Waltarius

ANONYME

 

WALTARIUS

autre traduction + texte latin

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 



 

WALTHER

ou

LA PREMIÈRE EXPÉDITION D'ATTILA DANS LES GAULES.

LÉGENDE DU VIe SIÈCLE,

Mise en vers Latins par un Moine du Xe siècle

Du manuscrit de Bruxelles.

 

Traduction du Baron de Reiffenberg

 

 

PROLOGUE.[1]

A L'ÉVEQUE ERCKAMBALD.

Père tout-puissant, toi son fils qui aimes la perfection de la vertu, et toi qui procèdes de tous deux. Esprit Saint, Dieu unique en trois personnes, maître éternel de toutes choses, protège maintenant et toujours Erkambald, si digne du noble nom qu'il porte, qu'il croisse constamment illuminé de l'Esprit Divin, et que par lui il devienne à jamais un infaillible remède contre le siècle pour un grand nombre de fidèles. Saint Prélat, recevez le présent d'un serviteur de Dieu qu'a résolu de vous offrir à grand-peine un fragile pêcheur, le pauvre et obscur Géraud,[2] de cœur votre dévoué disciple. J'adresse au Très-Haut mes plus ferventes prières pour que vous obteniez de failles faveurs qu'énumère ma bouche: qu'il vous accorde ce bonheur, le Père qui, de son trône, gouverne le ciel et la terre. Serviteur du Dieu suprême, ne dédaignez pas mon humble livre ; il ne raconte point les merveilles de Dieu, mais les exploits étonnants d'un jeune guerrier, de Walther, mutilé par le fer en maints combats. Il s'agit plutôt ici d'un délassement que d'une œuvre de piété.

Ces vers, si on les lit, peuvent du moins abréger la longueur de la journée.

Soyez longtemps heureux, Saint Pontife, et que, dans votre cœur, Géraud reste votre frère chéri!

Une des trois parties du monde, mes frères, s'appelle Europe. Les nations qu'elle renferme différent de mœurs, de langage, de culture et de religion. Parmi elles sont compris les habitants de la Pannonie, à qui l'on donne ordinairement le nom de Huns. Ce peuple s'est rendu formidable par son courage et par ses exploits. Non content de subjuguer les contrées voisines, il avait franchi les mers, traitant avec la soumission, mais écrasant la résistance. Cette domination, à ce qu'on dit, a duré plus de mille ans.

Là régnait jadis Attila, prince infatigable et jaloux de renouveler à lui seul tous les triomphes de ses ancêtres. Un jour il ordonne aux siens de plier leurs tentes, et de visiter le pays des Francs, gouverné par le glorieux roi Gibicho.[3] Ce dernier s'enorgueillissait d'avoir donné le jour à un héritier,[4] à un fils qu'il avait nommé Gunther,[5] quand une nouvelle inopinée vint frapper les oreilles de ce monarque et porter le trouble dans son cœur. On lui annonce qu'une armée ennemie a traversé l'Ister,[6] une armée dont les soldats sont plus nombreux que les étoiles du firmament ou que les grains de sable du fleuve. Sans placer sa confiance dans les armes, et la force de son peuple, il assemble ses conseillers et les interroge sur le parti qui lui reste à prendre: capituler avec ces étrangers s'allier avec eux, s'ils y consentent, leur livrer des otages et payer le tribut qu'ils imposeront; tel est l'avis unanime ; mieux vaut en venir à cette extrémité que d'exposer à la fois vie, pays, enfants et femmes.

Alors commençait sa carrière le noble Hagene,[7] doué des plus belles qualités et issu du sang troyen. Comme Gunther n'était pas encore dans l'âge de se passer des soins d'une mère, on résolut d'envoyer Hagene avec de grands trésors, vers Attila; accompagnés de ce jeune guerrier, à l'instant des ambassadeurs chargés d'or se rendent parmi les Huns, demandent la paix et en arrêtent les conditions.

C'était le temps où la Bourgogne était régie par une main puissante : Herric : en était le prince. Descendant d'une race ancienne et illustre, il n'avait qu'une fille unique appelée Hiltgarde,[8] dont la noblesse était rehaussée par la beauté. Elle devait lui succéder dans le palais de ses pères, et jouir longtemps, si le ciel l'eût permis, de leurs richesses lentement amassées.

Les Avars,[9] ayant conclu avec les Francs une paix durable, respectèrent leurs frontières, mais Attila dirigea vers la Bourgogne son rapide coursier et ses principaux chefs se précipitèrent sur ses pas. Ils s'avançaient en rangs égaux formant une file immense. La terre gémissait ébranlée sous les pas des chevaux, le choc terrible des bouchers semblait tonner dans les airs, une forêt de fer étincelait à travers les campagnes. Ainsi quand le soleil sort le matin du sein des flots, il répand sa clarté jusqu'aux extrémités de la terre.

Déjà cette multitude avait passé l'Arare[10] et le Rhône et se dispersait partout pour piller. Herric séjournait par hasard à Chalons. Tout à coup la guête, en levant les yeux, s'écrie : « Quels sont ces épais nuages de poussière ? une troupe ennemie s'approche, fermez, fermez toutes les portes. »

Le Prince, informé de ce qu'avaient fait les Français, convoque les grands autour de lui[11] : « Si une brave nation, à laquelle nous ne pouvons nous égaler, a cédé à la Pannonie, par quel effort de courage pensez-vous pouvoir lutter avec elle et défendre notre chère patrie? Traitons plutôt, payons un tribut. J'ai une fille unique que je sacrifierai volontiers pour sauver le pays. Seulement qu'ils partent ceux qui doivent négocier la paix. »

Les envoyés se mettent en route, après avoir déposé leurs glaives. Ils communiquent aux ennemis les propositions du Roi et les prient de cesser leurs dévastations. Attila les reçoit avec bonté, suivant sa coutume, et leur dit: Je préfère les traités aux combats ; les Huns désirent la paix et c'est à regret qu'ils frappent ceux qui leur résistent. Que votre Roi vienne ici, qu'il donne et reçoive des gages de concorde. * »

Herric vient avec d'immenses trésors, fait un pacte et livre sa fille unique. La voilà donc en exil cette perle précieuse de sa famille[12] !

Après avoir ratifié le traité et fixé le tribut, Attila avait dirigé ses escadrons vers l'Occident. Alors Alphère[13] régnait en Aquitaine. Il avait un enfant du sexe masculin, appelé Walther, et dans la fleur de la jeunesse. Or, Alphère et Herric s'étaient promis par serment d'unir leurs héritiers, quand serait arrivé pour eux l'âge nubile. Dès que le premier sut que la Bourgogne s'était soumise, il avait éprouvé toutes les angoisses de la crainte et perdu l'espoir de tenter avec succès la chance sanglante des combats. « Qu'attendons-nous, dit-il, si nous sommes incapables de faire la guerre? Un grand exemple nous est donné par la Bourgogne et par la France On ne saurait nous reprocher d'imiter de tels peuples. Je dépêcherai des ambassadeurs, je leur ordonnerai de traiter, j'offrirai mon fils bien-aimé en otage, et dès ce moment je me soumets au tribut qu'exigeront les Huns. » Qu'ajouterai-je encore ? L'effet suivit les paroles et les Avars, courbés sous de précieuses dépouilles, ayant reçu en otages Hagene. Hiltgarde, la pucelle, et Walther, reviennent joyeux dans leurs foyers. Attila de retour en Pannonie, au sein de sa capitale, montra aces jeunes exilés une grande bienveillance et les fit élever comme ses propres héritiers. Il confia la noble fille à la Reine et voulut que les deux damoiseaux fussent toujours sous ses yeux, présidant lui-même à leurs exercices et leur apprenant surtout ces jeux qui sont une image de la guerre. Tous deux croissaient en âge et en intelligence; ils l'emportaient en vigueur sur les forts, en pénétration sur les sages et finirent par effacer tous les Huns.

Attila les avait placés à la tête de ses armées et ce n'était pas à tort, car dès que la guerre éclatait, ils se signalaient en toutes rencontres par de brillantes prouesses. Aussi le Roi avait-il conçu pour eux un très vif attachement. Ce n'est pas assez, avec le secours du Très-Haut, la vierge captive avait su adoucir le regard sévère de la Reine et se concilier de plus en plus son amour, non moins douce dans ses mœurs qu'adroite dans les ouvrages de femme. Pour tout dire, la garde des trésors lui fut confiée et il s'en fallut peu qu'elle ne régnât elle-même, car chaque désir qu'elle formait était aussitôt rempli.

Cependant Gibicho cessa de vivre ; Gunther lui avait à peine succédé qu'il rompit le traité conclu avec les Huns et refusa de subir l'affront d'un tribut. A cette nouvelle, Hagene s'échappe à la faveur de la nuit et court rejoindre son seigneur, tandis que Walther, conduisant les Huns au combat, entraîne la victoire sur ses pas.

La reine Ospirin,[14] frappée de la fuite de Hagene, parla en ces termes à son époux et maître : « Je supplie votre royale prudence de prendre garde que la colonne de votre empire ne soit renversée, c'est-à-dire que votre favori Walther, qui en fait la principale force, ne s'éloigne, car je crains qu'il n'imite Hagene en nous quittant. Pesez donc le conseil que je vais vous donner. Dès qu'il paraîtra devant vous, adressez-lui ces paroles : « Tu as a mon service supporté de rudes et continuels travaux ; aussi ma bienveillance t'a préféré à mes plus chers amis ; je prétends que les effets le prouvent mieux encore que les discours. Choisis une épouse parmi les grandes familles de la Pannonie et ne redoute point les suites de la pauvreté. Je te prodiguerai les terres et les autres biens[15] et personne ne se repentira de l'avoir donné sa fille. » — En agissant ainsi vous pourrez le retenir. »

Ce conseil plut au Roi ; résolu de le suivre à l'instant, il fit chercher Walther, lui exprima son affection et l'engagea à prendre femme. Mais celui-ci méditant déjà le dessein qu'on le vit accomplir plus tard, répondit au prince qui s'étudiait à le sonder : « C'est vraiment à vous une insigne bonté, de tenir compte de mes faibles services. Jamais je ne pourrai mériter que vous gardiez le souvenir du peu que j'ai fait. Daignez écouter, je vous en supplie, votre fidèle vassal. Si j'accepte une épouse, selon ce que me prescrit mon redouté seigneur, je me condamne à des soucis nouveaux, je m'enchaîne, par l'amour, à une jeune fille et me détourne du service du Roi. Bâtir des maisons, veiller à la culture des champs, voilà quelles vont être mes occupations obligées; elles m'éloigneront de mon maître et m'empêcheront de travailler, comme autrefois, à la gloire de l'empire des Huns. Car quiconque a une fois goûté le plaisir, regarde la fatigue comme insupportable. Rien de plus doux pour moi que de prouver constamment à mon Seigneur mon zèle et ma féauté. Permettez donc, je vous en conjure, que j'achève ma vie sans me courber sous le joug de l'hymen. »

« Appelez-moi maintenant le soir ou vers le milieu de la nuit, quels que soient vos ordres, je serai toujours prêt et disposé à les exécuter; rien ne saurait me distraire de la guerre, des enfants, une femme ne sont pas là pour me retenir et m'obliger à la retraite. Par vos jours précieux, oh ! le meilleur des pères, par la nation invincible des Huns, je vous conjure de ne pas me forcer à allumer un flambeau détesté. »

Vaincu par ces prières, le Roi cède et se retire, espérant que Walther ne le quittera jamais. Cependant il avait appris, à n'en pouvoir douter, qu'une nation naguère soumise osait se soulever et se préparait à combattre les Huns. La conduite de la guerre est confiée à Walther. Il passe en revue toute son armée et encourage ses soldats, en les exhortant à se souvenir de leurs victoires passées, en promettant qu'ils triompheront bientôt avec leur valeur accoutumée de ces adversaires superbes et continueront de répandre la terreur dans les contrées étrangères.

Il dit : l'armée entière se met en mouvement et le suit. Voilà qu'il découvre une position favorable pour combattre; il y range, à travers les vastes campagnes, ses guerriers dont il savait le nombre. Déjà les deux partis ne sont plus séparés que par un trait d'arc. De toutes parts une immense clameur s'élève vers le ciel et les clairons confondent leurs voix effroyables. Les javelots pressés se croisent en tous sens; le frêne et le cornouiller servent également à ce jeu meurtrier et le glaive en brandissant étincelle comme l'éclair. De même que des monceaux de neige sont dispersés par le vent du Nord, ainsi les flèches homicides voltigent dans les airs. Enfin les guerriers des deux armées ayant vidé leurs carquois, portent la main à leurs cimeterres. Ils tirent leurs foudroyantes épées ramènent leurs boucliers devant eux,[16] courent les uns sur les autres et recommencent la bataille. Une partie des chevaux brise poitrail contre poitrail. Une partie des combattants est écrasée sous le dur chaton des boucliers.

Cependant, au milieu de la mêlée, Walther s'abandonne à sa furie ; il massacre tout ce qu'il rencontre sans être arrêté dans sa course. Consternés de tant de carnage, croyant voir la mort présente en tous lieux et rencontrer Walther à droite, à gauche, partout, les ennemis rejettent leurs boucliers en arrière et fuient à toute bride. A l'exemple de leur chef, les Huns, la plus grande des nations, redoublent d'ardeur et frappant à coups redoublés; renversent ceux qui se défendent, foulent aux pieds le» fuyards, jusqu'à ce qu'enfin la victoire soit complète. Alors ils se ruent sur les cadavres des morts et les dépouillent, et ce n'est qu'au son répété de son cornet que leur général parvient à les rallier. Le premier il cueille de verdoyants rameaux et pare son front d'une couronne triomphale. Après lui viennent les enseignes, puis le reste de l'armée. Ils rentrent en vainqueurs dans leur pays et regagnent leurs habitations, tandis que Walther se hâte d'approcher du trône d'Attila.

Les officiers du palais accourent joyeux de sa venue[17] et tiennent l'étrier jusqu'à ce qu'il soit descendu de sa selle élevée. « Les affaires vont-elles bien? » lui demandent-ils tous ensemble. Walther répond en peu de mots et pénètre dans le palais, car il était fatigué et cherchait l'appartement royal. Là il trouva seule Hiltgarde. Après l'avoir serrée dans ses bras et tendrement embrassée, il lui dit : « Donnez-moi vite à boire, je suis épuisé de lassitude. »

Elle l'emplit de vin une coupe précieuse[18] et la présente au héros qui l'accepte en faisant un signe pieux[19] et en pressant dans sa main celle de la jeune fille.[20] Elle reste debout les yeux fixés sur le fier visage du guerrier qui lui rend le vase après l'avoir vidé : Ils savaient qu'ils avaient été destinés l'un à l'autre. Walther apostrophe ainsi la femme qui lui est chère.

