce qu'il représentait la meilleure cause. Il était devenu riche par le butin pris en mer et possédait une flotte fournie et bien équipée. Murcus le rejoignit avec deux légions, cinq cents archers, une grande somme d'argent, et quatre-vingts navires. Il fit venir également une autre armée de Cephalénie. C'est pourquoi, certains pensent que si Pompée avait envahi à ce moment-là l'Italie, qui était affamée et en pleine guerre civile, et qui était de son côté, il aurait pu remporter la victoire.

[26] Mais Pompée manqua de sagesse. Son idée n'était pas d'envahir, mais uniquement de se défendre, et il le fit jusqu'à ce qu’il échouât  en cela aussi.  En Afrique, Sextius, le lieutenant d'Antoine, venait de livrer son armée, en vertu d'un ordre de Lucius, à Fango, un lieutenant d'Octave. On lui ordonna de reprendre le commandement, et comme Fango ne voulait pas la rendre il rassembla une force composée de vétérans retirés, d'une foule diverse d'Africains, et d'auxiliaires de princes indigènes, et lui fit la guerre. Fango, défait sur ses deux ailes et ayant perdu son camp, pensa qu'il avait été trahi, et se suicida ; ainsi Sextius devint aussi maître des deux provinces africaines. Bocchus, roi de Maurétanie, à l'initiative de Lucius, fit la guerre à Carinas, qui était le procurateur d'Octave en Espagne. Ahenobarbus, qui patrouillait sur l'Adriatique avec soixante-dix navires, deux légions, et une force d'archers et de frondeurs, de troupes armées légèrement et de gladiateurs, dévastait les régions sujettes des triumvirs. Il arriva à Brindes, captura quelques trirèmes d'Octave, en brûla d'autres, enferma les habitants dans leurs murs, pilla leur territoire.

[27] Octave envoya une légion à Brindes et  rappela en hâte Salvidienus qui marchait sur l'Espagne. Octave et Lucius envoyèrent des recruteurs dans toute l'Italie : il y eut des escarmouches entre les uns et les autres plus ou moins violentes, et de fréquentes embuscades. Le penchant des Italiens pour Lucius lui était fort utile, car ils pensaient qu'il combattait pour eux contre les nouvelles colonies. Non seulement les villes dévolues à l'armée, mais presque toute l'Italie, se soulevèrent, craignant le même traitement. Ils chassèrent des villes ou tuèrent ceux qui empruntaient de l'argent aux temples pour Octave, équipèrent leurs murs, et se joignirent à Lucius. D'un autre côté, les soldats des colonies se joignirent à Octave. Chacun des deux partis prit position comme si c'était sa propre guerre.

[28] Alors que ces événements se passaient, Octave convoqua le Sénat et l'ordre équestre et s'adressa à eux comme suit : « Je sais très bien que je suis accusé par Lucius et ses amis de faiblesse et de manque de courage parce que je ne les combats pas, et qu'ils m'accuseront encore plus de vous avoir rassemblés. J'ai des forces puissantes qui, comme moi, se sentent outragées, elles qui sont dépossédées de leurs colonies par Lucius, et j'en ai d'autres à ma disposition. Je suis fort dans tous les domaines sauf que je n'ai pas envie de combattre. Je n'aime pas les guerres civiles sauf en cas d'absolue nécessité, et je ne veux pas perdre le reste de nos concitoyens dans les conflits internes ; surtout que cette guerre civile, dont on vous annonce les horreurs ne se passera pas en Macédoine ni en Thrace, elle aura lieu en Italie, qui, si elle devient champ de bataille, souffrira des maux innombrables en plus du nombre de morts. C'est pourquoi, j'hésite. Et maintenant j'atteste que je n'ai fait aucun mal à Antoine. Et lui ne m'a rien fait. Je vous sollicite d'aller rapporter vous-mêmes ces paroles à Lucius et à ses amis, de l'amener à une réconciliation avec moi. Si vous ne pouvez pas les persuader actuellement, je leur montrerai que ce que j'ai fait jusqu'à présent, je l'ai fait par bonté d'âme  et non par poltronnerie. Je vous demande d'être mes témoins non seulement parmi les vôtres, mais également devant Antoine, et de me soutenir devant l'arrogance de Lucius. »

[29] Ainsi parla Octave. Alors quelques-uns qui l'avaient écouté allèrent de nouveau à Préneste. Lucius leur dit seulement que les hostilités avaient commencé des deux côtés, qu'Octave jouait double jeu : il venait d'envoyer une légion à Brindes pour empêcher Antoine de rentrer en Italie. Manius montra une lettre d'Antoine, vraie ou fausse, dans laquelle il disait qu'il devait combattre si quelqu'un s'en prenait à sa dignité. Les sénateurs lui demandèrent si quelqu'un s'en était pris à la dignité d'Antoine et pressèrent Manius de soumettre cette question à un tribunal. Mais Manius commença à chicaner sur beaucoup d'autres points jusqu'à ce qu'ils repartissent sans avoir rien résolu. Ils n'apportèrent pas  de réponse collective à Octave, soit parce qu'ils l'avaient communiquée chacun de son côté, soit parce qu'ils avaient honte, soit pour d'autres raisons. La guerre éclata, et Octave se détermina à y participer en laissant Lépide avec deux légions pour garder Rome. La plupart des nobles montrèrent alors, en rejoignant Lucius, qu'ils refusaient le pouvoir des triumvirs.

IV. [30] Voici les principaux événements de la guerre. Une rébellion éclata dans deux des légions de Lucius à Alba : elles expulsèrent leurs officiers et se révoltèrent. Octave et Lucius se hâtèrent vers elles. Lucius arriva le premier et les garda sous son autorité par de grandes promesses et de grands cadeaux. Alors que Furnius apportait des renforts à Lucius, Octave tomba sur son arrière-garde. Furnius se réfugia sur une colline et se retira durant la nuit à Sentia, une ville de son propre parti. Octave n'osa pas le poursuivre de nuit, ayant peur de tomber dans une embuscade, mais le jour suivant, il fit le siège de Sentia et du camp de Furnius en même temps. Lucius, qui se hâtait vers Rome, envoya devant trois cohortes, qui firent une entrée en ville clandestinement de nuit. Il suivait avec le gros de son armée et avec des cavaliers et des gladiateurs. Nonius, qui avait la charge de garder les portes, le laissa entrer et lui remit les forces qui étaient sous ses ordres. Lépide se sauva chez Octave. Lucius fit un discours devant les citoyens, dans lequel il disait qu'il allait punir Octave et Lépide pour leur gouvernement illégal, et que son frère démissionnerait volontairement et qu'il accepterait le consulat, échangeant une magistrature illégale pour une légale, et rétablirait le gouvernement ancestral au lieu d'une tyrannie.

[31] Tous furent enchantés de son discours et pensèrent que c'était la fin des triumvirs. Lucius fut acclamé comme imperator par le peuple. Il marcha contre Octave,  rassembla des troupes fraîches des villes colonisées par les soldats d'Antoine, et fortifia leurs défenses. Ces colonies étaient favorables à Antoine. Barbatius, un questeur d'Antoine, qui avait eu quelques problèmes avec lui, et qui pour cette raison rentrait chez lui, indiqua, en réponse aux questions, qu'Antoine était contrarié contre ceux qui faisaient la guerre à Octave en portant préjudice à leur intérêt commun ; alors, certains, qui ne se rendaient pas compte du mensonge de Barbatius, changèrent de camp et passèrent de Lucius à Octave. Lucius alla à la rencontre de Salvidienus, qui revenait de Gaule vers Octave avec une grande armée. Asinius et Ventidius, les généraux d'Antoine, suivaient Salvidienus pour l'empêcher d'avancer. Agrippa, qui était le meilleur ami d'Octave, craignant que Salvidienus ne fût encerclé, s'empara de Sutrium, une place forte fort utile à Lucius, comptant que Lucius se détournerait de Salvidienus pour venir vers lui, et que Salvidienus, qui serait alors derrière Lucius, l'aiderait (Agrippa). Arriva ce qu'Agrippa avait prévu. Aussi Lucius, ayant échoué dans son entreprise, marcha pour rejoindre Asinius et Ventidius. Salvidienus et Agrippa le harcelaient des deux côtés, attendant une occasion favorable  pour les attaquer dans les défilés.

[32] Lucius s'aperçut de leur intention et il n'osa pas engager la bataille alors qu'ils tenaient les passages des deux côtés. Ainsi il se retira à Pérouse, une ville bien fortifiée, et installa son camp près de celle-ci : là, il attendit Ventidius. Agrippa, Salvidienus, et Octave avancèrent contre lui et contre Pérouse et l'encerclèrent avec leurs trois armées, et Octave à la hâte fit venir des renforts de tous les côtés, comme si  l'issue de la guerre se trouvait où Lucius était encerclé. Il envoya d'autres troupes arrêter les forces de Ventidius, qui approchaient. Ces dernières, cependant, hésitaient à avancer, car elles n'approuvaient pas tout à fait la guerre et ne savaient pas ce qu'Antoine en pensait, et à cause de rivalités mutuelles, ils étaient peu disposés à céder à quelqu'un le rang de chef militaire. Lucius ne sortait pas pour lutter contre les forces qui l'encerclaient, parce celles-ci étaient meilleures, plus nombreuses et mieux entraînées, alors que les siennes étaient pour la plupart composées de nouvelles recrues ; et il ne voulait pas non plus reprendre sa marche, parce qu’il avait sur les flancs beaucoup d'ennemis. Il envoya Manius à Ventidius et à Asinius pour les presser de venir en aide aux assiégés, et il envoya Tisienus avec quatre mille cavaliers pour piller les approvisionnements de l'ennemi afin de le forcer à lever le siège. Lucius rentra à l'intérieur de Pérouse pour passer l'hiver dans un endroit sûr, si nécessaire jusqu'à l'arrivée de Ventidius et d'Asinius.

[33] Octave, le plus rapidement possible, avec l'aide de toute son armée, fit tracer une ligne de palissades et de fossés de cinquante-six stades autour de Pérouse, à cause de la colline sur laquelle la ville se trouvait ; il la prolongea par de longs murs jusqu'au Tibre, pour que personne ne pût approcher de la ville. Lucius établit une ligne de défense semblable, pour renforcer le bas de la colline. Fulvia demanda à Ventidius, Asinius, Ateius, et Calenus de se hâter de quitter la Gaule pour venir en aide à Lucius, et elle fit venir des renforts qu'elle envoya à Lucius sous la conduite de Plancus. Plancus détruisit une des légions d'Octave, qui marchait sur Rome. Tandis qu'Asinius et Ventidius avançaient, sur l'initiative de Fulvia et de Manius, pour venir en aide à Lucius, mais ils hésitaient et doutaient de ce que voulait Antoine. Afin de lever le blocus, Octave et Agrippa, laissant une garnison devant Pérouse, allèrent à leur rencontre. Asinius et Ventidius qui n'avaient pas encore fait leur jonction, et qui ne se pressaient pas beaucoup, se retirèrent, Asinius à Ravenne et Ventidius à Ariminum. Plancus se réfugia à Spoletium. Octave mit une garnison devant chacune de ces villes, pour les empêcher de se rejoindre, et revint à Pérouse, où il renforça rapidement ses remparts et  doubla la profondeur et la largeur de son fossé pour arriver à trente pieds de largeur et de profondeur. Il augmenta la hauteur de son mur et fit construire quinze cents tours en bois au-dessus, distantes de soixante pieds. Il y mit également de fortes redoutes et d'autres genres de retranchement, en double front, pour assiéger ceux de l'intérieur et pour repousser les assauts venant du dehors. Pendant la construction de ces travaux il y eut des sorties et des combats fréquents où les forces d'Octave eurent l'avantage dans l'utilisation des projectiles, et où les gladiateurs de Lucius furent meilleurs au corps à corps. Aussi quand on en venait aux mains ceux-ci tuaient-ils beaucoup de gens.

[34] Quand le travail d'Octave fut terminé, la famine s'abattit sur Lucius, et le mal était d'autant plus grand, que ni lui ni la ville ne s'y étaient préparés. Au courant de cela, Octave exerçait une surveillance extrêmement vigilante. Le jour précédant les calendes de janvier, Lucius pensa se servir des festivités, croyant que l'ennemi ne serait pas sur ses gardes, pour faire assaut de nuit contre leurs portes, espérant les traverser et rejoindre ses autres forces, qui étaient en nombre dans de nombreux endroits. Mais la légion qui était de garde tout près, et Octave lui-même avec quelques cohortes prétoriennes, l'attaquèrent, et Lucius, bien qu'il combattît avec vaillance, fut repoussé. Presque au même moment l'ensemble des habitants de Rome se mit a dénoncer ouvertement la guerre et la victoire, parce que le grain était gardé pour les soldats. Ils pénétraient de force dans les maisons à la recherche de nourriture, et emportaient au loin ce qu'ils pouvaient trouver.

 [35] Ventidius et ses amis, honteux de ne rien faire alors que Lucius était affamé, se mirent en route pour lui venir en aide, avec l'intention de vaincre les forces qui l'encerclaient et l'assiégeaient. Agrippa et Salvidienus allèrent à leur rencontre avec des forces plus puissantes. Craignant d'être encerclés, ils se dirigèrent vers la place forte de Fulginium, située à cent soixante stades de Pérouse. Agrippa les assiégea, et ils allumèrent des feux pour se signaler à Lucius. Ventidius et Asinius pensaient qu'ils devraient s'avancer et combattre, mais Plancus prétendit que, comme ils se trouvaient entre Octave et Agrippa, il valait mieux attendre les événements. L'opinion de Plancus prévalut. Ceux de Pérouse se réjouirent quand ils virent les feux, mais comme Ventidius n'arrivait pas, ils pensèrent qu'il était lui aussi en difficultés, et quand les feux cessèrent, ils pensèrent qu'il avait été anéanti. Lucius, affamé, livra de nouveau un combat durant la nuit, qui dura depuis la première veille jusqu'au jour, sur tous les fronts, mais il échoua et rentra de nouveau dans Pérouse. Là il fit un décompte  des provisions restantes et interdit d'en donner aux esclaves, et leur interdit de s'échapper, de peur que l'ennemi n'eût une juste connaissance de sa situation désespérée. Les esclaves erraient au milieu de la foule, tombaient sur le sol de la ville, et entre la ville et leurs fortifications et il mangeaient de l'herbe ou des feuilles là où ils pouvaient en trouver. Ceux qui mouraient Lucius les faisait enterrer dans de larges fossés, de peur que, si on les brûlait, l'ennemi ne découvrît ce qui se passait, et s'il ne les brûlait pas que les émanations toxiques de leurs cadavres n'attirassent les maladies.

[36] Comme on ne voyait aucune issue à la famine ni à la mortalité, les soldats commencèrent à s'énerver de la situation et supplièrent Lucius de faire une nouvelle tentative contre les fortifications de l'ennemi, s'imaginant qu'ils pourraient les écraser complètement. Lucius les félicita pour leur ardeur et leur dit : « Dans le combat précédant, nous n'avons pas combattu comme il convenait. Maintenant nous devons nous rendre ou, si cela nous semble pire que la mort, combattre jusqu’à la mort. » Tous approuvèrent en cœur, et, pour que personne ne prît la nuit pour excuse, ils  exigèrent de faire la sortie de jour. Lucius sortit à l'aube. Il fit amener une masse d'outils en fer, pour attaquer les murs, et des échelles de toutes sortes. Il amenait des machines pour remplir les fossés, et des tours pliantes dont des planches pouvaient être placées contre les murs, et aussi toutes sortes de javelots, des pierres et des claies pour jeter sur les palissades. Ils attaquèrent avec violence, comblèrent le fossé, escaladèrent les palissades, et s'avancèrent jusqu'aux murs que certains commencèrent à miner, alors que d'autres y appliquaient les échelles, et que d'autres relevaient en même temps les tours et attaquaient avec des pierres, des flèches, et des balles de plomb, avec un mépris absolu de la mort. Ceci se passait en de nombreux endroits […] attaqué de tous les côtés, commençait à faiblir.

[37] Une fois les planches placées contre le mur en quelque endroit, la lutte devint fort dangereuse, parce que les forces de Lucius combattant sur des pontons étaient exposées aux projectiles et aux javelots de tous les côtés. Mais ils ne faiblirent pas, au contraire certains passèrent le mur. D'autres les suivirent, et dans leur désespoir ils auraient pu arriver à un résultat probant dans leur désespoir si Octave ne s'était pas aperçu qu'ils n'avaient pas beaucoup de machines, et s'il n'avait pas envoyé ses meilleurs hommes pour porter secours à ses hommes fatigués. Ces troupes fraîches rejetèrent les assaillants au bas des murs, réduisirent en pièces leurs machines, et leur lancèrent des projectiles avec mépris. Leurs ennemis, bien que leurs boucliers et leurs corps fussent percés et qu'ils n'eussent plus de voix, tinrent bon avec courage. Mais quand les cadavres de ceux qui avaient été tués sur le mur furent dépouillés et jetés en bas au milieu d'eux, ils ne purent en soutenir le spectacle, mais s'en détournèrent et restèrent un moment dans l'expectative, comme des athlètes qui reprennent leur souffle dans les jeux. Lucius eut pitié d'eux à ce moment et fit sonner la retraite. Alors les troupes d'Octave firent joyeusement retentir leurs armes comme on le fait quand on a remporté la victoire : alors ceux de Lucius furent pris de rage et reprirent encore leurs échelles, bien qu'ils ne possédassent plus de tours, et les portèrent aux murs avec désespoir. Pourtant ils ne firent aucun mal à l'ennemi, parce qu'ils n'en avaient plus la force. Lucius se précipita au milieu d'eux et les supplia de ne pas sacrifier leurs vies, et les ramena malgré eux désespérés.

[38] Voilà comment se termina ce siège si vaillamment disputé. Pour que l'ennemi ne pût faire une autre tentative sur ses travaux, Octave posta une partie de son armée, qu'il tenait en réserve, auprès des fortifications, et apprit à d'autres dans d'autres endroits à bondir vers le rempart au son de la trompette. Bien que personne ne les poussât à cela, ils faisaient continuellement cet exercice, afin de le connaître parfaitement, et inspirer la crainte à l'ennemi. Les troupes de Lucius commencèrent à perdre vraiment courage, et, comme cela se passe habituellement dans ce cas-là, les gardes relâchèrent leur vigilance, et les désertions devinrent aussi plus fréquentes, non seulement chez les simples soldats, mais, dans certains cas, même chez de plus hauts gradés. Alors Lucius inclina à la paix, par pitié pour le nombre de morts, mais les craintes de certains des ennemis d'Octave pour leur propre sûreté le retenaient encore. Mais comme on voyait qu'Octave traitait les déserteurs avec bonté, et que le désir de paix augmentait chez tout le monde, Lucius commença à craindre d’être livré s'il refusait.

V. [39] C'est pourquoi, après avoir fait une tentative qui lui donna de l'espoir, Lucius rassembla son armée et parla comme suit : « J'avais l'intention, camarades soldats, de vous remettre la république quand j'ai vu que le gouvernement des triumvirs était une tyrannie, établie sous prétexte de combattre Brutus et Cassius, mais qui ne s'est pas terminée après leur mort. Lépide a été privé de sa part du gouvernement, Antoine était au loin pour trouver de l'argent, et un seul homme contrôlait tout selon sa volonté : l'antique gouvernement romain était devenu une illusion et un sujet de moquerie. Pour ramener la liberté et le gouvernement démocratique de nos ancêtres, j'ai demandé qu'après la distribution des récompenses de la victoire, la monarchie fût abolie. Comme on ne m'a pas écouté, j'ai cherché à l'imposer en vertu de ma charge. Octave m'accuse faussement, devant l'armée, d'empêcher l'établissement de colonies par pitié pour les propriétaires fonciers. J'ai ignoré cette calomnie pendant longtemps, et même lorsque je l'ai apprise, je n'ai pas cru un moment qu’on pouvait  la croire, alors qu’on voyait que les commissaires pour les colonies étaient des hommes nommés par moi-même pour diviser les terres pour vous. Mais la calomnie a trompé certaines personnes, qui ont rejoint Octave  pour faire la guerre contre nous : c'est ce qu'ils pensent. Mais par la suite ils constateront qu'ils ont fait la guerre contre leurs propres intérêts. J'affirme que vous avez choisi la cause la meilleure, et que vous avez souffert pour elle au delà de vos forces. Nous sommes vaincus, non par nos ennemis, mais par la faim, à laquelle nous avons été acculés par nos propres généraux. Ce serait beau pour moi de combattre jusqu'au bout pour mon pays. Une telle attitude rendrait ma renommée glorieuse après tout ce que j'ai fait. Mais je ne veux pas de ce destin, à cause de vous, que je préfère à ma propre renommée. Je vais envoyer des messagers au vainqueur et lui demanderai de m'infliger la punition qu'il voudra à moi seul, au lieu de la donner à vous tous ; d'accorder l'amnistie, non à moi, mais à vous, ses concitoyens et autrefois ses soldats, qui ne font pas le mal, qui ne combattent pas pour une mauvaise cause, et qui sont vaincus, non par la guerre, mais par la faim. »

[40] Après prononcé ces paroles, il choisit aussitôt trois personnes parmi les optimates pour cette mission. La foule pleurait, certains sur leur propre sort, d'autres pour leur général, qui, selon eux, avait agi dans un but fort noble et pour la démocratie, et qui maintenant était tombé dans les derniers malheurs. Les trois délégués, en présence d'Octave, lui rappelèrent que les soldats des deux camps étaient de la même race, et qu'ils avaient fait campagne ensemble. Ils lui dirent de ne pas oublier les relations de la noblesse avec les deux camps et aussi la vertu de leurs ancêtres, qui jamais ne laissèrent leurs différends devenir irréconciliables. Ils avancèrent d'autres arguments qui selon eux auraient de l'influence sur lui. Octave, sachant qu'une partie de ses ennemis était de jeunes recrues, alors que le reste était des vétérans des colonies, répondit astucieusement qu'il accordait l'amnistie aux soldats d'Antoine par respect pour celui-lui, mais que les autres devaient se rendre à sa discrétion. C'est ce qu'il répondit en présence de tous, mais, prenant à part Furnius, l'un des trois émissaires, il lui fit espérer un traitement de faveur pour Lucius et le reste, à l'exception de ses ennemis personnels.

