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TITE-LIVE

Ab Urbe Condita,

Livre XXXIII



Collection des Auteurs latins sous la direction de M. Nisard, Oeuvres de Tite-Live, t. II, Paris, Firmin Didot, 1864

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livre XXXII               LIVRE XXXIV

 

 



LIVRE XXXIII.

1 [1] Tels furent les événements qui eurent lieu pendant l'hiver. Au commencement du printemps, Quinctius manda le roi Attale à Elatia; il voulait soumettre les Béotiens, dont les esprits incertains avaient flotté jusqu'alors entre les deux partis. Il prit sa route à travers la Phocide, et alla camper à cinq milles de Thèbes, capitale de la Béotie. [2] Le lendemain, il prit avec lui les soldats d'un seul manipule, et, accompagné d'Attale ainsi que des nombreuses députations qui venaient de toutes parts au-devant de lui, il continua sa marche vers la ville. Il avait ordonné aux deux mille hastats d'une légion de le suivre à la distance de mille pas. [3] À moitié chemin à peu près, il rencontra le préteur des Béotiens, Antiphile; le reste des habitants était sur les remparts, afin d'apercevoir de loin le général romain et le roi. [4] On ne voyait autour de Quinctius et d'Attale que très peu de gens armés et de soldats; les hastats, qui les suivaient de loin, étaient cachés par les sinuosités du chemin et la profondeur des vallées. [5] Quinctius, en approchant de la ville, ralentit sa marche, comme pour saluer la foule qui sortait des murs et venait à sa rencontre; il voulait donner à ses hastats le temps de le rejoindre. [6] Les habitants, poussés en avant par le licteur, n'aperçurent la troupe armée qui arriva sur leurs pas que lorsqu'on fut arrivé au logement du général. [7] Ils crurent alors que la trahison du préteur Antiphile avait livré la ville et restèrent interdits. On ne doutait pas que l'assemblée publique indiquée pour le lendemain pût discuter les affaires en toute liberté; [8] mais chacun dissimula une douleur inutile et qu'il eût été dangereux peut-être de laisser voir.

2 [1] Dans l'assemblée, Attale prit la parole le premier. Il commença par rappeler les services que ses ancêtres et lui-même avaient rendus soit à toute la Grèce en général, soit aux Béotiens en particulier; [2] mais, trop âgé et trop faible pour supporter les efforts qu'exige un discours soutenu, il se tut tout à coup et tomba sans connaissance. [3] On s'empressa de le relever et de l'emporter: il avait une partie du corps paralysée. Cet accident suspendit quelque temps l'assemblée. [4] Aristène, préteur des Achéens, prononça ensuite un discours, qui fit d'autant plus d'impression qu'il donnait aux Béotiens les mêmes conseils qu'il avait donnés aux Achéens. [5] Quinctius ajouta quelques mots seulement pour vanter la bonne foi des Romains plus que leur puissance ou la force de leurs armes. [6] Dicéarque de Platée proposa et lut alors un projet de loi qui avait pour but de faire alliance avec les Romains; personne n'osa le combattre, et la loi fut adoptée et ratifiée par toutes les cités de la Béotie. [7] Puis l'assemblée se sépara. Quinctius ne resta à Thèbes que le temps nécessaire pour être rassuré sur l'accident d'Attale; [8] lorsqu'il eut la certitude que la vie du prince n'était pas en danger, et que cette attaque soudaine le priverait seulement de l'usage de ses membres, il le laissa achever son rétablissement, [9] et retourna à Elatia, d'où il était parti. Les Béotiens étaient à leur tour, comme les Achéens l'avaient été avant eux, engagés dans l'alliance de Rome, et Quinctius se trouvait tranquille et sans inquiétude sur ses derrières; il put donc diriger toute son attention vers Philippe et s'occuper de terminer la guerre.

3 [1] Philippe, de son côté, voyant que ses ambassadeurs n'avaient rapporté de Rome aucune espérance de paix, [2] commença, dès les premiers jours du printemps, à faire des levées dans toutes les villes de son royaume. La jeunesse manquait. Les guerres continuelles soutenues depuis tant de siècles par la Macédoine avaient épuisé sa population. [3] Pendant son règne même, les batailles navales contre Attale et les Rhodiens, et les combats de terre contre les Romains avaient moissonné un grand nombre d'hommes. [4] Aussi était-il réduit non seulement à enrôler des recrues depuis l'âge de seize ans, mais à rappeler sous les drapeaux quelques vétérans, qui conservaient encore un reste de vigueur. [5] Ce fut ainsi qu'il compléta son armée, et, vers l'équinoxe du printemps, il réunit toutes ses forces à Dium, y établit ses quartiers, et attendit les ennemis, en exerçant chaque jour ses soldats. [6] À la même époque, Quinctius partit d'Elatia, passa devant Thronium et Scarphée, et arriva aux Thermopyles. [7] L'assemblée générale des Étoliens, qui devait se tenir à Héraclée, y délibérait sur le nombre des troupes auxiliaires qu'on enverrait aux Romains. Quinctius s'y arrêta, [8] et, lorsqu'il connut la décision des alliés, il s'avança d'Héraclée à Xyniae en trois jours, prit position sur les confins des Énianes et des Thessaliens, et attendit les secours des Étoliens. [9] Il les vit bientôt arriver, sous la conduite de Phaeneas, au nombre de deux mille hommes d'infanterie et de quatre cents chevaux; et, pour ne pas leur laisser ignorer pourquoi il s'était arrêté, il se remit aussitôt en marche. [10] Lorsqu'il fut entré sur le territoire de la Phthiotide, il fut rejoint par cinq cents Crétois de Gortyne, sous la conduite de Cydas, et par trois cents Apolloniates armés comme les Crétois; et, peu de temps après, par Amynander à la tête de douze cents fantassins athamans. [11] Philippe, en apprenant que les Romains avaient quitté Elatia, comprit qu'il aurait bientôt à livrer une bataille décisive; il crut donc devoir haranguer ses soldats. [12] Après leur avoir rappelé ce qu'il leur avait déjà dit tant de fois de la valeur de leurs ancêtres et de la gloire militaire des Macédoniens, il en vint aux considérations qui faisaient en ce moment sur leur esprit la plus grande impression de terreur, et à celles qui pouvaient relever leur courage et leur rendre quelque espoir.

4 [1] À la défaite essuyée dans les défilés de l'Aoüs, par suite de la frayeur qui avait dispersé la phalange, il opposait l'échec des Romains forcés de lever le siège d'Atrax. [2] « Encore, ajoutait-il, si, dans le premier combat, ils n'avaient pu se maintenir en possession des gorges de l'Épire, la faute en était d'abord à ceux qui avaient défendu leur poste avec négligence, [3] ensuite aux troupes légères et aux soldats mercenaires qui n'avaient pas fait leur devoir dans l'action même; mais la phalange avait tenu bon, et toutes les fois qu'elle se trouverait dans un terrain uni, qu'elle aurait à soutenir un combat régulier, elle demeurerait invincible. »  [4] L'armée à la tête de laquelle Philippe attendait ses ennemis se composait de seize mille hommes, l'élite de ses troupes et de son royaume, de deux mille peltastes ou soldats armés de la cétra, de deux mille Thraces et d'un nombre égal d'Illyriens de la peuplade des Tralles, [5] d'un ramas d'aventuriers de plusieurs nations qu'il avait pris à sa solde comme auxiliaires au nombre de mille environ, enfin de deux mille chevaux. [6] Les Romains avaient des forces à peu près égales; seulement leur cavalerie se trouvait supérieure en nombre, grâce aux renforts des Étoliens.

5 [1] Quinctius porta son camp près de Thèbes en Phthiotide, et s'étant flatté de l'espoir que Timon, le plus considérable des habitants, lui livrerait la ville, il s'approcha des murs avec un détachement de cavaliers et de troupes légères. [2] Son attente fut déçue: non seulement il eut à soutenir un combat contre des Thébains qui avaient fait une sortie, mais il aurait même couru les plus grands dangers, sans un renfort d'infanterie et de cavalerie qui accourut du camp fort à propos pour le dégager. [3] Ne pouvant compter sur le succès d'une espérance si légèrement conçue, il renonça momentanément à toute tentative pour s'emparer de la ville. [4] Il savait d'ailleurs que Philippe était déjà en Thessalie, sans connaître toutefois d'une manière précise sur quel point de la contrée il se trouvait; il envoya donc ses soldats dans différentes directions pour faire couper et préparer les pieux nécessaires aux retranchements. [5] Les Macédoniens, et les Grecs faisaient usage aussi de retranchements; mais les pieux dont ils se servaient n'étaient ni faciles à transporter, ni propres à consolider une palissade. [6] Ils coupaient des arbres trop gros et trop branchus pour que le soldat pût les porter avec ses armes; et lorsqu'ils les avaient fixés en terre devant leur camp afin d'en fermer l'accès, il ne fallait pas de grands efforts pour détruire ce rempart. [7] En effet les troncs de ces gros arbres étaient clairsemés, et leurs branches nombreuses et fortes offraient une prise si commode que deux ou trois jeunes gens au plus suffisaient pour arracher un arbre. [8] L'ouverture de cette brèche formait aussitôt une espèce de porte par laquelle on pouvait entrer sans que les ennemis eussent à leur portée des matériaux pour la boucher. [9] Les Romains au contraire se servent de pieux légers, à deux, trois ou au plus à quatre dents, pour que le soldat puisse, sans être embarrassé, en porter plusieurs à la fois avec ses armes, qui sont suspendues derrière son dos. [10] Lorsqu'ils les fixent en terre, ils ont soin de les serrer les uns contre les autres et de les entrelacer de telle sorte qu'on ne distingue pas à quel tronc appartient chaque branche. [11] Ces pieux sont en outre aigus et se croisent dans tous les sens, de manière à ne laisser ni assez de place pour passer la main, [12] ni assez de prise pour qu'on puisse les tirer; leur entrelacement en forme un tout indissoluble; et lors même qu'on parviendrait à en arracher un, la brèche n'est pas considérable et il très facile de la réparer.

6 [1] Le lendemain, Quinctius se porta en avant; ses soldats étaient munis de pieux et prêts à se retrancher au besoin. [2] Il s'arrêta bientôt à six milles environ de Phères, et détacha des éclaireurs pour savoir en quel endroit de la Thessalie se trouvait l'ennemi, et quels étaient ses projets. [3] Philippe était dans le voisinage de Larissa. Instruit que les Romains s'étaient avancés de Thèbes à Phères, il voulut lui-même décider au plus tôt la querelle par une bataille, marcha droit aux ennemis et vint camper à quatre milles environ de Phères. [4] Le jour suivant, les troupes légères des deux armées sortirent pour s'emparer des hauteurs qui dominaient la ville. Les Romains et les Macédoniens étaient à peu près à la même distance de l'élévation vers laquelle ils se dirigeaient, lorsque s'étant vus les uns les autres, ils s'arrêtèrent alors [5] et envoyèrent des courriers à leurs camps respectifs pour annoncer la rencontre inattendue qu'ils avaient faite et demander de nouveaux ordres; puis ils attendirent la réponse sans faire le moindre mouvement. [6] On leur enjoignit ce jour-là de ne point en venir aux mains et de rentrer au camp. Le lendemain il y eut un combat de cavalerie autour des hauteurs; les Étoliens contribuèrent puissamment à mettre en fuite les troupes du roi, qui furent refoulées dans leur camp. [7] On ne pouvait engager une action générale sur un terrain tout parsemé d'arbres, où le voisinage de la ville avait multiplié les jardins, et dans des chemins étroits, souvent entrecoupés de murs. [8] Les généraux se décidèrent donc, chacun de son côté, à quitter cette position, et tous deux, comme de concert, prirent la route de Scotusa. Philippe espérait y faire la moisson; Quinctius voulait prévenir l'ennemi et détruire la récolte. [9] Pendant un jour entier les deux armées, séparées par une chaîne non interrompue de montagnes, continuèrent leur marche sans se voir. [10] Les Romains campèrent près d'Érétrie dans la Phthiotide, les Macédoniens sur les bords de l'Oncheste. [11] Le lendemain il en fut de même; Philippe s'arrêta près de Melambium sur le territoire de Scotusa, Quinctius dans les environs de Thetideum, au pays de Pharsale, sans que l'un ou l'autre connût la position respective de son adversaire. [12] Le troisième jour une pluie d'orage suivie d'épaisses ténèbres retint les Romains dans leur camp de peur de quelque surprise.

7 [1] Philippe, voulant hâter sa marche, donna aussitôt après la pluie l'ordre du départ, sans s'effrayer des nuages qui s'abaissaient vers la terre; [2] mais le brouillard qui couvrait le ciel était si épais que les porte-enseignes ne distinguaient pas le chemin, ni les soldats leurs enseignes; on marchait au hasard et en désordre, en se laissant guider par des cris confus, comme des gens égarés pendant la nuit. [3] Quand on eut franchi les hauteurs nommées Cynoscéphales, et qu'on y eut laissé un corps nombreux d'infanterie et de cavalerie, on éleva des retranchements. [4] Le proconsul resta dans son camp de Thetideum; mais il envoya à la découverte de l'ennemi dix escadrons de cavalerie et mille hommes d'infanterie, en leur recommandant de se tenir en garde contre les surprises que l'obscurité du jour pourrait favoriser, même dans les lieux découverts. [5] Ces éclaireurs furent à peine arrivés près des hauteurs occupées par les Macédoniens, que les deux partis, effrayés l'un de l'autre, demeurèrent en repos et comme frappés de stupeur: puis ils détachèrent des courriers vers leur camp respectif, et, s'étant remis du premier effroi causé par cette rencontre inattendue, ils sortirent de leur inaction. [6] Le combat fut engagé d'abord par quelques soldats qui s'avancèrent hors des rangs; puis des renforts vinrent soutenir ceux qui pliaient, et la mêlée s'étendit. Les Romains ayant le désavantage, dépêchèrent courriers sur courriers à leur général pour lui faire connaître leur situation. [7] Quinctius fit partir à la hâte cinq cents chevaux et deux mille fantassins, choisis surtout parmi les Étoliens, sous la conduite de deux tribuns militaires. Ce détachement rétablit le combat, [8] changea même la fortune, et les Macédoniens, pliant à leur tour, firent demander du secours au roi. Philippe, qui, à cause de l'obscurité, ne s'attendait à rien moins qu'à combattre ce jour- là, et qui avait envoyé presque toutes ses troupes au fourrage, resta quelque temps dans l'incertitude et l'embarras. [9] Toutefois, comme les courriers se succédaient, et que déjà le brouillard, laissant à découvert le sommet des hauteurs, permettait de voir les Macédoniens refoulés sur l'éminence la plus élevée, et tenant moins par la force de leurs armes que grâce à leur position, [10] le roi sentit qu'il valait mieux commettre toute son armée aux hasards d'une bataille que d'en sacrifier une partie en l'abandonnant sans défense. [11] Il ordonna donc au chef des mercenaires, Athénagoras, de se porter en avant avec tous les auxiliaires, à l'exception des Thraces, et avec la cavalerie macédonienne et thessalienne. [12] Chassés par leur arrivée, les Romains descendirent des hauteurs, et ne s'arrêtèrent que lorsqu'ils furent parvenus en plaine. [13] S'ils ne furent pas culbutés et mis en déroute, ils en furent surtout redevables à la cavalerie des Étoliens, qui était alors de beaucoup la meilleure de toute la Grèce, tandis que leur infanterie était inférieure à celle de leurs voisins.