« Il y a bien des années que nous supportons l'exil, et pourtant nous savons ce que nos parents avaient résolu de faire de nous? Pourquoi étouffer plus longtemps ce secret en nous-mêmes? »

La jouvencelle, supposant que son fiancé s'exprimait ainsi par ironie, se tut quelques instants et répliqua enfin : « A quoi bon feindre en parlant ce que vous condamnez au fond de votre cœur, et chercher à me persuader une chose si contraire à votre pensée ? Ce vous serait grande honte de choisir si chétive épouse !.... »

Le sage guerrier lui répondit : « Loin de moi ce que vous dites : écoutez attentivement. Vous ne l'ignorez pas, ma bouche n'a jamais su feindre ; croyez qu'intérieurement je ne cache rien d'équivoque ni de faux. Nous sommes sans témoins. Si j'étais convaincu que vous voulez vous confier à moi, et suivre exactement les avis que me dicte la prudence, je vous dévoilerais mes vœux les plus intimes. »

La jeune fille, inclinée aux genoux du héros, lui dit : « Quoique vous ordonniez, Seigneur, je vous obéirai avec zèle : je ne mets rien au-dessus de vos commandements. »

Walther repart : « Notre exil m'afflige ; souvent je me ressouviens de la patrie que nous avons quittée. Je désire donc fuir en secret, et j'aurais trouvé maintes fois l'occasion de le faire, si laisser seule Hiltgunde n'eût été pour moi un sacrifice trop douloureux. »

La douce vierge tira ces mots du fond de son cœur : « Je ne m'inquiète que d'une chose; que mon Seigneur dirige ma volonté; bien ou mal, je suis prête à tout supporter pour l'amour de lui. »

Walther dit tout bas à l'oreille de la jeune fille : « Puisque la puissance royale t’a confié la garde des trésors, retiens mes paroles. Je réclame avant tout le casque du Roi et sa tunique d'un triple tissu ; enlève sa cuirasse qui porte la marque des ouvriers qui l'ont forgée ; prends avec toi deux coffres de moyenne grandeur, remplis les de tant de bracelets pannoniens.[21] que tu puisses à peine en soulever un jusqu'à ta ceinture, fais-moi ensuite quatre paires de cothurnes ordinaires et mets en un pareil nombre en réserve pour toi-même. De cette sorte les deux coffres seront remplis jusqu'au bord. En outre demande en cachette à un forgeron des hameçons complets, car notre nourriture en voyageant sera fournie par la pèche et la chasse au vol. Je serai forcé de faire à la fois le métier de pêcheur et celui d'oiseleur. Une semaine doit te suffire pour ces préparatifs qui demandent les précautions les plus délicates. Je viens de te dire ce qui est nécessaire pour nous mettre en route maintenant je vais t'apprendre comment nous pourrons ménager notre fuite. Après que le soleil aura parcouru sept fois sa carrière, j'inviterai à un somptueux et joyeux festin le Roi, la Reine, les grands, les chefs, leurs serviteurs, et je m'efforcerai de les ensevelir dans une profonde ivresse, jusqu'à ce qu'il ne reste personne qui s'aperçoive de nos démarches. Toi cependant bois avec modération et, à table, aie soin d'apaiser à peine ta soif. Quand les convives se lèveront, retourne à tes occupations accoutumées; mais dès que la force du vin les aura vaincus, nous nous hâterons de nous diriger vers l'Occident.[22] »

La vierge suivit de point en point ce qui lui était prescrit. Le jour marqué pour le banquet avait lui, Walther, à grands frais, y fit servir les meilleurs mets : le luxe et la profusion s'étalaient au milieu de la table.

Le Roi entra dans le palais orné de magnifiques courtines.[23] Le héros magnanime le saluant avec le respect d'usage, le conduisit à son trône, recouvert d'une fine laine empourprée. Le Monarque s'assied et fait asseoir à sa droite et à sa gauche deux de ses chefs. Les autres sont placés par un de ses officiers.[24] Cent guerriers viennent s'accouder au même festin. Les convives arrosent les mets divers de nombreux coups de vin. A peine les plats sont vides que d'autres leur succèdent. Une boisson exquise et mélangée fermentait dans l'or.[25] Sur la nappe de laine fine, on ne voyait que vases d'or. Du vin épicé remplissait les coupes. La nature des aliments et l'attrait de ces liqueurs excitent à boire : Walther ne cesse de provoquer la faim et la soif.

Lorsque la première fut apaisée et les tables enlevées, le héros, s'adressant d'un air joyeux à son maître, lui dit : « Que votre grâce éclate en vous réjouissant vous même et les autres. » A ces mots, il apporte un hanap, travaillé avec art et dont les ciselures représentaient d'antiques exploits. Le Roi le reçoit, le vide d'un seul coup et ordonne que tous l'imitent. Les maîtres d'hôtels vont et viennent avec empressement; ils distribuent des coupes pleines et remportent les vides. Chacun répond à l'envi aux exhortations de l'hôte et du Roi. L'ivresse en délire règne dans le palais et la langue, déliée par le vin, balbutie des paroles confuses. Vous les auriez vu chanceler tous ces robustes héros.

Walther prolonge cette orgie bien avant dans la nuit, et ramène ceux qui veulent se retirer, jusqu'à ce qu'enfin subjugués par la boisson et accablés de sommeil, les convives s'étendent ça et là sous les portiques. Si l'on avait voulu mettre le feu à la ville, il ne restait personne qui eût pu en avertir.

Walther appelle la femme qu'il aime et l'avertit de se tenir prête. Lui-même il tire de l'écurie un cheval qui avait vaincu tous les autres à la course et qu'il avait appelé Lion, à cause de sa force et de son ardeur.[26]

Le fier palefroi creuse du pied la terre et blanchit son mords d'écume. Le héros, après lui avoir ajusté son harnais, suspend à ses flancs deux coffrets remplis d'objets précieux, y ajoute quelques provisions communes pour son voyage, et remet la bride dans la main de la jouvencelle.

Pour lui, revêtu d'une cuirasse, comme un guerrier redoutable[27] il pose sur son front un casque à la rouge crinière, couvre ses jambes robustes de plaques d'or, et ceint à sa hanche gauche une épée à deux tranchants, tandis qu'il suspend à l'autre, suivant la coutume, des Huns, un glaive qui ne coupe que d'un seul côté. Alors, prenant sa pique de la main droite, et son bouclier de la gauche, il s'éloigne en frissonnant d'une terre odieuse.

Sa compagne, elle, conduit le coursier chargé de leurs richesses, tenant une de ces baguettes de coudrier avec lesquelles le pêcheur plonge l'hameçon dans l'eau, afin que le poisson avide avale avec l'appât le fer aigu ; car Walther-le-Fort avait assez du poids de ses armes, voulant toujours être prêt à combattre. Ils s'avançaient à marche forcée pendant les nuits; mais, dès que le soleil rougissait l'horizon, ils se cachaient soigneusement dans les bois dont ils cherchaient les endroits les plus touffus. La crainte les poursuivait jusques dans les lieux sûrs, et la terreur avait tant d'empire sur Hiltgarde qu'elle tremblait au moindre souffle du vent, au vol des oiseaux, au choc des branchages. Mais la haine de l'exil et l'amour de la patrie les animent. Ils fuient les endroits habités, évitent les campagnes cultivées, suivent les sentiers qui se replient autour des montagnes dont la hache n'a jamais éclairci le sommet, et cherchent à donner le change en s'écartant des chemins battus.

Cependant, le peuple de la ville ne se réveille qu'au milieu du jour suivant. Enfin, délivré du sommeil et de l'ivresse, on se lève et chacun cherche le chef pour le saluer et lui rendre grâces.

Attila, se tenant la tête à deux mains, sort de son appartement et appelle en gémissant Walther, pour se plaindre sans doute à lui de la douleur qu'il éprouve. Ses serviteurs lui répondent qu'on ne sait où le trouver ; le prince espère qu'il repose encore et qu'il a choisi un lieu écarté pour mieux dormir.

Mais Ospirin, instruite de l'absence d'Hiltgarde et voyant qu'elle ne lui apportait pas ses vêtements, comme de coutume, se livre à la tristesse, pousse de bruyantes clameurs et dit au Roi :

« Maudit soit le festin d'hier ! maudit le vin qui a causé la perte de la Pannonie. Ce que j'avais prédit, il y a longtemps, à mon Seigneur et Roi, se confirme en ce jour dont nous ne pourrons conjurer la maligne influence. La voilà tombée la colonne qui soutenait notre empire ! la voilà évanouie sa force et sa gloire ! Walther, la lumière des Huns, nous a désertés, et il a emmené avec lui Hiltgarde, ma fille chérie. »

Le Roi se laisse emporter à la fureur, le chagrin fait place dans son cœur à la joie. Il déchire entièrement sa tunique et se livre à de sinistres et tumultueuses pensées. Comme le sable est soulevé par l'ouragan, de même l'âme du chef flotte ballottée par l'inquiétude et le souci. Sa physionomie mobile retrace ses impressions, trahit tout ce qu'il souffre intérieurement et la colère l'empêche de parler. Le jour il refuse le boire et le manger, la nuit il ne peut trouver le sommeil.

Dès que les ténèbres confondent tous les objets, il se jette sur son lit, mais ne parvient pas à fermer les yeux. Appuyé tantôt sur le côté droit, tantôt sur le gauche, il palpite, comme si un trait acéré avait traversé sa poitrine, il secoue cent fois la tête et, se redressant à demi, reste assis semblable à un insensé. Mais bientôt, fatigué il cette attitude, il se lève, marche précipitamment en revenant sur lui-même, s'approche de sa couche et s'en éloigne à l'instant.

C'est ainsi qu'Attila passe la nuit, tourmenté par l'insomnie, tandis que ses commensaux fugitifs s'en vont à la faveur du silence et se hâtent de laisser derrière eux une terre suspecte.

A peine le jour suivant s'était-il levé, que le Roi, ayant assemblé ses conseillers leur dit : « Oh ! si quelqu'un me ramenait, bien garrotté comme un méchant chien loup, ce fuyard de Walther ! Je le revêtirais à l'instant de l'or le plus pur, je l'en couvrirais des pieds à la tête et, aussi vrai que j'existe, à force de le charger de richesses, je lui ôterais la faculté de faire un pas.[28] »

Mais dans une contrée si vaste, il ne se trouva ni seigneur s, ni duc, ni comte, ni chevalier, ni serviteur, qui, bien qu'il désirât de faire preuve de ses forces, d'acquérir une gloire durable par son courage, et d'en mériter la magnifique récompense, osât provoquer le courroux de Walther et soutenir la vue de ce héros, le cimeterre à la main. On connaissait trop pour cela son intrépidité, on avait trop éprouvé quel carnage il savait faire, toujours vainqueur et sans recevoir une seule blessure. Le Roi ne put déterminer aucun des siens à briguer, à ce prix, la rémunération promise.

Il ne marchait que la nuit, ainsi que je l'ai dit, Walther le fugitif.

Le jour, il s'enfonçait dans les bois et les taillis les plus épais. Les oiseaux qu'il avait attirés par son adresse, il les prenait avec une adresse égale, tantôt en employant la glu, tantôt au moyen d'une baguette fendue. Mais dès qu'il fut parvenu dans les contrées qu'arrosaient des rivières poissonneuses, il jeta l'hameçon dans leurs ondes auxquelles il ravit sa proie, et se garantit des maux cruels de la fin en se condamnant à d'autres privations, car pendant toute sa fuite le mâle Walther, ce héros digne d'éloges, s'abstint des embrassements de la noble fille.

Pour la quarantième fois le soleil avait achevé son cours depuis que le guerrier avait abandonné la ville des Huns. Le dernier jour il était arrivé, vers le soir, sur les bords du Rhin, à l'endroit où il se dirige vers Worms,[29] la royale cité. Là, pour payer son passage, il donna quinze poissons qu'il avait pris précédemment, et, transporté sur l'autre rive, il pressa le pas, jusqu'à en perdre haleine.

Sitôt que le jour eut dissipé les ténèbres, le gardien du fleuve[30] vint dans la ville déjà nommée, et porta au chef des cuisines royales[31] les poissons donnés par le voyageur. Cet officier les ayant assaisonnés de divers condiments et servis au roi Gunther, ce prince étonné dit : « Certes, jamais la France ne m'a procuré de poissons pareils ; il m'est avis qu'ils viennent d'un pays étranger. Or, apprends-moi sur l'heure quelle est la personne qui les a apportés. » Alors le maître d'hôtel raconta comment il les tenait du batelier. Ayant reçu l'ordre d'amener cet homme, ce dernier fit ce récit : « Hier soir j'étais assis sur les bords du Rhin; je vis venir à moi un voyageur qui semblait armé de pied en cap pour le combat. Grand Roi, il était presque entièrement couvert d'airain ; il portait un bouclier et une lance étincelante. Tout en lui annonçant un homme puissant, et, quoiqu'il portât un lourd fardeau, il s'avançait alerte et léger. Derrière lui, marchait une jeune fille d'une ineffable beauté. Elle tenait la bride d'un vigoureux palefroi chargé de deux coffres assez grands qui, tandis qu'il secouait sa tête altière[32] et bondissait avec fierté, rendaient un son pareil à celui de l'or qui se heurte contre des pierres précieuses. C'est cet inconnu qui m'a donné, pour récompense, les poissons que vous voyez. »

A ces mots, Hagene qui était un des convives, laissa éclater sa joie en ces termes : « Félicitez-moi, je vous prie, de ce que j'ai découvert : mon camarade Walther est de retour du pays des Huns! » Fier de cet événement, le roi Gunther pousse des cris auxquels tout le palais répond[33] : « Félicitez-moi, dit-il, je le veux, d'avoir assez vécu pour être témoin de pareilles choses. Les trésors que Gibicho avait envoyés au Roi de l'Orient, le Tout-Puissant les renvoie aujourd'hui dans mes états.[34] » Il dit, repousse la table du pied, s'élance, ordonne qu'on lui amène son coursier, qu'on lui mette sa selle sculptée et choisit parmi les siens douze guerriers[35] connus par leur vigueur, d'une intrépidité éprouvée, au nombre desquels il n'oublie point Hagene qui, se ressouvenant de la foi qui l'avait uni à son ancien ami, s'étudie à détourner le Roi de son dessein. Mais le Roi, au contraire, n'en est que plus pressant. « Hâtez-vous, dit-il, mes braves, couvrez de fer vos membres robustes et que les mailles d'un haubert protègent vos épaules. Cet homme emportera-t-il de la France un si grand trésor? » Munis de leurs armes, suivant l'impérieuse injonction du Roi, ils sortent des portes, brûlants de te rencontrer, ô Walther, et se flattant de te dépouiller sans résistance. Hagene, de son côté, redouble d'efforts pour les arrêter, mais le Roi s'obstine dans sa funeste entreprise.

Cependant le héros magnanime abandonnant les rives du fleuve était parvenu dans les Vosges, forêt spacieuse, immense, servant de repaire aux bêtes farouches et accoutumée à retentir des aboiements des chiens et du son des cors. Là dans un endroit écarté s'élèvent deux collines voisines entre lesquelles s'enfonce une grotte étroite, d'un aspect agréable, non pas creusée dans le sol, mais formée par la saillie du roc. C'était une embuscade excellente pour des brigands. Une herbe verdoyante et courte tapissait ce petit coin de terre. Dès que le damoisel l'eut aperçu, « Allons-y, dit-il, il me sera doux de me reposer dans cette espèce de campement. « Car depuis qu'il s'était échappé du pays des Avars, il n'avait jamais goûté le sommeil qu'appuyé sur son bouclier; à peine il avait osé fermer les yeux. Pour la première fois, il dépose son lourd harnois de guerre et se penche sur les genoux de la jeune fille : « Promène avec précaution tes regards autour de nous, Hiltgunde, et si tu vois s'élever un poudreux nuage, que ton doux toucher m'avertisse de me lever. Pourtant quand même tu verrais s'avancer une troupe nombreuse, ne m'éveille pas précipitamment, ma chère, car tu peux d'ici porter au loin tes regards si purs. Observe soigneusement et interroge l'espace. » En parlant ainsi il ferme lui-même ses yeux brillants, et s'abandonne à un repos après lequel depuis longtemps il soupirait.

Dès que Gunther aperçoit des pas d'homme sur le sable, il enfonce l'éperon impitoyable dans les flancs de son rapide coursier. « Accourez, compagnons, vous allez prendre cet aventurier ; il ne pourra s'enfuir aujourd'hui, et vous laissera les richesses qu'il a volées. » L'illustre Hagene lui répondit: «Je ne vous dis qu'une chose, ô le plus courageux des rois; si vous aviez vu aussi souvent que moi Walther combattre et se livrer à sa furie au milieu d'un carnage toujours nouveau, certes vous ne croiriez pas qu'on pût le dépouiller aussi facilement. J'ai vu les armées de la Pannonie, lorsque la guerre les rassemblait, soit contre les peuples du Nord, soit contre ceux du Midi. Walther, beau de sa propre valeur, s'avançait, objet de haine pour l'ennemi, d'admiration pour les siens. Quiconque osait se mesurer avec lui, recevait bientôt la mort. O Roi, et vous qui l'accompagnez, fiez-vous à mon expérience. Avec quelle agilité il se dresse couvert de son bouclier, avec quelle force terrible il manie le javelot !

