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TITE-LIVE

Ab Urbe Condita,

Livre XLIV



Collection des Auteurs latins sous la direction de M. Nisard, Oeuvres de Tite-Live, t. II, Paris, Firmin Didot, 1864

 

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SOMMAIRE. — Q. Marcius Philippus pénètre en Macédoine par des défilés presque impraticables, et s'y rend maître de plusieurs villes. — Ambassade des Rhodiens, qui menacent de se déclarer en faveur de Perme si le peuple romain refuse de faire la paix avec lui; cette démarche excite la plus vive indignation. L'année suivante la conduite de celle guerre est confiée à Paul Émile, consul pour la seconde fois. Ce général prie les dieux, en pleine assemblée, de faire retomber sur sa maison tous les malheurs dont l'état est menacé. Il part pour la Macédoine, remporte sur Persée une victoire éclatante et soumet tous ses états. — Avant la bataille, le tribun C. Sulpicius Gallus prévient les soldais d'une éclipse de lune qui doit arriver la nuit suivante, afin qu'elle ne leur cause aucun effroi. — Hostilités de Gentius, roi d'Illyrie. Battu par le préteur Anicius, il se livre avec sa femme, ses enfants et ses proches, entre les mains de ce général qui l'envoie à Rome. — Ambassade des rois Ptolémée et Cléopâtre, pour se plaindre de la guerre que leur fait Ptolémée, roi de Syrie. — Persée tente d'engager dans son parti Eumène, roi de Pergame, et Gentius, roi d'Illyrie; mais son avarice le prive des secours qu'il lui faudrait acheter par des subsides.

[1] [1] Au commencement du printemps qui suivit l'hiver où se passaient ces événements, le consul Q. Marcius Philippus partit de Rome avec cinq mille hommes destinés à renforcer les légions de Macédoine, et arriva à Brindes. [2] M. Popilius, personnage consulaire, et d'autres jeunes Romains de noble famille suivirent le consul en Macédoine avec le titre de tribuns des soldats. [3] Le préteur C. Marcius Figulus, qui était chargé du commandement de la flotte, se trouva en même temps à Brindes; ils quittèrent tous ensemble l'Italie, relâchèrent à Corcyre le lendemain, et le troisième jour à Actium, port de l'Acarnanie. [4] Le consul, ayant débarqué près d'Ambracie, se dirigea par terre vers la Thessalie. Le préteur, après avoir doublé le promontoire de Leucade, entra dans le golfe de Corinthe, laissa ses vaisseaux à Créüse; continuant aussi sa route par terre, il traversa la Béotie, et, après une marche rapide d'un seul jour, rejoignit la flotte à Chalcis. [5] A. Hostilius était alors campé en Thessalie dans les environs de Palépharsale. S'il ne s'était signalé par aucun fait d'armes éclatant, il avait su du moins substituer à une licence effrénée, toute la sévérité de la discipline militaire; il avait fait respecter les alliés et les avait mis à l'abri de toute atteinte. [6] À la nouvelle de l'arrivée de son successeur, il fit avec soin l'inspection des armes, des hommes et des chevaux, fit mettre les troupes sous les armes, et alla au-devant du consul. [7] Leur première entrevue fut digne de leur rang et de la grandeur du nom romain, et plus tard dans la conduite des affaires <lacune> [8] En effet le proconsul à l'armée <lacune>. [9] Quelques jours après, le consul harangua les soldats. [10] Il rappela d'abord le fratricide de Persée et ses tentatives de parricide: « Persée, dit-il, maître du trône par un crime, empoisonneur et meurtrier, lâche assassin d'Eumène; Persée n'a cessé d'outrager le peuple romain et de piller les villes de nos alliés au mépris des traités; mais son heure est venue, et bientôt il saura combien les dieux réprouvaient ces attentats. [11] Car les Dieux protègent la piété et la bonne foi; ces deux vertus qui ont fait la grandeur de Rome. » [12] Il compara ensuite les forces et les armées du peuple romain, déjà maître de l'univers, aux forces et aux armées de la Macédoine. « Philippe et Antiochos n'étaient-ils pas des ennemis bien plus puissants que Persée? Avait-il donc fallu plus de troupes pour les écraser? »

[2] [1] Après avoir par ses exhortations excité l'ardeur de ses soldats, il songea à arrêter un plan de campagne. Le préteur C. Marcius, qui avait pris à Chalcis le commandement de la flotte, vint le rejoindre. [2] Il fut résolu que, sans s'arrêter plus longtemps en Thessalie, on partirait sur-le-champ et qu'on se dirigerait vers la Macédoine; [3] que le préteur prendrait ses mesures pour arriver en même temps par mer dans le pays ennemi. [4] Le consul, ayant congédié le préteur, donna à ses soldats l'ordre de se munir de provisions pour un mois, et se mit en marche le dixième jour de son arrivée dans le camp. [5] Après avoir fait une journée de chemin; il manda des guides, et les consulta sur la route que chacun d'eux croyait devoir suivre. Il les fit ensuite retirer, et tint conseil sur ce qu'il y avait de mieux à faire. [6] Les uns se prononcèrent pour Pythium, les autres pour les monts Cambuniens, que le consul Hostilius avait traversés l'année précédente; d'autres étaient d'avis de passer le long des marais Ascuris. [7] Il restait encore un peu de chemin à faire jusqu'à l'endroit où la route se divisait. En attendant qu'on fût arrivé à ce lieu de campement, on ajourna toute délibération. [8] Le consul fit continuer la marche par la Perrhébie, et s'arrêta entre Azorus et Dolichè, pour tenir encore conseil sur la route qu'il adopterait. [9] Pendant ce temps, Persée, qui avait appris l'approche des ennemis, mais qui ignorait la direction qu'ils devaient prendre; résolut de leur fermer tous les passages. [10] Il envoya dix mille jeunes gens armés à la légère, sous la conduite d'Asclépiodote, pour occuper dans les monts Cambuniens un col connu sous le nom de Volustana. [11] Hippias reçut l'ordre de garder avec douze mille Macédoniens, le défilé voisin du pont appelé Lapathus, qui était situé au-dessus des marais Ascuris. [12] Persée campa d'abord dans les environs de Dion avec le reste de ses troupes. Il sembla ensuite être tombé dans l'engourdissement et l'irrésolution. Il courait le long des côtes avec sa cavalerie légère tantôt vers Héraclée, tantôt vers Phila, et revenait aussitôt à Dion.

[3] [1] Cependant le consul se décida à prendre sa route par le défilé voisin d'Ottolobus, où nous avons dit que le roi Philippe avait établi son camp. [2] Toutefois il détacha en avant quatre mille hommes pour s'emparer des postes les plus avantageux, sous les ordres de Q. Marcius, son fils, et de M. Claudius. [3] L'armée entière se mit ensuite en marche, mais le chemin était si âpre, si pierreux, si pénible, que l'avant-garde, bien qu'armée à la légère, ne parvint que difficilement à faire quinze milles en deux jours. [4] Elle campa dans un endroit appelé Diéros. Le lendemain, après une marche de sept milles, elle occupa une hauteur voisine du camp des Macédoniens, et on fit savoir au consul qu'on était près de l'ennemi et qu'on avait choisi un poste sûr et favorable à tous égards; on le priait en même temps de venir le plus promptement qu'il pourrait. [5] Le consul était vivement alarmé des difficultés de la route qu'il avait prise, et des dangers que courait le faible détachement aventuré au milieu des troupes ennemies. Cette nouvelle, qu'il reçut au marais Ascuris, [6] lui rendit courage. Il opéra sa jonction, et établit son camp sur le côté de la hauteur le plus avantageux. Cette éminence offrait la perspective la plus étendue. [7] On découvrait non seulement le camp ennemi qui était éloigné de plus d'un mille, mais encore tout le pays jusqu'à Dion et Phila, et les côtes mêmes de la mer. [8] Les soldats se sentirent animés d'une nouvelle ardeur, en se voyant si près du moment décisif, et en apercevant les troupes du roi et le pays ennemi. [9] Aussi demandèrent-ils avec empressement au consul de les conduire sur-le- champ au combat. Le consul leur donna un jour pour se reposer des fatigues de la route, [10] et, le troisième jour, après avoir laissé une partie des troupes pour garder le camp, il marcha contre l'ennemi.

[4] [1] Hippias avait été envoyé par le roi pour défendre le passage. Dès qu'il aperçut les Romains campés sur la hauteur, il exhorta ses soldats à combattre, et s'avança à la rencontre de l'armée du consul. [2] De part et d'autre les troupes légères se détachèrent: c'étaient les plus propres à engager vivement l'attaque. [3] On s'aborda donc aussitôt, et on se lança des traits. Il y eut à la suite de cette mêlée beaucoup de blessés des deux côtés, mais peu de morts. [4] Cette première lutte avait animé les soldats. Le lendemain, les deux armées auraient recommencé avec plus de force et plus d'acharnement, si elles avaient eu assez de place pour se déployer; mais le sommet de la montagne, qui se terminait en un cône étroit, laissait à peine assez d'espace aux combattants pour se tenir trois de front; [5] aussi y avait-il fort peu de soldats qui prirent part au combat; le reste, surtout ceux qui étaient pesamment armés, restaient simples spectateurs. [6] Les troupes légères couraient à travers les détours de la montagne, prenant en flanc leurs adversaires, et les attaquant partout sans choisir le terrain. Il y eut encore ce jour-là plus de blessés que de morts: la nuit interrompit le combat. [7] Le troisième jour, le général romain eut à prendre un parti décisif; il ne lui était plus possible soit de rester sur une montagne stérile, soit de retourner sur ses pas sans honte, et même sans danger; car les ennemis pouvaient fondre sur lui des hauteurs et le harceler dans sa retraite; [8] il ne lui restait d'autre ressource que de réparer la hardiesse de son entreprise en y persistant hardiment: moyen que justifie parfois le succès. [9] Sa position était telle, que s'il avait eu affaire à un ennemi de la trempe des anciens rois de Macédoine, il était menacé d'un grand désastre; mais le roi qui parcourait les côtes avec sa cavalerie dans les environs de Dion, et qui, à la distance de douze milles, pouvait presque entendre le bruit de la bataille et les cris des combattants, ne songea ni à augmenter ses forces, en remplaçant par des troupes fraîches ses soldats fatigués, ni à assister en personne à l'action, où sa présence était si importante. [10] Le général romain, au contraire, malgré ses soixante ans et son excessif embonpoint, remplissait tous les devoirs d'un bon général. [11] Il persévéra noblement jusqu'à la fin dans son audacieuse entreprise. Laissant Popilius à la garde de la hauteur, il fit partir un détachement chargé de lui ouvrir un passage au milieu des chemins les plus impraticables, et ordonna à Attale et à Misagène de soutenir avec les auxiliaires de leur nation ceux qui devaient lui frayer la route. [12] Pour lui, il se fit précéder de la cavalerie et des bagages, et ferma la marche avec ses légions.

[5] [1] Ce fut avec d'inexprimables difficultés que s'opéra cette descente, continuellement entravée par la chute des bêtes de somme et des bagages. Lorsqu'on eut fait à peine quatre milles, chacun n'eût rien tant désiré que de pouvoir retourner sur ses pas. [2] Les éléphants jetaient dans la marche presque autant de désordre que l'ennemi eût pu le faire. Lorsqu'ils arrivaient vers des endroits escarpés, ils renversaient leurs conducteurs et poussaient d'horribles cris, qui effrayaient surtout les chevaux. On trouva enfin un expédient pour les faire avancer. [3] On établit sur la pente de la montagne deux longues et fortes poutres, qu'on enfonça en terre, en les éloignant l'une de l'autre un peu plus que de la largeur d'un éléphant; [4] par-dessus ces poutres on plaça en travers des planches d'environ trente pieds, de manière à former une espèce de pont, et on les recouvrit de terre. [5] Un peu plus bas on construisit un autre pont, puis un troisième, et ainsi de suite tant que se prolongeaient les ravins. [6] L'éléphant s'avançait de la terre ferme sur le pont, et avant qu'il fût parvenu à l'extrémité on coupait les poutres, le pont s'affaissait et l'animal était forcé de se laisser aller doucement jusqu'au commencement de l'autre pont, [7] soit en glissant sur ses pieds, soit en s'accroupissant, jusqu'à ce qu'il rencontrât un nouveau pont et un terrain uni: puis on lui faisait subir une nouvelle chute pareille à la première; c'est ainsi que les Romains atteignirent la vallée. [8] Ils ne firent guère plus de sept milles ce jour-là, et pendant une grande partie du chemin ils n'avaient pu avancer qu'en roulant avec leurs armes et leurs bagages, et au milieu de toutes sortes de difficultés. Le général et le guide lui-même furent forcés d'avouer qu'une poignée d'hommes eût suffi pour exterminer l'armée tout entière. [9] On arriva la nuit dans une plaine de peu d'étendue; comme elle était fermée de tous côtés, il ne fut pas possible de reconnaître si la position était dangereuse. [10] Mais les Romains s'estimèrent heureux d'avoir trouvé un lieu où ils pussent asseoir leur camp; ils se virent forcés d'attendre encore tout le jour suivant, au fond de cette vallée, Popilius et ses soldats. Ce corps de troupes, sans avoir été inquiété par l'ennemi, avait eu aussi beaucoup à souffrir de la difficulté du chemin. [11] Le troisième jour, l'armée ayant opéré sa jonction, partit par le défilé que les habitants appellent Callipeukè. [12] Le quatrième, ils descendirent dans la plaine par une route encore bien escarpée; mais l'habitude la leur rendit plus praticable; l'absence des ennemis et le voisinage de la mer soutenaient leur confiance. [13] Ils campèrent entre Héraclée et Libethrum; l'infanterie s'établit sur les hauteurs, et la cavalerie dans la plaine qu'embrassent ces collines.

[6] [1] Le roi était, dit-on, au bain, lorsqu'on lui annonça l'arrivée de l'ennemi. À cette nouvelle, il se lève tout à coup avec effroi et s'élance hors de sa chambre en s'écriant qu'il est vaincu sans combat; [2] dans sa frayeur il prend à la fois mille résolutions et donne mille ordres contradictoires. Il fait partir deux de ses amis, l'un pour Pella, où étaient déposés ses trésors, l'autre à Thessalonique. Il rappelle de leurs postes Hippias et Asclépiodote, et laisse tous les passages ouverts à l'ennemi. [3] Il fait ensuite charger sur sa flotte toutes les statues d'or de Dion, pour les soustraire à l'ennemi et les fait transporter précipitamment à Pydna. [4] Ainsi ce qui aurait pu paraître, de la part du consul, un acte de témérité lorsqu'il s'était engagé dans une route dont l'ennemi devait lui fermer le retour, ne sembla plus qu'un coup hardi et bien concerté. [5] En effet les Romains n'avaient que deux passages pour opérer leur retraite: l'un, du côté de la Thessalie par la vallée de Tempé; l'autre, du côté de la Macédoine, le long des murs de Dion; or ces deux issues étaient gardées par les troupes du roi. [6] Si donc les Romains avaient eu affaire à un général intrépide, qui eût osé affronter la première alarme et résister seulement six jours, ils n'auraient pu se retirer par Tempé en Thessalie, ni recevoir de vivres d'aucun côté; [7] car, sans parler des obstacles qu'on peut y trouver pendant la guerre, les gorges de Tempe sont en tout temps de difficile accès. [8] Outre que la route, sur un espace de cinq milles, est si resserrée qu'une bête de somme peut à peine y passer avec son bagage, elle est bordée de rochers tellement taillés à pic qu'on ne peut guère regarder en bas sans éprouver des éblouissements et des vertiges. Le fracas du Pénée, qui roule ses eaux profondes à travers la vallée, vient encore ajouter à la terreur. [9] Ce lieu, déjà si dangereux par sa nature, était sur quatre points occupé par les soldats du roi. [10] Un corps de troupes était posté à Gonnus, à l'entrée même du défilé; un second à Condylus, dans un fort inexpugnable; un troisième près de Lapathus, dans un endroit appelé Charax; [11] un quatrième, au milieu de la vallée, dans le passage le plus étroit et que dix hommes pouvaient défendre facilement. [12] Ainsi, nul moyen soit de recevoir des vivres, soit de retourner par Tempé; il eût fallu reprendre les montagnes par lesquelles on était descendu. [13] Mais ce qu'ils avaient pu faire en trompant la vigilance des Macédoniens, ils ne le pouvaient plus en présence d'un ennemi maître des hauteurs; d'ailleurs le souvenir des difficultés qu'ils avaient éprouvées leur eût d'avance ôté tout espoir de recommencer. [14] Il ne restait plus d'autre ressource, après une tentative si hardie, que de passer an milieu des ennemis pour pénétrer jusqu'à Dion en Macédoine; projet presque impossible à exécuter, si les dieux n'avaient frappé le roi d'aveuglement. [15] En effet, du pied du mont Olympe jusqu'à la mer il y a un peu plus d'un mille; or une moitié du terrain est envahie par le débordement des eaux du fleuve Baphyros, qui a là son embouchure; une autre partie sert d'emplacement au temple de Jupiter et à la ville. [16] L'espace qui reste est fort étroit, et il était facile de le fermer par un fossé et un retranchement; on avait même sous la main assez de pierres et de bois pour élever une muraille ou des tours. [17] Mais Persée, aveuglé par la frayeur, ne réfléchit à rien, dégarnit ses postes, laissa tous les passages ouverts à l'ennemi et se réfugia à Pydna.