8 [1] La nouvelle de ce succès, exagérée par les courriers qui arrivaient l'un sur l'autre du champ de bataille, en criant que les Romains fuyaient épouvantés, [2] fixa les irrésolutions et les incertitudes de Philippe. Il disait d'abord qu'une action générale était imprudente, que ni le lieu ni la circonstance n'étaient favorables; mais il se décida enfin à faire sortir ses troupes et à les ranger en bataille. [3] Le général romain en fit autant, parce qu'il y était contraint, plutôt que pour profiter d'une bonne occasion. Il plaça les éléphants en avant de ses lignes et laissa l'aile droite à la réserve; avec la gauche et toutes les troupes légères il marcha à l'ennemi. [4] Il rappelait à ses soldats « qu'ils avaient affaire à ces mêmes Macédoniens qui, dans les gorges de l'Épire, au milieu d'une ceinture de montagnes et de fleuves, avaient été débusqués par eux, malgré les difficultés du terrain qu'il avait fallu vaincre, et défaits en bataille rangée; [5] à ces mêmes hommes, dont ils avaient triomphé sous la conduite de son prédécesseur P. Sulpicius, lorsqu'ils bloquaient l'entrée de l'Eordaea. Il ajoutait que ce qui avait soutenu jusqu'ici la Macédoine, c'était sa réputation et non sa puissance, et que ce prestige même s'était enfin dissipé. »  [6] Déjà il avait rejoint ceux des siens qui étaient au fond de la vallée. La présence de leur général et de son armée les ranima; ils recommencèrent le combat, et, faisant une nouvelle charge, ils culbutèrent une seconde fois l'ennemi. [7] Philippe, de son côté, se mit à la tête des peltastes et de l'aile droite de l'infanterie, qu'on appelait phalange, et qui composait toute la force d'une armée macédonienne; il s'avança contre les Romains au pas de course, [8] et laissa à Nicanor, l'un de ses courtisans, l'ordre de le suivre de près avec le reste des troupes. [9] En arrivant sur la hauteur, et en voyant des armes et quelques cadavres gisant à terre, qui lui annonçaient qu'on avait combattu à cette place, que les Romains avaient été repoussés et que le fort de l'action s'était concentré autour du camp ennemi, il fut d'abord transporté de joie; [10] mais bientôt, lorsqu'il aperçut les siens qui revenaient en désordre, et la terreur qui avait passé dans leurs rangs, il éprouva un moment d'inquiétude et balança s'il ne battrait pas en retraite. [11] Enfin l'approche de l'ennemi, le danger des Macédoniens qu'on massacrait dans leur fuite, l'impossibilité de les sauver s'il ne s'avançait pour les défendre, et le peu de sûreté que lui offrait à lui-même la retraite, [12] l'obligèrent, quoiqu'il n'eût pas encore été rejoint par le reste de ses forces, à courir les chances d'une bataille générale. Il plaça donc à l'aile droite la cavalerie et les troupes légères qui avaient pris part au combat, [13] et ordonna aux peltastes et à la phalange de quitter leurs piques, dont la longueur était embarrassante, et de mettre l'épée à la main. [14] En même temps, pour éviter que son armée ne fût facilement rompue, il diminua de moitié le front de bataille et doubla la profondeur des rangs, de manière à présenter plus de longueur qui de largeur. Il recommanda aussi de serrer les rangs, et de ne laisser aucun intervalle entre les hommes et les armes.

9 [1] Quinctius, après avoir reçu et placé dans sa ligne de bataille ceux qui avaient déjà combattu, fit sonner la charge. [2] Jamais, dit-on, cri plus terrible ne retentit au commencement d'une action; le hasard voulut que les deux armées se fissent entendre en même temps, et que tout le monde prît part à ce cri, combattants, corps de réserve et troupes qui venaient se jeter dans la mêlée. [3] Le roi fut vainqueur à l'aile droite, grâce surtout à l'avantage de la position qu'il avait prise sur les hauteurs; sa gauche était dans le plus grand désordre; l'arrivée de la phalange, placée à l'arrière-garde, y avait jeté le trouble. [4] Le centre, plus voisin de la droite, restait immobile, comme s'il assistait au spectacle d'un combat qui lui était indifférent. [5] L'autre partie de la phalange, qui venait de se porter en avant, était encore dans la confusion d'une marche et prête à continuer son mouvement plutôt qu'en ordre de bataille et disposée pour un combat; à peine avait- elle pu s'établir sur la hauteur. [6] Sans lui laisser le temps de se former, et sans s'inquiéter de ce que son aile droite lâchait pied, Quinctius fit avancer ses éléphants, et fondit brusquement sur les ennemis, pensant que la déroute de ce corps entraînerait celle du reste de l'armée. [7] Son espoir ne fut pas trompé. Les Macédoniens effrayés tournèrent le dos et prirent la fuite, dès qu'ils aperçurent les éléphants; [8] tous leurs compagnons d'armes les suivirent. Alors un tribun militaire, obéissant comme à une inspiration soudaine, prit avec lui vingt manipules, se détacha de la division romaine, dont la victoire n'était plus douteuse, fit un léger détour et tomba par derrière sur la droite des ennemis. [9] Aucune armée, ainsi chargée en queue, n'eût pu résister au choc; mais ce qui augmenta la confusion ordinaire en pareille circonstance, [10] ce fut la pesanteur et l'immobilité de la phalange macédonienne, qui ne pouvait faire face de tous côtés. D'ailleurs les assaillants, qui avaient d'abord lâché pied et qui, profitant alors de sa terreur, la pressaient en tête, ne lui eussent pas permis le moindre mouvement. [11] Enfin elle avait même perdu l'avantage du terrain; car en descendant de la hauteur et poursuivant les ennemis qu'elle avait repoussés, elle avait livré sa position aux manipules romains qui l'avaient tournée par derrière. Une partie des Macédoniens se fit tuer sur la place; le plus grand nombre jeta ses armes et prit la fuite.

10 [1] Philippe, accompagné de quelques fantassins et cavaliers seulement, gagna d'abord une éminence plus élevée que les autres, afin de reconnaître en quel état se trouvait son aile gauche. [2] Puis, lorsqu il vit la déroute générale et les enseignes ainsi que les armes romaines qui brillaient sur toutes les hauteurs voisines, il s'éloigna lui aussi du champ de bataille. [3] Quinctius se mit à la poursuite des fuyards; mais tout à coup, apercevant les Macédoniens qui dressaient leurs piques, et ne sachant pas quel était leur dessein, il fut surpris de ce mouvement nouveau pour lui et s'arrêta quelques moments. [4] Bientôt il apprit que c'était la manière dont les Macédoniens se rendaient, et il songea à épargner des vaincus. [5] Mais ses soldats, ignorant que l'ennemi eût renoncé à combattre et que leur général voulût leur accorder la vie, firent une charge, massacrèrent les, premiers rangs, et mirent les autres en déroute. [6] Le roi courut à toute bride jusqu'à Tempé. Il s'y arrêta un jour entier dans les environs de Gonni pour rallier les débris de son armée. Les vainqueurs se jetèrent sur le camp des Macédoniens, dans l'espoir d'y recueillir du butin; ils le trouvèrent presque entièrement pillé par les Étoliens. [7] Cette journée coûta huit mille hommes aux vaincus; on leur fit cinq mille prisonniers; les Romains ne perdirent que sept cents hommes environ. [8] Si l'on en croit Valérius, qui exagère toujours les chiffres outre mesure, on tua aux ennemis quarante mille hommes. Quant aux prisonniers, il est plus modéré dans ses calculs, et n'en porte le nombre qu'à cinq mille sept cents, [9] en y ajoutant deux cent quarante et une enseignes militaires. Claudius compte chez les ennemis trente-deux mille hommes tués, et quatre mille trois cents prisonniers. [10] Pour nous, si mous avons adopté le chiffre le moins fort, ce n'est point qu'il nous ait plu de le choisir; mais nous avons suivi Polybe, dont le témoignage a quelque poids pour l'histoire des Romains en général, et surtout pour celle de leurs expéditions en Grèce.

11 [1] Philippe rassembla tous les fuyards, qui, après avoir été dispersés par les événements divers du combat, étaient parvenus à retrouver sa trace, envoya l'ordre à Larissa de brûler tous les registres royaux, pour qu'ils ne tombassent pas entre les mains des vainqueurs, et rentra en Macédoine. [2] Quinctius vendit d'abord une partie des prisonniers et du butin, abandonna le reste aux soldats, et partit pour Larissa, sans trop savoir encore quel chemin avait pris le roi et quels projets il formait. [3] Il y reçut de la part de Philippe un parlementaire, qui venait en apparence demander une trêve pour enlever et ensevelir les morts, et en réalité solliciter un sauf-conduit pour des ambassadeurs que son maître voulait lui envoyer. [4] Le proconsul accorda les deux choses, et fit dire au roi qu'il ne devait pas se désespérer. Ce mot blessa vivement les Étoliens; enorgueillis par le succès, ils se plaignaient déjà que la victoire eût changé le général. [5] « Avant l'action, disaient-ils, il n'était pas d'affaire grande ou petite dont il ne fit part à ses alliés; maintenant il ne les appelait plus à aucune délibération; il décidait de tout seul et à son gré. [6] Il cherchait sans doute à gagner personnellement la faveur de Philippe; ainsi des fatigues et les dangers de la guerre auraient été pour les Étoliens, l'avantage et les profits de la paix seraient pour le proconsul. »  [7] Les Étoliens avaient bien en effet perdu un peu de leur crédit; mais ils ignoraient pourquoi on les traitait avec si peu d'égards. Ils soupçonnaient d'une basse passion pour l'argent l'homme le plus inaccessible à de pareils sentiments. [8] L'indignation de Quinctius contre les Étoliens avait une cause légitime: leur insatiable avidité pour le pillage, l'arrogance avec laquelle ils s'attribuaient l'honneur de la victoire, [9] et leur vanité si blessante pour tout le monde. D'ailleurs il voyait qu'une fois Philippe abattu et les forces de la Macédoine épuisées, il faudrait laisser les Étoliens commander à la Grèce. Par ces considérations, il saisissait avec empressement toutes les occasions de les rabaisser aux yeux de tous et de ruiner leur influence.

12 [1] Une trêve de quinze jours avait été accordée à l'ennemi, et le jour était pris pour une entrevue avec le roi. Avant que cette époque fût arrivée, Quinctius convoqua les alliés, et leur communiqua les conditions de paix qu'il se proposait de dicter. [2] Le roi des Athamas, Amynander, donna son avis en peu de mots: « Le traité devait être conclu, dit-il, de telle sorte que, même en l'absence des Romains, la Grèce fût assez forte pour faire respecter tout à la fois la paix et sa liberté. »  [3] Les Étoliens s'exprimèrent avec plus de violence. Ils déclarèrent d'abord « que le général avait fait son devoir en appelant ceux qui avaient partagé les fatigues de la guerre pour leur communiquer les conditions de la paix. [4] Mais, ajoutèrent-ils, il était dans la plus complète erreur, s'il croyait pouvoir assurer la paix aux Romains et la liberté à la Grèce, sans ôter la vie ou du moins le trône à Philippe: ce qui lui était très facile, s'il voulait profiter de ses avantages. »  [5] Quinctius répondit « que les Étoliens oubliaient ou le caractère des Romains ou le langage qu'ils avaient tenu. [6] Dans toutes les assemblées et conférences précédentes, ils avaient toujours parlé de paix et non d'une guerre d'extermination. [7] Les Romains, de leur côté, fidèles à leur vieille habitude d'épargner les vaincus, avaient donné une preuve éclatante de leur clémence en accordant la paix à Hannibal et aux Carthaginois. [8] Mais sans parler de Carthage, combien de fois ne s'était-on pas abouché avec Philippe lui-même? et jamais il n'avait été question de le faire descendre du trône. Est-ce que sa défaite avait fait de la guerre une lutte à mort? [9] Contre un ennemi qui a les armes à la main, il était permis de déployer tout son acharnement; mais envers des vaincus, on ne pouvait avoir que des sentiments de compassion. [10] La liberté de la Grèce leur semblait menacée par la puissance des rois de Macédoine; mais une fois ce royaume et ce peuple détruits, les Thraces, les Illyriens, les Gaulois mêmes, nations farouches et indomptables, se répandraient sur la Macédoine et sur la Grèce. [11] Il n'était pas prudent de renverser un ennemi voisin, pour ouvrir l'entrée du pays à des ennemis plus redoutables et plus dangereux. »  [12] Interrompu par le préteur des Étoliens, Phaeneas, qui protestait que, si on laissait maintenant échapper Philippe, on le verrait bientôt reparaître en armes plus furieux, le proconsul ajouta: « Cessez vos cris tumultueux, il s'agit de délibérer: les conditions de la paix enchaîneront le roi de manière à ce qu'il ne puisse recommencer la guerre. » 

13 [1] L'assemblée fut alors dissoute. Le lendemain, Philippe se rendit aux défilés qui conduisent à la vallée de Tempé: c'était le lieu fixé pour l'entrevue. [2] Le troisième jour il fut admis en présence des Romains et de leurs alliés réunis en grand nombre. [3] Là Philippe fit très prudemment le sacrifice volontaire de tout ce qu'il lui fallait abandonner pour obtenir la paix; plutôt que de se le voir arracher par la force, [4] il déclara donc « que toutes les cessions commandées par les Romains ou réclamées par leurs alliés dans la conférence précédente, il y souscrivait, et que pour le reste il s'en remettrait au sénat. »  [5] Cette résignation semblait avoir fermé la bouche à ses ennemis môme les plus acharnés; cependant l'Étolien Phaeneas prit la parole au milieu du silence général [6] « Mais enfin, dit-il, nous rendez-vous Pharsale, Larissa- Crémastè, Echinus et Thèbes-Phthies? »  [7] Philippe répondit qu'il ne s'opposait pas à ce qu'on reprît ces villes. Alors une discussion s'éleva entre le général romain et les Étoliens au sujet de Thèbes: [8] Quinctius prétendait qu'elle appartenait au peuple romain par le droit de la guerre; car avant de commencer les hostilités, il s'était approché de la ville avec son armée, il lui avait offert son amitié; mais quoiqu'elle eût toute liberté d'abandonner le parti du roi, elle avait préféré l'alliance de Philippe à celle des Romains. [9] Phaeneas répliquait que, pour récompenser les Étoliens de leur coopération, on devait leur rendre ce qu'ils avaient possédé avant la guerre, et que par le premier traité [10] il avait été stipulé que tout le butin, tout ce qui pouvait être pris et emporté formeraient la part des Romains, les terres et les villes conquises celle des Étoliens. [11] « C'est vous, reprit alors Quinctius, vous même qui avez violé les conditions, lorsque vous nous avez abandonnés pour faire votre paix particulière avec Philippe. [12] Et quand ce traité subsisterait encore, il ne pourrait s'appliquer qu'aux villes conquises. Or les cités de la Thessalie se sont volontairement soumises à nous. »  [13] Tous les alliés approuvèrent ces paroles; quant aux Étoliens, ils ne s'en montrèrent pas seulement offensés dans le moment, mais le dépit les poussa bientôt à une guerre qui fut pour eux la source de grands désastres. [14] Philippe consentit à livrer pour otage son fils Démétrius et quelques-uns de ses amis, et à payer deux cents talents. Pour le reste, il devait envoyer des ambassadeurs à Rome; on lui accorderait à cet effet une trêve de quatre mois. [15] Il fut convenu que si la paix n'était pas ratifiée par le sénat, on rendrait au roi ses otages et son argent. Le principal motif qui décida le général romain à hâter la conclusion de la paix, c'était, dit-on, la certitude qu'Antiochus se préparait à passer en Europe et à y porter la guerre.