[41] Les ennemis personnels d'Octave ayant appris l'entrevue privée de Furnius et suspectant qu'elle avait eu comme sujet leur sort futur, lui en firent le reproche à son retour, et exigèrent de Lucius soit de négocier un nouveau traité, qui devait les mettre tous sur le même pied, soir de combattre jusqu'au bout : ils disaient que ce n'était pas une guerre privée pour un seul individu, mais une guerre publique au nom du pays. Lucius, pris de pitié, les considéra comme des gens du même rang que lui et leur dit qu'il enverrait une nouvelle ambassade. Il ajouta ensuite que personne n'était mieux adapté pour ce travail que lui-même, et il partit aussitôt sans héraut, précédé simplement de quelques personnes qui partirent devant pour annoncer à Octave son arrivée. Ce dernier s'avança aussitôt à sa rencontre. Chacun de son côté vit l'autre, entouré de ses amis et se distinguant par ses insignes et ses habits de généraux. Alors Lucius, écartant ses amis, s'avança accompagné uniquement de deux licteurs, montrant ce qu'il était par sa contenance. Octave comprit et imita son exemple, montrant la bienveillance qu'il aurait envers Lucius. Quand il vit ce dernier s'empresser de rentrer dans ses propres fortifications, indiquant  par cela qu'il s'était déjà rendu, Octave le prévint et sortit des fortifications pour que Lucius puisse encore être libre de délibérer et de décider sur son sort. Ainsi en avançant ils montraient à l'avance leurs intentions, par leur escorte et leur aspect extérieur.

[42] Quand ils arrivèrent au fossé, ils se saluèrent et Lucius prit la parole : « Si j'étais un étranger faisant la guerre contre toi, Octave, je devrais considérer comme une honte d'être vaincu de cette façon et encore plus honteux de me rendre, et je devrais trouver facilement les moyens d'échapper à cette humiliation. Mais comme j'ai en face de moi un compatriote, de même rang, dans une question qui concerne notre pays commun, je ne considère pas honteux d'être battu pour une telle cause par un homme tel que toi. Je ne dis pas cela pour échapper au châtiment que tu voudrais m'infliger (tu vois que je suis venu dans ton camp sans aucune garantie), mais pour demander un juste pardon pour les autres, et qui favorise tes propres intérêts. Je veux t'expliquer qu'il faut séparer leur cause de la mienne, pour que, quand tu sauras que je suis le seul à blâmer, tu passes ta colère sur moi, et que tu ne penses que je suis venu ici pour bavarder (ce qui serait inopportun), mais pour dire la vérité, parce qu’il n'est pas possible de parler autrement.

[43] « Je n'ai pas entrepris cette guerre contre toi, pour prendre ta place si je l'emportais, mais pour rendre au pays le gouvernement patricien qui a été renversé par le triumvirat, ce que toi-même tu ne peux nier. Quand vous avez créé le triumvirat, vous avez reconnu qu'il n'était pas conforme à la loi, mais vous l'avez établi comme une chose nécessaire et provisoire parce que Cassius et Brutus étaient encore vivants et que vous ne pouviez pas vous réconcilier avec eux. Les chefs des factieux étant morts, les autres, s'il y en avait, ne portaient pas les armes contre l'Etat, mais parce qu'ils vous craignaient, et d'ailleurs comme la limite des cinq ans approchait, j'ai exigé que les magistratures fussent rétablies selon la coutume de nos pères, préférant mon pays à mon frère, mais espérant le persuader d'approuver à son retour et je voulais y arriver durant mon consulat. Si tu avais fait cette réforme tu en aurais récolté seul la gloire. Comme je n'ai pu te persuader, j'ai pensé marcher sur la ville et employer la force, comme citoyen, noble, et consul. Voilà les raisons de la guerre que j'ai faite et ce sont les seules ; ce n'est ni mon frère ni Manius ni Fulvia ni les colonies de ceux qui ont combattu à Philippes ni la pitié pour les paysans privés de leurs biens, puisque c'est moi-même qui ai nommé les chefs des colonies pour les légions de mon frère qui ont privé les paysans de leurs biens pour les  distribuer aux  soldats. Pourtant tu m'as accusé devant les soldats, prétendant que la cause de ta guerre était la distribution des terres, et c'est surtout de cette façon que tu  les as fait passer de ton côté et que tu m'as supplanté, parce que on les a persuadés que je faisais la guerre contre eux, et qu'ils se défendaient contre mon injustice. Tu as certainement dû employer cet artifice dans la guerre que tu as faite. Maintenant que tu as gagné, si tu es l'ennemi du pays, tu dois me considérer aussi comme ton ennemi, puisque tout ce que j'ai souhaité faire, je pensais le faire dans l'intérêt de l'État, mais j'ai été empêché de l'accomplir à cause de la famine.

[44] « Je dis ces choses et je m’en remets à toi, comme je l'ai dit, pour que tu fasses de moi ce que tu veux. Je suis venu ici seul uniquement pour te faire voir ce que je pensais de toi jusqu'ici et ce que je pense encore. J'ai assez parlé de moi. Pour ce qui en est de mes amis et de toute mon armée, si tu ne prends pas en mauvaise part ce que je vais dire, je vais te donner quelques conseils dans ton propre intérêt : ne sois pas sévère avec eux à cause de notre mutuelle querelle. Tu n'es qu'un mortel et tu es dans les mains de la fortune, qui est toujours inconstante, et ne va pas décourager ceux qui seraient disposés à l'avenir à courir un danger pour toi dans les périls et à ton profit, en leur enseignant que sous ta loi il n'y a aucun espoir sinon du côté des vainqueurs. Même si un conseil provenant d'un ennemi est suspect ou peu fiable, je n'hésiterais pas à t'implorer de ne pas punir mes amis pour la faute que j'ai commise et pour mon infortune, et de ne punir que moi, qui suis la cause de tout. J'ai laissé exprès mes amis derrière moi pour ne pas paraître, en employant ces mots en leur présence, parler sournoisement en ma seule faveur . »

[45] Après ces paroles, Lucius se tut, et Octave dit : « Quand je t'ai vu, Lucius, approcher sans aucune garantie, je me suis empressé de venir à ta rencontre alors que tu te tenais immobile hors de mes retranchements, afin que tu  aies confiance et que tu puisses parler ou agir au mieux de tes intérêts. Puisque tu te livres à moi, ainsi qu'on le fait normalement quand on reconnaît ses erreurs, il n'est pas nécessaire que je me mette à discuter les accusations fausses que tu as portées contre moi avec tellement d'habileté. Tu as commencé par me blesser et tu continues à le faire. Si tu avais voulu conclure maintenant un traité, tu aurais traité avec un vainqueur à qui tu as fait du tort. Mais comme tu te rends toi, tes amis et ton armée sans conditions, tu m'enlèves non seulement tout ressentiment, mais aussi le pouvoir que, dans des négociations pour un traité, tu m'aurais nécessairement donné. Je mets dans la balance non seulement la peine que toi et tes amis devriez subir, mais aussi ce que je dois faire en tant qu'homme juste. Je prendrai uniquement ce dernier point en considération pour les dieux, pour mon propre intérêt et pour le tien, Lucius, et je ne décevrai pas les espoirs que tu avais en venant me voir. »

Voilà la relation de ce qu'ils se sont dit, d'après de ce qu'on peut retirer de ceux qui ont écrit des mémoires et la traduction de ceux-ci en notre langue. Ils se séparèrent alors, et Octave loua et remercia Lucius parce qu'il n'avait rien dit de grossier ou d'inconsidéré, ce qui arrive souvent dans l'adversité, et Lucius admira Octave pour sa mansuétude et pour la retenue de ses paroles. Les autres surent ce qui s'était dit à la mine des deux interlocuteurs.

[46] Lucius envoya des tribuns pour recevoir le mot d'ordre d'Octave pour l'armée.  Ils lui donnèrent le dénombrement de l'armée, car c'est une habitude pour le tribun qui demande le mot d'ordre de fournir au commandant le registre quotidien du nombre de troupes présentes. Après avoir reçu le mot d'ordre, ils laissèrent leurs avant-postes en service, parce qu’Octave lui-même avait ordonné à chaque armée de garder sa propre garde cette nuit-là. Le matin suivant, Octave offrit un sacrifice, et Lucius lui envoya ses soldats en armes, prêts à marcher. Ils saluèrent de loin Octave comme imperator, et chaque légion prit place séparément comme Octave l'avait ordonné, les vétérans des colonies étant placés à part des nouveaux enrôlés. Quand Octave eut terminé le sacrifice, il installa son siège devant le tribunal, se couronna de laurier, symbole de la victoire, et ordonna à tous de déposer leurs armes là où ils se trouvaient. Quand cela fut terminé, il ordonna aux vétérans d'approcher, voulant leur reprocher leur ingratitude et les frapper de  terreur. On savait à l'avance ce qu'il allait faire, et sa propre armée, à dessein, comme si les soldats y avaient été préparés ou poussés par la sympathie envers leurs propres parents, brisèrent la formation où ils se trouvaient, entourèrent les hommes de Lucius comme s'ils retrouvaient d'anciens camarades, les embrassèrent, pleurèrent ensemble, et implorèrent Octave en leur nom, et ils ne cessaient de pleurer et de s'embrasser, les nouveaux enrôlés partageant leurs sentiments de sorte qu'il était impossible de les distinguer les uns des autres.

[47] C'est pourquoi Octave ne persista pas dans son idée, mais, après que le tumulte se fut apaisé avec beaucoup de difficulté, il s'adressa à ses propres hommes  : « Vous vous êtes toujours comportés avec moi, soldats,  de manière  que je ne puisse rien vous refuser. Je pense que les nouveaux enrôlés ont servi Lucius sous la contrainte. J'avais l'intention de demander aux vétérans qui ont souvent servi avec nous et qui seront exempts de punition grâce à vous, quels torts ils ont endurés de notre part ou quelle faveur ils ont demandée en vain ou quelles faveurs plus grandes ils attendaient de la part d'autres, pour avoir pris les armes contre moi, contre vous, contre eux-mêmes. Tous les ennuis que j'ai eus proviennent du partage des terres, alors qu'ils ont reçu leur lot. Et maintenant, si vous me le permettez, je vais leur poser ces questions. » Ils l'en empêchèrent, et continuèrent leurs supplications. « J'accorde ce que vous voulez, dit-il, ils ne seront pas punis pour leur injustice, si à l'avenir ils  vous ressemblent. » Tous, des deux côtés, le promirent au milieu des acclamations et remercièrent Octave, qui permit à certains de ses propres hommes de recevoir certains de leurs adversaires comme invités. Il commanda au reste de rentrer dans les tentes là où elles se trouvaient, à quelque distance des autres, jusqu'à ce qu'il leur fût assigné des villes pour passer l'hiver, et qu'on nommât des personnes pour les y mener.

[48] Puis, assis au tribunal, Octave appela de Pérouse Lucius et les principaux romains qui étaient avec lui. Plusieurs sénateurs et chevaliers y allèrent, dans un aspect pitoyable en raison de leur changement soudain de fortune. Dès qu'ils quittèrent Pérouse, ils reçurent une garde. Quand ils arrivèrent au tribunal, Lucius fut placé par Octave à côté de lui. Pour le reste, certains furent pris en charge par les amis d'Octave, d'autres par les centurions, tout avait été préparé pour leur montrer l'honneur qu'on leur faisait et pour exercer sur eux une surveillance sans qu'ils s'en aperçussent. Il ordonna aux habitants de Pérouse qui suppliaient du haut des remparts de le rejoindre tous sauf leur Sénat, et lorsqu'ils se présentèrent à lui, il leur pardonna. Les sénateurs furent jetés en prison, et peu après, mis à mort, sauf Lucius Æmilius, qui avait siégé comme juge à Rome lors du procès des meurtriers de César, qui avait voté ouvertement pour la condamnation, et qui avait conseillé à tous les autres de faire la même chose afin d'expier leur culpabilité.

[49] Octave avait prévu de laisser Pérouse au pillage des soldats, mais Cestius, un des citoyens, qui n'avait plus tous ses esprits, qui avait combattu en Macédoine et pour cette raison s'était proclamé Macédonien, mit le feu à sa maison et plongea dans les flammes. Un vent fort attisa les flammes et l'incendie se propagea à tout Pérouse, qui fut entièrement détruite, sauf le temple de Vulcain. Telle fut la fin de Pérouse, ville renommée pour son antiquité et son importance. On dit d'elle qu'elle fut l'une des douze premières villes construites par les Étrusques en Italie dans les temps anciens. Pour cette raison, le culte de Junon y était répandu, comme généralement chez les Étrusques. Mais plus tard, ceux qui se partagèrent les restes de la ville prirent Vulcain comme divinité tutélaire au lieu de Junon. Le jour suivant, Octave fit la paix avec tous, mais les soldats ne renoncèrent pas à s'attaquer à certains d'entre eux jusqu'à ce que ces derniers fussent tués. C'étaient principalement les ennemis personnels d'Octave, à savoir, Canutius, Gaius Flavius, Clodius Bithynicus, et d'autres. Telle fut la conclusion du siège de Lucius à Pérouse, et c'est ainsi que se termina une guerre qui devait être longue et très pénible pour l'Italie.

VI. [50] Alors Asinius, Plancus, Ventidius, Crassus, Ateius, et les autres de ce parti, qui possédaient encore des forces non dédaignables, comptant environ treize légions de troupes bien disciplinées et environ six mille cinq  cents cavaliers, considérant Lucius comme le commandant en chef de la guerre, se retirèrent vers le littoral par divers itinéraires, certains à Brindes, d'autres à Ravenne, d'autres encore à Tarente, certains chez Murcus et chez Ahenobarbus, et d'autres encore chez Antoine. Les amis d'Octave les suivirent, leur proposant la paix, et harcelant ceux qui refusaient, particulièrement l'infanterie. Parmi eux, deux légions seulement appartenant à Plancus,  arrêtées à Cameria, furent persuadées par Agrippa de se rendre à lui. Fulvia se sauva avec ses enfants à Dicæarchia, et de là, à Brindes, avec trois mille cavaliers, qui lui furent envoyés par les généraux comme escorte. A Brindes, il y avait cinq vaisseaux de guerre qui avaient été envoyés de Macédoine, et elle y embarqua et prit la mer, accompagnée de Plancus, qui avait abandonné les restes de son armée par  lâcheté. Ses soldats choisirent Ventidius comme chef. Asinius fit passer Ahenobarbus du côté d'Antoine. Asinius et Ventidius écrivirent tout cela à Antoine, et ils préparèrent des lieux de débarquement dans l'espérance de son arrivée prochaine, et des réserves de vivres dans l'ensemble de l'Italie.

[51] Octave projetait d'entrer en possession d'une autre armée considérable qui appartenait à Antoine, celle commandée par Fufius Calenus, et qui se trouvait près des Alpes. Il soupçonnait déjà Antoine, et il espérait, si ce dernier restait amical, garder ces forces pour lui ou, si la guerre éclatait, ajouter cette grande armée à ses propres forces. Tandis qu'il tergiversait et attendait toujours une occasion favorable, Calenus mourut. Octave, pensa que c'était un bon prétexte pour accomplir deux projets : aller prendre possession des armées de Gaule et aussi d'Espagne, qui étaient  provinces d'Antoine. Fufius, le fils de Calenus, prit peur et livra tout sans combat. Octave, ayant acquis en une fois onze légions et ces grandes provinces, en écarta les dirigeants, y mit les siens et retourna à Rome.

[52] Comme c'était encore l'hiver, Antoine retint les ambassadeurs des vétérans des colonies qui lui avaient été envoyés, et cacha ses intentions. Au printemps, il se dirigea vers Alexandrie en prenant la voie terrestre jusqu’à Tyr, et de là par mer, en passant par Chypre et Rhodes, vers la province d'Asie. Là, il apprit ce qui s'était passé à Pérouse, et il blâma son frère et Fulvia, et surtout Manius. Il alla trouver Fulvia à Athènes où elle s'était sauvée venant de Brindes. Sa mère, Julia, qui s'était sauvée chez Pompée, avait été envoyée par celui-ci de Sicile avec des vaisseaux de guerre, et escortée par certains des optimates de son parti, par Lucius Libo, son beau-père, par Saturninus et par d'autres, qui, attirés par la capacité d'Antoine d'accomplir de grandes choses, cherchaient à le mettre en contact avec Pompée et à former une alliance des deux contre Octave. Antoine répondit qu'il remerciait Pompée de lui avoir envoyé sa mère, et qu'il lui rendrait  la pareille en temps voulu ; que s'il y avait une guerre contre Octave, il s'allierait à Pompée, mais que si Octave respectait leurs accords, il essayerait de le réconcilier avec Pompée. Telle fut sa réponse.

[53] Quand Octave revint de Gaule à Rome, il entendit parler de ceux qui avaient fait voile pour Athènes. Ne sachant pas exactement quelle réponse Antoine leur avait donnée, il commença à exciter les soldats des colonies contre Antoine, en leur faisant croire que celui-ci avait décidé de faire venir Pompée avec les propriétaires des terres que les soldats occupaient alors parce que la plupart des propriétaires s'étaient réfugiés chez Pompée. Bien que ce bruit fût plausible, les soldats ne voulaient pas s'engager avec beaucoup d'ardeur à prendre les armes contre Antoine : la réputation qu'il avait acquise à la bataille de Philippes l'avait rendu populaire. Octave se considérait de loin supérieur à Antoine, à Pompée et à Ahenobarbus par le nombre de ses troupes : il possédait alors plus de quarante légions, mais comme il n'avait pas de navires et qu'il n'avait pas le temps d'en faire construire, alors que ses ennemis en avaient cinq cents, il craignait qu'ils n’affamassent l'Italie en patrouillant le long des côtes. Tout en méditant  ces pensées, et alors qu'il avait le choix entre beaucoup de femmes pour se marier, il écrivit à Mécène de faire un arrangement pour lui avec Scribonia, la sœur  de Libo, le beau-père de Pompée, pour avoir les moyens d'arriver à un accord avec ce dernier si le besoin s'en faisait sentir. Quand Libo entendit parler de cela, il écrivit à sa famille de l'accorder à Octave sans tarder. Puis Octave, sous divers prétextes, envoya au loin, de tous les côtés, les amis d'Antoine et les soldats à qui il ne pouvait  faire confiance, et il envoya Lépide en Afrique, la province qui lui était assignée, et avec lui six des légions d'Antoine dont il se méfiait.

[
54] Alors, il fit venir Lucius et le félicita pour son attachement à son frère, parce qu'il avait pris sur lui la faute tout en satisfaisant aux souhaits d'Antoine, mais il lui dit qu'il serait ingrat si, après avoir reçu une telle faveur de sa part, il refusait maintenant d'admettre les objectifs d'Antoine, qui, dit-on, avait l'intention de s'allier ouvertement avec Pompée. « Comme j'avais confiance en toi,  dit-il, quand Calenus est mort, j'ai pris la charge de ses provinces et de son armée en y mettant mes amis en faveur d'Antoine, pour qu'elles ne fussent pas sans chefs, mais maintenant que la félonie est patente, je les garde toutes pour moi, et si tu souhaites te rendre chez ton frère tu peux t'y rendre en toute sécurité. » Tels furent ses mots, soit pour tester Lucius soit pour que ce qu'il disait parvînt à Antoine. Lucius répondit dans le même état d'esprit qu'auparavant :  « Je savais que Fulvia penchait vers la monarchie, et malgré cela, je me suis joint à elle et me suis servi des soldats de mon frère pour te renverser. Et maintenant si mon frère vient pour renverser la monarchie, j'irai le rejoindre, ouvertement ou secrètement, et je te combattrai encore au nom du pays, bien que tu sois mon bienfaiteur. S'il cherche des alliés pour l'aider à installer la tyrannie, je combattrai de ton côté contre lui, aussi longtemps que je penserai que tu ne tentes pas d'établir une monarchie. Je placerai toujours mon pays au-dessus de la gratitude et au-dessus de la famille. » Ainsi parla Lucius. Octave, l'admirant autant que récemment à Pérouse, lui répondit qu'il ne souhaitait pas l'opposer à son frère, mais qu'il confierait à Lucius, parce qu'il était ce qu'il était, la totalité de l'Espagne et de l'armée qui s'y trouvait, qui était alors sous le commandement de ses lieutenants, Peducæus et Lucius. Ainsi, Lucius fut écarté avec les honneurs par Octave, mais restait surveillé secrètement par ses lieutenants.