[7] [1] Le consul, encouragé et enhardi par l'imprévoyance et la lâcheté de Persée, envoya à Larissa un courrier pour donner ordre à Sp. Lucretius de s'emparer de tous les forts voisins de Tempé abandonnés par l'ennemi, et chargea Popilius d'aller reconnaître tous les passages aux environs de Dion. Lorsqu'il vit que tous les chemins étaient libres, il se mit en marche, s'avança sans obstacles jusqu'à Dion [2] et fit dresser son camp à la porte même du temple, pour prévenir la profanation du saint lieu; [3] il entra ensuite dans la ville. Il trouva, malgré son peu d'étendue, un grand nombre d'édifices publics et de statues; elle était en outre très bien fortifiée; aussi pouvait-il à peine croire que l'abandon si peu motivé d'un pareil poste ne cachât point quelque piège. [4] Après avoir passé un jour à reconnaître tous les alentours, il partit, et, pensant que sa provision de blé lui suffirait, il s'avança ce jour- là jusqu'au fleuve Mitys. [5] Le lendemain il continua sa marche, et reçut à discrétion la ville d'Agassae, afin de se concilier le reste de la Macédoine, et se contenta de prendre des otages sans imposer de garnison aux habitants, et promit de leur laisser leurs franchises et leurs lois. [6] Après une nouvelle journée de marche, il campa sur les bords de l'Ascordos; mais voyant que plus il s'éloignait de la Thessalie, plus il se trouvait dépourvu de tout, [7] il retourna à Dion. On vit alors clairement, par le danger qu'il y avait à s'éloigner de la Thessalie, ce qu'on aurait eu à souffrir si Persée en eût fermé les passages. [8] Persée, de son côté, réunit ses troupes et ses généraux; il accabla de reproches les commandants des places, et surtout Asclépiodote et Hippias; [9] il les accusa d'avoir livré aux Romains l'entrée de la Macédoine, accusation que personne ne méritait plus que lui. [10] Le consul commençait à souffrir de la cherté et presque du manque absolu de vivres. En apercevant la flotte en mer il espéra qu'il lui arrivait des provisions; mais, lorsqu'elle fut entrée dans le port, il apprit que les vaisseaux de transport étaient restés à Magnésie. [11] Sa position, sans être aggravée par la présence de l'ennemi, offrait par elle-même bien des difficultés. C'est au fort de ces embarras que [12] Sp. Lucrétius lui apprend fort à propos, par une lettre, qu'il était maître de tous les forts qui dominaient la vallée de Tempé, dans les environs de Phila, et qu'il y avait trouvé une grande quantité de blé et des provisions de toute sorte

[8] [1] Le consul, charmé de cette nouvelle, se rendit de Dion à Phila, dans l'intention de renforcer la garnison et de fournir à ses troupes des vivres qu'il eût été trop long de faire transporter. [2] Ce départ ne fut point favorablement interprété. Les uns lui reprochaient d'avoir craint qu'un plus long séjour à Dion ne le forçat d'en venir aux mains avec l'ennemi; [3] les autres l'accusaient d'avoir méconnu les chances journalières de la guerre: il avait, disaient-ils, laissé échapper une occasion favorable qu'il ne pourrait plus retrouver. [4] En effet, dès qu'il eut quitté Dion, l'ennemi reprit courage et songea enfin à recouvrer ce qu'il avait perdu par sa faute. [5] En apprenant le départ du consul, Persée revint à Dion; il y fit relever les ouvrages ruinés et détruits par les Romains, rétablir les créneaux et réparer de tous côtés les fortifications. Il alla ensuite camper à cinq milles de la ville, en deçà de l'Elpée, dont les abords difficiles pouvaient lui servir de rempart. [6] Ce fleuve prend sa source au pied du mont Olympe. Ses eaux, faibles pendant l'été, se grossissent des pluies de l'hiver. Il roule avec impétuosité à travers les rochers, et entraînant jusqu'à la mer les terres éboulées, il se creuse un lit profond et forme un affreux abîme entre ses rives escarpées. [7] Persée, croyant que ce fleuve arrêterait l'ennemi dans sa marche, avait l'intention de traîner en longueur pendant le reste de la campagne. [8] Cependant le consul fit partir Popilius de Phila pour Héraclée avec deux mille hommes. [9] Cette ville, bâtie sur un rocher qui domine le fleuve, est à cinq milles environ de Phila, entre Dion et Tempé.

[9] [1] Popilius, avant de faire marcher ses soldats contre la ville, envoya un message aux magistrats et aux principaux habitants, pour les inviter à accepter la protection et la clémence des Romains plutôt que d'affronter leurs armes. [2] Ces avis ne furent point écoutés, parce que les assiégés apercevaient les feux du camp royal sur les bords de l'Elpée. Alors Popilius, de concert avec la flotte mouillée sur le rivage, commença le siège par terre et par mer, et fit jouer les machines de toute sorte. [3] Quelques jeunes Romains, appliquant aux usages de la guerre les exercices du cirque, se portèrent au pied des murailles. [4] On n'avait pas encore imaginé à Rome de remplir le cirque d'une immense quantité de bêtes féroces venues de toutes les parties du monde: on cherchait surtout la variété des spectacles. La course des chars et celle des chevaux ne duraient guère plus d'une heure. [5] Parmi les divertissements qui avaient lieu, on voyait entrer dans le cirque soixante jeunes gens armés de toutes pièces, et plus encore dans les jeux plus solennels. Tantôt ils représentaient une armée en bataille, tantôt ils se livraient à des luttes gracieuses, qui ressemblaient moins à des combats qu'aux exercices des gladiateurs. [6] Après diverses évolutions, ils formaient un bataillon carré, et plaçaient leurs boucliers au-dessus de leurs têtes en se serrant les uns contre les autres; le premier rang se tenait debout, le second se baissait un peu, le troisième davantage, et ainsi de suite, jusqu'au dernier qui mettait un genou en terre, ils élevaient ainsi une espèce de voûte en plan incliné, dont le faîte se terminait comme celui d'un toit. [7] Alors deux guerriers armés s'élançaient de la distance d'environ cinquante pas, et se défiaient l'un l'autre, et gagnant le haut de cette voûte de boucliers, tantôt ils couraient sur les bords comme pour les défendre, tantôt ils revenaient au milieu, où ils se livraient des assauts et bondissaient comme sur la terre ferme. [8] Les assiégeants appliquèrent droit à la muraille une voûte de cette espèce: des hommes armés montèrent dessus jusqu'au haut du rempart, et se trouvèrent face à face avec les assiégés. Ils les repoussèrent. Deux manipules pénétrèrent dans la ville. [9] La seule différence qu'il y eut entre cette tortue et la première, c'est que, sur le premier rang et sur les côtés, les soldats ne portaient point leurs boucliers levés au-dessus de leurs têtes, mais les tenaient de manière à couvrir leurs personnes comme dans les combats: de cette façon les traits lancés du haut des murs n'atteignaient point ceux qui s'approchaient du mur, mais glissaient comme la pluie sur la surface de la tortue, et coulaient jusqu'à terre sans leur faire de mal. [10] Le consul, après avoir pris Héraclée, y établit son camp, avec l'intention d'aller ensuite à Dion, d'en chasser le roi, et de pousser jusqu'en Piérie. [11] Mais, songeant dès lors à préparer ses quartiers d'hiver, il fit réparer les routes pour le transport des vivres qui devaient lui venir de Thessalie, choisir des emplacements favorables pour les magasins et construire des logements pour les gens chargés des approvisionnements.

[10] [1] Persée, revenu de sa première frayeur, eût bien voulu qu'on lui eût désobéi, lorsque dans son effroi il avait fait jeter à la mer ses trésors de Pella, et brûler ses vaisseaux à Thessalonique. [2] Andronicus, qui avait été envoyé dans cette dernière ville, avait retardé l'exécution des ordres du roi pour lui laisser le temps du repentir; l'événement justifia sa conduite. Nicias, moins prévoyant, avait fait jeter à la mer tous les trésors qu'il avait trouvés à Pella. [3] Mais sa faute n'était pas sans remède: presque tout fut sauvé par des plongeurs. [4] Le roi eut tellement honte de sa peur, qu'il fit assassiner secrètement les plongeurs, et bientôt après Andronicus et Nicias même, afin de ne laisser subsister aucun confident d'un ordre si insensé. [5] Cependant C. Marcius partit d'Héraclée avec la flotte pour se rendre à Thessalonique. Il fit débarquer çà et là des détachements sur les côtes, ravagea au loin le pays, battit les habitants en plusieurs rencontres, et les repoussa jusque dans leurs murs. [6] Déjà il menaçait de près la ville; mais les assiégés, mettant en mouvement des machines de toutes sortes, firent pleuvoir une grêle de pierres, non seulement sur ceux qui étaient épars autour des murs et qui s'en approchaient imprudemment, mais encore sur ceux qui étaient restés dans les vaisseaux. [7] Marcius fit donc rembarquer ses soldats, leva le siège, et se dirigea vers Aenia. Cette ville est située à quinze milles de Thessalonique, vis-à-vis de Pydna, dans un pays fertile. [8] Les Romains en ravagèrent le territoire, et, continuant de longer la côte, arrivèrent à Antigonée. Ils prirent terre, dévastèrent le pays d'alentour, et transportèrent leur butin dans leurs vaisseaux. [9] Mais les Macédoniens les ayant trouvés dispersés, les attaquèrent; cavaliers et fantassins se mirent à leur poursuite et les repoussèrent jusqu'à la mer. Ils leur tuèrent environ quinze cents hommes et firent autant de prisonniers. [10] Les Romains, voyant qu'ils ne pouvaient regagner leurs vaisseaux sans courir les plus grands périls, puisèrent de nouvelles forces dans leur désespoir et leur fureur. [11] Le combat recommença sur le rivage. Ceux qui étaient dans les vaisseaux vinrent en aide aux Romains. Près de deux cents Macédoniens restèrent sur le champ de bataille, et deux cents furent faits prisonniers. D'Antigonée les Romains se dirigèrent vers le territoire de Pallène, et y firent une descente pour le ravager. [12] Ce pays, qui touche aux frontières de Cassandrée, était le plus fertile de tous ceux qu'ils avaient côtoyés. Ils y furent rejoints par le roi Eumène qui était parti d'Élée avec vingt vaisseaux pontés; cinq vaisseaux semblables leur furent envoyés par Prusias.

[11] [1] Ces renforts enhardirent le préteur et le déterminèrent à attaquer Cassandrée. [2] Cette ville, fondée par le roi Cassandre dans les gorges mêmes qui joignent le territoire de Pallène au reste de la Macédoine, est défendue d'un côté par le golfe de Toronè, de l'autre par la mer de Macédoine. [3] La langue de terre sur laquelle elle est placée s'avance dans la mer aussi loin que le mont Athos et présente à la Magnésie deux promontoires inégaux, dont le plus élevé s'appelle Poséidéion, et le plus petit Canastrée. [4] On forma deux attaques autour de la place: le préteur attaqua le côté qu'on appelle Clitae; il prolongea les retranchements depuis la mer de Macédoine jusqu'au golfe de Toronè, et plaça partout des chevaux de frise pour fermer toutes les issues. Eumène se porta de l'autre côté. [5] Il y avait là un fossé que Persée venait de faire creuser. Les Romains avaient bien de la peine à le combler. Le préteur, ne voyant nulle part de terres amoncelées, demanda où étaient celles qu'on avait dû retirer du fossé: on lui montra des voûtes, en lui disant qu'elles étaient loin d'avoir l'épaisseur de l'ancien mur, et qu'elles étaient construites avec un seul rang de briques. [6] Il prit donc le parti de faire percer cette barrière et de s'ouvrir par là un chemin dans la ville. Il espérait donner le change aux assiégés, en faisant escalader les remparts d'un autre côté, afin de répandre ainsi l'alarme et d'attirer sur ce point tous les efforts des défenseurs. [7] Il y avait dans la place, outre la brave jeunesse de Cassandrée, une garnison belliqueuse, composée de huit cents Agriens et de deux mille Illyriens de Pénestie, envoyés par Pleuratos. [8] Pendant qu'ils défendaient les murs contre les attaques des Romains, les travailleurs eurent bientôt percé les voûtes et s'ouvrirent un passage dans la ville; ils s'en seraient rendus maîtres à l'instant même, s'ils avaient eu des armes. [9] Les soldats, en apprenant le succès de cette opération, se mirent à pousser de grands cris de joie, et se disposèrent à pénétrer de tous côtés dans la ville.

[12] [1] L'ennemi resta d'abord frappé d'étonnement, ne comprenant rien à ces clameurs soudaines. [2] Mais bientôt les commandants de la place Python et Philippe apprirent qu'une brèche avait été pratiquée. Persuadés que cette circonstance tournerait au profit du premier occupant, ils sortent brusquement avec un gros détachement d'Agriens et d'Illyriens, [3] et fondent sur les Romains, qui accouraient de tous côtés et se rassemblaient en tumulte pour entrer dans la ville. Les Macédoniens, à la faveur de ce désordre, les repoussent, les poursuivent jusqu'au fossé, les culbutent et les écrasent sous les débris. Il y eut de tués près de six cents Romains, et presque tous ceux qui avaient été surpris entre le mur et le fossé furent grièvement blessés. [4] Le préteur, ainsi vaincu par ses propres armes, devint plus réservé dans ses tentatives. Eumène, de son côté, n'était guère plus heureux dans l'attaque qu'il dirigeait par mer et par terre. [5] Ils se décidèrent donc tous deux d'un commun accord à renforcer la ligne de troupes autour de la place, pour empêcher les Macédoniens d'y introduire aucun secours, et à faire un siège dans les formes, puisque la force ouverte leur réussissait si mal. [6] Pendant qu'ils faisaient ces préparatifs, dix barques, montées par des troupes d'élite d'auxiliaires gaulois, que Persée avait envoyées de Thessalonique, apercevant les vaisseaux ennemis sur le rivage, s'avancèrent le long de la côte sur une seule file et à la faveur de la nuit pénétrèrent dans la ville. [7] L'arrivée de ce nouveau renfort força les Romains et le roi à lever le siège. Ils doublèrent le promontoire et allèrent aborder à Toronè. [8] Ils se disposaient à attaquer cette place; mais la trouvant défendue par une forte garnison, ils renoncèrent à leur entreprise et se portèrent sur Démétrias. En approchant de cette ville, ils virent que les remparts étaient garnis de soldats; ils passèrent outre et allèrent débarquer à Iolcos, pour ravager le pays d'alentour et revenir ensuite attaquer Démétrias.