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Mais tandis que Gunther, aveuglé par de folles idées, persistait dans son fatal dessein, ils s'avançaient vers le fort où s'était retranché Walther.

Hiltgund regardant au loin, du haut de la colline, devina leur approche aux tourbillons de poussière qu'ils soulevaient et toucha légèrement Walther pour l'avertir de s'éveiller. « Qui va-là? » s'écrie-t-il en levant la tête. Elle répond aussitôt qu'elle voit galoper une troupe armée.

Frottant ses yeux humides encore de sommeil,[36] il couvre de fer ses membres robustes, reprend son lourd bouclier et sa lance, fait un saut, frappe l'air de son glaive et, plein d'agilité, prélude à un cruel combat en lançant quelques traits.

Tout à coup la fille des rois voit des javelines étinceler : « Les Huns! » murmure-t-elle, saisie d'effroi; et, tombant à terre, elle prononce ces mots dictés par le désespoir: « Je vous en supplie, mon seigneur, que Votre épée abatte ma tête, afin que, si je n'ai pu mériter de vous être unie comme épouse, je ne sois pas du moins souillée des embrassements d'un autre.[37] » « Quoi! dit le damoisel, un sang innocent jaillirait sur moi? Comment mon cimeterre pourrait-il abattre des ennemis, s'il n'épargne pas maintenant une amie si fidèle? Aux dieux ne plaise que j'exauce tes vœux ; dissipe la terreur qui agite ton âme. Celui qui m'a si souvent tiré du péril, saura, oui saura, j'en ai l'assurance confondre encore nos persécuteurs. » Il regarde alors dans la plaine : « Ce ne sont pas des Huns, s'écrie-t-il, mais de misérables Francs[38] habitants de cette contrée. » Apercevant le casque de Hagene, il le reconnaît[39] : « Eh! ajoute-il en souriant, voilà Hagene, mon ami, mon compagnon de captivité! »

Alors le héros, debout à l'entrée du fort, dit à la jouvencelle qui se tenait un peu en arrière : « Devant ce passage, j'ose l'assurer avec orgueil, qu'aucun Franc ne se flatte de pouvoir dire à son épouse, en revenant d'ici, qu'il a emporté quelque chose de notre trésor. » Il n'avait pas achevé que Hiltgund[40] se prosterne à ses pieds et lui demande pardon de ses paroles. Dès qu'elle s'est relevée, considérant les étrangers avec plus d'attention : » De tous ceux que je vois, répond-il, je n'en redoute aucun, si ce n'est Hagene, car il à appris à connaître sur le champ de bataille, mes moyens de défense et il les emploie lui-même avec assez d'adresse. Si, par la volonté du ciel, je parviens à l'écarter seul, le combat servira, Hiltgund, de consécration à notre hymen.[41] »

Mais Hagene, à son tour, découvre Walther dans le poste qu'il a choisi, et apostrophe ainsi son chef superbe : « O seigneurs, renoncez à attaquer cet homme; envoyez-lui demander d'abord quels sont sa race, sa patrie, son nom, le lieu d'où il vient ; s'il réclame la paix en offrant ses trésors sans effusion de sang-, nous saurons qui il est; si c'est Walther, il est sage, et peut-être cèdera-t-il par considération pour vous.[42] »

Le roi détache Camélon[43] que l'illustre nation des Francs avait envoyé comme gouverneur à Metz, et qui était arrivé avec des présents, la veille du jour où le prince avait appris la venue de Walther. Aussitôt et lâchant les rênes de son coursier semblable au rapide vent d'Est, il franchit la plaine, s'approche du damoisel qui se met en défense et lui crie : « Etranger, qui es-tu, d'où viens-tu, où diriges-tu tes pas? » Le héros magnanime lui répond : « Je voudrais savoir si tu viens de toi-même ou envoyé par quelqu'un. » Camélon réplique avec fierté : « Apprends que le puissant roi Gunther m'a envoyé pour t'interroger.[44] »

Le jeune guerrier dit : « J'ignore complètement à quoi bon interroger ainsi un voyageur : mais je ne crains pas de me faire connaître : je m'appelle Walther et suis né en Aquitaine. Encore enfant, je fus donné par mon père en otage aux Huns; j'ai vécu parmi eus et je les ai quittés, désireux de revoir mon pays et ma nation chérie. »

— Le héros que je l'ai nommé, repart l'envoyé, l'ordonne par ma bouche de lui livrer ton palefroi avec sa charge, et la jeune fille qui te suit. Si tu obéis sans tarder, il t'accordera la vie et il ne te sera fait aucun mal. »

Walther réplique avec assurance : « Jamais je n'ai entendu de discours plus risible. Tu viens, au nom de je ne sais quel prince, me promettre un bien qui n'est pas en son pouvoir et qui n'y sera peut-être jamais. Est-il un dieu pour qu'il ail le droit de m'accorder la vie? a-t-il mis la main sur moi, m'a-t-il jeté dans un cachot, m'a-t-il lié les bras derrière le dos? Ecoute cependant, s'il me dispense du combat (car je le vois couvert de fer et prêt à combattre), je lui offrirai cent bracelets d'or vermeil,[45] afin de lui prouver mon respect pour le titre de roi. »

Camélon s'éloigne et va rapporter cet entretien. Hagene dit alors au roi : « Acceptez les dons qu'il vous offre, vous en pourrez décorer, ô Père,[46] ceux de votre suite. Renoncez, renoncez à combattre. Walther et sa prodigieuse bravoure ne vous sont pas connus. Le songe que j'ai eu la nuit dernière,[47] m'annonce que si nous en venons aux mains, nous serons loin d'obtenir tout l'avantage. Il me semblait en effet que vous luttiez contre un ours, qui, après une longue résistance, vous mutilait la jambe et le genou jusqu'à la cuisse. Je courais à votre secours, je tirais mon épée, le monstre m'attaquait à mon tour, et, avec ses dents, m'arrachait un œil. » — « Je le vois bien, dit le roi, vous ressemblez à votre père Agacie; il portait aussi dans sa poitrine un cœur timide, ses discours respiraient le mépris de la guerre. »

Le héros animé d'une juste colère (s'il est jamais, permis de se courroucer contre un maître) : « Vos armes, dit-il, décideront la question; celui que vous cherchez est devant vous. Que chacun paie de sa personne. Vous voilà face à Face et la peur ne vous arrête pas ; je serai témoin de l'événement et ne veux pas être le complice d'une spoliation. » Il dit, gagne un coteau voisin, et descendant de cheval, il s'assied et se met à regarder.[48]

Gunther donne de nouveaux ordres à Camélon : « Aborde-le et ordonne-lui de me livrer tous ses trésors. S'il balance, tu es un homme fort et audacieux, tu l'attaqueras, et, après l'avoir vaincu, tu lui arracheras ce butin. »

Camélon, le gouverneur de Metz, obéit. Sur sa tête brille un casque d'airain, sur son sein une cuirasse pareille. De loin il crie : « Holà, ami, écoute-moi; abandonne toutes tes richesses au roi des Francs,[49] si tu veux avoir désormais la vie sauve. »

Le héros courageux garde le silence, épiant le moment où son fier ennemi sera plus près de lui. L'envoyé en accourant, répète : « Abandonne au roi des Francs toutes tes richesses. » Alors l'intrépide guerrier lui répond : « Que cherches-tu, quelle restitution provoquent tes importunités ? Ai-je rien dérobé au roi Gunther? M'a-t-il jamais accordé quelque bienfait dont je doive le payer avec une telle usure ? Ai-je dans ma course, causé à votre pays un dommage qui l'autorise à me dépouiller ? Si ta nation est si peu hospitalière envers les autres, qu'on ne puisse impunément fouler votre sol, eh bien! j'achète le droit de continuer mon chemin, porte à ton roi deux cents bracelets, à condition qu'il me laisse en paix et cesse toute hostilité. »

 « En nous ouvrant ces coffres mêmes, tu augmenteras encore ton offrande, dit le farouche Camélon; je veux bien jusqu'au bout recourir aux paroles; ou tu céderas ce qu'on exige de toi, ou avec ton sang s'échappera ton dernier souffle.[50] » Il serre contre son bras son bouclier formé d'un triple cuir et brandissant de toutes ses forces un javelot, il le décoche. Mais l'adroit guerrier évite le coup et le javelot, en volant, va frapper la terre d'une meurtrissure inutile. « Allons, puisqu'il te plaît, s'écrie Walther ; en même temps il fait vibrer une javeline qui perce le côté gauche du bouclier de Camélon, et qui, au moment où celui-ci s'apprêtait à tirer son poignard, lui cloue la main dans la cuisse, en s'enfonçant dans la croupe de son destrier. Excité par la douleur, l'animal devient furieux, et par de violentes saccades essaie de désarçonner son cavalier ; il y réussirait, si le fer de la lance ne les tenait attachés.

Camélon lâche son bouclier et, saisissant la pique, s'efforce avec sa main gauche de dégager la droite : mais le héros célèbre se précipite, saisit le pied de Camélon, enfonce son épée jusqu'à la garde et en la retirant fait sortir le javelot de la blessure. Le cheval et son maître culbutent à la fois. A ce spectacle, le neveu de Camélon, fils de son frère Kimo et que quelques-uns appellent Scaramund,[51] gémit et s'adresse aux siens en pleurant. « Cette action funeste me touche plus que personne.[52] Maintenant je n'ai plus qu'à venger un ami tendrement aimé[53] ou à partager son sort. » En effet le défilé était tel, qu'il était permis seulement de combattre un contre un et qu'il devenait impossible de secourir l'assaillant.

Déjà dévoué à la mort, il accourt l'infortuné Scaramund, brandissant deux javelines armées d'un large fer. Il voit Walther impassible et immobile; grinçant les dents de rage et secouant la crinière qui ombrageait son front[54] : « D'où naît ta confiance, dit-il, en quoi mets-tu ton espoir ? Moi, je ne désire ni ton trésor, ni rien qui t'appartienne ; je ne te demande que la vie du parent que tu m'as enlevé. »

Walther répond : « Si tu peux me convaincre d'avoir commencé le combat et de mériter le traitement dont tu me menaces, je consens que ton glaive me perce aussitôt le sein. »

Il n'avait pas fini que Scaramund lui décoche successivement ses deux traits. Le héros en évite un, et laisse se briser l'autre sur son pavois. Scaramund alors, armé de sa tranchante épée, fond sur le damoisel et veut le frapper au front; mais lancé sur lui de toute la vitesse de son cheval, il ne peut lui porter le coup qu'il lui destinait ; le fer tombe sur la visière du heaume, qui résonne, rebondit et fait jaillir des étincelles. En vain Scaramund essaie de faire tourner son indocile monture, Walther le frappe à la gorge et le renverse mourant. Malgré ses prières, il lui coupe la tête et fait couler le sang du neveu comme avait coulé celui de l'oncle.

Témoin de son trépas, Gunther exhorte ses compagnons furieux à revenir à la charge. « Assaillons-le, dit-il, ne le laissons pas respirer, jusqu'à ce qu'épuisé de fatigue, il s'avoue vaincu et chargé de liens nous livre ses trésors et reçoive le châtiment du sang qu'il a versé. »

Werinhard s'avance le troisième et recommence le terrible duel. Issu d'une longue suite d'aïeux, il était ton descendant, illustre Pandarus, toi qui, inspiré par les dieux, de rompre un traité de paix, lanças autrefois la première flèche au milieu des Grecs.[55]

Ce guerrier, qui dédaignait l'usage de la lance, portait un carquois et un arc, et, dardant ses flèches de loin, embarrassait Walther qu'il combattait ainsi avec avantage. Cependant le mâle jouvencel fait bonne contenance, oppose à son adversaire les sept parois de son bouclier et pare avec adresse les coups multipliés qu'on lui porte. Tantôt il saute de côté, tantôt il abaisse son écu et repousse les traits de manière qu'aucun ne peut l'atteindre.

Le fils de Pandarus, s'apercevant que son carquois s'épuisait inutilement, s'irrite, tire son glaive et s'approche avec rapidité : « Si jusqu'à présent, dit-il, tu t'es ébattu en sautant dextrement en l'air, peut-être n'éviteras-tu pas le tranchant d'un cimeterre, conduit par une main vigoureuse. » Walther lui repart en souriant : « Il y a longtemps que je compte sur un combat plus égal. Hâte-toi, je ne te ferai pas attendre : à ces mots il jette sa pique de toute la force de son bras. Elle vole et perce le poitrail du destrier qui se cabre, renverse son cavalier et tombe sur lui. Walther accourt, désarme Werinhard malgré lui, et le saisit par ses blonds cheveux que son casque avait laissés à découvert. Werinhard presse, supplie : « Tu ne parlais pas ainsi tout à l'heure, » se contente de répondre Walther, et il lui sépare la tête du tronc.

Ces trois cadavres n'épouvantent pas Gunther que la colère égare ; il ordonne que chacun, à son rang, coure à la mort. Ekevrid, né parmi les Saxons, se présente le quatrième; ayant tué un des grands de son pays,[56] il s'était réfugié chez les Francs. Un cheval bai à la peau bigarrée lui servait de monture.[57]

En voyant Walther se mettre en garde : « Dis-moi, maudit, lui crie-t-il, si ton corps est quelque chose de palpable ou si ce n'est qu'une apparence aérienne, car tu m'as l'air d'un Faune dressé à l'art de sauter. » Walther répond avec un rire bruyant et moqueur : « La langue dont tu te sers[58] prouve assez que tu appartiens à ce peuple à qui la nature a donné de l'emporter sur tous les autres par le talent de la plaisanterie. Mais si en t'approchant davantage, tu te mets à portée de ma main, tu pourras aller raconter aux Saxons que tu as aperçu dans les Vosges, le fantôme d'un Faune. » — « Je saurai qui tu es, dit Ekevrid, et aussitôt il lance un dard dont la courroie se tord et qui va se briser contre le dur chaton du bouclier de Walther. Celui-ci, en ripostant par un coup de pique, lui dit : « Voilà ce que te rend le Faune, habitant des forêts, vois si mon fer ne pénètre pas mieux que le tien. » Sa javeline brise le bouclier de bois couvert de cuir de taureau, déchire la tunique d'Ekevrid et s'enfonce dans son flanc. L'infortuné se roule sur le sable, vomit des flots de sang, et subit comme ses devanciers, la mort qu'il voudrait éviter.

Walther chasse devant lui le coursier du vaincu.

Le cinquième, Hadawart, abusé par la présomption, demande pour lui à Gunther le bouclier de Walther,[59] laisse à ses compagnons sa lance et, dans sa frivole audace, ne se fie qu'en son épée.

Comme les cadavres des morts lui fermaient le passage et que son cheval ne pouvait les franchir, il met pied à terre et marche à son ennemi.

Walther, toujours alerte, est sous les armes et loue le guerrier qui ne vient point lui offrir un combat inégal.