[55] Antoine laissa Fulvia malade à Sicyone, et fit voile vers Corcyre dans l'Adriatique avec une armée peu considérable et deux cents navires qu'il avait fait construire en Asie. Antoine apprit qu'Ahenobarbus venait à sa rencontre avec une flotte et un grand nombre de soldats. Alors,  certains des amis d'Antoine jugèrent qu'il n'était pas bon de faire confiance à l'accord passé entre eux puisque Ahenobarbus avait été condamné lors du procès des meurtriers de César, avait été mis sur la liste des proscrits, et avait lutté contre Antoine et Octave lors de la bataille de Philippes. Néanmoins, Antoine s'avança avec cinq de ses meilleurs navires feignant d'avoir confiance en Ahenobarbus, et commanda aux autres navires de le suivre à une certaine distance. Quand on vit arriver Ahenobarbus, à force de rames, avec toute son armée et toute sa flotte, Plancus, qui se tenait à côté d'Antoine, fut alarmé et lui demanda de ralentir sa course et d'envoyer quelques hommes en avant pour tester cet homme dont les intentions étaient douteuses. Antoine répondit qu'il préférait mourir à cause d'une infraction  faite à un traité que se sauver par un acte de poltronnerie, et il continua sa course. Maintenant, ils approchaient, et les navires qui contenaient les chefs étaient distinguables par leurs insignes et étaient proches. Le premier licteur d'Antoine, qui se tenait sur la proue comme c'était l'usage,   oubliant qu'Ahenobarbus était un homme ambigu,  qui menait ses propres forces animé d’un esprit hautain comme s'il avait devant lui  des sujets ou des hommes inférieurs, leur ordonna de baisser leur drapeau. C'est ce qu'ils firent, et ils amenèrent leur navire à côté de celui d'Antoine. Quand les deux commandants se virent, ils se saluèrent, et l'armée d'Ahenobarbus acclama Antoine comme imperator. Plancus reprit courage avec beaucoup de difficulté. Ahenobarbus fut reçu par Antoine dans son propre navire et navigua vers Palœis, où Ahenobarbus avait son infanterie, et là, il céda sa tente à Antoine.

[56] De là, ils s'embarquèrent pour Brindes, qui était gardée par cinq cohortes des troupes d'Octave. Les citoyens fermèrent les portes à Ahenobarbus parce que c'était un ancien ennemi, et à Antoine parce qu'il voulait introduire un ennemi. Antoine en fut indigné. Considérant que ce n'était qu'un prétexte, et qu'en réalité c'était sur ordre de la garnison d'Octave qu'on ne le laissait pas entrer, il fit creuser un fossé et dresser une palissade à travers l'isthme qui relie la ville au continent. La ville est située sur une péninsule, et son port est en forme de croissant. Alors, les personnes qui venaient du continent ne purent plus atteindre les hauteurs où se situait la ville puisqu'elles avaient été fermées et murées. Antoine fit encercler également le port qui était grand, et les îles qui s'y trouvaient, par des tours placées très près les unes des autres. Il envoya des troupes le long des côtes de l'Italie,  auxquelles il ordonna de s'emparer des positions avantageuses. Il invita Pompée à le rejoindre  en Italie avec sa flotte et de faire au mieux. Pompée, immédiatement, envoya Menodorus avec de nombreux navires et quatre légions qui s'emparèrent de la Sardaigne qui appartenait à Octave, et deux légions qui s'y trouvaient qui furent prises de panique à l'annonce de l'accord entre Pompée et Antoine. En Italie, les hommes d'Antoine prirent la ville de Sipuntum d'Ausonie. Pompée assiégea Thurium et Consentia, et sa cavalerie ravagea leur territoire.

[57] Octave, attaqué si soudainement et en tant d'endroits, envoya Agrippa en Ausonie pour secourir les habitants dans le besoin. Agrippa s'adjoignit en chemin les vétérans des colonies, et ceux-ci le suivirent à un certain intervalle, pensant qu'ils allaient combattre contre Pompée, mais quand ils surent que ce qui se passait était une initiative d'Antoine, ils firent demi-tour et rentrèrent secrètement chez eux. Octave en fut fortement alarmé. Néanmoins, tout en marchant vers Brindes avec une autre armée, il rencontrait des vétérans des colonies, discutait avec eux, et persuadait ceux qui avaient reçu des colonies de lui de le suivre. Ils n'osaient pas refuser, mais ils avaient secrètement l'intention de réconcilier Antoine et Octave, et si Antoine refusait et voulait faire la guerre, de défendre Octave. Ce dernier s'arrêta quelques jours à Canusium pour cause de maladie. Bien que ses forces dépassassent de loin en nombre celles d'Antoine, il trouva Brindes encerclé, et il ne put rien faire sinon installer son camp et attendre les événements.

[58] Antoine pouvait grâce à ses retranchements se défendre facilement bien que ses forces fussent de loin numériquement inférieures. Il fit venir rapidement son armée de Macédoine, et en attendant, il recourut à un stratagème : il envoya secrètement des vaisseaux de guerre et des navires marchands en mer durant la nuit, remplis de simples citoyens, qu'il fit aborder, les uns après les autres, le jour suivant, à la vue d'Octave, remplis d'hommes en armes, comme s'ils arrivaient de Macédoine. Antoine plaçait déjà ses machines et était sur le point d'attaquer Brindes, au grand dam d'Octave, qui ne pouvait défendre les habitants. Au même moment parvint aux deux armées la nouvelle qu'Agrippa avait pris Sipuntum et que Pompée avait été repoussé de Thurium, mais que Consentia était toujours assiégée. Antoine fut troublé par ces nouvelles. Quand on lui annonça que Servilius venait à l'aide d'Octave avec quinze cents cavaliers, il  ne put contenir sa fureur, et au moment du dîner, avec les amis qu'il trouva et quatre cents cavaliers, il partit avec impétuosité et rejoignit les quinze cents, qui étaient encore assoupis près de la ville d'Uria, y mit la panique, les captura sans combattre, et retourna à Brindes le même jour. Ainsi la réputation qu'Antoine s'était faite à Philippes d'homme invincible inspirait toujours la terreur.

[59] Les cohortes prétoriennes d'Antoine, fières de son exploit, s'approchèrent du camp d'Octave par petits groupes et reprochèrent à leurs anciens camarades d'être venus là pour combattre Antoine à qui ils devaient d'avoir survécu à Philippes. Comme ces derniers répondaient que c'étaient les soldats d'Antoine qui étaient venus leur faire la guerre, ils se mirent à discuter et ils se firent des reproches mutuels. Les hommes d'Antoine disaient que Brindes lui avait été interdit et que les troupes de Calenus lui avait été confisquées. Les autres parlaient de l'encerclement et du siège de Brindes, de l'invasion de l'Italie méridionale, de l'accord avec Ahenobarbus, un des meurtriers de César, et du traité avec Pompée, leur ennemi commun. Enfin, les hommes d'Octave dirent ce qu'ils comptaient faire : ils étaient venus avec Octave, non parce qu'ils avaient oublié les mérites d'Antoine, mais avec l'intention d’amener les chefs à un accord ou, si Antoine refusait et continuait la guerre, de défendre Octave contre lui. Ces choses, ils les disaient aussi ouvertement quand ils approchaient des fortifications d'Antoine.

Tandis que ces événements se passaient, on annonça la mort de Fulvia. On dit que, déprimée par les reproches d'Antoine, elle était tombée malade, et on supposait qu'elle était disposée à cette maladie à cause de la colère d'Antoine qui l'avait laissée malade et qui ne lui avait pas rendu visite même lors de son départ. La mort de cette femme turbulente qui avait provoqué une guerre si désastreuse à cause de sa jalousie envers Cléopâtre, fut, semble-t-il, une grande chance pour les deux parties qui en furent débarrassées. Néanmoins, Antoine en fut fort attristé parce qu'il considérait en avoir été, en un certain sens, responsable.

VII. [60] Un certain Lucius Cocceius, ami de l’un et de l’autre, avait été envoyé en compagnie de Cæcina par Octave, l'été précédent, à Antoine en Phénicie. Il était resté avec Antoine lors du départ de Cæcina. Ce Cocceius, saisissant l'occasion, feignit d'avoir été mandé par Octave pour le saluer. Antoine lui permit de venir. Cocceius lui demanda, pour tester ses dispositions, si Antoine voulait écrire une lettre à Octave, qu'il la lui ferait parvenir. Antoine lui répondit : « Que pouvons-nous nous écrire, maintenant que nous sommes des ennemis, à part de mutuelles récriminations ? J'ai écrit des lettres en réponse aux siennes, il y a de cela un moment, et je les ai envoyées par la main de Cæcina. Prends les copies de celles que tu préfères. » Il disait cela par plaisanterie, mais Cocceius n'admettait pas de considérer déjà  Octave comme un ennemi après son comportement généreux envers les amis de Lucius et d'Antoine. Mais Antoine lui répondit : « Il m'a empêché d'entrer à Brindes, il a pris mes provinces et l'armée de Calenus qui m'appartenait. Il est aimable uniquement avec mes amis, et non pas pour en faire ses amis, mais pour en faire mes ennemis par ses bienfaits. » Cocceius, après avoir entendu ces plaintes, ne fit rien pour irriter davantage ce caractère naturellement passionné, mais décida de rendre visite à Octave.

[61] Quand Octave le vit, il s'étonna qu'il ne fût pas venu plus tôt. « Je n'ai pas sauvé ton frère, dit-il,  pour que tu deviennes mon ennemi. » Cocceius lui répondit : « Comment se fait-il que toi, qui fais de tes ennemis tes amis, tu considères tes amis comme des ennemis et que tu leur prennes leurs armées et leurs provinces ? » « Il ne fallait pas,  répondit Octave,  qu'après la mort de Calenus, de telles forces fussent laissées aux mains d'un adolescent tel que le fils de Calenus alors qu'Antoine était toujours au loin. Lucius les voulait absolument; Asinius et Ahenobarbus, qui étaient tout près, allaient les utiliser contre nous. C'est pourquoi, j'ai pris immédiatement le commandement des légions de Plancus afin qu'elles ne pussent rejoindre les partisans de Pompée. Car la cavalerie est allée les rejoindre en Sicile. » « On a raconté la chose différemment, dit Cocceius,  mais Antoine n'y a pas cru jusqu'à ce qu'il se trouvât empêché d'entrer à Brindes comme s'il était un ennemi. » « Je n'ai donné aucun ordre à ce sujet, répondit Octave,  je n'ai pas été prévenu de sa venue, et je n'ai pas prévu qu'il viendrait ici avec des ennemis. Les habitants de Brindes eux-mêmes et le préfet, qui avait été laissé chez eux à cause des incursions d'Ahenobarbus, ont de leur propre initiative empêché l'entrée d'Antoine, qui s'était allié à l'ennemi commun, Pompée, et amenait avec lui Ahenobarbus, un des meurtriers de mon père, qui a été condamné par le Sénat, par le jugement du tribunal, qui a été proscrit, qui a assiégé Brindes après la bataille de Philippes, et qui bloque encore les côtes adriatiques, qui a brûlé mes vaisseaux et qui a pillé l'Italie. »

[62] « Mais il a été convenu, dit Cocceius,  que vous pouviez traiter avec qui vous vouliez. Et pourtant, Antoine n'a pas fait de traité avec l'un des meurtriers, et il a autant de considération pour ton père que tu n'en as toi-même. Ahenobarbus n'était pas parmi les meurtriers. On a voté contre lui par animosité personnelle, car il n'a pris aucune part au complot. Si on ne lui pardonne pas d'avoir été l'ami de Brutus, il faudrait que nous en voulions à presque tout le monde ? Antoine a conclu un accord avec Pompée, non pour s'allier à lui dans une guerre, mais pour demander son aide au cas où tu attaquerais ou pour que celui-ci se réconcilie avec toi puisqu'il n'a rien fait qui puisse rendre la réconciliation impossible. C'est toi qui es à blâmer pour tout cela, car s'il n'y avait pas eu de guerre en Italie, ces hommes n'auraient pas essayé d'envoyer des ambassadeurs à Antoine. » Octave répéta ses accusations et dit: « Manius, Fulvia et Lucius ont déclaré la guerre à  l'Italie, et à moi aussi bien qu'à l’Italie ; et Pompée, sans être attaqué, fait actuellement des incursions sur la côte, encouragé par Antoine. » Cocceius répondit : « Non pas encouragé par Antoine, mais sous sa direction ; je ne te cacherai pas que le reste de l'Italie, qui manque de défenses navales, sera attaqué par une flotte puissante à moins que tu ne fasses la paix. » Octave, qui sentait tout le poids de cette suggestion astucieuse, réfléchit un moment et dit alors : « Mais cela ne plaira vraiment pas à Pompée. Il vient d'être repoussé de Thurium comme il le méritait. » Ensuite Cocceius, terminant la polémique, parla de la mort de Fulvia et comment cela était arrivé, en disant qu'elle était tombée malade parce qu'elle n'avait pas supporté la colère d'Antoine, et que son état s'était aggravé parce qu'il n'était pas venu la voir durant sa maladie, et qu'il était en quelque sorte la cause de la mort de son épouse. « Maintenant qu'elle est morte, continua-t-il, rien ne vous empêche plus de vous dire franchement ce que vous vous reprochez. »

[63] C'est ainsi que Cocceius gagna la confiance d'Octave, passa la journée en  invité, lui demanda d'écrire à Antoine, comme cela se fait pour un homme plus jeune à l'égard d'un aîné. Octave lui répondit qu'il n'écrirait pas à quelqu'un qui faisait toujours la guerre contre lui, parce qu'Antoine ne lui avait pas écrit, mais qu'il se plaindrait à la mère d'Antoine, parce que, bien que sa parente et fort estimée par Octave, elle s'était sauvée d'Italie, comme si elle n'avait pu obtenir tout de lui comme de son propre fils. C'était une manière astucieuse d'entamer une correspondance par l'intermédiaire de Julia. Cocceius rentra dans son camp, plusieurs des hauts gradés lui rapportèrent  ce que pensait l'armée, et il raconta cela et d'autres choses qu'il avait apprises à Antoine, pour qu'il sache qu'on lutterait contre lui s'il ne parvenait pas à un accord. Aussi il conseilla à Antoine que Pompée ramenât en Sicile ceux qui ravageaient l'Italie, et qu'Ahenobarbus fût envoyé ailleurs jusqu'à la conclusion d'un traité. La mère d'Antoine tenait les mêmes propos parce qu'elle appartenait à la gens Julia. Antoine appréhendait, si les négociations échouaient, de ne plus pouvoir  demander à nouveau son aide à Pompée, mais sa mère lui promit qu'elles n'échoueraient pas, et Cocceius le confirma, suggérant qu'il en savait plus qu'il n’avait dit. Aussi, Antoine céda et ordonna à Pompée de retourner en Sicile pour s'occuper de leurs propres affaires, et il envoya Ahenobarbus au loin comme gouverneur de Bithynie.

[64] Quand les soldats d'Octave apprirent ce qui se passait, ils choisirent des ambassadeurs et  envoyèrent les mêmes aux deux chefs. Ils laissèrent de côté toute récrimination parce qu'ils avaient été choisis non pour entrer dans une controverse, mais pour rétablir la paix. On y adjoignit Cocceius en tant qu'ami commun des deux, ainsi que Pollio du parti d'Antoine et Mécène de celui d'Octave. On décida d'une amnistie entre Antoine et Octave pour le passé et d'une amitié pour l'avenir. D'ailleurs, comme Marcellus, le mari de la sœur  d'Octave, Octavie, venait de mourir, les négociateurs décidèrent que son frère la marierait à Antoine : on la maria aussitôt. Puis Antoine et Octave s'embrassèrent. Alors il y eut des acclamations de la part de tous les soldats, et on félicita chacun des généraux, sans interruption, pendant un jour et une nuit.

[65] Alors, Octave et Antoine se partagèrent la totalité de l'empire romain, la frontière en était Scodra, ville d'Illyrie, qui à ce qu'il semblait, était située au milieu du golfe Adriatique. Toutes les provinces et les îles situées à l'est de cet endroit, jusqu’au fleuve Euphrate, appartenaient à Antoine, et tout ce qui se trouvait à l'ouest jusqu'à l'océan à Octave. Lépide gardait l'Afrique, car Octave la lui avait donnée. Octave devait faire la guerre contre Pompée à moins de parvenir à un accord avec lui, et Antoine devait faire la guerre contre les Parthes pour venger leur trahison envers Crassus. Octave devait faire le même accord avec Ahenobarbus qu'Antoine avait déjà fait. Les deux généraux pourraient librement enrôler des soldats en Italie en nombre égal.

Ce furent les dernières conditions de la paix entre Octave et Antoine. Aussitôt, chacun d'eux envoya ses amis pour s'occuper des affaires pressantes. Antoine envoya Ventidius en Asie contre les Parthes et contre Labienus, le fils de Labienus, qui, avec les Parthes, était entré en Syrie et s'était avancé jusqu'en Ionie pendant les troubles.

Ce que Labienus et les Parthes ont fait subir, je le montrerai dans mon histoire des Parthes.

[66] A ce moment, Helenus, lieutenant d'Octave, qui avait repris la Sardaigne par un assaut soudain, en fut de nouveau chassé par Menodorus, lieutenant de Pompée. Octave en fut tellement irrité qu'il rejeta les efforts d'Antoine de conclure un accord avec Pompée. Ils rentrèrent à Rome ensemble et célébrèrent le mariage. Antoine fit mettre à mort Manius pour avoir excité Fulvia par ses accusations contre Cléopâtre et avoir été la cause de tant de maux. Il signala également à Octave que Salvidienus, qui commandait l'armée d'Octave sur le Rhône, avait eu l'intention de l'abandonner, et avait envoyé un mot à cet effet à Antoine quand il assiégeait Brindes. Antoine révéla ce secret, non avec l'assentiment de tous, mais en raison de sa franchise et de son ardeur à montrer son honnêteté. Octave fit venir immédiatement Salvidienus à Rome, feignant d'avoir une communication privée à lui faire, et de le renvoyer de nouveau à la tête de ses troupes. Quand il arriva, Octave lui montra des preuves de sa trahison et le fit mettre à mort, et donna à Antoine son armée qu’il  considérait peu fiable.

VIII. [67] Α ce moment, la famine s'abattit sur Rome, car les négociants d'Orient ne pouvaient prendre la mer par crainte de Pompée qui contrôlait la Sicile, et ceux de l'ouest étaient retenus par la Sardaigne et la Corse que tenaient les lieutenants de Pompée alors que ceux de l'Afrique en face étaient empêchés par les mêmes flottes hostiles, qui infestaient les deux rivages. Il y avait un grand manque de provisions, et le peuple considérait que la cause en était les différends entre les chefs, ils les accusaient et leur demandaient de faire la paix avec Pompée. Mais Octave ne voulait pas céder. Alors, Antoine lui conseilla de hâter la guerre à cause de la pénurie. Comme on n'avait pas d'argent à cette fin, on fit un édit qui obligeait les propriétaires d'esclaves à payer un impôt égal à la moitié des vingt-cinq drachmes qui avait été voté pour la guerre contre Brutus et Cassius, et ceux qui avaient acquis des propriétés par héritage de contribuer par une partie. Le peuple en fureur déchira l'édit. Il était exaspéré parce que, après avoir épuisé le trésor public, dépouillé les provinces, chargé l'Italie elle-même de taxes, d'impôts, et de confiscations, non pour une guerre extérieure, non pour agrandir l'empire, mais pour des inimitiés privées et pour augmenter leur propre puissance (c'était pourquoi il y avait eu des proscriptions et cette famine terrible), les triumvirs devaient les priver du reste de leurs biens. Ils se réunirent en hurlant, lapidèrent ceux qui ne se joignaient pas à eux et menacèrent de piller et brûler leurs maisons jusqu'à ce que la foule entière fût  en révolution.

[68] Octave avec ses amis et quelques écuyers allèrent au forum pour s'entretenir avec le peuple et montrer l'irresponsabilité de leurs plaintes. Dès qu'ils le virent, ils le lapidèrent sans pitié, et ils ne furent pas honteux de le voir supporter patiemment ce traitement, se laisser faire et même de voir le sang couler de ses blessures. Quand Antoine apprit ce qui se passait, il vint en toute hâte à son secours. Le peuple le vit descendre par la Via Sacra et ne lui jeta pas de pierres, car il était favorable à un traité avec Pompée, mais il lui dit de s'en retourner. Il refusa, alors ils le lapidèrent également. Il fit venir alors des troupes en nombre, qui se trouvaient hors des murs. Comme le peuple ne leur laissait pas le passage, les soldats se répartirent à droite et à gauche de chaque côté de la rue et du forum, et attaquèrent à partir des  ruelles étroites, frappant ceux qu'ils rencontraient. Le peuple ne pouvait s'éparpiller à cause de sa multitude et ne pouvait sortir du forum. Il y eut un carnage et de nombreux blessés, au milieu des cris perçants et des gémissements qui retentissaient des toits. Antoine se fit un chemin dans le forum avec difficulté, Octave comprit alors le grand danger où il se trouvait, et rentra sain et sauf chez lui. La foule dispersée, les cadavres furent jetés dans le fleuve afin d'éviter un spectacle choquant. Ce fut une nouvelle cause de lamentations de les voir flotter au milieu des flots et de voir les soldats les dépouiller, et certains scélérats, aussi bien que des soldats, porter les habits d'une classe supérieure comme si c'était les leurs. Cette insurrection fut réprimée, mais elle s'accompagna de terreur et de haine envers les triumvirs. La famine s’aggrava. Le peuple gémissait, mais ne bougeait pas.

