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TITE-LIVE

Ab Urbe Condita,

Livre XXXIV



Collection des Auteurs latins sous la direction de M. Nisard, Oeuvres de Tite-Live, t. II, Paris, Firmin Didot, 1864

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Du texte à l'hypertexte 
Pour le texte latin seul

livre XXXIII         LIVRE XXXV

 

 


 

LIVRE XXXIV. 

I [1] Au milieu des préoccupations que causaient tant de guerres importantes, à peine terminées ou sur le point d'éclater, survint une affaire, qui, malgré sa futilité, divisa les esprits et souleva de grands débats. [2] Les tribuns M. Fundanius et L. Valérius proposèrent au peuple l'abrogation de la loi Oppia. [3] Cette loi, portée par le tribun C. Oppius, sous le consulat de Q. Fabius et de Ti. Sempronius, au fort de la guerre punique, défendait « aux femmes d'avoir plus d'une demi-once d'or, de porter des vêtements de diverses couleurs, et de faire usage de voitures à Rome, ou dans d'autres villes, ou à un mille de leur enceinte, sauf le cas de sacrifices publics.» [4] Les tribuns Marcus et Publius Junius Brutus voulaient la maintenir, et ils avaient déclaré qu'ils ne la laisseraient pas abroger. Plusieurs citoyens des plus nobles familles se portaient défenseurs ou adversaires de la loi. Le Capitole était rempli d'une foule d'hommes partagés aussi en deux camps. [5] Les dames elles-mêmes, sans se laisser arrêter par aucune autorité ni par la pudeur, ni par les ordres de leurs maris, sortaient de leurs maisons; on les voyait assiéger toutes les rues de la ville, toutes les avenues du forum, et conjurer les hommes qui s'y rendaient de consentir à ce qu'on ne privât point les femmes de leurs parures, dans un moment où la république était si florissante et où la fortune des particuliers s'augmentait de jour en jour. [6] Ces rassemblements de femmes devenaient chaque jour plus considérables; il en arrivait des places et bourgs du voisinage. [7] Déjà même elles osaient s'adresser aux consuls, aux préteurs, aux autres magistrats, et les fatiguer de leurs sollicitations. Mais elles trouvèrent dans l'un des deux consuls, M. Porcius Caton, un adversaire inflexible, qui prononça le discours suivant en faveur de la loi qu'on proposait d'abroger. 
II [1] « Romains, si chacun de nous avait eu soin de conserver à l'égard de son épouse ses droits et sa dignité de mari, nous n'aurions pas affaire aujourd'hui à toutes les femmes. [2] Mais après avoir, par leur violence, triomphé de notre liberté dans l'intérieur de nos maisons, elles viennent jusque dans le forum l'écraser et la fouler aux pieds; et, pour n'avoir pas su leur résister à chacune en particulier, nous les voyons toutes réunies contre nous. [3] Je l'avoue, j'avais toujours regardé comme une fable inventée à plaisir cette conspiration formée par les femmes de certaine île contre les hommes dont elles exterminèrent toute la race. [4] Mais il n'est pas une classe de personnes qui ne vous fasse courir les plus grands dangers, lorsqu'on tolère ses réunions, ses complots et ses cabales secrètes. En vérité, je ne saurais décider ce qui est le plus dangereux de la chose en elle-même ou de l'exemple que donnent les femmes. [5] De ces deux points, l'un nous regarde nous autres consuls et magistrats; l'autre, Romains, est plus spécialement de votre ressort. C'est à vous en effet à déclarer par le suffrage que vous porterez si la proposition qui vous est soumise est avantageuse on non à la république. [6] Quant à ce rassemblement tumultueux de femmes, qu'il ait été spontané ou que vous l'ayez excité, M. Fundanius et L. Valérius, il est certain qu'on doit en rejeter la faute sur les magistrats; mais je ne sais si c'est à vous, tribuns, ou à vous autres, consuls, que la honte en appartient. [7] Elle est pour vous, si vous en êtes venus à prendre les femmes pour instruments de vos séditions tribunitiennes; pour nous, si la retraite des femmes nous fait, comme autrefois celle du peuple, adopter la loi. [8] Je l'avoue, ce n'est pas sans rougir que j'ai traversé tout à l'heure une légion de femmes pour arriver au forum; et si, par égard et par respect pour chacune d'elles en particulier plutôt que pour toutes en général, je n'eusse voulu leur épargner la honte d'être apostrophées par un consul, je leur aurais dit: [9] Quelle est cette manière de vous montrer ainsi en publie, d'assiéger les rues et de vous adresser à des hommes qui vous sont étrangers? Ne pourriez-vous, chacune dans vos maisons, faire cette demande à vos maris? [10] Comptez-vous plus sur l'effet de vos charmes en public qu'en particulier, sur des étrangers que sur vos époux? Et même, si vous vous renfermiez dans les bornes de la modestie qui convient à votre sexe, devriez-vous dans vos maisons vous occuper des lois qui sont adoptées on abrogées ici? [11] Nos aïeux voulaient qu'une femme ne se mêlât d'aucune affaire, même privée, sans une autorisation expresse; elle était sous la puissance du père, du frère ou du mari. Et nous, grands dieux!, nous leur permettons de prendre en main le gouvernement des affaires, de descendre au forum, de se mêler aux discussions et aux comices.[12] Car aujourd'hui, en parcourant les rues et les places, que font- elles autre chose que d'appuyer la proposition des tribuns et de faire abroger la loi? [13] Lâchez la bride aux caprices et aux passions de ce sexe indomptable, et flattez-vous ensuite de le voir; à défaut de vous-mêmes, mettre des bornes à son emportement. [14] Cette défense est la moindre de celles auxquelles les femmes souffrent impatiemment d'être astreintes par les mœurs ou par les lois. Ce qu'elles veulent, c'est la liberté la plus entière, ou plutôt la licence, s'il faut appeler les choses par leur nom. Qu'elles triomphent aujourd'hui, et leurs prétentions n'auront plus de terme! » 
III [1] « Rappelez-vous toutes les lois par lesquelles nos aïeux ont enchaîné leur audace et tenté de les soumettre à leurs maris: avec toutes ces entraves à peine pouvez-vous les contenir. [2] Que sera-ce si vous leur permettez d'attaquer ces lois l'une après l'autre, de vous arracher tout ce qu'elles veulent, en un mot, de s'égaler aux hommes? Pensez-vous que vous pourrez les supporter? Elles ne se seront pas plutôt élevées jusqu'à vous qu'elles voudront vous dominer. [3] Mais, dira-t-on, elles se bornent à demander qu'on ne porte pas contre elles de nouvelles lois: ce n'est, pas la justice, é'est l'injustice qu'elles repoussent. [4] Non, Romains, ce qu'elles veulent, c'est que vous abrogiez une loi adoptée par vous, consacrée par vos suffrages et sanctionnée par une heureuse expérience de plusieurs années, c'est-à-dire qu'en détruisant une seule loi vous ébranliez toutes les autres. [5] Il n'y a pas de loi qui ne froisse aucun intérêt; on ne consulte ordinairement pour les faire que l'utilité du plus grand nombre et le bien de l'état. Si chacun détruit et renverse celles qui le gênent personnellement, à quoi bon voter des lois en assemblée générale, pour les voir bientôt abroger au gré de ceux contre qui elles ont été faites? [6] Je voudrais savoir cependant pour quel motif les dames romaines parcourent ainsi la ville tout éperdues, pourquoi elles pénètrent presque au forum et dans l'assemblée? [7] Viennent-elles demander le rachat de leurs pères, de leurs maris, de leurs enfants ou de leurs frères faits prisonniers par Hannibal? Ces malheurs sont loin de nous, et puissent-ils ne jamais se renouveler! Pourtant, lorsqu'ils nous accablaient, vous avez refusé cette faveur à leurs pieuses instances. [8] Mais à défaut de cette piété filiale, de cette tendre sollicitude pour leurs proches, c'est sans doute un motif religieux qui les rassemble? Elles vont sans doute au-devant de la déesse Mère de l'Ida qui nous arrive de Pessinonte, en Phrygie? car enfin quel prétexte peut-on faire valoir pour excuser cette émeute de femmes? [9] On me répond: Nous voulons être brillantes d'or et de pourpre; et nous promener par la ville, les jours de fêtes et autres, dans des chars de triomphe, comme pour étaler la victoire que nous remportons sur la loi abrogée, sur vos suffrages surpris et arrachés; nous voulons qu'on ne mette plus de bornes à nos dépenses, à notre luxe. » 
IV [1] « Romains, vous m'avez souvent entendu déplorer les dépenses des femmes et des hommes, celles des simples citoyens comme celles des magistrats; [2] souvent j'ai répété que deux vices contraires, le luxe et l'avarice, minaient la république. Ce sont des fléaux qui ont causé la ruine de tous les grands empires. [3] Aussi, plus notre situation devient heureuse et florissante, plus notre empire s'agrandit, et plus je les redoute. Déjà nous avons pénétré dans la Grèce et dans l'Asie, où nous avons trouvé tous les attraits du plaisir; déjà même nous tenons dans nos mains les trésors des rois. Ne dois-je pas craindre qu'au lieu d'être les maîtres de ces richesses, nous n'en devenions les esclaves? [4] C'est pour le malheur de Rome, vous pouvez m'en croire, qu'on a introduit dans ses murs les statues de Syracuse. Je n'entends que trop de gens vanter et admirer les chefs-d'œuvre de Corinthe et d'Athènes, et se moquer des dieux d'argile qu'on voit devant nos temples. [5] Pour moi, je préfère ces dieux qui nous ont protégés, et qui nous protégeront encore, je l'espère, si nous les laissons à leur place. [6] Du temps de nos pères, Cinéas, envoyé à Rome par Pyrrhus, essaya de séduire par des présents les hommes et même les femmes. Il n'y avait pas encore de loi Oppia pour réprimer le luxe des femmes; et pourtant aucune n'accepta. [7] Quelle fut, à votre avis, la cause de ces refus? La même qui avait engagé nos aïeux à ne point établir de loi à ce sujet. Il n'y avait pas de luxe à réprimer. [8] De même que les maladies sont nécessairement connues avant les remèdes qui peuvent les guérir, de même les passions naissent avant les lois destinées à les contenir. [9] Pourquoi la loi Licinia a-t-elle défendu de posséder plus de cinq cents arpents? Parce qu'on ne songeait qu'à étendre sans cesse ses propriétés. Pourquoi la loi Cincia a-t-elle prohibé les cadeaux et les présents? Parce que le sénat s'habituait à lever des impôts et des tributs sur les plébéiens.[10] Il ne faut donc pas s'étonner qu'on n'eût besoin ni de la loi Oppia, ni d'aucune autre pour limiter les dépenses des femmes, à une époque où elles refusaient et la pourpre et l'or qu'on venait leur offrir. [11] Aujourd'hui, que Cinéas parcoure la ville, il les trouvera toutes dans les rues et disposées à recevoir. [12] J'avoue qu'il y a des caprices que je ne puis expliquer et dont je cherche en vain la raison. Qu'une chose fût permise à l'une et défendue à l'autre, il y aurait peut-être là de quoi éprouver un sentiment naturel de honte ou de colère. Mais quand l'ajustement est le même pour toutes, quelle humiliation chacune de vous peut-elle redouter? [13] C'est une faiblesse condamnable que de rougir de son économie ou de sa pauvreté; mais la loi vous met également à l'abri de ce double écueil, en vous défendant d'avoir ce que vous n'aurez pas. [14] Eh bien! dira cette femme riche, c'est cette inégalité même que je ne puis souffrir. Pourquoi ne m'est-il pas permis de me vêtir d'or et de pourpre? Pourquoi la pauvreté des autres se cache- t-elle si bien à l'ombre de cette loi qu'on pourrait les croire en état d'avoir ce qu'elles n'ont pas, n'était la défense qui existe? [15] Romains, répondrais-je, voulez-vous établir entre vos femmes une rivalité de luxe, qui pousse les riches à se donner des parures que nulle autre ne pourra avoir, et les pauvres à dépenser au-delà de leurs ressources pour éviter une différence humiliante? [16] Croyez-moi, si elles se mettent à rougir de ce qui n'est pas honteux, elles ne rougiront plus de ce qui l'est réellement. Celle qui en aura le moyen, achètera des parures; celle qui ne le pourra pas, demandera de l'argent à son mari. [17] Malheur alors au mari qui cédera et à celui qui ne cédera pas! Ce qu'il aura refusé sera donné par un autre. [18] Ne les voit-on pas déjà s'adresser à des hommes qui leur sont étrangers, et, qui pis est, solliciter une loi, des suffrages, réussir même auprès de quelques-uns, sans s'inquiéter de vos intérêts ni de ceux de votre patrimoine et de vos enfants? Dès que la loi cessera de limiter leurs dépenses, vous n'y parviendrez jamais. [19] Romains, n'allez pas croire que les choses en resteront au point où elles étaient avant la proposition de la loi, Il est moins dangereux de ne pas accuser un coupable que de l'absoudre; de même le luxe serait plus supportable, si on ne l'avait jamais attaqué; mais à présent, il aura toute la fureur d'une bête féroce que les liens ont irritée et qu'on a ensuite déchaînée. [20] Mon avis est donc qu'il ne faut point abroger la loi Oppia. Fassent les dieux que votre décision, quelle qu'elle soit, tourne à votre avantage!» 
