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TITE-LIVE

Ab Urbe Condita,

Livre XXVIII



Collection des Auteurs latins sous la direction de M. Nisard,

Oeuvres de Tite-Live, t. II, Paris, Firmin Didot, 1864

 

 

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LIVRE VINGT-HUITIÈME.

SOMMAIRE. — Succès obtenus sur les Carthaginois par Silanus, lieutenant de Scipion, et par L. Scipion , frère de Cornélius. — Victoires du proconsul Sulpicius et d'Attale, rai d'Asie, allié des Étoliens, sur Philippe, roide Macédoine. — Triomphe décerné aux consuls M. Livius et Claudius Néron ; Livius y paraît porté sur un quadrige, parce que la bataille avait été gagnée dans sa province; Neron, qui avait quitté la sienne pour se joindre à son collègue, le suit à cheval, et cet appareil modeste tourne a sa gloire et lui attire plus de respect, car il avait contribué plus que son collègue à l'heureuse issue du combat. — Le feu sacré s'éteint dans le temple de Vesta par la négligence d'une vestale qui est punie du fouet. — P. Scipion chasse de l'Espagne les Carthaginois, la quatorzième année de la seconde guerre punique, cinq ans après son arrivée dans ce pays. Après cette expulsion qui termine la guerre, il fait rentrer l'Espagne sous la domination de Rome; puis il s'embarque à Tarragone , vient en Afrique avec deus vaisseaux et fait alliance avec Syphax, roi de Numidie. — Il trouve à cette cour Asdrubal , fils de Gisgon, et s'assied à table sur le même lit que l'Africain. — Il donne à Carthagène, en l'honneur de son père, le spectacle d'un combat où sont admis, au lieu de gladiateurs, des antagonistes distingués qui se présentent, soit pour lui rendre hommage, soit pour porter ou recevoir des défis; deux princes s'y disputent l'épée a la main le royaume de leurs pères. — Siége d'Astapa; les habitants égorgent sur un bûcher leurs enfants et leurs femmes, et s'y précipitent eux-mêmes. Scipion tombe dangereusement malade ; une sédition s'élève dans une partie de son armée; le général se rétablit, apaise la révolte et soumet les peuples rebelles de l'Espagne. — Il lie amitié avec Masinissa qui lui promet des secours s'il veut se rendre en Afrique; il fait un traité avec les habitants de Cadix après le départ de Magon qui reçoit de Carthage l'ordre de marcher contre l'Italie. — De retour à Rome, il est nommé consul, demande l'Afrique pour département, et, malgré l'opposition de Q. Fabius Maximus, obtient la Sicile avec l'autorisation de passer en Afrique, s'il juge que l'intérêt de l'état l'exige. — Magon, fils d'Hamilcar, quitte les quartiers d'hiver de l'île de Minorque, et se dirige sur l'Italie.

L Le passage d'Asdrubal en Italie, en faisant peser sur cette province tout le poids des hostilités, semblait avoir soulagé les Espagnes, lorsque tout à coup se ralluma une guerre aussi terrible que la précédente. Les Espagnes étaient alors partagées entre les Romains et les Carthaginois de la manière suivante : Asdrubal, fils de Gisgon , s'était retiré au fond du pays, vers l'océan et Gadès. La côte de notre mer et presque tonte l'Espagne orientale obéissaient à Scipion et aux Romains. Un nouveau général, Hannon, désigné pour remplacer Asdrubal Barca, était arrivé d'Afrique avec une nouvelle armée, s'était joint à Magon, et avait en peu de temps mis sur pied des forces considérables dans la Celtibérie, à égale distance des deux mers. Scipion détacha contre lui M. Silanus avec un corps d'environ mille hommes et cinq cents cavaliers. Silanus força la marche autant que le permettaient et la difficulté des routes et le grand nombre de défilés, fermés d'épais taillis, qu'on rencontre presque partout en Espagne, devança les courriers du pays et jusqu'au bruit de son arrivée , et prenant pour guides quelques transfuges celtibériens, parvint en présence de l'ennemi. Le rapport de ces guides lui apprit, lorsqu'il n'était plus qu'à dix milles environ de 52 l'ennemi, que deux camps se trouvaient près de la roule qu'il suivait : à gauche, celui des Celtibériens, renfermant plus de neuf mille hommes de troupes nouvelles; à droite, celui des Carthaginois. Ceux-ci avaient des postes avancés, des sentinelles ; en un mot, ils avaient pris toutes les précautions militaires d'usage pour leur sûreté et leur défense. Les Celtibériens montraient toute la sécurité et toute la négligence de barbares et de recrues qui ne redoutent rien , parce qu'ils sont dans leur pays. Ce fut par eux que Silanus résolut de commencer l'attaque; il enjoignit aux siens d'appuyer le plus qu'ils pourraient vers la gauche, de manière à n'être pas aperçus des postes carthaginois; et, précédé de ses éclaireurs, il marcha rapidement à l'ennemi.

Il. Il n'en était plus qu'à trois milles, et pas un barbare n'avait encore pris l'éveil. Le pays était rocailleux, hérissé de broussailles, entrecoupé de collines. Il arrêta ses troupes dans une vallée assez profonde où il ne pouvait être vu , et leur fit prendre de la nourriture. Pendant ce temps, ses éclaireurs arrivèrent et confirmèrent le rapport des transfuges. Alors les Romains, plaçant leurs bagages au milieu de la vallée, prirent les armes et s'avancèrent en bon ordre au combat. A mille pas de distance, l'ennemi les aperçut et commença à s'agiter tumultueusement. Magon, quittant aussitôt son camp, accourut à toute bride aux premiers cris, à la première alerte. Dans les rangs des Celtibériens se trouvaient quatre mille hommes armés de boucliers et deux cents chevaux; t'émit une légion en règle et l'élite de l'armée : il les mit en première ligne; le reste se composait de troupes légères : il en fit sa réserve. ll sortait du camp dans cet ordre de bataille, lorsqu'à peine hors des retranchements il fut assailli d'une grêle de javelots. Les barbares se baissèrent pour échapper aux traits lancés par les Romains, puis se relevèrent afin de faire à leur tour une décharge. Les Romains, qui, suivant leur coutume, serraient leurs rangs, la reçurent sur leurs boucliers pressés les uns coutre les autres; puis on s'aborda à l'épée et l'on commença une lutte corps à corps. Mais les aspérités du terrain gênaient les manoeuvres des Celtibériens, qui courent ordinairement d'un lieu à l'autre, et rendaient leur agilité inutile, tandis qu'elles n'étaient pas sans avantage pour les Romains, habitués à combattre de pied ferme; seulement les anfractuosités et les buissons disséminés sur le sel rompaient leurs rangs et les forçaient de combattre un à un ou deux à deux, comme s'ils se fussent appariés. Les obstacles qui empêchaient l'ennemi de fuir semblaient le livrer enchaîné aux coups des Romains. Aussi déjà le corps celtibérien, qui portait des boucliers, était presque totalement détruit; les troupes légères et les Carthaginois, qui de l'autre camp étaient venus à leur secours, perdirent courage et se laissèrent tuer. Deux mille fantassins au plus et toute la cavalerie s'enfuirent dès la première charge avec Magon. Hannon, le second général, et tous ceux qui étaient arrivés les derniers, après la défaite consommée, furent faits prisonniers. La cavalerie presque tout entière qui suivit Magon dans sa fuite, avec ce qui restait de vieille in- 53 fanterie, parvint, après dix jours de marche, dans-la province de Gadès, où l'on rejoignit Asdrubal ; les recrues, composées de Celtibériens, se dispersèrent dans les forêts voisines, et de là regagnèrent leurs foyers. Cette victoire vint bien à propos étouffer, je ne dirai pas une guerre déjà tout allumée, mais un germe de guerre, qui était menaçant pour l'avenir, si Carthage eût pu, après le soulèvement des Celtibériens, appeler aux armes les autres peuplades de l'Espagne. Scipion combla d'éloges Silanus, puis, voulant ne pas perdre par ses lenteurs l'espoir qu'il avait d'en finir, il marcha contre Asdrubal , qui entretenait les restes de la guerre au fond de l'Espagne. Le Carthaginois, qui s'était établi dans la Rétique pour s'assurer la fidélité de ses alliés, décampa tout à coup, et par une marche rapide, qui ressemblait plutôt à une fuite qu'une retraite, il gagna l'Océan et Gadès. biais, convaincu que, s'il conservait ses troupes en corps d'armée , il serait toujours en butte aux attaques de l'ennemi, il les cantonna dans différentes villes, afin qu'elles y fussent en sûreté derrière les murailles, qu'elles se chargeraient à leur tour de défendre.