14 [1] À la même époque, et suivant quelques historiens, le même jour, les Achéens défirent en bataille rangée, près de Corinthe, le lieutenant du roi Androsthénès. [2] Philippe, qui voulait faire de cette ville une place d'armes pour tenir en respect les cités de la Grèce, avait mandé les principaux habitants sous prétexte de s'entendre avec eux sur le contingent de cavalerie que Corinthe pourrait fournir pendant la guerre, et il les avait retenus comme otages; [3] puis, aux cinq cents Macédoniens et aux huit cents aventuriers de toute espèce qu'il y avait mis en garnison, [4] il avait ajouté mille Macédoniens, douze cents Illyriens et Thraces, et huit cents Crétois; car il y en avait au service, des deux partis. [5] Il y avait joint encore mille Béotiens, Thessaliens et Acarnaniens, de manière à former un corps de six mille hommes. C'étaient ces forces qui avaient inspiré à son lieutenant la confiance de hasarder une bataille. [6] Nicostrate, préteur des Achéens, était à Sicyone avec deux mille hommes d'infanterie et cent chevaux; mais comme ses soldats étaient moins nombreux et moins aguerris, il n'osait sortir des murs. [7] Les troupes du roi, tant fantassins que cavaliers, se répandaient donc dans les campagnes et ravageaient les terres de Pellène, de Phliothe et de Cléonae. [8] Elles vinrent enfin insulter aux craintes des Achéens jusque sous les murs de Sicyone; elles montèrent même sur des vaisseaux et parcoururent toute la côte d'Achaïe en la dévastant. [9] Bientôt les ennemis s'abandonnèrent à toute l'audace et même à toute l'imprévoyance où peut emporter l'excès de la sécurité. Nicostrate crut alors l'occasion favorable pour les attaquer à l'improviste; il fit porter à toutes les villes des environs l'ordre secret [10] d'envoyer à un jour fixe un nombre déterminé d'hommes, fournis par chacune d'elles, au mont Apélaure en Stymphalie. [11] Tous furent exacts au rendez-vous. Il se mit aussitôt en route, traversa le territoire de Phlionte, et arriva la nuit à Cléonae, sans que personne soupçonnât ses projets. [12] Il avait avec lui cinq mille fantassins, dont une partie était de troupes légères, et trois cents cavaliers. Avec ces forces, il attendit les rapports des éclaireurs envoyés par lui à la découverte de l'ennemi.

15 [1] Androsthénès ignorait tout cela; il était parti de Corinthe, et il alla camper sur les bords du fleuve Némée, qui sépare les terres de Corinthe de celles de Sicyone. [2] Là, il mit en réserve une moitié de ses troupes, partagea l'autre en trois corps, composés exclusivement de cavalerie, et leur ordonna de se disperser pour ravager en même temps les territoires de Pellène, de Sicyone et de Phlionte. Ces trois corps s'éloignèrent dans des directions différentes. [3] Instruit de ces dispositions à Cléonae, Nicostrate envoya sur-le-champ un détachement nombreux de mercenaires occuper le défilé [4] qui donne passage sur les terres de Corinthe, plaça sa cavalerie à l'avant-garde, afin qu'elle prît les devants, et suivit lui-même aussitôt avec le reste de son armée formant deux divisions. [5] L'une se composait de mercenaires et de troupes légères; l'autre, des soldats armés du clipeus, et de l'élite des contingents fournis par chaque ville. [6] Déjà toutes ces forces, infanterie et cavalerie, étaient à peu de distance de l'ennemi, lorsque quelques Thraces fondirent sur les pillards dispersés çà et là dans la campagne et portèrent tout à coup l'alarme dans le camp d'Androsthénès. [7] Ce fut un coup bien imprévu pour ce capitaine, qui n'avait jamais aperçu les Achéens, si ce n`est quelquefois sur les collines situées en face de Sicyone. Voyant qu'ils n'osaient pas descendre dans la plaine, il s'était imaginé qu'ils n'approcheraient jamais de Cléonae. [8] Il fit sonner la trompette pour rappeler au camp ses soldats épars de tous côtés. En attendant il ordonna à ceux qui lui restaient de s'armer à la hâte, et, malgré leur petit nombre, il sortit à leur tête et se mit en bataille sur les bords du fleuve. [9] Le reste de ses troupes, n'ayant pu ni se rassembler ni se former en ligne, ne soutint pas le premier choc de l'ennemi. [10] Les Macédoniens étaient accourus en plus grand nombre que les autres sous les drapeaux; ce fut grâce à eux que la victoire resta longtemps douteuse. [11] À la fin, la fuite de leurs camarades ayant découvert leurs ailes, ils se virent pressés de deux côtés à la fois par les deux divisions ennemies, en flanc par les troupes légères, en tête par les hommes armés du clipeus et de la cétra; ils sentirent que la bataille était perdue et reculèrent d'abord, [12] puis ils furent enfoncés, prirent la fuite à leur tour, et, jetant pour la plupart leurs armes, parce qu'ils n'avaient plus aucun espoir de sauver leur camp, ils se dirigèrent vers Corinthe. [13] Nicostrate envoya les mercenaires à leur poursuite, la cavalerie et les Thraces auxiliaires contre ceux qui dévastaient les terres de Sicyone, et en fit faire partout un grand carnage, plus grand peut-être que dans le combat même. [14] Parmi ceux qui avaient ravagé Pellène et Phlionte, les uns, revenant au camp en désordre et dans la plus complète ignorance de ce qui avait eu lieu, tombèrent au milieu des postes ennemis, qu'ils prirent pour les leurs; [15] les autres, soupçonnant la vérité à la vue des malheureux qu'ils rencontraient çà et là, se dispersèrent dans tous les sens et furent enveloppés par les Grecs de la campagne. [16] On compta dans cette journée quinze cents hommes tués et trois cents faits prisonniers. Toute l'Achaïe se trouva délivrée d'une grande inquiétude.

16 [1] Avant la bataille de Cynoscéphales, L. Quinctius avait mandé à Corcyre les principaux citoyens de l'Acarnanie, seule contrée de la Grèce qui fût demeurée fidèle à la cause des Macédoniens, et il avait cherché à y exciter un commencement de révolte. [2] Deux motifs entre autres retenaient les Acarnaniens dans l'alliance de Philippe: c'était d'abord leur fidélité naturelle, puis la haine et la crainte que leur inspiraient les Étoliens. Une assemblée fut convoquée à Leucade; [3] mais outre que tous les peuples de l'Acarnanie ne s'y trouvèrent pas, ceux qui s'y étaient rendus ne furent pas du même avis. Les principaux citoyens et les magistrats l'emportèrent cependant et firent décréter une alliance particulière avec Rome. [4] Tous les peuples absents en furent irrités. Au milieu du mécontentement général, survinrent deux des Acarnaniens les plus considérables, Androclès et Échédème, envoyés par Philippe; ils firent non seulement casser le décret qui consacrait l'alliance avec Rome, [5] mais condamner par l'assemblée Archélaüs et Bianor, personnages influents, comme coupables de trahison pour avoir proposé cette alliance. Ils obtinrent aussi la déposition du préteur Zeuxide, pour avoir mis l'affaire en délibération. [6] Les condamnés tentèrent alors une démarche téméraire, mais que l'événement justifia. Leurs amis leur conseillaient de se soumettre à la circonstance, et de se retirer à Corcyre auprès des Romains. [7] Ils aimèrent mieux se mettre à la disposition du peuple, désarmer son ressentiment par cette conduite, ou courir les risques d'être maltraités. [8] Ils se présentèrent donc au milieu de l'assemblée qui était très nombreuse. Accueillis d'abord par des murmures et des marques d'étonnement, ils le furent bientôt par un profond silence, chacun respectant leur dignité passée et déplorant leur situation présente. [9] On leur accorda la parole. Ils débutèrent par un langage suppliant; mais lorsque, dans la suite, de leur discours, ils en furent arrivés à la justification de leur conduite, ils s'exprimèrent avec toute la fermeté que donne l'innocence, [10] et finirent même par oser se plaindre ouvertement de l'iniquité dont ils étaient victimes, par accuser leurs ennemis de cruauté. Ils firent une telle impression sur tous les esprits, [11] que le décret porté contre eux fut annulé presque unanimement, sans que toutefois l'assemblée revînt à l'alliance de Philippe et rejetât l'amitié des Romains.

17 [1] C'est à Leucade que ces décisions furent prises: cette ville était la capitale de l'Acarnanie, et le lieu où se tenaient les assemblées générales des peuples de la contrée. [2] Dès que la nouvelle de ce changement subit fut parvenue à Corcyre, le lieutenant Flamininus partit avec sa flotte et alla aborder à Leucade près de l'endroit qu'on appelle Heraeum. [3] Ensuite il se présenta devant les murs avec toutes les machines et tous les instruments de siège qu'on emploie pour forcer une ville, espérant que, dans le premier moment de frayeur, les habitants feraient leur soumission. [4] Comme ils ne se montraient pas disposés à traiter, Flamininus fit dresser les mantelets et les tours et battre les murs à coups de bélier. [5] L'Acarnanie tout entière, située entre l'Étolie et l'Épire, regarde l'occident et la mer de Sicile. [6] Leucade, qui est une île aujourd'hui, séparée de l'Acarnanie par un détroit guéable et percé de main d'homme, était alors une presqu'île rattachée à l'Acarnanie, vers le couchant, par un isthme étroit, [7] ayant environ cinq cents pas de long et cent vingt au plus de large. C'est sur celle langue de terre que se trouve la ville de Leucade, adossée à une colline qui fait face à l'orient et à l'Acarnanie. [8] Les bas quartiers sont plats et s'étendent vers le détroit qui sépare l'île de l'Acarnanie; de ce côté, la ville est prenable par terre et par mer, car ce sont des gués qui ressemblent à des étangs plutôt qu'à la mer, et une terre molle qui se prête à tous les ouvrages. [9] Aussi les murs s'écroulaient-ils sur plusieurs points à la fois, soit par l'effet de la mine, soit par les coups du bélier; mais plus la place était facile à prendre pour les assiégeants, plus les assiégés opposaient un courage infatigable. [10] Nuit et jour ils étaient occupés à raffermir les parties du mur que l'ennemi avait ébranlées, à réparer les brèches qu'il avait ouvertes, à repousser vigoureusement les attaques et à défendre les remparts à l'aide de leurs bras, plutôt qu'à se cacher derrière les murailles. [11] Le siège aurait duré plus longtemps que les Romains ne s'y attendaient, si quelques réfugiés italiens, établis à Leucade, n'eussent introduit dans la citadelle les soldats de Flamininus. [12] Ceux-ci descendirent alors avec un bruit effroyable du haut de ce poste dans le forum; ils y trouvèrent les Leucadiens en bataille, qui soutinrent quelque temps contre eux un combat en règle. [13] Cependant les murailles étaient escaladées en plusieurs endroits, et les Romains pénétraient dans la ville à travers des monceaux de pierres et de ruines. [14] Bientôt le lieutenant en personne, à la tête d'un corps nombreux, enveloppa les combattants. Les uns furent tués sur la place, les autres mirent bas les armes et se rendirent au vainqueur. [15] Peu de jours après on reçut la nouvelle de la bataille de Cynoscéphales; tous les peuples de l'Acarnanie s'empressèrent de faire leur soumission.