V [1] Après ce discours, les tribuns du peuple, qui avaient annoncé leur résolution d'intervenir, ajoutèrent quelques mots dans le même sens. L. Valérius prit alors la. parole en faveur de sa proposition: « S'il ne s'était présenté, dit-il, que de simples particuliers pour appuyer ou combattre la loi que nous proposons, j'aurais, moi aussi, gardé le silence, persuadé qu'on avait assez discuté de part et d'autre, et j'aurais attendu vos suffrages, [2] Mais à présent qu'un personnage aussi considérable que le consul M. Porcius vient d'attaquer notre projet non seulement par l'autorité de son nom, dont l'influence eût été assez grande même sans qu'il eût parlé, mais encore par un long discours étudié, il est nécessaire que nous lui opposions une courte réponse. [3] Après tout, il s'est plus attaché à censurer les dames qu'à combattre notre proposition, et même on ne saurait dire s'il attribue à un mouvement spontané de leur part, ou bien à nos conseils, la démarche qu'il blâme en elles. [4] Je défendrai donc le fond de la cause, sans chercher à nous justifier, car les imputations du consul sont plutôt des conjectures que des faits. [5] Il a parlé de cabales, d'émeutes, de retraite de femmes, parce que les dames se sont montrées en public pour vous prier d'abroger, aujourd'hui que la république est heureuse et florissante au sein de la paix, une loi portée contre elles pendant la guerre au milieu de circonstances difficiles. [6] Ce sont là de grands mots prodigués à dessein pour grossir les choses; on pourrait en trouver d'autres encore, je le sais; et nous savons tous aussi que Caton est un orateur sévère, quelquefois même un peu farouche, bien qu'il soit naturellement doux. [7] Car enfin qu'y a-t-il d'étrange à voir les dames romaines se réunir en masse dans les rues pour une affaire qui leur est personnelle? Ne les y a-t-on jamais vues jusqu'ici? J'en appelle contre vous, Caton, à vos 'Origines'. [8] Vous y apprendrez combien de fois la chose est arrivée, et. toujours pour le bien de l'état. Dès nos premiers temps, sous le règne de Romulus, lorsque les Sabins, maîtres du Capitole, étaient venus livrer bataille dans le Forum, ne sont-ce pas les dames qui, en se jetant au milieu de la mêlée, séparèrent les combattants? [9] Plus tard après l'expulsion des rois, quand les Volsques, sous la conduite de Coriolan, vinrent camper à cinq milles de Rome, ne sont-ce pas les dames qui détournèrent l'orage prêt à anéantir la ville? Quand Rome fut prise par les Gaulois, l'or qui servit à la racheter, ne fut-il pas, et de l'aveu de tous, fourni par les contributions volontaires des dames? [10] Sans aller chercher si loin des exemples, n'avons-nous pas vu dans la dernière guerre, lorsqu'on avait besoin d'argent, les veuves aider de leurs ressources le trésor épuisé? Enfin, quand on appela de nouveaux dieux au secours de la patrie en danger, ne sont-ce pas les dames qui allèrent en corps jusqu'au bord de la mer pour recevoir la déesse Mère de l'Ida? [11] Les cas sont différents, me répondra-t-on. Aussi n'ai-je pas l'intention de les assimiler; j'ai seulement voulu prouver que la démarche n'a rien de nouveau. [12] On ne s'est pas étonné de les voir intervenir dans des affaires qui intéressaient également tout le monde, hommes et femmes: doit-on s'étonner qu'elles agissent de même dans une circonstance qui ne regarde qu'elles? Et qu'ont-elles fait après tout? [13] Nous avons, en vérité, des oreilles bien délicates, si nous ne pouvons entendre qu'avec indignation les prières de femmes honnêtes, quand les maîtres ne dédaignent pas d'écouter les supplications de leurs esclaves. » 
VI [1] « J'arrive maintenant à l'affaire en question. Le consul l'a envisagée sous deux points de vue. Il s'est récrié d'abord en général sur la pensée d'abroger une loi quelconque, [2] puis en particulier sur la proposition d'abroger celle qui a pour but de réprimer le luxe des femmes. Dans la première partie, où il a parlé de lois en général, son langage a été digne d'un consul; dans la seconde, les attaques qu'il a dirigées contre le luxe conviennent à l'austérité de ses mœurs. [3] Aussi dois-je craindre que vous ne vous laissiez éblouir, si je ne vous prouve la fragilité de ses arguments sur ces deux points. [4] Je reconnais d'abord que les lois faites non pour un temps, mais pour toujours et dans un intérêt qui ne varie point, ne sauraient être abrogées, à moins que l'expérience n'ait condamné l'une d'elles, ou qu'un changement politique ne l'ait rendue inutile. [5] Mais aussi, je regarde comme destinées en quelque sorte à mourir toutes les lois de circonstance; elles doivent disparaître avec les circonstances mêmes qui les ont réclamées. [6] Les lois faites en temps de paix sont ordinairement abrogées par la guerre, et réciproquement; de même que sur un vaisseau telle manœuvre est bonne dans le calme, telle autre dans la tempête. [7] Les lois étant ainsi distinctes par leur nature, à quelle classe vous semble appartenir celle que nous vous demandons d'abroger? Est-ce une de ces vieilles lois de nos rois, nées pour ainsi dire avec la ville? [8] Fait-elle partie de notre seconde législation, de celle que les décemvirs, créés pour rédiger un code, ont renfermée dans les douze tables. Est-ce une loi que nos aïeux aient jugée nécessaire pour maintenir l'honneur des dames, et dont l'abrogation doive porter atteinte à la pudeur et à la chasteté de leur sexe? [9] Qui donc ignore que c'est une loi récente, portée il y a vingt ans sous le consulat de Q. Fabius et de Ti. Sempronius? Et si jusqu'alors nos dames ont eu pendant tant d'années une conduite irréprochable, devons-nous craindre, quand nous aurons abrogé la loi, de les voir se jeter dans tous les excès du luxe? [10] Sans doute que si elle avait été faite en vue de mettre un frein aux dérèglements des femmes, nous aurions à redouter de leur donner libre carrière en l'abrogeant; mais les circonstances mêmes où elle fut établie nous en expliquent les motifs. [11] Hannibal était au cœur de l'Italie: vainqueur à Cannes, et déjà maître de Tarente, d'Arpi et de Capoue, [12] il menaçait de marcher sur Rome avec son armée; nos alliés nous avaient trahis; nous n'avions ni recrues pour nos légions, ni soldats de marine pour la flotte, ni argent dans le trésor; on achetait, pour les armer, des esclaves, dont le prix ne devait être payé à leurs maîtres qu'à la fin de la guerre; [13] les publicains s'étaient engagés à fournir; à la même condition, le blé et les autres approvisionnements nécessaires; nous donnions, chacun suivant nos revenus, un certain nombre d'esclaves destinés à servir sur les galères, et nous les entretenions à nos frais; [14] nous déposions au trésor, à l'exemple des sénateurs, tout notre or et tout notre argent; les veuves et les orphelins y apportaient leur offrande; on avait fixé la somme que chacun pouvait avoir chez soi, tant en bijoux d'or et d'argent, qu'en monnaie d'argent et de cuivre; [15] dans de pareilles circonstances, les dames étaient- elles si exclusivement occupées de leur luxe et de leur parure qu'on ait senti le besoin d'y mettre des bornes par la loi Oppia? N'arriva-t-il pas que l'affliction dans laquelle elles étaient toutes plongées interrompit les mystères de Cérès, et que le sénat se vit obligé de limiter à trente jours la durée de leur deuil? [16] Qui ne voit que la misère publique et la pénurie du trésor, que la nécessité imposée à tous les particuliers de consacrer leur fortune au service de l'état, dictèrent cette loi qui ne devait durer qu'autant qu'en subsisterait le motif? [17] S'il faut observer à perpétuité les sénatus-consultes ou les plébiscites rendus à cette époque, pourquoi rembourser aux particuliers leurs avances? Pourquoi payer comptant les fournitures publiques? [18] Pourquoi ne plus acheter d'esclaves pour en faire des soldats? Pourquoi chacun de nous en particulier ne fournit-il plus de rameurs, comme alors? » 
VII [1] « Tous les ordres de l'état, tous les citoyens se ressentiront de l'heureux changement survenu dans nos affaires; nos femmes seules n'auront pas l'avantage de jouir de la paix et de la tranquillité publique! [2] Nous autres hommes, nous pourrons, comme magistrats et comme prêtres, porter la prétexte bordée de pourpre; nos enfants auront aussi leurs toges ornées de la bande de pourpre; nos magistrats des colonies et des municipes, ici même à Rome, nos derniers officiers, les inspecteurs des quartiers, auront le droit de porter la prétexte; [3] il leur sera permis et de s'en revêtir pendant la vie, et de se faire brûler avec cet ornement après leur mort; les femmes seules se verront interdire l'usage de la pourpre! Vous pourrez, parce que vous êtes homme, vous couvrir d'un manteau de pourpre, et vous ne permettrez pas à votre femme d'avoir un petit voile de cette étoffe! La housse de votre cheval sera plus riche que la robe de votre femme! [4] Encore dans le déchet de la pourpre qui s'use, je vois un prétexte, injuste il est vrai, mais néanmoins un prétexte d'économie. Mais pour l'or, qui. ne perd rien de sa valeur, si ce n'est la main d'œuvre, quelle avarice? C'est plutôt une ressource pour les besoins de l'état et. ceux des particuliers, comme vous en avez fait l'épreuve. [5] Il n'y aura pas, dit-on, de rivalité entre les dames, lorsque aucune d'elles ne portera de l'or. Oui, mais quels ne seront pas leur dépit et leur colère, quand elles verront les femmes des alliés latins se parer en toute liberté de ces ornements qu'on leur interdit, [6] étaler l'or et la pourpre de leurs habits, se promener sur des chars par toute la ville, tandis qu'elles-mêmes les suivront à pied, comme si le siège de la puissance romaine était dans quelque cité latine et non dans Rome? [7] Ce contraste serait blessant pour des hommes, combien ne doit-il pas l'être pour l'amour-propre des femmes, qui sont si sensibles aux moindres humiliations? [8] Magistratures, sacerdoces, triomphes, distinctions honorifiques, récompenses, dépouilles militaires, rien de tout cela n'est fait pour elles. [9] La parure, les ornements, l'élégance, voilà ce qui les distingue; voilà leurs jouissances et leur gloire; voilà leur monde, suivant l'expression de nos ancêtres. [10] Leur deuil se borne à quitter l'or et la pourpre, qu'elles reprennent à la fin de leur deuil. Dans les jours d'actions de grâces et de supplications, elles ne font que se parer d'ornements plus riches. [11] Mais, nous dit-on encore, si vous abrogez la loi Oppia, il ne sera pas en votre pouvoir d'interdire à vos femmes aucun des ornements qui leur sont défendus par cette loi; Vos filles, vos femmes, vos sœurs mêmes seront moins dans votre dépendance. [12] Non, l'esclavage des femmes ne cesse qu'avec la vie de leurs parents; et cette liberté que leur donne la perte d'un mari ou d'un père, elles demandent aux dieux de l'éloigner d'elles. [13] Elles aiment mieux dépendre de vous que de la loi pour leur parure; et vous devez, vous, les protéger, les tenir en votre puissance, mais n'en pas faire des esclaves; vous devez préférer le titre de père ou de mari à celui de maître. [14] Le consul s'est servi de paroles irritantes en prononçant les mots d'émeute de femmes et de retraite; n'avons-nous pas à craindre en effet qu'elles ne s'emparent du mont Sacré ou de l'Aventin, comme fit jadis le peuple mécontent? [14] Ah! songez que leur faiblesse est destinée à subir tout ce que vous aurez décidé. Plus vous avez de pouvoir, plus vous devez montrer de modération. » 
VIII [1] Après ces deux discours prononcés pour et contre la loi, on vit se répandre dans les rues un nombre de femmes beaucoup plus considérable que les jours précédents; [2] elles allèrent en masse assiéger la porte des tribuns, qui s'opposaient à la motion de leurs collègues, et elles ne s'éloignèrent qu'après avoir obtenu leur désistement. [3] On ne pouvait plus douter dès lors que la loi ne fût abrogée à l'unanimité. Elle le fut en effet vingt ans après sa promulgation. [4] Aussitôt après, le consul M. Porcius partit avec vingt-cinq galères, dont cinq avaient été fournies par les alliés; il fit voile pour le port de Luna, où il avait donné rendez-vous à son armée. [5] De là il envoya des ordres sur toute la côte, pour réunir des vaisseaux de toute espèce; puis il remit à la voile et fixa le port de Pyrénée comme point de ralliement; il comptait marcher contre les ennemis à la tête de toute sa flotte. [6] Les Romains longèrent les montagnes de la Ligurie et la côte du golfe des Gaules, et se trouvèrent au rendez-vous indiqué; ils s'avancèrent ensuite jusqu'à Rhoda, et ils en expulsèrent la garnison espagnole, qui occupait la citadelle. [7] De Rhoda, un bon vent les conduisit à Emporiae; là toutes les troupes, à l'exception des soldats de marine, descendirent à terre. 
IX [1] Emporiae se composait déjà alors de deux villes séparées par un mur: l'une était habitée par des Grecs originaires de Phocée, comme les Massaliotes, l'autre par des Espagnols; [2] mais la ville grecque, qui s'étendait vers la mer, était enfermée dans une enceinte circulaire de moins de quatre cents pas; la ville espagnole, plus éloignée du rivage, était entourée d'un mur de trois mille pas. [4] Emporiae reçut depuis une colonie romaine, que le divin César y établit après la défaite des fils de Pompée. Ces trois peuples sont aujourd'hui confondus en un seul; les Espagnols d'abord, puis les Grecs, sont devenus citoyens romains. [4] En songeant que leur ville était alors ouverte d'un côté aux incursions maritimes, de l'autre aux attaques des Espagnols, nation barbare et belliqueuse, on se demande avec étonnement comment ils pouvaient vivre en sûreté. La sauvegarde de leur faiblesse était cette surveillance régulière qu'entretient toujours la crainte d'un voisin plus fort. [5] La partie du mur qui donnait sur la campagne était bien fortifiée, et n'avait qu'une porte; l'un des magistrats gardait cette entrée, sans pouvoir quitter son poste un seul moment. [6] Pendant la nuit, un tiers des citoyens faisait le guet sur les remparts, et ce n'était pas pour la forme ni par respect pour la loi que les sentinelles se succédaient et que les rondes avaient lieu; on y mettait autant d'exactitude que si l'ennemi eût été aux portes. [7] Aucun Espagnol n'était reçu dans la ville; les habitants ne se hasardaient eux-mêmes hors des murs qu'avec précaution. Du côté de la mer, au contraire, les issues étaient entièrement libres. [8] Ceux de la ville grecque ne sortaient jamais qu'en grand nombre par la porte qui faisait face à la ville espagnole; c'était presque toujours ceux qui avaient fait le guet sur les remparts la nuit précédente. [9] Ce qui leur rendait ces sorties nécessaires, c'était le commerce qu'ils faisaient avec les Espagnols, inhabiles dans l'art de la navigation et charmés de pouvoir acheter les marchandises étrangères que leurs voisins importaient par mer, et livrer à l'exportation les produits de leurs terres. Cet intérêt réciproque ouvrait aux Grecs la ville espagnole. [10] Ils avaient aussi cherché de nouvelles garanties pour leur sûreté en se mettant sous la protection des Romains, et quoique moins puissants que les Massaliotes, ils ne se montraient pas moins fidèles qu'eux à cette alliance. Aussi reçurent-ils le consul et son armée avec beaucoup de zèle et de dévouement. [11] Caton, ne s'y arrêta que le temps nécessaire pour savoir où étaient les ennemis et quelles étaient leurs forces; et pour mettre à profit, même son inaction, il employa ce peu de jours à des manœuvres militaires. [12] C'était le moment de l'année où les blés étaient déjà serrés dans les granges. Caton défendit aux fournisseurs de s'occuper des approvisionnements, et les renvoya à Rome en disant: « La guerre entretiendra la guerre. » [13] Il partit ensuite d'Emporiae, mit à feu et à sang le territoire ennemi, et répandit partout l'épouvante et la consternation. 
X [1] À la même époque, M. Helvius quittait l'Espagne ultérieure avec un renfort de six mille hommes que lui avait donnés le préteur Ap. Claudius, lorsqu'il rencontra sous les murs d'Iliturgis un corps considérable de Celtibères. [2] Valérius l'évalue à vingt mille hommes; il dit que douze d'entre eux furent tués, que la place fut reprise et toute la jeunesse passée au fil de l'épée. [3] Helvius arriva ensuite au camp de Caton. Comme il trouva le pays à l'abri de toute surprise de la part des ennemis, il renvoya ses troupes dans l'Espagne ultérieure, partit pour Rome et obtint en récompense de ses succès les honneurs de l'ovation. [4] Il déposa au trésor quatorze mille sept cent trente-deux livres pesant d'argent en lingots, dix-sept mille vingt-trois de monnaies avec l'empreinte d'un char à deux chevaux, et cent vingt mille quatre cent trente-huit d'argent d'Osca. [5] Ce qui engagea le sénat à lui refuser le triomphe, c'est qu'il avait combattu sous les auspices et dans la province d'un autre général. Au reste il n'était revenu à Rome qu'au bout de deux ans; après avoir remis son département à Q. Minucius, son successeur, il y avait été retenu toute l'année suivante par une longue et grave maladie. [6] Deux mois s'écoulèrent donc à peine entre l'ovation d'Helvius et le triomphe de son successeur Q. Minucius. [7] Ce dernier déposa aussi au trésor trente-quatre mille huit cents livres d'argent en lingots, soixante- dix-huit mille de monnaies avec l'empreinte d'un char à deux chevaux, et deux cent soixante-dix-huit mille d'argent d'Osca.
XI En Espagne cependant le consul était campé non loin d'Emporiae. [2] Bilistage, roi des Ilergètes, lui envoya trois ambassadeurs, au nombre desquels était un de ses fils, pour lui faire savoir « qu'on assiégeait ses places fortes, et qu'il n'avait aucun espoir de résister, si les Romains ne lui accordaient un secours. [3] Trois mille hommes, disait-il, suffiraient, et s'il recevait ce renfort, les ennemis s'éloigneraient. » Le consul répondit « qu'il était touché de leurs périls et de leurs craintes, [4] mais qu'il n'avait pas assez de forces pour pouvoir, sans danger, en présence d'une armée nombreuse, avec laquelle il devait s'attendre chaque jour à livrer bataille, en détacher une partie et diminuer ainsi ses ressources. » [5] À cette réponse, les ambassadeurs tombèrent aux genoux du consul et le supplièrent, les larmes aux yeux, de ne pas les abandonner dans des circonstances aussi critiques. [6] « Repoussés par les Romains, ajoutèrent-ils, à qui pourraient-ils s'adresser? Ils n'avaient point d'autres alliés, point d'autres protecteurs en ce monde. [7] Ils auraient pu se soustraire à ce danger, s'ils avaient voulu trahir leur foi et faire cause commune avec les rebelles. Mais ils ne s'étaient laissé effrayer ni par les menaces, ni par les moyens de terreur, parce qu'ils comptaient trouver dans les Romains un appui et une protection assurée. [8] S'il n'en était pas ainsi et que le consul rejetât leurs prières, ils prenaient les dieux et les hommes à témoins que ce serait bien malgré eux qu'ils se verraient forcés de faire défection pour éviter le triste sort de Sagonte; ils aimaient mieux succomber avec le reste de l'Espagne que de périr seuls. » 
XII [1] Le consul les congédia ce jour-là sans réponse; mais, pendant la nuit suivante, deux pensées l'agitèrent. Il ne voulait ni abandonner ses alliés, [2] ni affaiblir son armée; il craignait d'être obligé de différer le combat, ou de s'exposer en le livrant. [3] Il prit le parti de ne point diminuer ses forces pour en imposer aux ennemis, et d'entretenir ses alliés dans une vaine illusion. [4] Souvent, pensait-il, les apparences réussissaient mieux que la réalité, surtout à la guerre; et tel qui comptait sur un appui avait autant de confiance que s'il était véritablement secouru, et trouvait dans ses espérances mêmes et dans sa hardiesse un moyen de salut. [5] Le lendemain, il répondit aux ambassadeurs « que, malgré la crainte qu'il avait de diminuer ses forces en leur prêtant son appui, il songerait plus aux dangers de leur position qu'à son propre, péril. » [6] Il fit ordonner au tiers des soldats de chaque cohorte de cuire promptement leur pain, pour le transporter à bord. Les vaisseaux devaient être préparés pour le troisième jour. [7] Deux des ambassadeurs furent chargés de donner avis de ces dispositions à Bilistage et aux Ilergètes; le fils du prince fut traité avec égard et comblé de présents par le consul, qui le garda près de lui. [8] Les envoyés ne partirent qu'après avoir vu les soldats embarqués; ils répandirent donc cette nouvelle comme positive, et leurs concitoyens, aussi bien que les ennemis, demeurèrent convaincus que le secours promis par les Romains allait arriver. 
XIII [1] Le consul, jugeant que ces démonstrations étaient suffisantes, fit revenir ses soldats à terre. [2] La saison d'entrer en campagne approchait; il porta ses quartiers d'hiver à trois milles d'Emporiae, et profitant des occasions favorables, il laissait son camp sous la garde d'un faible détachement et sortait pour aller ravager le territoire ennemi tantôt d'un côté, tantôt d'un autre. [3] C'était presque toujours la nuit qu'il faisait ses expéditions, afin de s'éloigner du camp le plus possible, et de trouver les ennemis sans défense. Il exerçait ainsi ses recrues et faisait un grand nombre de prisonniers. Aussi les Espagnols n'osaient plus sortir de leurs places fortes. [4] Lorsqu'il se crut assez sûr des dispositions de ses soldats et de celles de l'ennemi, il rassembla tous les tribuns, préfets, chevaliers et centurions. [5] « Voici, leur dit-il, l'occasion que vous avez souvent désirée de faire éclater votre courage. Jusqu'à présent vous avez plutôt fait une guerre de partisans que livré des combats réguliers: [6] vous allez maintenant en venir aux mains avec les ennemis en bataille rangée. Il ne s'agit plus de ravager des campagnes; vous pourrez piller les trésors des villes. [7] Nos pères, à une époque où l'Espagne appartenait aux Carthaginois, et était occupée par leurs généraux et leurs armées, tandis que nous n'y avions ni général ni soldats, ont fait néanmoins insérer dans un traité une clause qui fixait l'Èbre comme limites de leurs possessions. [8] Aujourd'hui que deux préteurs, un consul et trois armées romaines occupent cette province, et que pas un Carthaginois n'y a mis le pied depuis environ dix ans, nous avons perdu nos possessions en deçà de l'Èbre. [9] Il faut que vos armes et votre valeur en fassent de nouveau la conquête; il faut que ces nations, qui montrent toujours plus d'empressement pour la révolte que de fermeté dans la résistance, soient forcées de rentrer sous le joug qu'elles ont secoué. » [10] Après leur avoir adressé cette allocution, il déclara que la nuit même il les conduirait au camp ennemi, et les envoya prendre du repos et de la nourriture. 