[69] Antoine suggéra aux parents de Libo de le rappeler de Sicile afin de féliciter son frère et d'accomplir quelque chose de plus important ; et il lui promit un sauf-conduit. Ses parents écrivirent aussitôt, et Pompée approuva. Libo, à son arrivée, jeta l'ancre dans l'île de Pithecusa, qui s'appelle maintenant Ænaria. Quand le peuple apprit cela, il se réunit de nouveau et en larmes, sollicita Octave d'envoyer des lettres de sauf-conduit à Libo, qui désirait entamer des pourparlers avec lui pour la paix. Il le fit à contre-cœur. Le peuple menaça également de brûler Mucia, la mère de Pompée, en même temps que sa maison, si elle ne se mettait pas en rapport avec son fils dans l'intérêt de la paix. Quand Libo s'aperçut que ses ennemis étaient sur le point de le livrer, il exigea que les chefs eux-mêmes vinsent ensemble afin de faire les concessions qui leur semblaient bonnes. Le peuple les y contraignit et c'est pourquoi, Octave et Antoine allèrent à Baies.

[70] Tous les amis de Pompée le pressaient en cœur de faire la paix, sauf Menodorus qui lui écrivit de Sardaigne de poursuivre la guerre vigoureusement ou de toujours temporiser parce que la famine était un atout pour eux et qu'il obtiendrait ainsi de meilleures conditions s'il décidait de faire la paix. Menodorus lui conseilla également de se méfier de Murcus, qui s'opposait à ses vues, suggérant qu'il recherchait le pouvoir pour lui-même. Pompée, qui s'était récemment disputé avec Murcus à cause de sa haute situation et de son obstination, s'opposait de plus en plus à lui pour cette raison, et n'eut plus aucun rapport avec lui jusqu'à ce que celui-ci, finalement, se retirât, dégoûté, à Syracuse. Là, voyant des gardes de Pompée qui le suivaient, il blâma ouvertement Pompée. Alors, Pompée suborna un tribun et un centurion de Murcus, et les envoya pour le tuer et pour faire croire qu'il avait été assassiné par des esclaves. Pour donner plus de crédibilité à ce mensonge, il fit crucifier les esclaves. Mais il ne réussit pas à cacher le crime, le second commis par lui après le meurtre de Bithynicus. Murcus fut un homme remarquable par ses qualités militaires, il était fortement attaché à son parti dès le début, avait aidé grandement Pompée en Espagne, et l'avait rejoint en Sicile volontairement. Telle fut la mort de Murcus.

[71] Les autres amis de Pompée le pressaient de faire la paix, et ils accusaient Menodorus de rechercher le pouvoir et de s'opposer à la paix moins pour plaire à son maître que par désir de commander une armée et une province. Pompée prit une résolution et fit voile pour Ænaria avec un grand nombre de ses meilleurs vaisseaux, s'embarquant lui même sur un navire à six rangs de rames. Ainsi équipé, vers le soir, il fit voile fièrement vers Putéoles pour rencontrer ses ennemis. Tôt le matin, les deux partis enfoncèrent des pieux en mer à courte distance les uns des autres, et des planches y furent clouées. Sur la plateforme qui se trouvait près du rivage Octave et Antoine prirent place, alors que Pompée et Libo occupaient celle qui se trouvait au large, un petit espace d'eau les séparait, mais cela n'empêchait pas qu'on pût s'entendre sans crier. Pompée pensait qu'on l'avait fait venir pour participer au gouvernement à la place de Lépide, alors que les autres n'acceptaient que son retour d'exil. Ils se séparèrent alors sans avoir obtenu de résultats. Néanmoins, des négociations continuèrent par l'intermédiaire de leurs amis qui firent chacun des propositions. Pompée exigeait que parmi les proscrits et ceux qui l'accompagnaient, ceux qui avait participé au meurtre de Gaius César pussent s'exiler en toute sécurité, et que les autres pussent rentrer chez eux, et que les biens qu'ils avaient perdus leur fussent rendus. Poussés par la famine et par le peuple à un accord, Octave et Antoine, à contrecœur, concédèrent le quart des biens, promettant de les racheter à leurs propriétaires actuels. Ils écrivirent à cet effet aux proscrits eux-mêmes, espérant que cela les satisferait. Ces derniers acceptèrent tous les termes parce qu'ils se méfiaient à ce moment de Pompée à cause de son crime contre Murcus. Ainsi, ils se réunirent autour de Pompée et l'invitèrent à signer l'accord. Pompée déchira ses vêtements, disant qu'il était trahi par ceux pour qui il avait combattu, et il invoquait fréquemment le nom de Menodorus comme son commandant le plus compétent et son seul ami.

[72] Finalement, à l'initiative de sa mère, Mucia, et de son épouse, Julia, les trois hommes, Octave, Antoine et Pompée, vinrent ensemble sur le môle de Putéoles, battu par les vagues, et avec des vaisseaux amarrés autour d'eux pour les protéger. Ils parvinrent à un accord aux conditions suivantes : la guerre devrait cesser sur terre et sur mer  ; libre accès partout  pour les marchands ; Pompée devait enlever ses garnisons d'Italie et ne plus accepter d'esclaves fugitifs ; il ne devait pas envahir avec sa flotte la côte italienne, mais pouvait garder la Sardaigne, la Sicile, la Corse, et toutes les autres îles alors en sa possession alors qu'Antoine et Octave gardaient la possession des autres régions ; il devait envoyer à Rome le blé que ces îles devaient auparavant fournir comme tribut, et il pouvait avoir en outre le Péloponnèse ; il pourrait donner le consulat en son absence à n'importe quel ami qu'il choisirait, et il serait inscrit comme membre du sacerdoce de premier rang. Telles furent les conditions accordées à Pompée lui-même. On permit aux membres de la noblesse qui étaient toujours en exil de rentrer, sauf ceux qui avaient été condamnés par un vote  du Sénat et par jugement d'un tribunal pour la participation au meurtre de Gaius César. Les propriétés de ceux qui s'étaient sauvés uniquement par peur, et dont les biens avaient été pris de force, leur seraient restitués sauf les biens meubles. Les proscrits recevraient un quart de leurs biens. Les esclaves qui servaient dans l'armée de Pompée deviendraient des hommes libres et les hommes libres qui avaient  servi Pompée devaient, à leur démobilisation, recevoir les mêmes récompenses que ceux qui avaient servi sous Octave et Antoine.

[73] Telles furent les termes du traité auquel ils joignirent leurs noms et leurs sceaux, et ils l'envoyèrent à Rome pour qu'il fût gardé par les Vestales. Alors, ils s'amusèrent à tirer au sort l'ordre de la cérémonie. Le premier banquet eut lieu sur le bateau à six rangées de rames de Pompée, amarré à côté du môle. Les jours suivants, Antoine et Octave offrirent des banquets dans des tentes placées sur le môle, sous prétexte que tous pourraient ainsi y participer, mais sans doute pour leur propre sécurité et pour être tranquilles ; ils ne lésinèrent pas sur les précautions. Leurs bateaux furent amarrés bord à bord et des gardes furent postés autour, et ceux qui participaient au banquet avaient des poignards cachés. On raconte que, alors que les trois festoyaient dans le navire, Menodorus envoya un message à Pompée, lui conseillant d'arrêter ces hommes et de venger les maux subis par son père et son frère, et de se servir de cette occasion magnifique pour reprendre le commandement que son père avait exercé, disant que pour sa part, avec ses propres vaisseaux, il ferait en sorte que personne ne puisse s'échapper, mais Pompée lui répondit d'une façon digne de sa famille et de son rang : « Menodorus a pris cette initiative sans que je le sache. Un faux serment peut venir de Menodorus, mais pas de Pompée. »  Lors de ce banquet, la fille de Pompée et petite-fille de Libo fut mariée à Marcellus, beau-fils d'Antoine et neveu d'Octave. Le jour suivant, ils choisirent les consuls pour les quatre années à venir : la première année Antoine et Libo, Antoine pouvait prendre qui il voulait pour le remplacer ; la seconde, Octave et Pompée ; la troisième, Ahenobarbus et Sossius,  et, la dernière, de nouveau Antoine et Octave. Et comme alors ils auraient été consuls pour la troisième fois on s'attendait à ce qu'ils rendent le gouvernement au peuple.

[74] Une fois ces affaires terminées, ils se séparèrent, Pompée rentra en Sicile par voie de mer, Octave et Antoine à Rome par voie de terre. Quand les Romains et les Italiens apprirent la nouvelle, ce fut une joie universelle pour le retour de la paix et pour la fin de la guerre civile, de la conscription de leurs fils, de l'arrogance des soldats, de la fuite des esclaves, du pillage des champs, de la ruine de l'agriculture, et, surtout, de la famine qui s'était abattue sur eux avec violence. Quand les triumvirs rentrèrent, le jour même on leurs offrit des sacrifices en leur honneur comme à des sauveurs. La Ville leur fit une réception magnifique, les empêcha de rentrer secrètement de nuit afin d'éviter des jalousies. Les seuls déçus furent ceux qui avaient obtenu des terres qui appartenaient aux hommes qui avaient combattu avec Pompée. Ils pensaient que ce seraient des ennemis irréconciliables qui habiteraient à côté d'eux comme propriétaires, qui leur feraient des ennuis toutes les fois qu'ils le pourraient. Les exilés qui étaient avec Pompée, tous sauf un, prirent congé de lui à Putéoles, et firent voile ensemble pour Rome. Leur retour fut pour le peuple une nouvelle source de joie et d'acclamations, si grand était le nombre d'hommes illustres qui avaient  été inopinément sauvés de la mort.

[75] Ensuite, Octave décida d'une expédition en Gaule où il y avait des troubles, et Antoine partit en guerre contre les Parthes. Le Sénat vota et ratifia tout ce qu'ils avaient fait ou ce qu'ils devaient faire, Antoine en plus envoya ses lieutenants dans toutes les directions et arrangea tout comme il le souhaitait. Il établit des rois ici et là selon son bon vouloir, à condition qu'ils lui paient les tributs prescrits : dans le Pont, Darius, fils de Pharnace et fils de Mithridate ; en Idumée et en Samarie, Hérode ; en Pisidie, Amyntas ; dans une partie de la Cilicie, Polémon, et d'autres dans d'autres pays. Désirant enrichir et  exercer les soldats, qui devaient passer l'hiver avec lui, il envoya certains d'entre eux contre les Partheni, une tribu d'Illyrie près d'Epidamne, qui avait pris le parti de Brutus ; d'autres contre les Dardani, une autre tribu d'Illyrie, qui depuis toujours faisait des incursions en Macédoine. Il ordonna à d'autres de rester en Épire afin de les avoir tous sous la main, puisqu'il avait l'intention de passer l'hiver lui-même à Athènes. Il envoya Furnius en Afrique pour ramener les quatre légions qui étaient sous le commandement de Sestius pour s'en servir contre les Parthes. Il ne savait pas alors que Lépide avait retiré à Sestius le commandement de ces troupes.

[76] Après avoir pris ces dispositions, il passa l'hiver à Athènes avec Octavie de la même manière qu'il avait passé le précédent à Alexandrie avec Cléopâtre, lisant simplement les rapports envoyés de l'armée, abandonnant l'extérieur du commandant pour la simplicité de la vie privée, portant un pallium carré, les chaussures attiques, sans recevoir personne. Il se rendait, de la même manière, sans insignes de sa charge, accompagné de deux amis et de deux préposés, aux discussions et aux conférences des professeurs publics. Il prenait ses repas à la mode grecque, passait son temps libre avec des Grecs, et appréciait leurs fêtes en compagnie d'Octavie dont il était fort amoureux, étant par nature excessivement porté sur le sexe. À la fin de l'hiver, il devint un autre homme. Il changea d'habits, et avec son habillement son aspect tout entier. Il y eut aussitôt foule autour de ses portes ; des licteurs, des chefs d'armée, des gardes, et tout ce qui inspire la terreur et la crainte. Il reçut des ambassades qui auparavant avaient dû attendre, il s'occupa de procès, il fit lancer des navires, et fit tous les autres préparatifs pour la campagne qui se préparait.

ΙΧ. [77] Tandis qu'Antoine s'occupait ainsi, le traité entre Octave et Pompée fut rompu pour d'autres raisons, comme on le soupçonna, que celles que donna Octave et qui selon lui étaient les suivantes : Antoine avait cédé le Péloponnèse à Pompée à condition que les tributs dus par les Péloponnésiens fussent ou livrés immédiatement ou garantis  par Pompée à Antoine ou Pompée devait attendre que la collection des impôts eût été faite. Pompée n'accepta pas ces conditions. Il pensait qu'on la lui avait donnée avec la collecte des impôts pour lui-même. Vexé, comme le prétend Octave, soit de cet état de choses, soit à cause de son infidélité, soit par jalousie parce que les autres possédaient de grandes armées, soit parce que Menodorus lui avait fait comprendre que cet accord était une trêve plus qu'une paix durable, il commença à faire construire des navires, et à recruter des équipages, et harangua ses soldats, leur disant qu'ils devaient être prêts à tout. Les brigands infestaient encore la mer, et la famine ne diminuait pas beaucoup chez les Romains, qui se désolaient de voir que le traité n'avait apporté aucun soulagement à leurs douleurs, mais avait simplement ajouté un quatrième associé à la tyrannie. Octave fit prisonnier des pirates et les fit mettre à la torture : ceux-ci avouèrent que c'était Pompée qui les avait envoyés. Octave le proclama au peuple et l'écrivit à Pompée lui-même, qui récusa la chose et qui déposa lui-même une plainte concernant  le Péloponnèse.

[78] Les nobles qui se trouvaient toujours avec Pompée, le voyant toujours sous l'influence de ses affranchis, en subornèrent certains d'entre eux, soit dans leur propre intérêt soit pour se faire bien voir d'Octave, pour qu'ils poussent leur maître contre Menodorus qui commandait toujours la Corse et la Sardaigne. Les affranchis le faisaient avec plaisir parce qu'ils enviaient le pouvoir de Menodorus. C'est ainsi que Pompée commença à se brouiller avec Menodorus. Presque au même moment, Philadelphus, un affranchi d'Octave, alla trouver Menodorus pour obtenir du blé, et Micylio, l'ami intime de Menodorus, alla trouver Octave pour trahir Menodorus. On lui promit de lui donner la Sardaigne, la Corse, trois légions et un grand nombre de troupes légères. Que ce fût l'œuvre de Philadelphus ou une conséquence des calomnies contre Menodorus que Pompée avait entendues, Octave accepta l'offre, non à l'instant même, mais  plus tard, puisqu'il considérait le traité de paix rompu dans les faits. Il invita Antoine à venir d'Athènes et à le rencontrer à Brindes au jour fixé afin de délibérer avec lui sur la guerre. En même temps, il amena rapidement des navires de guerre provenant de Ravenne, une armée de Gaule et le reste de ses équipements à Brindes et à Putéoles, entendant quitter de ces deux endroits les côtes de l'Italie pour se rendre en Sicile si Antoine était d'accord sur son projet.

[79] Antoine arriva le jour fixé avec une petite escorte, mais n'y trouvant pas Octave il ne l'attendit pas, soit parce qu'il n'approuvait pas la guerre, la considérant comme une violation du traité, soit parce qu'il s'inquiétait des grands préparatifs d'Octave (le désir d'être chef unique ne les empêchait pas d'avoir peur à tout moment), soit parce qu'il fut alarmé par un prodige : on trouva un des gardes qui dormaient autour de sa tente dévoré par des bêtes sauvages sauf son visage, comme si on avait agi pour pouvoir l'identifier, et il n'avait poussé aucun cri, aucun de ceux qui dormaient près de lui n'avait rien vu. Les habitants de Brindes dirent qu'ils avaient vu un loup juste avant le lever du jour rôdant près des tentes. Et Antoine écrivit à Octave de ne pas violer le traité, et menaça Menodorus de le punir comme esclave fuyard ; ce dernier avait été esclave de Pompée le Grand, dont Antoine avait acheté la propriété quand elle fut vendue en vertu des lois de la guerre.

[80] Octave envoya des officiers pour recevoir la Sardaigne et la Corse, que Menodorus leur rendit. Il renforça la côte italienne en y plaçant de nombreuses tours pour empêcher Pompée de continuer à la piller. Il ordonna de construire de nouvelles trières à Rome et à Ravenne, et fit venir une grande armée d'Illyrie. Quand Menodorus arriva, il fit de ce dernier un citoyen libre d'affranchi qu'il était, et lui donna le commandement, sous les ordres de l'amiral Calvisius, des navires qu'il avait amenés avec lui. Quand ces préparatifs furent terminés et qu'il eut rassemblé encore une plus grande quantité de matériel de guerre,  il tarda encore, et reprocha à Antoine son attentisme. Il commanda à Cornificius d'amener avec lui de Ravenne à Tarente l’armement déjà prêt. Alors que Cornificius était en route, une tempête s'abattit sur lui qui détruisit seulement le vaisseau amiral qui avait été construit pour Octave lui-même. Ce fut considéré comme un présage de ce qui allait arriver. Comme on croyait toujours que cette guerre se faisait en violation du traité, Octave chercha à dissiper les doutes. Il écrivit à la Ville et il dit à ses soldats que Pompée avait violé le traité en encourageant la piraterie, que les pirates avaient avoué la chose, que Menodorus avait révélé l'ensemble du complot, et qu'Antoine était au courant, et que c'est pour cette raison qu'il avait refusé d'abandonner le Péloponnèse.

[81] Quand toutes les choses furent prêtes, il fit voile vers la Sicile, partant lui-même de Tarente, alors que Calvisius, accompagné de Sabinus et de Menodorus, venait d'Étrurie. L'infanterie arrivait à Regium par la route, et tout se faisait avec grande rapidité. Pompée venait à peine d'apprendre la trahison de Menodorus que déjà Octave l'attaquait. Tandis que les flottes ennemies arrivaient des deux côtés, il attendit l'attaque d'Octave à Messine, et commanda à son affranchi Menecrates, qui était le pire ennemi de Menodorus, de s'avancer contre Calvisius et Menodorus avec une grande flotte. Les ennemis de Ménécrate l'observaient à la tombée de la nuit sur la mer calme. Ils se retirèrent dans la baie près de Cumes, où ils passèrent la nuit, alors que Menecrates avançait vers Ænaria. Au point du jour, ils placèrent leur flotte en disposition de croissant le plus près possible du rivage, afin d'empêcher l'ennemi de le traverser. Menecrates se montra le premier, et immédiatement, il avança à toute vitesse. Comme ses ennemis ne voulaient pas s’aventurer en pleine mer, et qu'il ne pouvait rien faire d'important où il se trouvait, il s'élança pour les conduire sur la terre. Ils firent échouer leurs navires et  attaquèrent les proues. Menecrates avait l'occasion de se retirer et d'attaquer de nouveau comme il lui plaisait, et d'amener des navires frais, alors que l'ennemi était retenu par les rochers sur lesquels il avait échoué et était incapable de se déplacer. Il était comme une infanterie combattant contre des forces maritimes, incapable de poursuivre ni de se retirer.

[82] On en était là quand Menodorus et Menecrates furent en vue l'un de l'autre ; et, abandonnant le reste du combat, ils se dirigèrent l'un contre l'autre avec fureur et au milieu des cris, comme s'ils avaient décidé que l'issue de la bataille se jouait sur cette rencontre. Leurs bateaux entrèrent violemment en collision et furent fort endommagés, Menodorus y perdit sa proue et Menecrates une rangée de rames. Des grappins de fer furent jetés des deux côtés, et les bateaux, attachés ensemble, ne pouvaient plus manœuvrer, mais les hommes, comme dans une bataille terrestre, rivalisaient en bravoure. On lançait des nuées de javelots, de pierres et de flèches, et des ponts de débarquement étaient jetés d'un bateau à l'autre. Comme le bateau de Menodorus était plus haut que l'autre, ses ponts laissaient un meilleur passage pour les hommes d'équipage audacieux, et ses traits étaient plus efficaces pour la même raison. Beaucoup d'hommes étaient déjà massacrés, et les autres blessés, quand Menodorus eut le bras transpercé de part en part d'une flèche. Menecrates fut frappé à la cuisse d'un javelot espagnol, composé uniquement de fer avec de nombreuses pointes qu'on ne pouvait pas facilement extraire. Bien que Menecrates ne pût plus participer au combat, il resta là quand même, encourageant les autres, jusqu'à ce que son bateau fût  capturé : alors, il plongea dans la profondeur des flots. Menodorus remorqua le bateau capturé à terre, mais ne pouvait plus rien faire lui-même.