III. Scipion voyant que la guerre s'était éparpillée, et que la nécessité de promener ses armes d'une ville à l'autre lui coûterait plus de temps que de peine, retourna sur ses pas. Toutefois, pour ne point faire à l'ennemi l'abandon de cette contrée , il envoya son frère L. Scipion, avec dix mille hommes de pied et mille chevaux , assiéger la plus puissante ville du pays ; les barbares l'appellent Oringis. Elle est située sur les frontières des Mélesses, nation espagnole, dans un territoire fertile où Ibo exploite même des mines d'argent c'était la place d'armes d'Asdrubal, et son point de départ pour ses excursions dans l'intérieur des terres. Scipion vint camper sous les murs; mais avant d'en former le siége, il envoya aux portes des agents pour sonder les esprits dans une conférence et persuader aux habitants d'essayer de l'alliance des Romains plutôt que d'éprouver leur puissance. Ces ouvertures étant rejetées, il traça autour de la ville un fossé et un double retranchement, et partagea son armée en trois corps, dont l'un devait pousser le siége sans interruption, pendant que les deux autres se reposeraient. Lorsque le premier corps commença l'attaque, il y eut un engagement terrible et dont l'issue fut douteuse. Il était difficile d'aborder les murs et d'y appliquer des échelles sous la grêle de traits dont on était assailli ; ceux qui avaient dressé leurs échelles se voyaient ou renversés à l'aide de fourches destinées à cet usage , ou saisis d'en haut par des mains de fer, qui menaçaient de les enlever et de les tirer sur les murs. Scipion comprit que le trop petit nombre des siens rendait la lutte inégale, et que l'ennemi avait eu outre l'avantage de combattre du haut des remparts; il fit avancer les deux autres corps à la fois, après avoir retiré le premier, et recommença l'attaque. Ce mouvement inspira tant d'effroi aux assiégés, déjà fatigués du premier assaut , que les habitants désertèrent tout à coup leurs murailles, et que la garnison carthaginoise, craignant une trahison, abandonna ses postes et se concentra sur un seul point. Bientôt les habitants s'épouvantèrent en songeant que si l'ennemi entrait dans la ville il 54 immolerait sans distinction tous ceux qu'il rencontrerait, Carthaginois ou Espagnols. Ils coururent donc ouvrir la porte, et se précipitèrent en foule hors des murs, se couvrant de leurs boucliers pour parer les traits lancés de loin, et allongeant le bras droit nu pour faire voir qu'ils étaient sans armes. La distance empêcha-t-elle les Romains de distinguer cette attitude, ou bien craignirent-ils quelque ruse, c'est ce qu'on ne saurait décider; mais ils fondirent impétueusement sur les transfuges, et les massacrèrent comme des ennemis. La même porte livra entrée aux vainqueurs, tandis que les autres tombaient sous les coups de la hache et de la cognée. Chaque cavalier, à mesure qu'il entrait, courait à toute bride vers le forum pour s'en emparer, suivant les instructions du général ; dans ce but, un corps de triaires soutenait la cavalerie. Les légions se répandirent dans les autres parties de la ville, sans piller, sans massacrer ceux qu'elles rencontraient, à moins qu'ils n'eussent des armes pour se défendre. On mit aux fers tous les Carthaginois et près de trois cents habitants : c'étaient ceux qui avaient fermé les portes. On laissa les autres en possession de la ville, et on leur rendit leurs biens. L'ennemi perdit environ deux mille hommes à ce siège: les Romains n'eurent pas plus de quatre-vingt-dix morts.

IV. Ce fut un grand sujet de joie que la prise de cette ville pour ceux qui y avaient coopéré, comme pour le général et pour le reste de l'armée. La pompe de leur retour fut relevée par la foule immense de captifs qu'ils chassaient devant eux. Scipion combla d'éloges son frère , et vanta dans les termes les plus honorables la prise d'Oringis, qu'il égalait à sa conquête de Carthagène ; mais comme l'approche de l'hiver ne lui permettait, ni de risquer une tentative sur Gadès, ni de poursuivre l'armée d'Asdrubal, disséminée sur tous les points de la province, il ramena toutes ses troupes dans l'Espagne citérieure, envoya ses légions dans leurs quartiers d'hiver, fit partir pour Rome son frère L. Scipion, avec le général des ennemis Hannon et les autres prisonniers de distinction, et se retira lui-même à Tarragone. Cette année, la flotte romaine, qui avait passé de Sicile en Afrique, sous les ordres du proconsul M. Valérius Lévieus, commit de nombreuses dévastations sur les terres de Carthage et d'Utique. Le pillage s'étendit jusqu'aux frontières du territoire carthaginois, sous les murs mêmes d'Utique. En regagnant la Sicile, les Romains rencontrèrent la flotte ennemie forte de soixante-dix vaisseaux longs. Ils en prirent dix-sept et eu coulèrent à fond quatre; le reste fut dispersé et mis en fuite. Vainqueur sur terre et sur mer, le proconsul rentra à Lilybée avec un riche butin de toute espèce. Cette dispersion de la flotte ennemie permit de faire passer à Rome de nombreux convois de blé.

V. Au commencement de la campagne où s'accomplirent ces événements, le proconsul P. Sulpicius et le roi Attale, qui avaient hiverné à Égine, comme on l'a dit plus haut, firent voile vers Lemnos avec leurs flottes réunies : le proconsul avait 55 vingt-cinq quinquérèmes, et le roi trente-cinq. De sou côté, Philippe, qui voulait être en état de faire face à l'ennemi sur terre et sur mer, descendit à Démétriade sur les bords de la mer; il donna rendez-vous à son armée de terre près de Larissa. A la nouvelle de son arrivée, les ambassadeurs des alliés se réunirent de toutes parts à Démétriade. Les Étoliens avaient levé la tête, forts de l'alliance romaine et de la présence d'Attale; et ils ravageaient les territoires voisins. Les Acarnaniens, les Béotiens et les habitants de l'Eubée, n'étaient pas seuls frappés d'épouvante; les Achéens aussi voyaient, aux embarras de la guerre d'Étolie, s'ajouter les craintes que leur inspirait Machanidas, tyran de Lacédémone, campé sur la frontière des Argiens. Tous énuméraient les dangers qui menaçaient leur patrie sur terre et sur mer, et imploraient les secours du roi. Cependant il recevait de son royaume des nouvelles non moins fâcheuses. Scerdilédus et Pleuratus s'étaient mis en campagne, et parmi les peuples de Thrace, les Mèdes devaient, aux premières hostilités qui retiendraient au loin le roi , se jeter sur les frontières de la Macédoine. Les Béotiens et les peuples de la Grèce centrale annonçaient que les Étoliens s'étaient postés au défilé des Thermopyles, à l'endroit où la gorge en se resserrant livre à peine passage, et qu'ils l'avaient fermé par un fossé et un retranchement pour empêcher Philippe de porter secours aux villes alliées. Le capitaine le moins actif ne pouvait s'endormir en voyant tant d'embarras naître autour de lui. Philippe congédia ces députations avec la promesse que, selon le temps et la circonstance, il porterait secours à tous ses alliés. Il pourvut à l'affaire la plus urgente en ce moment et envoya une garnison à Péparèthe. On disait qu'Attale s'y était rendu de Lemnos avec sa flotte, et en ravageait le territoire. Polyphante passa avec un détachement dans la Béotie ; Ménippe , un des officiers du roi, fut dirigé par Chalcis avec mille peltastes, espèce de boucliers semblables à la cétra. On leur adjoignit cinq cents Agrianes, afin qu'ils pussent protéger l'île tout entière. Le roi se rendit à Scotussa, et il y fit venir l'année macédonienne, qui était à Lavisse. Là, il apprit qu'une assemblée des Étoliens devait se réunir à Héraclée et que le roi Attale s'y rendrait pour concerter les opérations de la campagne. Il résolut de troubler la diète par sa brusque apparition, et s'avança à marelles forcées sur Héraclée ; mais l'assemblée était dissoute lorsqu'il arriva. Toutefois, il détruisit la moisson qui touchait à sa maturité, surtout près du golfe des Énianes, et retourna à Scotussa. Il y laissa toute son armée, moins une cohorte de sa garde, avec laquelle il se rendit à Démétriade; puis, pour être prêt au moindre mouvement de l'ennemi, il envoya dans la Phocide, dans l'Eubée, à Péparèthe des hommes sûrs, avec ordre de se jeter sur les hauteurs pour y allumer des feux. Il plaça lui-même, sur la cime fort élevée du mont Tisée, une vigie chargée de recevoir les signaux lointains, et de l'avertir instantanément de tontes les dispositions que prendrait l'ennemi. Le général romain 56 et le roi Attale passèrent de Péparthe à Nicée, puis firent voile vers l'Eubée pour assiéger la ville d'Orée, la première qu'on aperçoive à gauche en partant du golfe de Démétriade et se dirigeant vers Chalcis et l'Euripe. Attale et Sulpicius convinrent que les Romains attaqueraient du côté de la mer, et les troupes du roi par terre.