XIV [1] Vers le milieu de la nuit, ayant pris les auspices, il se mit en marche afin de s'emparer, avant que l'ennemi s'en aperçût, de la position qu'il voulait occuper, fit tourner par ses troupes le camp des Espagnols, se mit en ordre de bataille dès le point du jour et envoya trois cohortes jusqu'au pied même des retranchements. [2] Les barbares, étonnés de voir les Romains sur leurs derrières, coururent aussi aux armes. [3] Cependant le consul, s'adressant aux siens: « Soldats, leur dit-il, vous n'avez plus d'espoir que dans votre valeur, et c'est moi-même qui ai pris soin de vous mettre dans cette position. [4] Les ennemis sont entre nous et notre camp; derrière nous est le territoire ennemi. Il ne nous reste qu'un parti très noble et en même temps très sûr, c'est de ne rien attendre que de notre courage. » Puis il fit rappeler les trois cohortes pour que cette fuite simulée attirât les barbares hors de leur camp. [5] Ses prévisions se réalisèrent. Les Espagnols, persuadés que les Romains avaient peur et reculaient, sortirent en foule et remplirent tout l'intervalle qui restait entre leurs retranchements et l'armée du consul. [6] Mais, pendant qu'ils cherchent à prendre leurs rangs, Caton profite de leur confusion et les attaque à la tête de ses troupes, qui s'étaient déjà formées en bon ordre. Ce fut la cavalerie des deux ailes qui commença la charge; mais la droite fut aussitôt repoussée; elle recula en désordre et jeta le trouble même dans les rangs de l'infanterie. [7] Le consul s'en aperçut, et par ses ordres deux cohortes d'élite tournèrent l'ennemi sur sa droite et le prirent à dos avant que l'infanterie des deux armées fût engagée. [8] Cette alerte, causée sur les derrières de l'ennemi, rétablit l'équilibre rompu par la déroute de la cavalerie romaine. Cependant tel avait été l'effroi des cavaliers et fantassins de l'aile droite, que le consul dut en arrêter quelques-uns par le bras et les forcer de revenir à la charge. [9] Ainsi le combat fut et resta douteux, tant que l'on fit usage de traits seulement; si, à l'aile droite, où avaient commencé le désordre et la fuite, les Romains opposaient une faible résistance, [10] les barbares étaient vivement pressés à gauche et en tête, et ils voyaient avec effroi les cohortes qui les menaçaient sur leurs derrières. [11] Mais lorsqu'on eut épuisé les javelots tout de fer avec les phalariques, et mis l'épée à la main, le combat parut recommencer. Ce n'étaient plus des coups imprévus et partis de loin qui blessaient au hasard; on se battait corps à corps, la valeur et la force de chacun faisaient tout son espoir. 
XV [1] Les Romains étaient déjà fatigués; le consul fit avancer au premier rang, pour soutenir les cohortes, de la réserve [2] et forma ainsi une ligne nouvelle. Ces troupes fraîches firent pleuvoir une grêle de traits sur l'ennemi épuisé, et l'ébranlèrent d'abord par une charge impétueuse, pour laquelle elles s'étaient disposées en angle aigu; puis elles enfoncèrent ses rangs et le mirent en fuite. Les Espagnols se débandèrent alors et regagnèrent leur camp au pas de course. [3] Caton, les voyant en pleine déroute, courut lui-même à toute bride vers la seconde légion, qu'il avait placée à la réserve, et lui ordonna de marcher enseignes déployées et en bon ordre contre le camp des barbares pour le forcer. [4] Apercevait-il quelques Romains qui, emportés par trop d'ardeur, s'avançaient hors des rangs, il venait lui barrer le passage avec son cheval, le frappait de son sparum et recommandait aux tribuns et aux centurions de contenir leurs soldats. [5] Déjà l'attaque du camp ennemi était commencée, et les Espagnols se servaient de pierres, de bâtons et de toutes sortes d'armes pour repousser les assaillants. Mais l'arrivée d'une nouvelle légion redoubla l'animosité des Romains et l'acharnement que mettaient les ennemis à défendre leurs retranchements. [6] Le consul porta ses regards de tous côtés, afin de découvrir l'endroit le plus faible et de pénétrer par là dans le camp. Il vit que la porte du côté gauche n'était gardée que par un détachement peu nombreux; il dirigea vers ce point les princes et les hastats de la seconde légion. [7] Le poste ennemi ne put soutenir le choc; quand les barbares aperçurent les Romains dans les retranchements et maîtres du camp, ils jetèrent leurs enseignes et leurs armes et coururent aux portes; [8] mais leur foule eut bientôt encombré ces étroites issues et ils y furent massacrés par les soldats de la seconde légion qui les pressaient à dos, tandis que le reste des Romains pillait le camp. [9] Valérius Antias évalue à plus de quarante mille hommes la perte des Espagnols dans cette journée. Caton, qui n'était certes pas disposé à rabaisser sa gloire, parle aussi d'une perte considérable, mais sans donner aucune évaluation. 
XVI [1] Il exécuta dans cette bataille trois mouvements qui lui font honneur: ce fut d'abord d'éloigner par un détour ses soldats de sa flotte et de son camp, et de leur faire prendre pour le combat, au milieu des lignes ennemies, une position où ils n'avaient d'espoir que dans leur valeur; [2] ce fut ensuite d'envoyer ses cohortes attaquer les Espagnols par derrière, et en troisième lieu de faire avancer la seconde légion en bon ordre et sans quitter ses rangs, jusqu'à la porte du camp, pendant que le reste des troupes en désordre se laissait aller à la poursuite des vaincus. [3] Après la victoire même, il ne resta pas dans l'inaction. Dès qu'il eut fait sonner la retraite et ramené au camp ses soldats chargés de dépouilles, il ne leur accorda que quelques heures de la nuit pour se reposer, et les mena aussitôt piller la campagne. [4] La déroute des ennemis était si complète, que les Romains purent se répandre de tous côtés. Leurs ravages, joints au désastre de la veille, déterminèrent les Espagnols d'Emporiae et leurs voisins à faire leur soumission. [5] Plusieurs habitants des cités d'alentour, qui s'étaient réfugiés à Emporiae, suivirent cet exemple. Caton leur parla à tous avec bonté, leur fit donner du vin et de la nourriture, et les renvoya dans leurs foyers. [6] Aussitôt après il se mit en marche, et partout sur son passage il rencontra des envoyés qui venaient offrir la soumission de leurs cités. [7] Lorsqu'il arriva à Tarragone, toute l'Espagne en deçà de l'Èbre était déjà reconquise, et les prisonniers romains, alliés et latins, tombés au pouvoir des barbares en diverses circonstances, étaient ramenés par leurs maîtres, qui en faisaient hommage au consul. [8] Le bruit courut ensuite que Caton allait se diriger contre les Turdétans; on répandit aussi la fausse nouvelle de son départ pour des montagnes inaccessibles. [9] Sur cette vaine rumeur, qui n'avait aucun fondement, sept places fortes du pays des Bergistans se soulevèrent. Le consul conduisit son armée contre eux, et n'eut pas besoin de livrer bataille pour les réduire en sa puissance. [10] Peu de temps après son retour à Tarragone, ils se soulevèrent de nouveau, sans attendre qu'il fût parti pour une autre expédition. Ils furent réduits une seconde fois, mais ils ne trouvèrent pas la même indulgence chez leurs vainqueurs. On les vendit tous à l'encan, pour éviter qu'ils ne demandassent la paix trop souvent. 
XVII [1] Cependant le préteur P. Manlius, qui venait de joindre à l'armée de Q. Minucius, son prédécesseur, les vieilles troupes commandées naguère par Ap. Claudius Néron dans l'Espagne ultérieure, partit à leur tête pour la Turdétanie. [2] Les Turdétans passent pour le peuple le moins belliqueux de toute l'Espagne. Cependant, enhardis par leur nombre, ils s'avancèrent à la rencontre des Romains. [3] Une charge de cavalerie suffit pour rompre leurs lignes; l'infanterie n'eut pour ainsi dire point de combat à soutenir. Les vétérans qui la composaient eurent bientôt décidé la victoire, grâce à leur vieille expérience et à la connaissance qu'ils avaient de l'ennemi. [4] Toutefois cette journée ne mit pas fin à la guerre. Les Turdules prirent à leur solde dix mille Celtibères, et opposèrent aux Romains ces troupes mercenaires. [5] Cependant le consul, frappé de la révolte des Bergistans, et convaincu que les autres peuples suivraient cet exemple à la première occasion, désarma tous les Espagnols en deçà de l'Èbre. [6] Cette mesure leur parut si humiliante, que beaucoup d'entre eux se donnèrent la mort. Le fier Espagnol ne comptait pour rien la vie du moment où il n'avait plus ses armes. [7] À cette nouvelle, le consul manda auprès de lui les sénateurs de toutes les cités, et leur dit: « Il est de votre intérêt, encore plus que du nôtre, de rester soumis; vos soulèvements ont toujours fait jusqu'à présent plus de mal à l'Espagne qu'ils n'ont coûté de peine aux Romains pour les réprimer. [8] Il n'y a, je crois, qu'un seul moyen de les prévenir, c'est de vous réduire à l'impuissance. [9] Ce but, je veux l'atteindre par les voies de la douceur. Aidez-moi donc de vos conseils en cette affaire. Je suis tout disposé à suivre de préférence l'avis que vous me donnerez. » [10] Comme ils gardaient tous le silence, le consul ajouta qu'il leur accordait quelques jours pour se consulter. [11] Appelés à une seconde conférence, ils se tinrent sur la même réserve. Alors Caton fit démanteler en un seul jour toutes leurs villes, marcha contre ceux qui n'étaient pas encore rentrés dans le devoir, et reçut, à mesure qu'il parut dans un pays, la soumission de tous les peuples qui l'habitaient. [12] Ségestique seule résista: c'était une cité riche et puissante; il fallut employer les mantelets et les plutei pour s'en rendre maître. 
XVIII [1] Le consul éprouvait beaucoup plus de difficultés à soumettre l'Espagne que les premiers généraux envoyés dans ce pays. Ceux-ci avaient vu les Espagnols, fatigués de la domination carthaginoise, se donner à eux; [2] Caton les trouvait en possession de leur liberté, et il lui fallait les remettre pour ainsi dire en esclavage. En outre, la fermentation était générale à son arrivée: les uns étaient en armes; les autres, encore fidèles, étaient assiégés dans leurs villes et allaient se voir forcés de trahir, s'ils n'étaient secourus à temps, car ils ne pouvaient tenir davantage. [3] Mais le consul déploya beaucoup de vigueur et de talent; affaires importantes et détails minutieux, il voulut tout voir, tout faire par lui-même; il ne se contenta pas de concevoir les plans et de donner les ordres nécessaires; [4] il se chargea presque toujours de l'exécution. Nul dans son armée ne fut traité par lui avec plus de rigueur et de sévérité que lui-même; [5] c'était entre lui et le dernier de ses soldats une lutte de frugalité, de veilles et de fatigues: la seule distinction qu'il eût était le titre de consul et de général.
XIX [1] La guerre de Turdétanie était devenue plus difficile pour le préteur P. Manlius, depuis que les habitants de ce pays y avaient appelé, comme nous l'avons dit, des mercenaires celtibères. Le consul porta donc ses armes de ce côté, sur la demande du préteur. [2] À peine arrivé, il marcha sur le camp des Turdétans, qui était séparé de celui des Celtibères, insulta leurs avant-postes et livra quelques escarmouches. Les Romains, malgré la témérité de leurs attaques, sortirent toujours vainqueurs de ces engagements. [3] Alors le consul envoya des tribuns militaires s'aboucher avec les Celtibères et leur soumettre trois propositions: [4] la première était de passer dans les rangs des Romains, moyennant une solde double de celle qu'ils recevaient des Turdétans; [5] la seconde, de rentrer dans leurs foyers, avec l'assurance, garantie par un serment solennel, qu'on ne leur ferait pas un crime de s'être joints aux ennemis des Romains; [6] la troisième, de fixer, s'ils aimaient mieux la guerre, un rendez-vous de bataille. Les Celtibères demandèrent un jour pour réfléchir. [7] Ils tinrent un conseil et y admirent les Turdétans; mais l'extrême confusion qui régna dans l'assemblée empêcha de prendre aucun parti. [8] On ne savait donc si l'on était en paix ou en guerre avec les Celtibères: à la faveur de cette incertitude, les Romains tiraient leurs provisions des campagnes et des places fortes de l'ennemi, aussi bien que s'ils eussent été en pleine paix; ils pénétraient même souvent jusqu'au milieu de ses retranchements, comme si une trêve particulière eût autorisé des échanges réciproques. [9] Le consul, voyant qu'il ne pouvait attirer les Turdétans au combat, sortit d'abord avec quelques cohortes légères pour aller en bon ordre piller les terres qui avaient échappé aux ravages; [10] puis ayant appris que les Celtibères avaient laissé à Saguntia tous leurs effets et tous leurs bagages, il se dirigea vers cette place pour en former le siège. Mais comme les ennemis ne faisaient encore aucun mouvement, il paya la solde à ses troupes et à celles du préteur, laissa toute l'armée dans le camp de Manlius, et retourna sur les bords de l'Èbre avec sept cohortes seulement. 
XX [1] Avec ce faible détachement, il prit quelques places fortes et reçut la soumission des Sédétans, des Ausétans et des Suessétans. [2] Les Lacétans, qui vivaient dans des bois et des retraites inaccessibles, restaient en armes: c'était un peuple naturellement sauvage, et qui avait d'ailleurs à se reprocher les ravages qu'il avait exercés en pénétrant sur les terres des alliés de Rome, pendant que le consul et son armée étaient occupés à combattre les Turdules. [3] Caton alla mettre le siège devant leur ville, à la tête de ses cohortes et de la jeunesse des alliés, justement irrités de leurs brigandages. [4] Cette ville était plus longue que large. Il s'arrêta à quatre cents pas environ de ses murs, [5] établit en cet endroit un corps de troupes d'élite, en leur recommandant de ne pas quitter leur poste qu'il ne revînt les rejoindre, et avec le reste de ses forces il tourna la place pour se porter à l'autre extrémité. Les Suessétans formaient la plus grande partie de ses auxiliaires; ce fut à eux qu'il ordonna de commencer l'attaque. [6] Dès que les Lacétans reconnurent les armes et les enseignes de ce peuple, dont ils avaient tant de fois insulté impunément le territoire, battu et mis en fuite les armées, animés par ce souvenir, ils ouvrirent brusquement leur porte et fondirent tous ensemble sur les assaillants. [7] Les Suessétans ne purent soutenir leur cri de guerre, encore moins leur charge impétueuse. Le consul, qui avait prévu ce résultat, ne s'en fut pas plutôt aperçu [8] qu'il courut à toute bride vers ses cohortes postées à quelque distance des murs, les entraîna avec lui, et pendant que tous les habitants s'étaient précipités sur les pas des fuyards, laissant la ville déserte et silencieuse, il les y introduisit. [9] Il en était entièrement maître avant que les Lacétans fussent de retour. Alors, comme il ne leur restait plus que leurs armes, ils firent leur soumission. 
XXI [1] De là les vainqueurs marchèrent aussitôt contre Vergium Castrum: c'était un repaire de brigands qui faisaient des incursions sur les terres voisines et troublaient le repos de cette province. [2] Le chef vergistan s'enfuit auprès du consul, et chercha à justifier sa conduite et celle de ses compatriotes: « Ils n'avaient pas, disait-il, l'autorité entre les mains; les brigands qu'ils avaient reçus parmi eux s'étaient rendus entièrement maîtres de la place. » [3] Caton lui ordonna de retourner chez lui, d'inventer quelque prétexte spécieux pour expliquer son absence, [4] et, quand il verrait les Romains au pied des murs et les brigands occupés à défendre leurs remparts, de se porter à la citadelle avec ses partisans et de s'en emparer. [5] Ses instructions furent exactement suivies. Les barbares, placés tout à coup entre les Romains qui escaladaient les murailles et les gens qui avaient surpris la citadelle, furent frappés d'une double épouvante. Une fois maître du fort, le consul accorda la liberté et la jouissance de leurs biens à ceux qui avaient occupé la citadelle, ainsi qu'à leurs parents, [6] fit vendre par le questeur le reste des Vergistans, et punit de mort les brigands. [7] Après avoir pacifié la province, il établit un impôt considérable sur l'exploitation des mines de fer et d'argent, qui devint pour la province une source de richesses de plus en plus abondante. [8] À l'occasion de ces succès obtenus en Espagne, le sénat décréta trois jours de supplications. 