[83] Ceci se passait sur l'aile gauche du combat naval. Calvisius dirigea sa course de la droite vers la gauche et sépara certains des navires de Menecrates de l'ensemble de la flotte, et quand ils se sauvèrent, il les poursuivit en pleine mer. Demochares, qui était un affranchi, ami de Menecrates et son lieutenant, attaqua le reste des bateaux de Calvisius, en mit certains en fuite, en tailla d'autres en pièces sur les roches, et mit le feu à ceux que les équipages avaient abandonnés. Enfin, Calvisius, abandonnant la poursuite, ramena en arrière ses propres bateaux en fuite et empêcha qu'on en brûlât davantage. Comme la nuit approchait, tous rentrèrent d'où ils venaient.

Telle fut la fin de ce combat naval, où les forces de Pompée l'emportèrent de loin ; mais Demochares, s'affligeant fort de la mort de Menecrates, disant que c'était la pire des défaites (Menecrates et Menodorus étaient les principaux des capitaines de la marine de Pompée), abandonna tout et rentra immédiatement en Sicile  comme s'il n'avait pas simplement perdu le corps de Menecrates et un seul bateau, mais sa flotte entière.

[84] Calvisius, aussi longtemps qu'il croyait que Demochares recommencerait son attaque, resta en rade, incapable de combattre en pleine mer, parce que ses meilleurs bateaux avaient été détruits et que les autres étaient incapables de reprendre le combat. Quand il  apprit que son adversaire était rentré en Sicile, il fit réparer ses navires et longea le rivage explorant les baies. Octave, pendant ce temps, s'avança de Tarente vers Regium, avec une grande flotte et une puissante armée, et vers Messine il rencontra Pompée qui n'avait que quarante navires. Les amis d'Octave lui conseillèrent de profiter de cette occasion favorable et d'attaquer Pompée avec sa grande flotte alors que ce dernier n'avait que peu de navires et avant que le reste de sa flotte n'arrivât. Il ne suivit pas ce conseil, mais attendit Calvisius, disant que ce n'était pas de bonne politique de courir un risque alors qu'il attendait des renforts.

Quand Demochares arriva à Messine, Pompée le nomma lui et Apollophanes, un autre de ses affranchis, amiraux à la place de Menodorus et de Menecrates.

[85] Quand Octave apprit le désastre de Cumes,  il quitta les détroits pour aller à la rencontre de Calvisius. Après avoir parcouru une grande partie du trajet et alors qu'il passait à Stylis et se dirigeait vers Scyllæum, Pompée sortit de Messine et attaqua ses arrières, arriva sur son front, l'attaqua sur toute la ligne, et le défia. Bien qu'assaillie, la flotte d'Octave n'engagea pas le combat parce qu'Octave ne le permit pas, soit parce qu'il craignait de combattre dans les détroits soit parce qu'il restait sur sa décision de ne pas combattre sans Calvisius. Il donna cependant les ordres de serrer le rivage, de jeter l'ancre, et de se défendre les proues tournées vers l'ennemi. Demochares, en plaçant deux de ses navires devant un de l'ennemi, les mit en pleine confusion. Ils se heurtèrent contre les rochers et les uns contre les autres, et commencèrent à couler. C'est ainsi que ces navires furent perdus, comme à Cumes, sans combattre, restés à l'ancre et frappés par l'ennemi, qui avait toute liberté d'avancer et de se retirer.

[86] Octave sauta de son navire sur les rochers, retira de l'eau ceux qui nageaient vers la terre ferme, et les conduisit vers la montagne proche. Cependant, Cornificius et les autres généraux qui étaient là, s'encourageant les uns les autres, levèrent l’ancre sans attendre les ordres, et prirent la mer contre l'ennemi, pensant qu'il valait mieux être battu en combattant que de tomber sans combattre sous les coups de leurs assaillants. D'abord, avec grande témérité, Cornificius percuta le navire amiral de Demochares et le captura. Ce dernier sauta sur un autre navire. Puis, alors qu'on était en pleine lutte et que c'était un carnage, Calvisius et Menodorus arrivèrent venant de la haute mer, alors que les hommes d'Octave sur terre et sur mer ne les avaient pas vus. Les Pompéiens, qui se trouvaient plus loin en mer, les virent les premiers, et aussitôt se retirèrent : l'obscurité approchait et ils étaient fatigués, c'est pourquoi ils n'osèrent pas affronter des hommes frais. Cet événement fut très opportun pour ceux qui à ce moment étaient en grandes difficultés.

[87] À la tombée de la nuit, ceux qui venant des navires avaient atteint le rivage se réfugièrent dans les montagnes et allumèrent de nombreux feux pour se signaler à ceux qui étaient toujours en mer, et ils y passèrent la nuit sans nourriture, sans secours et manquant de tout. Octave dans la même situation qu'eux,  leur rendit visite pour leur recommander instamment de supporter leurs privations jusqu'au matin. On était dans ces difficultés parce qu'on n'avait pas vu que Calvisius était arrivé et qu'on ne pouvait  rien récupérer des vaisseaux qui avaient été détruits. Mais la chance leur sourit d'un autre côté. La treizième légion approchait par les montagnes, et, s'apercevant du désastre et se guidant par les feux, ils firent route par les rochers. Ils trouvèrent leur commandant, et ceux qui s'étaient réfugiés avec lui, recrus de fatigue et réclamant de la nourriture. On s'occupa d'eux, partageant les tâches, les uns s'occupant des unes, les autres du reste. Les centurions mirent leur commandant dans une tente improvisée, car aucun de ses serviteurs n'était présent, ceux-ci s'étant dispersés au milieu de l'obscurité et du désordre. Il envoya immédiatement des messagers dans toutes les directions pour annoncer qu'il était sain et sauf, et il apprit que Calvisius venait d'arriver avec la tête de l'avant-garde de sa flotte. En raison de ces deux événements agréables et inattendus, il se permit un moment de repos.

X. [88] Le matin suivant, quand Octave regarda vers la mer, il vit certains de ses bateaux brûlés, d'autres en partie brûlés, d'autres brûlant toujours et d'autres brisés en morceaux. La mer était remplie de voiles, de gouvernails et d’appareils militaires, et des bateaux qui étaient saufs, la plupart étaient en mauvais état. Il fit ranger la flotte de Calvisius devant, il fit faire des réparations à ceux de ses navires qui en avaient le plus besoin, les plaçant obliquement ; les ennemis restaient tranquilles pendant ce temps-là soit qu'ils craignaient Calvisius, soit qu'ils avaient décidé d'attaquer de nouveau en pleine mer. Ainsi, on resta chacun de son côté jusqu'à midi, quand un vent du sud s'abattit sur eux, soulevant des lames violentes dans un courant  impétueux et bloqua le canal. Pompée était alors à l'intérieur du port de Messine. Les bateaux d'Octave furent de nouveau brisés sur la côte rocailleuse et inhospitalière,  précipités contre les roches les uns contre les autres parce que, comme ils n'étaient pas entièrement équipés, ils ne pouvaient être bien gouvernés.

[89] Menodorus, craignant que la tempête qui se levait n’augmentât  de violence, partit vers le large, et jeta l'ancre là où, à cause de la profondeur de l'eau, les vagues étaient moins fortes ; et cependant, il dut ramer fort pour ne pas être rejeté à terre. Certains autres suivirent son exemple, mais la plupart d'entre eux, pensant que le vent diminuerait bientôt, comme cela se passe habituellement au printemps, s'amarrèrent avec des ancres de chaque côté, du côté de la terre et vers le large, et plantèrent des poteaux pour empêcher que les navires n’entrent en collision les uns avec les autres. Comme le vent augmentait de plus en plus, ce fut la confusion totale. Les bateaux se mirent à se heurter, rompirent leurs ancres, et furent précipités sur le rivage les uns après les autres. Ce ne fut que cris alarmés et gémissements de douleur, et personne n'écoutait plus rien. On n'entendait pas les ordres. Il n'y avait plus de distinction entre le capitaine et le simple marin. Le savoir et l'autorité étaient parfaitement inutiles. La même mort attendait ceux qui restaient dans les bateaux et ceux qui tombaient à la mer, ces derniers étaient écrasés par le vent, les vagues et les bois flottants. La mer était pleine de voiles, de longerons, d'hommes, vivants et morts. Ceux qui cherchaient à s'échapper en nageant vers la terre se brisaient contre les rochers à cause de la vague déferlante. Comme des tourbillons apparaissaient, ce qui est habituel dans le détroit, ils furent terrifiés, parce qu'ils n'en avaient jamais vu, et alors leurs navires commencèrent d’être entraînés par les tourbillons et furent de plus en plus nombreux à se heurter les uns aux autres. Alors que la nuit arrivait, le vent accrut sa fureur, de sorte qu'il en périt plus dans l'obscurité qu’en plein jour.

[90] Des gémissements se firent entendre toute la nuit, ainsi que les cris des hommes qui couraient le long du rivage et appelaient de leur nom leurs amis et leurs parents qui se trouvaient dans la mer, et  qui pleuraient les croyant perdus quand ils ne pouvaient entendre de réponse ; et les cris anonymes d'autres soulevant leurs têtes au-dessus des vagues et suppliant ceux qui se trouvaient sur le rivage de leur venir en aide.  On ne put rien faire sur terre ou dans l'eau.  La mer était inexorable pour ceux qu'elle engloutissait, comme pour ceux qui étaient toujours dans les navires, mais le danger de la tempête était presque aussi grand sur terre : on craignait la vague déferlante qui se précipitait contre les rochers. Ils subissaient cette tempête la pire de toutes qu'ils eussent connues  : ceux qui étaient les plus proches de la terre craignaient la terre, et ils ne pouvaient la fuir par la mer sans entrer en collision les uns avec les autres, à cause de l'étroitesse de l'endroit et de la sortie naturellement difficile, ainsi qu'à cause de la force des vagues, des tourbillons du vent, provoqués par les montagnes environnantes, et le tourbillon de la mer, emportant tout sur son passage, ne permettait ni de rester ni de fuir. L'obscurité d'une nuit très noire augmenta leur détresse. C'est ainsi qu'ils périrent, ne pouvant plus se voir, quelques uns poussant des cris confus, d'autres finissant par se taire, acceptant leur sort malheureux, certains aussi accélérant celui-ci, croyant qu'ils étaient de toute façon perdus. Le désastre surpassait tellement leur expérience qu'il les privait de l'espoir de se sauver eux-mêmes même par hasard. Finalement, à l'approche du jour, le vent soudainement faiblit, et après le lever du soleil il cessa complètement ; mais même alors, bien que le vent fût tombé, les vagues continuèrent un long moment. La fureur de la tempête surpassa tout ce qu'avaient connu les habitants les plus âgés. C'était tout à fait exceptionnel et la plus grande partie de la flotte d'Octave et de ses hommes furent détruits par celle-ci.

[91] Octave, qui avait subi un revers la veille lors de la bataille et qui avait soutenu deux graves désastres en même temps, prit la route rapidement vers Vibo la même nuit, par les montagnes, ne pouvant pas réparer ce désastre, auquel il ne pouvait remédier à ce moment-là. Il écrivit à tous ses amis et à ses généraux d'être sur leurs gardes de peur qu'un complot ne se tramât contre lui quelque part, ce qui arrive quand on est dans l'adversité. Il expédia les fantassins qu'il avait avec lui sur tous les points de la côte italienne, de peur que Pompée, comptant sur la chance, n'envahît aussi le continent. Mais ce dernier ne pensa pas à faire une expédition terrestre. Il n'attaqua même pas les bateaux naufragés ni ceux qui étaient partis après que la tempête se fut apaisée. Au contraire, il ne prêta aucune attention à l'ennemi alors qu'ils attachaient leurs bateaux avec des cordes comme ils le pouvaient, et attendaient un vent favorable pour les remorquer à Vibo. Il ne s'en occupa pas soit qu'il pensait que le désastre était largement suffisant pour lui, soit parce qu'il ne savait pas profiter de la victoire, soit, comme je l'ai dit ailleurs, parce qu'il était tout à fait incapable d'attaquer et seulement capable de se défendre contre des assaillants.

[92] Moins de la moitié des navires d'Octave furent sauvés, et ceux-ci étaient fort endommagés. Il y laissa des responsables et partit pour la Campanie fort déprimé parce qu'il n'avait plus d'autres navires, et qu’il avait besoin de beaucoup de bateaux ; et il n'avait pas le temps d'en construire, pressé qu'il était par la famine et par le peuple, qui le harcelait de nouveau au sujet d'un nouveau traité et se gaussait de la guerre comme d’une violation des traités. Il avait besoin d'argent, mais n'en avait pas. Les Romains ne payaient pas leurs impôts, et ne permettaient pas l'utilisation des revenus qu'il avait reçus. Mais il avait le génie pour trouver toujours ce qui lui était avantageux. Il envoya Mécène chez Antoine pour le faire changer d'avis sur les choses sur lesquelles ils s'étaient querellés il y a peu, et pour l'amener à une alliance. Si Mécène ne réussissait pas, il avait l'intention d'embarquer son infanterie sur les vaisseaux marchands, de se rendre en Sicile, d'abandonner la mer, et de faire la guerre sur terre. Alors qu'il était dans cet état de découragement, il apprit qu'Antoine était d'accord pour l'alliance, et il entendit parler d'une grande victoire sur les Gaulois d'Aquitaine, remportée par Agrippa. Ses amis et certaines villes lui promirent aussi des navires et les firent construire. C'est pourquoi, Octave passa outre son découragement, et fit des préparatifs plus grands que les précédents.

[93] Au début du printemps, Antoine mit à la voile d'Athènes vers Tarente avec trois cents vaisseaux pour aider Octave comme il l'avait promis. Mais ce dernier avait changé d'avis et avait postposé ses opérations jusqu'à ce que ses propres navires fussent achevés. Comme on lui faisait de nouveau remarquer que les forces d'Antoine étaient prêtes et en nombre, il donna d'autres raisons pour retarder les opérations. Il était certain qu'il était de nouveau en désaccord avec Antoine sur quelque chose, ou bien il dédaignait son aide parce que ses ressources propres étaient suffisantes. Antoine en fut vexé, mais il resta néanmoins, et eut encore des rapports avec Octave parce que les dépenses de sa flotte étaient énormes. D'ailleurs, il avait besoin de soldats italiens pour sa guerre contre les Parthes, et il envisageait d'échanger sa flotte pour une partie de l'armée d'Octave ; bien que le traité eût prévu que chacun pouvait recruter des soldats en Italie, il lui était difficile de le faire puisque l'Italie était aux mains d'Octave. En conséquence, il envoya Octavia elle-même chez son frère comme médiatrice. Octave se plaignait d'avoir été abandonné par Antoine quand il était en danger dans les détroits. Elle répondit que cela avait été expliqué devant Mécène. Octave dit qu'Antoine avait envoyé son affranchi Callias à Lépide en Afrique pour demander à ce dernier de faire une alliance contre lui. Elle répondit qu'elle savait que Callias avait été envoyé pour prendre des arrangements pour un mariage parce qu'Antoine désirait, avant de commencer son expédition contre les Parthes, marier sa fille au fils de Lépide, comme convenu. Après qu'Octave lui eut rapporté la chose, Antoine envoya Callias à Octave avec permission de le mettre à la torture pour apprendre la vérité. Octave ne le reçut pas, mais dit qu'il viendrait s'entretenir avec Antoine entre Métaponte et Tarente, à un endroit où passe un fleuve portant le nom de cette dernière ville.

[94] Par hasard, ils atteignirent le fleuve en même temps. Antoine sauta de son char, prit place seul dans une des barques amarrées tout près, et rama vers Octave, montrant la confiance qu'il avait en celui-ci comme ami. Quand Octave vit la chose, il suivit son exemple. Ainsi, ils se réunirent sur le fleuve et discutèrent entre eux pour savoir qui devait débarquer sur l'autre rive. Octave l'emporta parce qu'il allait rendre visite à Octavie à Tarente. Il prit place avec Antoine dans le char de ce dernier, et il rejoignit ses logements à Tarente sans protection, et y passa la nuit sans gardes. Le jour suivant Antoine fit montre de la même confiance. Ainsi, leur relation changeait continuellement passant du soupçon né de leur rivalité à la confiance due à leurs besoins mutuels.

[95] Alors, Octave remit son expédition contre  Pompée à l'année suivante. À cause de la guerre contre les Parthes, Antoine ne pouvait attendre. Donc ils firent un échange entre eux : Antoine donna à Octave cent vingt navires, qu'il lui envoya immédiatement et les livra à Tarente, en échange de quoi Octave promit de lui envoyer vingt mille légionnaires italiens. Octavie, à la demande d'Antoine, fit présent à son frère de dix phaseli à trois rames - un mélange de navire de guerre et de navire marchand - et Octave lui donna pour son retour mille hommes d'élite comme gardes du corps: Antoine pouvait les choisir lui-même. Comme le terme du triumvirat se terminait pour eux, ils le prolongèrent de cinq ans sans de nouveau demander l'avis du peuple. Et alors, ils se séparèrent, Antoine rentra immédiatement en Syrie et laissa Octavia avec son frère, ainsi qu'une fille qui leur était née.

[96] Mais Menodorus, soit qu'il était un vulgaire traître, soit qu'il craignait l'ancienne menace d'Antoine, qui l'avait prévenu qu'il le punirait comme esclave rebelle, soit parce qu'il avait été moins bien reçu qu'il ne l'avait prévu, soit parce que les autres affranchis de Pompée lui reprochaient continuellement l'infidélité à son maître et l'invitaient à rentrer maintenant que Menecrates était mort, demanda son pardon, et, l'ayant obtenu, rejoignit Pompée avec sept navires, à l'insu de l'amiral d'Octave, Calvisius. Pour cette raison, Octave limogea ce dernier de son commandement et nomma à sa place Agrippa.

Quand la flotte fut prête, Octave fit une lustration pour celle-ci de la façon suivante. Des autels furent érigés au bord de la mer, et la foule s'installa autour de celle-ci dans des navires, observant un profond silence. Les prêtres qui accomplirent la cérémonie, offrirent le sacrifice tout en se tenant au bord de l'eau, et emportèrent les offrandes expiatoires dans les barques trois fois autour de la flotte, les généraux les accompagnaient, suppliant les dieux de détourner les mauvais présages sur les victimes et non sur la flotte. Puis, partageant les entrailles, ils en jetèrent une partie dans la mer, et mirent le reste sur les autels et les brûlèrent pendant que la foule chantait à l'unisson. C'est de cette façon que les Romains font des lustrations pour une flotte.

XI. [97] Il était prévu qu'Octave mît à la voile de Putéoles, Lépide d'Afrique, et Taurus de Tarente, pour la Sicile, afin d'encercler l'ennemi immédiatement par l'est, par l'ouest, et par le sud. Le jour du départ d'Octave avait été précédemment communiqué à tous. C'était le dixième jour du solstice d'été.  Dans le calendrier romain, ce sont les calendes du mois que, en l'honneur du premier César, ils appellent juillet au lieu de Quintilis. Octave fixa ce jour, sans doute parce qu'il le considérait propice à cause de son père qui fut toujours victorieux. Pompée posta Plennius à Lilybée avec une légion et un corps considérable de troupes légèrement armées, pour s'opposer à Lépide. Il fit garder la côte entière de la Sicile, d'est en ouest, et particulièrement les îles Lipara et Cossyra, de peur qu'elles ne fussent des ports faciles et des lieux d'ancrage pour Octave et Lepidus contre la Sicile. Il garda la meilleure partie de sa flotte à Messine supputant ses chances. Voilà quels furent les préparatifs de chaque côté.

[98] Quand les calendes arrivèrent, tous firent voile ensemble au point du jour, Lépide d'Afrique avec mille navires marchands, soixante-dix navires de guerre, douze légions, cinq cents cavaliers numides et une grande quantité de matériel ; Taurus partit de Tarente avec seulement cent deux des cent trente navires qu'Antoine avait laissés, puisque les rameurs des autres avaient péri pendant l'hiver. Octave fit voile de Putéoles, après avoir offert des sacrifices et versé des libations du bateau amiral dans l'eau pour avoir des vents propices, et à Neptune, le gardien, et à la mer tranquille, pour qu'ils lui vinsent en aide contre les ennemis de son père. Certains bateaux furent envoyés devant pour explorer les baies, et Appius suivait avec une flottille nombreuse en arrière-garde. Le troisième jour après leur départ, un vent du sud se mit à souffler avec violence et fit chavirer un grand nombre de bateaux marchands  de Lépide. Néanmoins, il atteignit la côte sicilienne, fit le siège de Plennius à Lilybée, et s'empara de quelques villes par la persuasion et d'autres par la force. Comme le vent commençait à souffler Taurus rentra à Tarente. Alors qu'Appius doublait le promontoire de Minerve, certains de ses bateaux se brisèrent contre les rochers, d'autres s'enlisèrent sur les bancs, et le reste fut dispersé, non sans dommages. Au début de la tempête, Octave se réfugia dans la baie sûre d'Elea, sauf un bateau à six rames, qui fut détruit sur le promontoire. Au vent du sud succéda un vent du sud-ouest qui mit la baie en émoi, car elle s'ouvrait à l'ouest. Il était impossible de quitter la baie avec un vent devant et les bateaux ne pouvaient être retenus ni par des avirons ni par des ancres. Ils se brisèrent les uns contre les autres ou contre les rochers, et la confusion s'aggrava avec l'arrivée de la nuit.