[13] [1] Cependant le consul, ne voulant point rester dans une complète inaction sur le territoire ennemi, ordonna à M. Popilius de marcher avec cinq mille hommes contre Mélibée. [2] Cette ville est située au pied du mont Ossa, du côté qui descend vers la Thessalie; dans cette position avantageuse, elle domine Démétrias. [3] L'arrivée de l'ennemi jeta d'abord l'alarme parmi les habitants; mais bientôt revenus de leur première frayeur, ils coururent en armes vers les portes et les remparts, pour protéger les endroits faibles, et firent perdre aussitôt aux Romains l'espoir de prendre la ville d'assaut. [4] On se prépara donc à l'assiéger dans les règles, et l'on commença les travaux. Persée ayant appris que l'armée du consul assiégeait Mélibée, et que la flotte mouillait à Iolcos, prête à faire voile vers Démétrias, envoya aussitôt à Mélibée Euphranor, un de ses lieutenants, avec deux mille hommes d'élite. [5] Il lui recommanda, s'il parvenait à faire lever le siège de Mélibée, de pénétrer dans Démétrias par des chemins détournés, avant que les Romains fussent eux-mêmes partis pour cette ville. [6] Les assiégeants, voyant paraître tout à coup l'ennemi sur les hauteurs, abandonnèrent précipitamment les travaux du siège, et y mirent le feu. Mélibée fut ainsi délivrée. [7] Euphranor, immédiatement après, se dirigea vers Démétrias. Les habitants, enhardis par sa présence, crurent pouvoir défendre non seulement la ville, mais encore les environs contre les ravages de l'ennemi; ils fondirent sur les maraudeurs et en blessèrent un grand nombre. [8] Cependant le préteur et Eumène firent le tour des remparts, et examinèrent attentivement la position de la ville, pour s'assurer s'ils pouvaient l'emporter d'assaut ou former un siège. [9] Le bruit courut alors qu'il y eut des négociations par l'entremise du Crétois Cydas et d'Antimachus, commandant de Démétrias. Quoi qu'il en soit, Démétrias fut abandonné. [10] Eumène alla trouver le consul, le félicita de son heureuse entrée en Macédoine, et reprit la route de Pergame. [11] Le préteur Marcius Figulus envoya une partie de sa flotte à Sciathos pour y passer l'hiver; il se rendit avec le reste de ses vaisseaux à Oréos en Béotie, regardant cette ville comme la plus favorablement située pour faire parvenir des vivres aux armées qui étaient en Macédoine et en Thessalie. [12] Pour ce qui est d'Eumène, on rapporte diversement les faits. Suivant Valérius Antias, il ne vint point avec sa flotte au secours du préteur, malgré les lettres pressantes qu'il en reçut; il quitta brusquement le consul et retourna en Asie, mécontent de ce qu'on ne lui avait pas permis de camper avec les Romains. [13] Il ne voulut même pas consentir à laisser la cavalerie gauloise qu'il avait amenée. Son frère Attale au contraire demeura auprès du consul, lui resta constamment fidèle, et ne cessa de lui rendre des services signalés durant toute la campagne.

[14] [1] Pendant cette guerre, une députation vint à Rome de la part d'un petit roi de la Gaule transalpine pour offrir des secours contre la Macédoine. Ce roi s'appelait Balanos; mais on ignore sur quelle peuplade il régnait. [2] Le sénat remercia les envoyés et leur donna en présent un collier d'or de deux livres, des coupes d'or qui en pesaient quatre, un cheval caparaçonné et une armure de cavalier. [3] Après les Gaulois parurent des ambassadeurs de Pamphylie. Ils apportèrent dans le sénat une couronne d'or de la valeur de vingt mille philippes, et demandèrent la permission de déposer ce don dans le temple de Jupiter très bon et très grand, et de sacrifier dans le Capitole. Cette faveur leur fut accordée. [4] On accueillit aussi volontiers le voeu qu'ils exprimèrent de renouveler leur alliance avec Rome, et on fit présent à chacun d'eux de deux mille as. [5] On entendit ensuite les envoyés du roi Prusias et ceux des Rhodiens. L'objet de leur mission était le même, mais leur langage fut bien différent: [6] les deux ambassades venaient négocier la paix pour le roi Persée. De la part de Prusias c'était une prière plutôt qu'une condition. « Il protestait de sa fidélité constante envers les Romains et promettait d'y persister tant que durerait la guerre. [7] Toutefois, Persée lui ayant fait demander son intervention pour mettre un terme à la guerre, il lui avait promis d'appuyer sa demande auprès du sénat. Il conjurait donc les Romains d'oublier, s'il était possible, leur ressentiment, et leur offrait ses services en reconnaissance d'une réconciliation. » Tel fut le langage des envoyés du roi. [8] Les Rhodiens rappelèrent d'abord dans des termes hautains les services qu'ils avaient rendus au peuple romain, et revendiquaient pour eux la plus grande part dans la victoire remportée sur le roi Antiochus: [9] « leur amitié avec Persée, ajoutèrent-ils, avait commencé, quand la paix régnait entre Rome et la Macédoine. C'était malgré eux qu'ils avaient rompu leurs bonnes relations avec le roi; ils n'avaient rien à lui reprocher et n'avaient été entraînés dans cette guerre que pour complaire aux Romains. [10] Depuis trois ans ils en éprouvaient tous les inconvénients: leur île, privée de toute communication par mer, voyait son commerce et ses ressources anéanties et se trouvait réduite à la disette. [11] Ne pouvant supporter plus longtemps tous ces maux, ils avaient envoyé en même temps deux ambassades, l'une à Persée pour lui faire savoir que Rhodes l'invitait à faire la paix avec les Romains, l'autre à Rome pour lui faire connaître cette intention. [12] Ils aviseraient ensuite aux mesures qu'ils auraient à prendre à l'égard de ceux qui s'opposeraient à la conclusion de la paix. » [13] Une aussi insolente réclamation lue dans le sénat ou seulement racontée ne manquerait pas aujourd'hui même d'exciter l'indignation. Qu'on juge des sentiments que durent éprouver les sénateurs qui en furent témoins.

[15] [1] Au dire de Claudius, on ne fit aucune réponse à ce message. On se contenta de lire le sénatus-consulte par lequel le peuple romain rendait la liberté aux Cariens et aux Lyciens, et ordonnait qu'on leur écrivît sur-le-champ pour leur faire connaître cette résolution. [2] À la lecture de ce décret, le chef de l'ambassade, dont le langage hautain se trouvait en quelque sorte à l'étroit dans l'enceinte du sénat, tomba évanoui. [3] Suivant d'autres auteurs, le sénat répondit « que le peuple romain, dès le commencement de la guerre, avait appris de source certaine les intelligences secrètes qui avaient eu lieu entre les Rhodiens et le roi Persée contre la république; [4] que, si jusqu'à ce jour il leur était resté quelques doutes, les paroles des envoyés venaient de les dissiper; que la mauvaise foi, quelque prudente qu'elle fut d'abord, finissait toujours par se trahir. [5] Rhodes, sans doute, allait décider par un message de la paix ou de la guerre dans le monde entier, et désormais les Romains prendraient ou déposeraient les armes suivant sa volonté; ils n'auraient plus pour garants de leurs alliances d'autres dieux que les Rhodiens! [6] Oui; sans doute, si Rome n'obéit, si elle ne retire ses armées de Macédoine, les Rhodiens verront ce qu'ils auront à faire. Que les Rhodiens fassent ce qu'ils voudront. [7] Quant au peuple romain, il espère avoir bientôt vaincu Persée, et il avisera alors aux moyens de traiter après cette campagne chaque cité suivant ses mérites. » On offrit néanmoins à chacun des envoyés un présent de deux mille as; mais ils ne voulurent point l'accepter.

[16] [1] On lut ensuite une lettre du consul Q. Marcius. Il annonçait « qu'après avoir heureusement franchi les défilés, il avait pénétré en Macédoine, [2] qu'il avait pourvu avec le préteur à la subsistance de l'armée pour tout l'hiver, qu'il avait acheté aux Épirotes vingt mille boisseaux de blé et dix mille d'orge. Il priait le sénat d'en payer le prix à leurs ambassadeurs, [3] et d'envoyer de Rome des vêtements pour ses soldats: il avait besoin de deux cents chevaux, numides de préférence, n'ayant aucune ressource de ce genre en Macédoine. » [4] Un sénatus-consulte satisfit à toutes les demandes du consul. Le préteur C. Sulpicius fit passer en Macédoine et mit à la disposition du consul six mille toges, trente mille tuniques et des chevaux; il paya aux envoyés de l'Épire le prix du blé fourni par leurs compatriotes. Il fit ensuite entrer dans le sénat Onésime, fils de Python. [5] C'était un Macédonien de noble famille, qui avait toujours conseillé la paix au roi; il l'avait souvent engagé à suivre d'aussi près que possible les principes et les habitudes de Philippe, son père, qui, jusqu'au dernier moment, s'était fait lire deux fois par jour son traité d'alliance avec les Romains. [6] Ne pouvant le détourner de la guerre, il avait d'abord cherché à s'éloigner, sous différents prétextes, afin de ne point participer à des actes qu'il désapprouvait; enfin, voyant qu'il était devenu suspect, et qu'on l'accusait souvent de trahison, il avait passé dans le camp des Romains, et y avait rendu d'importants services au consul. [7] Il rappela tous ces faits au sénat. Alors on décida qu'il serait inscrit sur la liste des alliés, qu'il lui serait offert un logement avec les présents d'usage, qu'on lui donnerait deux cents arpents dans la partie du territoire de Tarente qui était du domaine public, et qu'on lui achèterait une maison à Tarente. Le préteur C. Décimius fut chargé de l'exécution de ce décret. [8] Les censeurs, aux ides de décembre, procédèrent au dénombrement des citoyens; ils se montrèrent plus sévères que jamais. Ils dégradèrent plusieurs chevaliers, entre autres P. Rutilius, qui, pendant son tribunat, les avait violemment attaqués. Il fut chassé de sa tribu et déchu de ses droits. [9] Les questeurs, en vertu d'un sénatus-consulte, avaient mis à la disposition des censeurs, pour les travaux publics, la moitié des impôts de cette année. [10] Titus Sempronius, avec la somme qui lui était allouée, acheta pour l'état la maison de Scipion l'Africain, située près de la statue de Vertumne, ainsi que les boucheries et les boutiques attenantes, et fit construire une basilique qui depuis fut appelée Sempronia.

[17] [1] L'année touchait à sa fin: la guerre de Macédoine préoccupait vivement les esprits, et l'on parlait partout du choix des consuls qu'on chargerait pour l'année suivante du soin de terminer la campagne. [2] Un sénatus-consulte enjoignit à Cn. Servilius de revenir au plus tôt pour la convocation des comices. [3] Le préteur Sulpicius lui envoya ce décret et quelques jours après, <lacune> il lut au sénat la lettre du consul qui annonçait son prochain retour. En effet Servilius se hâta d'arriver et les comices se tinrent au jour indiqué. [4] On créa consuls L. Aemilius Paulus et C. Licinius Crassus. Paulus l'était pour la seconde fois, dix-sept ans après son premier consulat. [5] Le lendemain on nomma les préteurs. Ce fut Cn. Baebius Tamphilus, L. Anicius Gallus, Cn. Octavius, P. Fontéius Balbus, M. Aebutius Helva, C. Papirius Carbo. [6] On désirait que tout marchât promptement: la guerre de Macédoine l'exigeait. [7] On résolut donc de faire décider sans délai par le sort la part d'autorité qui serait dévolue à chacun, pour savoir lequel des deux consuls aurait la Macédoine et quel préteur serait chargé du commandement de la flotte. Ils pourraient dès lors préparer tout ce qui serait nécessaire pour la guerre, et consulter le sénat, s'il en était besoin. [8] On voulut aussi « que les magistrats célébrassent les féries latines dès leur entrée en fonctions, et aussitôt que la religion le permettrait, pour que rien ne s'opposât au départ du consul qui devait aller en Macédoine. » [9] En vertu de ces résolutions, l'Italie et la Macédoine furent assignées aux consuls; les préteurs, outre les deux juridictions de la ville, eurent le commandement de la flotte et le gouvernement de l'Espagne, de la Sicile et de la Sardaigne. [10] Aemilius eut en partage la Macédoine, Licinius l'Italie; Cn. Baebius obtint la juridiction de Rome, L. Anicius celle des étrangers et de tous les pays que désignerait le sénat, Cn. Octavius la flotte, P. Fontéius l'Espagne, M. Aebutius la Sicile, C. Papirius la Sardaigne.

[18] [1] On vit bientôt que L. Aemilius conduirait la guerre avec diligence. Outre que c'était un tout autre homme que ses prédécesseurs, il ne songeait jour et nuit qu'aux préparatifs de l'expédition. [2] Son premier soin fut de demander au sénat d'envoyer des commissaires en Macédoine pour inspecter les troupes et la flotte, et rendre compte des besoins de l'armée de terre et de mer: [3] ils devaient aussi reconnaître, autant qu'ils le pourraient, l'état des forces du roi, notre position et celle de l'ennemi; si les Romains étaient campés dans les défilés, ou s'ils avaient franchi tous les pas difficiles et atteint la plaine; [4] quels étaient les alliés dont la fidélité semblait assurée, ceux dont elle était suspecte et subordonnée aux événements; quels étaient nos ennemis déclarés. Ils devaient faire connaître l'état des approvisionnements, les lieux d'où l'on pourrait faire venir des vivres par terre ou par mer; enfin tout ce qui s'était fait pendant la dernière campagne. Aemilius fondait sur ces renseignements précis le succès des mesures qu'il aurait à prendre.[5] Le sénat chargea le consul Cn. Servilius d'envoyer en Macédoine les commissaires que désignerait L. Aemilius. [6] Deux jours après on fit partir Cn. Domitius Ahénobarbus, A. Licinius Nerva, L. Baebius. On annonça que sur la fin de cette année il avait plu deux fois des pierres sur le territoire de Rome et sur celui de Véies. on fit à cette occasion une neuvaine expiatoire. [7] Deux pontifes moururent cette même année, P. Quintilius Varus, flamine de Mars, et le décemvir M. Claudius Marcellus, qui eut pour successeur Cn. Octavius. [8] On remarqua comme une preuve des progrès du luxe que dans les jeux du cirque donnés par P. Cornélius Scipion Nasica et P. Lentulus, alors édiles curules, on avait fait paraître soixante-trois panthères d'Afrique, quarante ours et quarante éléphants.