Hadawart lui dit : « Toi qui, rusé comme le serpent couvert d'une cuirasse d'écailles, sais te replier sur toi-même comme un reptile, éviter une grêle de traits sans recevoir de blessure et braver des flèches empoisonnées, crois-tu pouvoir par les mêmes artifices parer les coups que de près va te porter une main sûre? Il ne s'agit plus à cette heure de traits impuissants. Ecoute mon conseil ; dépose ton bouclier orné de vives couleurs[60] ; je désire le posséder, le roi me l'a promis et je ne veux pas que tu gâtes ce qui plaît tant à mes regards; sinon, quand même tu m'ôterais le jour, il y a ici plusieurs de mes compagnons et de mes proches, qui ne te laisseront point partir impunément, quand même tu prendrais les ailes et la figure d'un oiseau. »

Le héros reste inébranlable. « Je ne te répondrai, dit-il, que sur un point : je défendrai mon bouclier; crois-moi, je lui ai de grandes obligations pour les services qu'il m'a rendus. Que de fois, en effet, il m'a servi de rempart contre mes ennemis et a reçu des blessures qui m'étaient destinées! Tu peux juger toi-même combien il m'a été utile aujourd'hui, et sans lui, peut-être, ne causerais-tu point avec Walther. » — « Eh ! bien recueille toutes tes forces pour repousser ton adversaire, de peur qu'il ne t'enlève le mur derrière lequel tu te retranches. » — « Et toi, de ton côté, tâche de saisir la partie saillante de mon bouclier et d'appliquer tes doigts à l'ivoire qui la forme, comme s'ils y étaient attachés avec de la glu. » — « Hadawart réplique : « Tu feras de force ce que tu refuses de faire de bonne grâce. Allons, débarrasse-toi de ce fardeau que tu as porté si longtemps depuis que tu as quitté le séjour des Avars. Crois-moi, tu ne rendras pas seulement ton bouclier, mais ton palefroi, cette jeune fille et ton or, et tu recevras le prix de tous tes forfaits. »

Il dit et arrache du fourreau son glaive dès longtemps éprouvé. Les deux guerriers, à qui des contrées différentes ont donné la naissance, se précipitent l'un contre l'autre. Les Vosges contemplent avec effroi ces deux foudres qui s'entrechoquent. Également redoutables par leur courage et par leurs armes, l'un plein de confiance dans son épée, l'autre terrible la lance à la main, ils combattent avec une vigueur prodigieuse. Le chêne noirci par les années, retentit moins fortement sous l'effort de la hache, que leurs casques et leurs boucliers, qui se heurtent et se repoussent.

Les Francs s'émerveillent que Walther ne se fatigue point, lui à qui on ne laisse aucun repos. Le guerrier de Worms se redresse, il espère réussir et, dans sa bouillante ardeur, lève bien haut son épée, comptant par ce seul coup terminer le combat. Mais le damoisel, qui suit tous ses mouvements, le prévient, et par une manœuvre adroite que son adversaire ignore, le désarme à l'instant. Le fer brille au loin parmi les buissons.

En se voyant dépouillé de sa fidèle épée, Hadawart veut s'échapper et gagner le taillis; le fils d'Alphère, secondé par son agilité et par sa jeunesse, le poursuit en criant : « Où fuis-tu ? tiens, reçois mon bouclier. » En disant ces mots, il lève son javelot à deux mains et le frappe : Hadawart tombe, l'immense pavois de Walther résonne sourdement sur lui. Sans tarder, le vainqueur presse du pied le cou du vaincu, puis écartant avec sa lance le bouclier qui le couvre, il cloue le malheureux contre terre. Hadawart roule les yeux et expire.

Le sixième est Patavrid : la sœur germaine d'Hagene lui a donné le jour. Son oncle, en le voyant marcher au combat, s'efforce de l'en détourner par ses discours et par ses prières : « Où te précipites-tu ? Vois la mort affreuse qui te regarde avec un rire amer.[61] Reviens sur tes pas. Les noires déesses[62] filent tes derniers jours; cher neveu, tu t'abuses; cesse, tu es trop inférieur en forces à Walther. »

Cependant l'infortuné méprise ces conseils et poursuit sa course, car il a l'ardeur de la jeunesse et brûle d'acquérir de la gloire.

Hagene, accablé de tristesse, tire de sa large poitrine de profonds soupirs : « Gouffre où s'abîme le monde, faim insatiable de posséder, avarice sans fonds, cause détestable de tous les maux ! plût au ciel que tu n'engloutisses que l'or et les autres richesses et que tu épargnasses les hommes ! mais tu allumes dans leur cœur des désirs pervers, et personne n'est content de son partage. En voilà qui ne craignent point, par amour du lucre, d'affronter un honteux trépas. Plus on a, plus la soif d'avoir est ardente. Le bien d'autrui, ils s'en emparent tantôt par la violence, tantôt furtivement, et ce qui excite même plus de regrets, ce qui fait couler encore plus de larmes, ils précipitent dans les enfers des âmes d'origine céleste.[63] Hélas ! je ne puis plus retenir mon neveu bien-aimé, car il est stimulé par toi, impitoyable cupidité. Le voilà qui, dans son aveuglement, se jette au devant d'une mort affreuse, et pour un lot méprisable ambitionne de descendre parmi les ombres! Malédiction sur moi! Que dirai-je à ta mère, ô malheureux, qui pourra consoler ta jeune épouse à qui tu as laissé le doux espoir d'être mère aussi ? Quelle frénésie t'entraîne ? d'où te vient ce délire ? » A ces mots, de grosses larmes humectent ses genoux, et, à travers les sanglots, il s'écrie d'une voix traînante : « Adieu, bel et misérable enfant! »

Quoique de loin, Walther remarque le désespoir de son compagnon dont les cris sont parvenus jusqu'à lui, et apostrophant Patavrid qui pique des deux son coursier : « Ecoute mon conseil, ô jeune homme d'un sang illustre, songe à ton salut et choisis de meilleures destinées. Arrête ; car ta confiance et ton ardeur t'égarent; vois à tes pieds tous ces héros renversés, ne rougis pas de renoncer au combat et ne vas point, en m'obligeant de t'ôter la vie, me susciter de nouveaux ennemis. »

« Pourquoi, guerrier superbe,[64] t'inquiéter de ma mort, répond Patavrid; apprête-toi à te défendre, et fais trêve à tes discours. » Aussitôt il lance sa javeline noueuse que le héros pare et repousse avec son épée. Le trait porté par le vent et chassé par la force prodigieuse du guerrier, tombe dans le fort aux pieds d'Hiltgund. Frappée de terreur, elle jette un grand cri, un de femme, mais revenue bientôt à elle-même, elle lève la tête et regarde si Walther n'a point succombé.

En vain cet homme puissant veut que le Franc se retire en paix, celui-ci furieux tire son épée, et s'avance sur lui pour asséner un coup terrible. Le fils d'Alfère s'était couvert de son bouclier, immobile, silencieux, semblable en frémissant de colère à un sanglier qui écume. Patavrid, en cherchant à l'atteindre, se met hors de garde, tandis que Walther, ramassé sous son pavois qui le cache entièrement, ne donne aucune prise. Tout à coup le jeune imprudent mortellement blessé va mesurer la terre. C'en était fait. Cependant Walther à genoux sous sa vaste rondache, se précautionnait toujours contre le fer de son ennemi. Il se lève, Patavrid se redresse à son tour et tremblant se hâte de lui opposer son bouclier. En vain il veut rétablir le combat, l'épée de Walther plus prompte que sa lance, s'abat avec impétuosité, lui enlève la moitié de son écu, coupe sa cuirasse armée d'un crochet[65] et pénètre dans ses flancs. Il tombe, l'infortuné Patavrid, il voit s'échapper ses entrailles, laisse son corps en proie aux bêtes sauvages, et son âme aux dieux infernaux.

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[66]Promettant de le venger, Gerwic se présente à son tour. Porté par un coursier vigoureux, il franchit dans son vol tout le carnage qui obstrue l'étroit sentier. Tandis que Walther coupe la tête de Patavrid expirant,[67] Gerwic accourt et lui porte à la figure sa double hache, arme alors familière aux Francs[68] ». Rapide comme l'éclair, Walther lui oppose son bouclier et rend cette manœuvre inutile ; ayant jeté son épée sanglante sur l'herbe, il fait un saut en arrière et saisit sa pique fidèle. Alors vous les eussiez vus aux prises, ces deux guerriers redoutables. Aucune parole ne leur échappe dans la chaleur de l'action, tant leur âme est absorbée par le désir de vaincre. L'un, furieux, veut venger ses amis égorgés, l'autre fait tous ses efforts pour défendre sa vie et conserver la victoire, si le sort la lui accorde; l'un frappe, l'autre pare; celui-ci attaque, celui-là se replie sur lui-même. Des deux côtés le sort et la bravoure semblent conspirer au même but. Enfin la pique l'emporte sur l'arme écourtée; mais Gerwic fait caracoler son cheval et espère prendre en défaut son adversaire harassé.

Walther, dont la colère s'accroît de plus en plus, enlève le bas du bouclier de Gerwic, perce celui-ci à ta ceinture et fait pénétrer le 1er dans sa cuisse. Renversé sur le dos, Gerwic pousse un cri lamentable, et sentant avec désespoir l'approche de la mort, creuse la terre du talon. Walther, lui ayant coupé la tête, abandonne le tronc de cet homme jadis comte dans le territoire de Worms.

Pour la première fois, les Francs hésitent et supplient leur maître d'abandonner la partie. Égaré par son délire, le malheureux s'écrie : « Guerriers puissants et souvent éprouvés, ce qui vient d'arriver doit vous inspirer plus de colère que de crainte. Que deviendrais-je, moi, si je traversais les Vosges, ainsi déshonoré? Partagez les sentiments qui m'animent, j'aime bien mieux mourir que de rentrer à Worms, après un tel affront. Laisserons-nous cet étranger retourner vainqueur dans ses foyers, sans que notre sang ait coulé? Vous brûliez tout à l'heure d'envie de le dépouiller de ses trésors; enflammez-vous maintenant du désir d'effacer le sang versé, d'expier la mort par la mort, le meurtre par le meurtre, et d'apaiser, en exterminant l'homicide, vos compagnons massacrés... »

Ces paroles excitent un nouvel et fatal enthousiasme; personne ne songe plus au danger qui menace sa vie et, comme s'il ne s'agissait que d'un frivole exercice, chacun rivalise à qui atteindra plus vite la mort. Mais, comme je l'ai dit, le sentier ne permet qu'à deux athlètes de combattre à la fois.

Cependant Walther, témoin de leurs hésitations, suspend à un arbre son casque ombragé d'une épaisse crinière, aspire l'air avec force et essuie la sueur dont il est inondé.

Soudain Rondolf, devançant tous les autres, vient mal à propos l'attaquer, et lui lance sa javeline au-dessus de la mamelle. Si la cuirasse de Walther, ouvrage du fameux Wieland[69] n'avait recouvert sa poitrine de mailles resserrées, le trabe durci s'enfonçait dans ses entrailles.

Le héros, saisi d'épouvante,[70] lui oppose le boulevard de son bouclier et se remet bientôt de sa surprise. Toutefois le temps lui a manqué pour détacher son casque. La pique lancée, le Franc tire l'épée, et chargeant l'Aquitain sur la tête, rase sa belle chevelure, mais sans entamer le cuir du crâne. Il médite alors un second coup ; malgré sa prestesse, son cimeterre va se heurter contre le bouclier de Walther que ses efforts ne peuvent ébranler. Le fils d'Alphère recule et, revenant comme la foudre, renverse le Franc, lui applique le genou sur la poitrine et lui dit : « Pour te punir de m'avoir rendu chauve, voilà que je t'abats la tête, afin que tu n'ailles pas me railler insolemment auprès de ta compagne.[71] A ces mots, malgré ses prières, il lui tranche le cou.

Helmnod (c'est le neuvième) lui succède. Il portait un angon en forme de trident,[72] attaché à un triple câble, dont ses compagnons tenaient derrière lui l'extrémité. Ils se proposaient, lorsque le trait serait enfoncé dans le bouclier de Walther, de le tirer tous au moyen de cette corde, et de renverser ainsi leur ennemi furieux ; c'était dans cette ruse qu'ils plaçaient avec assurance l'espoir du triomphe !

Aussitôt Helmnud, mettant toute sa force dans son bras, darde le trident et crie à haute voix : « Guerrier sans cheveux, cesse; pour toi c'est la mort! »

Le trait brille et fend l'air, semblable à un serpent qui s'élance du haut d'un arbre avec tant d'impétuosité qu'aucun obstacle ne saurait l'arrêter.

Que dirai-je de plus? l'angon brise le chaton du bouclier et en coupe l'orbite. A cette vue les Francs jettent un cri que répète la forêt, et tirent à l'envi le câble. Le roi lui-même ne rougit pas de se joindre à eux. La sueur ruisselle de leurs membres robustes.

Mais le héros reste ferme comme un chêne, de qui la tête est voisine du ciel, et dont les pieds touchent a l'empire des morts,[73] un chêne qui, toujours immobile, dédaigne le vain fracas des vents. Cependant ses ennemis s'exhortaient mutuellement, et s'ils ne pouvaient lui-même le coucher sur le gazon, ils se disputaient à qui lui arracherait du moins la protection de son bouclier, afin de le prendre vivant avec plus de facilité. Je dirai les noms des guerriers qui restent. Eleuthère, surnommé Helmnod, était le neuvième de ceux qui tiraient le câble. Trogue, le dixième, était de Strasbourg. La puissante ville de Spire avait donné le jour à Tanaste, le onzième. Le roi faisait le douzième,[74] sans compter Hagene.[75] Tous quatre ils s'acharnent sur un seul, avec un tumulte aussi bruyant que divers.

Leurs efforts inutiles ne font qu'exaspérer Walther. Le front déjà désarmé, il abandonne son bouclier pour ne se fier que dans sa framée[76] et sa cuirasse d'airain.[77] Il se précipite d'abord sur Éleuthère, fend son casque, disperse sa cervelle, lui coupe la tête et ouvre sa poitrine; du cœur palpitant s'échappent la chaleur et la vie.

Il se tourne alors contre Trogne, qui se cramponnait au câble odieux. Celui-ci stupéfait de la mort de son compagnon, après avoir essayé de fuir à l'aspect épouvantable de Walther, vont ramasser ses armes pour se mettre on défense; car ceux qui tiraient le câble avaient déposé leurs piques et leurs boucliers. Mais Walther le surpassait en agilité comme en force; il court, le frappe aux jambes, l'arrête ainsi dans son élan et lui enlève son écu. Bien qu'épuisé par sa blessure, Trogue conserve toute son ardeur. Il aperçoit près de lui un énorme rocher, il le soulève, et le lançant à son adversaire, il brise du haut en bas le bouclier qu'on lui a ravi; cependant le cuir qui le recouvre, en retient les ais rompus. Trogue, à genoux, tire son épée, fabriquée d'un métal verdoyant,[78] et toujours animé du même courage, fait vibrer l'air d'un cri formidable. Si ses prouesses n'ont point prouvé sa valeur, du moins son intrépidité et ses discours ont montré qu'il était homme. Sans s'inquiéter si les dieux funèbres lui sourient, il s'écrie avec audace : « Oh! si seulement j'avais un bouclier, si je pouvais compter sur le secours d'un ami ! c'est le hasard, ce n'est pas une valeur éclatante qui t'a donné l'avantage sur moi : viens, viens m'enlever mon cimeterre comme tu m'as volé mon bouclier! »

« Je viens, » lui répond le héros d'un air ironique : Et bientôt près de lui, il lui coupe la main au moment où il voulait frapper. Mais tandis que, le bras levé, il médite un second coup et s'apprête à donner la mort à Trogne, Tanaste se présente, Tanaste que le roi vient d'armer, et, sous son bouclier, il abrite le guerrier blessé.

Walther indigné tourne contre lui sa furie, lui détache l'épaule et fait descendre son épée du flanc dans les entrailles. « Je te salue, » murmure Tanaste en tombant.[79] Loin de recourir aux prières, Trogut aiguise la rage du vainqueur par d amères railleries, soit qu'il obéisse à son courage, soit qu'il n'ait plus d'espoir. « Meurs, lui crie le fils d'Alphère, et va, dans les enfers, conter à tes compagnons comment tu les as vengés. » A ces mots, il lui passe au cou son collier d'or.[80]

Ils roulent ensemble sur la poussière, les deux amis, et, en se tordant, battent convulsivement la terre souillée de leur sang.