18 [1] La fortune se déclarait de tous côtés contre Philippe. Vers la même époque, les Rhodiens voulurent reprendre à ce prince la contrée de terre ferme, appelée Peraea, qui avait appartenu à leurs ancêtres, [2] et ils y envoyèrent le préteur Pausistrate avec huit cents hommes d'infanterie achéenne, et environ dix-neuf cents auxiliaires de différentes nations. [3] C'étaient des Gaulois, des Nisuètes, des gens de Pisyè, de Nisyè, des Tamiani et des Arei d'Afrique, des Laodicéens d'Asie. [4] À la tête de ces forces, Pausistrate s'empara de Tendeba, position très avantageuse sue le territoire de Stratonicée; il avait su tromper les Macédoniens qui occupaient le pays. [5] Il reçut alors fort à propos un secours de mille fantassins achéens et de cent cheveux, qu'il avait fait demander et que lui amena Théoxène. [6] Cependant Dinocrate, lieutenant du roi, voulant reconquérir le fort de Tendeba, se dirigea d'abord de ce côté, puis il marcha vers un autre fort nommé Astragon et situé pareillement sur le territoire de Stratonicée, [7] appela sous ses drapeaux toutes les garnisons dispersées en différentes p1aces ainsi que les auxiliaires thessaliens qui se trouvaient à Stratonicée même, et prit la route d'Alabanda, où étaient les ennemis. [8] Les Rhodiens ne refusèrent pas le combat. Les camps étaient voisins l'un de l'autre, et les deux armées se mirent aussitôt en bataille. [9] Dinocrate plaça à droite cinq cents Macédoniens, à gauche les Agrianès, et, au centre, les garnisons tirées des places du pays, et composées pour la plupart de Cariens. Il couvrit les ailes avec la cavalerie et les auxiliaires crétois et thraces. [10] Les Rhodiens avaient à leur droite les Achéens, à leur gauche les mercenaires et des fantassins d'élite, [11] au centre les auxiliaires de différentes nations, sur les ailes la cavalerie et tout ce qu'ils avaient de troupes légères. [12] Ce jour-là, les deux armées se rangèrent seulement en bataille sur les bords d'un petit torrent qui les séparait, et, après avoir lancé quelques traits, elles rentrèrent dans leurs camps. Le lendemain, elles reparurent dans le même ordre, et engagèrent une lutte plus acharnée qu'on ne pouvait l'attendre de leur petit nombre; [13] car il n'y avait pas plus de trois mille fantassins et environ cent chevaux. [14] Du reste, c'était de part et d'autre même nombre d'hommes, mêmes armes, même courage et mêmes espérances. Les Achéens franchirent les premiers le torrent et fondirent sur les Agrianès; [15] l'armée presque tout entière les suivit au pas de course. L'action fut longtemps indécise; [16] enfin les Achéens qui étaient au nombre de mille ainsi que leurs ennemis, firent reculer ceux-ci, et bientôt toute l'aile droite plia. [17] Les Macédoniens n'avaient pu être ébranlés, tant qu'ils avaient gardé leurs rangs et qu'ils étaient restés en phalange serrée; [18] mais, dès que leur gauche fut à découvert, ils voulurent faire face de tous côtés avec leurs piques à l'ennemi qui les prenait en flanc; le désordre se mit aussitôt parmi eux. Au milieu de la confusion générale ils tournèrent le dos, se débarrassèrent de leurs arrhes, [19] et, courant de toute leur vitesse, ils s'enfuirent dans la direction de Bargyliae: c'est là aussi que Dinocrate se réfugia. Les Rhodiens les poursuivirent tant qu'il fit jour, après quoi ils regagnèrent leur camp. Il est assez probable que, si les vainqueurs eussent marché droit sur Stratonicée, ils auraient pu reprendre cette ville sans combat. [20] Ils laissèrent échapper cette occasion en s'amusant à reconquérir les forts et les villages de la Peraea. [21] Pendant ce temps, la garnison de Stratonicée se rassura; bientôt même Dinocrate et les débris de son armée entrèrent dans la ville. [22] Dès lors les assauts et les opérations du siège demeurèrent sans résultat; Stratonicée ne put être reprise que longtemps après par Antiochus. Tels sont les événements qui eurent lieu vers cette époque en Thessalie, en Achaïe et en Asie.

19 [1] Cependant Philippe apprit que les Dardaniens avaient franchi la frontière de son royaume, comme s'ils méprisaient sa puissance ébranlée, et qu'ils dévastaient la haute Macédoine. [2] La fortune l'accablait de ses rigueurs, lui et les siens, sur presque tous les points du monde; [3] mais il préférait la mort même à la honte d'être dépouillé de ses états héréditaires. Il fit donc des levées à la hâte dans les villes de Macédoine et alla tomber brusquement sur les ennemis, avec six mille hommes d'infanterie et cinq cents chevaux, dans les environs de Stobi en Péonie. [4] Il en tua un grand nombre dans la mêlée, et plus encore dans les campagnes où les avait dispersés l'ardeur du pillage. Ceux qui purent prendre la fuite ne tentèrent pas même les chances d'un combat et retournèrent dans leur patrie. [5] Après cette expédition, la seule dont l'issue fit diversion à ses revers, Philippe, content d'avoir relevé le courage des siens, se retira à Thessalonique. [6] S'il est vrai que la guerre punique avait été terminée trop tard pour que les Romains n'eussent pas à combattre en même temps le roi de Macédoine, en revanche la défaite de ce prince ne pouvait pas arriver plus à point, alors qu'en Syrie Antiochus préparait la guerre. [7] Outre qu'on eut moins de peine à vaincre chacun de ces ennemis successivement, que s'ils eussent réuni leurs forces ensemble, il faut dire qu'il y eut aussi vers la même époque, en Espagne, une grande levée de boucliers. [8] Antiochus, après avoir, dans la campagne précédente, réduit en son pouvoir toutes les villes de la Coelé Syrie qui obéissaient à Ptolémée, était allé prendre ses quartiers d'hiver à Antioche; mais il ne s'y condamna pas au repos. [9] Il rassembla toutes les forces de son royaume, des armements considérables sur terre et sur mer, et, dès les premiers jours du printemps, il envoya en avant, avec son armée, ses deux fils Ardyè et Mithridate. [10] Après avoir recommandé aux Sardes de l'attendre, il partit lui-même avec une flotte de cent vaisseaux pontés, et deux cents bâtiments légers, esquifs et barques: [11] il se proposait tout à la fois de parcourir les côtes de Cilicie et de Carie pour tâcher de s'assurer les places soumises à Ptolémée, et de prêter à Philippe, qui n'était pas encore complètement vaincu, l'appui de ses troupes et de sa flotte.

20 [1] Les Rhodiens signalèrent par plus d'une entreprise hardie sur terre et sur mer leur fidélité envers le peuple romain et leur dévouement aux intérêts généraux de la Grèce, [2] mais ils n'en donnèrent pas de preuve plus éclatante qu'en cette occasion, où, sans s'effrayer du poids de la guerre qui les menaçait, ils envoyèrent une ambassade au roi Antiochus pour l'inviter à ne pas doubler les Chelidoniae, promontoire de Cilicie, fameux par la conclusion d'un ancien traité entre les Athéniens et les Perses; ils lui signifièrent que s'il ne suspendait pas sa marche, [3] ils s'avanceraient à sa rencontre, non qu'ils eussent contre lui aucun sentiment de haine personnelle, mais parce qu'ils ne voulaient pas qu'il fît sa jonction avec Philippe et qu'il empêchât les Romains d'affranchir la Grèce. [4] Antiochus était alors occupé au siège de Coracesium. Il avait repris Zephyrium, Soli, Aphrodisias, Corycus et Sélinonte même, après avoir doublé le cap Anemurium, qui est aussi un promontoire de Cilicie; [5] il était entré sans coup férir dans toutes ces places et dans tous les autres forts de la même côte, qui s'étaient soumis à lui par crainte ou volontairement. Coracesium seule avait, contre toute attente, fermé ses portes, et arrêtait le roi sous ses murs. [6] C'est là qu'il donna audience aux ambassadeurs rhodiens. Leur message était de nature à blesser la fierté d'Antiochus: [7] il sut pourtant modérer son ressentiment et répondit « qu'il enverrait des ambassadeurs à Rhodes, et qu'il les chargerait de renouveler les anciens traités qui l'unissaient, lui et ses ancêtres, à cette république, et de rassurer les Rhodiens sur son arrivée; qu'il ne causerait aucun tort ou dommage ni à eux, ni à leurs alliés; [8] que son intention de ne pas rompre avec les Romains ne pouvait être révoquée en doute, puisqu'il leur avait naguère député une ambassade, et que le sénat lui avait fait une réponse amicale, et avait rendu des décrets en son honneur. »  [9] Ses envoyés revenaient précisément de Rome à ce moment; ils y avaient été accueillis et avaient été congédiés avec les égards qu'exigeaient les circonstances; car on n'avait encore rien de certain sur l'issue de la guerre contre Philippe. [10] Pendant que les ambassadeurs syriens faisaient ce rapport en présence des Rhodiens, un courrier apporta la nouvelle de la victoire de Cynoscéphales. Ce succès délivrant les Rhodiens de toute crainte du côté de Philippe, ils renoncèrent à la pensée d'aller au-devant d'Antiochus avec leur flotte; [11] mais ils ne renoncèrent pas à un autre soin, qui était de défendre la liberté des villes alliées de Ptolémée contre les entreprises imminentes d'Antiochus. [12] Aux unes ils envoyèrent des secours; pour les autres, ils se bornèrent à donner des avis et à prévenir les desseins de l'ennemi; ils assurèrent ainsi la liberté de Caunus, de Myndus, d'Halicarnasse et de Samos. [13] Il n'est pas nécessaire de rapporter en détail tout ce qui se passa de ce côté; à peine puis-je suffire au récit des événements qui appartiennent en propre aux guerres des Romains.

21 [1] À cette époque, le roi Attale, qu'on avait transporté malade de Thèbes à Pergame, mourut à l'âge de soixante et onze ans, après en avoir régné quarante-quatre. [2] La fortune n'avait donné à ce prince que des richesses sur quoi fonder l'espoir de régner; mais l'usage à la fois judicieux et noble qu'il en fit justifia cet espoir d'abord à ses propres yeux, puis aux yeux des autres. [3] Vainqueur des Gaulois, qui, récemment arrivés en Asie, s'y étaient rendus très redoutables, il prit le titre de roi, et se montra toujours, par sa grandeur d'âme, au niveau de sa haute fortune. [4] Il gouverna ses sujets avec une admirable équité; il fut très fidèle à ses alliés, [5] bienveillant et généreux envers ses amis. Sa femme et ses quatre enfants lui survécurent; il leur laissa un trône si bien affermi et consolidé, que la couronne se maintint dans sa famille jusqu'à la troisième génération. [6] Telle était la situation des affaires en Asie, en Grèce et en Macédoine; la guerre avec Philippe était à peine terminée, ou du moins la paix était encore mal assurée, lorsqu'une guerre dangereuse éclata dans l'Espagne ultérieure. [7] M. Helvius, gouverneur de cette province, écrivit au sénat « que les princes Culcha et Luscinius avaient pris les armes; [8] que Culcha avait gagné dix-sept villes, et Luscinius les places fortes de Carmo et de Baldo, enfin que sur toute la côte, les Malacins, les Sexetans, la Béturie entière, et tout le pays qui n'avait pas encore manifesté ses dispositions, se soulèverait à l'exemple de ses voisins. »  [9] Cette dépêche, ayant été lue par le préteur M. Sergius, qui avait la juridiction de la ville, le sénat décréta, qu'aussitôt après les comices prétoriens, le préteur désigné pour le département de l'Espagne soumettrait à l'assemblée la question de la guerre d'Espagne.

22 [1] Vers le même temps les consuls arrivèrent à Rome; ils convoquèrent le sénat dans le temple de Bellone et demandèrent le triomphe en récompense de leurs succès. [2] Les tribuns du peuple C. Atinius Labéo et C. Afranius exigèrent que chacun d'eux fît valoir séparément ses prétentions. « Ils ne souffriraient pas, dirent-ils, que la demande fût présentée en commun, afin d'empêcher que la même récompense ne fût accordée à des services différents. »  [3] Minucius répondit « qu'ils avaient eu tous deux l'Italie pour département, qu'ils avaient agi de concert et d'après un plan commun. »  [4] Cornélius ajouta « qu'au moment où il se voyait menacé par les Boïens qui avaient passé le Pô pour secourir les Insubres et les Cénomans, les ravages exercés par son collègue dans leurs bourgs et leurs campagnes, les avaient rappelés à la défense de leurs propres foyers. »  [5] Les tribuns reconnurent « que les exploits de Cornélius étaient tels, qu'on ne pouvait pas plus hésiter à lui accorder le triomphe qu'à rendre des actions de grâce aux dieux immortels; [6] mais que ni lui, ni aucun autre citoyen n'aurait jamais assez d'influence et de crédit pour faire obtenir le triomphe à son collègue, après l'avoir obtenu pour lui-même, surtout quand ce collègue n'y avait aucun droit. [7] En effet, disaient-ils, Q. Minucius n'avait livré en Ligurie que de petits combats, qui méritaient à peine d'être mentionnés; en Garde, il avait essuyé une perte considérable.  »  [8] Ils allaient même jusqu'à nommer les tribuns militaires T. Juventius et Cn. Ligarius, de la quatrième légion, qui avaient succombé dans cette malheureuse bataille avec tant d'autres braves, Romains ou alliés. [9] La soumission de quelques places et bourgades qu'on alléguait, était mensongère et simulée pour un temps; car on ne s'était fait livrer aucun gage.  »  [10] Ces débats entre les consuls et les tribuns durèrent deux jours; la fermeté des tribuns l'emporta, et les consuls présentèrent séparément leur demande.

23 [1] C. Cornélius obtint le triomphe à l'unanimité. Les habitants de Plaisance et de Crémone rehaussèrent la gloire du consul par leurs témoignages de reconnaissance; [2] ils rappelèrent qu'ils lui devaient la levée du siège de leurs villes, et la délivrance de la plupart d'entre eux réduits en servitude par l'ennemi. [3] Q. Minucius ne put que formuler sa demande; voyant tout le sénat se prononcer contre lui, il déclara qu'il irait triompher au mont Albain, en vertu de l'autorité consulaire et à l'exemple d'une foule de personnages illustres. [4] C. Cornélius triompha des Insubres et des Cénomans, pendant qu'il était encore en charge: il se fit précéder d'un grand nombre d'enseignes militaires, et d'une grande quantité de dépouilles gauloises, chargées sur des chariots pris à l'ennemi; [5] plusieurs nobles Gaulois marchaient devant son char; parmi eux se trouvaient, si l'on en croit quelques historiens, le général carthaginois Hamilcar. [6] Mais ce qui attira le plus l'attention, ce fut un groupe de colons de Crémone et de Plaisance, coiffés du pileus; ils suivaient le char. [7] On remarqua aussi dans la pompe triomphale deux cent trente-sept mille cinq cents livres pesant d'airain, et soixante-dix-neuf mille d'argent monnayé avec l'empreinte du char à deux chevaux. Le consul fit distribuer soixante-dix as à chaque soldat, le double à chaque cavalier, le triple à chaque centurion. [8] Q. Minucius triompha au mont Albain des Gaulois Ligures et Boïens. Ce triomphe fut moins brillant que l'autre, tout s'y passant sur un plus petit théâtre, et les exploits des deux consuls n'étant pas à comparer: de plus on savait que le trésor public n'en avait pas fait les frais; mais on y voyait presque autant d'enseignes militaires, de chariots et de dépouilles. [9] Les sommes qu'on y porta représentaient aussi à peu près les mêmes valeurs: il y avait deux cent cinquante-quatre mille livres pesant d'airain, et cinquante-trois mille deux cents d'argent monnayé, à la même empreinte. Les soldats, les cavaliers et les centurions reçurent des gratifications égales à celles que le collègue de Minucius avait données.