[19] [1] L. Aemilius Paulus et C. Licinius prirent possession du consulat aux ides de mars qui commençaient l'année suivante. Le sénat attendait le rapport du consul chargé du gouvernement de la Macédoine. Paulus déclara qu'il n'avait aucun rapport à faire, tant que les commissaires ne seraient point de retour. [2] « Ils étaient arrivée à Brindes, après avoir été obligés de relâcher deux fois à Dyrrachium. [3] Il espérait connaître dans quelques jours les détails qu'il lui importait de savoir; il ferait aussitôt son rapport; [4] et, pour que rien ne retardât son départ, il avait fixé le jour des féries latines à la veille des ides d'avril. Après le sacrifice solennel, il partirait avec Cn. Octavius, dès qu'il plairait au sénat. [5] Son collègue C. Licinius aurait soin, pendant son absence, de faire et d'expédier tout ce qu'exigeraient les besoins de la guerre. En attendant on pourrait donner audience aux ambassadeurs des nations étrangères. » [6] Lorsque le sacrifice solennel fut terminé, les premiers qu'on admit dans le sénat furent les ambassadeurs d'Alexandrie, envoyés par Ptolémée et Cléopâtre. [7] Vêtus d'habits de deuil, la barbe et les cheveux en désordre, une branche d'olivier à la main, ils se prosternèrent en entrant: leur langage fut encore plus humble que leur extérieur. [8] Antiochus, roi de Syrie, qui avait été en otage à Rome, prétendant vouloir replacer sur le trône l'aîné des Ptolémée, avait déclaré la guerre au jeune frère de ce prince, alors enfermé dans Alexandrie. [9] Il avait remporté une victoire navale à Pélusium, jeté à la hâte un pont sur le Nil, avait fait passer son armée, et serrait de près Alexandrie; il allait se rendre maître de ce riche royaume. [10] Les envoyés, en exposant ces plaintes au sénat, le conjuraient de prêter assistance à leurs états et à des rois amis de la république. [11] « Antiochus, disaient-ils, avait de telles obligations au peuple romain, le nom de Rome était si puissant auprès des rois et des peuples, qu'il suffirait au sénat de faire connaître par un message qu'il voyait avec déplaisir la guerre faite aux rois ses alliés, pour qu'Antiochus levât aussitôt le siège d'Alexandrie, et ramenât son armée en Syrie. [12] Si l'on tardait à exaucer leurs prières, on verrait bientôt venir à Rome Ptolémée et Cléopâtre, dépossédés du trône, et le peuple romain rougirait alors de les avoir abandonnés dans leur détresse. » [13] Le sénat, touché des prières des ambassadeurs d'Alexandrie, dépêcha sur-le-champ C. Popilius Laenas, C. Décimius et C. Hostilius pour terminer la guerre entre les rois. [14] Ils avaient pour mission d'aller trouver d'abord Antiochus, ensuite Ptolémée, et de leur déclarer que celui des deux qui se refuserait à la paix ne serait plus considéré comme ami et allié de Rome.

[20] [1] Les députés du sénat partirent trois jours après avec les envoyés d'Alexandrie. Les commissaires revinrent de Macédoine aux dernières Quinquatries. On attendait si impatiemment leur arrivée que, si la journée n'avait pas été si avancée, les consuls auraient convoqué sur-le-champ le sénat. [2] La convocation eut lieu le lendemain et l'on entendit les commissaires. Ils rapportèrent « que l'armée avait pénétré en Macédoine par des défilés impraticables, mais avec plus de danger que d'avantages. [3] Le roi occupait la Piérie où elle s'était avancée: les deux camps étaient voisins l'un de l'autre, et séparés seulement par le fleuve Elpée. Le roi évitait d'engager le combat et les Romains ne pouvaient l'y contraindre. [4] Les rigueurs de l'hiver étaient venues se joindre à tous ces embarras; l'armée était réduite à l'inaction, et n'avait plus de vivres que pour six jours. On évaluait à trente mille hommes les forces des Macédoniens. [5] Si Appius Claudius avait eu à Lychnidus un corps de troupes assez considérable, il aurait pu mettre le roi dans une position difficile. Maintenant, au contraire, il allait lui-même, avec ses troupes, se trouver dans le plus grand péril, s'il ne se retirait ou s'il ne recevait un renfort suffisant. [6] Les commissaires s'étaient rendus du camp, vers la flotte. Ils avaient appris qu'une partie des équipages avait péri par les maladies, que le reste, et particulièrement les troupes venues de Sicile, était retourné dans ses foyers; que les vaisseaux étaient dégarnis, et que les hommes qui restaient ne recevaient point leur solde et manquaient de vêtements. [7] La flotte d'Eumène semblait n'avoir été amenée que par la force des vents; elle n'avait fait que se montrer et disparaître. On ne pouvait point compter sur les dispositions de ce prince. Mais autant la fidélité d'Eumène paraissait douteuse, autant celle d'Attale était assurée. »

[21] [1] Lorsque les commissaires eurent été entendus, Aemilius ouvrit la délibération. [2] Le sénat décréta « que les consuls et le peuple éliraient un nombre égal de tribuns pour les huit légions; qu'on ne pourrait nommer cette année que ceux qui auraient déjà exercé quelque charge. [3] Que le consul Aemilius choisirait à son gré parmi tous les tribuns militaires ceux qui devaient commander les deux légions de Macédoine; qu'il se rendrait à son poste aussitôt après la célébration des féries latines, ainsi que le préteur Cn. Octavius a qui était échu le commandement de la flotte. » [4] On leur adjoignit le préteur L. Anicius, qui avait à la juridiction des étrangers, et l'on décida qu'il irait remplacer Ap. Claudius à Lychnidus en Illyrie. [5] Le soin de faire les levées fut confié au consul Licinius. [6] Il eut ordre d'enrôler parmi les Romains sept mille hommes de pied et deux cents cavaliers, parmi les alliés du nom latin quatre cents cavaliers et sept mille fantassins, [7] et d'écrire à Cn. Servilius, qui commandait en Gaule, de lever six cents cavaliers. [8] Il devait envoyer le plus tôt possible toutes ces troupes à son collègue en Macédoine. Il n'y avait pas plus de deux légions dans cette province; elles devaient se composer de six mille piétons et de trois cents chevaux. Le reste de la cavalerie et de l'infanterie serait réparti dans les garnisons. [9] Tous ceux qui ne seraient plus en état de servir seraient congédiés. On exigea en outre des alliés dix mille fantassins et huit cents cavaliers. [10] Ces renforts furent réunis aux deux légions qu'Anicius devait conduire en Illyrie et qui se composaient chacune de cinq mille deux cents fantassins et de trois cents cavaliers. On leva aussi sur les alliés cinq mille hommes pour la flotte. [11] Le consul Licinius fut chargé du commandement de deux légions. On y ajouta dix mille fantassins et six cents cavaliers pris parmi les alliés.

[22] [1] Après que ces décrets eurent été rendus par le sénat, le consul L. Aemilius se rendit à l'assemblée du peuple, et y parla en ces termes [2] « Romains, je crois avoir remarqué que le jour où la Macédoine m'échut en partage, vos félicitations ont été plus vives que quand je fus nommé consul et quand j'entrai en fonctions. [3] Je ne puis attribuer cette bienveillance qu'à l'espoir que vous avez conçu de voir la guerre de Macédoine, qui dure depuis si longtemps, terminée par moi d'une manière digne de la majesté du peuple romain. Les dieux auront sans doute accueilli favorablement cette décision du sort et nous seconderont dans cette guerre. [4] J'ose le croire et l'espérer. Ce que du moins je puis assurer fermement, c'est que je ferai tous mes efforts pour justifier la confiance que vous avez en moi. [5] Le sénat a pris toutes les mesures nécessaires; il désire que je parte sur-le-champ, et je suis prêt à lui obéir. Mon honorable collègue C. Licinius hâtera les préparatifs avec la même activité que s'il était lui-même chargé du commandement. [6] Quant à vous, Romains, n'ajoutez foi qu'à ce que j'écrirai, soit au sénat, soit à vous-mêmes; n'accréditez point par votre crédulité des rumeurs vaines et sans fondement. [7] Ordinairement, je le sais, et dans cette guerre surtout, il n'est personne qui méprise assez l'opinion publique pour ne pas se laisser décourager par elle. [8] Dans tous les cercles, et même, je puis le dire, à toutes les tables, il y a des gens qui règlent la marche des troupes en Macédoine, qui savent où il faut asseoir le camp, établir des postes; à quel moment et par quel défilé on doit entrer en Macédoine, où il faut placer les magasins; par quel pays, par quelle mer on peut transporter les vivres, quand il faut attaquer l'ennemi ou rester dans l'inaction. [9] Non contents de décider ce qu'il y aurait de mieux à faire, ils critiquent tout ce qui ne s'est pas fait conformément à leur plan, et citent pour ainsi dire le consul à leur tribunal. [10] Cette habitude est funeste au succès de vos généraux. Ils peuvent tous opposer aux attaques des bruits populaires le courage et la fermeté de Fabius, qui aima mieux voir son autorité restreinte par la légèreté du peuple que de ménager son crédit aux dépens de l'intérêt public. [11] Je suis loin de prétendre que les généraux n'aient pas besoin d'avis. Je pense au contraire qu'il y a de l'orgueil et de la folie à vouloir tout faire à sa guise. [12] Ce que je veux, c'est que les généraux prennent conseil d'abord des hommes éclairés, habiles dans le métier des armes et instruits par l'expérience, ensuite de ceux qui sont sur les lieux, qui peuvent juger par eux-mêmes le terrain de l'ennemi et les occasions, et qui, embarqués pour ainsi dire sur le même vaisseau, partagent les mêmes dangers. [13] Si donc il est quelqu'un qui croie pouvoir me donner dans cette guerre des conseils utiles à la république, qu'il ne refuse point ses services à l'état; qu'il vienne avec moi en Macédoine, je lui fournirai tout, navires, chevaux, tentes et provisions. [14] S'il craint de prendre part à cette expédition, s'il préfère le repos de la ville aux fatigues de la guerre, qu'il ne s'érige point alors en pilote. [15] Rome fournit assez d'autres sujets de conversation. Qu'il mette un frein à son envie de critiquer, et qu'il sache que les conseils de nos compagnons d'armes nous suffiront. » [16] Au sortir de cette assemblée, on célébra sur le mont Albain la solennité des féries latines qui avaient été fixées à la veille des calendes d'avril, et aussitôt après le consul et le préteur Cn. Octavias partirent pour la Macédoine. [17] Le consul fut accompagné, dit-on, d'un concours de peuple extraordinaire. Le départ d'Aemilius semblait à chacun le présage de la fin de la guerre, et l'on espérait le voir bientôt revenir triomphant.

[23] [1] Pendant que ces événements se passaient en Italie, Persée, que son avarice empêchait de conclure les négociations déjà entamées pour gagner à sa cause Gentius, roi d'Illyrie, [2] voyant les Romains maîtres des défilés, et sentant approcher la crise qui devait décider de l'issue de la guerre, jugea qu'il n'était plus temps de différer. Hippias, son ambassadeur, fut autorisé à promettre trois cents talents d'argent, et, après qu'on se fut engagé de part et d'autre à se donner des otages, Persée fit partir Pantauchus, un de ses confidents les plus intimes, afin de tout terminer. [3] Pantauchus rencontra le roi d'Illyrie à Météon, sur le territoire des Labéates, et reçut sa parole et ses otages. Gentius, de son côté, envoya un ambassadeur, nommé Olympion, pour recevoir le serment et les otages de Persée. [4] Avec Olympion, il fit aussi partir des agents chargés de toucher la somme promise; et, à l'instigation de Pantauchus, il désigna Morcus et Parménion pour accompagner à Rhodes les envoyés de Macédoine. [5] Il eut soin de leur prescrire de ne partir pour Rhodes qu'après avoir reçu le serment, les otages et l'argent de Persée. On persuadait à Gentius « que l'alliance des deux rois pouvait décider le peuple de Rhodes à faire la guerre aux Romains, [6] et que la coopération d'une république, seule reine des mers, ne laisserait aux Romains aucun espoir sur l'un et l'autre élément. » [7] À l'approche des Illyriens, Persée quitta son camp sur les bords du fleuve Elpée; et, suivi de toute sa cavalerie, vint au-devant d'eux jusqu'à Dion. [8] Là les conventions furent ratifiées en présence de toute la cavalerie macédonienne, que le roi voulut faire assister à la conclusion du traité d'alliance avec Gentius; il était persuadé qu'un tel spectacle augmenterait l'ardeur de ses soldats. [9] Les otages furent également donnés et reçus en présence de tous. On fit partir pour Pella les agents qui devaient recevoir du trésor royal les sommes convenues, et les Macédoniens chargés d'aller à Rhodes avec les envoyés d'Illyrie reçurent l'ordre de s'embarquer à Thessalonique. [10] Ils y trouvèrent Métrodore, récemment arrivé de Rhodes, et qui affirmait, sur la foi de Dinon et de Polyaratos, que les Rhodiens étaient prêts à faire la guerre. Métrodore fut mis à la tête des envoyés des deux nations.

[24] [1] À la même époque, Persée envoya des ambassadeurs vers les rois Eumène et Antiochus. Ils avaient reçu des instructions analogues, telles que l'état des choses pouvait le suggérer. [2] « Il y avait, disaient les envoyés, une antipathie naturelle entre une ville libre et un roi: le peuple romain les attaquait tous successivement, et son odieuse politique s'aidait des uns pour renverser les autres. [3] Avec le secours d'Attale, ils avaient accablé son père; avec l'appui d'Eumène, et même en partie celui de Philippe, père de Persée, ils avaient fait la guerre à Antiochus. Ils prenaient maintenant les armes contre lui, contre Eumène et contre Prusias. [4] Une fois le royaume de Macédoine renversé, ils n'auraient qu'un pas à faire pour entrer dans l'Asie, dont ils avaient déjà asservi une partie, sous prétexte de rendre la liberté aux villes grecques. Bientôt la Syrie aurait le même sort; [5] déjà Eumène se voyait traité avec moins de distinction que Prusias; déjà Antiochus se voyait écarté de l'Égypte et frustré du prix de sa victoire. [6] D'après ces considérations, il l'engageait à prendre des mesures pour forcer les Romains à faire la paix avec lui, ou, s'ils persévéraient dans une guerre injuste, à les regarder comme les ennemis communs de tous les rois. [7] Les ambassadeurs envoyés à Antiochus ne déguisaient pas l'objet de leur mission; mais celui qui allait trouver Eumène cachait, sous le prétexte du rachat des prisonniers, des négociations plus mystérieuses, qui rendirent ce prince odieux et suspect aux Romains, et donnèrent lieu à des accusations plus graves injustement portées contre lui. [8] Cet assaut d'avarice et de perfidie entre les deux rois le fit en effet regarder comme un traître et presque comme un ennemi. [9] Un des confidents intimes d'Eumène était un Crétois nommé Cydas. Cydas avait eu des pourparlers d'abord près d'Amphipolis, avec un certain Chimarus, son compatriote, alors au service de Persée; puis deux fois sous les murs mêmes de Démétrias, la première avec un certain Ménécrate, la seconde avec Amphimachus, tous deux officiers du roi. [10] Hérophon lui-même, qui fut alors envoyé par Persée, avait déjà été chargé de deux missions auprès d'Eumène. [11] Les pourparlers secrets et les missions officielles excitaient d'odieux soupçons; mais on ne savait pas encore l'objet et le résultat de ces négociations entre les rois. Or, voici ce qui eut lieu.