VI. Ce fut seulement quatre jours après l'arrivée de la flotte qu'ils commencèrent leurs opérations : ils avaient employé ce temps en conférences secrètes avec Plator, qui commandait dans Orée au nom de Philippe. Deux citadelles défendent cette place: l'une domine la mer, l'autre est au centre de la ville. De ce point on communique au rivage par un souterrain que ferme, du côté de la mer, une tour à cinq étages, d'une défense excellente. Ce fut là que se concentrèrent d'abord tous les efforts ; la tour était abondamment pourvue de traits, et les vaisseaux avaient débarqué toutes les machines propres à la battre en brèche. Tandis que cette lutte acharnée attirait tous les regards et préoccupait tous les esprits, Plator introduisit les Romains par la porte du fort qui donnait sur la mer, et en un instant la citadelle fut prise. Les habitants, repoussés au centre de la ville, se replièrent sur l'autre fort; mais là ils trouvèrent des gens apostés qui leur fermèrent les portes; pressés entre cieux ennemis, ils furent massacrés ou faits prisonniers. La garnison macédonienne se forma en masse serrée au pied de la citadelle, et s'y maintint sans fuir en désordre, mais aussi sans combattre avec vigueur. Plator obtint de Sulpicius qu'on l'épargnât, la fit embarquer et conduire à Démétrie, en Phthiotide; pour lui, il se retira auprès d'Anale. Sulpicius, fier d'un succès si facile, dirigea aussitôt sur Chalcis sa flotte victorieuse; mais l'événement fut loin de répondre à son attente. Ouverte au-dessus et au-dessous, la mer se resserre à Chalcis en un étroit canal , et présente au premier aspect comme deux ports qui ont chacun leur entrée; toutefois on trouverait difficilement un mouillage plus dangereux; car du haut des roches élevées qui bordent le rivage des deux côtés arrivent des coups de vent soudains et orageux, et l'Euripe, sans éprouver sept fois par jour, comme un l'a dit, un flux et un reflux régulier, devient le jouet des vents qui poussent la mer dans un sens ou dans l'autre, et semble un torrent qui roule d'un mont escarpé. Ainsi, les navires n'ont de repos ni nuit ni jour. La difficulté d'un pareil mouillage, la force de la ville, fermée d'un côté par la mer, et du côté de la terre entourée d'excellentes fortifications, la nombreuse garnison qui la défendait, et surtout la fidélité des chefs et des principaux citoyens qui n'imitèrent point l'inconstance et la perfidie de ceux d'Orée, tout rendait la place inexpugnable. Aussi Sulpicius se montra-t-il prudent au milieu de son imprudence même. A la vue de tant de difficultés, et dans la crainte de perdre un temps précieux, il renonça aussitôt à son entreprise et cingla vers Cynus, comptoir des Locriens d'Opunte, situé à mille pas de la mer.

VII. Les feux allumés sur les hauteurs d'Orée avaient averti Philippe, mais par la trahison de Plator, le signal était venu trop lard; l'infériorité 57 de ses forces navales ne lui permettait guère d'ailleurs d'aborder dans l'île; les retards ruinèrent donc sou projet. Mais pour Chalcis, il put, au premier signal, voler à son secours : Chalcis, en effet, bien que située aussi dans l'Eubée, est séparée du continent par un détroit si peu large, qu'un pont l'unit à la terre ferme et la rend plus accessible par terre que par mer. Philippe, qui s'était rendu de Démétriade à Scotusse , quitta cette dernière ville à la troisième veille, débusqua la garnison étolienne postée aux Thermopyles, et la mit en déroule; puis, refoulant l'ennemi épouvanté jusque sous Héraclée, il arriva le même jour à Élatée, en Phocide, après une marche de plus de soixante milles. Ce jour-là le roi Attale prenait la ville d'Opunte et la livrait au pillage : Sulpicius lui en avait abandonné le butin, parce que les Romains avaient, peu de jours auparavant, pillé Orée, sans que les soldats du roi eussent pris part à ce sac. La flotte romaine était encore mouillée devant cette ville, et Attale, ignorant l'approche de Philippe , ne s'occupait que de mettre à contribution les principaux citoyens d'Opunte. L'attaque de Philippe fut si soudaine, que sans une poignée de Crétois qui étaient allés au fourrage assez loin de la ville et qui aperçurent l'ennemi, Attale eût pu être écrasé. Il s'enfuit précipitamment vers la mer, saris armes et en désordre et s'embarqua; on levait l'ancre quand Philippe survint, et son apparition sur la côte répandit l'effroi parmi les équipages. De là, il revint à Opunte , accusant les dieux et les hommes de lui avoir enlevé et arraché presque sous les yeux une si belle proie. Les Opuntiens eurent aussi leur part de sa colère ; il leur reprocha de n'avoir pas traîné le siége en longueur, comme ils l'auraient pu , mais de s'être , pour ainsi dire, rendus volontairement à la première vue de l'ennemi. Après avoir réglé les affaires d'Opunte , il partit pour Torone. Attale se retira d'abord à Orée; mais à la nouvelle que Prusias, roi de Bithynie, avait envahi ses états, il oublia tout, abandonna la guerre d'Étolie et repassa en Asie. Sulpicius reconduisit sa flotte à Égine, d'où il était parti au commencement du printemps. La prise de Torone ne coûta guère plus de peine à Philippe, que n'en avait coûté celle d'Opunte à Attale. Torone était habitée par des fugitifs de Thèbes en Phthiolide; après la prise de leur ville par Philippe , ils s'étaient mis sous la protection des Étoliens, qui leur avaient cédé la possession de Torone, ravagée et abandonnée par ce prince dans sa campagne précédente. De Torone, dont il s'empara comme nous venons de le dire, il se porta sur Tritonon et sur Drymes, petites places obscures et peu importantes de la Doride : il les prit. Puis il se rendit à Élatée , où avaient ordre de l'attendre les ambassadeurs de Ptolémée et des Rhodiens. Comme on traitait des moyens de mettre fin à la guerre d'Étolie (car les députés avaient également assisté dans Héraclée à la dernière assemblée des Romains et des Étoliens), on apprit que Machanidas avait résolu d'attaquer les Éléens au milieu de leurs préparatifs pour la solennité des jeux olympiques. Philippe voulut prévenir cette attaque ; il congédia les députés avec une réponse bienveillante :

« il n'avait pas été l'auteur de la 58 guerre d'Étolie, et jamais il ne ferait obstacle à la paix , si toutefois on lui offrait des conditions justes et honorables. »

Il partit ensuite à la tête de troupes légères, traversa la Béotie, descendit à Mégare, puis à Corinthe, où il prit des vivres, et passa à Phlionte et à Phéné. Comme il était à Hérée, apprenant que Machanidas, effrayé du bruit de sa marche, avait fait retraite sur Lacédémone , il se rendit à Égium pour assister à l'assemblée des Achéens; il espérait aussi y trouver la flotte carthaginoise qu'il avait demandée, pour avoir à sa disposition une marine assez imposante. Peu de jours auparavant , les Carthaginois avaient paru sur les côtes de la Phocide, d'où ils avaient gagné les ports des Acarnaniens, à la nouvelle qu'Attale et les Romains étaient partis d'Orée: car ils craignaient qu'on ne s'avançât contre eux, et qu'on ne les surprît à Rhium, à l'endroit où se resserre le golfe de Corinthe.