XXII [1] Pendant la même campagne, l'autre consul, L.Valérius Flaccus, livra bataille à un corps de Boïens en Gaule, près de la forêt Litana, et remporta une victoire signalée. [2] Huit mille Gaulois restèrent, dit-on, sur la place, et le reste, renonçant à la guerre, se dispersa dans les bourgades et les champs. [3] Pour la fin de la saison, le consul cantonna son armée sur les bords du Pô, à Plaisance et à Crémone, et releva dans ces deux villes les édifices que la guerre y avait détruits. [4] Telle était la situation des affaires en Italie et en Espagne. T. Quinctius avait passé l'hiver en Grèce. Là, sauf les Étoliens, dont l'ambition se trouvait mal récompensée après la victoire, et qui ne pouvaient se condamner longtemps au repos, tous les peuples, uniquement occupés à jouir du double bienfait de la paix et de la liberté, se montraient fort heureux de leur sort, [5] et après avoir admiré dans les combats la valeur du général romain, ils admiraient son désintéressement, sa justice et sa modération dans la victoire. Sur ces entre-faites arriva le sénatus-consulte par lequel les Romains déclaraient la guerre à Nabis, tyran de Lacédémone. [6] Après en avoir pris connaissance, Quinctius donna rendez-vous à Corinthe, pour une assemblée générale, aux députations de toutes les villes alliées. À cette réunion accoururent en foule les principaux citoyens de tous les états, sans en excepter même les Étoliens. Quinctius leur parla ainsi: [7] « La guerre que les Romains et les Grecs ont faite à Philippe a moins été le résultat d'un plan concerté en commun, qu'une affaire décidée par des motifs personnels aux deux peuples. [8] Les Romains lui reprochaient d'avoir manqué à ses engagements envers eux, soit en secondant les Carthaginois, leurs ennemis, soit en attaquant ici leurs alliés. [9] Vous, vous avez été si indignement traités par lui, que, même en mettant de côté nos propres griefs, nous aurions vu dans les outrages dont il vous a abreuvés une raison légitime de prendre les armes. Aujourd'hui la décision à prendre dépend tout entière de vous. [10] C'est à vous à dire si vous consentez à laisser sous la domination de Nabis la ville d'Argos, dont il est le maître, comme vous le savez; [11] ou bien si vous êtes d'avis que cette illustre et antique cité, placée au milieu de la Grèce, recouvre sa liberté et obtienne les mêmes avantages que les autres villes du Péloponnèse et de la Grèce. [12] Vous le voyez, cette décision vous regarde entièrement; les Romains n'y prennent intérêt qu'autant que l'esclavage d'une seule ville ne leur permettrait pas de conserver pure et sans tache la gloire d'avoir affranchi la Grèce. [13] Du reste si vous êtes indifférents au sort d'Argos, à ses dangers, à la leçon qu'ils vous donnent, si vous ne craignez pas de voir la contagion de la servitude se répandre plus loin, nous n'avons rien à dire; c'est sur ce point que je vous consulte avec la résolution de m'en tenir à l'avis du plus grand nombre. » 
XXIII [1] Après le discours du général romain, on s'occupa de savoir les opinions des autres. [2] L'envoyé athénien témoigna autant qu'il put sa reconnaissance, et fit un pompeux éloge des services rendus à la Grèce par les Romains. [3] « On avait, dit-il, imploré leur secours contre Philippe et ils étaient accourus; maintenant ils venaient, sans qu'on les en eût priés, offrir eux- mêmes leur protection contre le tyran Nabis. Et pourtant, ajouta-t- il avec un accent d'indignation, des services si éclatants sont l'objet d'insinuations malveillantes; on suppose aux Romains des intentions coupables pour l'avenir, [4] lorsqu'on devrait n'éprouver que des sentiments de gratitude pour le passé. » C'était évidemment une attaque dirigée contre les Étoliens. [5] Aussi le chef de la députation étolienne, Alexandre, fit-il d'abord une sortie violente contre les Athéniens, qui, après avoir marché jadis à la tête de la Grèce pour assurer son indépendance, trahissaient aujourd'hui la cause commune par des motifs d'intérêt personnel. [6] Il se plaignit ensuite de ce que les Achéens, qui avaient autrefois combattu pour Philippe et l'avaient abandonné après ses revers, eussent repris Corinthe et travaillassent encore à se faire donner Argos, [7] tandis que les Étoliens, qui avaient été les premiers ennemis de Philippe et les plus constants alliés des Romains, se voyaient frustrés d'Échine et de Pharsale, malgré les clauses du traité qui leur assuraient, après la victoire, la possession des villes et des terres conquises sur ce prince. [8] Il accusa les Romains de perfidie: « Ils n'avaient, dit-il, montré aux Grecs qu'une vaine apparence de liberté. Ils avaient mis garnison à Chalcis et à Demetrias et cependant, lorsque Philippe tardait à évacuer ces villes, ils n'avaient cessé de lui répéter, [9] que tant qu'il occuperait Demetrias, Chalcis et Corinthe, la Grèce ne pouvait être libre. [10] Enfin ils restaient en Grèce et y conservaient une armée, en prenant pour prétexte les affaires d'Argos et la tyrannie de Nabis. [11] Ils n'avaient qu'à renvoyer leurs légions en Italie, et les Étoliens s'engageaient soit à obtenir que Nabis rappelât volontairement et sans condition la garnison qu'il avait dans Argos, soit à le contraindre par la force des armes à se soumettre aux décisions unanimes de la Grèce. » 
XXIV [1] En entendant cette fanfaronnade, le préteur des Achéens, Aristène, éclata le premier: [2] « Puissent, s'écria-t-il, les dieux protecteurs d'Argos, Jupiter très bon et très grand, et Junon reine de l'Olympe, ne pas permettre que cette ville, placée comme une proie entre le tyran de Lacédémone et les brigands de l'Étolie, se trouve plus malheureuse de rentrer sous notre loi que de rester sous celle de Nabis! [3] La mer qui nous sépare de ces pirates ne nous met pas à l'abri de leurs attaques, T. Quinctius. Que deviendrons- nous s'ils se font donner une place d'armes au sein du Péloponnèse? Ils n'ont de grec que le langage, comme ils n'ont d'humain que la figure. [4] Leurs mœurs et leurs coutumes sont plus sauvages que celles de tous les autres barbares; que dis-je?que celles des bêtes féroces. Nous vous conjurons donc, Romains, et de reprendre Argos à Nabis, et de régler les affaires de la Grèce de manière à ce qu'elle n'ait plus rien à craindre du brigandage des Étoliens. » [5] Quinctius, voyant toute rassemblée se déchaîner contre les Étoliens, dit qu'il leur aurait répondu, s'il ne lui avait paru que l'irritation générale était si vive contre eux qu'il semblait plus nécessaire de la calmer que de l'exciter. [6] Il se tenait pour content, ajouta-t-il, des sentiments qu'on avait manifestés à l'égard des Romains et à l'égard des Étoliens, et il se bornait à demander quelle conduite on tiendrait envers Nabis, s'il refusait de rendre Argos aux Achéens. [7] Toute l'assemblée ayant voté pour la guerre, il engagea chaque cité à fournir son contingent de troupes auxiliaires. Il n'y eut pas jusqu'aux Étoliens auxquels il n'en fît demander; mais c'était plutôt pour les forcer à déclarer leurs intentions, comme cela eut lieu en effet, que dans l'espoir de réussir.
XXV [1] Quinctius ordonna aux tribuns militaires d'aller chercher l'armée qui était à Elatia. [2] En même temps il reçut de la part d'Antiochus une ambassade qui venait traiter de la paix. Il répondit qu'en l'absence des dix commissaires, il ne pouvait rien conclure, qu'il fallait aller à Rome s'adresser au sénat. [3] Les troupes étaient arrivées d'Elatia; il se mit à leur tête et marcha sur Argos. Près de Cléone, il rencontra le préteur Aristène avec dix mille Achéens et mille chevaux; ils joignirent leurs forces et campèrent non loin de là. [4] Le lendemain ils descendirent dans la plaine d'Argos, et prirent position à quatre milles environ de la ville. [5] Le chef de la garnison lacédémonienne était un certain Pythagore, gendre et beau-frère du tyran; à l'arrivée des Romains, il jeta des renforts dans les deux citadelles d'Argos, et fortifia tous les postes avantageux ou suspects. [6] Mais toutes ces précautions ne faisaient que trahir l'effroi que lui inspirait l'approche de l'ennemi. Bientôt à ces craintes du dehors vint se joindre le danger d'une sédition au dedans. [7] Un jeune Argien, nommé Damoclès, qui avait plus de courage que de prudence, forma avec quelques braves, sous la foi du serment, un complot pour chasser la garnison; mais en cherchant à gagner des complices, il choisit trop légèrement ceux qu'il devait mettre dans sa confidence. [8] Comme il conférait avec ses amis, un satellite du gouverneur vint lui dire que son maître le mandait; il comprit qu'on l'avait trahi, exhorta les conjurés qui se trouvaient là à prendre les armes avec lui plutôt que de mourir dans les tortures, [9] et suivi d'un petit nombre d'hommes il se dirigea vers le forum en invitant à haute voix tous ceux qui voulaient sauver leur patrie à marcher sur ses pas et à le suivre à la conquête de leur liberté. [10] Mais il n'entraîna personne, parce qu'il ne pouvait réussir et ne disposait pas d'assez de forces. [11] Pendant qu'il criait ainsi, les Lacédémoniens l'enveloppèrent avec sa suite et le massacrèrent. On arrêta ensuite quelques autres conjurés; [12] la plupart d'entre eux furent mis à mort, les autres jetés en prison. Un grand nombre descendirent la nuit suivante le long des murs avec des cordes et s'enfuirent auprès des Romains. 
XXVI [1] Ils assurèrent que si l'armée romaine se fût trouvée aux portes, leur mouvement n'aurait pas été sans résultat, [2] et que si Quinctius voulait établir son camp plus près de la ville, les Argiens ne resteraient pas en repos. Sur la foi de ces transfuges, le général romain envoya un corps d'infanterie et de cavalerie légère, qui s'avança jusqu'au gymnase de Cylarabis à moins de trois cents pas d'Argos. [3] Les Lacédémoniens firent une sortie, livrèrent bataille et furent, après une faible résistance, refoulés dans la place. Quinctius vint alors camper au lieu même où s'était donné le combat. [4] Il y passa un jour sur le qui-vive, pour voir si quelque nouveau mouvement éclaterait; mais la crainte enchaînait tous les esprits. Il le sentit, et tint un conseil où fut agitée la question d'un siège. [5] Tous les chefs des peuples de la Grèce, Aristène excepté, furent d'avis de commencer par la réduction d'Argos, puisque c'était là le seul motif de la guerre. [6] Quinctius, qui ne partageait pas ce sentiment, écouta avec une approbation marquée le discours d'Aristène contraire à l'opinion générale. [7] Il ajouta même: « Puisque c'est pour les Argiens que nous avons entrepris la guerre contre Nabis, serait-il convenable de laisser là le tyran pour assiéger Argos? [8] C'est au cœur même de sa puissance, à Lacédémone, que j'irai attaquer le tyran. » À l'issue du conseil, il envoya des troupes légères au fourrage. Tout ce qu'il y avait de blé mûr aux environs fut coupé et enlevé; on ne laissa pas même aux ennemis la ressource des blés verts, qui furent gâtés et foulés aux pieds. [9] Quinctius décampa ensuite, franchit le mont Parthénius, passa auprès de Tégée et s'arrêta le troisième jour à Caryae. Là, avant d'entrer sur le territoire ennemi, il attendit les secours des alliés. [10] Philippe envoya quinze cents Macédoniens et quatre cents cavaliers thessaliens. Bientôt les troupes auxiliaires se trouvèrent réunies en grand nombre, et le général romain n'attendit plus que les provisions qu'il avait demandées aux villes voisines. [11] Des forces de mer imposantes étaient aussi venues le rejoindre. L. Quinctius avait amené de Leucade quarante voiles; les Rhodiens avaient fourni dix-huit vaisseaux pontés, et le roi Eumène croisait à la hauteur des Cyclades avec dix vaisseaux pontés, trente barques et d'autres bâtiments de moindre dimension. [12] On voyait aussi des exilés lacédémoniens, victimes du despotisme de divers tyrans; et qui égaient accourus au camp romain dans l'espoir de recouvrer leur patrie. [13] Le nombre en était grand; depuis plusieurs siècles qu'il y avait des tyrans à Sparte, chaque tyrannie avait été marquée par des proscriptions. [14] À la tête de ces exilés était Agésipolis, héritier légitime du trône de Sparte, banni dès son enfance par le tyran Lycurgue, qui le premier usurpa la souveraine puissance à Lacédémone après la mort de Cléomène. 
XXVII [1] Nabis, menacé d'une guerre si redoutable sur terre et sur mer, et n'ayant à peu près aucune espérance, s'il comparait de bonne foi ses forces à celles de ses ennemis, ne laissa pas de songer à se défendre. [2] Il fit venir de Crète mille jeunes gens d'élite, pour les joindre aux mille qu'il avait déjà; il arma trois mille mercenaires, et dix mille de ses compatriotes avec les esclaves employés à la culture des champs; il entoura la ville d'un fossé et d'un retranchement; [3] enfin, pour prévenir toute espèce de mouvement intérieur, il intimida ses sujets par des mesures violentes et des peines atroces; car il ne pouvait se flatter qu'on fît des vœux pour la vie d'un tyran. [4] Quelques habitants lui étaient suspects; il réunit toutes ses troupes dans la plaine nommée Dromos, [5] fit appeler les Lacédémoniens sans armes à une assemblée générale, et les fit envelopper par ses satellites. [6] Après un court exorde, il leur expliqua comment ses craintes et ses précautions étaient excusables dans les circonstances critiques où l'on se trouvait: « Il était, ajouta-t-il, de l'intérêt de ceux mêmes que la situation présente pouvait rendre suspects qu'on les empêchât de tramer quelque complot, plutôt que de les punir quand ils seraient à l'œuvre. [7] Il allait donc retenir quelques-uns d'entre eux en prison, jusqu'à ce que l'orage qui les menaçait fût passé. Lorsque les ennemis auraient été repoussés, et ils seraient beaucoup moins à craindre dès qu'on n'aurait plus aucune trahison à redouter à l'intérieur, il relâcherait aussitôt ses prisonniers. » [8] Puis il fit lire une liste de quatre-vingts noms à peu près; c'étaient des jeunes gens des premières familles; à mesure qu'ils répondaient, il les faisait conduire en prison: la nuit suivante on les égorgea tous. [9] Ce fut ensuite le tour de quelques ilotes; les ilotes sont depuis fort longtemps des esclaves employés à la culture des champs; on les accusa d'avoir voulu passer à l'ennemi, on les promena dans tous les quartiers de la ville, on les battit de verges et on les fit périr sous les coups. Ces exécutions terribles frappèrent le peuple de stupeur et éloignèrent de son esprit toute pensée de soulèvement. [10] Nabis cependant tenait ses troupes enfermées dans les retranchements; il savait qu'il ne pourrait tenir tête aux Romains, s'il voulait engager une bataille en règle, et il n'osait, en présence des dispositions équivoques et peu sûres de tous ses sujets, sortir de Lacédémone. 
XXVIII [1] Quinctius, dont les préparatifs étaient terminés, quitta ses quartiers, et arriva le second jour à Sellasia au-dessus de l'Oenus; c'était là, dit-on, que le roi de Macédoine Antigone avait livré bataille à Cléomène tyran de Lacédémone. [2] En partant de cette ville, il fallait gravir une route étroite et difficile. Quinctius en étant informé, se fit précéder d'un corps de travailleurs qui tournèrent les montagnes, aplanirent les obstacles et ouvrirent un chemin plus large et plus facile. On arriva ainsi sur les bords de l'Eurotas, qui coule presque au pied des murs de Sparte. [3] Les Romains s'occupaient à tracer l'enceinte de leur camp, et Quinctius à la tête de la cavalerie et des troupes légères se portait en avant, lorsqu'ils furent assaillis par les auxiliaires du tyran; la terreur et le désordre se mirent dans leurs rangs car ils étaient loin de s'attendre à une pareille attaque; ils n'avaient rencontré personne pendant toute leur marche, et le pays qu'ils avaient traversé semblait tranquille. [4] Pendant quelque temps les fantassins et les cavaliers, se défiant de leurs propres forces, s'appelèrent les uns les autres, en proie à une vive agitation. Enfin les légions arrivèrent, [5] et dès que les cohortes de l'avant-garde eurent pris part à l'action, les assaillants, épouvantés à leur tour, furent repoussés pêle-mêle dans la ville. [6] Les Romains s'arrêtèrent hors de la portée des traits, se mirent en bataille et restèrent quelque temps dans cette position. Voyant que l'ennemi ne sortait pas pour les combattre, ils se replièrent sur leur camp. [7] Le lendemain, Quinctius suivit les bords du fleuve, passa le long des murs, et se dirigea toujours en bon ordre vers le mont Ménélas. Les cohortes légionnaires étaient en tête de la colonne; les troupes légères et la cavalerie fermaient la marche. [8] Nabis, enfermé dans sa capitale, et n'ayant de confiance qu'en ses mercenaires, les tenait sous les armes tout équipés et tout prêts à prendre les Romains à dos. [9] Dès que l'arrière-garde fut passée, les Lacédémoniens sortirent de plusieurs côtés à la fois et avec le même bruit que la veille. [10] Ap. Claudius, qui commandait cette arrière-garde, avait, dans la crainte d'une surprise, préparé ses soldats à tout événement. Il leur fit faire brusquement volte- face, et bientôt les Romains se retournèrent tous contre l'ennemi. [11] Alors s'engagea comme entre deux armées régulières une bataille rangée; mais, après une courte résistance, les troupes de Nabis furent enfoncées. Leur fuite eût été moins désastreuse et moins désordonnée si elles n'avaient pas été poursuivies par les Achéens qui connaissaient le pays. Ceux-ci firent un grand carnage des vaincus, et désarmèrent la plupart de ceux qui leur avaient échappé en se dispersant de tous côtés. Quinctius établit son camp près d'Arnyclées, [12] dévasta tous les environs de cette ville, située dans une plaine riante et peuplée, et voyant qu'aucun habitant n'osait se hasarder hors des murs, il reporta son camp sur les bords de l'Eurotas. De là il ravagea la vallée qui est au pied du Taygète et les campagnes qui s'étendent jusqu'à la mer. 
XXIX [1] Vers le même temps, L. Quinctius reprit les villes de la côte, qui se soumirent volontairement ou qui cédèrent à la terreur et à la force des armes. [2] Puis apprenant que Gytheum était l'arsenal maritime des Lacédémoniens, et que le camp de son frère n'était pas éloigné du rivage, il résolut d'attaquer cette place à la tête de toutes ses forces. [3] Gytheum était alors une ville très forte, peuplée d'une foule d'indigènes et d'étrangers, et abondamment pourvue de machines de guerre. [4] Heureusement pour Quinctius, dont l'entreprise ne semblait pas facile, le roi Eumène et la flotte des Rhodiens vinrent le rejoindre. [5] Un grand nombre de marins qui se trouvèrent réunis sur les trois flottes eut achevé en peu de jours tous les ouvrages qu'exige le siège d'une ville fortifiée du côté de la mer et de la terre. [6] Déjà on sapait les murailles sous l'abri de la tortue; on les battait avec le bélier. Aussi une tour s'écroula bientôt sous les coups multipliés et entraîna dans sa chute la partie des remparts qui l'avoisinait. [7] Les Romains attaquèrent alors l'ennemi par le port, où l'accès était plus facile, afin de diviser ses forces et de dégarnir la brèche, par laquelle ils essayèrent en même temps de pénétrer. [8] Ils étaient sur le point de forcer l'entrée contre laquelle ils dirigeaient leurs efforts, lorsque l'espoir qu'on allait capituler suspendit leur choc impétueux; mais cette attente fut bientôt déçue. [9] Dexagoridas et Gorgopas commandaient dans Gytheum avec un pouvoir égal. Dexagoridas avait envoyé dire au lieutenant romain qu'il lui livrerait la place. [10] Au moment où il venait de régler le temps et les moyens d'exécuter son projet perfide, il fut assassiné par Gorgopas. La résistance, dirigée par un seul chef, devint plus vigoureuse et le siège eût été plus difficile, si T. Quinctius ne fût survenu à la tête de quatre mille hommes d'élite. [11] Ce général se montra en bataille sur la crête d'une éminence peu éloignée de la ville, tandis que de son côté L. Quinctius pressait les travaux du siège par terre et par mer. [12] Le désespoir réduisit alors Gorgopas à prendre le parti pour lequel il avait puni de mort son collègue; [13] il stipula qu'il lui serait permis de sortir avec les troupes de la garnison et livra la place à Quinctius. [14] Avant la reddition de Gytheum, Pythagore, à qui Nabis avait laissé le commandement d'Argos, le remit à Timocrate de Pellène, et, s'éloignant avec mille soldats mercenaires et deux mille Argiens, il alla rejoindre son maître à Lacédémone. 
XXX [1] Nabis, que l'arrivée de la flotte romaine et la soumission des villes de la côte avaient rempli d'effroi, [2] avait repris un peu d'espoir en voyant la courageuse défense de Gytheum. Mais à la nouvelle de la capitulation de cette place, n'ayant plus aucune ressource du côté de la terre où il était, entouré d'ennemis, et sachant que la mer lui était aussi fermée, [3] il crut devoir se résigner à son sort, et fit partir d'abord pour le camp romain un parlementaire afin de savoir si on lui permettrait d'envoyer des ambassadeurs. [4] On lui accorda cette faveur. Pythagore se rendit donc auprès du général n'ayant d'autres instructions que de solliciter pour le tyran une entrevue avec Quinctius. [5] Le général assembla son conseil; tous les officiers furent d'avis de l'accorder, et l'on convint du jour et du lieu. [6] Ce fut sur des hauteurs situées au milieu de la plaine que Quinctius et Nabis s'abouchèrent; ils étaient accompagnés tous deux d'une escorte peu nombreuse, qu'ils laissèrent à portée de la vue. Le tyran s'avança avec l'élite de ses gardes du corps; [7] le général, avec son frère, le roi Eumène, le Rhodien Sosilas, le préteur des Achéens, Aristène et quelques tribuns militaires. 