[25] [1] Eumène ne voulut ni aider Persée à vaincre les Romains ni lui faire la guerre. Ce plan de neutralité était moins l'effet de l'inimitié qui avait divisé leurs pères que de la haine qu'ils se portaient eux-mêmes. [2] La rivalité qui régnait entre eux ne pouvait permettre à Eumène de voir d'un oeil indifférent le degré de puissance et de gloire où la défaite des Romains élèverait Persée. [3] Eumène remarquait d'ailleurs que, dès le commencement de la guerre, Persée avait tenté tous les moyens d'obtenir la paix, et que chaque jour, à mesure que le danger approchait, la paix devenait de plus en plus l'objet de tous ses efforts et de toutes ses pensées. [4] Les Romains, de leur côté, voyant les hostilités se prolonger au-delà de leur attente, désiraient tous, sénateurs et généraux même, mettre fin à une guerre si fâcheuse et si pénible. [5] Eumène, assuré de ces dispositions des deux partis pour une paix que pouvaient amener sans lui la lassitude du plus fort et la crainte du plus faible, désira surtout faire acheter ses services pour une conciliation. [6] Il demandait une somme, tantôt pour ne prêter son appui aux Romains ni sur terre ni sur mer, tantôt pour travailler à la conclusion de la paix. Pour prix de sa neutralité; il demandait quinze cents talents. [7] En garantie de ses promesses, il offrait non seulement sa parole, mais encore des otages. [8] Persée, très prompt à s'engager quand la peur l'y forçait, était prêt à recevoir les otages, et même il était convenu de les envoyer en Crète. [9] Mais lorsqu'il s'agissait de livrer l'argent, il hésitait: il trouvait que la première de ces deux conventions était déshonorante pour deux rois d'un si grand nom, pour celui qui donnait l'argent et plus encore pour celui qui le recevait. [10] Dans l'espoir de faire la paix avec Rome, il consentait bien à un sacrifice, mais il ne voulait donner l'argent qu'après la conclusion des affaires, et, en attendant, il le déposerait à Samothrace. [11] Or, comme cette île était dans sa dépendance, il était indifférent à Eumène que la somme fût à Samothrace ou à Pella, pourvu que, pour le présent, il en touchât une partie. [12] Aussi les deux rois ne recueillirent-ils de ces vaines tentatives que la honte de s'être trompés réciproquement.

[26] [1] Ce ne fut pas le seul avantage que Persée laissa échapper par avarice: en ce moment, il pouvait d'abord, avec le secours d'Eumène, mettre ses trésors à l'abri et obtenir une paix qu'il eût dû payer d'une partie de son royaume; puis, une fois en sûreté, révéler aux Romains le prix qu'Eumène avait mis à ses services, et exciter contre lui leur juste ressentiment. [2] Mais son avarice le priva encore de l'alliance de Gentius, qu'il avait cherché à se ménager, et du secours que lui offrait un corps nombreux de Gaulois, répandus dans l'Illyrie. [3] Les Gaulois étaient au nombre de dix mille cavaliers et d'autant de fantassins, dont la vitesse égalait celle des chevaux, et qui, pendant l'action, montaient ceux dont les cavaliers avaient succombé. [4] Ils avaient fait la condition de dix pièces d'or par cavalier, et de cinq par fantassin. Leur chef devait en recevoir mille. [5] À la nouvelle de leur approche, Persée sortit de son camp sur les bords de l'Elpée, avec la moitié de ses troupes, et fit donner ordre aux villes et bourgades voisines de préparer des approvisionnements de blé, de vin et de bestiaux. [6] Lui-même, il avait, disait-il, des dons à offrir aux chefs; des chevaux, des harnais, des habits de guerre et une petite quantité d'or à distribuer à un petit nombre; il croyait pouvoir en imposer à la multitude par des espérances. [7] Arrivé près de la ville d'Almana, il campa sur la rive du fleuve Axios. Les Gaulois avaient fait halte aux environs de Désudaba, en Médie, attendant le paiement des sommes promises. [8] Persée envoya Antigone, un de ses courtisans, leur porter l'ordre de s'avancer jusqu'à Bylazora [ville de Péonie], et inviter les chefs à se rendre en grand nombre auprès de lui. Ils étaient à soixante-dix milles du fleuve Axios et du camp du roi. [9] Antigone, après avoir notifié les ordres dont il était porteur, énuméra les provisions de toute espèce que le roi avait pris soin de faire préparer sur leur route, et les présents qui attendaient les chefs à leur arrivée, en vêtements, en argent et en chevaux. Les Gaulois répondirent qu'ils verraient sur les lieux les effets de ces promesses; [10] mais ils demandèrent s'il avait apporté avec lui l'argent qui devait être distribué à chaque fantassin et à chaque cavalier. [11] Comme Antigone ne répondait pas à cette question, Clondicus, roi des Gaulois, lui dit: « Va donc annoncer à ton roi que les Gaulois ne feront pas un pas de plus, qu'ils n'aient reçu l'or et les otages. » [12] Lorsque ces paroles eurent été rapportées au roi, il assembla son conseil; il pressentait quel serait l'avis de chacun, et comme il était plus soucieux de garder son argent que son royaume, il se mit à déclamer contre la perfidie et la cruauté des Gaulois. [13] « Déjà, dit-il', de nombreux et tristes exemples avaient prouvé antérieurement quel danger il y avait à donner entrée en Macédoine à une armée si considérable. De pareils alliés étaient plus dangereux que les Romains eux-mêmes, ses ennemis. [14] Il ne lui fallait que cinq mille cavaliers qui suffiraient aux besoins de la guerre, sans inspirer de craintes parleur nombre. »

[27] [1] Ce langage indiquait clairement à tous les membres du conseil, que la seule crainte de Persée était d'avoir à solder une si grande multitude; mais, comme personne n'osait répondre aux questions que le roi adressait pour la forme, Antigone fut renvoyé vers les Gaulois pour leur annoncer qu'il suffirait au roi de cinq mille cavaliers, et qu'il n'avait aucun besoin du reste de la troupe. [2] Quand les barbares entendirent ces paroles, et virent qu'on leur avait inutilement fait quitter leurs demeures, il s'éleva parmi eux un murmure général d'indignation. Clondicus demanda pour la seconde fois, si du moins on allait compter à ces cinq mille cavaliers la somme convenue. [3] Comme Antigone répondait encore d'une manière évasive, Clondicus congédia le perfide envoyé, sans lui avoir fait subir aucun mauvais traitement [ce qu'Antigone lui- même avait à peine osé espérer], et les Gaulois reprirent la route du Danube, en ravageant les frontières de la Thrace qui se trouvaient sur leur chemin. [4] Si Persée avait su s'adjoindre un tel renfort, pendant qu'il serait resté lui-même en repos sur les bords de l'Elpée, les Gaulois, passant en Thessalie contre les Romains, par les défilés de la Perrhébie, auraient pu non seulement ravager la campagne et empêcher l'ennemi d'en tirer des vivres, [5] mais encore ruiner les villes mêmes de leurs alliés, sans que les Romains, arrêtés par le roi auprès de l'Elpée, pussent venir à leur secours. [6] Les Romains auraient eu à craindre pour leur propre sûreté; car il leur serait devenu impossible et de demeurer dans le pays ennemi, après avoir perdu la Thessalie, d'où ils tiraient leurs vivres, et de se porter en avant, puisqu'ils avaient en face le camp des Macédoniens. [7] Cette conduite de Persée augmenta le courage des Romains, et ne découragea pas médiocrement les Macédoniens, qui avaient compté sur cette ressource. [8] La même avarice lui fit perdre l'appui du roi Gentius: après avoir fait compter, à Pella, aux envoyés de ce prince, la somme de trois cents talents, il leur permit d'apposer leur cachet sur les sacs, [9] à la réserve de dix talents, qu'il envoya à Pantauchus, avec ordre de les remettre sur- le-champ au roi. Mais, en même temps, il ordonna aux siens, porteurs du reste de l'argent que les Illyriens avaient scellé de leur sceau, de marcher à petites journées, [10] et, quand ils seraient arrivés sur la frontière de Macédoine, de s'y arrêter et d'attendre ses ordres. [11] Gentius, ayant reçu une faible partie de la somme, céda aux sollicitations de Pantauchus, qui le pressait de commencer les hostilités contre les Romains, et fit jeter en prison M. Perpenna et L. Pétilius, venus auprès de lui en qualité d'ambassadeurs. [12] À cette nouvelle, Persée, persuadé que Gentius s'était mis dans la nécessité de faire la guerre aux Romains, envoya au chef du convoi l'ordre de revenir, comme s'il n'eût eu d'autre crainte que de ne pas ménager un butin assez considérable aux Romains victorieux. [13] Hérophon revint aussi de la cour d'Eumène, sans qu'on soupçonnât le motif secret de sa mission. Les Macédoniens avaient eux-mêmes publié qu'elle avait eu pour objet le rachat des captifs, et Eumène fit la même déclaration au consul, pour éviter de se rendre suspect.

[28] [1] Persée, après le retour d'Eumène, se voyant déchu de ses espérances, fit partir pour Ténédos, Anténor et Callippe, commandants de la flotte, avec quarante vaisseaux légers [à ce nombre étaient joints cinq vaisseaux de moindre dimension]. [2] Ils devaient ensuite croiser dans les parages des Cyclades, et protéger les vaisseaux épars qui se rendaient en Macédoine avec un chargement de blé. [3] Cette escadre, partie de Cassandrée, gagna d'abord les ports que commande le mont Athos, d'où elle parvint à Ténédos après une heureuse traversée. Elle trouva, mouillés dans le port, les vaisseaux de guerre des Rhodiens, commandés par Eudamus, et, non seulement elle ne fit souffrir aux matelots aucun mauvais traitement, mais elle les congédia même avec les plus grands égards. [4] Ensuite, Anténor et Callippe, apprenant qu'il y avait de l'autre côté cinquante vaisseaux de charge macédoniens, bloqués à l'entrée du port par l'escadre d'Eumène aux ordre de Damius,[5] doublèrent l'île en toute hâte, effrayèrent par leur présence la flotte ennemie, et dégagèrent les vaisseaux. Ils les renvoyèrent en Macédoine sous l'escorte de dix bâtiments légers qui devaient revenir à Ténédos, lorsqu'ils auraient mis le convoi en sûreté. [6] Neuf jours après, ces bâtiments rejoignirent la flotte qui stationnait déjà au promontoire de Sigée, d'où elle se dirigea vers Subota [île située entre Élée et Chios]. [7] Le lendemain du jour où la flotte arriva à Subota, le hasard voulut que trente-cinq des vaisseaux qu'on nomme « hippagogos », partis d'Élée avec des cavaliers gaulois et leurs chevaux, fissent route vers Phanae, promontoire de l'île de Chios, d'où ils devaient passer en Macédoine. [8] Eumène les envoyait à Attale. Dès que la marche de ces vaisseaux eut été signalée à Anténor par la vigie, il mit aussitôt à la voile de Subota et les rencontra entre Chios et le promontoire d'Érythres, dans la partie la plus resserrée du détroit. [9] Les commandants d'Eumène ne s'attendaient absolument pas à rencontrer une flotte de Macédoine dans ces parages. Ils crurent d'abord que c'étaient les Romains, puis ensuite Attale lui-même, ou quelques-uns des siens qu'il renvoyait du camp des Romains à Pergame. [10] Mais lorsque le doute ne fut plus permis, et que la forme des navires déjà plus rapprochés, le mouvement accéléré des rames et la direction de leurs proues tournées vers les « hippagogos », annoncèrent la présence de l'ennemi, la terreur s'empara de la flottille; [11] elle ne pouvait opposer de résistance à cause de la pesanteur des bâtiments et de l'agitation des Gaulois qui ne savent pas supporter la mer, même quand elle est calme. [12] Alors, ceux qui se trouvaient plus près du continent gagnèrent Érythres à la nage; quelques-uns firent force de voiles vers Chios, et, abandonnant leurs chevaux et leurs navires, s'enfuirent précipitamment vers la ville. [13] Mais, l'ennemi ayant débarqué des soldats sur les points de la côte les plus voisins de la ville et dont l'accès était le plus facile, les Macédoniens atteignirent les Gaulois et les massacrèrent, les uns dans la fuite, les autres aux portes de la ville, que les habitants avaient fermées, ne sachant quels étaient ces fuyards et ceux qui les poursuivaient. [14] Plus de huit cents Gaulois furent tués, et deux cents faits prisonniers. Quant aux chevaux, une partie périt submergée avec les vaisseaux qui furent mis en pièces, et les Macédoniens coupèrent les jarrets à ceux qui avaient gagné le rivage. [15] Anténor fit choix de vingt d'entre les plus beaux, et chargea les dix bâtiments légers, qui avaient auparavant escorté le convoi macédonien de les transporter à Thessalonique et de rejoindre la flotte au plus tôt. [16] Il devait les attendre à Phones. La flotte stationna près de trois jours à la hauteur de la ville, puis elle partit pour Phanae; les dix bâtiments étant revenus plus vite qu'on ne l'avait espéré, Anténor gagna Délos, en traversant la mer Égée.

[29] [1] Sur ces entrefaites, les commissaires romains C. Popilius, C. Décimius et C. Hostilius, mirent a la voile et arrivèrent de Chalcis à Délos avec trois quinquérèmes. Ils y trouvèrent les quarante bâtiments légers des Macédoniens et cinq quinquérèmes du roi Eumène. [2] La sainteté du temple et de l'île en faisait un asile inviolable pour tous. Aussi Romains, Macédoniens et soldats de la flotte d'Eumène circulaient ils pêle-mêle dans le temple, protégés par une trêve que commandait ce lieu sacré. [3] Lorsqu'on signalait en mer quelques vaisseaux de transport, Anténor, commandant de Persée, [4] leur donnait la chasse lui-même avec une partie de sa flottille, pendant que l'autre croisait autour des Cyclades, et coulait à fond ou pillait tous les navires, à l'exception de ceux qui se rendaient en Macédoine. [5] Popilius et les vaisseaux d'Eumène secouraient de leur mieux les vaisseaux poursuivis; mais les Macédoniens partaient furtivement la nuit, avec deux ou trois vaisseaux légers, et trompaient leur surveillance. [6] Ce fut vers cette époque que l'ambassade des Illyriens et des Macédoniens arriva à Rhodes. Tout concourait à donner du poids à sa mission: les courses des vaisseaux légers dans la mer Égée et autour des Cyclades; l'alliance des rois Persée et Gentius, et la nouvelle de la marche d'un grand nombre de fantassins et de cavaliers gaulois. [7] Enhardis par ces circonstances, Dinon et Polyaratos, qui étaient dans les intérêts de Persée, parvinrent non seulement à ménager aux envoyés une réponse bienveillante, mais encore à leur faire déclarer publiquement « que la puissante médiation de Rhodes allait mettre fin à la guerre, [8] et qu'ainsi les deux rois devaient, de leur côté, montrer les sentiments de modération propres à hâter la conclusion de la paix. »