A ce tableau, l'infortuné roi soupire; il remonte sur son cheval caparaçonné, s'éloigne à franc étrier, et se dirigeant aussitôt vers Hagene, encore plongé dans l'affliction, il emploie mille moyens pour le fléchir et l'engager à venir à son aide. « La faible race de mes ancêtres, répond Hagene, me défend de combattre; la froideur de mon sang m'a ôté toute ardeur pour les armes; car mon père se troublait à la vue d'un glaive, et, timide, il cherchait par ses discours à décliner le combat.[81] Tandis que vous excitiez votre suite, ô roi, vous aviez en moi un bien peu digne défenseur! » Le roi insiste; mais Hagene n'en veut pas moins le rappeler ;'i la raison : « Au nom des dieux ! je t'en conjure, renonce à cette frénésie, et ne t'irrite pas de mon inaction; car si je retourne vivant avec toi dans nos foyers, je saurai te la faire oublier par mes nombreux services. N'auras-lu pas à rougir en cherchant à cacher qu'un homme a causé la mort de tant de fidèles et de proches ? De sages paroles, j'en suis certain, auraient su bien mieux le toucher que des actions insensées; s'il eût refusé de les écouter, alors elle eût été plus légitime ton indignation contre celui qui seul aujourd'hui a outragé le chef d'un grand empire.[82] Certes, la mort de ces guerriers nous cause un tort irréparable; mais il sera plus ineffaçable encore l'affront fait à la nation franque. Ceux qui naguère nous redoutaient, diront en nous poursuivant de leurs sarcasmes : « Toute une armée de Francs a été impunément massacrée par un seul, ô honte, par un seul inconnu ! »

En proie à l'indécision, Hagene tour à tour se rappelait la foi qu'il avait promise à Walther et se retraçait tout ce qui venait d'arriver. Cependant le malheureux roi redoublait ses instances. Aiguillonné par ses prières, Hagene rougit en regardant son maître et songe qu'il y va de son propre honneur, s'il continue de se tenir à l'écart dans une circonstance pareille. Enfin ses sentiments éclatent et se font passage dans ce discours : « Où m'appelez-vous, seigneur, où voulez-vous que je vous suive, prince illustre? La fidélité veut-elle que l'on tente l'impossible? Qui a jamais été assez insensé pour se précipiter de gaieté de cœur dans l'abîme? Car, je le sais, Walther est si formidable sur le champ de bataille, que quand même il ne serait point favorisé par cette position, il ne s'inquiéterait pas plus d'un gros bataillon que de l'homme le plus faible; et si la France envoyait contre lui tous ses cavaliers et fantassins, il les traiterait comme il a fait ceux-ci.[83] Mais puisque je vois que vous êtes plus sensible à la honte qu'au dommage, et que ce motif vous empêche de reculer, je compatis à votre chagrin ; l'honneur de mon roi l'emporte sur mes propres douleurs.

« Je vais tâcher (le vous indiquer un moyen de salut; toutefois sans une impérieuse nécessité, jamais je ne l'eusse fait : car, je vous l'avouerai, seigneur, la perte de mon neveu chéri n'aurait pas suffi pour me faire violer ma foi. Pour vous, ô roi, je vais m'exposer à un péril certain, vous verrez néanmoins que je me retirerai d'ici vaincu. Éloignons-nous, ne lui fermons plus le passage, et placés en sentinelles, foulons les prairies sous les pieds de nos destriers, jusqu'à ce que, rendu à la sécurité et persuadé que nous sommes partis, il sorte de son étroit repaire. Dès qu'il sera dans la plaine, levons-nous et poursuivons-le en profitant de sa surprise : ainsi pouvons-nous tenter de déployer quelque valeur. Dans une situation si équivoque, c'est là mon espérance la plus certaine. Alors, si vous en gardez le désir, ô roi, vous pourrez combattre, car il ne reculera pas devant nous deux, et pour nous il n'y a que deux partis, fuir ou l'attaquer. » Le chef[84] applaudit à ce conseil, il embrasse Hagene et le flatte du regard

Ils s'éloignent alors, cherchent une embuscade commode et, mettant pied à terre, attachent leurs montures dans un riant pâturage.[85]

Cependant le soleil incliné vers le couchant, dorait de ses derniers rayons la fameuse Thulé[86] et laissait derrière lui l'Ibérie et l'Ecosse; après avoir réchauffé les flots de l'Océan, il abandonnait au croissant de la lune le soin d'éclairer l'Ausonie. Alors le sage athlète se demanda s'il conserverait, au milieu de ce vaste silence, la sûreté de sa position, ou s'il se risquerait dans l'étendue du désert.

Battu par le flot de l'incertitude, il examine avec une prudente attention quel parti il faut choisir. Il ne suspectait qu'Hagene et les regards que le roi lui avait adressés en l'embrassant. Quel était leur dessein ? Voulaient-ils retourner à la ville et y rassembler, à la faveur de la nuit, de nouveaux auxiliaires, pour recommencer le matin un combat plus acharné? Ou, s'en rapportant à eux seuls, préparaient-ils un piège et se cachaient-ils dans le voisinage? Pour surcroît de crainte, il ne connaît pas les chemins qui conduisent dans la forêt; ne peut-il pas tomber au milieu de buissons inextricables, parmi des bêtes sauvages qui menaceraient la vie de sa fiancée?

Après avoir tout pesé : « Quoi qu'il arrive, dit-il, je coucherai ici jusqu'au retour désiré du matin, pour que ce roi superbe ne dise pas que je me suis esquivé de son pays comme un voleur. »

Il dit et fortifie la gorge du fort d'une palissade formée de branchages épineux, coupés autour de lui : Il se tourne ensuite vers les cadavres étendus à ses pieds, abaisse la tète vers chacun d'eux, en poussant un soupir amer, et prosterné vers l'orient, son épée nue près de lui, il prononce cette prière : « Auteur et maître de toutes choses, toi sans la permission ou l'ordre duquel rien ne saurait être, je te rends grâce de m'avoir protégé non-seulement contre les traits injustes d'une foule d'ennemis, mais encore contre leurs outrages. Toutefois d'un esprit contrit je supplie le Seigneur, qui veut la perte du péché et non celle du pécheur, de m'accorder la grâce de les voir dans le ciel.[87] »

Cette prière achevée, il se lève, rallie les chevaux et leur met des entraves formées de baguettes recourbées. Il n'en restait que six, car deux avaient succombé et le roi Gunther en avait emmené trois autres. Ayant pris cette précaution, il se déshabille et soulage ses membres fumants du poids qui les oppresse. Cependant par de doux propos il consolait sa compagne affligée et réparait ses forces en prenant quelque nourriture, car son épuisement était extrême. S'étendant ensuite sur son bouclier, il ordonne à la jeune fille de veiller pendant son sommeil, et se réserve de faire la garde vers le matin, à l'heure la plus dangereuse. Enfin il s'abandonne au repos. Assise à son côté, la jeune fille veille comme d'habitude et chante pour tenir ouverts ses yeux appesantis. Mais le héros secoue lui-même le sommeil, se lève, dit à Hiltgunde de dormir, saisit sa javeline et s'appuie sur elle. Il passe ainsi la nuit, tantôt visitant les chevaux,[88] tantôt s'approchant de la barricade, et appelle impatiemment le jour.

Cependant, tel qu'un héraut, l'étoile du matin montait dans l'Olympe, et l'Ile de Taprobane[89] voyait étinceler le soleil. C'était l'heure où le vent glacé de l'est humecte la terre de rosée. Le guerrier se met à dépouiller les morts de leurs glaives et de leurs armures. Il leur laisse leur tunique et leurs autres vêtements, et se contente de prendre les bracelets[90] et bijoux,[91] les baudriers, les épées, les cuirassas et les casques. Il en chargea trois chevaux, plaça Hiltgunde sur le cinquième, monta lui-même sur le dernier, ci, renversant la palissade, se mit en marche. En pénétrant dans l’étroit sentier, il promenait autour de lui des regards attentifs et recueillait avec soin les moindres bruits, pour entendre ou le murmure de ses superbes ennemis, ou le bruit de leurs pas, ou le frémissement des mors, ou le retentissement de la corne ferrée des chevaux.[92]

Certain que tout se tait, il devance les sommiers, dit à Hillgunde d'en faire autant, et saisissant la bride du palefroi qui portait son trésor, il ose s'avancer couvert de son armure accoutumée. A peine avait-il parcouru un mille que la jeune Tille, portée à la crainte par la timidité de son sexe, regardant derrière elle, vit deux guerriers se précipiter de la colline; pâle et tremblante, elle apostrophe Walther qui la suivait : « Après tant de retards, le moment fatal est arrivé. Fuyez, seigneur, ils s'approchent. » Walther se retourne, les reconnaît et dit : «C'est en vain que cette main aurait triomphé de tant d'ennemis, si, lorsque les derniers se présentent, je préférais la honte à l'honneur. Mieux vaut perdre glorieusement la vie que de s'enfuir dépouillé. Mais rien n'est si désespéré et j'ai vu bien d'autres dangers. Prends les rênes du cheval Lion qui est chargé de notre or, et hâte-toi de t'enfoncer dans le bois voisin. Pour moi j'aime mieux rester sur cette hauteur, où j'attendrai l'événement, prêt à bien accueillir ceux qui viendront. »

Elle obéit, la vierge au clair visage.[93]

Walther cependant saisit son bouclier et secoue sa lance, voulant éprouver la tactique du cavalier inconnu.

Le roi, accourant sur lui avec Hagene, prononce ces paroles altières : « Féroce ennemi, tu prends d'inutiles précautions; ici plus de ces tanières d'où, grinçant les dents comme un chien peureux, tu aboyais sans cesse. Voilà que je te propose un combat en plein champ; le veux-tu? je serais curieux de savoir si la fin répondra au commencement.

« Je le sais, tu crois avoir acheté la fortune, et tu dédaignes, dans cette pensée, de fuir ou de te rendre ! »

A ces paroles du roi, le fils d'Alphère semble sourd et se tait, mais se tournant vers celui qui l'accompagne : « Hagene, c'est à toi que je m'adresse, écoute-moi un moment. Qui a pu, dis-moi, je l'en conjure, changer si subitement un cœur loyal comme le tien? Quoi ! le même homme qui, en se séparant de moi, paraissait naguère ne pouvoir s'arracher de mes bras, viendra maintenant m'attaquer, m'attaquer sans provocation! J'avais, je l'avoue, placé en toi mon espérance; je vois trop que je me suis trompé. Je me flattais que si tu m'avais reconnu au retour de l'exil, tu serais venu me donner le salut de l'amitié, que tu m'aurais forcé à me reposer sous Ion toit hospitalier et m'aurais reconduit en paix dans les États de mon père. Ma seule inquiétude était de savoir comment me dérober à tes dons ; je me disais, en parcourant des contrées inconnues : « Je ne redoute aucun des Francs, puisque Hagene vit encore. » — Reviens à toi, je t'en adjure par les jeux où nous confondions nos armes, par les exercices où se déployait l'adresse de notre enfance. Qu'as-tu fait de rattachement qui nous unissait? Sans nous quitter jamais dans la paix, dans la guerre, vivant au sein de l'innocence, nous avions oublié l'un près de l'autre, toi les traits de ton père, moi le pays où je suis né. As-tu donc effacé de ta mémoire les promesses que nous nous sommes faites tant de fois? Je t'en supplie, ne commets pas le crime de m'attaquer en ennemi, et que notre alliance reste inviolable. Alors tu partiras comblé de mes bénédictions et je remplirai le creux de ton bouclier d'un métal vermeil.[94] »

Hagene, le regardant de travers, laisse percer son ressentiment : « Tu commences par la violence, Walther, et tu finis par des paroles captieuses. C'est toi qui as sans scrupule violé la foi jurée; peux-tu t'excuser lorsque, malgré ma présence, lorsque sachant que je devais être là, tu as fait mordre la poussière à tant de mes alliés et de mes proches? Si ma face était cachée, tu voyais du moins mon armure[95] qui n'était pas nouvelle pour toi, et tu pouvais me reconnaître à mon extérieur. J'aurais pu tout oublier peut-être, sans le trait amer que tu m'as réservé. Cruel ! ton épée a fauché la fleur la plus aimée, la plus éclatante, la plus délicate, la plus précieuse; par là, le premier, tu as rompu notre alliance, et tous tes trésors ne sauraient me payer ta trahison. Je veux essayer si tu es le seul vaillant au combat et venger sur toi la mort de mon neveu : oui, il faut que je succombe ou que je me signale par quelque action mémorable. »

A ces mots il saute à bas de la croupe de son cheval. Gunther en fait autant et Walther n'est pas moins agile ; tous trois à pied sont prêts à combattre. Chacun cherche à prévenir le coup qui va le frapper; leurs bras vigoureux frémissent sous leurs boucliers. La deuxième heure venait de luire quand ils engagèrent le combat; ils étaient deux contre un.

Le premier, rompant la paix, Hagene rassemble toutes ses forces pour décocher sa javeline; terrible dans son essor, elle fend l'air en sifflant; le fils d'Alphère, sentant bien qu'il ne pourrait y résister, la fait glisser adroitement sur la surface oblique de son écu. Le fer semble repoussé par du marbre poli ; il ricoche, va heurter la colline et s'enfonce dans la terre jusqu'aux clous qui le retiennent à la hampe.

Gunther, de son côté, lance avec moins de force que de courage, un javelot qui s'attache au bas du bouclier de Walther; celui-ci, en secouant sa targe, fait tomber le fer impuissant du bois qu'il effleure à peine.

Affligés, confus de cet augure défavorable, les Francs, dont la douleur devient de l'emportement, se serrent l'un contre l'autre, et, couverts de leurs boucliers, s'efforcent d'envelopper l'Aquitain. Mais l'intrépide guerrier les repousse par la force de son épée et ne les intimide pas moins par ses regards que par ses coups.

Gunther eut alors l'extravagant désir de reprendre furtivement le javelot qu'il avait lancé et qui gisait à terre, aux pieds du héros, parce qu'avec leurs épées ils ne pouvaient approcher de Walther qui faisait tournoyer rapidement son glaive. Il fit donc signe ries yeux à son vassal de se mettre devant lui et de l'aider, par une diversion, à exécuter son projet.

Aussitôt Hagene s'avance et provoque l'ennemi. Le roi remet dans le fourreau son cimeterre orné de pierres précieuses, et dégage précipitamment la main pour saisir le javelot. Que dirai-je? déjà il le touche et le retire à lui, espérant un succès plus grand encore. Mais le héros expérimenté, à qui rien n'échappe et qui, depuis une heure, redoublait de précaution, voyant Gunther s'incliner, avait deviné son but. Repoussant l'obstacle que lui oppose Hagene, et délivré du champion qui gênait ses mouvements, il s'élance, retient sous son pied le javelot déjà arraché de terre, et punit la ruse du roi en le faisant tomber sur ses genoux d'un coup d'épée. Il l'aurait même tué, si le redoutable Hagene n'était venu à son secours, ne l'avait prestement mis à couvert sous son bouclier, et n'avait porté sa dague nue au visage de Walther. Pendant que celui-ci se défend, Gunther se relève et se tient debout pâle et chancelant, à peine échappé au trépas.

Sans retard, sans relâche, le combat recommence ; ils attaquent leur ennemi tantôt à la fois, tantôt séparément. Quand Walther, penché sur l'un d'eux, le menace d'un coup terrible, l'autre survient et détourne son bras. Tel un ours de Numidie, poursuivi par les chasseurs, s'arrête entouré d'une meute avide; son poil se hérisse; la tête basse et cachée, il fait entendre de sourds grognements, et si quelque chien de l'Ombrie ose trop s'approcher, il le saisit, le met en pièces, et le force de cesser ses cris. Alors les fiers molosses, craignant d'aborder le monstre, se contentent d'aboyer autour de lui.

Ainsi la lutte s'était prolongée jusqu'à la neuvième heure; les, trois champions avaient contre eux trois funestes associés de la mort, les angoisses, la fatigue du combat et l'ardeur du soleil.

Cependant une idée illumine soudain le héros, qui se dit tout bas : « Si la fortune ne m'ouvre une voie nouvelle, ces gens finiront par me vaincre à force de lassitude et d'inutiles assauts. » S'adressant donc à Hagene : « Être épineux,[96] pour que tes ronces puissent me piquer, tu t'amuses follement à sauter autour de moi et tu tâches de me surprendre. Attends, je vais l'aire en sorte que tu puisses approcher davantage. Je sais que ta vigueur est grande et je regrette de supporter vainement de si intolérables fatigues. » A ces mots il bondit sur lui-même et jette à Hagene sa javeline qui perce son bouclier, enlève un fragment de sa cuirasse et fait dans sa large poitrine une blessure peu profonde. Hagene revêtu de ses principales armes gardait un imposant maintien.