XXXI  [1] Le tyran eut le choix ou de parler le premier, ou d'entendre ce qu'on avait à lui dire; il aima mieux commencer: « T. Quinctius, et vous qui l'accompagnez, dit-il, si j'avais pu deviner par moi-même pourquoi vous m'avez déclaré, pourquoi vous me faites la guerre, j'aurais attendu en silence l'issue des événements. [2] Aujourd'hui je n'ai pu prendre sur moi de ne pas chercher à savoir, avant de périr, pourquoi l'on veut ma perte. [3] Certes, si vous ressembliez aux Carthaginois qu'on accuse de n'avoir aucun respect pour la foi des traités, je ne serais pas surpris de voir que vous vous inquiétez peu de la conduite que vous tiendrez à mon égard. [4] Mais en portant mes regards sur vous, je reconnais ces Romains, pour qui rien n'est plus sacré que les alliances jurées devant les dieux et les engagements contractés avec les hommes. [5] En ramenant mes yeux sur moi-même, je crois être ce même Nabis, qui s'est lié à vous, comme tous les autres Lacédémoniens, par les nœuds déjà fort anciens d'un traité public, et qui, tout récemment, dans la guerre de Macédoine, a renouvelé personnellement avec vous le pacte d'une amitié et d'une alliance particulière. [6] C'est moi, dit-on, qui ai violé et déchiré ce pacte en occupant Argos. [7] Comment repousser ce reproche? En rappelant les circonstances ou le moment de l'occupation? Les circonstances me fournissent une double justification: j'ai été appelé par les Argiens; ils m'ont livré leur ville que j'ai reçue, mais dont je ne me suis pas emparé: quand je l'ai reçue, elle était dans le parti de Philippe, et non dans votre alliance. [8] Le moment où s'est faite l'occupation parle aussi en ma faveur: je possédais Argos, quand le suis devenu votre allié, et vous avez stipulé que je vous enverrais des secours pour la guerre, mais non que je retirerais ma garnison d'Argos. [9] Certes, sur ce point, j'ai tout pour moi: l'équité, puisque cette ville appartenait aux ennemis, non pas à vous, [10] et qu'elle s'est donnée à moi, sans y être forcée; votre propre aveu, puisqu'en traitant avec moi vous m'avez laissé Argos. [11] On m'a fait encore un reproche et du titre de tyran et de ma conduite; on me blâme d'appeler les esclaves à la liberté et de distribuer des terres aux classes pauvres. [12] Pour le titre, ma réponse est simple; quoi que je sois, je suis toujours ce que j'étais, lorsque vous-même, T. Quinctius, vous avez fait alliance avec moi. [13] Je me souviens qu'alors vous me donniez le nom de roi, tandis qu'aujourd'hui vous m'appelez tyran. Si j'avais, moi, changé mon titre, j'aurais à justifier mon inconstance; c'est à vous, qui m'en donnez un autre, à justifier la vôtre. [14] Quant aux esclaves qui sont venus grossir le nombre de mes sujets pour conquérir leur liberté, quant aux terres que j'ai distribuées aux indigents, j'ai encore pour excuse de ma conduite l'époque à laquelle ces faits se sont passés. [15] Quelles que soient ces mesures, je les avais déjà prises lorsque vous vous êtes alliés avec moi, et que vous avez accepté mon secours dans votre guerre contre Philippe. [16] Mais en supposant que j'eusse agi de la sorte hier, je ne vous demanderais pas en quoi j'aurais blessé vos intérêts ou violé votre alliance; je vous dirais que j'ai suivi en cela les coutumes et les usages de nos ancêtres. [17] Ne jugez pas d'après vos lois et vos usages ce qui se fait à Lacédémone. Ici les rapprochements ne sont pas même nécessaires. Chez vous, c'est le revenu qui place un citoyen dans la cavalerie ou dans l'infanterie; un petit nombre de riches ont tout le pouvoir, le reste du peuple vit dans leur dépendance. [18] Notre législateur n'a voulu ni concentrer le pouvoir dans les mains de quelques citoyens, qui forment ce que vous appelez le sénat, ni donner à tel ou tel ordre la prééminence dans l'état; il a pensé qu'en établissant l'égalité des rangs et des fortunes, il ménagerait à la patrie un plus grand nombre de bras prêts à s'armer pour sa défense. [19] J'ai parlé trop longuement, je l'avoue, pour un Spartiate; et je pouvais dire en deux mots que, depuis mon alliance avec vous je n'ai rien fait qui vous ait donné le regret de m'avoir pour allié. » 
XXXII [1] Le général romain répondit: « Nous ne sommes ni vos amis, ni vos alliés; c'est avec Pélops, légitime possesseur du trône de Lacédémone, que nous avons traité. [2] Les droits de ce prince ont été usurpés par les tyrans, qui se sont violemment emparés de la couronne après lui, à la faveur des guerres que nous avons eues à soutenir successivement soit contre Carthage, soit contre les Gaulois, soit contre d'autres ennemis; c'est ainsi que vous-même vous les avez usurpés pendant la dernière guerre de Macédoine. [3] Ne serions-nous pas fort peu conséquents avec nous-mêmes, si, après avoir pris les armes contre Philippe pour affranchir la Grèce, nous faisions alliance avec un tyran, et avec le tyran le plus cruel et le plus féroce qui ait jamais existé? [4] Mais n'eussiez-vous pas pris Argos par trahison, n'eussiez-vous pas refusé de la rendre, nous devions, en affranchissant toute la Grèce, rétablir Lacédémone elle-même dans la jouissance de son antique liberté et de ses lois, que vous venez d'invoquer, comme un autre Lycurgue! [5] Quoi! nous veillerions à ce que les garnisons de Philippe évacuent Iasos et Bargyliae, et nous vous laisserions fouler aux pieds Argos et Lacédémone, ces deux villes fameuses, jadis les flambeaux de la Grèce, dont l'esclavage ternirait la gloire que nous a value l'affranchissement de la Grèce? [6] Mais, dit-on, les Argiens étaient du parti de Philippe. Nous vous dispensons, Nabis, de venger nos offenses. Nous savons d'ailleurs positivement que ce fut le crime de deux ou trois citoyens au plus et non celui de tous; [7] il n'y a pas eu en cette circonstance de délibération publique, pas plus que lorsqu'on vous a appelés vous et vos troupes et qu'on vous a remis la citadelle. [8] Les Thessaliens, les Phocidiens et les Locriens avaient embrassé unanimement le parti de Philippe; nous le savions; et cependant nous les avons affranchis avec le reste de la Grèce. Comment croyez-vous donc que nous devions agir à l'égard des Argiens, qui n'ont à se reprocher aucun tort public? [9] On vous fait un crime, dites-vous, d'avoir appelé les esclaves à la liberté, et d'avoir distribué des terres aux indigents. Ce sont des torts graves, en effet; mais que sont-ils en comparaison des forfaits sans nombre que vous et les vôtres commettez tous les jours? [10] Convoquez les habitants d'Argos ou de Lacédémone, et laissez-les parler en toute liberté: vous pourrez apprendre d'eux les véritables griefs dont on charge votre épouvantable tyrannie. [11] Je n'irai pas chercher des exemples bien anciens; quels flots de sang votre digne gendre Pythagore n'a-t-il pas fait couler dans Argos, presque sous mes yeux? Vous-même n'en avez-vous pas versé des torrents, au moment où je touchais presque aux frontières de la Laconie? [12] Allons, faites du moins amener ici chargés de leurs fers ces malheureux qui ont été arrêtés en pleine assemblée, et qu'en présence de tous vos concitoyens vous avez promis de garder dans vos cachots; montrez-les, et que leurs infortunés parents, qui les pleurent à tort, sans doute, apprennent qu'ils existent encore. [13] Je prévois votre objection: quel que soit leur sort, que vous importe, Romains? Oseriez-vous faire cette réponse aux libérateurs de la Grèce? à ceux qui pour l'affranchir ont traversé la mer et fait la guerre sur les deux éléments? [14] Après tout, dites-vous, je n'ai point à proprement parler trahi mes devoirs envers vous, Romains, ni mes serments d'amitié et d'alliance. Combien de fois faut-il vous prouver que vous les avez trahis? Mais je ne veux pas prolonger ce débat; je me résume en quelques mots. [15] Comment viole-t-on une alliance? Il y a deux manières surtout: c'est de traiter en ennemis les amis de ses alliés, ou de se joindre à leurs ennemis. [16] N'avez-vous pas fait l'un et l'autre? Messène était entrée dans notre alliance par le même traité et aux mêmes conditions que Lacédémone; vous qui étiez aussi notre allié, vous avez emporté d'assaut et l'épée à la main cette ville notre alliée. [17] Philippe était notre ennemi; vous vous êtes unis l'un l'autre par des noeuds d'alliance, et même, justes dieux! par des liens de parenté, grâce à l'entremise de Philoclès, un de ses lieutenants. [18] Vous nous avez fait la guerre; vous avez infesté de vos pirateries les parages du cap Malée; vous avez fait arrêter et mettre à mort plus de citoyens romains que Philippe; [19] et la côte de Macédoine a été plus sûre que le cap Malée pour les vaisseaux chargés de nos convois. [20] Cessez donc, cessez d'invoquer la sainteté des serments et des traités: jetez ce masque hypocrite dont vous vous couvrez, et parlez-nous comme tyran et comme ennemi. » 
XXXIII [1] Aussitôt Aristène, employant tour à tour les conseils et les prières, engagea Nabis à sauver, pendant qu'il le pouvait encore et que l'occasion lui en était offerte, ses jours et sa fortune. [2] Puis il se mit à lui rappeler les noms de tous les tyrans des villes voisines, qui après avoir renoncé au pouvoir et rendu la liberté à leurs sujets, avaient passé au milieu d'eux une vieillesse paisible et honorée. [3] Ces discours et ces réponses prolongèrent l'entrevue presque jusqu'à la nuit. Le lendemain, Nabis déclara qu'il abandonnait Argos et qu'il en retirait sa garnison, puisque telle était la volonté des Romains; il promit de rendre les prisonniers et les transfuges. [4] Il demanda que, si on avait quelque autre condition à lui imposer, on la lui remit par écrit, afin qu'il pût en délibérer avec ses amis. [5] On laissa ainsi au tyran le temps de la réflexion; et de son côté Quinctius tint un conseil, où il admit les chefs des alliés. [6] L'avis du plus grand nombre fut qu'il fallait continuer les hostilités et exterminer le tyran. « C'était, disait-on, le seul moyen d'assurer l'indépendance de 1a Grèce. [7] Il aurait beaucoup mieux valu ne pas commencer la guerre contre lui que d'y renoncer après l'avoir entreprise. [8] Cette espèce d'approbation accordée à son despotisme ne ferait qu'affermir son injuste puissance en lui donnant pour appui le peuple romain lui- même; et son exemple encouragerait dans les autres cités une foule d'ambitieux à attenter aux libertés de leurs concitoyens. [9] Mais le général inclinait pour la paix; il voyait que, s'il forçait l'ennemi à se renfermer dans ses murs, il n'aurait plus d'autre parti que de faire le siège de la ville, et que ce siège serait long. [10] « Il s'agissait en effet, disait-il, non plus de Gytheum, qui après tout s'était rendue et n'avait pas été emportée d'assaut, mais de Lacédémone, qui était une ville très puissante, bien pourvue d'armes et de défenseurs. [11] On n'avait eu jusqu'à présent qu'une seule espérance, c'était que l'approche de l'armée fit éclater quelque dissension ou quelque révolte parmi les habitants. Mais la vue même des enseignes qui s'avançaient jusqu'aux portes n'avait excité aucun mouvement. [12] Antiochus, ajoutait-il, n'était pas disposé à observer la paix, ainsi que l'annonçait Villius, revenu de son ambassade à la cour de ce prince; il était repassé en Europe avec des forces de terre et de mer beaucoup plus considérables. [13] Si l'on employait l'armée au siège de Lacédémone, quels autres soldats pourrait-on opposer à un monarque si puissant et si redoutable? » [14] Voilà ce qu'il répétait tout haut; mais au fond du cœur il était préoccupé de la crainte qu'un des nouveaux consuls n'obtînt du sort le département de la Grèce, et qu'un successeur ne vînt lui enlever l'honneur de terminer cette guerre. 
XXXIV [1] Voyant qu'il ne faisait aucune impression sur les alliés en combattant l'opinion générale, il feignit de se rendre à leur avis et les ramena tous au sien. [2] « À la bonne heure, dit-il, puisque vous le voulez, assiégeons Lacédémone; mais, vous le savez, le siège d'une ville est une opération lente et dont souvent les assiégeants sont plus tôt las que les assiégés. Afin donc de ne pas voir vos espérances déjouées, il faut vous disposer dès à présent à passer l'hiver sous les murs de Lacédémone. [3] Si ces lenteurs n'offraient que des fatigues et des dangers, je vous exhorterais à préparer vos forces et vos courages pour tout braver. [4] Mais elles entraîneront aussi des dépenses considérables pour les travaux, les constructions et les machines nécessaires au siège d'une si grande ville, pour le transport des convois destinés à assurer votre subsistance et la nôtre pendant l'hiver. [5] Si vous voulez éviter les embarras imprévus, et ne pas vous exposer à la honte d'abandonner votre entreprise, je pense qu'il serait bon d'écrire auparavant à vos républiques pour savoir quelles sont les intentions de chacune d'elles, et quelles forces elle peut mettre sur pied. [6] Ce n'est pas que je n'aie assez et même trop de troupes auxiliaires; mais plus nous serons nombreux et plus nous aurons besoin de provisions. Le pays ennemi n'offre plus qu'un sol nu et dévasté. En outre la mauvaise saison approche, et les convois éloignés arriveront avec peine. » [7] Ces paroles ramenèrent l'attention de chacun sur les obstacles qu'il pouvait rencontrer dans sa patrie: on avait à redouter la mollesse de ceux qui y étaient restés, leurs préventions jalouses et leurs calomnies contre les soldats, [8] la difficulté d'un accord unanime là où les suffrages sont libres, l'épuisement du trésor public et la mesquinerie des particuliers dans le paiement des contributions. [9] Tous les assistants changèrent donc brusquement d'avis, et laissèrent le général entièrement maître de faire ce qu'il jugerait utile aux intérêts du peuple romain et des alliés. 
XXXV [1] Alors Quinctius réunit seulement ses lieutenants et ses tribuns militaires, [2] et arrêta de concert avec eux les bases suivantes de la paix qu'on accorderait au tyran: « Il y aurait une trêve de six mois entre Nabis d'une part, les Romains, le roi Eumène et les Rhodiens d'autre part. T. Quinctius et Nabis enverraient sur- le-champ des ambassadeurs à Rome, pour faire ratifier la paix par le sénat. [3] La trêve commencerait le jour même où les conditions de la paix seraient notifiées par écrit â Nabis; dans l'espace de dix jours à partir de ce moment, Argos et toutes les autres places fortes de son territoire seraient évacuées par les garnisons de Nabis, et remises aux Romains en toute liberté; [4] on n'en ferait sortir aucun esclave appartenant au roi, à la ville ou à des particuliers; tous ceux qu'on en avait déjà fait sortir seraient rendus exactement à leurs maîtres. [5] Nabis restituerait aux cités maritimes les vaisseaux qu'il leur avait enlevés; il ne garderait pour lui-même que deux barques à seize rames au plus. [6] Il remettrait à toutes les villes alliées du peuple romain leurs prisonniers et leurs transfuges, et aux Messéniens tous les objets qui seraient retrouvés et reconnus par leurs propriétaires. [7] Il laisserait reprendre aux exilés lacédémoniens leurs enfants et leurs femmes, si celles-ci voulaient suivre leurs maris; mais il ne pourrait forcer aucune d'elles à les accompagner en exil. [8] Il remettrait exactement en possession de tous leurs biens ceux de ses mercenaires qui seraient retournés dans leurs foyers ou qui auraient passé dans le camp romain. [9] Il ne pourrait avoir aucune ville dans l'île de Crète, et rendrait aux Romains celles qu'il y aurait. Il ne ferait d'alliance avec aucun peuple crétois ni avec aucun autre; il ne prendrait pas les armes contre eux. [10] Il retirerait ses garnisons de toutes les villes qu'il livrerait ou qui se placeraient avec leurs dépendances sous la protection et la loi du peuple romain; ni lui ni les siens n'entreprendraient rien contre elles. [11] Il n'élèverait aucune place forte, aucune citadelle sur son propre territoire ou sur les terres des autres. Il donnerait, pour garantie de l'exécution du traité, cinq otages au choix du général romain, parmi lesquels se trouverait son fils; il paierait cent talents d'argent comptant et cinquante talents d'année en année pendant huit ans. » 
XXXVI [1] Ces clauses furent mises par écrit, et Quinctius, rapprochant son camp de Lacédémone, les envoya au tyran. [2] Nabis en fut d'abord peu satisfait; il ne s'applaudit que d'un seul point, c'est que contre son attente il n'était pas question de rappeler les proscrits; mais ce qui le blessait le plus, c'était de se voir enlever ses vaisseaux et ses villes maritimes, [3] car il avait tiré de grands profits de la mer, en infestant de ses pirateries tous les parages du cap Malée. La jeunesse de ces villes formait en outre la meilleure partie de ses troupes. [4] Il n'avait discuté ces conditions qu'en secret avec ses amis; cependant elles furent bientôt publiques, grâce à la légèreté ordinaire des courtisans qui ne savent être ni fidèles ni discrets. [5] On se mit à critiquer le traité moins dans son ensemble que dans ses détails. Chacun y blâmait ce qui le touchait personnellement. Ceux qui avaient épousé les femmes des bannis, ou qui possédaient quelque partie de leurs biens, se regardaient comme victimes d'une spoliation et non comme obligés à une restitution légitime; aussi témoignaient-ils beaucoup d'indignation. [6] Les esclaves, affranchis par le tyran, avaient devant les yeux non seulement la perte de leur liberté, mais une servitude bien plus affreuse qu'auparavant, s'ils retombaient au pouvoir de maîtres irrités. [7] Les soldats mercenaires songeaient avec peine que la paix leur enlevait le prix d'un service lucratif, et qu'il ne leur était plus possible de retourner au milieu de leurs compatriotes, dont la haine ne s'acharnait pas plus contre les tyrans que contre leurs satellites. 