[30] [1] Déjà le printemps commençait, et les nouveaux chefs étaient arrivés chacun dans leur province; le consul Aemilius en Macédoine, Octavius à Oréos, où se trouvait la flotte, et Anicius en Illyrie, où il devait faire la guerre à Gentius. [2] Ce prince, fils d'Eurydice et de Pleuratos, roi d'Illyrie, eut deux frères, Plator, né du même lit, et Caravantius, qui n'était que son frère utérin. [3] Mais jaloux de ce dernier, à cause de la naissance obscure de son père, Gentius voulant s'assurer la possession paisible du trône, fit périr Plator avec deux hommes courageux qui étaient ses amis, Éttritus et Épicadus. [4] Le bruit courut que le motif de sa jalousie avait été le projet de mariage de son frère avec Étuta, fille de Monunus, prince des Dardaniens, et l'intention qu'il lui avait supposée de se ménager par cette alliance l'appui d'un peuple vaillant. Le mariage de Gentius avec cette princesse, après le meurtre de Plator, donna à ce soupçon un nouveau degré de vraisemblance. [5] Délivré de la crainte de son frère. Gentius devint un tyran pour ses sujets, et l'usage immodéré du vin enflamma sa cruauté naturelle. [6] Telle était sa position, lorsque engagé, comme nous l'avons dit plus haut, à prendre part à la guerre contre les Romains, il rassembla à Lissus toutes ses troupes, [7] qui montaient à quinze mille hommes. De là, il fit partir son frère avec mille fantassins et cinquante cavaliers, pour obtenir par force ou par crainte la soumission des Caviens, et se porta lui-même sur Bassania, ville alliée de Rome, à quinze milles de Lissus. [8] Les habitants, dont il fit sonder les dispositions par des émissaires, aimèrent mieux soutenir un siège que de se rendre. [9] Mais la ville de Durnium, chez les Caviens, s'empressa d'ouvrir ses portes à Garavantius. Celle de Caravandis lui ayant fermé les siennes, il ravagea son territoire, et ses soldats se répandirent sans précaution dans le pays. Alors les habitants de la campagne s'attroupèrent et en tuèrent quelques-uns. [10] Déjà Appius Claudius ayant ajouté eux troupes qu'il commandait des corps auxiliaires de Bullis, d'Apollonie et de Dyrrachium, avait quitté ses quartiers d'hiver et établi son camp auprès du fleuve Genouse. [11] Informé de l'alliance que Gentius avait conclue avec Persée, et irrité de la violation du droit des gens qu'il avait commise sur la personne des envoyés romains, Appius se préparait ouvertement à qui faire la guerre. [12] Le préteur Anicius ayant appris à Apollonie ce qui se passait en Illyrie, avait mandé à Appius de l'attendre sur les bords du fleuve Genouse, et il arriva au camp trois jours après. [13] Là, réunissant aux troupes qu'il avait les auxiliaires des Parthéniens, au nombre de deux mille fantassins et de deux cents chevaux [Épicadus commandait l'infanterie, et Algalsus les cavaliers, il se préparait à marcher vers l'Illyrie, surtout pour faire lever le siège de Bassania, lorsque la nouvelle des ravages exercés sur la côte par les vaisseaux légers de l'ennemi suspendit son expédition. [14] Ces vaisseaux, au nombre de quatre-vingts, avaient été envoyés par Gentius, d'après le conseil de Pantauchus, pour ravager le territoire de Dyrrachium et d'Apollonie. [15] La flotte romaine <lacune>

[31] [1] À leur exemple, toutes les villes de la contrée embrassèrent le parti des Romains, vers lequel elles penchaient déjà. La justice du préteur et sa clémence envers tous contribuèrent beaucoup à ce résultat. [2] On marcha ensuite sur Scodra la prise de cette ville était le point important de la guerre; Gentius s'y était enfermé, parce qu'il la regardait comme le boulevard de son royaume, et c'était d'ailleurs la plus forte place sans contredit du pays des Labéates; elle était d'un accès difficile. [3] Elle était entourée par deux rivières, le Clausal à l'orient, et à l'occident le Barbanna qui prend sa source dans le lac Labéatis. [4] Ces deux rivières versent leurs eaux dans le fleuve Orionde qui sort du mont Scordus, et va se jeter dans la mer Adriatique, après s'être grossi de plusieurs autres rivières. [5] Le mont Scordus, le plus élevé de la contrée, domine à l'orient la Dardanie, au midi la Macédoine, au couchant l'Illyrie. [6] Malgré les obstacles qu'offraient la position de la ville et la réunion de toutes les forces des Illyriens commandées par le roi en personne, le préteur romain, encouragé par son premier succès, se flatta de l'espoir que le reste de la campagne répondrait à son début et qu'il pourrait profiter de la terreur subite des ennemis; il s'avança donc jusqu'au pied des murs avec son armée rangée en bataille. [7] Les assiégés n'auraient eu qu'à fermer leurs portes et garnir de troupes les murs de la ville et les tours qui en défendaient l'entrée, pour faire échouer la tentative des Romains; [8] mais ils firent une sortie, se présentèrent en rase campagne, et engagèrent le combat avec une ardeur qui ne se soutint pas longtemps. [9] Repoussés par les Romains, ils s'enfuirent en désordre, et plus de deux cents fuyards périrent aux portes mêmes de la ville, où leur désastre jeta une telle épouvante, que Gentius députa aussitôt au préteur Teuticus et Bellus, les deux personnages les plus distingués de la nation, pour demander une trêve qui lui permit de délibérer sur le parti qu'il avait à prendre. [10] Le préteur accorda trois jours, pendant lesquels l'armée resta campée à trois cents pas environ de la ville. Pendant ce temps, Gentius s'embarqua, remonta le Barbanna et gagna le lac Labéatis, comme pour chercher un endroit isolé où il pût se livrer à ses réflexions; [11] mais il avait en réalité, comme on le vit bien, l'espoir mal fondé de voir son frère Caravantius revenir avec plusieurs milliers de troupes auxiliaires de la contrée où il l'avait envoyé. [12] Déchu de cette espérance, il se rembarqua trois jours après, pour revenir à Scodra, et fit partir en avant des envoyés chargés de demander au préteur la permission d'aller le trouver. L'ayant obtenue, il se rendit au camp. [13] Là, il reconnut d'abord hautement sa folie; puis il eut recours aux prières et aux larmes, et, tombant aux genoux du préteur, se remit à sa discrétion. [14] Anicius le rassura et l'invita même à souper. Gentius rentra dans la ville auprès des siens, et soupa ce jour-là avec le préteur, qui le combla d'égards. [15] Mais ensuite il fut mis sous la garde de C. Cassius, tribun des soldats. Pour salaire d'une défection qui le plongeait dans une telle infortune, le malheureux roi avait reçu à peine de Persée ce qu'on donne à un gladiateur, dix talents.

[32] [1] Après la prise de Scodra, le premier soin d'Anicius fut de réclamer et de se faire amener Pétilius et Perpenna, [2] qu'il rétablit dans tous les honneurs dus à leur caractère. Il envoya sur- le-champ Perpenna arrêter les amis et les parents du roi. [3] Celui- ci se rendit à Météon, ville du pays des Labéates, et ramena au camp du préteur, à Scodra, Etléva, femme de Gentius, avec ses deux fils Scerdilaedus et Pleuratus, ainsi que Caravantius, son frère. [4] Anicius ayant ainsi terminé la guerre d'Illyrie en trente jours, chargea Perpenna de porter à Rome la nouvelle de sa victoire, et fit également partir quelques jours après le roi Gentius avec sa mère, sa femme, ses enfants, son frère et les principaux Illyriens. [5] C'est la seule guerre dont on apprit la fin à Rome, avant même de savoir qu'elle fût commencée. Pendant ces événements, Persée était en proie à de vives alarmes; on lui avait annoncé que le nouveau consul Aemilius arrivait plus menaçant que jamais. [6] L'approche du préteur Octavius, dont la flotte menaçait les côtes, ne lui inspirait pas moins d'effroi. Thessalonique était défendue par Eumène et Athénagoras, avec une faible garnison de deux mille hommes armés de boucliers. [7] Persée y envoya aussi Androclès, avec ordre de placer son camp à l'entrée même du port. En même temps, Antigone fut chargé d'aller à Énéa avec mille fantassins pour protéger la côte, [8] et porter du secours aux habitants de la campagne, sur quelque point que l'ennemi voulût tenter une descente; [9] cinq mille Macédoniens furent chargés de garder le passage entre Pythium et de Pétra, sous les ordres d'Histiaeus, de Théogène et de Médon. [10] Après le départ de ces troupes, Persée entreprit de fortifier les bords de l'Elpée, parce que ce fleuve était guéable. [11] Afin que tout le monde prît part à ce travail, on rassembla les femmes des villes voisines, et on les força de porter des vivres aux travailleurs; les soldats allaient chercher du bois dans les forêts. <lacune>

[33] [1] Le consul, informé par les pourvoyeurs envoyés dans les environs, qu'ils ne pouvaient y trouver d'eau, leur ordonna de le suivre avec leurs outres jusqu'à la mer, qui était éloignée de moins de trois cents pas, et de creuser la terre sur plusieurs points, à des distances rapprochées. [2] La hauteur des montagnes voisines lui faisait espérer, surtout parce qu'on n'en voyait sourdre et couler aucun ruisseau, qu'elles contenaient des sources cachées qui, filtrant à travers les terres, allaient se mêler aux eaux de la mer. [3] À peine avait-on effleuré le sable, qu'on vit jaillir des sources d'une eau d'abord trouble et rare, mais qui devint bientôt limpide et abondante. Cette découverte, où les soldats crurent voir une faveur des dieux, [4] ajouta encore à l'idée qu'ils avaient de leur général et au respect qu'ils lui portaient. Il ordonna ensuite aux troupes de tenir leurs armes prêtes, et, suivi des tribuns et des centurions des premiers rangs, il alla reconnaître les points par où les soldats pourraient facilement descendre, et ceux qu'ils auraient le moins de peine à gravir pour atteindre la rive opposée. [5] Après un examen suffisant, il s'occupa de prendre les mesures nécessaires pour que toutes les manoeuvres s'exécutassent dans l'armée avec ordre et précision. [6] Un commandement général a l'inconvénient de ne pas être entendu de tous; dans l'incertitude qui en résulte, les soldats y suppléant d'eux-mêmes, font plus ou moins que l'ordre donné, et au milieu des cris discordants qui s'élèvent de toutes parts, l'ennemi est instruit de ce qu'on va faire avant les troupes elles-mêmes. [7] Il décida donc que le tribun des soldats donnerait le mot d'ordre au premier centurion de la légion, et qu'ensuite celui-ci et les suivants le transmettraient de proche en proche aux autres centurions, soit qu'il fallût faire passer le commandement des premiers rangs aux derniers, soit qu'il dût venir des derniers aux premiers. [8] Il défendit aussi que les sentinelles suivissent la coutume nouvellement introduite de porter leurs boucliers en faction. En effet le devoir d'une sentinelle n'est pas de marcher en avant pour combattre, mais de veiller, et, quand elle aperçoit l'ennemi, de se replier pour appeler ses compagnons aux armes. [9] Auparavant, les soldats montaient la garde, debout, le casque en tête et le bouclier droit devant eux. Lorsqu'ils étaient fatigués, ils s'assoupissaient appuyés sur leur javeline, de sorte que l'éclat de leurs armes les faisait apercevoir de loin par l'ennemi, tandis qu'eux-mêmes ne remarquaient rien. [10] Il introduisit aussi des améliorations pour les postes avancés. Avant lui, tous les soldats passaient la journée sous les armes, et les cavaliers tenaient leurs chevaux bridés. Aussi, pendant les jours d'été, sous les rayons d'un soleil brûlant., les hommes et les chevaux étaient épuisés par la fatigue d'un service aussi prolongé, et souvent, quoique supérieurs en nombre, les avant-postes n'avaient pu résister à l'attaque soudaine d'une poignée de troupes fraîches. [11] Aemilius régla que désormais les postés seraient relevés le matin et à midi. De cette façon, les troupes fraîches de l'ennemi ne pouvaient plus avoir affaire à des soldats fatigués.

[34] [1] Aemilius convoqua les troupes, et, après leur avoir annoncé les réformes qu'il ordonnait, prononça un discours analogue à celui qu'il avait tenu dans l'assemblée du peuple. [2] « Le général seul, dit-il, devait dans une armée prévoir et régler les opérations nécessaires, soit par lui-même, soit de concert avec les officiers qu'il appelait au conseil. Ceux qui n'y étaient point admis ne devaient émettre leurs propres idées ni en public ni en particulier. [3] Quant au soldat, trois choses devaient être l'objet de ses soins: se livrer aux exercices propres à rendre le corps très robuste et très agile, tenir ses armes en état, avoir des vivres prêts pour partir au premier ordre. [4] Il devait se reposer du reste sur les dieux immortels et la sagesse de son général. Le salut d'une armée était compromis, quand les soldats délibéraient et que le général se laissait guider par les caprices de la multitude. [5] Pour lui, il remplirait ses devoirs de général, en leur fournissant l'occasion de vaincre l'ennemi. De leur côté, ils devaient ne s'inquiéter en rien de l'avenir, et déployer tout leur courage, quand on leur aurait donné le signal du combat. » [6] Après ces avis sévères, il congédia l'assemblée, et les vieux soldats avouèrent que de ce jour seulement, ils s'étaient fait une idée de leurs devoirs militaires. [7] Mais ce ne fut pas seulement par des paroles qu'ils témoignèrent leur vif assentiment aux avis du consul: ils le prouvèrent par des effets. [8] Dès ce moment, il n'y eut plus dans le camp un seul oisif: les uns aiguisaient leurs épées, les autres fourbissaient leurs casques, leurs visières, leurs boucliers et leurs cuirasses; ceux-ci essayaient leurs armes, et chargés de ce poids, éprouvaient l'agilité de leurs membres; ceux-là brandissaient leurs javelots, faisaient briller leurs épées et en éprouvaient la pointe. [9] Enfin il était facile de juger à leur contenance qu'à la première occasion d'en venir aux mains avec l'ennemi, ils signaleraient le début des hostilités par une victoire éclatante ou par une mort glorieuse. [10] Persée comprit que le moment décisif était venu, quand il vit le mouvement et l'activité des Romains, que l'arrivée du consul et le retour du printemps semblaient avoir animés d'une ardeur nouvelle; quand il s'aperçut qu'ils avaient levé leur camp de Phila pour l'établir sur la rive opposée; que le consul inspectait les travaux de ses soldats, dans l'intention évidente de tenter le passage; <lacune>