VIII. Philippe était triste et préoccupé de n'avoir pu, malgré la rapidité de toutes ses marches, arriver à temps pour aucune de ses entreprises et de voir que la fortune semblait lui tout enlever sous ses yeux et se jouer de sa célérité. Il dissimula cependant ses chagrins dans l'assemblée, et il y exprima de nobles sentiments; il prit à témoin les dieux et les hommes,

« qu'on ne l'avait pas, en temps ni lieu, trouvé en défaut; que partout où le bruit des armes ennemies avait retenti, il s'y était porté avec toute la rapidité possible. Mais il était difficile de décider s'il avait montré plus d'audace à chercher le combat que l'ennemi n'avait mis d'empressement à éviter une rencontre. Ainsi Attale à Opunte, Sulpicius à Chalcis, et tout récemment Machanidas, s'étaient échappés de ses mains. Mais on ne réussissait pas toujours en fuyant; il ne fallait pas considérer comme difficile une guerre où l'on était sûr de vaincre, pour peu que l'on pût joindre l'ennemi. Il avait gagné un premier point , c'est que l'ennemi avouait son infériorité. Bientôt il aurait pour lui une victoire qui n'était pas douteuse, et sur le champ de bataille l'événement réaliserait les craintes de l'ennemi. »

Les alliés entendirent ces paroles avec plaisir : Philippe rendit ensuite Héree et la Triphylie aux Achéens, et Aliphère aux Mégalopolitains qui prouvaient que cette place avait toujours fait partie de leur territoire. Puis, avec les trois quadrirèmes et les trois birèmes que lui fournirent les Achéens, il passa à Anticyre. Il partit de l'a avec sept quinquérèmes et plus de vingt barques, qu'il avait envoyés dans le golfe de Corinthe rejoindre la flotte carthaginoise, et fit une descente à Érythres, ville d'Étolie, voisine d'Eupalium. Les Étoliens s'y attendaient; les habitants des campagnes et des forts voisins de Potidanie et d'Apollonie s'étaient réfugiés tous dans les forêts et dans les montagnes. Il s'empara des troupeaux que, dans leur précipitation, les habitant en avaient pu emmener, et les transporta sur ses vaisseaux. il les fit conduire, ainsi que tout le butin, à Égium, par Nicias, préteur des Achéens, tandis qu'il allait à Corinthe, d'où il ordonna à sou infanterie de se rendre par terre en Béotie. Pour lui , il s'embarqua à Cenchrée, côtoya l'Attique, doubla le cap Sunium , et parvint à Chalcis, 59 presque à travers les flottes ennemies. Il loua la fidélité et la valeur des habitants, que ni la crainte, ni l'espoir n'avaient pu ébranler, et les exhorta à persévérer dans la ligue avec la même constance, s'ils préféraient leur sort à celui des Oritains et des Opuntiens; puis il fit voile pour Orée, confia le souverain pouvoir et la garde de cette place à ceux des principaux citoyens qui, après la prise de la ville, avaient mieux aimé fuir que de se soumettre aux Romains , et retourna de l'Eubée à Démétriade, d'où il était parti d'abord pour voler au secours de ses alliés. Bientôt après il fit commencer, à Cassandrée, la construction de cent vaisseaux longs, rassembla, à cet effet, un grand nombre de charpentiers de marine, et, comme la Grèce était paisible, grâce au départ d'Attale et aux secours qu'il avait si à propos fournis à ses alliés, il retourna dans son royaume pour faire la guerre aux Dardaniens.

IX. A la fin de la campagne qui vit ces événements s'accomplir en Grèce, Q. Fabius, fils de Maximus, lieutenant de M. Livius, vint dire au sénat que le consul était d'avis que c'était assez de L. Porcius et de ses légions pour défendre la Gaule: que, quant à lui, il croyait. pouvoir quitter cette province et en retirer l'armée consulaire. Le sénat rappela non seulement M. Livius, mais aussi son collègue C. Claudius. La seule différence que mit entre eux le décret ce fut de faire revenir l'armée de M. Livius, tandis que les légion de Néron, qui tenaient tête à Annibal , devaient rester dans leur province. Les consuls s'écrivirent et convinrent que, calme ils avaient été animés dans la gestion des affaires des mômes sentiments, de même aussi, bien que partant de points opposés, ils entreraient à Rome au même moment : le premier arrivé à Préneste devait attendre son collègue. Le hasard voulut que tous deux s'y trouvassent le même jour. De là ils envoyèrent un décret qui convoquait pour le troisième jour une assemblée du sénat au temple de Bellone; puis , au milieu de la foule qui se pressait à leur rencontre, ils s'avancèrent vers Rome. On ne se bornait pas à les saluer en se pressant autour d'eux, chacun était avide de toucher leurs mains victorieuses; on les félicitait, en les remerciait d'avoir sauve la patrie. Lorsqu'ils eurent, suivant l'usage observé par tous les généraux, rendu compte de leurs opérations au sénat, ils demandèrent

« qu'en considération des heureux succès dus à leur courage on rendit aux dieux immortels des actions de grâces, et qu'on leur permit à eux-mêmes d'entrer en triomphe dans Rome. »

Le sénat accéda à leur demande,

« par reconnaissance, dit-il, envers les dieux d'abord, et, après les dieux, envers les consuls. »

On ordonna des prières publiques en leur nom, et on décerna le triomphe à chacun d'eux. Mais, comme ils avaient agi de concert dans leurs opérations, ils ne voulurent pas séparer leur triomphe,; ils convinrent

« que, puisque la victoire avait été remportée dans la province de M. Livius et que le jour de la bataille s'était trouvé celui où Livius devait prendre les auspices, puisque son armée avait été rappelée à Rome , et que celle de Néron n'avait pu quitter sa province , M. Livius entrerait dans Rome sur 60 un char à quatre chevaux et suivi de ses soldats; C Claudius serait à cheval et sans suite. »

Cette association de triomphe rehaussa la gloire des deux généraux, mais surtout de celui qui avait eu la plus grande part à la victoire, et cédait dans le triomphe la plus belle à son collègue :

« Cet homme à cheval, disait-on, c'était celui qui, en six jours, avait traversé l'Italie dans toute sa longueur et livré bataille à Asdrubal dans la Cisalpine, alors même qu'Annibal le croyait en Apulie, campé en sa présence. Ainsi le même consul avait, aux deux extrémités de l'Italie , tenu en échec deux chefs ennemis, deux illustres généraux , opposant à l'un sa politique, à l'autre sa personne. Il avait suffi du nom de Néron pour retenir Annibal dans son camp : pour Asdrubal, était-ce autre chose que l'expédition du consul qui avait causé sa ruine et sa mort ? L'autre consul pouvait donc se montrer pompeusement élevé sur un char avec un attelage aussi nombreux qu'il lui plairait; un seul cheval promenait dans Rome le véritable triomphateur ; et Néron, marchât-il à pied, brillerait toujours de la double gloire d'une bataille gagnée et d'un triomphe dédaigné. »

Tels étaient les discours des spectateurs qui accompagnèrent Néron jusqu'au Capitole. Les sommes portées au trésor montèrent à trois millions de sesterces et à quatre-vingt mille livres pesant d'airain. Les soldats de M. Livius avaient reçu chacun cinquante-six as; C. Claudius promit de donner aux siens la même somme, quand il au-rait rejoint son armée. On remarqua que ce jour-là, dans leurs chansons et leurs couplets, les soldats célébrèrent plutôt C. Claudius que leur général; que les chevaliers exaltèrent le mérite des lieutenants L. Véturius et Q. Cécilius , et engagèrent le peuple à les nommer consuls pour l'année suivante; et que le lendemain les consuls appuyèrent la proposition des chevaliers en rappelant devant le peuple assemblé tout ce qu'ils devaient au courage et 'a la fidélité des deux lieutenants.