XXXVII [1] On se communiqua d'abord ces murmures dans les réunions; puis tout à coup on courut aux armes.[2] Nabis voyant que la sédition menaçait de devenir grave, convoqua le peuple à une assemblée générale. [3] Là, il exposa les prétentions des Romains; il inventa même à plaisir certaines clauses plus dures et plus révoltantes encore. Interrompu à chaque article par les cris, soit de l'assemblée tout entière, soit d'une partie du peuple, il demanda ce qu'on voulait qu'il répondît ou qu'il fît. [4] On s'écria presque tout d'une voix qu'il n'y avait rien à répondre, qu'il fallait faire la guerre. Puis, comme il arrive toujours quand les masses sont agitées, ce fut à qui lui dirait d'avoir bon courage, de ne point se désespérer. On répétait que la fortune seconde les braves. [5] Animé par ces clameurs, le tyran déclara qu'Antiochus et les Étoliens viendraient à leur secours, et que d'ailleurs il avait assez de troupes pour soutenir un siège. [6] Personne ne songea plus à la paix, et, résolus à ne pas rester plus longtemps en repos, ils coururent tous occuper les différents postes. Quelques-uns d'entre eux firent une sortie, lancèrent leurs traits contre les Romains, et leur apprirent par cette attaque soudaine qu'il fallait reprendre les hostilités. [7] Les quatre jours qui suivirent. se passèrent en escarmouches sans résultat bien certain. [8] Le cinquième jour il y eut presque une bataille rangée. Les Lacédémoniens furent enfoncés et regagnèrent la ville, dans un tel désordre, que plusieurs soldats romains, acharnés à la poursuite des fuyards, y entrèrent avec eux par les brèches qui existaient alors. 
XXXVIII [1] Quinctius, voyant que l'effroi produit par cette défaite avait suspendu les sorties des ennemis, pensa qu'il n'avait plus qu'à faire un siège régulier; il envoya donc chercher à Gytheum toutes les troupes de marine, et pendant ce temps, il fit le tour des murs avec ses tribuns militaires afin de reconnaître la situation de la place. [2] Sparte n'avait point jadis de remparts. C'étaient ses tyrans qui avaient naguère fortifié les endroits accessibles et bas, se contentant de couvrir par des postes, au lieu de remparts, les parties hautes et d'un accès plus difficile. [3] Après avoir suffisamment examiné les lieux, Quinctius jugea qu'il fallait établir un blocus. Il investit donc la place avec toutes ses troupes de terre et de mer, qui se montaient à cinquante mille hommes d'infanterie et de cavalerie, tant Romains qu'alliés. [4] Les uns apportèrent des échelles, les autres des feux, d'autres encore les machines propres soit à donner l'assaut, soit à répandre la terreur. Tous les soldats eurent ordre de commencer l'attaque sur tous les points à la fois, pour donner l'alarme partout aux Lacédémoniens et les mettre dans l'impossibilité de savoir où se porter d'abord, où diriger des secours. [5] L'élite de l'armée fut partagée en trois corps: l'un devait attaquer par le temple d'Apollon, l'autre par celui de Dictynne, le troisième par le quartier qu'on nomme Heptagonies: ce sont toutes des parties ouvertes et sans murailles. [6] Quoique un danger pressant environnât la ville de tous côtés et que le tyran fût effrayé et des clameurs inattendues et des messages alarmants qui lui arrivaient coup sur coup, on le vit d'abord porter en personne ou diriger des secours vers les points les plus menacés; [7] mais lorsque tout autour de lui céda à l'épouvante, il tomba lui-même dans un tel abattement qu'il devint incapable de donner les ordres nécessaires ou d'entendre des avis utiles; il ne pouvait plus prendre un parti; il avait perdu l'esprit. 
XXXIX [1] Les Lacédémoniens soutinrent d'abord l'effort des Romains, à la faveur de l'espace étroit dans lequel ils combattaient, et malgré la diversité des trois attaques simultanées; mais à mesure que l'action devint plus vive, la lutte cessa d'être égale. [2] Les Lacédémoniens lançaient des traits, dont le soldat romain pouvait facilement se garantir à l'abri de son grand bouclier, et qui ne portaient pas ou effleuraient à peine. [3] Le peu d'étendue du terrain et la foule des combattants ne leur permettaient ni de prendre assez d'élan pour imprimer plus de force à leurs traits, ni de se mouvoir en liberté et de se tenir fermes sur leurs pieds. [4] Aussi, de tous ces traits lancés de front, aucun n'arrivait jusqu'au corps des Romains, un très petit nombre s'enfonçaient dans leurs boucliers. [5] Ils eurent pourtant quelques blessés; mais ce fut par des ennemis qui les ajustaient de côté et de lieux plus élevés. D'autres aussi, qui s'étaient portés en avant, furent assaillis à l'improviste du haut des toits d'où étaient lancées non seulement des flèches, mais même des tuiles. [6] Ils se couvrirent alors la tête de leurs boucliers, et, les appuyant l'un contre l'autre de manière à former une tortue, ils s'avancèrent sans craindre les coups partis de loin et sans laisser d'intervalle par où on pût les atteindre de près. [7] Ils furent arrêtés quelque temps aux premières issues, qui étaient fort étroites et encombrées de leurs troupes et de celles des assiégés; mais lorsqu'ils furent arrivés à des rues plus larges, en repoussant l'ennemi pas à pas, leur charge devint irrésistible. [8] Les Lacédémoniens prirent alors la fuite et se retirèrent en désordre sur les hauteurs. Nabis, éperdu et croyant la ville prise, cherchait autour de lui une issue pour s'échapper. [9] Pythagore, qui jusque-là avait montré toute la prudence et rempli les devoirs d'un général, pourvoit seul au salut de Lacédémone. Il fit mettre le feu aux édifices voisins du rempart. [10] En un moment l'incendie devint universel, par le soin qu'on prit d'en étendre les progrès, au lieu de s'occuper à l'éteindre, [11] et les maisons s'écroulaient sur les Romains; des débris de tuiles, des poutres embrasées arrivaient jusqu'à eux; la flamme les environnait de tous côtés, et des tourbillons de fumée, grossissant le péril, inspiraient les plus vives terreurs. [12] Aussi ceux des Romains qui donnaient l'assaut en dehors de la ville, s'éloignèrent- ils des murs, et ceux qui y étaient entrés déjà, craignant d'être séparés de leurs compagnons d'armes par l'incendie qui se développait derrière eux, revinrent sur leurs pas. [13] Quinctius, instruit de ce qui se passait, fit sonner la retraite; et les Romains forcés d'abandonner une ville dont ils étaient presque les maîtres, rentrèrent dans leur camp. 
XL [1] Quinctius, qui comptait plus sur l'effroi des ennemis que sur ses propres forces, employa les trois jours suivants à entretenir leurs alarmes, soit en les harcelant, soit en élevant des ouvrages de divers côtés pour leur fermer toutes les issues. [2] Découragé par ces démonstrations, le tyran envoya de nouveau Pythagore auprès de Quinctius, qui refusa d'abord de le voir et lui ordonna de quitter son camp. Mais l'ambassadeur insista d'un ton suppliant, se jeta aux genoux du proconsul et obtint enfin une audience. [3] Il commença par déclarer qu'il s'abandonnait entièrement à la merci des Romains; [4] puis, comme on ne voulut point de cette vague soumission qu'on trouvait illusoire, il en vint à accepter une trêve aux conditions qui avaient été notifiées par écrit quelques jours auparavant, paya le tribut et livra des otages. [5] Pendant le siège de Lacédémone, les Argiens, informés par les courriers qui arrivaient presque coup sur coup que la ville était sur le point de succomber, prirent aussi les armes, [6] et profitèrent de l'absence de Pythagore, qui avait emmené l'élite de la garnison; méprisant le petit nombre de soldats restés dans la citadelle, ils les attaquèrent sous la conduite d'un certain Archippus, et les chassèrent. [7] Leur chef Timocrate de Pellène, qui avait montré de l'humanité, eut la vie sauve et put s'en aller sur la foi des serments. Argos s'applaudissait de sa délivrance, lorsque Quinctius y arriva après avoir accordé la paix au tyran, congédié Eumène et les Rhodiens et renvoyé son frère L. Quinctius de Lacédémone à sa flotte. 
XLI [1] Dans les transports de leur joie, les Argiens indiquèrent pour le jour même de l'arrivée des Romains et de leur général la célébration des jeux néméens, la plus brillante de leurs solennités et celle qui attirait le plus de monde: les calamités de la guerre l'avaient fait ajourner. Ils en offrirent la présidence à Quinctius. [2] Plusieurs circonstances mettaient le comble à leur allégresse: ils avaient vu revenir de Lacédémone leurs concitoyens, enlevés naguère par Pythagore et avant lui par Nabis; [3] ils voyaient aussi de retour ceux qui, après la découverte de la conjuration par Pythagore, avaient échappé par la fuite au massacre déjà commencé; enfin ils jouissaient de leur liberté si longtemps suspendue, et ils possédaient au milieu d'eux les Romains, leurs libérateurs, qui n'avaient déclaré la guerre au tyran que pour eux. Aux jeux néméens, comme aux jeux isthmiques, la voix du héraut proclama aussi la liberté des Argiens. [4] Mais si les Achéens étaient heureux de voir Argos rentrée dans la ligue achéenne, l'esclavage de Lacédémone, qu'on avait laissée en quelque sorte attachée à la tyrannie, mêlait quelque amertume à la joie qu'ils ressentaient. [5] Quant aux Étoliens, ils ne manquaient pas de calomnier la conduite des Romains dans toutes leurs assemblées. « On n'avait, disaient-ils, cessé de combattre Philippe qu'après l'avoir contraint à évacuer toutes les villes de la Grèce. On avait, an contraire, laissé Lacédémone au tyran, [6] tandis que le roi légitime, qui avait servi dans l'armée romaine, et une foule d'autres citoyens illustres, étaient condamnés à vivre dans l'exil: [7] le peuple romain s'était fait le soutien du despotisme de Nabis. » D'Argos, Quinctius ramena ses troupes à Elatia, qui avait été son point de départ pour la guerre de Sparte. [8] Des historiens prétendent que ce ne fut pas en sortant de sa capitale que le tyran rencontra les Romains, [9] mais qu'il alla camper en face de leurs retranchements; qu'après avoir longtemps attendu les secours des Étoliens, il fut enfin réduit à livrer bataille, parce que ses fourrageurs avaient été surpris et chargés par les Romains; [10] qu'il fut vaincu dans cette journée, perdit son camp et demanda la paix. Quinze mille de ses soldats avaient péri, plus de quatre mille étaient prisonniers. 
XLII [1] On reçut presque en même temps à Rome les dépêches de T. Quinctius sur les opérations de Laconie, et celles du consul M. Porcius sur la guerre d'Espagne. Le sénat décréta trois jours de supplications en l'honneur de ces deux généraux. [2] L'autre consul, L. Valérius, voyant que, depuis la défaite des Boïens près de la forêt Litana, sa province était tranquille, [3] revint à Rome pour les comices, et proclama consuls P. Cornélius Scipion l'Africain pour la seconde fois, et Ti. Sempronius Longus. Les pères de ces deux magistrats avaient été consuls la première année de la seconde guerre punique. [4] Ensuite eurent lieu les comices prétoriens, où l'on nomma P. Cornélius Scipion, les deux Cn. Cornélius, Merenda et Blasio, Cn. Domitius Ahénobarbus, Sext. Digitius et T. Juventius Thalna. Après la tenue des comices, le consul retourna dans sa province. [5] Cette année, les habitants de Férentinum essayèrent de faire établir un nouveau privilège en faveur des Latins qui se faisaient admettre dans une colonie romaine; ils demandèrent qu'on les considérât comme citoyens romains. [6] À leur exemple, des colons qui s'étaient fait admettre à Putéoles, à Salerne et à Buxente, élevaient les mêmes prétentions; le sénat décida qu'ils n'étaient point citoyens romains. 
XLIII [1] Au commencement de l'année où Scipion l'Africain, consul pour la seconde fois, et Ti. Sempronius Longus prirent possession de leur charge, deux ambassadeurs de Nabis arrivèrent à Rome. [2] Le sénat leur donna audience hors de la ville, dans le temple d'Apollon. Ils demandèrent et obtinrent la ratification de la paix qui avait été conclue avec T. Quinctius. [3] Il fut ensuite question du partage des provinces: l'avis presque unanime des sénateurs fut d'assigner l'Italie pour département aux deux consuls, puisque les guerres d'Espagne et de Macédoine étaient terminées. [4] Scipion représenta « qu'il suffisait d'un consul pour l'Italie, et qu'il fallait décerner la Macédoine à l'autre. On était menacé, dit-il, d'une guerre sérieuse de la part d'Antiochus, et déjà ce prince était passé en Europe sans qu'on l'eût provoqué. [5] Que ne ferait- il pas lorsqu'il se verrait appelé par les Étoliens, dont les dispositions hostiles n'étaient plus douteuses, et poussé à la guerre par Hannibal, ce fameux capitaine qui avait tant de fois battu les Romains? » [6] Pendant cette discussion sur les provinces consulaires, les préteurs tirèrent au sort leurs départements: Cn. Domitius eut la juridiction de la ville, T. Juventius celle des étrangers, [7] P. Cornélius l'Espagne ultérieure, Sex. Digitius la citérieure, Cn. Cornélius Blasio la Sicile, son frère Mérenda la Sardaigne. [8] On ne voulut pas faire passer une nouvelle armée en Macédoine; celle qui y était devait être ramenée en Italie par Quinctius et licenciée, ainsi que l'armée qui servait en Espagne sous les ordres de Caton. [9] Les deux consuls reçurent l'Italie pour département, avec ordre d'enrôler deux légions urbaines. Ainsi, après les licenciements prescrits par le sénat, les forces romaines devaient se monter à huit légions.
XLIV [1] La fête du Ver sacrum avait été célébrée l'année précédente, sous le consulat de M. Porcius et de L. Valérius. [2] Le grand-pontife P. Licinius ayant déclaré d'abord au collège sacerdotal, puis aux sénateurs d'après l'avis du collège, que la cérémonie n'avait pas été régulière, il fut décidé qu'on la recommencerait au gré des pontifes, et qu'on célébrerait aussi avec toute la magnificence. ordinaire les grands jeux qui avaient été voués en même temps. [3] On considéra comme Ver sacrum tout le bétail né depuis les calendes de mars jusqu'à la veille des calendes de mai, sous le consulat de P. Cornélius Scipion et de Ti. Sempronius Longus. [4] On tint ensuite les comices censoriens Sex. Aelius Paetus et. C. Cornélius Céthégus, élevés à la censure, choisirent pour prince du sénat le consul P. Scipion, que leurs prédécesseurs avaient aussi revêtu de cette dignité. Ils rayèrent de la liste du sénat trois personnages seulement, dont aucun n'avait exercé une magistrature curule. [5] Ils se rendirent aussi très agréables au sénat en ordonnant aux édiles curules de réserver pour les membres de ce corps des places particulières aux représentations des jeux romains; jusqu'alors, plébéiens et patriciens avaient été confondus au spectacle. Quelques chevaliers furent aussi privés de leur cheval par les censeurs; mais aucun ordre de l'état ne fut traité avec rigueur. Ils firent restaurer et agrandir le vestibule du temple de la Liberté, [6] et on célébra la cérémonie du Ver sacrum et les jeux votifs promis par le consul Ser. Sulpicius Galba. Un complot devait éclater pendant que l'attention publique serait absorbée tout entière par ces fêtes. [7] Q. Pléminius, qui avait été jeté dans les fers en punition des sacrilèges et des crimes commis par lui à Locres, avait soudoyé quelques misérables qui devaient, pendant la nuit, mettre le feu à plusieurs quartiers de Rome en même temps; il espérait, à la faveur du désordre et de l'alarme que l'obscurité répandrait dans la ville, pouvoir briser les portes de sa prison. [8] Ce complot fut découvert par les révélations de quelques complices, et déféré au sénat. Pléminius fut plongé dans un cachot où on le mit à mort. 
XLV [1] Des colonies de citoyens romains furent envoyées cette année à Putéoles, à Vulturne et à Literne; elles étaient chacune de trois cents hommes. [2] On en envoya également à Salerne et à Buxente. Les triumvirs, chargés de leur établissement, furent Ti. Sempronius Longus, alors consul, M. Servilius et Q. Minucius Thermus. On leur distribua un territoire qui avait appartenu aux Campaniens. [3] Siponte reçut aussi une colonie romaine, qui fut établie dans un territoire des Arpiniens par les triumvirs D. Junius Brutus, M. Baebius Tamphilus et M. Helvius. Il en fut de même pour les villes de Tempsa et de Crotone. [4] Le territoire de Tempsa avait été conquis sur les Bruttiens qui en avaient chassé les Grecs. Crotone était encore habitée par des Grecs. [5] Les triumvirs Cn. Octavius, L. Aemilius Paulus et C. Laetorius veillèrent à l'établissement de Crotone; L. Cornélius Mérula et C. Salonius à celui de Tempsa. [6] Il y eut aussi cette année des prodiges: les uns eurent lieu à Rome, les autres y furent annoncés. Au forum, au comice, au Capitole, on aperçut des gouttes de sang; [7] on vit à plusieurs reprises une pluie de terre, et la tête de Vulcain toute en feu. Voici les prodiges dont on reçut la nouvelle les eaux du Nar s'étaient changées en lait; à Ariminum, des enfants de condition libre étaient venus au monde sans yeux et sans nez; dans le Picénum, un enfant était né sans mains et sans pieds. Par ordre des pontifes, on expia ces prodiges; [8] on offrit aussi un sacrifice novendial parce que les habitants d'Hadria avaient fait savoir qu'une pluie de pierres était tombée sur leur territoire. 
XLVI [1] En Gaule, le proconsul L. Valérius Flaccus livra bataille près de Milan aux Gaulois Insubres et aux Boïens, qui, sous la conduite de Dorulac, avaient passé le Pô pour soulever les Insubres. Il leur tua dix mille hommes. [2] Pendant ce temps, son collègue Caton triompha de l'Espagne. Il fit porter devant lui vingt-cinq mille livres pesant d'argent en lingots, cent vingt-trois mille de monnaies avec l'empreinte du char à deux chevaux, cinq cent quarante d'argent d'Osca, et quatorze cents livres pesant d'or. [3] Il distribua sur le butin deux cent soixante-dix as à chacun de ses soldats et le triple à chaque cavalier. [4] Le consul Ti. Sempronius, arrivé dans sa province, conduisit d'abord ses légions sur le territoire des Boïens. Le roi de cette nation, Boïorix, secondé de ses deux frères, avait fait prendre les armes à tous les Boïens, et il campait en plaine pour montrer qu'il était prêt à combattre, si les Romains entraient dans le pays. [5] Le consul, informé du nombre des ennemis et de la confiance qui les animait, dépêcha un courrier à son collègue pour le prier de venir le joindre en toute hâte, et lui dire qu'il tâcherait de traîner les choses en longueur jusqu'à son arrivée. [6] Le motif qui engageait le consul à différer poussait, au contraire, les Gaulois à brusquer un combat; ils étaient d'ailleurs excités par les lenteurs mêmes de leurs ennemis, et ils voulaient en finir avant la réunion des deux armées consulaires. [7] Les deux premiers jours cependant ils se contentèrent de rester en lignes, disposés à en venir aux mains si le consul sortait de son camp; le troisième jour, ils s'avancèrent jusqu'au pied des retranchements et donnèrent un assaut général. [8] Sempronius fit aussitôt prendre les armes à ses soldats. Quand ils furent armés, il les retint quelque temps dans leurs lignes, afin d'augmenter la confiance aveugle des ennemis, et de disposer ses différents corps à faire une sortie. [9] Deux légions eurent ordre de sortir par les deux portes principales. [10] Mais, au moment même où elles exécutaient leur mouvement, elles trouvèrent les issues fermées par les Gaulois, qui s'y portaient en masse. On combattit donc longtemps dans un étroit espace, non seulement à coups d'épées, mais boucliers contre boucliers, homme contre homme; [11] on cherchait à se repousser, les Romains pour sortir de leur camp, les Gaulois pour y pénétrer, ou du moins pour empêcher les Romains d'en sortir. [12] Aucun des deux partis ne voulait céder le terrain, lorsqu'un centurion du premier manipule de la seconde légion, nommé L. Victorius, et un tribun militaire de la quatrième, nommé C. Atinius, eurent recours à un expédient qui avait souvent réussi dans des moments critiques; ils arrachèrent les enseignes à ceux qui les portaient, et les jetèrent dans les rangs ennemis. [13] Les Romains réunirent alors tous leurs efforts pour recouvrer ces enseignes, et la seconde légion parvint la première à franchir la porte du camp. 