La pique lancée, Walther tire son cimeterre, tombe sur le roi, écarte le bouclier qui protégeait sa droite, lui porte un coup formidable et lui coupe le jarret et la jambe jusqu'à la cuisse. Gunther tombe sur son bouclier, aux pieds de Walther. A cette vue Hagene pâlit, mais le fils d'Alphère, brandissant une seconde fois son glaive ensanglanté, brûlait d'impatience d'achever le vaincu.

Hagene, maîtrisant la douleur de sa propre blessure, s'incline et offre sa tête au coup de l'ennemi. Walther ne pouvait plus retenir son bras; le casque merveilleusement trempé d'Hagene en recul l'effort; l'épée rebondit en étincelant, se fracassa par le choc et ses débris, ô douleur! volèrent au loin en se dispersant sur l'herbe.

Le guerrier, en voyant les fragments de son glaive,[97] s'indigne; emporté par la fureur, il jette loin de lui la garde privée de sa lame, quoiqu'elle fût aussi précieuse par le travail que par la matière, et se sépare avec dédain de ses tristes restes.

Walther ayant ainsi étendu la main outre mesure, Hagene, joyeux, l'enlève d'un coup rapide. Au moment où elle va frapper, elle est abattue cette main formidable, la terreur des peuples et des rois, cette main illustrée naguère par tant de triomphes.

Mais cet homme intrépide, incapable de céder et dont l'âme indomptée surmontait les souffrances de la chair, ne perd pas courage, et sans montrer le moindre abattement, cache sous son bouclier celui de ses bras qui était blessé, et de sa main valide dégaine la demi-épée[98] dont j'ai dit qu'il avait ceint son flanc droit. Aussitôt il tire de son adversaire une vengeance sévère, d'un seul coup il arrache l'œil droit d'Hagene de son orbite, lui coupe la tempe et les lèvres et lui fait sauter de la bouche six dents molaires.

Ainsi finit le combat. Les blessures et l'épuisement persuadent à chacun de déposer les armes. Qui pourrait se retirer sain et sauf d'un champ de bataille teint du sang de deux héros aussi égaux en force qu'en ardeur?

Quand tout a cessé, les champions regardent les pertes qu'ils ont faites : sur le sol gisaient le pied du roi Gunther, la dextre de Walther et l'œil encore frémissant d'Hagene. Voilà comment ils se sont partagé les trésors des Avars !

Deux de ces guerriers sont assis, le troisième reste couché sur la terre, tous inondent de flots de sang les fleurs dont la prairie est diaprée.

Dans cette situation, le fils d'Alphère appelle la timide Hiltgunde qui bande aussitôt leurs blessures.[99]

L'appareil posé, son fiancé lui dit : « Allons, verse-nous du vin, et présente d'abord la coupe à Hagene, car ce serait un champion parfait s'il gardait seulement sa parole; passe-la-moi ensuite, à moi qui en ai plus enduré que les autres; que Gunther ne boive que le dernier, lui qui, manquant de vigueur parmi tant de héros magnanimes, s'est montré tiède et sans nerf en combattant.

La fille de Héric suit de point en point ce qui lui est prescrit.

Hagene, quoique son gosier soit desséché par la soif, refuse le vin qui lui est offert : « Jeune fille, dit-il, offre-le d'abord au fils d'Alphère, à ton fiancé et seigneur, car j'avoue qu'il l'emporte sur moi en bravoure ; que dis-je sur moi ? sur le reste des hommes.[100] » Le guerrier dont le nom exprime une haie épineuse[101] et le héros de l'Aquitaine, conservant toute l'énergie de leur âme quoique leur corps soit brisé de lassitude après tant d'assauts difficiles et de coups formidables, s'amusent, en buvant, à se renvoyer des sarcasmes.[102]

Le Franc dit : « Ami, tu vas maintenant chasser le cerf dont le cuir doit à tout jamais te fournir de gants[103] ; je te conseille pourtant de bourrer de laine celui de la main droite, afin de faire illusion aux personnes qui ignorent ton accident. Mais que répondras-tu pour t'excuser de violer les usages de ta nation, en serrant ton glaive sur ta cuisse droite,[104] que répondras-tu si l'envie te prend d'embrasser ta compagne et que tu enlaces maladroitement sa taille de ton bras gauche? Qu'ajouterai-je? tout ce que tu feras désormais, tu le feras gauchement. »

Walther lui réplique : « Borgne Sicambre,[105] j'admire en vérité tes saillies. Si je me livre à la chasse du cerf, tu éviteras, de ton côté, la chair trop dure du sanglier; désormais tu ne commanderas à tes serviteurs qu'en clignant, et tu ne salueras les nobles guerriers qu'en les regardant de travers. Mais plein du souvenir de la foi qui nous unissait, je veux bien te donner un conseil. Si tu revois ta demeure, si tu retrouves tes foyers, fais-toi préparer une bouillie avec du lard, du lait et de la farine[106] ; c'est à la fois la nourriture et l'expédient qui le conviennent. »

A ces mots ils renouvellent dans le sang[107] leur première alliance, et relevant le roi, qui souffrait des douleurs atroces, ils le placent sur son palefroi, se dispersent ensuite et regagnent chacun leur pays, les Francs la ville de Worms, Walther l'Aquitaine. Il y fut reçu avec de grands honneurs, avec transport, célébra publiquement, et suivant l'usage, son hymen avec Hiltgunde, et son père décédé, cher à toute la nation, il la gouverna heureusement pendant trois fois dix années. Quelles guerres il entreprit dès lors, quelles victoires il remporta souvent, mon stylet émoussé refuse de les retracer.[108]

Qui que tu sois qui lis ces pages, pardonne au sifflement de la sauterelle, ne fais pas attention à sa voix encore enrouée, mais a son âge, car elle n'a pas encore quitté son nid pour se hasarder sur les hauteurs.

Telle est la légende poétique de Walther. Que Jésus-Christ nous soit en aide !

 

Ici finit le livre des deux compagnons d'armes, Walther et Hagene.

 

Le Chronicon Novaliciense qui rapporte la légende de Walther, contient ces vers qui le concernent :

Waltharius fortis, quem nullus terruit hostis,

Colla superba domans, Victor ad astra volans.

Vicerat hic totum duplici certamine mundum,

Insignis bellis, clarior est meritis.

Hunc herua pertremuit quoque torridus Indus,

Ortus et occasus solis eum metuit.

Cujus fama suis titulis redimita coruscis

Ultra caesareas scandit abhinc aquilas.


 

[1] Ms. de Br. : incipit poesis Geraldi de Gualtario.

[2] Geraldus, Gerhaldus, Keraldus, est-il le même que Eckchardus, auteur d'un Waltharius, puisque son descendant mort en 1036, dit de lui : « Scripsit et in scolis metrice magistro, vacillanter quiet dem, quiq in affectione non in habitu erat puer, vitam Waltarrii manufortis quam Magontiae positi, Aribone archiepiscopo jubente pro posse et nosse nostro correximus, barbaries enim et idioma ejus teutonem adhuc affectantem repente latinum fieri non patiuntur. Unde male docere solent discipulos semi magistri dicentes : “ Videte, quo modo disertissime coram Teutone aliquo proloqui deceat, et eadem serie in latinum verba vertite. Quae deceptio Eckehardum in opere illo adhuc puerum fefellit, sed postea non sic. » Eckehardi IV Carus S. Gulli, apud Pertz, II, 118. Mais si Eckehard était un moine de St. Gall, et Géraud un moine de Fleuri il ne peut y avoir identité de personne. Rien ne prouve cependant que Géraud ait appartenu à cette dernière abbaye ; au surplus la légende de Waltharius, primitivement en langue tudesque, a pu être tournée plus d'une fois en vers latins.

[3] Ms. de Br.: Gibico. Le souvenir de ce roi des Francs a été conservé dans d'autres chansons de geste. Schannat. Hist. episcop. Warmat., p. 61. Gibeche ou Gibich était un des douze preux de la cour d'Attila, selon les Nibelungen.

[4] De Gibicho ou Sibico semble venir le nom de Bègues.

[5] Guntharius. Dans les Nibelungen, ainsi s'appelle un des douze héros de la Bourgogne. C'est le fils aîné de Dankrat et de Uten, c'est aussi le fils de Siegfried et de Chriemhild. Menzel place le règne du roi bourguignon Gunther, Gundicar, Guntachar, à l'époque des expéditions d'Attila. Il conduisit ses guerriers nu pays des Huns, et c'est sur cette antique tradition, entrevue dans le Waltharius, que le poème des Nibelungen est fondé.

[6] Le Danube.

[7] Hagen von Troneck ressemble beaucoup à Hagano... de semine Trojae. Dans la Vilkina Saga ne trouve-t-on pas Hogni de Troie ?

[8] Ms. de Br.: Hilcund, Grimm: Hiltgunt; une légende polonaise du treizième siècle nous montre Wdaly Walgerzs (Walther le fort) qui devient, à la cour du roi des Francs, amoureux de la belle Helgund. J. Grimm und A. Schmeller, Lateinische gedichte, p. 113. Hiltgund, dans les Nibelungen, est une fille de Roi, en otage près d'Attila.

[9] Les mêmes que les Huns. Le géographe de Ravenne. liv. IV, § 14 : « Dicuntur Dacia prima et secunda, quae et Gepidia appellatur, ubi modo Huni qui et Avari, inhabitant. » Fischer cite un grand nombre de passages analogues.

[10] La Saône.

[11] Les Getreuen des Nibelungen, ceux qu'on appelait chez les Francs Leudi, antrustiones, etc.

[12] On dit encore : c'est la perle des hommes, des femmes, etc.

[13] Alphere dans Bitorolf et Alferias dans le Chron. Novalic. La chanson compose en Italie, l'an 871, par les soldats de l'empereur Louis II, présente ce vers :

Adalferio loquebatur et dicebant principi....

Adalferio est celui que les chroniqueurs appellent Adelgise, duc de Bénévent.

[14] Ou Ospirn. Les historiens nomment, comme épouse d’Attila, Cerca ou Recca et Ildico, mais Jornandès et Priscus disent que ses femmes ne pouvaient se nombrer, tandis que les Nibelungen lui font épouser Chriemhild.

[15] Amplificabo quidem pariter te rure domique. Je te prodiguerai les biens meubles et immeubles. Fischer découvre, dans ce vers, l’usage des fiefs parmi les Huns.

[16] Fischer explique cet endroit d'une manière diamétralement contraire ; selon lui les combattants rejettent leurs boucliers en arrière ; mais cela serait en contradiction avec ce qui suit : Sternitur et quaedam pars duro umbone virorum.

[17] L'illustre Grimm pose comme un principe de la versification latine de l'époque où le Waltharius a été écrit, que l'élision n'avait pas lieu devant l'H aspirée des noms propres. Le suivant prouve que l'exception s'observait même devant de) noms communs : Illius aspectu hilares. Il est vrai que ce savant cite des vers d'Herosvith et de Fortunat, où l'élision n'a pas lieu dans des circonstances pareilles à celle-ci.

[18] Tallum, Fischer fait venir ce mot de l'allemand teilen, diviser en coupant.

[19] Fischer croit que le mot signum désigne le signe de la croix, et cite ce passage de l'Histoire de Norvège de Torfoeus, p. 11, l. V, c. q. p. 219: “Jamque pocula in honorem Deorum epotanda inferebantur. Quorum primum comes, solemni formula Odino consecratum, Regi propinans, epotum iterumque repletum porrexit. Qui acceptum signuculo crucis, antequam ori admoveret, manu super inducta.... »

[20] Plus bas Hiltgunde appelle Walther seigneur, comme Ospirin Attila. C'est le baron des trouvères, titre donné par les femmes à leurs époux.

[21] Les bracelets et les colliers étaient une parure favorite des Barbares. Hagene, dans les Nibelungen, veut engager un batelier à lui donner le moyen de traverser le Danube, il élève sur la pointe de son épée un bracelet d'or qu'il lui présente. M. le baron Vonder Hagen cite, p. 579 de son édit. des Nibelungen de l'année 1807, deux anciens rois danois dont l'un avait reçu le surnom de Hnaug guvan-baug, et l'autre celui de Slynve baug, à cause de la générosité de l'un et de l'avarice de l'autre dans la distribution des bracelets.

[22] Les Nibelungen font allusion à cette fuite. Attila dit qu'il reconnaît Hagene, fils d'Aldrian. « Deux enfants courageux, ajoute-t-il, jadis mes otages : Hagene de Bourgogne et Walther d'Espagne (ou d'Aquitaine) ; ils devinrent hommes à mon service ; plus tard Walther enleva Hiltgunde, et je renvoyai Hagene sur le Rhin.

[23] Dans les Nibelungen il est question des tapisseries d'Arras, si célèbres jadis ; c’est dans la demeure d'Attila que ces tissus magnifiques sont étendus sur des lits.

[24] Le sophiste Priscus qui nous a conservé une relation de l'ambassade envoyée en 449, par Théodose le Jeune à Attila, ambassade dont il faisait partie lui-même, décrit un banquet donné par ce prince où l'on voit quelles étaient chez lus Barbares les lois de l’étiquette épulaire. Un des passages les plus remarquables de cette description est celui où Priscus raconte qu'à l'approche du soir, les mets furent enlevés et que deux Scythes s'avancèrent et récitèrent devant Attila des vers de leur composition, où ils chantaient ses victoires et ses vertus guerrières. Tous les regards des convives se fixaient sur eux ; les uns étaient charmés par les vers ; d'autres s'enflammaient à cette peinture des batailles ; des larmes coulaient des yeux de ceux dont l'âge avaient éteint les forces et qui ne pouvaient plus satisfaire leur toit de guerre et de gloire.

[25] Dans les Nibelungen il est question d'une liqueur préparée avec du jus de mûres et du miel et dont on faisait un cas particulier. Les Trouvères en font aussi de fréquentes mentions.

[26] J'ai donné dans l'introduction un second volume de Ph. Mouskès, une liste assez longue des coursiers célèbre dans les anciennes légendes. J'aurais pu l'allonger encore et y joindre, par exemple, Passe-cerf, palefroi de Gergers, un des héros des chansons allemand en sur Roland. Quant aux chevaux magiques, M. Loiseleur-Delouchamps croit découvrir leur origine dans l'Inde. On sait qu'une semblable fiction fait le fonds du roman de Cléomadès par Adenez et qu'on la retrouve dans Valentin et Orton. Essai sur les Fables Indiennes, Paris. 1838, in-8°, p. 35-38.

[27] More gigantis. Dans les Nibelungen et d'autres anciennes poésies les héros sont appelés Reche, Recke, ce que nos trouvères ont traduit par riche. M. Vonden Hagen, pense, que vers les temps fabuleux, recke signifiait un géant, et que dans les temps héroïques, ce mot exprimait la dignité d'un chef, d'un roi, d'un seigneur. Si ce mot qui entre dans la composition d'un grand nombre de noms tudesques et qui semble avoir un équivalent dans la langue espagnole, a désigné en dernier lieu la richesse, il n'y a en cela rien d'étonnant, les idées des forces de domination, de noblesse et de richesse ont été, principalement dans les temps reculés, ainsi qu'on en a déjà fait l'observation, intimement liées entre elles et sont dérivées les unes des autres. Ici le mot gigas est le reche avec sa signification primitive, c'est l'homme fort par excellence.

[28] Atque viam penitus claussissem vivo talentis.

Ce vers se lit ainsi dans le Ms. de Brux. de même que dans le texte de Grimm, et présente une certaine obscurité que les éditeurs ne se sont pas embarrassés de dissiper. Fischer croit avoir tout expliqué en disant que vivo est un mot celtique, et, satisfait de sa découverte, il passe à autre chose. Ce vers doit être compris comme s'il y avait : Atque viam penitus claussissem, ut vivo, talentis.