[99] Quand la tempête s'apaisa, Octave fit enterrer les morts, prit soin des blessés, fit vêtir ceux qui avaient nagé jusqu'à terre, leur fournit de nouvelles armes, et fit réparer la flotte entière avec les moyens du bord. Six de ses bateaux de guerre, vingt-six vaisseaux légers et un plus grand nombre encore de liburnes avaient été détruits. Il passa presque trente jours à les réparer ; et comme la fin de l'été approchait, il considéra qu'il valait mieux remettre la guerre à l'été suivant, mais comme le peuple souffrait de la pénurie, il fit équiper ses navires sur terre, se hâta dans ses préparatifs, et envoya les équipages des bateaux qu'il avait perdus combler les vides de la flotte de Taurus. En prévision d'un malheur plus grand, il envoya Mécène à Rome parce que beaucoup de gens étaient encore sous le charme du nom de Pompée le Grand, dont la renommée était encore grande. Octave lui-même rendit visite aux nouvelles colonies dans toute l'Italie et dissipa leurs craintes, augmentées par les événements récents. Il alla aussi à Tarente et inspecta la flotte de Taurus. De là, il partit pour Vibo où il encouragea son infanterie et accéléra les préparatifs de sa flotte : le moment de sa deuxième invasion de la Sicile était proche.

[100] Pompée ne daigna pas saisir l'occasion exceptionnelle qui se présentait à lui suite à tant de naufrages. Il offrit  simplement un sacrifice à la mer et à Neptune, se considérant lui-même comme son fils, et se persuadant que c'était grâce à la providence divine que ses ennemis avaient été deux fois accablés de cette façon les mois d'été. On raconte qu'il s'enorgueillit tellement de ces circonstances qu'il échangea le manteau pourpre habituel aux commandants romains pour le bleu foncé, pour montrer qu'il était le fils adoptif de Neptune. Il espérait qu'Octave renoncerait dorénavant à son entreprise, mais quand il apprit que ce dernier était en train de faire reconstruire des navires et était sur le point de recommencer l'expédition contre lui en été, il commença à prendre peur de se retrouver en guerre avec un homme possédant un  esprit si invincible et contre des préparatifs si formidables. Il envoya Menodorus avec les sept bateaux qu'il avait emmenés, pour reconnaître les chantiers de construction navale d'Octave et pour y faire tous les dommages qu'il pouvait. Menodorus était vexé depuis un certain temps parce qu'on ne lui avait pas donné le commandement de la marine et que maintenant il voyait qu'on ne lui confiait que les bateaux qu'il avait amenés, parce qu'on le tenait en suspicion. C'est pourquoi il pensa déserter de nouveau.

[101] Mais réfléchissant que pour réussir son coup, il devait d'abord se signaliser par un acte de bravoure, il distribua à ses compagnons tout l'or qu'il avait, et fit route, à la rame, pendant trois jours : il parcourut une distance de quinze cents stades, et tomba comme la foudre, à l'improviste, sur les navires qui gardaient les chantiers navals d'Octave, et se retira dans un endroit isolé, et ce faisant il prit deux ou trois navires de garde. Il coula également, ou captura, ou brûla quelques navires marchands chargés de blé, qui étaient amarrés là ou naviguaient le long de la côte. Cette incursion de Menodorus, provoqua une confusion totale. Octave et Agrippa étaient absents. Ce dernier était parti à la recherche de bois de construction. Dans un esprit de bravade, Menodorus fit échouer volontairement son navire sur la terre ferme et avec mépris feignit d'être coincé dans la boue jusqu'à ce que ses ennemis descendissent des montagnes comme pour se jeter sur une proie. Alors, il fit demi-tour en riant, et laissa les soldats d'Octave emplis de contrariété et d'étonnement.

Quand il eut suffisamment montré de quoi il était capable, comme ennemi ou ami, il fit libérer un sénateur qu'il avait fait prisonnier, un certain Rebillus, car il pensait déjà à l'avenir.

[102] Pendant sa désertion précédente, il avait été l'ami de Mindius Marcellus, un des compagnons d'Octave.  Alors, il raconta à ses propres hommes que Mindius avait l'intention de trahir son parti et de passer du côté de Pompée. Il approcha l'ennemi et  invita Mindius à venir le voir sur une petite île afin de discuter. Quand ce dernier arriva, et qu'il n'y avait personne d'autre à portée de voix, Menodorus dit qu'il était retourné chez Pompée parce qu'il avait été maltraité par l'amiral du moment, Calvisius, mais puisque Agrippa avait été nommé commandant de la flotte, il reviendrait à Octave, qui ne lui avait fait aucun mal, si Mindius lui donnait un sauf-conduit de Messala, qui était commandant en l'absence d'Agrippa. Il dit qu'en retour, il se ferait pardonner sa faute par de brillants exploits, mais que jusqu'à l'arrivée du sauf-conduit il serait obligé de harceler les forces d'Octave comme avant afin d'éviter qu'on le soupçonnât ; et c'est ce qu'il fit. Messala hésita à cause de la bassesse de la transaction, mais il  accepta néanmoins, soit qu'il considérait de telles choses nécessaires en temps de guerre, soit  qu'il était au courant, soit qu'il pensait que c'était dans la pensée d'Octave. Menodorus aussitôt changea de camp, et, à l'approche d'Octave, se jeta à ses pieds et le supplia de lui pardonner sans demander les raisons de sa fuite. Octave lui donna le sauf-conduit à cause des engagements pris, mais le fit surveiller secrètement. Il écarta les capitaines de ses trirèmes et leur permit d'aller là où ils le voulaient.

[103] Quand la flotte fut de nouveau prête, Octave embarqua. Il se rendit à Vibo et commanda à Messala, qui avait deux légions, de se rendre en Sicile, rejoindre l'armée de Lépide, et d'installer son campement dans la baie devant Tauromenium. Il envoya trois légions à Stylis et à l'extrémité des détroits, pour attendre les événements. Il commanda à Taurus de quitter Tarente pour le mont Scylacium qui se trouve  en face de Tauromenium. C'est ce que fit Taurus qui s'était préparé à combattre aussi bien sur terre que sur mer. Son infanterie l'accompagnait alors que sa cavalerie le devançait par voie de terre et les liburnes par la mer. Tandis qu'il faisait ce mouvement, Octave, qui avait quitté Vibo, fit son apparition près de Scylacium, et, après avoir approuvé la bonne tenue de ses forces, retourna à Vibo. Pompée, comme je l'ai déjà dit, surveillait tous les endroits de débarquement de l'île et gardait sa flotte à Messine, pour pouvoir envoyer de l'aide là où cela serait nécessaire.

[104] Tels étaient alors les préparatifs d'Octave et de Pompée. A ce moment, quatre légions supplémentaires étaient en route d'Afrique pour rejoindre Lépide dans des navires marchands : c'était le reste de son armée. Papias, un des capitaines de Pompée, les rejoignit en mer : on les reçut comme si c'étaient des amis (on pensait que c'étaient des bateaux envoyés par Lépide à leur rencontre). Il les détruisit. Quelques bateaux furent envoyés par Lépide un peu plus tard et quand ceux-ci approchèrent, les navires marchands qui s'étaient échappés les confondirent avec d'autres ennemis et se sauvèrent. Ainsi, certains d'entre eux furent brûlés, d'autres furent capturés, d'autres encore chavirèrent, et le reste rentra en Afrique. Deux légions périrent en mer, et ceux qui purent nager, Tisienus, lieutenant de Pompée, les massacra quand ils atteignirent la terre ferme. Les autres légions rejoignirent la côte et Lépide, les unes aussitôt, les autres plus tard. Papias retourna chez Pompée.

[105] Octave quitta Vibo avec  toute sa flotte vers Strongyle, une des cinq îles éoliennes, après avoir fait reconnaître la mer. Voyant de grandes forces devant lui sur le rivage sicilien à Pelorum, Mylæ et Tyndaris, il supposa que Pompée lui-même était là. Aussi, il laissa Agrippa aux commandes et revint de nouveau à Vibo, et de là, se hâta avec Messala et trois légions vers le camp de Taurus, espérant s'emparer de Tauromenium alors que Pompée était encore absent, et pour le menacer ainsi de deux côtés. Pour suivre ce plan, Agrippa partit de Strongyle vers l'île de Hiera, et comme la garnison de Pompée ne faisait aucune résistance, il l'occupa et décida d'attaquer le jour suivant, à Mylæ, Demochares, le lieutenant de Pompée, qui avait quarante bateaux. Pompée observait l'attitude menaçante d'Agrippa, et envoya à Demochares quarante-cinq navires de Messine, sous le commandement de son affranchi Apollophanes, et le suivit en personne avec soixante-dix autres.

[106] Agrippa, quitta Hiera avec la moitié de ses navires avant le jour pour engager le combat contre le seul Papias. Quand il vit aussi la flotte d'Apollophanes et les soixante-dix vaisseaux sur l'autre aile, il envoya un mot aussitôt à Octave lui disant que Pompée était à Mylæ avec la plupart de ses forces navales. Alors, il se plaça avec ses bateaux lourds au centre, et fit venir le reste de sa flotte de Hiera à toute vitesse. Les préparatifs des deux côtés étaient superbes. Les bateaux avaient des tours sur la proue et sur la poupe. Après les exhortations et recommandations habituelles, ils se précipitèrent les uns contre les autres, certains de face, d'autres attaquant de flanc : les cris des hommes et le bruit provenant des navires ajoutaient la terreur à la scène. Les bateaux des Pompéiens étaient plus courts et plus légers, et mieux adaptés au blocus et à la navigation le long des côtes. Ceux d'Octave étaient plus grands et plus lourds, et, par conséquent, plus lents, mais plus forts pour donner des chocs et étaient difficiles à endommager. Les équipages de Pompée étaient meilleurs marins que ceux d'Octave, mais ces derniers étaient plus forts. En conséquence, ceux de Pompée excellaient moins dans un combat rapproché que dans l'agilité de leurs mouvements, cassant les avirons et les gouvernails, coupant les rames ou séparant les bateaux de l'ennemi, leur faisant autant de dégâts que s'ils l'éperonnaient. Ceux d'Octave cherchaient à détruire avec leurs éperons les vaisseaux ennemis qui étaient plus petits de taille ou à les briser ou à les chavirer. Quand ils réussissaient à les encercler, comme ils étaient plus hauts, ils pouvaient lancer des traits d'en haut sur l'ennemi, et jeter plus facilement le corbeau et les grappins en fer. Chaque fois que les Pompéiens se trouvaient dans cette situation, ils sautaient à l'eau et étaient repris dans leurs petits bateaux, qui voguaient tout autour à cette fin.

[107] Agrippa se lança directement contre Papias et frappa son bateau sous les oreillettes de la proue, les brisant et faisant un trou dans la quille. Les hommes dans les tours furent  renversés par la secousse, l'eau s’engouffra dans le bateau, et tous les rameurs des bancs inférieurs furent mis hors d’état de nuire. Les autres brisèrent la plate-forme et s'échappèrent à la nage. Papias s'échappa dans un navire qui se trouvait près du sien, et reprit le combat. Pompée, qui voyait d'une montagne que ses bateaux faisaient peu de progrès, et que chaque fois qu'ils en venaient aux mains avec l'ennemi, ils n'étaient pas assez nombreux pour combattre, et que les renforts arrivaient à Agrippa provenant de Hiera, donna le signal de se retirer en bon ordre. C'est ce qu'ils firent, avançant et se retirant peu par peu. Agrippa continua à les presser. Ils se réfugièrent, non sur la plage, mais parmi les bancs formés en mer par des dépôts du fleuve.

[108] Les pilotes d'Agrippa l'empêchèrent d'envoyer ses grands navires sur les bancs. Il jeta l'ancre en haute mer, prévoyant de bloquer l'ennemi et de livrer bataille de nuit au besoin ; mais ses amis lui conseillèrent de ne pas se laisser aller à l'imprudence, de ne pas exténuer ses soldats avec un travail trop dur, de ne pas les priver de sommeil, et de ne pas faire confiance à cette mer impétueuse. C'est pourquoi, le soir, il se retira à contrecœur. Les Pompéiens rejoignirent leurs ports, ayant perdu trente de leurs navires, détruit cinq à l'ennemi,  infligé des dommages considérables aux autres et subi autant de leur côté. Pompée félicita ses propres hommes parce qu'ils avaient résisté à des navires si formidables, disant qu'ils avaient lutté contre des murs plutôt que contre des navires ; et il les récompensa comme s'ils avaient remporté la victoire. Il leur assurait que, comme ils étaient plus légers, ils l'emporteraient sur l'ennemi dans les détroits à cause des courants. Il leur dit également qu'il ferait quelques changements à la hauteur de ses navires. Tel fut le résultat de la bataille navale à Mylæ entre Agrippa et Papias.

XII. [109] Pompée suspecta qu'Octave était parti vers le camp de Taurus afin d'attaquer Tauromenium et c'était le cas. Aussi, directement après le dîner, il se dirigea vers Messine, laissant une partie de ses forces à Mylæ pour qu'Agrippa pensât qu'il était toujours là. Agrippa, dès que son armée se fut suffisamment reposée, se hâta et fit voile pour Tyndaris, qui se rendit. Il entra dans la ville, mais la garnison combattit avec fougue et le mit dehors. Quelques autres villes embrassèrent sa cause et les garnisons se rendirent, et il rentra le soir. Pendant ce temps, Octave alla de Scylacium à Leucopetra, ayant appris avec certitude que Pompée était allé de Messine à Mylæ à la rencontre d'Agrippa. Il allait croiser les détroits de Leucopetra à Tauromenium pendant la nuit, mais son étude de la stratégie navale lui fit changer d'avis : à son avis, un vainqueur ne devait pas cacher son passage, mais croiser avec son armée hardiment le jour ; il était tout à fait convaincu que Pompée s'opposait à Agrippa. Regardant du haut des montagnes sur la mer au point du jour et constatant qu'il n'y avait pas d'ennemis, il mit à la voile avec autant de troupes que ses bateaux pouvaient en porter, laissant le reste avec Messala jusqu'à ce que la flotte revînt les prendre. Arrivant à Tauromenium, il y envoya des messagers pour exiger sa reddition. Comme ses gardes ne furent pas admis, il fit voile vers le fleuve Onobalas et le temple de Vénus, et ancra sa flotte devant le tombeau d'Archegetes, le dieu des Naxiens, avec l'intention d'y placer son camp et d'attaquer Tauromenium. L'Archegetes est une petite statue d'Apollon, érigée par les Naxiens quand ils émigrèrent en Sicile.

[110] Quand Octave débarqua, il glissa et tomba, mais se releva sans aide. Alors qu'il montait encore son camp, Pompée apparut avec une grande flotte, spectacle étonnant puisque Octave croyait qu'il avait été battu par Agrippa. La cavalerie de Pompée avança en même temps, ayant rivalisé avec la flotte dans la rapidité de leur mouvement, et son infanterie arriva de l'autre côté. Les forces d'Octave prirent peur en se voyant entourée d'ennemis de trois côtés, et Octave lui-même était alarmé parce que Messala ne pouvait le rejoindre. La cavalerie de Pompée attaqua les hommes d'Octave alors qu'ils montaient toujours leur camp. Si son infanterie et sa force navale avaient attaqué simultanément avec la cavalerie, Pompée aurait accompli un exploit, mais, il n'avait pas l'expérience de la guerre et il ignorait la panique qui s'était emparée des troupes d'Octave : c'est pourquoi il hésita à commencer une bataille à l'approche de la tombée de la nuit. Une partie de ses forces s'installa au promontoire de Coccynus tandis que son infanterie, considérant imprudent de camper près de l'ennemi, se retira dans la ville de Phœnix. La nuit venue, ils se reposèrent alors que les soldats d'Octave achevaient leur camp, mais étaient incapables de combattre à cause de la dureté du travail et du manque de sommeil. Il y avait là trois légions, cinq cents cavaliers sans chevaux, mille fantassins légers et deux mille colons comme alliés, mais non enrôlés, sans compter la flotte.

[111] Octave plaça toute son infanterie sous le commandement de Cornificius, et lui demanda d'attaquer l'ennemi à revers et de faire face à la situation. Il embarqua avant le jour et prit le large de peur que l'ennemi ne l'enfermât de ce côté également, donnant l’aile droite de la flotte à Titinius et la gauche à Carcius, et s'embarquant dans une liburne, il fit le tour de la flotte, pour les exhorter au courage. Après quoi, il fit abaisser l'étendard du général, comme on le fait habituellement en cas de danger extrême. Pompée prit la mer contre lui, et deux fois, ils s'attaquèrent, mais la nuit mit fin au combat. Quelques navires d'Octave furent pris et brûlés ; d'autres déployèrent leurs petites voiles et partirent pour la côte italienne, contrairement aux ordres reçus. Les navires de Pompée les suivirent sur une courte distance puis se retournèrent contre le reste, en prirent quelques-uns et en brûlèrent d'autres. Une partie des équipages nagea vers la terre ferme : la plupart furent tués ou faits prisonniers par la cavalerie de Pompée. Certains d'entre eux atteignirent le camp de Cornificius, qui envoya seulement son infanterie légère pour les aider à le rejoindre, parce qu'il ne jugeait pas prudent d'envoyer ses légionnaires découragés contre l'infanterie de l'ennemi, qui était naturellement fort remontée par sa victoire.

[112] Octave passa une grande partie de la nuit au milieu de ses petits navires, se demandant s'il devrait revenir chez Cornificius à travers les restes dispersés de sa flotte, ou se réfugier chez Messala. La providence le dirigea vers le port d'Abala avec un seul écuyer, sans amis, sans serviteurs ni esclaves. Certaines personnes,  descendues de la montagne pour s'enquérir de ce qui se passait, le trouvèrent le corps et l'esprit dérangés et le transportèrent sur des navires (le faisant passer de l'un à l'autre pour le dissimuler) au camp de Messala, qui n'était pas très loin de là. Immédiatement, sans s'occuper de son état physique, il envoya une liburne à Cornificius, et fit savoir dans toutes les montagnes qu'il était sain et sauf et ordonna à toutes ses forces d'aller aider Cornificius, et lui écrivit qu'il lui enverrait de l'aide immédiatement. Après s'être occupé de sa propre personne et pris un peu de repos, il partit de nuit, en compagnie de Messala, à Stylis, où était installé Carinas avec trois légions prêtes à s'embarquer, et lui ordonna de mettre à la voile pour les îles Lipari où il le rejoindrait sous peu. Il écrivit à Agrippa et lui demanda d'envoyer Laronius avec une armée pour délivrer immédiatement Cornificius. Il envoya aussi Mécène à Rome à cause des troubles ; et quelques séditieux, qui mettaient le désordre, furent punis. Il envoya également Messala à Putéoles pour conduire à Vibo celle qu'on appelait la première légion.

[113] C'était le même Messala que les triumvirs avaient proscrit de Rome, et pour le meurtre duquel on avait offert en récompense une prime  et la liberté. Il s'était sauvé auprès de Cassius et de Brutus, et après leur mort, il livra sa flotte à Antoine, en vertu d'un accord qu'ils avaient conclu. Il me semble à propos de rappeler ce fait pour montrer la magnanimité des Romains, puisque Messala, quand il eut en son pouvoir l'homme qui l'avait proscrit, accablé de malheur, s'occupa de lui en comme de son commandant et lui sauva la vie.

Cornificius pouvait facilement défendre son camp contre une attaque ; mais, en danger de manquer d'approvisionnements, il prépara ses hommes au combat et défia l'ennemi. Pompée ne désirait pas engager le combat contre des hommes dont le seul espoir reposait dans la bataille alors qu'il comptait les réduire par la faim. Cornificius, plaçant au centre les hommes sans armes qui l'avaient rejoint des navires, prit la route, exposé au milieu des plaines aux traits des cavaliers ennemis et dans les collines aux troupes de Numides africains, qui lançaient des traits de loin et se retiraient quand on les chargeait.

[114] Le quatrième jour, au milieu des difficultés, ils arrivèrent dans une région sans eau, qui, dit-on, avait été autrefois envahie par un flot de feu qui se propagea jusqu'à la mer et assécha tous les ruisseaux de la région. Les habitants du pays la traversaient uniquement de nuit, à cause de la chaleur suffocante, de la poussière et des cendres qui y abondaient. Ne connaissant pas les routes et craignant d'être attirés dans une embuscade, Cornificius et ses hommes n'osèrent pas s'y engager la nuit, surtout qu'il n'y avait pas de lune, et ils ne pouvaient supporter la journée, en raison de la chaleur étouffante. D'ailleurs, la plante de leurs pieds était brûlée (surtout de ceux qui n'avaient pas de chaussures) : on était alors dans la partie la plus chaude de l'été. Comme la soif les tourmentait, ils ne pouvaient rester sur place. Ils ne pouvaient non plus charger leurs assaillants, et se faisaient blesser sans pouvoir se défendre. Quand ils virent que la sortie de cette zone brûlée était occupée par des ennemis, ceux qui se sentaient encore capables, sans se soucier des malades et de leurs compagnons aux pieds nus, se précipitèrent sur les défilés avec un courage étonnant et maîtrisèrent l'ennemi avec tout ce qui leur restait de troupes. Quand ils trouvèrent les défilés suivants occupés par les forces ennemies, ils commencèrent à désespérer et à succomber à la soif et à la chaleur. Cornificius leur redonna espoir en leur montrant une source tout près ; et de nouveau ils vainquirent l'ennemi, mais en subissant de lourdes pertes. Un autre corps d'ennemis tenait la source, et alors les hommes de Cornificius perdirent tout espoir et se laissèrent aller.