XLVII [1] Déjà ce corps combattait hors des retranchements, et la quatrième légion était encore arrêtée à la porte, lorsqu'un grand bruit se fit entendre à l'autre extrémité du camp. [2] Les Gaulois avaient forcé la porte questorienne et tué, après une vigoureuse résistance, le questeur L. Postumius, surnommé Tympanus, les préfets des alliés M. Atinius et P. Sempronius, et environ deux cents soldats. [3] Le camp était pris de ce côté-là; le consul envoya pour défendre 1a porte questorienne une cohorte extraordinaire, qui tailla en pièces ou chassa du camp ceux des ennemis qui avaient déjà pénétré dans l'enceinte, et repoussa ceux qui cherchaient à les rejoindre. [4] En même temps, la quatrième légion réussit aussi à s'ouvrir passage avec deux cohortes extraordinaires. Ainsi trois actions simultanées étaient engagées autour du camp sur des points différents, et les cris confus qui parvenaient aux oreilles des combattants détournaient leur attention de l'ennemi qu'ils avaient en tête vers leurs camarades dont ils ignoraient le sort. [5] Jusqu'au milieu du jour, les forces des deux partis restèrent égales, et leurs espérances furent presque les mêmes. Mais la fatigue et la chaleur accablaient les corps mous et flasques des Gaulois: dévorés d'une soif brûlante, ils quittèrent le champ de bataille, et le petit nombre d'entre eux qui restèrent plièrent bientôt devant une charge impétueuse des Romains, et s'enfuirent dans leur camp. [6] Le consul fit alors sonner la retraite: à ce signal, la plupart des soldats revinrent sur leurs pas; mais quelques-uns, emportés par leur ardeur et comptant se rendre maîtres du camp des ennemis, les poursuivirent jusqu'aux retranchements. [7] Leur petit nombre rassura les Gaulois, qui firent une sortie générale, repoussèrent les Romains et les obligèrent à regagner leur camp, plus dociles aux conseils de la peur qu'ils ne l'avaient été aux ordres du consul. Ainsi les deux armées avaient été tour à tour mises en déroute ou victorieuses. [8] Les Gaulois avaient perdu onze mille hommes; les Romains cinq mille. Les Gaulois se retirèrent dans l'intérieur du pays. Le consul conduisit ses légions à Plaisance. 
XLVIII [1] Suivant quelques historiens, Scipion, après avoir fait sa jonction avec son collègue, parcourut les terres des Boïens et des Ligures en les ravageant, tant que les bois et les marais n'arrêtèrent pas sa marche. Suivant d'autres, il ne se signala par aucun exploit, et revint à Rome pour les comices. [2] Cette même année, T. Quinctius, qui avait ramené ses troupes dans leurs quartiers d'Elatia, y passa toute la saison d'hiver à rendre la justice et à réformer les abus que Philippe ou ses lieutenants avaient introduits dans les villes pour augmenter l'influence des partisans de la Macédoine, et détruire les privilèges et la liberté de ses adversaires. [3] Au commencement du printemps, il se rendit à Corinthe, où une assemblée générale avait été indiquée. Les députés de toutes les villes s'y trouvèrent réunis autour de sa personne, et il leur adressa un discours. [4] Il commença par rappeler les premiers traités d'alliance qui avaient uni Rome et la Grèce, les exploits des généraux qui l'avaient précédé en Macédoine, et ce qu'il avait fait lui-même. [5] Toutes ses paroles furent accueillies avec une grande faveur, excepté toutefois lorsqu'il fut question de Nabis. On trouvait qu'il convenait peu au libérateur de la Grèce d'avoir laissé un tyran, qui non seulement pesait sur sa patrie, [6] mais qui inspirait aussi la terreur à tous les états voisins, attaché comme un fléau rongeur à la plus illustre des cités grecques. 
XLIX [1] Quinctius n'ignorait pas cette disposition des esprits. Aussi avoua-t-il que s'il n'avait pas craint de sacrifier Lacédémone, il n'aurait point prêté l'oreille aux propositions du tyran; [2] mais que, convaincu de ne pouvoir l'écraser sans causer aussi la ruine totale de cette grande cité, il avait mieux aimé laisser subsister Nabis, après l'avoir affaibli et lui avoir ôté tout pouvoir de nuire, [3] que d'essayer, pour le salut de la ville, des remèdes trop violents, au risque de la voir succomber au cours même de sa délivrance. [4] À ces souvenirs du passé, il ajouta « qu'il avait l'intention de partir pour l'Italie, et d'y reconduire toute son armée; [5] qu'avant dix jours ils apprendraient l'évacuation de Demetrias et de Chalcis; qu'il allait à l'instant même et sous leurs yeux livrer l'Acrocorinthe aux Achéens, afin de montrer si les Romains étaient de meilleure foi que les Étoliens, [6] qui avaient publié partout qu'on avait eu tort de confier au peuple romain le dépôt de la liberté grecque, et qu'en secouant le joug de la Macédoine on n'avait fait que changer de maîtres. [7] Mais, dit-il, ce peuple n'avait jamais calculé la portée de ses paroles ni de ses actions. Quant aux autres états, il les engageait à juger leurs amis sur des faits et non sur des discours, à bien étudier ceux qui méritaient leur confiance et ceux dont ils devaient se garder; [8] enfin à user sagement de la liberté: contenue dans de justes bornes, elle faisait le salut des particuliers comme des états; mais, poussée à l'excès, elle dégénérait en licence et devenait aussi insupportable aux autres que funeste à ceux qui en abusent. [9] Il fallait maintenir la bonne harmonie entre les principaux habitants et les ordres divers de chaque cité, comme entre tous les états de la confédération. Contre leur union, les efforts des rois et des tyrans seraient impuissants. [10] Les dissensions et les troubles favorisaient les entreprises des ennemis extérieurs; car le parti qui avait le dessous dans la guerre civile aimait mieux se donner à un maître étranger que de se soumettre à un citoyen. [11] Cette liberté dont ils n'étaient pas redevables à leurs armes, mais que leur avait rendue la générosité d'un peuple étranger, c'était à eux de la conserver et de la défendre par leur vigilance, afin de montrer aux Romains que leurs bienfaits n'étaient pas mal placés et que la Grèce en était digne. » 
L [1] Ces avis presque paternels firent couler de tous les yeux des larmes de joie, et l'attendrissement gagna l'orateur lui- même. [2] Pendant quelques instants on entendit un murmure d'approbation; tous les Grecs s'exhortaient mutuellement à graver au fond de leurs coeurs ces paroles aussi sacrées pour eux que celles d'un oracle. [3] Le silence se rétablit ensuite, et Quinctius leur demanda de faire rechercher tous les citoyens romains qui pouvaient se trouver en esclavage chez eux, et de les lui envoyer avant deux mois en Thessalie. « Il serait peu honorable pour eux, ajouta-t-il, de garder comme esclaves dans un pays libre ceux qui l'avaient délivré. » [4] On lui répondit avec acclamation « qu'il avait acquis un nouveau droit à la reconnaissance des Grecs en leur rappelant un devoir si sacré, si indispensable. [5] Il y avait, en effet, une foule de prisonniers faits pendant la guerre punique, et vendus par Hannibal, parce que le sénat ne les avait point rachetés. [6] Ce qui prouve leur grand nombre, c'est que, au dire de Polybe, il en coûta cent talents aux Achéens pour leur rançon, qui avait été cependant fixée à cinq cents deniers par tête. À ce prix l'Achaïe en racheta douze cents. [7] Qu'on juge, sur cette proportion, de ce que devait en contenir vraisemblablement la Grèce tout entière. [8] L'assemblée n'était pas encore dissoute, qu'on vit la garnison descendre de l'Acrocorinthe, marcher droit à la porte de la ville et sortir. [9] Le général la suivit de près, escorté par tous les députés, qui le proclamaient leur sauveur et leur libérateur. Il reçut leurs adieux, les congédia et retourna à Elatia par le chemin qu'il avait pris en se rendant à Corinthe. [10] D'Elatia il fit partir son lieutenant App. Claudius à la tête de toute l'armée, avec ordre de la conduire à Oricum par la Thessalie et l'Épire, et de l'y attendre. [11] C'était là qu'il voulait s'embarquer pour l'Italie. Il écrivit aussi à son frère et lieutenant L. Quinctius, qui commandait la flotte, de rassembler dans ce port, de tous les points de la Grèce, ses bâtiments de transport. 
LI [1] Pour lui, il se rendit à Chalcis, en retira la garnison, ainsi que celles d'Oreus et d'Érétrie, et y tint une assemblée des villes de l'Eubée. [2] Il leur rappela dans quelle situation il avait trouvé l'île et en quel état il la laissait; puis il les congédia. [3] De là, il passa à Demetrias, [4] qu'il fit évacuer également, et suivi, comme à Corinthe et à Chalcis, de la population entière, il prit la route de Thessalie. Là, il avait non seulement à affranchir des villes; mais il lui fallait aussi substituer au désordre et à l'anarchie une forme de gouvernement supportable. [5] Les troubles de la Thessalie avaient pour cause, outre le malheur des temps et la violence ou le despotisme des rois, l'esprit remuant de la nation qui, dès les temps les plus anciens jusqu'à nos jours mêmes, n'a jamais su se réunir pour des comices, pour des assemblées générales ou particulières, sans qu'on ait vu éclater quelque sédition ou quelque désordre. [6] Quinctius nomma des juges et un sénat, en prenant surtout la fortune pour base de ses choix, et il donna dans les villes la plus grande influence à cette partie des citoyens qui avaient le plus intérêt à maintenir l'ordre et la paix publique. 
LII [1] Après avoir ainsi organisé la Thessalie, il se rendit par l'Épire à Oricum, où il devait s'embarquer. [2] D'Oricum il fit passer toutes ses troupes à Brindes, et, de cette ville jusqu'à Rome, leur voyage à travers l'Italie fut une espèce de marche triomphale où l'on voyait une masse de captifs et de dépouilles presque aussi nombreuse que l'armée elle même. [3] Arrivé à Rome, Quinctius eut audience du sénat hors de la ville pour faire le récit de ses exploits, et il obtint sans contestation le triomphe, qu'il avait si bien mérité. [4] La pompe dura trois jours. Le premier, il fit paraître les armes, les traits, les statues d'airain et de marbre, enlevés pour la plupart à Philippe plutôt qu'aux villes conquises. Le second jour, ce fut l'or et l'argent travaillé monnayé ou en lingots. [5] Il y avait dix-huit mille livres pesant d'argent en lingots, et deux cent soixante-dix d'argent travaillé, c'est-à- dire des vases de toute sorte et en grand nombre, presque tous ciselés, et dont quelques-uns étaient des chefs-d'oeuvre; beaucoup d'ouvrages en bronze; enfin dix boucliers d'argent. [6] En argent monnayé on comptait quatre-vingt-quatre mille pièces attiques nommées tétradrachmes, et dont chacune pèse à peu près trois deniers; [7] en or, trois mille sept cent quatorze livres pesant, un bouclier massif et quatorze mille cinq cent quatorze philippes. [8] Le troisième jour parurent les couronnes d'or données par les villes, au nombre de cent quatorze. [9] Devant le char marchaient les victimes, puis une foule de prisonniers et d'otages de distinction, parmi lesquels on remarquait Démétrius, fils du roi Philippe, et le Lacédémonien Arménès, fils du tyran Nabis. [10] Enfin venait Quinctius monté sur son char, et suivi de ses soldats qui formaient un cortège considérable; car il avait ramené de son département l'armée tout entière. [11] Il fit distribuer deux cent cinquante as à chaque fantassin, le double à chaque centurion, le triple à chaque cavalier. [12] L'éclat de ce triomphe fut rehaussé par la présence des prisonniers rachetés de l'esclavage, qui suivaient le char la tête rasée. 
LIII [1] À la fin de cette année, le tribun Q. Aelius Tubéro proposa au peuple en vertu d'un sénatus-consulte, et un plébiscite ordonna l'établissement de deux colonies latines, l'une dans le Bruttium, l'autre sur le territoire de Thurium. [2] On créa triumvirs en cette circonstance, avec des pouvoirs qui devaient durer trois ans, pour la colonie du Bruttium, Q. Naevius, M. Minucius Rufus et M. Furius Crassipes; pour le territoire de Thurium, Aulus Manlius, Q. Aelius, L. Apustius. Ces deux commissions furent nommées dans des comices tenus au Capitole par le préteur de la ville Cn. Domitius. [3] On dédia cette année aux dieux plusieurs temples: un à Juno Sospita, dans le marché aux légumes; il avait été voué quatre ans auparavant, pendant la guerre de Gaule, et construit par le consul C. Cornélius, qui en fit la dédicace comme censeur; [4] un autre au dieu Faune; il avait été construit deux ans auparavant avec le produit des amendes, par l'édile C. Scribonius et son collègue Cn. Domitius, qui en fit la dédicace comme préteur de la ville. [5] Un temple fut aussi dédié à Fortuna Primigenia, sur le mont Quirinal, par Q. Marcius Ralla, nommé duumvir à cet effet. [6] C'était P. Sempronius Sophus qui avait fait voeu de l'élever, dix ans auparavant, pendant la guerre punique, et qui l'avait fait construire étant censeur. [7] Le duumvir C. Servilius en dédia un à Jupiter dans l'île du Tibre; ce temple avait été voué six ans auparavant, pendant la guerre de Gaule, par le préteur L. Furius Purpurio, qui le fit aussi construire étant consul. Tels furent les événements de l'année. 
LIV [1] P. Scipion quitta son département de la Gaule et revint à Rome pour l'élection des consuls. Il tint les comices consulaires, où l'on nomma L. Cornélius Mérula et Q. Minutius Thermus. [2] Le lendemain, on choisit pour préteurs L. Cornélius Scipion, M. Fulvius Nobilior, C. Scribonius, M. Valérius Messala, L. Porcius Licinus et C. Flaminius. [3] Les édiles curules C. Atilius Serranus et L. Scribonius Libo firent représenter pour la première fois les Mégalésies, joints aux jeux scéniques. [4] Pour la première fois aussi, dans les jeux romains qu'ils donnèrent, les sénateurs eurent des places distinctes de celles du peuple, et cette nouveauté, comme il arrive toujours, fit beaucoup parler. Les uns disaient qu'on avait enfin accordé au premier ordre de l'état un privilège qu'on aurait dû établir depuis longtemps; [5] les autres faisaient observer que tout ce qu'on ajoutait à la considération du sénat était pris sur la dignité du peuple; que toutes ces distinctions qu'on cherchait à établir entre les ordres altéraient leur union et attaquaient la liberté. [6] Depuis cinq cent cinquante-huit ans, ajoutaient-ils, les places des spectateurs avaient été confondues. Qu'était-il donc arrivé tout à coup pour que les patriciens ne voulussent plus se trouver dans l'amphithéâtre à côté des plébéiens? [7] pour que le riche dédaignât le voisinage du pauvre? C'était un caprice nouveau et injurieux, dont les sénateurs d'aucune nation n'avaient eu encore l'idée, et qui n'avait jamais été satisfait. [8] Enfin Scipion l'Africain lui-même, qui avait conseillé cette innovation pendant son consulat, en éprouva, dit-on, de vifs regrets. Tant il est vrai que les changements apportés aux coutumes anciennes emportent rarement l'approbation! On aime mieux les vieilles habitudes, à moins que l'expérience n'en ait démontré l'abus. 
LV [1] Au commencement de l'année où L. Cornélius et Q. Minucius entrèrent en charge, on annonça des tremblements de terre si nombreux qu'on fut bientôt fatigué et de ces nouvelles et des fêtes ordonnées à cette occasion. [2] Les consuls ne pouvaient ni présider le sénat, ni s'occuper des affaires publiques; leur temps était absorbé par les sacrifices et les expiations. [3] Enfin, les décemvirs eurent ordre de consulter les livres sibyllins, et, d'après leur réponse, il y eut trois jours de supplications. [4] C'était avec des couronnes sur la tête que les Romains allaient porter leurs supplications au pied des autels; IL était enjoint à tous les citoyens d'une même famille de se réunir pour ce pieux devoir. Les consuls défendirent en outre, d'après l'ordre du sénat, d'annoncer un nouveau tremblement, de terre le jour d'une fête décrétée en expiation d'un autre malheur de ce genre. [5] On procéda ensuite au partage des provinces par la voie du sort, d'abord entre les consuls, puis entre les préteurs. [6] Cornélius reçut la Gaule, Minucius la Ligurie; C. Scribonius la juridiction de la ville, M. Valérius celle des étrangers, L. Cornélius la Sicile, L. Porcius la Sardaigne, C. Flaminius l'Espagne citérieure, Marcus Fulvius l'Espagne ultérieure. 