[29] Worms est la capitale des Bourguignons dans les Nibelungen. Chron. de Ph. Mouskes, v. 3296, 14304 et la table des noms géogr. 11, 804. Sigurth, le vainqueur du Dragon, Siegfried au chaperon magique, ou encore Siegfried le cornu fut enterré à Worms. Il y a à peine cent cinquante ans, dit Mgr. J. Geissel. évêque de Spire, que l'on pouvait voir à Worms la sépulture de ce héros, sur laquelle s'élevait un jeune sapin de 38 pieds de hauteur qui lui servait de lance, et l’on montre encore aujourd'hui dans les Vosges, à huit lieues de Spire, dans un vallon solitaire, une vaste caverne enfoncée dans un rocher immense, comme le séjour du Lindwurm ou de Fafnir, le dragon monstrueux, où il avait gardé la belle Chriemhild. Le rocher et la caverne appelés Drachenfels en ont conservé le souvenir ou le nom. Des colonnes de la Cathédrale de Spire, montrent, dans les sculptures de leurs chapiteaux, Siegfried vainqueur du dragon. En effet les bords du Rhin sont proprement le théâtre classique des exploits prodigieux de ce personnage héroïque. C'est dans les eaux du Rhin qu'il essaya le fil du glaive qu'il s'était forgé lui même, et à l'aide duquel il se proposa d'attaquer le monstre. Il tint ce cimeterre dans les ondes et le fil s'en trouva si tranchant qu'il coupa des bourres de laine entraînées par le courant du fleuve. Sur le mont Veldberg, non loin de Reiffenberg, la princesse Brunehaut donnait plongée d«ns un sommeil magique et entourée de six rangs de chevalier immobiles. Siegfried franchit cette enceinte redoutable et délivra Brunehaut. Il vint ensuite à Worms pour délivrer aussi la fille du roi Gunther que le Lindwurm avait enlevée, autrement pour accomplir les prouesses dont le récit est donné dans les Nibelungen. Voyez Bull. monumental, publié par M. de Caumont, III, 460-62 et comparer les légendes allemandes avec celles de l’Edda, Sigurdar Quida; Gudrunar Quida, etc.

[30] Portitor. Comparer ce passage avec l'arrivée de Hagene von Troneg et de Gunther sur les rives du Danube.

[31] Dans les Nibelungen le maître de cuisine de la cour de Worms est Aumold, un guerrier d'élite. Voy. la première et la vingt-quatrième aventures. Le grand sénéchal ou maître d'hôtel était, dit M. G. Ferrario, un des grands officiers du palais de Charlemagne. Storia ed Analisti degli antichi Romanzi di Catalleria, I, 124. C'est le Maistre-queux des Trouvères. Le joyeux Rabelais appelle Putiphar le maistre-queux des cuisines de Pharaon. — Kex. Queux (nom d'office) est celui du sénéchal du roi Arthur. Il est célèbre dans les romans et fabliaux de la table ronde, où on lui fait jouer un rôle peu honorable, celui d'un fanfaron et même d'un lâche. Le Roux de Lincy, Li roman de Brut, II, 92, 101,104, 140, 192, 201, 203, 218, 342. Le Grand d'Aussy, fabl. in-8°. Dans l’Atla-Mal in Graelengko, Beiti est le maître d'hôtel, bryti d'Attila. Edda Sœmund. II, 453.

[32] Les chevaux de bataille étaient de très haute stature ; de là les impressions proverbiales monter sur ses grands chevaux (en italien montare tu grandi cavalli) et haut à la main. G. Ferrario, O. C. I, 163.

[33] Grimm : Vociferatur... Gantharius. Dans le Ms. de Br. au contraire, ces deux vers changent de place et c'est Gunther qui pousse des cris ; ce qui offre une leçon préférable.

[34] C'est encore un trésor qui est ici le nœud de l'action.

[35] J'ai établi dans la préface du second volume de Philippe Mouskes que les douze pairs dont l'institution ne peut être déterminée d'une manière positive, se rattachaient à des coutumes dont on voit ici les vestiges. Le nombre douze, qui revient si souvent dans nos anciens monuments, est loin d'être pris au hasard. Nous avons déjà rappelé les douze héros de la Bourgogne, dont Hagene faisait partie dans les Nibelungen. Là Chriemhild reste douze jours près du Siegfried, la force de douze hommes est communiquée par un chaperon ou casque magique ; Siegfried a onze compagnons d'armes et forme le douzième de la troupe. Il est vainqueur des douze géants Nibelungen. Attila compte douze rois tributaires, le Margrave Rudiger douze frères d'armes; Dankwart, de même. Le vieux poème de la plainte (klage) et celui du Jardin des roses (Rosengarten), l'Heldenbuch, le Dietlieb, offrent également ce retour du nombre douze. Voy. le Gloss. de Vonder Hagen sur les Nibelungen. éd. de 1820, p. 430-431.

[36] Oculos tersos somni glaucomate purgans. Ces images basses et même repoussantes appartiennent à la poésie primitive, et il est remarquable que la poésie perfectionnée se fasse un mérite de les reproduire de préférence aux autres.

[37] Gladio meo colla secentur. Il y a dans Joinville un passage analogue, celui où la reine Marguerite fait promettre au sénéchal de la tuer plutôt que, de la laisser tomber entre les mains des mécréants.

[38] Franci nebulones. Procope. de bello Goth. II, appelle les Francs nationem mortalium perfidissimam, Salvien, de gubern., Div. IV, dit que le parjure n'est pas pour eux un crime, mais une manière de parler, perjurium tpsum sermonis genus putant, non criminis. Grégoire de Tours assure qu'il vaut mieux les avoir pour amis que pour voisins.

[39] Galeam Hagononis aspicit et noscens... On pourrait alléguer ces mots pour soutenir l'antiquité des armoiries: mais je crois que ce serait à tort. Sans doute, dès la plus haute antiquité, on reconnaît l'usage d'insignes personnels, d'insignes de familles, d'insignes nationaux; mais ce n'était point encore là le blason moderne avec ses lois régulières. M. Granier de Cassagnac qui, dans la Revue de Paris, a inséré des observations très ingénieuses, par lesquelles il prétend que le mot arma dans Virgile pourrait quelquefois se traduire par armoiries, me semble avoir été trop loin en assimilant nos écussons aux devises et aux emblèmes des anciens.

[40] Complevit, corruit, petiit, etc. Ces verbes sans sujet semblent se rapporter à la même personne; mais il est évident que complevit appartient à Walther et les deux autres prétérits à Hiltgund. Le manuscrit de Bruxelles confirme cette interprétation.

[41] Ex pugna tibi, Hiltgund sponsa, reserror. Chez les peuples guerriers, la guerre était souvent le prélude de l'hymen : des épouses étaient conquises les armes à la main; un combat mettait d'accord deux rivaux. La chevalerie conserva quelque chose de ces mœurs farouches en les adoucissant : c'était pour captiver les dames que dans les tournois on s'efforçait de remporter le prix de la joute.

[42] Vestro concedet honori. Votre honneur, terme de vénération; il faut remarquer que les dénominations respectueuses se sont multipliées à mesure qu'elles représentaient moins de puissance et de grandeur. Par exemple, l'Excellence dont se sont longtemps contentés les rois, se prodigue aujourd'hui, dans ce siècle de l'égalité et du libéralisme, au moindre jockey diplomatique.

[43] Camelonem, est-ce le même nom que Ganelon?

[44] Causas, d'où chose en roman, mot que l'on prononçait chouse du temps de Brantôme. C'est la prononciation de Philausone, dans les Deux dialogues, de Henri Estienne, du nouveau langage français italianisé.

[45] Armillas centum de rubro quippe metallo factas. Le moine anglo-saxon Caedmon, mort en 680, appelle un roi le dispensateur des bracelets. Dans le Chant d’Hildebrand, retrouvé par les frères Grimm, Hildebrand, provoqué par son fils qui ne le connaît pas, s'écrie: « Seigneur des hommes, jamais du haut du ciel tu ne permettras un combat semblable entre hommes du même sang. » Alors il ôta le précieux bracelet d'or qui entourait son bras, et que le roi «les Huns lui avait donné : « Prends-le, dit-il à son fils, je te le donne en présent. » En 1834, en entretenant l'Académie de Bruxelles de différents tombeaux découverts à Gobertrange, j'ai donné le dessin d'un de ces bracelets antiques (Bull., t. I, p. 156); on en voit d'autres dans G. Klemm, Handbuch der germanischen Alterthumskunde. pl. III et IV, pp. 64 et suiv. Cf. Bartholinus, de Armillis veterum prœsertim Danorum, Hafn. 1647, in-12. Boettiger, Sabina, II. 154 Grimm, Lateinische gedichte. p. 73, Gramm., 4, 752. 963.

[46] Pater. Les soldats russes appellent l'empereur leur père.

[47] Prœterita portendit visio nocte, la croyance aux songes, aux pressentiments, à la seconde vue, est générale chez les peuples d'une civilisation peu avancée.

Un proverbe islandais porte cependant : Hvoer hann aktar drauma, gripr eptir skugganum, qui a égard aux songes saisit des ombres.

[48] Collem petiit, etc., dans la trente neuvième aventure des Nibelungen, Hildebrand reproche à Hagene d'être resté honteusement assis sur son bouclier, devant un rocher des Vosges, pendant que Walther, le héros de l'Espagne, taillait en pièces ses amis.

[49] Regi Francorum, le roi des Français, qualification qui a précédé de très loin celle de roi de France et qui est redevenue moderne. Bonamy a inséré dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions, et M. G. Leber a analysé dans sa Collection des meilleures dissertations relatives à l'histoire de France, II. 387—395, un mémoire sur les noms Francia et Franci et sur les litres Reges Francorum et Reges Franciœ donnés aux rois de France.

[50] Sic ait. Imitation maladroite des modèles classiques.

[51] Quem referunt quidem... Le poète semble s'en référer à des légendes ou à des traditions plus anciennes.

[52] Hic me prœ cunctis, etc. Venger les injures de ses proches était un devoir. Sous Dagobert, les fils de Sadregisile, duc d'Aquitaine, furent, au jugement des Francs, privés de l'héritage paternel, parce qu'ils avaient négligé de venger la mort de leur père. Au treizième siècle, la faida, veete, wierre était pleine de force chez les Belges. Van Heelu, Introd., p. LXI.

[53] Ulciscar amicum; amicus pour agnatus, comme dans l'ancien allemand freund pour vetter.

[54] Equinam vertice caudam. Virg. Enéide., X, 869.

Aeque caput fulgens, cristaque hirsutus equina.

Les queues de cheval des pachas turcs, ont-elles quelque rapport avec la coutume rappelée dans ces vers?

[55] Pandare, etc. Encore un retour aux origines Troyennes.

[56] Pro nece facta cujusdam primatis. Le plus ancien monument que nous ayons de la langue anglo-saxonne est un poème sur la guerre de Beowulf contre Rothgar, entreprise pour venger un meurtre commis par ce dernier.

[57] Spadix. nom commun qui désigne la couleur du coursier et pouvait lui servir de nom propre, comme dans les trouvères Morel, ferant, etc. Aux chevaux fameux dans les légendes poétiques que j'ai déjà énumérés, j'ajouterai encore Barbamusche, du sarrasin Climborins, selon la chanson de Roland, et Pennavare, du géant Lokefeer, dans le Ferguut, publié récemment par M. Visscher. v. 3707.

[58] Celtica lingua. Cet endroit est très obscur; en effet Ekevrid étant saxon, parlait un langage que les Francs devaient comprendre et non pas le Celtique. C'était plutôt à Walther, né dans l'Aquitaine, que le Celtique convenait. Si ce mot ne signifie pas, dans la pensée de l'auteur, un dialecte particulier du Teuton, ne pourrait-on pas entendre ainsi le vers latin : Dans la langue Celtique, il y a un proverbe d'après lequel vous seriez parmi ce peuple le plus bouffon de l'Univers.

Mais, je dois en convenir, cette traduction est trop forcée pour m'y attacher.

M. Fischer s'est complètement trompé en faisant adresser ces mots Celtica lingua à Walther par Ekevrid qui devient le Faune bondissant, en dépit de l'enchaînement des idées.

[59] Clypeum sibi postulat ipsum. Il est évident, par ce qui suit, qu'il s'agit du bouclier de Walther.

[60] Parmam deponito pictam; un bouclier avec des peintures, des insignes, une devise, une figure emblématique, ou couvert seulement d'une ou plusieurs couleurs; M. Granier de Cassagnac dirait orné d'armoiries. On se souvient du parmaque inglorius alba qui semble cependant, jusqu'à un certain point, autoriser son opinion.

[61] Arridet, j'ai ajouté un peu à l'original pour que ce mot ne parût pas un contre-sens.

[62] Parcœ. Le Décret de Burchard, Colon. 1548, p. 198, contient ce passage: Fecisti ut quaedam mulieres in quibus temporibus anni facere solent, ut in domo tua mensam preparares et tuos cibos et potum cum tribus cultellis supra mensam poneres, ut si venissent tres illae sorores, quas antiqua posteritas et antiqua stultitia parcœ nominavit, ibi reficerentur. Les Parques de la mythologie septentrionale s'appelaient ensemble Nornir, et séparément Urdur, Verandi et Skuld. Edda Sœmund. III, 527, Grimm., Deutsch. Myth. 233, XXXVIII.

[63] Cœligenas animas. On peut facilement s'apercevoir qu'il y a dans le poème que je traduis, un mélange de mythologie païenne, barbare, classique et d'idées chrétiennes. Le moine du dixième siècle mêlait sa propre foi et les faibles notions qu'il avait acquises dans l'étude de l'antiquité grecque et romaine, aux croyances qu'il trouvait dans l'original sur lequel il travaillait et dont il n'avait plus l’intelligence.

[64] Tyranne; les chefs des barbares sont souvent appelés tyranni par les écrivains du moyen âge ; chez les Celtes Teyrn voulait dire roi, Teyrnas, royaume, Teyrnassu, régner. Anglo-Saxon : Tir, tyr, dominateur, prince ; tirfaest, tireadig, régnant, dominant, superbe, Thur, le Jupiter du Nord; Gaélique, tiarna, tighearna, prince, souverain, etc.

[65] Hamatam resecans loricam; les cuirasses du temps de la chevalerie avaient aussi un crochet ou faultre (fulcrum) pour appuyer la lance. Telle est l'explication que je crois pouvoir donner à cette épithète, à moins qu'elle n'ait le même sens que les expressions loricae annulatœ et in annulis incedere employées dans Scripta hist. Island., VI, 338, 390.

[66] Lorsque j'ai résumé les travaux des littérateurs sur ce poème, je n'avais pas encore eu entre les mains les quelques souvenirs de courses en Suisse et dans le pays de Baden, mis au jour par M. F. A. C. Buchon, en 1836, et publié en Thurgovie. Or, M. Buchon, en visitant la bibliothèque du château d'Eppishausen, appartenant au célèbre philologue baron de Lassberg, y vit une copie du Waltharius d'après le manuscrit de Saint-Gall.

M. Buchon rapporte le passage des Casus Sancti Galli qui a trait à ce poème.

Les recherches du baron de Lassberg l'avaient amené à peu près au résultat où nous sommes arrivé nous-mêmes. Suivant lui le poème latin est originairement un de ces chants rapsodiques qu'on a réunis au douzième siècle pour en composer le poème des Nibelungen. Cette opinion que nous avons constamment professée, est également celle du comte A. Raczynski et du profond Gervinus. L'original teutonique de cet épisode n'ayant pu être retrouvé, il manque donc dans les Nibelungen, mais la traduction latine offre tous les caractères des anciens chants rapsodiques. Ekkehard Ier, qui mourut en 978, est l'auteur de la première traduction latine, comme le rapporte son correcteur Ekkehard IV; celui-ci, qui était aussi de l'abbaye de Saint-Gall, et portait le même nom sans appartenir à la même famille, le corrigea au commencement du onzième siècle; né en 986, il mourut en 1036; enfin, toujours selon M. de Lassberg, le Geraldus, moine de Fleury, n'est qu'un plagiaire impudent. Il avait pris copie, à ce qu'il parait, de la rédaction d'Ekkehard IV, pendant un séjour qu'il fit à Saint-Gall; il l'emporta avec lui dans son abbaye, et, à son retour, il dédia cet ouvrage, comme sien, à un nommé Erkembalde qu'il nomme Pontificem summum et qui fut d'abord évêque de Strasbourg, puis archevêque de Mayence, vers le milieu du onzième siècle.