X. Comme le temps des comices approchait et qu'on voulait un dictateur pour les présider, le consul C. Claudius investit de cette dignité son collègue M. Livius, qui choisit Q. Cécilius pour maître de la cavalerie. Le dictateur créa consuls L. Véturius et ce même Q. Cécilius, qu'il avait pris pour maître de la cavalerie. Ou tint ensuite les comices prétoriens , et l'on nomma C. Servilius , M. Cécilius Métellus , Tib. Claudius Asellus et Q. Mamilius Turinus, alors édile plébéien. Après les comices, le dictateur abdiqua, licencia l'armée et partit pour l'Étrurie en vertu d'un sénatus-consulte, pour faire une enquête et savoir quels étaient ceux des Étrusques et des Ombriens qui, à l'arrivée d'Asdrubal, avaient conseillé d'abandonner le parti des Romains, et ceux qui lui avaient fourni des renforts, des provisions ou tout autre secours. Ce furent là tous les événements civils et militaires de l'année. Les jeux romains furent célébrés trois fois avec toute la pompe d'usage par les édiles curules Cn. Servilius Cépion, Ser. Cornélius Lentulus. Les jeux plébéiens furent aussi représentés en entier, mais une seule fois, 61 par les édiles du peuple M. Pomponius Matho et Q. Mamilius Turinus. La treizième année de la guerre punique, les consuls L. Véturius Philo et Q. Cécilius Métellus eurent tous deux le Bruttium pour département, avec la conduite de la guerre contre Annibal. Les préteurs tirèrent ensuite au sort leurs provinces : M. Cécilius Métellus obtint la juridiction de la ville; Q. Mamilius , celle des étrangers; C. Servilius eut la Sicile; Ti. Claudius la Sardaigne. Voici quel fut le partage des armées : l'un des deux consuls reçut l'armée de C. Claudius, consul sortant; l'autre, celle du propréteur Q. Claudius, composée de deux légions ; en Étrurie, les deux légions de volontaires, commandées par le propréteur C. Terentius, passèrent aux ordres du proconsul M. Livius, prorogé pour un an dans le commandement. Q. Mamilius , cédant la juridiction des étrangers à un de ses collègues, devait occuper la Gaule avec l'armée du propréteur L. Porcins : il avait ordre de ravager les terres des Gaulois qui s'étaient donnés aux Carthaginois, à l'arrivée d'Asdrubal. C. Servilius, avec les deux légions de Cannes, succédait à C. Mamilius dans la province de Sicile. On rappela de Sardaigne la vieille armée qu'y avait commandée A. Hostilius , et les consuls levèrent une nouvelle légion que Ti. Claudius devait y emmener avec lui. On prorogea pour un an Q. Claudius dans le commandement de Tarente , et C. Hostilius Tubulus dans celui de Capoue. Le proconsul M. Valérius, qui avait été chargé de défendre les côtes de Sicile, eut ordre de remettre trente vaisseaux à C. Servilius et de ramener le reste de sa flotte à Rome.

XI. Au milieu des hasards et des inquiétudes que causait une guerre si redoutable, Rome, accoutumée à rapporter aux dieux tous ses succès et tous ses revers, recevait la nouvelle d'un grand nombre de prodiges. A Terracine , le temple de Jupiter, à Satricum, celui de la déesse Matuta , avaient été frappés de la foudre. On n'était pas moins effrayé à Satricum de l'apparition de deux serpents dans le temple de Jupiter, où ils s'étaient introduits par la porte même. A Antium, disait-on, des moissonneurs avaient trouvé des épées couvertes de sang. A Céré, un porc était né avec deux têtes; on parlait aussi d'un agneau réunissant les deux sexes à la fois. A Albe, on avait vu deux soleils ; Frégella avait été, pendant la nuit, illuminée d'une clarté soudaine ; un boeuf avait parlé dans la campagne de Rome ; l'autel de Neptune, situé au milieu du cirque de Flaminius, avait été inondé de sueur; les temples de Cérès, de la déesse Salut, et de Quirinus, avaient été frappés de la foudre. Les consuls furent chargés d'expier ces prodiges en immolant les grandes victimes et en faisant un jour de supplications : ces mesures furent réglées par un sénatus-consulte. Mais un prodige plus alarmant que tous ceux qu'on avait annoncés du dehors ou vus dans la ville même, ce fut l'extinction du feu sacré dans le temple de Vesta. La vestale qui était de garde cette nuit-là fut battue de verges par ordre du pontife P. Licinius. Cet événement n'était pas un 62 avis donné par les dieux, mais un effet de la négligence humaine ; on crut devoir néanmoins immoler en expiation les grandes victimes et faire une supplication au temple de Vesta. Avant leur départ pour la guerre , les consuls furent invités par le sénat

« à s'occuper de rappeler les cultivateurs dans les campagnes. La protection des dieux avait porté la guerre loin de Rome et du Latium; on pouvait sans crainte retourner aux champs. Il serait étrange qu'on attachât plus d'importance à cultiver la Sicile que l'Italie! »

Mais ce n'était pas chose facile au peuple : la guerre avait emporté les cultivateurs libres, et les esclaves manquaient ; les troupeaux avaient été pillés, les fermes détruites ou incendiées. Cependant, à la persuasion des consuls, une grande partie des laboureurs retournèrent dans leurs campagnes. Ce qui appela l'attention sur cette affaire ce furent les plaintes des députés de Plaisance et de Crémone. Leurs terres, disaient-ils, étaient courues et dévastées par les Gaulois, leurs voisins; la plupart de leurs cultivateurs dispersés, leurs villes dépeuplées, leurs campagnes désertes et solitaires. On chargea le préteur Mamilius de veiller à la sûreté des colonies. Les consuls ordonnèrent, en vertu d'un sénatus-consulte, que tout citoyen de Crémone et de Plaisance, avant un jour qui fut fixé, rentrât dans sa patrie. Ils partirent ensuite pour la guerre au commencement du printemps. Q. Cécilius prit l'armée de C. Néron, L. Véturius, celle du propréteur Q. Claudius, qu'il compléta avec ses nouvelles levées. Les consuls conduisirent leurs troupes sur le territoire de Consentie et le ravagèrent en tous sens. L'armée revenait chargée de dépouilles, lorsqu'elle fut surprise dans un étroit défilé par les Bruttiens et les frondeurs numides. Dans le désordre de l'attaque les soldats faillirent perdre non seulement leur butin, mais la vie. Toutefois ce fut plus une alarme qu'un combat. Les légions envoyèrent le butin en avant, et parvinrent sans être entamées en lieu de sûreté. Delà, elles marchèrent sur la Lucanie; la population tout entière de cette contrée rentra, sans coup férir, sous la domination de Rome.