[115] Alors qu'ils se trouvaient dans cet état, Laronius, qui avait été envoyé par Agrippa avec trois légions, fit son apparition au loin. Bien qu'ils ne sussent pas que c'était un ami, comme ils étaient restés là des heures à espérer que quelque chose de la sorte se produisît, ils reprirent de nouveau leurs esprits. Quand ils virent l'ennemi abandonner la source pour ne pas s'exposer à être attaqué de deux côtés à la fois, ils hurlèrent de joie. Quand les troupes de Laronius leur répondirent, ils s'élancèrent et s'emparèrent de la source. Les chefs interdirent aux hommes de trop boire. Tous ceux qui négligèrent ce conseil burent et moururent.

C'est de cette façon inespérée que Cornificius, et ce qui lui restait de son armée, rejoignit Agrippa à Mylæ.

[116] Agrippa venait de prendre Tyndaris, une place forte remplie de provisions et admirablement située pour une guerre maritime. Octave y transporta son infanterie et sa cavalerie. Il y avait dans l'ensemble de la Sicile vingt et une légions, vingt mille cavaliers, et plus de cinq mille auxiliaires. La garnison de Pompée se trouvait toujours à Mylæ, et dans toutes les places de Mylæ à Nauloches et à Pelorus, et sur toute la côte. Ces garnisons, craignant Agrippa, allumaient sans arrêt des feux, pour signifier qu'elles mettraient le feu à tous les navires qui viendraient les attaquer. Pompée contrôlait également les principaux défilés des deux côtés de l'île. Les routes de montagne dans les environs de Tauromenium et autour de Mylæ furent fortifiées, et il harcela Octave chaque fois que celui-ci faisait un mouvement à partir de Tyndaris, mais ne l'attaquait pas ouvertement. Croyant qu'Agrippa déplaçait sa flotte contre lui, Pompée s'installa à Pelorus, abandonnant les défilés autour de Mylæ ; Octave les occupa et pris également Mylæ et Artemisium, une toute petite ville, dans laquelle, dit-on, se trouvait les bœufs du soleil et où Ulysse s'était endormi.

[117] Quand il fut évident que la nouvelle du mouvement d'Agrippa était fausse, Pompée fut préoccupé d'avoir perdu les défilés, et il appela à son aide Tisienus avec son armée. Octave chercha à arrêter Tisienus, mais s'égara dans les monts Myconium. Il y passa la nuit sans tentes. Il y avait de fortes précipitations, comme cela se produit souvent en automne, et certains de ses écuyers tinrent un bouclier gaulois au-dessus de sa tête pendant toute la nuit. On entendait les lourds murmures et les hurlements prolongés du mont Etna, accompagné de flammes qui éclairaient le camp, de sorte que les Germains effrayés sautèrent de leurs couches. D'autres, qui avaient entendu ce qu'on racontait du mont Etna, n'auraient pas été surpris, au milieu de ces phénomènes remarquables, qu'un torrent de feu se dirigeât sur eux. Après cela, Octave ravagea le territoire des Abacæniens, où Lepidus, qui cherchait du fourrage, le rencontra, et tous les deux dressèrent leur camp près de Messine.

[118] Comme il y avait beaucoup d'escarmouches dans l'ensemble de la Sicile, mais aucune bataille décisive, Taurus envoya par Octave pour couper les approvisionnements de Pompée en prenant d'abord les villes qui les fournissaient. Pompée en fut tellement gêné qu'il  décida de tenter le tout pour le tout dans une grande bataille. Comme il craignait l'infanterie de l'ennemi, mais avait confiance dans ses propres navires, il envoya une ambassade et demanda à Octave s'il acceptait que l'enjeu de la guerre se décidât dans un combat naval. Octave, bien qu'il redoutât tout combat naval, qui jusqu'ici s'était avéré catastrophique pour lui, considéra qu'il serait honteux pour lui de refuser, et, en conséquence, il accepta le défi. Un jour fut fixé : trois cents bateaux furent équipés à la hâte de chaque côté, avec des traits de toutes sortes, avec des tours et avec toutes les machines qu'on puisse imagine. Agrippa imagina ce qu'on appelle le harpago, un morceau de bois de cinq coudées de longueur avec du fer et des anneaux aux extrémités. À un de ces anneaux était attaché le harpago, une griffe de fer, aux autres de nombreuses cordes, qui entraînaient le harpago par la puissance de la machine lorsqu'il était lancé par une catapulte et il saisissait les bateaux ennemis.

[119] Le jour fixé, on entendit des deux côtés les cris des rameurs, accompagnés d'abord par les projectiles lancés par les machines et à la main : pierres, brandons et flèches. Puis les bateaux s'élancèrent les uns contre les autres, certains frappant le milieu du navire, d'autres les proues, d'autres les rostres, là où les coups sont les plus efficaces pour troubler l'équipage et pour rendre le navire inutile. D'autres brisèrent la ligne opposée en s'y enfonçant, et en même temps déchargeaient des flèches et des javelots ; et les petits navires reprenaient ceux qui tombaient par dessus bord.  Les soldats luttaient entre eux tandis que les marins montraient leur force et les pilotes leur compétence et leurs cris. Les généraux encourageaient leurs hommes, et toutes les machines étaient mises en branle à leur demande. Le harpago eut beaucoup de succès. Jeté à distance sur les navires (on pouvait le faire en raison de sa légèreté), il les saisissait, surtout quand on tirait sur les cordes. À cause des bandes de fer les hommes qui l'attaquaient ne pouvaient pas facilement le couper, et ceux qui essayaient de couper les cordes en étaient empêchés par leur longueur. Comme cet appareil n'avait jamais été employé auparavant, l'ennemi ne s'était pas équipé de poutres recourbées. Une seule chose semblait recommandée dans cette situation inattendue, c'était de ramener en arrière le navire, la poupe en avant, et essayer d'éloigner le navire ; mais comme l'ennemi faisait la même chose, la force exercée par les hommes était égale des deux côtés, et le harpago faisait son travail.

[120] C'est pourquoi, quand les bateaux s'approchaient l'un de l'autre, il y avait toute sorte de combats : les hommes se ruaient les uns sur les autres. Il n'était plus facile de distinguer un ennemi d'un ami, puisqu'il utilisaient les mêmes armes pour la plupart, et presque tous parlaient la langue latine, et les mots d'ordre étaient divulgués d'un côté à l'autre alors qu'ils étaient ensemble dans la mêlée. Il y eut en conséquence beaucoup d'embûches diverses et un manque de confiance des deux côtés chez ceux qui employaient le même mot d'ordre. Ils ne parvenaient pas à s'identifier les uns les autres comme dans un combat et la mer étaient remplie de cadavres, d'armes et de débris de navires. Ils employaient tous les moyens sauf le feu. Ils s'en abstinrent, après leur première attaque parce qu'ils étaient tous entremêlés. Les fantassins de chaque armée qui se trouvaient à terre regardaient ce combat naval avec appréhension et ardeur, croyant que leur propre espoir de sécurité dépendait de lui. Ils ne pouvaient rien distinguer, mais tout à coup, ils purent voir une longue ligne de six cents navires, et entendre une alternance de cris et de gémissements tantôt d'un côté tantôt de l'autre.

[121] D'après les couleurs des tours (c'était la seule différence entre elles), Agrippa avec difficulté comprit que les bateaux de Pompée avaient eu des pertes plus grandes, et il encouragea ceux qui étaient près de lui comme s'ils étaient déjà vainqueurs. Alors, il attaqua l'ennemi et le pressa sans arrêt, jusqu'à ce qu'il s'emparât des plus proches. Ils renversèrent leurs tours et firent volte-face pour s'enfuir vers les détroits. Dix-sept d'entre eux, qui étaient devant, parvinrent à s'échapper. Le reste fut taillé en pièce par Agrippa et quelques-uns qui étaient poursuivis s’échouèrent. Les poursuivants dans leur précipitation s’échouèrent aussi en  retirant ceux qui étaient immobilisés ou en y mettant le feu. Quand les navires de Pompée qui combattaient toujours virent ce qui était arrivé à ces derniers, ils se rendirent à leurs ennemis. Alors, les soldats d'Octave qui se trouvaient dans les navires poussèrent un cri de victoire et ceux qui étaient à terre leur répondirent. Ceux de Pompée gémirent. Pompée lui-même quitta Nauloches et se hâta vers Messine, sans donner dans sa panique aucun ordre à son infanterie. C'est pourquoi, Octave reçut la reddition de Tisienus aux conditions convenues, et celle de la cavalerie en outre, qui lui fut livrée par ses officiers. Trois des bateaux d'Octave furent perdus lors de ce combat. Pompée de son côté en perdit vingt-huit, et le reste fut brûlé ou capturé ou échoué et mis en pièces, sauf les dix-sept qui s'échappèrent.

[122] Pompée, en cours de route, apprit la défection de son infanterie, et changea son habit de commandant en un de simple citoyen et il envoya des ordres à Messine pour mettre à bord tout ce qui était possible. Tous ces préparatifs avaient été faits bien avant. Il fit venir Plennius de Lilybée à la hâte, avec les huit légions qu'il possédait, prévoyant de s'embarquer avec elles. Plennius s'empressa de se conformer à cet ordre, mais alors que d'autres amis, garnisons et soldats l'abandonnaient, et que la flotte de l'ennemi entrait dans les détroits, Pompée n'attendit pas Plennius dans sa ville bien fortifiée, mais se sauva avec ses dix-sept navires, de Messine chez Antoine, dont il avait sauvé la mère dans des circonstances semblables. Après son départ Plennius arriva à Messine et occupa la ville. Octave lui-même resta dans le camp à Nauloches, mais il ordonna à Agrippa de faire le siège de Messine, en même temps que Lépide. Plennius envoya des ambassadeurs pour signer un traité de paix. Agrippa voulait attendre jusqu'au matin l'arrivée d'Octave, mais Lépide accepta les termes, et, afin de se concilier les soldats de Plennius, il leur permit de rejoindre le reste de l'armée en pillant la ville. Ils n'avaient demandé que la vie sauve, et maintenant, trouvant en outre un gain inattendu, ils pillèrent Messine toute la nuit, en compagnie des soldats de Lépide, et se rangèrent alors sous ses ordres.

XIII. [123] Avec ces nouvelles troupes, Lépide avait alors vingt-deux légions et un grand corps de cavalerie. Il était excité et pensait se rendre maître de la Sicile, en prétextant qu'il avait été le premier à envahir l'île et qu'il avait persuadé beaucoup de villes de rejoindre les triumvirs. Il envoya l'ordre aux garnisons de ces villes de ne pas admettre les émissaires d'Octave, et il occupa tous les défilés. Octave arriva le jour suivant, et fit des reproches à Lépide par l'intermédiaire de ses amis : ils lui rappelèrent qu'il avait hérité de la Sicile en tant qu'allié d'Octave, et non pour s'en emparer. Lépide répondit qu'il avait été dépouillé de ses anciennes attributions, qui étaient maintenant aux mains d'Octave, et que, si ce dernier le voulait, il échangerait alors l'Afrique et la Sicile pour reprendre ses anciennes attributions. Octave en fut exaspéré. Il arriva en colère chez Lépide et lui fit des reproches sur son ingratitude. Ils se séparèrent au milieu des menaces. Ils s'entourèrent immédiatement de gardes, et les bateaux d'Octave mirent l'ancre loin du rivage, car on lui avait dit que Lépide comptait y mettre le feu.

[124] Les soldats étaient irrités à l'idée de s'engager dans une nouvelle guerre civile, et à la pensée qu'il n'y aurait jamais de fin aux troubles. Cependant, ils ne plaçaient pas sur le même pied Octave et Lépide, et cela même dans l'armée de Lépide. Ils admiraient l'énergie d'Octave et ils voyaient l'indolence de Lépide. Ils le blâmaient aussi d'avoir laissé à l'ennemi défait une part égale du pillage. Quand Octave apprit leur état d'esprit, il envoya des émissaires parmi eux pour leur faire voir secrètement où était leur intérêt. Il en convainquit un grand nombre, particulièrement ceux qui avaient servi sous Pompée et qui craignaient que les termes de leur capitulation ne fussent pas acceptés si Octave ne les ratifiait pas. Tandis que Lépide, en raison de son inaptitude, ignorait les événements, Octave entra dans son camp avec un grand nombre de cavaliers qu'il laissa à l'entrée, et entra lui-même avec quelques-uns. En s'avançant, il déclara à ceux qu'il rencontrait que c'était à contrecœur  qu'il faisait la guerre. Ceux qui le voyaient le saluaient comme imperator. D'abord, tous les partisans de Pompée qui étaient déjà convaincus, se rassemblèrent et lui demandèrent son pardon. Il leur répondit qu'il s'étonnait que ceux qui demandaient son pardon ne fissent pas ce que leurs propres intérêts exigeaient. Ils comprirent la signification de ses mots, et immédiatement saisirent leurs insignes et allèrent le rejoindre, tandis que d'autres commençaient à abattre leurs tentes.

[125] Quand Lépide se rendit compte de ce tumulte, il jaillit de sa tente en armes. Des coups furent échangés et un des écuyers d'Octave fut tué. Octave lui-même fut frappé par une arme sur son armure, mais l'arme ne pénétra pas dans son corps.  Il se mit à courir et se réfugia auprès de ses cavaliers. Un détachement des gardes de Lépide se moqua de lui pendant qu'il courait. Octave en fut tellement irrité qu'il ne put se retenir de se précipiter sur lui avec ses cavaliers et de le tuer. Les officiers des autres postes de garde offrirent leur allégeance à Octave, les uns immédiatement, les autres pendant la nuit, certains sans y être sollicités, d'autres feignant d'être d'une certaine façon contraints par la cavalerie. Il y en eut qui résistèrent à l'assaut et qui se battirent contre les assaillants parce que Lépide avait envoyé des renforts dans toutes les directions ; mais quand ces renforts eux-mêmes changèrent de camp, le reste de son armée (même ceux qui étaient encore bien disposés envers lui) changea de camp. Les premiers à partir furent les partisans de Pompée qui étaient encore avec lui. Ils le quittaient par détachements, les uns après les autres. Lépide en arma d'autres pour les empêcher de partir, mais ceux qu'il venait ainsi d'armer saisirent leurs étendards et passèrent chez Octave avec les autres. Lépide les menaça et les sollicita pendant leur départ. Il tenait les étendards, et disait qu'il ne les leur donnerait pas jusqu'à ce qu'un des porte-étendards lui dît : « Ou tu nous les laisses ou tu es un homme mort. » Alors, il prit peur et les donna.

[126] Les derniers à le rejoindre furent les cavaliers. Ils envoyèrent un messager à Octave pour lui demander s'ils devaient tuer Lépide qui n'était plus leur commandant. Il répondit que non. Ainsi, Lépide fut abandonné par tous les siens et privé, dans un tel moment, d'un si grand destin et d'une si grande armée. Il changea de vêtements et se rendit à la hâte chez Octave, entouré de tous ceux qui voulaient jouir du spectacle. Octave se leva tandis qu'il approchait, l'empêcha de se jeter à ses pieds, et l'envoya à Rome dans la tenue de simple citoyen qu'il portait, privé de son commandement, mais non du sacerdoce qu'il garda.

Et ainsi, cet homme qui avait souvent commandé et été une fois triumvir, qui avait nommé des magistrats et avait proscrit tant d'hommes de son propre rang, passa le reste de sa vie comme simple citoyen, demandant des faveurs à certains proscrits  devenus magistrats ultérieurement.

[127] Octave ne poursuivit pas Pompée et ne permit pas à d'autres de le faire, soit qu'il ne voulait pas empiéter sur les positions d'Antoine, soit parce qu'il préférait attendre ce qu'Antoine ferait de Pompée et avoir un prétexte pour une querelle si celui-ci agissait mal (on soupçonnait depuis longtemps que l'ambition les mènerait à un conflit mutuel quand les autres rivaux seraient écartés), soit, comme Octave le dit plus tard, parce que Pompée n'était pas l'un des meurtriers de son père. Il réunit alors ses forces qui s'élevaient  à quarante-cinq légions, vingt-cinq mille cavaliers, et environ quarante mille auxiliaires. Il possédait également six cents navires de guerre et un nombre élevé de navires marchands qu'il renvoya à leurs propriétaires. Aux soldats il attribua les prix de la victoire, payant une partie et promettant le reste pour plus tard. Il distribua des couronnes et d'autres honneurs à tous, et accorda son pardon aux chefs des partisans de Pompée.

[128] La divinité devint jalouse de sa grande prospérité. Son armée se révolta, particulièrement ses propres troupes. Elles exigèrent d'être exemptées du service et qu'on leur donnât des récompenses égales à celles qu'on avait données aux hommes qui avaient combattu à Philippes. Octave savait que la guerre présente n'équivalait pas à la précédente. Néanmoins, il promit de les payer pour leurs services, et d'y inclure les soldats servant sous Antoine quand ce dernier serait de retour. Quant à leur indiscipline, il leur rappela, d'un ton menaçant, les lois de leurs ancêtres, leurs serments et les punitions. Comme ils faisaient peu attention à ce qu'il disait, il abandonna son ton menaçant de peur que l'esprit de révolte se propageât à ses troupes nouvellement ralliées, et il dit qu'il les réformerait le moment venu avec Antoine. Il dit encore qu'il ne les engagerait plus dans des guerres civiles, qui étaient heureusement terminées, mais dans la guerre contre les Illyriens et contre d'autres tribus barbares, qui dérangeaient une paix gagnée au prix de si grandes peines ; que de cette guerre les soldats rapporteraient de grandes richesses. Ils lui répondirent qu'ils n'iraient pas faire la guerre avant d'avoir reçu les prix et les honneurs des guerres précédentes. Il leur dit qu'il ne leur donnerait pas les honneurs. Ainsi, il distribua beaucoup de prix, et donna aux légions les couronnes nouvelles, et aux centurions et aux tribuns des habits de pourpre et la dignité de sénateurs dans leurs villes. Tandis qu'il distribuait d'autres récompenses du même genre, le tribun Ofilius lui répondit que les couronnes et les vêtements pourpres étaient des jouets pour des enfants, que les récompenses pour des soldats étaient des terres et de l'argent. La multitude hurla : « Tu parles bien » ; sur quoi, Octave descendit de son tribunal en colère. Les soldats se réunirent autour du tribun, le félicitèrent et blâmèrent ceux qui ne se joignaient pas à lui. Ofilius indiqua que lui seul suffisait pour défendre une cause si juste, mais après avoir dit cela, il disparut le jour suivant, et on n'a jamais su ce qui advint de lui.

[129] Les soldats n'osèrent plus faire part de leurs plaintes séparément, mais ils se regroupèrent et réclamèrent leur licenciement tous ensemble. Octave se concilia leurs chefs de différentes façons. Il libéra ceux qui avaient servi à Philippes et à Modène, et ceux qui souhaitaient être démobilisés, car leur temps avait expiré. Ceux-ci, au nombre de vingt mille, il les écarta et les renvoya de l'île immédiatement, de peur qu'ils ne corrompissent les autres. À ceux qui avaient seulement servi à Modène, il dit que, bien qu'ils aient été licenciés, il accomplirait les promesses qu'il leur avait faites à ce moment-là. Il vint devant le reste de l'armée et il invoqua le parjure des révoltés qui partaient contre le souhait de leur commandant militaire. Il félicita ceux qui restaient avec lui, et les encouragea en leur disant qu'ils seraient bientôt démobilisés, que personne ne serait lésé, qu'ils seraient démobilisés, riches, et qu'il leur donnerait cinq cents drachmes par homme maintenant. Après avoir ainsi parlé, il exigea de la Sicile un tribut de seize cents talents, désigna les propréteurs pour l'Afrique et la Sicile, et affecta une partie de l'armée à chacune de ces provinces. Il renvoya les bateaux d'Antoine à Tarente. Il envoya devant lui une partie de l'armée en Italie dans des navires, et prit le reste avec lui quand il quitta l'île.