Le poème, tel que Geraldus l'avait laissé, existe à la Bibliothèque royale de Paris (n° 8048 A).

M. Edélestand Du Méril qui, sans que nous ayons eu l’honneur de le voir, est venu à Bruxelles pour compléter sa collection de Poésies populaires latines antérieures au douzième siècle (Paris. 1845, in-8°), et qui a compulsé avec avantage quelques-uns de nos manuscrits, a enrichi ce recueil, d'une nouvelle édition du Waltharius, à laquelle celle de MM. Grimm et Schmeller a servi de base, mais revue sur le codex de Bruxelles, que M. Du Méril regarde comme le plus ancien, quoiqu'il ne lui semble pas du onzième siècle. Il y a ajouté, selon son habitude, des notes multipliées, longues et fort savantes, dont nous profiterions s'il n'était trop tard. Il y recherche les traces de la légende de Walther, dans la Vilkina-Saga, en Pologne, en Italie. « Au moins, remarque-t-il, le Waltharius dont le Chronicon Novaliciense (ch. 7-13) raconte la conversion monastique et les prouesses contre les ennemis de son couvent, a bien des rapports avec celui de notre poème, et il existait sur un guerrier du même nom des distiques léonins, probablement composés en Italie (Muratori, Rer. Italicarum scriptores, II, n, col. 530). »

Il ne nous paraît pas, quant à nous, qu'il y ait le moindre doute sur l'identité des deux personnages, et les notes mêmes de M. Du Méril, où se trouvent cités des fragments du Chronicon Novaliciense conformes à son texte, nous affermiraient dans ce sentiment, si cela était nécessaire.

M. le professeur T. G. Dahlmann dit quelques mots des éditions latines de Fischer et de MM. J. Grimm et A. Schmeller, dans ses Quellenkunde der Deutscher Geschichte. Göttingen, 1838, in-8°, p. 40.

[67] Resecaret colla. On a déjà vu plus haut (Ann. de 1842) que Walther s'empresse de couper la tête des guerriers qu'il avait vaincus. Les Gaulois, au dire de Strabon, en faisaient autant, et suspendaient les têtes sanglantes de leurs ennemis à l'arçon de leurs selles; on raconte la même chose des anciens Scythes (F. A. Brandstaeter, Scythica, Regiom. 1837, in-8°, p. 57). Les Turcs coupent encore des têtes sur les champs de bataille; et chez plusieurs nations sauvages on compte ses exploits par le nombre de chevelures que l'on a scalpées.

[68] Francis lune arma fuere. Ces haches étaient de celles que Sidoine Apollinaire appelle secures missiles. Procope, De bello Goth., II, 25, dit : « Gestant clypeum et securim, cujus ferrum crassum est, et utrinque acutum. Hanc Franci securim in primo ipso congressu jacere in hostem consueverunt eo impetu ut scuta perfringant, et ipsos simul interimant. » Grégoire de Tours parle également de ces haches dont Daniel donne la figure, Hist. de la milice française, Paris, 1721, in-4°, t. 1er, p. 4, fig. 2. Voy. Du Cange, Gloss. au mot Francisca.

[69] Wielandia fabrica. Veland est un célèbre armurier dont les traditions du Nord parlent sans cesse. Voyez Ph. Mouskes, Introd. au 2e vol., p. CXCVI.

[70] Stupefactus corda pavore. Les héros de nos anciens poètes sont des hommes en chair et en os; leur valeur est sans bornes, leur force incalculable, mais ils ont les faiblesses de leur nature : ils versent des larmes, et quelquefois même ils ne sont pas inaccessibles à la peur. Charles-Quint, qui comprenait la véritable bravoure, la bravoure humaine, demandait à un fanfaron qui se vantait de n'avoir jamais eu peur : N'avez-vous donc pas encore mouché une chandelle avec les doigts ?

[71] En pro calvitio... Ces plaisanteries en face de la mort ont une ironie horrible. — Raser un homme, chez ces barbares, était un outrage, et c'est encore chez les modernes, dans certains cas, un signe de dégradation.

[72] Tridentem. Agathias, liv. II, fait la description suivante de cette arme : « Sunt Angones hastae neque magnae omnino, neque nimium exiguae, tales ut et jaci possent, et si conserta manu pugnandum sit, incussu validae. Para horum maxima ferro obducta est, vix ut hastile apparcat, et id, qua terrae infiguntur. In summo ad cuspidis latera spicula prominent, hamorum in minium ad interna se inflectentia. » Sidoine Apollinaire appelle lanceœ uncatœ ces angons que notre auteur nomme tridentes. Voy. Daniel, à l'endroit cité.

[73] Quœ non plus petit astra comis quam Tarlara fibris, Homère, Virgile, Silius Italicus ont employé cette image : on se souvient de ce passage du second :

Quae quantum vertice ad aurus

Aethereas tantum radice in Tartaro tendit,

passage que Lafontaine a presque traduit.

[74] Locum duodenum. Nouvelle mention du nombre douze. Voy. Ann. de 1841, page 103, et Ph. Mouskes, II, clviii. Aux exemples que j'ai allégués on en joindrait facilement beaucoup d'autres, je me contenterai de ceux-ci. Dans l’Heldenbucb, Alberich transmet à son fils Otnit, entre autres trésors, un anneau constellé qui avait la propriété de donner la force de douze hommes, avec une pierre précieuse qui communiquait l'intelligence de toutes les langues, et Omit apprit ces langues à ses soixante douze (six fois douze) vassaux. Nithard, l'historien, fut un des douze que Charles le Chauve chargea de ses pouvoirs, dans la division de l'Empire, quibus Karolus vices suas in divisione imperii commiserat. M. C. P. Bock, dans une très curieuse dissertation sur l'hôtel de ville d'Aix la-Chapelle : Das Rathhaus zu Aachen, Aachen, 1843, in-8°, pp. 76 et 185, parle de la table ronde de Charlemagne et de ses douze convives, mentionnés dans le poème de Théodulfe. La division des peuples en douze tribal s e retrouve dans la Perse, dans l'Egypte primitive et chez les Juifs, comme parmi les Goths et les Germains du Nord, La mythologie n'est pas moins abondante que l'histoire. Dans l'Edda on voit les douze juges divins qui s'assemblaient dans la plaine Ida; chez les Celles, comme chez les Grecs et les Romains, il y avait douze dieux principaux. Que dire des douze villages occupés d'abord par les Ioniens dans le Péloponnèse, des douze villes ioniennes de l'Asie Mineure, des douze Lucumons de l'Etrurie, des douze travaux d'Hercule, de la loi des Douze Tables, etc., etc.?

[75] Les Français doivent prononcer Haguené.

[76] Framea. Tacite, De Morib. Germ. « Hastas vel ipsorum vocabulo frameas gerunt, angusto et brevi ferro, sed ita acri et ad usum belli habili, ut eodem telo, prout ratio possit, vel cominus vel eminus pugnent. - Wachter, dans son Glossaire, dérive ce mot de frumen, lancer.

[77] Tunica... aenea. Ces cuirasses recevaient quelquefois des noms comme les épées et les coursiers. Celle d'Harold le Sévère s'appelait Emma. Script. histor. Island., VI, 338, 385. Dans le conte des Mabinogion, intitulé: Kithwch et Otwen, on lit que le bouclier d'Arthur s'appelait Wynebgwrthucker; son épée, Caledvwich ; sa lance Rhongomyant ; son poignard, Carnwenhau; son destrier, Llamrei. C'est une addition nouvelle à notre liste des coursiers célèbres. Phil. Mouskes, II, cxiii, Ann. de 1841 et de 1842. Voici encore quelques noms à y ajouter : le Bai de Monsenie, cheval d'Auboin, et Rosenet le Baussant, cheval de Garnier de Nanteuil, dans le roman de Dame Aye; Du, le cheval de Mor d'Oervaddawg; Hengroen, celui de Kynwyl Sant, à la bataille de Camlan ; Kwyn Mygdwn, cheval de Gweddw, dans les Mabinogion; Morel (genet de Naples) et le bai de Samson, chevaux du grand duc de Guyse, etc.

[78] Viridem vacuaverat œdem. Aedes pour le fourreau d'une épée est sans doute une expression peu naturelle, mais rien n'autorisait Biester à soupçonner qu'il pouvait être question ici d'un mot celtique.

[79] Salve. Ce salut ironique du guerrier mourant à son vainqueur et son meurtrier est tout à fait dans le goût des mœurs barbares.

[80] Torquem collo circumdedit aureum. Le sens de ce passage manque de clarté. Fischer avait d'abord pensé que Walther étranglait Trogue avec son collier. Plus loin, il déclare avoir saisi la pensée de l'auteur. Selon lui, Walther, pour insulter à son adversaire vaincu, lui passe au cou un insigne de victoire.

[81] Me genus infandum... Cette excuse qui consiste à s'humilier, à se rabaisser soi-même et les siens, est certainement remarquable et répugne à toutes nos idées d'honneur moderne.

[82] Caput infamaverat orbis. Il n'est pas certain que orbis soit mis ici pour univers; il peut, à la rigueur, signifier une contrée étendue; effectivement Worms, dans les anciennes tables des provinces et dignités de l'empire romain, est désignée comme le chef-lieu ou la capitale de la première Germanie.

[83] Et licet huc cunctos equites, etc. Hagene a recours à l'exagération pour produire plus d'effet sur l'esprit de Gunther.

[84] Satrapa; ce mot est employé d'une manière burlesque dans le Dépit Amoureux, acte I, scène dernière :

Crocodile trompeur, de qui le cœur félon

Est pire qu'un Satrape, ou bien qu'un Lestrigon!

[85] Gramine celto, riant pâturage, une de ces franges classiques usées par une imitation incessante et devenues guenilles à force d'avoir servi.

[86] Thilen. Le grammairien Probus, sur Virgile, Géog. I, dit : Insulœ sunt in Oceano septentrionali junctœ Britanniœ ultimis parttbus Orchades, quarum ultima est Thule. Voyez Malte-Brun, Précis de la Géogr. Univ., liv. XIV.

[87] Ce passage trahit le moine chrétien qui met un œuvre des légendes païennes.

[88] Cavallos, caballos (wallon, queutai). Ce mot est souvent employé dans ce poème. M. Granier de Cassagnac, dans son Histoire des classes bourgeoises, a dit que c'était un mot barbare entré dans la langue latine du temps de Néron. M. J. J. Rossignol, auteur d'un long examen de cet ouvrage, recueilli par la Revue des Deux Mondes du 28 février 1839, et où il s'attache à convaincre, à chaque ligne, M. Granier d'ignorance, a remarqué avec raison que ce mot n'est point barbare et qu'on le lit dans Lucilius et dans Horace.

[89] Taprobane insula. Sur la Taprobane, aujourd'hui Ceylan, voir Pomponius Mela, III, 7, Plin. VI, 22.

[90] Armillœ. Voy. Annuaire de 1841, p. 87, note 1. Les bijoux, les baudriers, les épées, les cuirasses et les casques. Il en chargea trois chevaux, plaça Hiltgunde sur le cinquième, monta lui-même sur le dernier, et, renversant la palissade, se mit en marche. En pénétrant dans l'étroit sentier, il promenait autour de lui des regards attentifs et recueillait avec soin les moindres bruits, pour entendre ou le murmure de ses superbes ennemis, ou le bruit de leurs pas, ou le frémissement des mors, ou le retentissement de la corne ferrée des chevaux a.

[91] Bullis. Fischer croit qu'il est question de grelots, campanules ou sonnettes dont on ornait les ceintures et d'autres pièces de l'accoutrement.

[92] Ferrata ungula. Passage qu'on peut opposer à ceux qui nient que les chevaux aient été ferrés chez les barbares.

[93] Virguncula clara. J'ai cru pouvoir traduire ces mots par une locution familière aux auteurs des anciennes chansons de geste : la vierge au clair vis.

[94] Rubro… metallo. C’est le roles gold des Nibelungen.

[95] Tamen arma videbas. Ce passage a été invoqué pour établir l'antique origine des armoiries.

[96] Paliure, jeu de mots sur le nom de Hagene.

[97] Frameœ murcatœ (ou mucratœ fragmina). Ici le mot framea n'est pas pris comme plus haut dans le sens que lui donne Tacite, c'est un glaive comme l'explique Isidore, Orig. lib. VIII, c. 6 ; Framea gladius est utraque parte acutus, quem vulgo spatham vocant. Murcatœ, dans l'acception de mutilœ.

[98] Semispatham. Voy. le v. 337 :

Lœvum femur anticipiti praecinxerat ense

Atque alio dextrum, pro ritu Pannoniorum.

Végèce, de re militari, II, 15 : Gladios majores, quos spathas vocant, et alios minores, quos semispathas nommant.

[99] Saucia quaeque ligavit. On sait que les jeunes filles nobles, chez les peuples du Nord, étudiaient les vertus des simples et se rendaient capables de secourir les guerriers blessés. Cet usage se maintint au temps de la chevalerie.

[100] Fateor me fortior ille est... Cet éloge est bien propre à donner une haute idée de Walther, et dans la bouche d'un adversaire, il annonce autant de noblesse que de générosité.

[101] Hagano spinosus. Encore une allusion au nom de Hagene, allusion qui ne pouvait être comprise que par quelqu'un qui parlait une langue teutonique.

[102] Scurrili certamine ludant. Ces hommes mutilés, harassés, qui se livrent à la plaisanterie, sont un spectacle d'une poésie forte et originale. Ce n'est certainement ni Ekkehard, ni Giraud ou Gérolt qui ont imaginé cela au fond de leurs monastères, ce passage nous rappelle celui d'un poème gallois, Kithwch et Olwen, le quatrième conte du recueil des Mabinogion, publié et traduit en anglais par lady Charlotte Guest. Dans cette composition sauvage et extraordinaire Yspaddaden Pen Kawr, à qui l'on vient demander sa fille Olwen en mariage pour le fils du prince de Kelyddon, s'amuse à lancer des traits envenimés aux envoyés qui, plus adroits que lui, le blessent au genou, lui percent la poitrine et lui crèvent un œil. A chacune de ces blessures le farouche gallois s'écrie avec une ironie forcée : Voilà un gendre bien gracieux, etc.

[103] Wantis. Bega, dans la vie de saint Columban, c. 25, dit : Tegumenta manuum, quœ Galii Wantos, id est chirothecas vacant

[104] Dextro femori gtadium agglomerare. La grande épée se plaçait toujours à gauche; la plus courte ou la dague à droite. Mais n'ayant plus que la main gauche, force était à Walther de placer sa grande épée à droite, afin de pouvoir la tirer.

[105] Lusce Sicamber. Grégoire de Tours fait dire par saint Remi à Clovis : Mitis depone colla, Sicamber, II, 31.

[106] Pultem, de la bouillie parce qu'il avait perdu six dents molaires.

[107] Pactum... cruentum. Torfaeus, Hist. Norweg. V, 18 : Fœdera igitur id est societates solemni idtemporis juramenti ritu, elicito e venis singulorum sanguine, deinde commixio, subitoque cespite in fornicis modum creato, hastœque pro fulcro subnixo contrahebant, seque ad mortem alterius ulciscendam mutuo obligabant. Ce sens, qui est beau, énergique et présente un tableau animé, disparaît avec la leçon du manuscrit de Bruxelles.

[108] Stilus renuit signare retusus. Ceci semble prouver que le poème que nous avons traduit n'est qu'une branche, un épisode d'une épopée ou d'un cercle épique plus étendu