LVI [1] Les consuls s'attendaient à n'avoir aucune guerre cette année, lorsqu'on reçut une lettre de M. Cincius, qui commandait à Pise; [2] il mandait que vingt mille Liguriens avaient pris les armes, par suite d'une conspiration générale de tous les bourgs du pays; qu'ils avaient ravagé d'abord le territoire de Luna, et qu'étant entrés ensuite sur les terres de Pise, ils avaient parcouru toute la côte. [3] Le consul Minucius, chargé du département de la Ligurie, monta donc à la tribune avec l'agrément du sénat, [4] et ordonna aux deux légions urbaines enrôlées l'année précédente de se trouver avant dix jours à Arretium. Il déclara qu'il les remplacerait en levant deux nouvelles légions. [5] Il enjoignit également aux alliés du nom latin, aux magistrats et aux députés de ceux qui devaient fournir des auxiliaires, de se rendre avec lui au Capitole. [6] Il leur demanda quinze mille hommes d'infanterie et cinq cents chevaux, réglant les contingents de chaque ville sur le nombre des jeunes gens; [7] au sortir du Capitole il leur fit prendre directement le chemin des portes et leur recommanda de partir sur-le-champ afin de hâter les levées. [8] On accorda à Fulvius et à Flaminius, pour compléter leurs cadres, trois mille fantassins et cent cavaliers romains, cinq mille hommes de pied et deux cents chevaux fournis par les alliés du nom latin; et on prescrivit aux deux préteurs de licencier les vieilles troupes dès qu'ils seraient arrivés en Espagne. [9] Cependant les soldats des légions urbaines se présentaient en foule chez les tribuns du peuple, pour faire valoir auprès d'eux les droits que leurs services complets ou leurs infirmités leur donnaient à être dispensés de partir. Mais une dépêche de Ti. Sempronius coupa court à leurs réclamations. [10] Il écrivait que dix mille Ligures étaient entrés sur le territoire de Plaisance et l'avaient mis à feu et à sang jusqu'aux murs de la colonie et jusqu'aux rives du Pô; que les Boïens aussi étaient sur le point de se soulever. [11] À cette nouvelle, le sénat décréta qu'il y avait tumulte; et qu'il n'autorisait pas les tribuns à s'occuper des motifs d'exemption que présentaient les soldats. [12] Il enjoignit en outre aux alliés du nom latin qui avaient servi sous P. Cornélius et Ti. Sempronius, et que ces consuls avaient licenciés, de se rendre dans l'Étrurie au jour et au lieu qui leur seraient désignés par le consul L. Cornélius. [13] Ce magistrat eut ordre de lever, en se dirigeant vers sa province, dans toutes les villes et les campagnes qui se trouveraient sur son passage, le nombre de soldats qu'il jugerait à propos, de les armer et de les emmener avec lui; on le laissait libre de licencier ceux d'entre eux qu'il voudrait et quand bon lui semblerait. 
LVII [1] Les consuls, après avoir terminé leurs levées, partirent pour leurs départements. Alors T. Quinctius demanda au sénat de vouloir bien écouter le rapport des mesures qu'il avait arrêtées de concert avec les dix commissaires, et les revêtir de son approbation, s'il les jugeait convenables. [2] Il déclara que, pour le faire avec connaissance de cause, il serait à propos d'entendre les envoyés de toute la Grèce, de la plus grande partie de l'Asie et de plusieurs rois. [3] Ces députations furent introduites au sénat par le préteur de la ville C. Scribonius, et reçues toutes avec bienveillance. [4] La contestation que l'on avait avec Antiochus étant plus longue que les autres, fut renvoyée à la décision des dix commissaires qui avaient vu ce prince soit en Asie, soit à Lysimachie. [5] On invita T. Quinctius à se joindre à eux, pour écouter les propositions que feraient les ambassadeurs du roi, et on le chargea de faire une réponse conforme à la dignité et aux intérêts du peuple romain. [6] Ménippe et Hégésianax étaient à la tête de l'ambassade royale. Ce fut le premier qui porta la parole. »  Il ignorait, dit-il, quels obstacles pouvait rencontrer leur mission, puisqu'ils n'étaient venus que pour solliciter l'amitié du peuple romain et faire alliance avec lui. [7] Or il y avait trois espèces de traités par lesquels les rois et les républiques pouvaient s'unir: la première consistait dans les lois que le vainqueur dictait au vaincu; dans ce cas, celui qui avait triomphé, devenu l'arbitre de la destinée des vaincus, réglait en souverain maître ce qu'il voulait bien leur laisser, et ce qu'il leur enlevait. [8] La seconde avait lieu entre deux ennemis, qui, n'ayant pas obtenu d'avantages l'un sur l'autre, traitaient de la paix et faisaient alliance sur le pied d'égalité; dans ce cas, les parties contractantes se rendaient réciproquement leurs conquêtes, et rentraient, suivant leurs anciens droits et privilèges, en possession de tout ce que la guerre leur avait enlevé, ou s'arrangeaient entre elles à l'amiable.[9] La troisième enfin se passait entre deux puissances qui, sans avoir jamais été ennemies, s'unissaient par des liens d'amitié et par un traité d'alliance; dans ce cas, il ne s'agissait ni de dicter ni de recevoir des lois: il n'en était ainsi que de vainqueur à vaincu. [10] C'était là précisément la position d'Antiochus; aussi avait-il lieu de s'étonner que les Romains voulussent lui dicter des lois, et lui désigner les villes d'Asie dont ils exigeaient la liberté et la franchise, celles qu'ils ne soumettaient qu'au tribut, celles enfin dont ils interdisaient l'entrée au roi et à ses garnisons. [11] On avait bien pu imposer ainsi la paix à Philippe, ennemi de Rome; mais ce n'était pas ainsi qu'on devait conclure un traité d'alliance avec Antiochus, qui était un prince ami. » 
LVIII [1] Quinctius répondit: « Puisque vous voulez faire des distinctions, et que vous énumérez les différentes espèces de traités, je vais à mon tour vous faire connaître deux conditions, sans lesquelles votre maître, dites-le-lui bien, ne doit espérer aucune alliance avec le peuple romain: [2] la première, c'est que s'il désire voir cesser notre intervention dans les affaires d'Asie, il renonce lui-même à toute vue sur l'Europe; [3] la seconde, que s'il ne se renferme pas dans les limites de l'Asie et qu'il passe en Europe, il laisse aux Romains le droit de maintenir les alliances qu'ils ont déjà en Asie et d'en contracter de nouvelles. » [4] On ne pouvait, s'écria aussitôt Hégésianax, entendre sans indignation la défense qui était faite au roi Antiochus de visiter les villes de la Thrace et de la Chersonèse, [5] si glorieusement conquises par son bisaïeul Séleucus, après la défaite et la mort du roi Lysimaque, et reprises depuis sur les Thraces qui s'en étaient emparés, et repeuplées avec non moins de gloire par Antiochus, qui y avait rappelé des habitants et relevé à grands frais les édifices tombés en ruines ou dévorés par l'incendie. [6] Était-ce donc la même chose que de dépouiller Antiochus de ces possessions ainsi acquises, ainsi recouvrées, et de fermer l'Asie aux Romains, qui n'y avaient jamais rien possédé? [7] Antiochus recherchait l'amitié des Romains; mais il voulait obtenir un traité honorable et non des conditions flétrissantes. [8] Eh bien! reprit Quinctius, puisqu'il s'agit d'honneur, et que ce doit être la seule ou du moins la principale règle de conduite pour le premier peuple du monde comme pour un si grand monarque, [9] lequel est le plus honorable d'exiger l'affranchissement de toutes les villes grecques, dans quelque pays qu'elles se trouvent, ou de vouloir les soumettre à l'esclavage et au tribut? [10] Si Antiochus se fait un titre de gloire de replacer sous son joug des villes que le droit de la guerre avait données à son bisaïeul, mais que son aïeul et son père n'ont jamais songé à revendiquer comme leur propriété, [11] les Romains aussi croient leur constance et leur bonne foi intéressées à ne point abandonner le patronage de la liberté grecque dont ils ont consenti à se charger. [12] De même qu'ils ont affranchi la Grèce des chaînes de Philippe, ils veulent aussi affranchir du joug d'Antiochus les villes grecques d'Asie. [13] Ce n'est pas pour devenir esclaves des rois que des colonies ont été envoyées dans l'Éolide et l'Ionie; ce fut pour augmenter la population grecque et propager par toute la terre le nom du plus ancien des peuples! 
LIX [1] Hégésianax fut ébranlé; il ne pouvait nier que la cause de la liberté ne fût plus honorable que celle de l'esclavage. « Pourquoi tous ces détours? » s'écria enfin P. Sulpicius, le plus âgé des dix commissaires. [2] « Choisissez l'une des deux conditions que Quinctius vient de vous énoncer si nettement, ou cessez de parler d'alliance. » [3] « Mais, dit Ménippe, nous ne voulons ni ne pouvons accepter aucun pacte qui démembre les états d'Antiochus.» [4] Le lendemain, Quinctius introduisit au sénat toutes les députations de la Grèce et de l'Asie, et pour leur faire connaître les dispositions du peuple romain et celles d'Antiochus à l'égard des cités grecques, il exposa les demandes qu'il avait notifiées aux ambassadeurs et les prétentions du roi. [5] Il les chargea donc d'annoncer à leurs concitoyens que le peuple romain saurait montrer pour défendre leur liberté contre Antiochus, s'il refusait de quitter l'Europe, la même valeur et la même bonne foi qu'il avait déployées contre Philippe. [6] Alors Ménippe conjura instamment Quinctius et le sénat de ne point adopter à la hâte une détermination qui allait bouleverser le monde; [7] de prendre pour eux-mêmes et d'accorder à son maître le temps de réfléchir. Il ajouta qu'Antiochus ferait de sérieuses réflexions quand il connaîtrait les conditions, et qu'il obtiendrait sans doute quelques changements, ou qu'il céderait pour le maintien de la paix. Tout fut donc ajourné. [8] On résolut d'envoyer en ambassade auprès du roi les mêmes personnages qui étaient allés le trouver à Lysimachie: c'étaient P. Sulpicius, P. Villius et P. Aelius. 
LX [1] À peine étaient-ils partis, que des ambassadeurs carthaginois vinrent annoncer qu'Antiochus, poussé par Hannibal, se préparait sérieusement à la guerre. On craignit de voir se renouveler en même temps la guerre punique. [2] Hannibal, chassé de sa patrie, s'était réfugié, comme nous l'avons dit plus haut, à la cour d'Antiochus, et jouissait d'une grande considération auprès de ce prince. Ce qui avait assuré son crédit, c'est que le roi, depuis longtemps préoccupé de projets hostiles contre les Romains, ne pouvait en conférer avec un capitaine plus expérimenté. [3] Hannibal n'avait toujours qu'un seul et même avis. « L'Italie devait être le théâtre des opérations; l'Italie fournirait à un ennemi étranger des vivres et des soldats. [4] Si on ne cherchait pas à la soulever, si le peuple romain était libre de faire la guerre hors de l'Italie avec les forces et les ressources de l'Italie, il n'y avait ni roi ni peuple en état de résister à ses armes. [5] Il demandait qu'on lui confiât cent vaisseaux pontés, dix mille hommes d'infanterie et mille chevaux. Avec cette flotte, il ferait voile d'abord pour l'Afrique. Il avait grand espoir de parvenir à soulever les Carthaginois. [6] S'il les voyait hésiter, il irait aborder sur quelque point de l'Italie pour y exciter la guerre contre les Romains. Le roi devait avec le reste de ses forces se transporter en Europe, se cantonner dans quelque partie de la Grèce, et, sans passer en Italie, se tenir toujours prêt à effectuer le passage, ce qui suffirait pour tenir les Romains en haleine par la crainte de la guerre. » 
LXI [1] Après avoir fait goûter ses plans au roi, il crut devoir s'assurer des dispositions de ses concitoyens; mais il n'osa pas leur écrire, de peur qu'on n'interceptât sa lettre et qu'on ne découvrît son projet. [2] Il se servit d'un certain Ariston, de Tyr, qu'il avait rencontré à Éphèse, et dont il avait éprouvé l'adresse dans des affaires peu importantes. À force de présents et de promesses, garanties par le roi lui-même, il le détermina à porter ses instructions à Carthage; [3] il lui nomma toutes les personnes qu'il était nécessaire de voir, et lui remit aussi des signes particuliers de reconnaissance qui ne laisseraient aucun doute sur sa mission. [4] Cet Ariston ne fut pas plus tôt à Carthage, que le motif qui l'y amenait fut connu en même temps des amis et des ennemis d'Hannibal. [5] On en parla beaucoup d'abord dans les réunions et les repas; [6] puis un jour au sénat quelqu'un fit observer « qu'on n'avait rien gagné à l'exil d'Hannibal, si son éloignement ne l'empêchait pas d'intriguer et de chercher à corrompre des citoyens pour troubler la paix publique; [7] qu'un étranger, un certain Ariston, de Tyr, était dans la ville avec des instructions d'Hannibal et du roi Antiochus; que certains hommes avaient chaque jour avec lui des conférences secrètes, et qu'ils tramaient dans l'ombre un complot qui éclaterait bientôt et causerait la perte de la république. » [8] Toute l'assemblée s'écria « qu'il fallait mander Ariston, l'interroger sur les motifs de son arrivée, et s'il gardait le silence, l'envoyer à Rome avec des ambassadeurs; qu'on avait déjà payé assez cher la témérité d'un seul homme; [9] que désormais chacun devait expier ses fautes personnelles; mais qu'il fallait mettre la république à l'abri de tout reproche et même de tout soupçon de crime. » [10] Ariston parut au sénat avec assurance, et se justifia sans peine, en disant qu'il n'avait apporté aucune lettre à personne. [11] Toutefois il n'expliqua point suffisamment sa présence à Carthage; ce qui l'embarrassait surtout, c'est qu'on l'accusait de n'avoir vu que des membres de la faction barcine. [12] Il y eut alors une contestation assez vive; quelques sénateurs voulaient qu'on l'arrêtât comme espion et qu'on le mît sous bonne garde; d'autres soutenaient qu'il n'y avait pas de quoi faire tant de bruit. [13] « C'était, disaient- ils, donner un fâcheux exemple que d'arrêter sans preuves des étrangers. Les Carthaginois seraient exposés à de pareils affronts, soit à Tyr, soit dans les autres marchés où ils se rendaient en si grand nombre. » L'affaire fut remise au lendemain. [14] Ariston se joua des Carthaginois en se servant contre eux de leurs propres armes, de l'artifice: à l'entrée de la nuit, il alla suspendre des placards au-dessus du tribunal où siégeaient chaque jour les magistrats, dans l'endroit le plus fréquenté de la ville; puis dès la troisième veille, il s'embarqua et prit la fuite. [15] Le lendemain, les suffètes étant venus prendre place sur leurs sièges pour rendre la justice, aperçurent ces placards, les tirent détacher et en prirent connaissance. On y lisait qu'Ariston n'avait eu d'instructions personnelles pour aucun citoyen, mais que ses ordres s'adressaient à tout le corps des vieillards [c'est le nom qu'on donne au sénat de Carthage]. [16] Cette accusation, qui était générale, obligea de suspendre les poursuites commencées contre quelques citoyens; mais on résolut d'envoyer à Rome une ambassade chargée de faire un rapport aux consuls et au sénat, et de se plaindre en même temps des attaques de Masinissa. 
LXII [1] Ce prince, voyant les Carthaginois décriés dans l'esprit des Romains et divisés entre eux, puisque les grands avaient éveillé les soupçons du sénat par leurs conférences avec Ariston, et que le peuple se défiait du sénat depuis la déclaration de ce même Ariston, [2] crut l'occasion favorable pour les attaquer, ravagea leurs côtes et leva des impôts sur plusieurs villes tributaires de Carthage. [3] Cette contrée porte le nom d'Empories; c'est la côte de la petite Syrte; le sol en est fertile; on n'y trouve qu'une seule ville, Leptis, qui payait un talent par jour aux Carthaginois. [4] Masinissa ne se contenta point de ravager cette contrée tout entière; il s'empara même de quelques points, si bien qu'on ne savait plus si elle faisait partie de ses états ou des possessions carthaginoises. [5] Apprenant le départ pour Rome de l'ambassade qui allait justifier la république et porter plainte contre lui, il en fit partir une de son côté, et la chargea de fortifier les soupçons déjà conçus et de défendre le droit qu'il prétendit avoir aux contributions qu'il avait levées. [6] Les envoyés de Carthage furent entendus les premiers, et ce qu'ils racontèrent de l'étranger tyrien fit craindre aux sénateurs d'avoir à soutenir la guerre à la fois contre Antiochus et les Carthaginois. [7] Ce qui corroborait surtout les soupçons, c'était que le sénat de Carthage, après avoir résolu de faire saisir Ariston et de l'envoyer à Rome, ne s'était assuré ni de sa personne ni de son vaisseau. [8] On passa ensuite à l'affaire du territoire, qui fut discutée avec les ambassadeurs du roi. [9] Les Carthaginois alléguaient en leur faveur que cette contrée était comprise dans les limites du territoire que Scipion vainqueur avait assigné aux possessions de Carthage. [10] Ils faisaient valoir aussi l'aveu même de Masinissa; lorsque ce prince poursuivait un certain Aphthir, qui s'était enfui de ses états, et qui errait avec un corps de Numides dans les environs de Cyrène, il leur avait demandé comme une grâce le passage par cette contrée, reconnaissant ainsi que c'était une dépendance de Carthage. [11] Les Numides les accusaient de mensonge quant à la délimitation faite par Scipion. « Si l'on voulait, ajoutaient-ils, rechercher les premiers titres de possession, quelles terres les Carthaginois pouvaient-ils revendiquer en Afrique? [12] C'étaient des étrangers qui avaient obtenu par grâce, pour bâtir une ville, l'espace qu'ils pourraient entourer avec le cuir d'un boeuf coupé en lanières. Tout ce qui était en dehors de l'enceinte de Byrsa, leur demeure primitive, ils l'avaient acquis par la violence et l'injustice. [13] Ce pays même qui était l'objet de leur contestation, ils ne pouvaient prouver qu'ils l'eussent possédé sans interruption depuis qu'ils l'avaient occupé pour la première fois, ni qu'ils l'eussent possédé longtemps. Il avait été envahi, suivant l'occasion, tantôt par eux, tantôt par les rois de Numidie; et la force des armes avait seule décidé à qui il appartiendrait. [14] Masinissa priait donc le sénat de laisser les choses en l'état où elles se trouvaient avant que les Carthaginois devinssent les ennemis des Romains et que le roi de Numidie fût leur allié et leur ami, et de ne pas empêcher ceux qui pouvaient le conserver d'en rester maîtres. » [15] On répondit aux ambassadeurs des deux parties, qu'on enverrait en Afrique des commissaires qui termineraient la contestation sur les lieux. [16] On confia ce soin à Scipion l'Africain, à C. Cornélius Céthégus et à M. Minucius Rufus. Ils prirent connaissance de l'affaire, examinèrent la question et laissèrent tout en suspens, sans vouloir se décider ni pour Carthage, ni pour Masinissa. [17] Prirent-ils ce parti d'eux-mêmes, ou bien en avaient-ils reçu l'ordre? C'est ce qu'on ne saurait assurer. Du moins était-il fort politique de laisser les deux partis aux prises. [18] S'il n'en eût pas été ainsi, Scipion seul aurait pu, soit par la connaissance des faits, soit par l'autorité que lui donnaient les services qu'il avait rendus au roi et à la république, trancher d'un seul mot la difficulté.

 

livre XXXIII         LIVRE XXXV