24 [1] Immédiatement après le triomphe eurent lieu les comices consulaires: on créa consuls L. Furius Purpurio et M. Claudius Marcellus; [2] le lendemain on élut préteur Q. Fabius Buteo, Ti. Sempronius Longus, Q. Minucius Thermus, M. Acilius Glabrio, L. Apustius Fullo et C. Laelius. [3] À la fin de cette année, on reçut de T. Quinctius une lettre où il annonçait qu'il s'était mesuré avec Philippe en bataille rangée dans la Thessalie et qu'il avait vaincu et mis en déroute l'armée ennemie. [4] Cette dépêche fut lue par le préteur Sergius, d'abord au sénat, puis dans l'assemblée du peuple, conformément à la décision des sénateurs. À l'occasion de ces succès, on décréta cinq jours de supplications. [5] Peu de temps après arrivèrent les envoyés de T. Quinctius et ceux du roi. Les ambassadeurs macédoniens furent conduits hors de Rome, dans une villa de l'état, où ils furent logés et défrayés aux dépens du trésor. Ce fut au temple de Bellone que le sénat leur donna audience. [6] La séance ne fut pas longue; les Macédoniens déclarèrent que le roi souscrirait à tout ce qui aurait été réglé par le sénat. [7] Suivant l'ancien usage, on nomma dix commissaires, avec lesquels le général T. Quinctius devait concerter les conditions de paix à dicter. On comprit dans ce nombre P. Sulpicius et P. Villius, qui avaient commandé comme consuls en Macédoine. [8] Le même jour, les habitants de Cosa demandèrent qu'on augmentât le nombre de leurs colons; on leur décréta un supplément de mille hommes,[9] pourvu toutefois qu'il n'y eût pas parmi eux un seul de ceux qui avaient combattu contre Rome depuis le consulat de P. Cornélius et de Ti. Sempronius.

25 [1] Les jeux romains furent célébrés cette année dans le cirque et au théâtre, par les édiles curules, P. Cornélius Scipion et Cn. Manlius Vulso, avec plus de magnificence que jamais. Le plaisir des spectateurs fut doublé par la joie des succès obtenus à la guerre, et les représentations se renouvelèrent pendant trois jours. [2] Les jeux plébéiens furent donnés sept fois: ce furent Acilius Glabrio et C. Laelius qui y présidèrent. [3] Avec le produit des amendes, ils firent couler en bronze trois statues, pour Cérès, pour Bacchus et pour Proserpine. [4] L. Furius et M. Claudius Marcellus, étant entrés en charge, et voyant que dans le partage des provinces, le sénat leur assignait à tous deux le département de l'Italie, demandèrent à tirer la Macédoine au sort avec l'Italie. [5] Marcellus, plus jaloux de l'obtenir que son collègue, disait qu'on avait conclu une paix trompeuse et simulée, et que si on retirait l'armée de la province, le roi reprendrait les armes. Ces assertions ébranlèrent la résolution des sénateurs; [6] et peut-être les consuls eussent-ils triomphé, si les tribuns du peuple, Q. Marcius Rex et C. Atinius Labéo, n'eussent déclaré qu'ils interviendraient si on ne leur permettait pas avant tout de faire prononcer le peuple sur le maintien de la paix conclue avec Philippe. [7] Cette question fut soumise à une assemblée tenue dans le Capitole; les trente-cinq tribus votèrent unanimement pour la proposition. [8] On eut bientôt à se féliciter du maintien de la paix en Macédoine, lorsqu'on apprit les nouvelles fâcheuses venues d'Espagne, et que l'on connut la dépêche [9] qui annonçait que le proconsul C. Sempronius Tuditanus avait été vaincu dans la Citérieure, que son armée avait été culbutée et mise en déroute, et que d'illustres personnages étaient restés sur le champ de bataille; enfin que Tuditanus, emporté hors de la mêlée avec une blessure grave, était mort peu de temps après. [10] Les deux consuls reçurent le département de l'Italie et le commandement des légions de leurs prédécesseurs; on les chargea de lever quatre légions nouvelles, dont deux seraient envoyées par le sénat où bon lui semblerait. [11] T. Quinctius Flamininus eut ordre de conserver sa province avec les deux mêmes légions; on jugea qu'il suffisait de lui avoir prorogé ses pouvoirs l'année précédente.

26 [1] Les préteurs tirèrent ensuite au sort leur département. L. Apustius Fullo eut la juridiction de la ville; M. Acilius Glabrio celle des procès entre Romains et étrangers; Q. Fabius Buteo l'Espagne ultérieure; Q. Minucius Thermus la citérieure; [2] C. Laelius la Sicile; Ti. Sempronius Longus la Sardaigne. [3] Q. Fabius Buteo et Q. Minucius,qui étaient chargés des Espagnes, durent recevoir, au choix des consuls, chacun une des quatre légions enrôlées par ces magistrats, [4] de plus, quatre mille hommes d'infanterie et trois cents chevaux fournis par les alliés et les peuples du nom latin. Ils eurent ordre aussi de partir au plus tôt pour leur département. [5] La guerre d'Espagne éclata cinq ans après celle qui avait été terminée avec la guerre punique. [6] Avant le départ des deux préteurs pour cette guerre toute nouvelle, puisque c'était la première fois que les Espagnols avaient pris les armes en leur propre nom, sans être soutenus par une armée ni commandés par un général de Carthage; avant même que les consuls sortissent de la ville, on leur recommanda d'expier, suivant l'usage, les prodiges dont on avait reçu la nouvelle. [7] P. Villius, chevalier, qui se rendait dans la Sabine, avait été tué par la foudre ainsi que son cheval; [8] le temple de la déesse Féronie, dans le territoire de Capène, avait été touché par le feu du ciel; près du temple de Junon Monéta, le fer de deux lances avait paru tout en feu; un loup était entré à Rome par la porte Esquiline, du côté le plus populeux de la ville, était descendu au forum, [9] avait suivi la rue Étrusque et de là, par le mont Germal, était sorti par la porte Capène, presque sans blessures. En expiation de ces prodiges, on immola les grandes victimes.

27 [1] Pendant ce temps, Cn. Cornélius Lentutus, qui avait gouverné l'Espagne citérieure avant Sempronius Tuditanus, reçut les honneurs de l'ovation en vertu d'un sénatus-consulte. [2] Il fit porter devant lui mille cinq cent quinze livres pesant d'or, vingt mille d'argent, et trente-quatre mille cinq cent cinquante deniers d'argent monnayé. [3] L. Stertinius, qui revenait de l'Espagne ultérieure, ne chercha pas même à obtenir le triomphe; il se contenta de rapporter dans le trésor cinquante mille livres pesant d'argent; [4] et avec le produit des dépouilles il fit construire deux arcs de triomphe dans le forum Boarium, devant le temple de la fortune et celui de la déesse Matuta Mater, et un troisième dans le grand cirque; sur ces arcs il plaça des statues dorées. Ces événements eurent lieu pendant la mauvaise saison. [5] Quinctius avait clore ses quartiers d'hiver à Elatia; accablé de demandes par les alliés, il accorda aux instances des Béotiens la liberté de ceux de leurs compatriotes qui avaient servi dans les troupes de Philippe. [6] Ce qui détermina Quinctius à montrer tant de condescendance, ce n'était pas qu'il jugeât ces captifs dignes de pardon; mais comme le roi Antiochus commençait à devenir suspect, il fallait concilier aux Romains la faveur des cités grecques. [7] Cependant à peine les prisonniers étaient-ils relâchés, qu'on s'aperçut qu'on n'avait rien gagné avec les Béotiens. Ce fut à Philippe qu'ils envoyèrent exprimer leur reconnaissance, comme si cette délivrance était une faveur accordée au roi lui-même par Quinctius et les Romains; [8] et, dans leur première assemblée, ils nommèrent béotarque un certain Brachyllès, qui n'avait d'autre titre que d'avoir commandé les Béotiens au service de Philippe; [9] ils rejetèrent Zeuxippe, Pisistrate et les autres partisans de l'alliance romaine.[10] Ceux-ci en furent blessés pour le moment; ils conçurent. même des craintes pour l'avenir. Si l'on agissait ainsi lorsque l'armée romaine était campée presque aux portes de la ville, qu'allaient-ils devenir, lorsque les Romains seraient partis pour l'Italie, [11] que Philippe était là pour seconder ses partisans et se venger de ceux qui se seraient jetés dans le parti contraire.

28 [1] Ils songèrent donc à profiter de la présence des troupes romaines pour se défaire de Brachyllès, chef de la faction macédonienne, [2] et saisirent une occasion favorable. Un jour qu'il sortait d'un festin public et retournait ivre chez lui, [3] escorté par de jeunes libertins, qui avaient été appelés à la fête pour divertir les nombreux convives, six hommes armés, dont trois étaient Italiens et trois Étoliens, l'entourèrent et le tuèrent. Ses compagnons prirent la fuite en criant au meurtre! Toute la ville fut bientôt sur pied; on courut de tous côtés avec des flambeaux; mais les assassins s'échappèrent par la porte la plus proche. [4] Dès le point du jour, à la voix du héraut, une foule nombreuse s'assembla au théâtre, comme si l'on était sur la trace du coupable. On accusait tout haut de ce meurtre les misérables qui avaient escorté Brachyllès; [5] mais intérieurement, c'était Zeuxippe qu'on regardait comme l'auteur du crime. [6] Pour le moment, on résolut de faire arrêter ceux qui s'étaient trouvés avec le béotarque, et de les appliquer à la question. [7] Pendant qu'on était à leur recherche, Zeuxippe, pour détourner de lui tout soupçon, se présenta hardiment dans l'assemblée, et déclara qu'on avait tort d'attribuer cet odieux assassinat à des êtres si méprisables, [8] et appuya son avis de raisons assez plausibles, pour faire croire à quelques-uns des assistants que, s'il eût été l'un des complices, il n'aurait jamais osé paraître devant le peuple et parler ainsi du crime sans y être provoqué. [9] Les autres cependant ne doutèrent pas que l'impudence avec laquelle il allait au-devant de l'accusation n'était qu'un moyen de détourner le coup. Peu de temps après les innocents furent mis à la torture; comme ils connaissaient l'opinion générale, ils s'en emparèrent comme d'une preuve, et dénoncèrent Zeuxippe et Pisistrate, sans ajouter aucune raison pour expliquer comment ils pouvaient savoir quelque chose. [10] Mais Zeuxippe s'enfuit à Tanagra pendant la nuit avec un certain Stratonidas; il obéissait aux craintes que lui inspirait sa conscience, plutôt que la dénonciation de ces hommes qui n'étaient pas ses complices. [11] Pisistrate brava l'accusation et resta à Thèbes. Zeuxippe avait un esclave qui avait été l'agent principal de tout le complot; Pisistrate redoutait ses révélations; en voulant les prévenir, il poussa l'esclave à se faire délateur. En effet, il écrivit à Zeuxippe pour l'engager à se défaire de ce complice; [12] « il ne le croyait pas, disait-il, aussi discret qu'il avait été résolu dans l'exécution. »  Le messager chargé de cette lettre avait ordre de la remettre au plus tôt à Zeuxippe. [13] N'ayant pu le voir, il la laissa entre les mains de cet esclave même, qu'il croyait le plus dévoué de tous à son maître, en ajoutant qu'elle était de Pisistrate et qu'elle contenait un avis de la plus grande importance pour Zeuxippe. [14] L'esclave promit de la porter sur-le-champ; mais, alarmé des reproches de sa conscience, il l'ouvrit, et après l'avoir lue, il courut à Thèbes tout tremblant. [15] Zeuxippe, effrayé de la fuite de son esclave, se rendit à Anthedo, où il espérait trouver dans son exil une retraite plus sûre. Pisistrate, après avoir été soumis à la torture et fait quelques aveux, fut puni du dernier supplice.

29 [1] L'assassinat du béotarque inspira aux Thébains et à tous les Béotiens une haine furieuse coutre les Romains; car ils ne doutaient plus de la complicité de Zeuxippe, un de leurs principaux citoyens. Mais ils n'avaient pour se révolter ni armée ni général. [2] Au lieu de la guerre, ils firent le métier de brigands, qui y ressemble beaucoup, et se mirent à égorger les soldats romains, soit en les attirant chez eux comme des hôtes, soit en les surprenant dans leurs quartiers d'hiver, lorsque leurs affaires les obligeaient d'aller et de venir. [3] Quelques-uns tombèrent en route dans des embuscades préparées par les Béotiens qui connaissaient le pays; d'autres furent détournés de leur chemin et entraînés par trahison dans des hôtelleries désertes où on les mit à mort. [4] À la fin, la haine ne fut pas la seule cause de tous ces crimes; l'amour du gain en fit commettre aussi, car les soldats qui étaient en congé avaient presque toujours de l'argent dans leur ceinture pour trafiquer. [5] Le nombre de ceux qui disparaissaient, d'abord peu considérable, s'accrut bientôt de jour en jour, et la Béotie entière devint un pays atroce, où le soldat craignait, plus que dans une terre ennemie, de s'aventurer hors du camp. [6] Quinctius envoya alors de ville en ville des ambassadeurs se plaindre de ces brigandages. Plusieurs fantassins avaient été trouvés sur les bords du lac Copaïs; on avait tiré et amené hors de la vase de l'eau leurs cadavres qui avaient été attachés à de grosses pierres ou à des amphores, pour que le poids les entraînât au fond. Un grand nombre de crimes avaient eu lieu près d'Acraephia et de Coronée. [7] Quinctius exigea d'abord qu'on lui livrât les coupables, et que pour les cinq cents soldats qui avaient disparu, car il y en avait tout autant, les Béotiens payassent cinq cents talents. [8] On ne lui accorda aucune de ces deux réparations, et les villes se contentèrent de répondre pour leur justification que leurs magistrats n'avaient point pris part à ces excès. Il fit partir alors pour Athènes et pour l'Achaïe des ambassadeurs chargés de déclarer aux alliés qu'il allait entreprendre contre les Béotiens une guerre légitime et sainte, [9] envoya une partie de son armée contre Acraephia sous les ordres de P. Claudius, et investit Coronée avec le reste. Ces deux divisions ravagèrent la campagne avant de quitter Elatia pour suivre des directions différentes. [10] Les Béotiens, effrayés de ces désastres, devant lesquels tout tremblait et fuyait, demandèrent à traiter; leurs députés n'ayant pas été reçus au camp romain, les Achéens et les Athéniens vinrent intercéder pour eux. [11] Les prières des Achéens eurent plus de poids; ils avaient décidé que s'ils n'obtenaient pas la paix pour les Béotiens, ils se joindraient à eux pour faire1a guerre aux Romains. [12] Ils ménagèrent même aux Béotiens la faveur d'une audience et d'un entretien avec Quinctius. Le général leur intima l'ordre de livrer les coupables et de payer à titre d'amende trente talents; puis il leur accorda la paix et leva le siège.