[35] [1] Cet événement augmenta l'ardeur des Romains, et frappa d'épouvante les Macédoniens et leur roi. [2] Il s'efforça d'abord de tenir la nouvelle secrète, en envoyant à Pantauchus, qui revenait d'Illyrie, l'ordre de ne point approcher du camp. [3] Mais celui-ci avait ramené de jeunes Macédoniens, qui avaient été en otage auprès de Gentius, et ces jeunes gens avaient tout appris à leurs familles. D'ailleurs il arrive d'ordinaire que plus les rois s'efforcent de tenir une chose cachée, plus l'indiscrétion de ceux qui les entourent en fait promptement transpirer la nouvelle. [4] Vers le même temps, les ambassadeurs de Rhodes se présentèrent au camp des Romains: ils venaient remplir comme médiateurs de la paix la mission qui avait à Rome si vivement excité l'indignation du sénat. [5] Ils furent écoutés bien plus défavorablement encore dans un conseil composé d'hommes de guerre. Aussi proposa-t-on de chasser les Rhodiens du camp sans leur répondre; mais Aemilius déclara qu'ils auraient sa réponse dans quinze jours. [6] En attendant, pour montrer quel cas il faisait de la médiation des Rhodiens, il tint conseil sur les opérations ultérieures de la guerre. [7] Quelques- uns, et surtout les plus âgés, proposaient de passer l'Elpée et d'emporter de vive force les ouvrages de l'ennemi. « Les Macédoniens, disaient-ils, ne tiendraient pas mieux contre leurs colonnes serrées qu'ils ne l'avaient fait l'année précédente, en se laissant enlever tant de places fortes, bâties sur des hauteurs et défendues par de nombreuses garnisons. [8] D'autres auraient voulu envoyer Octavius avec sa flotte à Thessalonique, pour porter le ravage sur les côtes et forcer le roi de diviser ses forces. Ils prétendaient que Persée, menacé sur ses arrières, se verrait forcé, pour protéger l'intérieur de son royaume, de dégarnir quelque point de l'Elpée qui fournirait alors un passage. [9] Mais le consul regardait la rive comme impossible à franchir, à cause de sa situation naturelle et des ouvrages de l'ennemi. Outre la crainte que lui inspiraient les machines meurtrières disposées de tous côtés, il savait que les Macédoniens étaient plus habiles que ses soldats à lancer des traits, et plus sûrs de leurs coups. [10] Aemilius méditait un projet tout différent. Après avoir levé la séance, il fit appeler deux marchands perrhébiens, Coenus et Ménophilos, hommes dont il avait déjà pu apprécier la fidélité et la sagesse, les prit à part et les questionna touchant les passages qui conduisaient en Perrhébie. [11] Sur la réponse des marchands que les passages n'étaient pas impraticables, mais qu'ils étaient occupés par les troupes du roi, Aemilius conçut l'espérance qu'en attaquant de nuit à l'improviste, avec un fort détachement, il pourrait débusquer l'ennemi. [12] « En effet, pensa-t-il, les javelots, les flèches et les autres armes de trait devenaient inutiles dans une attaque nocturne où l'obscurité ne permettait pas de diriger les coups de loin; au contraire, dans une mêlée, dans un combat corps à corps, et le glaive à la main, les Romains auraient l'avantage. » [13] Déterminé à prendre les Perrhébiens pour guides, Aemilius manda le préteur Octavius, lui confia son projet et lui ordonna de faire voile pour Héraclée, muni des vivres nécessaires pour un espace de dix jours à un corps de mille hommes. [14] En même temps, il fit partir pour Héraclée P. Scipion Nasica et Q. Fabius Maximus, son fils, avec cinq mille hommes d'élite, dans le but apparent de s'embarquer pour dévaster les côtes de la Macédoine intérieure, suivant l'avis ouvert dans le conseil. [15] Ces officiers furent avertis en secret qu'ils trouveraient des vivres sur la flotte, afin qu'aucun obstacle ne les arrêtât, et les guides eurent ordre de régler la marche de manière à ce qu'on pût attaquer Pythium le troisième jour, à la quatrième veille. [16] De son côté, pour distraire l'attention du roi de tout autre point, le consul engagea dès l'aurore un combat avec les postes avancés des Macédoniens, dans le lit même du fleuve. L'action n'eut lieu qu'entre les troupes légères, car l'inégalité du terrain n'aurait pas permis à des troupes pesamment armées d'y prendre part. [17] Les deux rives descendaient jusqu'au lit du fleuve par une pente de trois cents pas environ, et au milieu coulait un torrent plus ou moins profond, sur une largeur d'un peu plus d'un mille. [18] L'engagement eut lieu dans cet endroit, et eut pour spectateurs, d'un côté le roi, de l'autre le consul, tous deux avec leurs troupes rangées en bataille devant leurs retranchements. [19] De loin les archers auxiliaires de Persée avaient l'avantage, mais de près les vélites et les Liguriens de l'armée romaine, armés de boucliers, tenaient mieux et donnaient moins de prise. [20] Vers midi, le consul fit sonner la retraite et le combat finit, non sans une perte considérable des deux côtés. [21] Le lendemain, au lever du soleil, les deux partis, animés par l'action de la veille, recommencèrent le combat avec plus d'acharnement. Mais les Romains avaient moins à souffrir de la part des ennemis qu'ils avaient en face, que de celle de la multitude qui bordait les tours, et faisait pleuvoir sur eux une grêle de traits de toute espèce, et surtout des pierres. [22] Pour peu qu'ils approchassent de la rive, les traits qui partaient des machines atteignaient jusqu'aux derniers rangs. Le consul perdit ce jour-là beaucoup plus de monde, et fit sonner la retraite plus tard que le jour précédent. [23] Le troisième jour il s'abstint de combattre et se retira vers la partie inférieure de son camp, comme pour tenter le passage du fleuve par celui de ses bras qui s'inclinait vers la mer. Persée, uniquement occupé de ce qui se passait sous ses yeux, <lacune>

[36] [1] On avait passé le solstice d'été, il était près de midi, et les troupes avaient marché à l'ardeur du soleil et à travers des nuages de poussière. [2] Déjà la fatigue et la soif se faisaient sentir, et, comme on était au milieu de la journée, elles ne pouvaient aller qu'en augmentant. [3] Aemilius résolut de ne point hasarder ses soldats ainsi fatigués contre des troupes fraîches et qui n'avaient rien perdu de leurs forces. Mais les deux partis étaient animés d'une si vive ardeur, qu'il fallut au consul autant d'habileté pour donner le change à ses troupes qu'aux ennemis eux- mêmes. [4] Comme les rangs n'étaient pas encore formés, il pressa les tribuns de mettre les soldats en bataille, parcourait les lignes et enflammait tous les coeurs par ses exhortations. [5] Les Romains demandèrent d'abord le signal en poussant de grands cris de joie, mais bientôt, à mesure que la chaleur augmentait, leur air devint moins animé, leurs voix moins fermes; quelques-uns même se penchaient sur leurs boucliers ou s'appuyaient sur leurs javelots. [6] Alors le consul ordonna hautement aux centurions des premiers rangs de tracer l'emplacement du camp et de faire déposer les bagages. [7] Cet ordre s'exécuta, et les soldats témoignèrent ouvertement leur joie de ce que le consul ne les avait point forcés de combattre, harassés comme ils l'étaient d'une marche pénible, et par une aussi forte chaleur. [8] Aemilius avait autour de lui ses lieutenants et les chefs des troupes auxiliaires, entre autres Attale; ils étaient tous persuadés que le consul voulait combattre, et l'avaient approuvé: car il ne s'était ouvert à personne, pas même à eux, du projet qu'il avait de différer. [9] Frappés de ce changement subit, tous gardaient le silence. Nasica seul osa représenter au consul « qu'il ne devait pas laisser échapper un ennemi qui avait tant de fois mis en défaut l'expérience des généraux ses prédécesseurs, par son adresse à éviter le combat. [10] Il était à craindre, dit-il, que, si on le laissait décamper à la faveur de la nuit, on eût beaucoup de peine et qu'on ne courût les plus grands dangers en la poursuivant jusqu'au cour de la Macédoine. L'armée romaine serait réduite, comme sous les généraux précédents, à errer au hasard dans les délités et les sentiers impraticables des montagnes de Macédoine. [11] Pour lui, il engageait, de toutes ses forces, le consul à attaquer les ennemis, puisqu'ils étaient là eu face de lui, dans une plaine ouverte, et à ne pas manquer une aussi belle occasion de les vaincre. » [12] Le consul ne s'offensa point de la franchise des remontrances de cet illustre jeune homme: « Et moi aussi, Nasica, répondit-il, j'ai pensé autrefois comme vous pensez maintenant; un jour viendra où vous penserez comme je le fais aujourd'hui. [13] Une longue expérience de la guerre m'a appris quand il faut combattre, et quand il faut s'en abstenir. Ce n'est point en présence de l'ennemi que je puis vous apprendre les motifs pour lesquels il vaut mieux aujourd'hui différer le combat. Je vous en instruirai dans une autre circonstance; en ce moment, qu'il vous suffise de l'autorité d'un vieux général. » [14] Le jeune homme se tut, persuadé que le consul était arrêté par des obstacles qui échappaient à sa pénétration.

[37] [1] Lorsque le camp fut tracé et le bagage mis en place, Paulus fit rentrer les troupes en commençant par l'arrière-garde. Les triaires d'abord, puis les principes exécutèrent la retraite, [2] pendant que les hastats restaient en première ligne, pour surveiller les mouvements de l'ennemi; vint enfin le tour des hastats, dont les manipules se replièrent successivement, en partant de la droite. [3] Ainsi l'infanterie défila sans tumulte, pendant que la cavalerie et la troupe légère faisaient face à l'ennemi, et les cavaliers ne furent rappelés de leurs postes que lorsqu'on eut élevé le retranchement qui couvrait le front du camp et creusé le fossé. [4] Le roi aurait volontiers accepté la bataille ce jour-là; mais, satisfait d'avoir montré aux siens que c'était l'ennemi qui l'avait refusée, il rappela aussi ses troupes dans son camp. [5] Lorsque les Romains eurent achevé leurs retranchements, C. Sulpicius Gallus, tribun militaire de la seconde légion, qui avait été préteur l'année précédente, convoqua les soldats avec l'autorisation du consul, et les prévint [6] « de ne point regarder comme un présage l'éclipse de lune qui aurait lieu la nuit suivante, depuis la seconde heure jusqu'à la quatrième. C'était, dit-il, un phénomène périodique et dû à des causes toutes naturelles, qu'on pouvait d'avance calculer et prédire [7] aussi sûrement que le lever et le coucher de la lune et du soleil. Puisque les phases diverses de la lune, tantôt dans son plein, tantôt sur son déclin et réduite au simple croissant, ne leur causaient aucune surprise, ils ne devaient pas regarder comme un prodige qu'elle s'obscurcît tout à fait, quand la terre la couvrait de son ombre. » [8] Cette éclipse arriva à l'heure indiquée, dans la nuit qui précéda le premier jour des noues de septembre, et fit regarder, par les soldats romains, Gallus comme un sage inspiré des dieux. [9] Les Macédoniens, au contraire, y virent un présage funeste, annonçant la ruine du royaume et l'anéantissement de leur nation. Ce prodige s'accordait d'ailleurs avec les prédictions de leurs devins. Aussi, leur camp ne cessa-t-il de retentir de cris et de hurlements, jusqu'à ce que le disque de la lune eût reparu. [10] L'ardeur des soldats avait été si vive, que le lendemain quelques-uns reprochèrent au roi et au consul de n'avoir pas engagé le combat. Il était facile à Persée de se justifier: [11] il pouvait alléguer que l'ennemi avait ouvertement refusé d'en venir aux mains, en ramenant le premier ses troupes dans son camp, et que d'ailleurs la phalange, qui devenait inutile sur un terrain inégal, s'était trouvée dans une position où elle ne pouvait se déployer. [12] Aemilius, à qui l'on reprochait déjà d'avoir la veille laissé échapper l'occasion de combattre et permis à l'ennemi de fuir pendant la nuit, s'il l'avait voulu, semblait en ce moment encore justifier les reproches des siens en s'occupant d'un sacrifice, quoiqu'il eût dû donner, dès le point du jour, l'ordre de sortir du camp et de se disposer à la bataille. [13] Enfin, vers la troisième heure, après avoir offert ce sacrifice avec les cérémonies accoutumées, <lacune> il assembla son conseil.

[38] [1] « De tous ceux qui voulaient combattre hier, un seul, P. Nasica, brave et valeureux jeune homme, a eu la franchise de me découvrir sa pensée; le silence qu'il a gardé après ma réponse m'a donné le droit de croire qu'il s'était rangé à mon avis. [2] D'autres ont mieux aimé blâmer leur général en son absence que de l'avertir en face: [3] aujourd'hui je ferai volontiers connaître les motifs de mes délais, à vous, P. Nasica, comme à ceux qui ont partagé votre sentiment sans avoir votre franchise; [4] car, bien loin de me repentir de mon inaction d'hier, je crois avoir sauvé l'armée par cette sage conduite. Afin que vous soyez bien convaincus que mon opinion repose sur des motifs sérieux, examinez avec moi, je vous prie, toutes les circonstances qui nous étaient défavorables et tous les avantages qu'avait sur nous l'ennemi. [5] Tout d'abord la supériorité du nombre est à Persée; aucun de vous ne l'ignorait et vous avez pu vous en convaincre hier en voyant le développement de son armée sur le champ de bataille. [6] De nos forces, déjà si faibles, un quart avait été laissé à la garde des bagages, et vous savez qu'un tel soin ne se confie pas d'ordinaire aux plus lâches. [7] Mais, quand nous aurions eu la libre disposition de toutes nos forces, croyez-vous que ce soit un faible avantage que d'avoir passé la nuit dans son camp et de n'avoir qu'à en sortir pour combattre, aujourd'hui, ou demain, ou plus tard, si on le juge à propos, et avec la protection des dieux? [8] Est-il donc indifférent de mener au combat des troupes qui n'ont eu à supporter ni les fatigues de la marche ni celles des travaux du jour; des soldats frais et reposés qui se sont armés à loisir dans leur tente, et qui s'avancent pleins de vigueur et de résolution, [9] ou des hommes exténués par une longue route, accablés sous le poids de leurs fardeaux, baignés de sueur, tourmentés d'une soif dévorante, aveuglés par la poussière, accablés par la chaleur brûlante du milieu du jour, et mis en présence d'un ennemi frais et dispos, qui apporte au combat des forces entières. [10] Au nom des dieux, dites-moi, si dans de telles conditions, l'homme le plus dépourvu de force et de courage ne vaincra pas le plus brave soldat? Ajoutons, en outre, que l'ennemi avait eu tout le temps de se mettre en bataille, [11] de reprendre haleine et de placer chacun à son poste, tandis qu'il nous fallait nous former à la hâte, et marcher à l'ennemi dans le plus grand désordre.

[39] [1] « Mais, dira-t-on peut-être, quand même notre ordre de bataille n'eût pas été exempt de tumulte et de confusion, nous avions du moins un camp fortifié, une provision d'eau assurée par des postes échelonnés jusqu'à la rivière; des reconnaissances avaient été faites dans les environs: je répondrai par cette question: Avions-nous autre chose qu'un champ de bataille? [2] Vos ancêtres regardaient un camp retranché comme un port ouvert à tout événement; ils en sortaient pour aller au combat, et quand la fortune leur était contraire, ils y trouvaient un refuge après l'orage. [3] Aussi, après l'avoir entouré de retranchements, ils le laissaient sous la garde d'un détachement considérable, car le vainqueur du champ de bataille était regardé comme vaincu, s'il avait perdu son camp. En effet un camp est une retraite après la victoire, un asile après la défaite. [4] Combien n'a-t-on pas vu d'armées malheureuses dans un combat, et repoussées jusque dans leur camp, attendre une occasion favorable ou seulement quelques instants, puis s'élancer tout à coup et mettre en déroute l'ennemi victorieux? [5] Cette demeure militaire est une seconde patrie dont les retranchements sont les murailles, où la tente de chaque soldat est sa maison et son foyer. Si nous eussions engagé le combat comme des vagabonds sans refuge, où aurions-nous trouvé une retraite après la victoire? [6] À de telles difficultés et à des motifs si puissants, on oppose la peine infinie que nous aurions eue à poursuivre l'ennemi jusqu'au fond de la Macédoine, s'il avait profité du délai que nous lui laissions pour s'échapper pendant la nuit. [7] Mais moi, je tiens pour certain que s'il avait eu cette intention, il ne nous aurait pas attendus et ne serait pas venu présenter la bataille. En effet, ne lui était-il pas beaucoup plus facile d'opérer sa retraite, quand nous étions éloignés, qu'aujourd'hui où nous le serrons de si près. Il ne saurait tromper notre vigilance en partant soit le jour, soit la nuit. [8] Et d'ailleurs que pourrait-il nous arriver de plus heureux? Au lieu d'avoir à forcer un camp protégé par les rives inaccessibles d'un fleuve, et bordé en outre de palissades flanquées de tours, n'aurions-nous pas plus d'avantage à poursuivre en rase campagne un ennemi qui abandonne ses retranchements et fuit en désordre. Voilà les motifs qui m'ont fait hier remettre la bataille à aujourd'hui: [9] moi aussi je veux combattre, et comme l'Elpée me fermait la route pour arriver à l'ennemi, je m'en suis ouvert une autre en forçant les postes qui gardaient un autre défilé, et je ne cesserai de poursuivre Persée, qu'après avoir terminé la guerre par un engagement décisif. »

[40] [1] Ce discours fut suivi d'un long silence. Les uns s'étaient rangés à l'avis du consul, les autres craignaient de le blesser par l'expression d'inutiles regrets sur une occasion perdue à tort ou à raison, mais perdue sans retour. [2] Ce jour-là même, ni le roi ni le consul ne voulaient combattre. Le roi, parce qu'il n'avait plus à attaquer, comme la veille, des troupes fatiguées d'une longue route, obligées de se ranger précipitamment et encore en désordre; le consul, parce que son camp à peine achevé n'était encore fourni ni de bois, ni de fourrage, et qu'une grande partie de ses soldats était allée s'approvisionner dans la campagne voisine. [3] Mais en dépit de la répugnance des deux chefs, le sort, plus puissant que la volonté humaine, amena le combat. [4] Près des deux camps, coulait une petite rivière où les Romains et les Macédoniens allaient puiser de l'eau sous la protection de deux détachements qui gardaient l'une et l'autre rive. [5] La troupe romaine était composée de deux cohortes, fournies par les Marrucins et les Péligniens, plus deux escadrons de cavaliers samnites que commandait M. Sergius Silus, un des lieutenants d'Aemilius. [6] De plus, C. Cluvius, autre lieutenant du consul, couvrait le camp avec trois cohortes, fournies par Firmum, les Vestins et Crémone, plus deux escadrons de cavalerie, l'un de Plaisance, et l'autre d'Aesernia. [7] Les deux corps stationnaient tranquillement sur les bords du fleuve, lorsque, vers la neuvième heure, un cheval s'étant échappé du côté des Romains, s'enfuit vers la rive opposée. [8] Trois soldats le poursuivirent, entrèrent dans l'eau jusqu'aux genoux, l'arrachèrent à deux Thraces qui l'emmenaient vers leur rive du milieu de la rivière, et revinrent à leur poste avec l'animal, après avoir tué un des Thraces. [9] Le bord opposé était occupé par un détachement de huit cents Thraces. Quelques-uns d'entre eux, irrités de la mort de leur camarade tué sous leurs yeux, passèrent le fleuve pour poursuivre ses meurtriers; ils furent suivis d'un plus grand nombre, et bientôt du reste de l'armée.