XII. Il n'y eut cette année aucun engagement avec Annibal. Encore sous le poids du coup qui venait de frapper sa patrie et sa famille, il ne vint point chercher les Romains, et les Romains ne le troublèrent pas dans son repos : tant ils le croyaient encore puissant par son seul génie, alors même que tout tombait autour de lui! Je ne sais, en effet, s'il ne fut pas plus admirable dans ses revers qu'au milieu de ses succès. Campé sur une terre ennemie pendant treize ans, si loin de son pays, malgré toutes les vicissitudes que présentait la guerre, à la tête d'une armée composée non de concitoyens, mais d'un ramas confus d'hommes de toutes nations, qui n'avaient ni les mêmes lois, ni les mêmes mœurs, ni le même langage; dont l'extérieur, les vêtements, les armes, le culte; la religion et presque les dieux étaient différents, il sut les unir par des lieus si indissolubles, que jamais on ne les avait vus ni divisés entre eux , ni soulevés contre leur général. Cependant la paie et les vivres leur manquaient souvent sur le territoire ennemi, double pénurie qui avait, dans la première guerre punique, suscité tant de conflits déplorables entre les généraux et les soldats. Et lors- 63 que, après la ruine de l'armée d'Asdrubal et la mort de ce chef, sur qui reposait tout l'espoir du succès, il s'était retiré au fond du Bruttium et avait abandonné le reste de l'Italie, n'était-ce pas un véritable prodige que de ne voir aucun mouvement éclater dans son camp? Car à tant d'autres misères s'était jointe la nécessité de tirer sa subsistance du seul Bruttium qui , cultivé même dans son entier, n'eût pu suffire aux besoins d'une armée aussi nombreuse. Et puis la plupart des jeunes Bruttiens avaient été arrachés aux travaux des champs par le besoin de combattre et par la mauvaise habitude qu'ont ces peuples de faire de la guerre un brigandage. Carthage ne lui envoyait d'ailleurs aucun secours et semblait ne s'inquiéter que de sauver l'Espagne, comme si tout allait bien pour elle en Italie. Eu Espagne, la fortune qui , à certains égards, était la même qu'en Italie, sous d'autres rapports était bien différente : elle était la même en ce que les Carthaginois, vaincus dans une bataille, avaient été acculés aux extrémités de la province jusque sur les rivages de l'Océan ; différente, en ce que l'Espagne, plus que l'Italie, plus que toute autre contrée du monde, offrait parla nature de son sol et le caractère de ses habitants des ressources pour rallumer la guerre. C'est ce qui explique qu'après avoir été la première des provinces du continent où Rome pénétra, elle est la dernière qui ait été entièrement soumise, ce qui n'a eu lieu que de nos jours, sous les ordres et les auspices de César Auguste. Alors Asdrubal, fils de Gisgon, le plus grand et le plus illustre, après les Barca,de tous les généraux qui figurèrent dans cette guerre , venait de quitter Gadès et de rentrer dans l'Espagne ultérieure, où, secondé dans ses tentatives de soulèvement par Magon, fils d'Hamilcar, il fit des levées et mit sur pied cinquante mille hommes d'infanterie et quatre mille cinq cents chevaux. Pour la cavalerie, presque tous les auteurs sont d'accord; mais des historiens ont écrit qu'il amena sous les murs de Silpia soixante-dix mille fantassins. Les deux généraux carthaginois, résolus à ne point refuser le combat, établirent leur camp à l'entrée d'une vaste plaine.

Xlll. A la nouvelle de ce formidable armement, Scipion pensa qu'avec les légions romaines il ne pourrait tenir tête à tant de troupes , et qu'au moins pour la forme, il devait leur opposer des barbares auxiliaires, sans toutefois se fier assez à eux pour que leur inconstance, déjà cause du désastre de son père et de son oncle, fût d'un grand poids dans la balance. Il députa donc Silanus à Colchas, qui régnait sur vingt-huit villes, et fit demander à ce prince la cavalerie et l'infanterie qu'il avait fait enrôler pendant l'hiver. Il quitta lui-même Tarragone, leva quelques troupes auxiliaires chez les alliés en traversant leurs terres, et se rendit à Castulon. Ce fut là que Silanus lui amena comme renfort trois mille fantassins et cinq cents chevaux. Il s'avança jusqu'à Bécula avec toute son armée , forte de quarante-cinq mille hommes d'infanterie et de cavalerie, tant alliés que Romains. Comme ils établissaient leur camp, Magon et Massinissa les attaquèrent avec leur cavalerie, et ils auraient 64 culbuté les travailleurs, si des cavaliers, cachés par Scipion derrière une éminence qui s'élevait là fort à propos, n'eussent fondu tout à coup sur les assaillants en désordre. Les plus ardents, ceux que leur fougue avait emportés jusqu'au pied des retranchements et près des travailleurs, se dispersèrent au premier choc; mais ceux qui marchaient sous leurs enseignes et en bon ordre soutinrent plus longtemps le combat, sans qu'on pût en prévoir l'issue. Enfin les cohortes s'étant débarrassées de leurs bagages accoururent du camp; elles furent suivies des soldats qu'on arrachait aux travaux pour leur faire prendre les armes, puis de troupes fraîches plus nombreuses destinées à remplacer les combattants fatigués, et bientôt une grande partie de l'armée s'élança sur le champ de bataille. Alors les Carthaginois et les Numides n'hésitèrent plus à fuir. Et d'abord ils se retiraient par pelotons, sans que la peur ou la précipitation troublassent leurs rangs. Mais les Romains chargèrent si vigoureusement leur arrière-garde, que, ne pouvant soutenir ce choc, ils n'observèrent plus de rangs et s'enfuirent tous de divers côtés par le chemin le plus court. Ce combat, en relevant la confiance des Romains, avait découragé les Carthaginois; toutefois, pendant quelques jouis encore, la cavalerie et les troupes légères continuèrent à escarmoucher.

XIV. Quand on se fut assez éprouvé dans ces légères rencontres, Asdrubal parut le premier avec ses troupes rangées en bataille; les Romains sortirent à leur tour. Mais les deux armées se tinrent immobiles devant leurs retranchements; personne n'engagea le combat, et déjà le jour lirait à sa fin, lorsque les Carthaginois d'abord , puis les Romains rentrèrent dans leur camp. Cette manoeuvre se répéta les jours suivants. Asdrubal était toujours le premier en bataille; le premier aussi il donnait le signal de la retraite à ses soldats, fatigués de rester sous les armes : de part et d'autre nul se mettait en mouvement, nul ne lançait un trait, nul ne poussait un cri. On voyait au centre, d'un côté les Romains, de l'autre les Carthaginois mêlés aux Africains; les ailes étaient occupées par les alliés, et dans les deux armées c'étaient des Espagnols. Devant le front des Carthaginois , les éléphants apparaissaient de loin comme autant de tours. Déjà, dans les deux camps, on répétait que cet ordre serait celui de la bataille : aux centres, les Romains contre les Carthaginois; la querelle étant entre eux, ils apporteraient donc même courage et mêmes efforts au combat. Scipion , voyant cette opinion fortement établie , changea à dessein ses plans pour le jour où il se proposait d'en venir aux mains. La veille, au soir, il donna ordre qu'avant le jour, hommes et chevaux, tous fussent prêts et alimentés : le cavalier sous les armes devait tenir son cheval sellé et bridé. Au petit jour il lança toute sa cavalerie et ses troupes légères contre les avant-postes ennemis, et, aussitôt après, il s'avança lui-même à la tête de l'infanterie légionnaire, après avoir, contre l'opinion générale des siens et des ennemis, formé les ailes avec des troupes romaines, et placé les alliés au centre. Asdrubal, éveillé par le bruit de sa cavalerie , se 65 précipita hors de sa tente . Il vit l'alerte excitée devant son camp, la confusion des siens, les enseignes des légions qui brillaient au loin , et toute la plaine couverte d'ennemis, et il lança aussitôt toute sa cavalerie coutre la cavalerie romaine. Puis il sortit du camp avec son infanterie, sans rien changer à son ordre de bataille accoutumé. Les cavaliers étaient depuis longtemps aux prises sans résultat, et cette mêlée ne pouvait se décider par elle-même ; car, repoussés à peu près chacun 's leur tour, les deux partis se repliaient en toute sûreté sur leur infanterie. Mais, lorsque les deux armées ne furent plus qu'à cinq cents pas l'une de l'autre, Scipion fit sonner la retraite, ouvrit ses rangs, y reçut la cavalerie et les troupes légères, et les divisa en deux corps, qu'il plaça comme réserves derrière les ailes. Puis, quand le moment fut venu de commencer l'attaque, il ordonna aux Espagnols, qui étaient au centre, de marcher au petit pas; et, de l'aile droite où il commandait, il envoya à Silanus et à Marcius l'ordre d'étendre l'aile sur la gauche, en répétant la manoeuvre qu'ils lui verraient faire sur la droite, et d'engager leurs troupes légères, infanterie et cavalerie, contre l'ennemi avant que les centres pussent s'atteindre. Les ailes, ainsi développées, marchèrent chacune avec trois cohortes d'infanterie, trois escadrons de cavalerie, outre les vélites; et elles coururent à l'ennemi, suivies des autres qui s'avançaient obliquement. La ligne rentrait vers le centre, par un effet de la marche lente des Espagnols. Déjà on se battait sur les ailes que l'élite de l'armée ennemie, les vétérans carthaginois et africains, n'étaient pas encore à portée de trait et n'osaient, pour secourir leurs combattants, se diriger vers les ailes, de peur d'ouvrir le centre devant les Romains qui s'avançaient en face. Leurs ailes avaient une double lutte à soutenir : la cavalerie, les troupes légères et les vélites les avaient tournées pour les prendre en flanc, et les cohortes les attaquaient de front et cherchaient à les séparer du reste de l'armée.