[130] Quand il arriva à Rome, le Sénat lui vota des honneurs illimités, lui donnant le privilège de les accepter tous ou de choisir ceux qu'il voulait. Le Sénat et le peuple sortirent de la ville pour venir à sa rencontre, portant des guirlandes sur leurs têtes, et l'escortèrent, quand il arriva, d'abord aux temples, et puis des temples à sa maison. Le jour suivant, il fit des discours devant le Sénat et devant le peuple, racontant ses exploits et sa politique du début jusqu'à l'époque actuelle. Ces discours, il les fit mettre par écrit et les distribua sous forme de libelles. Il proclama la paix et la concorde, dit que les guerres civiles étaient terminées, remit les dettes, libéra les fermiers des impôts et les locataires de ce qu'ils devaient. Des honneurs qu'on lui avait votés, il accepta une ovation et des fêtes annuelles les jours de ses victoires, et une statue en or à ériger dans le forum, avec la tenue qu'il portait quand il était entré dans la ville, posée sur une colonne entourée par les rostres des bateaux capturés. On plaça la statue avec cette inscription : « PAIX LONGTEMPS TROUBLÉE, RÉTABLIE PAR LUI SUR TERRE ET SUR MER ».

[131] Quand le peuple désira lui transférer la charge de pontifex maximus que possédait Lépide, charge que la loi donnait à une personne pour toute sa vie, il ne l'accepta pas, et quand on lui dit que Lépide devait être mis à mort comme ennemi public, il refusa. Il envoya des lettres scellées à toutes les armées, avec des instructions de les ouvrir toutes au jour fixé et d'exécuter les ordres qui s'y trouvaient. Ces ordres se rapportaient aux esclaves qui s'étaient enfuis pendant les guerres civiles et avaient rejoint les armées, dont Pompée avait demandé la liberté, et qui l'avait obtenue du Sénat et par traité. Ceux-ci furent tous arrêtés le même jour et ramenés à Rome, et Octave les fit renvoyer à leurs maîtres romains ou italiens ou à leurs héritiers. Il rendit également ceux qui appartenaient à des maîtres siciliens. Ceux que personne ne réclama il les fit mettre à mort dans les villes d'où ils s'étaient échappés.

[132] Il semblait que c'était la fin des guerres civiles. Octave avait alors vingt-huit ans. Les villes s'associèrent pour le placer parmi leurs dieux tutélaires. A cette époque, l'Italie et Rome elle-même étaient ouvertement infestées de bandes de voleurs, qui pillaient  ouvertement plutôt qu'en cachette. Sabinus fut choisi par Octave pour remédier à ces désordres. Il fit exécuter plusieurs brigands capturés, et en un an assura une sécurité absolue. C'est à cette époque, dit-on, que fut établie la coutume et le système des cohortes des veilleurs de nuit. Octave admira la rapidité exemplaire de  la destruction de ce fléau. Il permit aux magistrats annuels d'administrer les affaires publiques dans beaucoup de domaines, selon les coutumes des ancêtres. Il fit brûler les écrits qui parlaient ouvertement des guerres civiles, et dit qu'il abdiquerait entièrement quand Antoine reviendrait de la guerre contre les Parthes parce qu’il était persuadé qu'Antoine aussi serait disposé à rétablir le gouvernement, les guerres civiles une fois terminées. Sur quoi, il fut nommé tribun à vie par acclamation : on espérait par le moyen de cette magistrature perpétuelle le voir abandonner la précédente. Il l'accepta, et en même temps, il écrivit en privé à Antoine au sujet de leur gouvernement. Antoine donna des instructions à Bibulus, qui s'en allait de chez lui, pour conférer avec Octave. Il envoya de la même façon des gouverneurs pour se charger de ses provinces comme Octave l'avait fait, et il pensa rejoindre ce dernier dans son expédition contre les Illyriens.

XIV. [133] Pompée, en fuyant de Sicile pour rejoindre Antoine, s'arrêta au promontoire de Lacinian et pilla le riche temple de Junon de ses offrandes. Il débarqua à Mytilène et y passa quelque temps : c'était là que son père, au temps de la guerre contre César, l'avait laissé avec sa mère, quand il était encore enfant, et où son père le récupéra après sa défaite. Comme Antoine faisait alors la guerre en Médie contre les Mèdes et les Parthes, Pompée décida de se livrer à Antoine à son retour. Quand il entendit qu'Antoine avait été battu, et quand cette nouvelle fut confirmée par les rapports, il reprit espoir, et il imaginait pouvoir succéder à Antoine si ce dernier était mort ou partager son pouvoir s'il revenait. Il pensait continuellement à Labienus qui avait dévasté l'Asie peu auparavant. Tandis qu'il était dans cet état d'esprit, il apprit qu'Antoine était rentré à Alexandrie. Machinant deux projets, il envoya des ambassadeurs à Antoine sous prétexte de se mettre à sa disposition et de l'aider en tant qu'ami et allié, mais en réalité pour obtenir des renseignements précis sur la situation d'Antoine. En même temps, il envoya d'autres ambassadeurs secrètement aux princes de Thrace et du Pont, avec l'intention, s'il obtenait ce qu'il désirait d'Antoine, de faire voile par le Pont vers l'Arménie. Il en envoya également chez les Parthes, espérant que, pour terminer leur guerre contre Antoine, ils aimeraient l'avoir comme général, parce qu'il était romain, et surtout parce qu'il était le fils de Pompée le Grand. Il réarma ses navires et exerça les soldats qu'il avait amenés avec lui, faisant semblant, soit de craindre d'Octave, soit d'être prêt à aider Antoine.

[134] Dès qu'Antoine entendit parler de la venue de Pompée, il désigna Titius pour aller à sa rencontre. Il ordonna à ce dernier de prendre des navires et des soldats de Syrie et de faire la guerre vigoureusement contre Pompée si celui-ci se montrait hostile, mais de le traiter avec tous les honneurs s'il se soumettait à Antoine. Alors, il donna audience aux ambassadeurs qui étaient arrivés, et qui lui dirent : « Pompée nous a envoyés à toi, non parce qu'il n'avait nul endroit où se réfugier (s'il voulait continuer la guerre) en Espagne, un pays ami en raison de l'estime qu'on avait pour son père, qui avait embrassé sa propre cause quand il était plus jeune, et qui maintenant encore le demandait, mais parce qu'il préférait faire la paix avec toi ou, si besoin en était, de combattre sous tes ordres. Ce n'est pas la première fois qu'il te fait ces avances : il les a déjà faites quand il était maître de la Sicile et qu'il ravageait l'Italie, et quand il a sauvé ta mère et te l'a envoyée. Si tu avais accepté ces avances, Pompée n'aurait pas été chassé de Sicile (tu n'aurais pas fourni à Octave des navires contre celui-ci), et tu n'aurais pas été battu par les Parthes, de la faute d'Octave, qui ne t'a pas envoyé les soldats qu'il avait promis. En fait, tu serais maintenant le maître de l'Italie en plus de tes autres possessions. Comme tu n'as pas accepté l'offre au moment où elle t'était la plus avantageuse, il te la répète maintenant pour que tu ne te laisses pas encore attraper  par les paroles d'Octave et par les liens matrimoniaux qui vous unissent ; rappelle-toi que, bien que lié par son alliance avec Pompée, il lui a  déclaré la guerre après la signature du traité, et sans aucune raison. Il a également privé Lépide, son associé au gouvernement, de sa part, et ne t'a  rien donné de ce que celui-ci possédait.

[135] « Tu es maintenant le dernier rempart entre lui et la monarchie vers où vont tous ses désirs. Il en serait déjà venu aux mains avec toi, si Pompée ne s'était pas mis sur sa route. Bien que tu aies déjà pensé à ces choses toi-même, Pompée attire ton attention sur elles, poussé par la bienveillance, parce qu'il préfère un homme franc et magnanime à  quelqu'un de trompeur, déloyal, et cauteleux. Il ne te blâme pas du don des navires que tu as fait à Octave contre lui (c'était une question de nécessité, afin d'obtenir en échange des soldats pour la guerre contre les Parthes), mais il te rappelle que ces soldats, tu ne les as pas reçus. Bref, Pompée se livre à toi avec les navires qui lui restent et avec ses soldats les plus fidèles qui ne l'ont pas abandonné même dans sa fuite. Si la paix est maintenue, ce sera une grande gloire pour toi d'avoir sauvé le fils de Pompée le Grand. En cas de guerre, ce sera une aide considérable pour ton parti dans le conflit qui arrive, à moins qu'il n'ait déjà commencé. »

[136] Quand les ambassadeurs cessèrent de parler, Antoine leur montra les ordres qu'il avait envoyés à Titius, et dit que si Pompée était vraiment dans cette tournure d'esprit il devrait venir en personne escorté par Titius. Pendant ce temps, les messagers qui avaient été envoyés par Pompée aux Parthes furent capturés par les généraux d'Antoine et amenés à Alexandrie. Après qu'Antoine eut interrogé chacun d’eux, il fit appeler les ambassadeurs de Pompée et leur montra les prisonniers. Ils excusèrent Pompée en disant qu'il était un jeune homme dans une situation difficile et désespérée, qui craignait qu'Antoine ne le traitât pas avec bonté, et qui, conduit par la nécessité, essayait de s'appuyer même sur les ennemis les plus hostiles à Rome. Ils dirent qu'il montrerait son vrai visage dès qu'il apprendrait les paroles d'Antoine, et qu'alors il n'aurait plus besoin de faire aucune autre tentative ni de prendre d'autres dispositions. Antoine les crut, étant pour le reste et à tout moment d'un caractère franc, magnanime et crédule.

[137] Pendant ce temps, Furnius, qui gouvernait la province d'Asie pour Antoine, avait reçu Pompée à son arrivée, qui se comportait tranquillement ; Furnius n'avait pas suffisamment de force pour l'empêcher et ne savait pas encore ce qu'Antoine déciderait. Voyant Pompée exercer ses troupes, il rassembla une force de provinciaux, et fit venir à la hâte Ahenobarbus, qui commandait une armée dans les environs, ainsi qu'Amyntas qui en avait une d'un autre côté. Ils répondirent immédiatement. Pompée se plaignit à Furnius du fait qu'il le considérait comme un ennemi alors qu’il avait envoyé des ambassadeurs à Antoine et attendait sa réponse. En disant cela, il projetait de se saisir d'Ahenobarbus, avec la connivence de Curius, un des lieutenants d'Ahenobarbus : il voulait retenir ce général comme otage pour pouvoir l'échanger à sa place en cas de besoin. La trahison fut découverte et Curius fut condamné  devant les Romains qui étaient présents et mis à mort. Pompée fit mettre à mort son affranchi Theodorus, la seule personne qui était au courant de son plan, croyant que c'était lui qui l'avait trahi. Comme il ne comptait plus cacher ses projets à Furnius, il s'empara de Lampsaque par trahison : cette ville contenait beaucoup d'Italiens, envoyés comme colons par Caius César. Ces Italiens, il les persuada d'entrer à son service par de grandes générosités. Ayant alors deux cents chevaux et trois légions d'infanterie, il attaqua Cyzique par voie de terre et de mer. Il en fut repoussé des deux côtés, parce qu'il y avait dans Cyzique une force peu importante, qui gardait quelques gladiateurs qu'Antoine avait fait amener là. Ainsi, Pompée se retira au port des Achéens pour y chercher des provisions.

[138] Furnius ne commença pas les hostilités, mais il campa sans arrêt tout près de Pompée avec un grand corps de cavalerie et empêcha son ennemi d'aller chercher du fourrage ou de faire passer les villes de son côté. Comme Pompée n'avait pas de cavalerie, il assaillit le camp de Furnius de front et, en même temps, il envoya secrètement une force à l'arrière. C'est pourquoi Furnius dirigea ses forces contre l'attaque frontale de Pompée, mais il fut chassé de son camp par la force qui venait de l'arrière. Pompée poursuivit ses hommes et en tua beaucoup lors de leur fuite dans la plaine du Scamandre, qui était saturée à cause des pluies récentes. Ceux qui réussirent à se sauver se retirèrent dans un endroit sûr, car ils n'étaient pas prêts à se battre. Tandis qu'ils attendaient l'aide de Mysie, de Propontide, et d'ailleurs, les habitants, affligés par des exactions continuelles, s'enrôlèrent volontiers chez Pompée, particulièrement à cause de la réputation qu'il avait acquise par sa victoire au port des Achéens. Comme Pompée manquait de cavalerie, et pour cela ne parvenait pas à s'approvisionner, il apprit qu'une troupe de cavaliers italiens arrivait chez Antoine, envoyée par Octavie, qui passait l'hiver à Athènes.

Aussi, il envoya des émissaires avec de l'or pour corrompre cette troupe, mais le gouverneur d'Antoine en Macédoine arrêta ces hommes et distribua leur or à la cavalerie.

[139] Pompée prit Nicée et Nicomédie : en partant, il obtint de grandes sommes en argent, et sa force augmenta en tous points avec une rapidité qui excédait ses espérances. Mais Furnius, qui campait non loin de lui, reçut des renforts au début du printemps, d'abord soixante-dix navires venant de Sicile, qu’il avait récupérés parmi ceux qu'Antoine avait prêtés à Octave contre Pompée ; après la fin de la guerre de Sicile, Octave les avait désarmés. En même temps, Titius arriva de Syrie avec cent vingt navires supplémentaires et une grande armée ; et tous ceux-ci débarquèrent en Proconnèse. Pompée prit peur et brûla ses propres navires et arma ses marins, croyant qu'il pourrait prendre l'avantage en combattant avec toutes ses forces rassemblées sur terre. Cassius de Parme, Nasidius, Saturninus, Thermus, Antistius, et les autres nobles de son parti qui étaient toujours restés avec lui comme amis, et Fannius, qui avait le plus haut grade, et Libon, le beau-père de Pompée, quand ils virent qu'il ne renonçait pas à faire la guerre contre des forces supérieures, alors que Titius, à qui Antoine avait donné les pleins pouvoirs, était arrivé, désespérèrent de lui, et, après avoir fait des offres de paix pour eux-mêmes, passèrent chez Antoine.

[140] Alors, Pompée abandonné par ses amis, se retira à l'intérieur de la Bithynie, pour se diriger comme nous l'avons dit vers l'Arménie. Une nuit, alors qu'il levait le camp tranquillement, Furnius et Titius le suivirent, et Amyntas s'associa à la poursuite. Après une chasse effrénée, ils le rejoignirent dans la soirée, et chacun campa de son côté autour d'une colline sans fossé ni palissade, car il était tard et ils étaient fatigués. Tandis qu'ils en étaient là, Pompée les attaqua de nuit avec trois cents fantassins et en tua beaucoup encore endormis ou sautant du lit. Les autres prirent la fuite honteusement, complètement nus. Il est clair que si Pompée avait attaqué de nuit avec toute son armée ou s'il avait continué à combattre énergiquement, il aurait remporté la victoire et les aurait anéantis. Mais, trompé par une divinité, il ne profita pas de l'occasion, et ne gagna aucun autre avantage de cette affaire que de pénétrer plus loin à l'intérieur du pays. Ses ennemis s'étant réunis le suivirent et  coupèrent ses approvisionnements, jusqu'à ce qu'il fût en danger d'en manquer. Alors, il demanda une entrevue avec Furnius, qui avait été un ami de Pompée le Grand, qui était d'un rang plus élevé et d'un caractère plus digne de confiance que les autres.

[141] S'installant là où un fleuve les séparait, Pompée indiqua qu'il avait envoyé des ambassadeurs à Antoine, et il ajouta qu’ayant besoin d'approvisionnements en attendant, et personne ne lui en fournissant, il avait été obligé de faire ce qu'il avait fait. « Si tu as combattu contre moi,  continua-t-il, avec l'assentiment d'Antoine, celui-ci n'a pas écouté ses propres intérêts en ne prévoyant pas la prochaine guerre. Si tu as anticipé les intentions d'Antoine, je proteste et je t'implore d'attendre le retour de l'ambassade que j'ai envoyée à Antoine ou de m'arrêter et de me conduire à lui maintenant. Je me rendrai uniquement à toi, Furnius, en demandant uniquement ta parole de me conduire à lui en sécurité. » Il parlait ainsi parce qu'il avait confiance en Antoine qui était d'un naturel généreux, mais il appréhendait simplement ce qui pouvait lui arriver en cours de route. Furnius lui répondit : « Si tu souhaitais te rendre à Antoine tu aurais dû le faire dès le début ou bien aller attendre tranquillement sa réponse à Mytilène. Mais si tu voulais la guerre, tu as fait tout ce qu'il fallait pour la faire. Pourquoi raconter ces choses à quelqu'un qui les connaît déjà ? Si maintenant tu te repens, ne va pas mettre la brouille entre les généraux, mais va te rendre à Titius à qui Antoine a donné le commandement. La parole que tu me demandes, tu peux la lui demander. Antoine lui a commandé de te mettre à mort si tu fais la guerre, mais, si tu te rends, de le conduire à lui de façon honorable. »

[142] Pompée était irrité de l'ingratitude de Titius, qui s'était engagé à faire la guerre contre lui, alors qu'il avait par le passé était fait prisonnier et avait été épargné par Pompée. En plus de cette colère, il considérait que c'était contraire à sa dignité d'être remis à Titius qui n'était pas de naissance noble. D'ailleurs, il soupçonnait Titius, soit parce qu'il connaissait son caractère et ne le considérait pas digne de confiance, soit parce qu'il était au courant de quelques vieilles injustices commises à son égard avant le bienfait que je viens de mentionner. De nouveau, il offrit de se rendre à Furnius, et le pria d'accepter. Comme ce dernier refusait, il dit qu'il se rendrait à Amyntas. Furnius lui répondit qu'Amyntas refuserait aussi, parce que ce serait une insulte à celui à qui Antoine avait confié toute cette affaire ; et c'est ainsi que se termina l'entrevue. Dans le camp de Furnius, l'opinion était que, faute de ressources, Pompée se livrerait à Titius le jour suivant. Quand la nuit fut venue, Pompée fit allumer les feux comme d'habitude, et fit sonner normalement les trompettes à des intervalles réguliers durant la nuit, alors qu'il se retirait tranquillement du camp avec une troupe bien préparée à qui il n'avait pas dit auparavant où il comptait se rendre. Il avait l'intention d'aller au bord de la mer et de brûler la flotte de Titius, et peut-être l'aurait-il fait s'il n'avait été trahi pas Scaurus qui communiqua son départ et la route qu'il avait prise, bien qu'ignorant le but poursuivi. Amyntas, avec quinze cents cavaliers, poursuivit Pompée, qui n'avait aucune cavalerie. Quand Amyntas approcha, les hommes de Pompée désertèrent, les uns secrètement, les autres ouvertement. Pompée, abandonné par presque tous ses hommes et craignant ses familiers, se rendit à Amyntas sans conditions, bien qu'il eût dédaigné de se rendre à Titius avec conditions.

[143] C'est ainsi que Sextus Pompée fut capturé. Il était le dernier fils vivant de Pompée le Grand. Il avait perdu son père alors qu'il était très jeune et son frère alors qu'il était toujours un adolescent. Après leur mort, il se cacha longtemps et pratiqua le brigandage secrètement en Espagne jusqu'à ce qu'il eût rassemblé beaucoup de partisans parce qu'il s'était fait connaître comme le fils de Pompée. Alors, il pratiqua le brigandage plus ouvertement. Après la mort de Caius César, il continua la guerre vigoureusement, et rassembla une grande armée, ainsi que des navires et de l'argent, prit des îles, devint maître de la mer occidentale, porta la famine sur l'Italie, et contraignit ses ennemis à faire la paix à ses propres conditions. Immense fut l'aide qu'il rendit aux proscrits de Rome exposés à l'extermination, sauvant beaucoup de nobles qui, plus tard, purent rentrer sains et saufs chez eux grâce à lui. Mais frappé de démence par les dieux, il n'attaqua jamais ses ennemis, bien que la fortune lui en eût fourni de nombreuses occasions : il ne faisait que se défendre. C'est après une telle carrière que Pompée fut fait prisonnier.

[144] Les soldats de Pompée furent incorporés par Titius à l'armée d'Antoine et Pompée fut mis à mort à Milet dans sa quarantième année. Titius le fit soit de sa propre initiative, fâché d'une ancienne insulte, et oublieux du bienfait reçu, soit sur ordre d'Antoine. Certains dirent que c'était Plancus, et non Antoine, qui donna cet ordre. Ils pensent que Plancus, tout en commandant la Syrie, avait été autorisé à signer les lettres au nom d'Antoine en cas d'urgence, et à utiliser son cachet. D'autres pensent que l'ordre a été écrit par Plancus avec l'assentiment d'Antoine, mais que ce dernier avait honte de l'écrire à cause du nom de Pompée, et parce que Cléopâtre lui était favorable à cause de Pompée le Grand. D'autres encore pensent que Plancus, conscient de ces faits, prit sur lui de donner l'ordre par prudence, de peur que Pompée, avec l'aide de Cléopâtre, n'aggravât les dissensions entre Antoine et Octave.

[145] Après la mort de Pompée, Antoine fit une nouvelle expédition en Arménie, et Octave en fit une contre les Illyriens qui pillaient l'Italie. Une partie de ceux-ci n'avaient jamais été assujettis aux Romains, alors que d'autres s'étaient révoltés durant les guerres civiles. Puisque les affaires d'Illyrie ne me sont pas très bien connues, ne sont pas assez longues pour en faire un livre, et que je n'ai aucun endroit approprié pour les traiter ailleurs, je les ai mises ci-dessus, en commençant au moment où l'Illyrie fut prise par les Romains et en continuant jusqu'au bout, et je les ai ajoutées à l'histoire de la Macédoine voisine.