[41] [1] <lacune> dirigeait la bataille. Tout contribuait à enflammer l'ardeur des soldats: la majesté du commandement, la gloire du général, son âge surtout, qui ne l'empêchait pas, à soixante ans passés, d'être le premier à partager avec les jeunes gens la fatigue et les dangers. La légion remplit l'intervalle qui se trouvait entre les phalanges et les corps armés de petits boucliers, et rompit la ligne des ennemis. [2] Elle prenait à dos les soldats armés de la cétra, et avait en tête les phalangites, dits « au bouclier de bronze ». L. Albinus, personnage consulaire, eut ordre de mener cette seconde légion contre la phalange « au boucliers blancs » qui formait le centre, [3] et l'on fit avancer à l'aile droite, qui avait engagé l'action sur les bords du fleuve, les éléphants et la cavalerie des alliés. [4] Ce fut aussi de ce côté que commença la déroute des Macédoniens. Cependant, dans cette circonstance, les éléphants ne servirent que d'épouvantail, comme la plupart des inventions humaines dont la théorie séduit au premier abord, mais dont l'inutilité se trahit, lorsqu'il est question d'agir et non de disserter sur les moyens d'en venir à la pratique. [5] Les alliés du nom latin appuyèrent la charge des éléphants, et enfoncèrent l'aile gauche. [6] Au centre, la manoeuvre de la seconde légion rompit la phalange, et rien ne contribua plus à assurer la victoire que les combats partiels et multipliés qui commencèrent par jeter le désordre dans la phalange ébranlée, et finirent par la mettre en déroute. [7] En effet, ce corps est d'une force irrésistible, tant qu'il présente un front non interrompu et hérissé de piques menaçantes: mais si plusieurs attaques sur des points différents obligent à quelque conversion des soldats armés d'une pique que sa longueur et son poids rendent difficile à manier, il n'y a plus qu'embarras et confusion dans les mouvements, et, à la moindre alarme sur les flancs ou sur les derrières, le désordre se met dans les rangs; ce n'est plus qu'une véritable déroute. [8] C'est ce qui arriva dans cette occasion, où la nécessité de se porter en avant contre l'ennemi qui attaquait par colonnes obligea les phalangistes de s'ouvrir en plusieurs endroits, et de laisser les Romains s'insinuer par tous les intervalles. [9] Si au contraire les Romains avaient attaqué la phalange de front, sur toute la ligne, comme firent les Péligniens, qui, au commencement du combat, avaient chargé sans précaution des troupes armées de légers boucliers, ils se seraient enferrés, et n'auraient pu résister à la masse compacte de la phalange.

[42] [1] Au reste, si l'infanterie fut taillée en pièces de tous côtés, à la réserve d'un petit nombre qui s'enfuit en jetant ses armes, la cavalerie se retira presque sans pertes. [2] Le roi donna le premier l'exemple de la fuite, et de Pydna, il se dirigea sur Pella avec les cavaliers de sa garde, qui furent aussitôt suivis de Cotys et de la cavalerie des Odryses. [3] Le reste de la cavalerie macédonienne fit sa retraite sans rompre les rangs, parce que l'acharnement des vainqueurs au massacre des fantassins qui se trouvaient entre eux et les cavaliers, leur fit oublier toute autre poursuite. [4] Longtemps la phalange se fit hacher en tête, en flanc et en queue. Enfin ceux qui échappèrent au fer de l'ennemi, abandonnèrent leurs armes et prirent la fuite du côté de la mer. Quelques-uns entrèrent dans l'eau, et, tendant les mains vers les soldats qui étaient sur la flotte, ils les suppliaient de leur accorder la vie. [5] À la vue des barques, qui, de toutes parts se détachaient des navires, ils crurent qu'on venait les recueillir, qu'on voulait les prendre plutôt que les tuer, et s'avancèrent davantage; quelques-uns se mirent à nager; [6] mais quand ils virent les soldats qui étaient sur les barques, massacrer sans pitié les fugitifs, ceux qui en eurent la force regagnèrent la terre à la nage, pour y trouver une mort plus affreuse, car, à peine sortis de l'eau, ils étaient écrasés sous les pieds des éléphants que leurs conducteurs avaient dirigés vers le rivage. [7] On s'accorde à dire que jamais il n'était tombé sous les coups des Romains, dans une seule bataille, autant de soldats macédoniens. En effet, les ennemis perdirent près de vingt mille hommes; et six mille environ, qui s'étaient réfugiés à Pydna, tombèrent vivants au pouvoir du vainqueur qui surprit en outre et fit prisonniers cinq mille fuyards. [8] La perte des Romains fut de cent hommes; c'étaient pour la plupart des Péligniens; mais le nombre des blessés fut un peu plus considérable. [9] Si la bataille avait commencé plus tôt, et que la journée se fût assez prolongée pour que l'armée romaine poursuivît les vaincus, toutes les troupes de Persée auraient été anéanties; mais l'approche de la nuit favorisa les fuyards, et les Romains se ralentirent dans leur poursuite parce qu'ils ne connaissaient pas les lieux.

[43] [1] Persée s'enfuit vers la forêt de Piérie, en suivant la voie militaire, avec sa garde et un corps considérable de cavalerie. [2] Arrivé à la forêt où la route offrait plusieurs embranchements, et voyant que la nuit approchait, il se jeta dans un chemin de traverse avec un petit nombre d'amis fidèles. [3] Ses cavaliers, restés sans chef, se dispersèrent de différents côtés, et chacun d'eux regagna son pays. Quelques-uns arrivèrent à Pella avant le roi lui-même, parce qu'ils avaient suivi la route la plus directe, qui était la plus facile. [4] Le roi n'arriva que vers le milieu de la nuit, après avoir éprouvé de vives terreurs et rencontré beaucoup d'obstacles. Dans son palais, il trouva les gouverneurs Eulénus et Encorus ainsi que ses pages; [5] mais de tous ceux de ses courtisans qui avaient échappé diversement au massacre du champ de bataille, et étaient revenus à Pella, aucun, malgré les instances réitérées du roi, ne voulut se rendre auprès de sa personne. [6] Il n'avait avec lui que trois compagnons de sa fuite, le Crétois Évandre, le Béotien Néo et l'Étolien Archidamos. [7] Craignant bientôt que le refus qu'il avait éprouvé ne fût le prélude de tentatives plus coupables, il se remit en route vers la quatrième veille avec les trois officiers qui lui étaient restés fidèles, [8] et fut suivi d'environ cinq cents Crétois. Il se dirigea vers Amphipolis, et, comme il était parti de Pella pendant la nuit, il se hâta de traverser le fleuve Axios avant le jour, persuadé que la difficulté du passage arrêterait la poursuite des Romains.

[44] [1] Rentré dans son camp, le consul victorieux vit sa joie troublée par les inquiétudes que lui causait l'absence du plus jeune de ses fils. [2] C'était P. Scipion, à qui la destruction de Carthage valut dans la suite l'honneur d'être appelé le second Africain. Fils du consul Paulus, il était devenu par adoption petit- fils du premier Scipion l'Africain. [3] Ce jeune homme, alors âgé de dix-sept ans seulement, circonstance qui augmentait les craintes de son père, s'étant abandonné à la poursuite des fuyards, avait été entraîné par la foule, et ne revint que fort tard. Ce ne fut qu'alors, en revoyant son fils sain et sauf, que le consul goûta tout le bonheur d'une si grande victoire. [4] Lorsque la nouvelle de la bataille fut parvenue à Amphipolis, les dames de la ville se rendirent en foule au temple de Diane dite Tauropole, pour implorer la protection de la déesse. Alors Diodore, gouverneur d'Amphipolis, craignant que la garnison thrace, qui était forte de deux mille hommes, ne profitât de ce tumulte pour piller la ville, se fit remettre au milieu de la place publique des dépêches apportées par un faux courrier qu'il avait gagné à cet effet. [5] Ces lettres annonçaient « que les soldats de la flotte romaine venaient de débarquer sur la côte d'Émathia, qu'ils ravageaient les campagnes voisines, et que les gouverneurs de cette province demandaient du secours contre les agresseurs. » [6] Après cette lecture, il exhorta « les Thraces à partir pour défendre la côte d'Émathia: les Romains, dispersés dans la campagne, leur offriraient, disait-il, une victoire facile et un riche butin. » [7] En même temps, il déclara qu'il ne pouvait ajouter foi à la nouvelle d'une défaite, et que « si la chose était vraie, elle eût été confirmée par l'arrivée successive des fuyards. » [8] Il parvint, par cette ruse, à faire partir les Thraces, et, dès qu'il les sut au-delà du Strymon, il fit fermer les portes.

[45] [1] Trois jours après la bataille, Persée arriva à Amphipolis, d'où il envoya des ambassadeurs demander la paix à Paulus. [2] Cependant Hippias, Midon et Pantauchus, les principaux confidents du roi, qui s'étaient réfugiés à Béroée après la déroute, se rendirent de leur côté auprès du consul et lui livrèrent cette place. Les autres villes, frappées de crainte, se disposèrent à suivre cet exemple. [3] Aemilius, après avoir fait partir pour Rome Q. Fabius, son fils, L. Lentulus et Q. Metellus avec des dépêches, pour annoncer sa victoire, abandonna à l'infanterie les dépouilles des ennemis restés sur le champ de bataille, et à la cavalerie tout le butin qu'elle pourrait faire dans les maisons, à la condition de ne pas passer plus de deux nuits hors du camp. [4] Ensuite il se rapprocha de la mer, dans la direction de Pydna. [5] En deux jours, il se vit maître d'abord de Béroée, puis de Thessalonique et de Pella, enfin de presque toute la Macédoine. [6] Pydna, qui était la ville la plus voisine, n'avait pas encore envoyé de députés: un mélange confus de soldats de diverses nations, et la foule qui était venue s'y jeter en fuyant du champ de bataille, empêchaient les habitants de délibérer et de s'accorder sur un parti. Non seulement les portes étaient fermées, mais même elles étaient murées. [7] Midon et Pantauchus allèrent s'aboucher au pied des murailles avec Solon qui commandait la garnison. Solon, gagné par eux, fit sortir la soldatesque et livra la ville qui fut abandonnée aux soldats pour être pillée. [8] Persée, qui avait inutilement fait solliciter le secours des Bisaltes, seul espoir qui lui restât, parut dans la place publique d'Amphipolis, accompagné de son fils Philippe, [9] pour animer, par ses exhortations, le courage des habitants eux- mêmes et celui des fantassins et cavaliers qui l'avaient suivi jusque-là, ou que la fuite avait conduits dans la ville. [10] Vainement il essaya de prendre la parole: les sanglots étouffèrent sa voix, et, ne pouvant parler lui-même, il chargea le Crétois Évandre d'exprimer ce qu'il voulait dire au peuple, et descendit de la tribune. [11] Mais ce même peuple, à qui la vue de son roi tout en pleurs avait arraché des larmes et des gémissements, ne voulut rien écouter du discours d'Évandre, et on osa même lui crier, du milieu de l'assemblée: « Éloignez-vous d'ici, de peur que votre présence ne cause la mort de ce petit nombre d'habitants qui survit à vos désastres. » Ces dures paroles fermèrent la bouche à Évandre. [12] Le roi se retira chez lui, fit porter sur les barques qui stationnaient dans le Strymon tout ce qu'il avait d'or et d'argent, et descendit lui-même vers le fleuve. [13] Les Thraces, n'osant s'exposer aux hasards d'une navigation, se dispersèrent pour regagner leur pays, ainsi que les autres troupes. Les Crétois seuls cédèrent à l'appât de l'argent, et, comme ce qu'on avait à leur distribuer était plutôt fait pour irriter leur avarice que pour la satisfaire, on leur laissa piller cinquante talents sur le rivage. [14] Après le partage de cette somme, ils s'embarquèrent tumultueusement, et surchargèrent tellement une des barques, qu'ils la firent couler bas, à l'embouchure du fleuve. [15] Les autres arrivèrent ce jour-là à Galepsos, et le lendemain à Samothrace, qui était le but de leur voyage. On évalue à deux mille talents les trésors qui furent transportés dans cette île?

[46] [1] Paulus envoya des gouverneurs dans toutes les villes qui s'étaient soumises, afin de protéger contre toute violence les vaincus mal défendus encore par une paix trop récente, et retint auprès de lui les envoyés macédoniens. Ensuite, comme il ignorait la fuite du roi, il envoya P. Nasica à Amphipolis avec un détachement d'infanterie et de cavalerie, [2] avec mission aussi de ruiner la Sintique, et s'opposer en même temps à toutes les entreprises de Persée. [3] Cependant Cn. Octavius prit Mélibée et la livra au pillage. Cn. Anicius, lieutenant du consul, qui avait été chargé du siège d'Égine, perdit deux cents hommes dans une sortie faite par les habitants, qui ignoraient qu'une bataille décisive avait terminé la guerre. [4] Le consul partit de Pydna, et, en deux jours de marche, il arriva à Pella avec toute son armée. Il établit son camp à un mille des murs, et s'y arrêta quelques jours pour en examiner les abords. La situation de cette ville justifiait le choix que les rois de Macédoine en avaient fait pour leur résidence. [5] Pella, bâtie sur une hauteur qui s'abaisse en pente vers le nord-ouest, est entourée de marais formés par l'écoulement des lacs et d'une profondeur qui les rend impraticables l'été comme l`hiver. [6] Du milieu même du marais le plus rapproché de la ville, s'élève, en forme d'île, une citadelle assise sur une digue d'un immense travail, assez solide pour soutenir les murailles et résister à l'humidité des eaux qui l'entourent. [7] De loin, la citadelle paraît contiguë aux murs de la ville, mais elle en est séparée par un canal sur lequel on a jeté un pont de communication. Ainsi elle n'offre aucun accès aux attaques extérieures, et les prisonniers que le roi y fait enfermer ne peuvent s'en échapper que par le pont dont la garde est très facile. [8] C'était là qu'était renfermé le trésor du roi; mais on n'y trouva alors que les trois cents talents promis à Gentius par Persée, et dont il avait arrêté l'envoi. [9] Pendant le séjour qu'Aemilius fit à Pella, il reçut de nombreuses députations, de la Thessalie en particulier, qui venaient le féliciter. [10] Ensuite, apprenant que Persée était passé dans l'île de Samothrace, il partit de Pella et arriva à Amphipolis en quatre jours de marche. [11] L'empressement des habitants à venir au-devant de lui prouva bien qu'ils se croyaient, non pas privés d'un roi bon et équitable, <lacune> .

 

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