30 [1] Peu de jours après arrivèrent les dix commissaires romains; après s'être concerté avec eux, Quinctius dicta à Philippe les conditions suivantes: « [2] Toutes les cités grecques d'Europe et d'Asie jouiraient de leur liberté et de leurs lois. Philippe retirerait ses garnisons de celles qui avaient été en sa puissance, [3] et notamment en Asie, d'Euromus, de Pedasa, de Bargyliae, d'Iasos, de, Myrina, d'Abydos, de Thasos et de Perinthos; car on voulait qu'elles fussent libres aussi. [4] Quant à la liberté de Cias, Quinctius écrivait au roi de Bithynie, Prusias, ce que le sénat et les dix commissaires avaient décidé. [5] Philippe rendrait aux Romains les prisonniers et les transfuges; il livrerait tous ses vaisseaux pontés et de plus un navire royal, dont on ne pouvait presque se servir à cause de ses dimensions, et qui ne marchait qu'à l'aide de seize rangs de rames. [6] Il n'aurait pas plus de cinq mille hommes sous les armes, et ne garderait pas un seul éléphant; il ne pourrait faire la guerre hors de la Macédoine sans l'autorisation du sénat. [7] Il paierait au peuple romain mille talents, dont une moitié comptant, et l'autre en sommes annuelles pendant dix ans. »  [8] Valérius Antias prétend que la contribution fut de quatre mille livres pesant d'argent pendant dix ans, et qu'on en exigea trente-quatre mille deux cent vingt comptant. Claudius parle de quatre mille deux cents livres pendant trente ans, et de vingt mille livres sur-le-champ. [9] Le même historien dit encore qu'une clause formelle défendait à Philippe d'attaquer le nouveau roi de Pergame, Eumène, fils d'Attale. [10] Des otages furent remis comme garants du traité; dans le nombre était Démétrius, fils de Philippe. Valérius Antias ajoute qu'Attale reçut en don, malgré son absence, l'île d'Égine et les éléphants; [11] les Rhodiens, Stratonicée de Carie et les autres villes que Philippe avait possédées; les Athéniens, les îles de Paros, Imbros, Délos et Scyros.

31 [1] Toutes les cités grecques approuvèrent ce traité; les Étoliens seuls murmurèrent secrètement contre la décision des dix commissaires: [2] « C'était, disaient-ils, une lettre morte décorée d'une vaine apparence de liberté. Pourquoi en effet les Romains s'adjugeaient-ils certaines villes sans les nommer, et en nommaient- ils d'autres, qu'ils faisaient mettre en liberté sans qu'on les leur livrât? [3] N'était-ce pas pour assurer l'indépendance des cités asiatiques, dont l'éloignement faisait toute la sûreté, mais en même temps pour éviter qu'on ne leur enlevât, s'ils les nommaient, les cités de la Grèce, telles que Corinthe, Chalcis, Oreus, Érétrie, Démétrias? »  [4] Ces accusations n'étaient pas tout à fait sans fondement; on ne savait rien de positif sur Corinthe, Chalcis et Démétrias. Le sénatus-consulte qui avait créé la commission partie de Rome déclarait bien libres toutes les autres cités de Grèce et d'Asie, [5] mais le sort de ces trois villes devait être fixé par les commissaires suivant les circonstances et les intérêts de la république; on s'en remettait à leur bonne foi. [6] Il y avait le roi Antiochus dont l'intention était de passer en Europe, aussitôt que ses affaires le lui permettraient; on n'en doutait pas, et on ne voulait pas laisser à sa disposition des places qui étaient si fort à sa convenance. [7] D'Elatia Quinctius se rendit avec les dix commissaires à Anticyre, puis à Corinthe: là on délibéra des journées entières, au conseil des dix délégués, sur la liberté de la Grèce. [8] Quinctius répétait souvent: « Qu'il fallait affranchir la Grèce tout entière, si on voulait rabattre l'insolence des Étoliens, rendre le nom romain aussi cher que respectable à toutes les nations, [9] et faire croire que c'était pour assurer la liberté de la Grèce, et non pour dépouiller Philippe de la suprématie au profit de Rome, qu'on avait passé la mer. »  [10] Les commissaires ne faisaient aucune objection contre l'affranchissement des cités grecques. Mais s'il était plus sûr pour elles, disaient-ils, de rester quelque temps sous la protection des Romains que d'avoir Antiochus pour maître au lieu de Philippe. »  [11] On finit par décider que Corinthe serait rendue aux Achéens, mais qu'une garnison romaine occuperait l'Acrocorinthe; que Chalcis et Démétrias seraient gardées par les Romains jusqu'à ce qu'on n'eût plus rien à craindre d'Antiochus.

32 [1] L'époque fixée pour les jeux Isthmiques approchait; cette solennité attirait ordinairement une grande foule, tant à cause de la passion naturelle des Grecs pour ces luttes où tous les genres de talent, de force et d'agilité, venaient se produire, [2] que grâce à la situation avantageuse de Corinthe, qui, baignée par deux mers différentes, pouvait être abordée de tous les points de la Grèce. [3] En cette occasion la curiosité générale était plus vivement excitée par l'attente du sort qu'on réservait à la Grèce et à chaque peuple en particulier; c'était là non seulement la préoccupation de tous les esprits, mais le sujet de tous les entretiens. Les uns pensaient à part eux, et même annonçaient dans leurs propos que les Romains feraient une chose, les autres une autre; chacun avait peine à se persuader qu'ils se retireraient de toute la Grèce. [4] Les Romains assistèrent au spectacle. Suivant l'usage, le héraut s'avança avec le musicien au milieu de l'arène, où il annonce ordinairement l'ouverture des jeux par un chant solennel; il fit imposer silence à l'assemblée par le son de la trompette, et s'écria: « [5] Le sénat romain et le général T. Quinctius, vainqueur du roi Philippe et des Macédoniens, rendent la jouissance de leur liberté, de leurs franchises et de leurs lois, aux Corinthiens, aux Phocidiens, aux Locriens, à l'île d'Eubée, aux Magnésiens, aux Thessaliens, aux Perrhaebiens et aux Achéens de la Phthiotide. »  [6] Cette énumération comprenait tous les peuples qui avaient été sous la domination de Philippe. Quand le héraut eut terminé, l'assemblée faillit succomber sous l'excès de sa joie. [7] On n'était pas sûr d'avoir bien entendu; on se regardait l'un l'autre avec un air d'étonnement, comme si l'on était dans les vaines illusions d'un songe; chacun osait à peine, pour ce qui le concernait, en croire ses propres oreilles et interrogeait ses voisins. [8] On rappela le héraut, qui avait proclamé la liberté de la Grèce, on voulait entendre une seconde fois, on voulait surtout le voir: il renouvela sa proclamation. [9] Alors la multitude, ne pouvant plus douter de son bonheur, fit éclater sa joie par des cris et des applaudissements tant de fois répétés, qu'il était aisé de comprendre que le plus cher de tous les biens pour elle était la liberté. [10] Les jeux furent ensuite célébrés à la hâte; les esprits et les yeux étaient ailleurs qu'au spectacle. Tant il est vrai qu'un seul sentiment préoccupait tous les coeurs et les rendait étrangers aux autres plaisirs.

33 [1] Le spectacle fini, chacun courut auprès du général romain; [2] l'empressement de cette foule qui se précipitait vers un seul homme, pour l'aborder, pour toucher sa main, pour lui jeter des couronnes et de fleurs et de rubans, pensa mettre sa vie en danger. [3] Heureusement il avait environ trente-trois ans; la vigueur de l'âge, jointe à l'ivresse d'une gloire si éclatante lui donna la force de résister à la foule. [4] L'enthousiasme ne se borna point aux démonstrations du moment; il se manifesta plusieurs jours de suite par les sentiments et les expressions de reconnaissance de tous les Grecs. [5] « Il y avait donc sur la terre, disaient-ils, une nation qui combattait à ses dépens, à ses risques et périls pour la liberté des autres; [6] qui, non contente de rendre ce service à des voisins plus ou moins éloignés, ou à des peuples situés sur le même continent qu'elle, [7] traversait les mers pour faire disparaître du monde entier toute domination tyrannique, et pour établir en tous lieux l'empire absolu du droit, de la justice, et des lois. [8] Un seul mot de la bouche d'un héraut avait rendu la liberté à toutes les villes de la Grèce et de l'Asie. Pour concevoir cette pensée, il fallait un grand coeur; pour la faire réussir, un courage et un bonheur plus grands encore » 

34 [1] Aussitôt après, Quinctius et les dix commissaires donnèrent audience aux envoyés des rois, des peuples et des républiques. [2] Ceux d'Antiochus furent reçus les premiers de tous. Ils tinrent à peu près le même langage qu'ils avaient tenu à Rome, et n'inspirèrent pas plus de confiance. [3] On leur signifia, non plus avec des détours, comme on l'avait fait auparavant, alors que la querelle avec Philippe n'était pas décidée, mais en termes clairs et positifs, qu'Antiochus avait à évacuer les villes d'Asie, qui avaient appartenu à Philippe ou à Ptolémée, et à respecter les cités libres et principalement toutes les cités grecques. [4] Avant tout on lui défendit de passer en Europe ou d'y envoyer des troupes. [5] Lorsqu'on eut congédié ces ambassadeurs, on réunit les députés des peuples et des républiques, et on arrangea d'autant plus promptement leurs affaires, qu'on se bornait à lire les décisions prises par les dix commissaires sur chaque état en particulier. [6] Les Orestins, peuple de la Macédoine, qui avaient été les premiers à abandonner le roi, furent rendus à l'indépendance. Les Magnètes, les Perrhaebiens et les Dolopes furent également déclarés libres. [7] Les Thessaliens obtinrent, outre leur liberté, le territoire des Achéens de Phthiotide, excepté Thèbes de Phthiotide et Pharsale. Les Étoliens réclamaient, aux termes du traité, la restitution de Pharsale et de Leucade; on renvoya cette affaire au sénat; [8] mais on leur adjugea, en vertu des décisions prises, la Phocide, la Locride et les territoires qui y avaient été réunis auparavant. [9] Corinthe, la Triphylie et la ville d'Heraea, située aussi dans le Péloponnèse furent rendues aux Achéens. [10] Les dix commissaires voulaient donner Oreus et Érétrée au roi Eumène, fils d'Attale; Quinctius ne partagea pas leur avis; et l'affaire fut soumise à l'arbitrage du sénat, qui accorda la liberté à ces deux villes ainsi qu'à celle de Carystus. [11] Pleuratus reçut la Lychnide et la Parthénie, contrées illyriennes, qui avaient obéi à Philippe. On maintint Amynander dans la possession des places fortes qu'il avait enlevées à Philippe pendant la guerre.

35 [1] L'assemblée ayant été congédiée, les dix commissaires se partagèrent le soin d'affranchir tous ces pays, et partirent chacun pour les villes de leur ressort: [2] P. Lentulus, pour Bargyliae, L. Stertinius, pour Héphestia, Thasos et les cités de la Thrace. P. Villius se rendit avec Q. Térentius à la cour d'Antiochus; Cn. Cornélius auprès de Philippe, qu'il trouva à Tempé en Thessalie. [3] Cornélius, après avoir réglé avec ce prince les affaires peu importantes, lui demanda s'il était disposé à écouter un conseil non seulement utile, mais salutaire. [4] Philippe répondit qu'il lui serait fort reconnaissant de tout ce que le commissaire romain pourrait lui dire dans son intérêt. [5] Cornélius le pressa vivement d'envoyer à Rome, puisqu'il avait obtenu la paix, une ambassade chargée de solliciter l'alliance et l'amitié du peuple romain; [6] qu'il éviterait ainsi, dans le cas où Antiochus ferait quelque mouvement, l'apparence d'avoir voulu temporiser et attendre une occasion favorable pour recommencer la guerre. [7] Philippe promit d'envoyer sur-le-champ une ambassade. [8] Cornélius se rendit alors aux Thermopyles, où se tient ordinairement, à une époque déterminée, l'assemblée générale nommée Pyleïque. [9] Il engagea avec force les Étoliens à rester fidèlement attachés au parti des Romains. [10] Dans leur réponse, quelques-uns des chefs de la nation se plaignirent que les dispositions des Romains à leur égard ne fussent plus, après la victoire, aussi bienveillantes qu'elles l'avaient été pendant la guerre. [11] D'autres firent entendre des reproches et des inculpations plus passionnées: « Non seulement, disaient-ils, les Romains n'auraient pas vaincu Philippe sans les Étoliens; mais ils n'auraient pas même pu passer en Grèce. »  [12] Cornélius, pour éviter une altercation, ne voulut pas répliquer: il se contenta de dire que les Étoliens obtiendraient toute satisfaction, s'ils envoyaient une ambassade à Rome. On suivit son conseil et on décréta cet envoi. Ainsi fut terminée la guerre de Macédoine.

36 [1] Pendant que la Grèce, la Macédoine et l'Asie étaient le théâtre de ces événements, une conspiration d'esclaves pensa mettre l'Étrurie en feu. [2] Le soin de rechercher et de punir les coupables fut confié au préteur M. Acilius, qui était chargé de juger les procès entre les Romains et les étrangers. Il partit avec une des deux légions urbaines, trouva les esclaves en armes, leur livra bataille, les vainquit, [3] en tua un grand nombre et leur fit beaucoup de prisonniers. Les chefs de la conspiration furent battus de verges et mis en croix; les autres furent rendus à leurs maîtres. [4] Les consuls se mirent en route pour leurs départements. Marcellus entra sur le territoire des Boïens; la fatigue d'une journée tout entière de marche ayant épuisé ses soldats, il s'occupait d'établir son camp sur une éminence, lorsque Corolamus, roi des Boïens, vint l'attaquer à la tête de forces nombreuses, et lui tua près de trois mille hommes. [5] Parmi les personnages de distinction qui perdirent la vie dans cette surprise, étaient les préfets des alliés T. Sempronius Gracchus et M. Iulius Silanus, ainsi que les tribuns militaires, M. Ogulnius et P. Claudius, de la seconde légion. [6] Cependant les Romains continuèrent les fortifications de leur camp et le défendirent vigoureusement, malgré les efforts de l'ennemi que son succès avait animé. [7] Le consul resta quelques jours enfermé dans ses lignes pour soigner ses blessés et donner à ses soldats le temps de se remettre de leur frayeur. [8] Les Boïens, qui ne savent point supporter les ennuis de l'attente, se dispersèrent dans leurs forts et leurs bourgades. [9] Marcellus, traversant alors le Pô, conduisit ses légions sur le territoire de Côme, où campaient les Insubres, qui avaient soulevé les habitants du pays. Fiers du succès récent des Boïens, ils l'attaquèrent au milieu même de sa marche, et leur premier choc fut si vigoureux que les premiers rangs furent ébranlés. [10] Marcellus, qui s'en aperçut, craignit que ce mouvement n'entraînât une déroute; il fit soutenir les siens par une cohorte de Marses, et lança contre les Insubres toute la cavalerie latine. [11] Deux charges de ces escadrons suffirent pour arrêter l'élan furieux de l'ennemi. Le reste de l'armée romaine reprit courage, cessa d'abord de reculer, puis revint au combat avec vigueur. [12] Les Gaulois ne tinrent pas longtemps; ils tournèrent le dos et s'enfuirent en désordre. [13] Ils perdirent dans cette action, si l'on en croit Valérius Antias, plus de quarante mille hommes, cinq cent sept étendards militaires, quatre cent trente-deux chariots, et un grand nombre de colliers d'or, dont un surtout, remarquable par son poids, et qui fut, suivant l'historien Claudius, offert à Jupiter et placé dans son temple au Capitole. [14] Le camp des Gaulois fut pris le jour même et livré au pillage; la ville de Côme ne fut emportée que quelques jours après. Vingt-huit places fortes se rendirent ensuite au consul. [15] Un point sur lequel les historiens ne sont pas non plus d'accord, c'est de savoir si le consul marcha d'abord contre les Boïens ou contre les Insubres, et s'il répara sa défaite par la victoire de Côme; ou si l'éclat de ce succès fut terni par l'échec qu'il essuya chez les Boïens.