XV. Deux raisons avaient déjà fait que, sur tous les points, le combat n'était plus égal ; d'une part, les frondeurs baléares et les recrues espagnoles avaient affaire aux Romains et aux Latins; et, d'autre part, le jour en s'avançant épuisait les forces des soldats d'Asdrubal, qui, surpris par l'attaque soudaine du matin, avaient été forcés de sortir à la hâte, sans avoir pris de nourriture. C'était dans cette pensée que Scipion avait prolongé le combat de manière à gagner le soir. A. la septième heure seulement l'infanterie avait engagé l'action sur les ailes. Le centre ne s'y mêla que beaucoup plus tard; de sorte que l'ardeur du soleil de midi, la fatigue qu'ils éprouvaient à rester debout sous les armes, la faim, la soif, avaient accablé les Carthaginois avant qu'ils en fussent venus aux mains : aussi se tenaient-ils appuyés sur leurs boucliers. De plus, les éléphants, que la charge tumultueuse de la cavalerie, des vélites et des troupes légères avaient effarouchés, s'étaient reportés des ailes sur le centre. Alors, épuisés de fatigue et découragés, les ennemis s'ébranlèrent, sans quitter leurs rangs 66 toutefois, et comme si, sur l'ordre de leur général, ils exécutaient, sans être entamés, un mouvement rétrograde. Mais l'ardeur des vainqueurs redoubla en les voyant plier; ils se précipitèrent de tous points sur eux, et leur choc fut irrésistible. En vain Asdrubal arrêtait les fuyards, en vain il se mettait sur leur passage, leur criant

«qu'ils avaient derrière eux des collines où ils trouveraient une retraite sûre s'ils reculaient en bon ordre.»

La frayeur l'emporta sur la honte; les premiers rangs se rompirent devant l'ennemi ; aussitôt tous s'enfuirent, et la déroute devint complète. Les enseignes s'arrêtèrent d'abord au pied des hauteurs, et les soldats commencèrent à reformer leurs rangs, en s'apercevant que les Romains hésitaient à gravir la colline qui leur faisait face. Mais, quand ils les virent s'avancer intrépidement, ils prirent de nouveau la fuite et furent refoulés avec frayeur jusque dans leur camp. Le soldat romain touchait aux retranchements, et, dans son impétuosité, il les eût emportés, si aux rayons d'un soleil brûlant, tel que celui qui perce de sombres nuages, n'eût succédé une pluie si abondante que les vainqueurs purent à peine rentrer dans leur camp : quelques-uns même se firent un scrupule religieux de risquer ce jour-là de nouveaux efforts. Les Carthaginois étaient épuisés de fatigue: affaiblis par leurs blessures, la nuit et l'orage les invitaient à un repos bien nécessaire ; mais leurs craintes et leurs dangers ne leur eu laissaient pas le temps. Persuadés qu'au point du jour l'ennemi fondrait sur leur camp, ils apportèrent de toutes les vallées voisines des pierres avec lesquelles ils exhaussèrent leurs retranchements, cherchant dans des fortifications la sûreté qu'ils ne trouvaient point dans leurs armes; mais la désertion de leurs alliés leur fit voir qu'il était plus prudent de fuir que d'attendre. La défection avait commencé par Attane, roi des Turdétans, qui passa aux Romains avec un grand nombre de ses compatriotes; deux places fortes, avec leurs garnisons, furent ensuite livrées à Scipion, par leurs commandants. Asdrubal, voyant les esprits une fois tournés à la révolte, craignit que la contagion ne gagnât tout le monde et décampa la nuit suivante.

XVI. Scipion apprit au point du jour, par le rapport de ses postes avancés, le départ de l'ennemi; il fit prendre les devants à sa cavalerie et se mit à leur poursuite. Telle fut la rapidité de sa marche, que s'il eût suivi directement la trace des Carthaginois, nul doute qu'il ne les eût atteints. On crut, sur la parole des guides, qu'un chemin plus court conduisait au Bétis, et qu'on pourrait attaquer l'ennemi au passage du fleuve. Asdrubal, le trouvant gardé, tourna vers l'Océan ; ses soldats fuyaient alors avec une telle précipitation qu'ils mirent une assez grande distance entre eux et les légions romaines. Cependant la cavalerie et les troupes légères survenant tantôt eu queue, tantôt en flanc, harcelaient et retardaient leur retraite. Comme à chaque alerte il fallait s'arrêter, faire face soit à la cavalerie, soit aux vélites et à l'infanterie auxiliaire, les légions arrivèrent. Dès lors ce ne fut plus un combat : on eût plutôt dit une boucherie. Enfin, Asdrubal, lui-même conseillant la fuite à ses soldats, s'échappa sur les hauteurs voisines avec près de six mille hommes à demi - 67  désarmés. Le reste fut tué ou pris. Les Carthaginois établirent à la hâte et fortifièrent un camp sur la colline la plus élevée, et de là ils se défendirent facilement contre un ennemi qui s'épuisait en vains efforts pour gravir une pente escarpée. Mais cette position sur un terrain nu et sans ressource était à peine tenable pendant quelques jours : aussi les transfuges étaient-ils nombreux. Enfin Asdrubal, ayant fait venir quelques vaisseaux (car la mer était peu éloignée), quitta l'armée durant la nuit et s'enfuit à Gadès. Scipion, à la nouvelle de cette évasion , laissa dix mille fantassins et mille cavaliers à Silanus pour bloquer le camp; et, partant avec le reste de l'armée, il retourna à Tarragone en soixante-dix jours , après s'être fait rendre compte sur sa route de la conduite des rois et des peuples, pour pouvoir récompenser chacun selon ses mérites. Après son départ, Masinissa eut une conférence secrète avec Silanus, et, pour disposer son peuple à seconder ses nouveaux projets, il repassa en Afrique avec un petit nombre de ses compatriotes. Les raisons qui déterminèrent alors ce changement subit furent peu connues; mais l'inébranlable fidélité qu'il montra depuis aux Romains jusqu'à son extrême vieillesse prouva que, même alors, il n'avait pas agi sans motif suffisant. Magon s'embarqua à son tour sur les vaisseaux que lui renvoya Asdrubal, et se rendit à Gadès. Les autres, se voyant abandonnés de leurs chefs, s'enfuirent ou désertèrent, se dispersant dans les villes voisines ; mais il ne resta pas un seul corps dont le nombre ou la force imposât. Ce fut ainsi que, sons la conduite et les auspices de P. Scipion, les Carthaginois furent chassés de l'Espagne, la treizième année de la guerre, la cinquième depuis que Scipion avait pris le commandement de la province et de l'armée. Peu après, Silanus rejoignit Scipion à Tarragone et lui apprit ses succès.