37 [1] Marcellus venait d'éprouver ces alternatives de revers et de succès, lorsque l'autre consul, L. Furius Purpurio, pénétra chez les Boïens par la tribu Sapinie. [2] Il approchait du fort Mutile; mais craignant d'être enveloppé à la fois par les Boïens et les Ligures, il retourna sur ses pas et fit un grand détour par la plaine, où il ne courait aucun danger, pour rejoindre son collègue. [3] Les deux armes réunies parcoururent d'abord et dévastèrent le territoire des Boïens jusqu'à Felsina: [4] cette ville, ainsi que les autres places fortes et presque tous les Boïens se soumirent, à l'exception de la jeunesse, qui avait pris les armes pour faire du butin et qui, en ce moment, était retirée dans des forêts impénétrables. Les consuls passèrent ensuite chez les Ligures. [5] Les Boïens crurent que l'armée romaine marcherait avec peu de précautions, les croyant éloignés, et qu'ils pourraient la surprendre; ils la suivirent par des défilés couverts. [6] N'ayant pu l'atteindre, ils traversèrent brusquement le Pô sur des barques, ravagèrent le territoire des Laevi et des Libui, puis se retirèrent; mais, arrivés aux frontières de la Ligurie avec toutes les dépouilles de la campagne, ils rencontrèrent les Romains. [7] On en vint aux mains avec plus de vivacité et plus d'acharnement que si l'on se fût préparé à un combat et qu'on eût choisi le temps et le lieu convenables. [8] Cette action montra jusqu'à quel point la colère peut aiguillonner la valeur. Les Romains étaient plus avides de sang que de victoire; ils combattirent avec tant de fureur qu'à peine resta-t-il un seul de leurs ennemis pour porter à ses concitoyens la nouvelle de ce désastre. [9] Quand on reçut à Rome les lettres des consuls qui faisaient part de ce succès, on décréta trois jours de supplications. Peu de temps après, Marcellus revint à Rome, et les sénateurs lui décernèrent unanimement le triomphe. [10] Il triompha, pendant sa magistrature, des Insubres et des habitants de Côme, laissant à son collègue l'espoir d'obtenir le triomphe sur les Boïens; car c'était Furius qui les avait vaincus; lui-même avait, à proprement parler, éprouvé un échec dans ce pays. [11] On vit à cette pompe une grande quantité de dépouilles ennemies traînées sur des chariots pris aux Gaulois, un grand nombre d'enseignes militaires, trois cent vingt mille livres pesant d'airain, et deux cent trente-quatre mille d'argent monnayé avec l'empreinte du char à deux chevaux. [12] Chaque fantassin reçut huit cents as de gratification; chaque cavalier et chaque centurion en eut trois fois autant.

38 [1] La même année, le roi Antiochus, qui avait passé l'hiver à Éphèse, voulut replacer sous sa dépendance toutes les cités libres de l'Asie. [2] Il pensait que les autres villes situées en plaine ou mal défendues par leurs murailles, leurs armes et leur jeunesse, accepteraient le joug sans aucune difficulté. [3] Smyrne et Lampsaque réclamaient leur liberté, et il était à craindre que, si l'on cédait à leurs prétentions, l'exemple de Smyrne ne devînt contagieux pour toutes les villes de l'Éolide et de l'Ionie, et celui de Lampsaque pour les places de l'Hellespont. [4] Antiochus envoya donc d'Éphèse une armée contre Smyrne, et commanda aux troupes qui occupaient Abydos de n'y laisser qu'une faible garnison, et d'aller former le siège de Lampsaque. [5] Il ne se contenta point d'employer la force pour effrayer les habitants, il eut recours aux voies de la douceur et de la persuasion, leur remontrant toute la témérité d'une résistance inutile, et cherchant à leur donner l'espoir que leurs désirs seraient remplis, [6] du moment où ils reconnaîtraient et où il deviendrait évident pour toutes les autres villes qu'ils tenaient leur liberté du roi, et qu'ils n'avaient pas profité d'une occasion favorable pour la conquérir. [7] Ils répondirent à cela qu'Antiochus ne devait être ni surpris ni indigné de ce qu'ils ne pouvaient se résigner à voir différer le moment de jouir de cette liberté. [8] Le roi s'embarqua donc en personne à Éphèse dès les premiers jours du printemps, et se dirigea vers l'Hellespont. Il fit passer son armée de terre d'Abydos en Chersonèse, [9] Il réunit ses forces de terre et de mer sous les murs de Madytus, et comme elle avait fermé ses portes, il en forma le siège. Il allait commencer les travaux, lorsque les habitants se rendirent. Leur soumission fut suivie de celle de Sestus et d'autres villes de la Chersonèse. [10] Il parut ensuite, avec toutes ses forces de terre et de mer, devant Lysimachia, qu'il trouva déserte et à peu près ruinée; [11] elle avait été prise, saccagée et brûlée par les Thraces quelques années auparavant. Il songea à relever une ville si célèbre, et dont la position était fort avantageuse. [12] Il se livra à ce soin avec la plus vive ardeur, reconstruisit les murs et les maisons, racheta ceux des habitants qui étaient en esclavage, fit chercher et réunir ceux qui avaient fui et s'étaient dispersés dans l'Hellespont et la Chersonèse, [13] attira de nouveaux colons dans la ville, en leur offrant de grands avantages, enfin prit toutes les mesures nécessaires pour la repeupler. [14] En même temps, voulant éloigner la crainte d'une invasion de la part des Thraces, il prit avec lui la moitié de son armée de terre et alla ravager les frontières de la Thrace, laissant l'autre moitié et tous les équipages de la flotte travailler à la reconstruction de Lysimachia.

39 [1] Vers le même temps, L. Cornélius, envoyé par le sénat pour mettre un terme aux différends qui existaient entre les rois Antiochus et Ptolémée, s'arrêta à Selymbria, [2] tandis que trois des dix commissaires se rendaient à Lysimachia, P. Lentulus venant de Bargyliai, P. Villius et L. Térentius de Thasos. Cornélius quitta Selymbria pour aller les rejoindre dans cette ville, et peu de jours après Antiochus y arriva aussi de la Thrace. [3] Le prince se transporta d'abord chez les commissaires, puis il les invita et leur fit un accueil bienveillant et hospitalier; mais lorsqu'on en vint à parler de la mission des envoyés romains et de la situation de l'Asie, les esprits s'aigrirent. [4] Les envoyés ne dissimulèrent pas que toutes ses démarches, depuis le moment où il avait quitté la Syrie avec sa flotte, déplaisaient au sénat, et ils exigèrent, comme une chose légitime, qu'il restituât à Ptolémée toutes les villes qui avaient appartenu à ce prince. [5] « Car, ajoutaient-ils, pour celles qui avaient fait partie des possessions de Philippe, et dont Antiochus s'était rendu maître en prenant occasion de la guerre entre le prince et les Romains, [6] le sénat ne pouvait souffrir que ses armées eussent affronté pendant de si longues années tant de périls et de fatigues sur terre et sur mer, pour qu'Antiochus recueillît tous les fruits de la guerre. [7] Mais encore qu'on eût pu fermer les yeux sur son arrivée en Asie, comme sur une démarche indifférente, son passage en Europe avec toutes ses forces de terre et de mer, n'était-il pas une déclaration de guerre? Apparemment, il le nierait, entrât-il même en Italie. Quant aux Romains, ils n'attendront pas qu'il le puisse faire.

40 [1] Le roi répondit « qu'il s'étonnait que les Romains s'inquiétassent si fort de ce que devait faire Antiochus, et qu'ils songeassent eux-mêmes si peu à fixer un terme à leurs progrès sur terre et sur mer. [2] L'Asie, dit-il, n'avait aucun rapport avec les Romains, et ils n'étaient pas plus en droit de s'enquérir de la conduite d'Antiochus en Asie, qu'Antiochus ne devait s'occuper de la conduite des Romains en Italie. [3] Quant à Ptolémée, loin de lui enlever des villes, comme on venait s'en plaindre, Antiochus lui était uni par des liens d'amitié, et s'occupait même de les resserrer par une alliance de famille. [4] Il n'avait pas non plus profité des revers de Philippe pour le dépouiller; et ce n'était pas pour combattre les Romains qu'il était passé en Europe. Il voulait s'assurer la Chersonèse qu'il regardait comme faisant partie de ses domaines, puisqu'elle avait appartenu à Lysimaque, et qu'après la défaite de ce prince, tous ses états avaient été dévolus à Séleucus par le droit de la guerre. [5] Pendant que ses ancêtres avaient été occupés d'autres soins, Ptolémée d'abord et ensuite Philippe avaient conquis quelques places de ce pays et s'étaient ainsi approprié le bien d'autrui: [6] Philippe, par exemple, avait pris dans la Thrace, voisine de son royaume, certaines places qui avaient indubitablement appartenu à Lysimaque. C'est pour rétablir l'ancien état de choses qu'il était venu; il voulait relever Lysimachia, détruite par une invasion des Thraces, pour la donner à son fils Séleucus comme siège de sa puissance. » 

41 [1] Ces contestations duraient depuis plusieurs jours, lorsqu'un bruit vague de la mort de Ptolémée empêcha les conférences d'avoir aucun résultat. [2] De part et d'autre on feignit de ne pas connaître cette nouvelle. L. Cornélius, chargé d'une mission auprès des deux rois, Antiochus et Ptolémée, demanda un délai de quelques jours pour avoir le temps de se rendre à la cour de Ptolémée; [3] il voulait en réalité arriver en Égypte, avant que l'avènement d'un nouveau roi n'eût amené quelque changement. Antiochus de son côté se flattait de réduire l'Égypte en sa puissance, s'il profitait de l'occasion. [4] Il prit donc congé des Romains, laissa son fils Séleucus à la tête de son armée de terre, pour rebâtir Lysimachia, comme il l'avait résolu, et [5] fit voile avec toute sa flotte vers Éphèse. Des ambassadeurs allèrent de sa part donner à Quinctius de fausses assurances qu'il ne changerait rien, pendant que lui-même longeait la celte de l'Asie et arrivait en Lycie. Ayant appris à Patara que Ptolémée vivait encore, il renonça à son projet de passer en Égypte; [6] néanmoins il se dirigea vers l'île de Chypre. Il venait de doubler le cap Chélidonien, lorsqu'une révolte de ses équipages le força de s'arrêter quelque temps en Pamphylie à l'embouchure de l'Eurymédon. [7] Il remit bientôt à la voile; mais, à la hauteur des rochers du fleuve Sarus, il fut assailli par une violente tempête, qui faillit le faire périr avec toute sa flotte. Plusieurs de ses vaisseaux furent égarés; d'autres coulèrent à fond sans qu'il en pût échapper un seul homme. [8] Antiochos perdit dans ce désastre un grand nombre de rameurs et de simples soldats, et même quelques-uns des principaux de sa cour. [9] Lorsqu'il eut rassemblé les débris du naufrage, ne se trouvant plus en état de faire une tentative sur l'île de Chypre, il retourna à Séleucie avec une suite moins brillante que celle qu'il avait emmenée à son départ. Il y fit mettre sa flotte à sec, car la mauvaise saison approchait; et il alla prendre ses quartiers d'hiver à Antioche. Telle était la situation des deux rois.

42 [1] Rome vit, cette année, pour la première fois établir des triumvirs épulons: ce furent le tribun C. Licinius Lucullus, auteur de la loi qui créait cette magistrature nouvelle, P. Manlius et P. Porcius Laeca. La loi leur donna, comme aux pontifes, le droit de porter la robe prétexte. [2] Un grand débat eut lieu cette même année entre le collège tout entier des prêtres, et les questeurs de la ville, Q. Fabius Labéo et L. Aurélius. [3] On avait besoin d'argent, la résolution ayant été prise de rembourser aux citoyens le dernier terme des avances qu'ils avaient faites pour la guerre. [4] Les questeurs demandaient aux augures et aux pontifes leur contribution qu'ils n'avaient pas fournie pendant la guerre. Les prêtres en appelèrent vainement aux tribuns; on exigea d'eux toutes les sommes annuelles qu'ils n'avaient pas payées. [5] La même année deux pontifes moururent; ils furent remplacés, l'un, Sempronius Tuditanus, qui était mort préteur en Espagne, par le consul M. Marcellus; l'autre, M. Cornélius Cethegus, par L. Valérius Flaccus. [6] L'augure Q. Fabius Maximus mourut aussi fort jeune et avant d'avoir exercé aucune magistrature; on ne lui donna point de successeur cette année. [7] Le consul M. Marcellus tint ensuite les comices consulaires: on nomma consuls, L. Valérius Flaccus et M. Porcius Cato. Puis on choisit pour préteurs C. Fabricius Luscinus, C. Atinius Labéo, Cn. Manlius Vulso, Ap. Claudius Néron, P. Manlius, P. Porcius Laeca. [8] Les édiles curules, M. Fulvius Nobilior et Flaminius, distribuèrent au peuple un million de boisseaux de blé au prix de deux as. Ces provisions avaient été envoyées à Rome par les Siciliens comme témoignage de leur estime pour C. Flaminius et pour son père. Flaminius fit partager à »n collègue l'honneur de la distribution. [9] Les jeux romains furent célébrés avec un magnifique appareil, et renouvelés trois fois en entier. [10] Les édiles plébéiens Cn. Domitius Ahenobarbus et C. Scribonius Curio citèrent devant le peuple plusieurs fermiers des pâturages. Trois de ces accusés furent condamnés, et les amendes qu'ils payèrent servirent à la construction dans l'île d'un temple du dieu Faune. [11] Les jeux plébéiens furent représentés pendant deux jours; il y eut un repas public à cette occasion.

43 [1] L. Valérius Flaccus et M. Porcius proposèrent,, le jour même de leur entrée en charge, la répartition des provinces an sénat. Les Pères conscrits décrétèrent que [2] « comme la guerre devenait assez grave en Espagne, pour nécessiter la présence d'un consul et d'une armée consulaire, ils assignaient aux consuls pour départements l'Espagne citérieure et l'Italie, en les priant de se les partager à l'amiable ou par la voie du sort. [3] Celui des deux qui obtiendrait l'Espagne emmènerait avec lui deux légions, cinq mille alliés du nom latin et cinq cents cavaliers, et aurait une flotte de vingt vaisseaux longs. [4] L'autre consul devait enrôler deux légions: on jugeait ces forces suffisantes pour contenir la Gaule, depuis que les succès de l'année précédente avaient abattu le courage des Insubres et des Boïens. [5] Caton eut l'Espagne, Valérius l'Italie. Les préteurs tirèrent ensuite leurs départements au sort. C. Fabricius Luscinus obtint la juridiction de la ville; C. Atinius Labéo, celle des étrangers; Cn. Manlius Vulso, la Sicile; Ap. Claudius Néron, l'Espagne ultérieure; P. Porcius Laeca, la ville de Pise, pour menacer les Ligures par derrière; P. Manlius fut chargé d'aller dans l'Espagne citérieure seconder les opérations du consul. [6] Comme on se défiait d'Antiochus et des Étoliens, et même du tyran Nabis, T. Quinctius fut prorogé pour un an dans son commandement, et on lui accorda deux légions. Les consuls eurent ordre de faire des levées et d'envoyer en Macédoine tous les renforts nécessaires pour compléter ces légions. [7] App. Claudius reçut la légion de Q. Fabius et fut en outre autorisé à lever deux mille hommes d'infanterie et deux cents chevaux. [8] On accorda à Manlius, pour l'Espagne citérieure, le même nombre de fantassins et de cavaliers nouveaux; on y ajouta la légion qui avait été sous les ordres du préteur Minucius. [9] P. Porcius Laeca, dirigé vers l'Etrurie, aux environs de Pise, devait prendre deux mille hommes d'infanterie et cinq cents chevaux dans l'armée de la Gaule. Sempronius Longus fut maintenu dans le commandement de la Sardaigne.

44 [1] Les provinces ainsi réparties, les consuls, avant de quitter Rome, célébrèrent, d'après l'ordre des pontifes, le printemps sacré, [2] que le préteur A. Cornélius Mammula avait voué au nom du sénat et du peuple, sous le consulat de Cn. Servilius et de C. Flaminius. Il y avait vingt et un ans que ce voeu avait été fait. [3] Ce fut aussi à cette époque que C. Claudius Pulcher, fils d'Appius, fut nommé et sacré augure à la place de Q. Fabius Maximus, qui était mort l'année précédente. [4] On commençait à s'étonner de ce que l'insurrection de l'Espagne semblait oubliée, lorsqu'on reçut une lettre de Q. Minucius. Il annonçait qu'il avait livré bataille près de Turda aux généraux espagnols Budar et Baesaso; qu'il les avait vaincus et leur avait tué douze mille hommes; que Budar était prisonnier, et que le reste des ennemis était en déroute. [5] La lecture de cette dépêche diminua les craintes qu'on avait conçues sur l'Espagne; on s'était attendu de ce côté à une guerre sérieuse. Toute l'attention se reporta sur Antiochus, surtout après le retour des dix commissaires. [6] Ceux-ci exposèrent d'abord ce qu'on avait fait avec Philippe et à quelles conditions on lui avait accordé la paix; ils déclarèrent ensuite qu'on était menacé d'avoir avec Antiochus une guerre non moins dangereuse. [7] « Ce prince, dirent- ils, venait de passer en Europe à la tête d'une flotte nombreuse et d'une redoutable armée de terre. S'il ne s'était détourné, sur la foi d'un vain bruit, dans le fol espoir de conquérir l'Égypte, la Grèce serait déjà toute en feu. Car il ne fallait pas compter que les Étoliens resteraient en repos avec le caractère remuant et le ressentiment qui les animait contre Rome. [8] La Grèce nourrissait aussi dans son propre sein un autre fléau destructeur: c'était Nabis, aujourd'hui tyran de Lacédémone, mais qui le deviendrait bientôt de toute la Grèce, si on le laissait faire, et qui égalait en avarice et eu cruauté tous les tyrans fameux dans l'histoire. [9] Si on lui permettait de garder Argos, cette espèce de citadelle d'où il dominait le Péloponnèse, et si l'on rappelait en Italie les armées romaines, c'est en vain qu'on aurait délivré la Grèce de Philippe, puisqu'au lieu d'un roi qu'elle avait l'avantage de savoir éloigné, elle tomberait sous le despotisme d'un tyran établi dans son voisinage.

45 [1] En entendant ce rapport de la bouche de personnages déjà fort graves et qui ne racontaient d'ailleurs que ce qu'ils avaient examiné par eux-mêmes, [2] les sénateurs, sans s'occuper pour le moment d'Antiochus, qu'un motif quelconque avait rappelé en Syrie, furent d'avis de délibérer incontinent sur Nabis. [3] Après avoir discuté longtemps pour savoir si l'on se croyait assez fondé à lui déclarer la guerre sur-le-champ, ou si on laisserait à Quinctius toute liberté pour le faire, on s'en remit à la prudence de ce général du soin de prendre, à l'égard du tyran de Lacédémone, le parti qu'il jugerait le plus utile aux intérêts de la république. [4] On pensa qu'il importait peu au peuple romain que cette déclaration de guerre fût avancée ou différée. [5] Il était plus urgent de s'inquiéter de la conduite que tiendraient Hannibal et les Carthaginois, si l'on avait la guerre avec Antiochus. [6] Les membres de la faction contraire aux Bartas écrivaient de temps en temps, et chacun en particulier, aux principaux Romains, leurs amis, « qu'Annibal avait envoyé des courriers et des messages au roi Antiochus, et que ce prince lui avait à son tour député des émissaires secrets. [7] Semblable à ces bêtes fauves qu'on ne peut jamais apprivoiser, cet ennemi des Romains était implacable dans sa haine. Il reprochait à ses concitoyens de languir dans le repos, l'oisiveté et l'inaction; il disait que le bruit seul des armes pouvait les tirer de leur léthargie. »  [8] Le souvenir de la guerre précédente, que seul il avait soutenue, et dont il avait été le principal moteur, donnait à ces rapports beaucoup de vraisemblance. Hannibal avait en outre indisposé par un acte récent la plupart des grands de Carthage.

46 [1] L'ordre des juges dominait alors à Carthage; ils devaient surtout cette puissance à ce que leur magistrature était à vie. [2] Fortune, réputation, existence même des citoyens, tout était à leur merci; avoir pour ennemi un seul juge, c'était s'exposer à l'inimitié de l'ordre tout entier; et il ne manquait pas d'accusateurs prêts à dénoncer aux juges ceux qui les avaient offensés. [3] C'était le despotisme de la royauté; car, dans l'usage qu'ils faisaient de leur pouvoir exorbitant, ils oubliaient qu'ils étaient magistrats d'une république. Dans cet état de choses, Hannibal, nommé préteur; manda un questeur auprès de lui. [4] Celui- ci ne tint aucun compte de l'ordre qu'il recevait. Il appartenait à la faction contraire, et comme on passait de la questure dans l'ordre tout-puissant des juges, il s'essayait déjà aux sentiments d'orgueil de sa dignité future. [5] Hannibal, irrité, envoya un de ses viateurs arrêter le questeur, et le traîna devant l'assemblée du peuple; là, il s'éleva fortement et contre le rebelle et contre l'ordre entier des juges, dont l'orgueil et l'influence ôtaient toute force aux lois et aux magistrats. [6] Voyant que ses paroles étaient accueillies avec faveur, et que le menu peuple même regardait l'orgueil des juges comme menaçant pour sa liberté, il proposa [7] et fit adopter sur-le-champ une loi qui rendait la judicature annuelle, et défendait de nommer le même citoyen juge deux années de suite. Mais autant cette mesure lui avait gagné la faveur du peuple, autant elle indisposa contre lui la plupart des grands. [8] Une autre réforme, qu'il entreprit dans l'intérêt public, le mit en butte à des haines personnelles. Les revenus de l'état étaient ou gaspillés par une mauvaise administration, ou dilapidés par un certain nombre de grands et de magistrats qui se les partageaient, [9] si bien que l'on n'avait point d'argent pour payer le tribut annuel qu'on devait aux Romains, et que les citoyens paraissaient menacés d'une contribution onéreuse.

47 [1] Hannibal, ayant pris connaissance de ce que rapportaient les impôts de la terre et de la mer, de la destination des fonds, de ce qu'on en prélevait pour les besoins ordinaires de l'état, de ce qui en était détourné par les concussions, [2] déclara en pleine assemblée qu'en exigeant toutes les sommes restées sans emploi, on éviterait de lever un impôt sur les particuliers, et que la république serait assez riche pour acquitter le tribut qu'elle devait aux Romains. Il tint promesse en effet. [3] Mais alors tous ces gens qui s'étaient engraissés pendant plusieurs années par leurs dilapidations s'abandonnèrent à toute la fureur de leur ressentiment: il semblait qu'on les eût dépouillés de leurs biens, et non qu'on eût arraché de leurs mains le fruit de leurs vols. Ils excitèrent contre Hannibal les Romains, qui ne cherchaient eux-mêmes qu'un prétexte pour assouvir leur haine. [4] Scipion l'Africain lutta longtemps contre cette influence; il trouvait indigne du peuple romain de servir les passions des ennemis et des accusateurs d'Hannibal, de mêler la majesté publique aux intrigues des partis carthaginois, [5] de ne pas savoir se contenter d'avoir vaincu Hannibal par la force des armes, et de descendre au rôle d'accusateurs, en allant comme devant un tribunal prêter serment contre lui et le dénoncer. [6] Mais la haine finit par l'emporter; des ambassadeurs furent envoyés à Carthage pour se plaindre au sénat de cette ville qu'Hannibal concertât un plan de guerre avec le roi Antiochus. [7] Ces députés, au nombre de trois, étaient C. Servilius, M. Claudius Marcellus et Q. Terentius Culleo. Arrivés à Carthage, ils furent questionnés sur l'objet de leur mission, et, sur le conseil des ennemis d'Hannibal, ils firent répondre [8] qu'ils étaient chargés de régler les différends survenus entre les Carthaginois et Masinissa, roi des Numides. [9] On le crut généralement. Hannibal seul comprit que c'était à lui qu'en voulaient les Romains, et que, si on avait accordé la paix aux Carthaginois, c'était pour le poursuivre, lui seul, d'une guerre à outrance. [10] Il résolut donc de ne point lutter contre les événements et la fortune. Aussi bien, depuis longtemps déjà, il avait pris toutes ses mesures pour fuir. Il se montra ce jour-là au forum afin d'écarter tout soupçon; et dès le soir, sans quitter son costume de ville, il se dirigea vers une porte avec deux de ses gens qui ne savaient rien de son projet, et sortit de Carthage.

48 [1] Des chevaux l'attendaient à un endroit qu'il avait désigné. Pendant la nuit il traversa rapidement le Byzacium - c'est le nom d'une région de ce pays-, et le lendemain matin il était arrivé à un château qui lui appartenait, entre Acylla et Thapsus; [2] il y trouva un vaisseau tout équipé sur lequel il s'embarqua. C'est ainsi qu'il quitta l'Afrique, déplorant le sort de sa patrie plus encore que le sien. [3] Le même jour il passa dans l'île de Cercina; dans le port étaient réunis plusieurs navires marchands avec leurs cargaisons. Lorsqu'il prit terre, on accourut en foule au-devant de lui pour le saluer; on le pressa de questions: il fit répondre qu'il était envoyé en ambassade à Tyr. [4] Mais, craignant qu'un de ces navires ne levât l'ancre pendant la nuit, et n'allât porter à Thapsus ou à Acylla la nouvelle de son débarquement à Cercina, il fit préparer un sacrifice, y invita les commandants des navires et les marchands de leur équipage, et leur emprunta les voiles et les antennes, [5] afin de dresser sur le rivage un pavillon pour les convives; car on était alors au milieu de l'été. [6] Le repas fut préparé et servi avec tout le luxe que permettaient les circonstances et le moment; on y but beaucoup, et la fête se prolongea bien avant dans la nuit. [7] Dès qu'Hannibal trouva l'occasion d'échapper à ceux qui étaient dans le port, il mit à la voile. [8] Ses convives, plongés dans le sommeil, ne s'éveillèrent que le lendemain, et fort tard, encore tout appesantis par les vapeurs du vin. Il leur fallut quelques heures pour préparer les rames et remettre en place les agrès. [9] Cependant à Carthage, la foule, accoutumée à se réunir devant la maison d'Hannibal, se présentait au vestibule de sa maison. [10] Lorsqu'elle apprit qu'il avait disparu, elle courut au forum cherchant son premier magistrat. [11] Les uns prétendaient qu'il s'était exilé volontairement, ce qui était vrai; les autres, et c'était le plus grand nombre, accusaient les Romains de l'avoir fait assassiner. Les visages exprimaient des sentiments divers, suivant là diversité des factions qui partageaient la ville. On apprit enfin qu'Hannibal avait été vu à Cercina.

49 [1] Les ambassadeurs romains exposèrent au sénat de Carthage « que les Pères conscrits savaient que, si naguère le roi Philippe avait fait la guerre au peuple romain, il y avait été poussé surtout par Hannibal; [2] que ce même Hannibal venait d'envoyer un message et des courriers au roi Antiochus; qu'il ne se tiendrait en repos qu'après avoir allumé la guerre dans l'univers entier; [3] que les Carthaginois ne devaient pas laisser ces menées impunies, s'ils avaient à coeur de prouver au peuple romain que leur gouvernement y était complètement étranger et d'intention et de fait »  [4] Les Carthaginois répondirent qu'ils feraient tout ce qu'exigeraient les Romains. [5] Pendant ce temps, Hannibal arrivait à Tyr après une heureuse traversée. Il fut reçu dans cette ville, qui avait fondé Carthage, comme dans une seconde patrie, avec tous les honneurs que méritait un homme tel que lui. Après un séjour de quelques jours seulement, il fit voile vers Antioche. [6] Là, il apprit que le roi était déjà parti et que son fils célébrait des jeux solennels au bourg de Daphné; il alla l'y trouver, en reçut un accueil flatteur, et se mit aussitôt en mer. [7] Ce fut à Éphèse qu'il rejoignit Antiochus, qui flottait encore dans l'irrésolution et hésitait à déclarer la guerre aux Romains. L'arrivée d''Hannibal mit un grand poids dans la balance et le décida. [8] À la même époque aussi les Étoliens se détachèrent de l'alliance romaine; leurs ambassadeurs étaient allés à Rome réclamer, aux termes du premier traité, Pharsale, Leucade et quelques autres villes; le sénat les avait renvoyés à Quinctius.

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