XVII. L. Scipion fut envoyé à Rome avec plusieurs prisonniers de distinction pour y annoncer que l'Espagne était reconquise. Au milieu de la joie générale, et quand tout le monde exaltait sa gloire à l'envi, le héros qui avait accompli cette tâche brillante était le seul qui, dans son insatiable désir de hauts faits et de véritable grandeur, ne considérait la conquête des Espagnes que comme un faible échantillon des succès dont son vaste génie avait conçu l'espérance. C'était vers l'Afrique, vers la grande Carthage, vers la gloire dont il couvrirait son nom s'il terminait cette guerre, que se portaient ses regards. Aussi, sentant bien qu'il devait aplanir d'avance les difficultés, et gagner les esprits des rois et des peuples, il résolut de sonder d'abord Syphax, roi des Masésyliens. Cette nation, voisine des Maures, habite en face de la côte d'Espagne où s'élève Carthagène. Il y avait alliance àa cette époque entre Syphax et les Carthaginois. Scipion pensa qu'aux yeux de ce prince elle n'était pas plus sérieuse , plus inviolable, que pour les autres barbares, dont la fidélité est toujours subordonnée aux chances de la fortune , et il députa vers lui C. Lélius avec des présents. Le barbare reçut ces dons avec joie. Voyant la fortune sourire partout à Rome, tandis que Carthage, malheureuse en Italie, était perdue sans ressource 68 en Espagne , il consentit à entrer dans l'alliance des Romains; mais il ne voulait, dit-il, ni prêter, ni recevoir de serinent qu'en présence de Scipion lui-même. Lélius se borna donc à obtenir du roi un sauf-conduit pour arriver à sa cour, et il retourna auprès de Scipion. C'était chose bien importante, pour qui ambitionnait la conquête de l'Afrique, que l'amitié de Syphax, le plus puissant des rois de cette contrée, qui s'était déjà mesuré avec Carthage elle-même, et dont les états étaient si heureusement situés par rapport à l'Espagne dont les séparait un détroit peu considérable. Scipion trouva cet avantage assez grand pour l'acheter, puisqu'il le fallait, au prix d'un grand danger : il laissa donc L. Marcius à Tarragone et M. Silanus à Carthagène, où il s'était rendu à pied par des marches forcées; il leur confia la garde de l'Espagne, partit de Carthagène avec C. Lélius sur deux quinquérèmes, et, profitant du calme de la mer, il parvint, le plus souvent à force de rames , aidé quelquefois par un vent léger, à prendre terre eu Afrique. Il arriva par hasard qu'à ce moment même Asdrubal, chassé de l'Espagne , entrait dans le port avec sept trirèmes, y jetait l'ancre et cherchait à débarquer sur le rivage. A la vue des deux quinquérèmes, il ne douta pas que ce ne fût des ennemis, et que, grâce à la supériorité du nombre, il n'en vînt facilement à bout ayant leur entrée dans le port; mais l'empressement des soldats et des matelots qui préparaient leurs armes et dégageaient leurs vaisseaux, n'aboutit qu'à une vaine alerte. Poussées par une brise un peu plus fraîche venant du large, les quinquérèmes étaient déjà dans le port que les Carthaginois n'avaient pas encore levé l'ancre; personne n'osa tenter une attaque réelle dans un port du roi. Asdrubal débarqua donc le premier; Scipion et Lélius prirent terre ensuite, et tous trois se rendirent auprès de Syphax.

XVIII. Syphax fut flatté, et il devait l'être , de voir les généraux des deux plus puissantes nations du monde venir le même jour réclamer son alliance et son amitié. Il leur offrit à tous deux l'hospitalité, et comme le hasard les avait réunis sous le même toit et au même foyer, il essaya de les aboucher, dans l'espoir qu'ils termineraient leur longue querelle. Scipion s'excusa, n'ayant contre Asdrubal, disait-il , aucune inimitié personnelle qu'une conférence pût faire cesser; quant aux affaires de la république, il ne pouvait en traiter avec un ennemi sans un ordre du sénat. Le roi voulait surtout ne pas paraître exclure de sa table un de ses hôtes : il insista auprès de Scipion pour qu'il y prit place avec Asdrubal; le Romain ne s'y refusa pas. On soupa donc chez le roi, et le même lit servit à Scipion et à Asdrubal, selon le désir du roi. Telle était l'exquise urbanité de Scipion et la souplesse naturelle de son esprit pour se prêter à tous les rôles, que non seulement Syphax , qui n'était qu'un barbare étranger à la civilisation romaine, mais Asdrubal lui-même, cet ennemi si acharné, se laissèrent séduire par le charme de sa conversation.

« Cet homme, disait Asdrubal , lui avait paru plus admirable dans la familiarité d'un entretien , que dans toute la gloire de ses exploits. Il ne doutait pas que. Syphax et son royaume n'ap- 69 partinssent dès ce moment aux Romains, tant ce grand homme avait l'art de gagner les esprits. Ce n'était plus de la perte de l'Espagne que devait s'inquiéter Carthage; il lui fallait veiller à la conservation de l'Afrique. Était-ce le charme d'un voyage, d'une promenade le long d'une côte riante, qui avait déterminé un aussi célèbre général à quitter une province nouvellement soumise, à s'éloigner de ses armées pour passer avec deux vaisseaux en Afrique, dans un pays ennemi dont l'attachement à son roi était connu? Non : Scipion aspirait à conquérir l'Afrique. La pensée qu'il nourrissait depuis longtemps dans son esprit, qu'il annonçait hautement, c'est qu'à l'exemple d'Annibal, qui avait porté la guerre en Italie , Scipion porterait la guerre en Afrique. »

Il fit alliance avec Syphax, quitta l'Afrique, et, après avoir été battu en pleine mer par des vents variables et souvent orageux, il aborda le quatrième jour au port de Carthagène.

XIX. Si les Espagnes étaient délivrées de la guerre punique, il y avait encore des villes qui, ayant la conscience de leurs torts, semblaient rester en repos plus par crainte que par attachement. Les plus importantes et les plus coupables, étaient Illiturgis et Castillon. Castillon, qui avait été alliée des Romains dans la prospérité, s'était, après la mort des Scipions et la destruction de leurs armées, donnée aux Carthaginois. Illiturgis avait livré ou massacré les débris de ces armées réfugiés dans ses murs, et ajouté ainsi le crime à la trahison. Leur châtiment, à l'arrivée de Scipion , quand la possession des Espagnes n'était pas assurée, eût été plus juste qu'utile; mais alors que le calme régnait, le moment de la vengeance paraissait arrivé. Le général fit donc venir de Tarragone L. Mucius avec le tiers des troupes, et l'envoya assiéger Castulon : il se mit lui-même à la tête du reste de l'armée, et parvint en cinq jours de marche sous les murs d'Illiturgis. Les portes étaient fermées; toutes les dispositions et toutes les mesures étaient prises pour résister. La conscience du châtiment que méritait leur faute avait tenu lieu aux habitants d'une déclaration de guerre. Cette circonstance fournit à Scipion les motifs de la harangue qu'il fit à ses soldats :

« Ces portes fermées révélaient dans les Espagnols la crainte du châtiment qu'ils méritaient; aussi fallait-il les attaquer avec beaucoup plus d'acharnement que les Carthaginois : avec ceux-ci, c'était une lutte presque sans colère, où l'on se disputait l'empire et la gloire; mais ceux-là avaient montré une perfidie , une cruauté, une scélératesse qui criaient vengeance. Le moment était venus de venger l'infâme massacre de leurs compagnons et la trahison qui les menaçait eux-mêmes, si la fuite les eût conduits dans cette ville. Il fallait apprendre à tous les siècles par un terrible exemple que jamais, dans la bonne ou dans la mauvaise fortune, il n'était permis d'outrager un citoyen ou un soldat romain. »

Cette harangue du général enflamma tous les coeurs ; ou distribua les échelles à des hommes d'élite dans chaque manipule. L'armée fut partagée en deux corps, dont l'un fut commandé par le lieutenant Lélius, et l'attaque fut dirigée sur deux points à la fois, pour ajouter l'anxiété à la terreur. Ce n'é- 70 tait point un chef unique on la réunion des principaux habitants, mais la conscience de leur crime et la peur qui stimulaient les assiégés à défendre leurs murs avec courage. Ils songeaient, ils se disaient les uns aux autres :

« qu'on voulait leur supplice plutôt qu'une victoire. Il s'agissait pour eux de savoir où ils trouveraient la mort. Était-ce dans le combat, sur le champ de bataille, où l'inconstance du dieu de la guerre relevait souvent le vaincu pour abattre le vainqueur, ou bien sur les débris fumants de leur ville, aux yeux de leurs femmes et de leurs enfants captifs, dans les fers et sous le fouet, abreuvés d'ignominies et d'outrages? »

Aussi vit-on, outre la jeunesse en âge de servir et les hommes faits, les femmes mêmes et les enfants, surmontant leur faiblesse et leur timidité, ne pas quitter le rempart, donner des armes aux combattants, apporter aux travailleurs des pierres pour les fortifications. Il y allait pour eux plus que de la liberté, dont le sentiment aiguillonne si puissamment les hommes de coeur : les supplices les plus cruels et une mort ignominieuse , voilà le tableau qu'ils avaient sous les yeux. Ce qui exaltait les courages, c'étaient ces fatigues et ces périls qu'ils bravaient à l'envi, sous les yeux les uns des autres. Aussi, tel fut l'acharnement du combat, que cette armée qui avait conquis toute l'Espagne se vit arrêtée parles défenseurs d'une seule place, souvent repoussée des murs , et sur le point de compromettre sa gloire en tremblant. Scipion s'en aperçut; il craignit que l'inutilité de ses efforts, en redoublant le courage de l'ennemi, ne ralentît l'ardeur des siens; et, se décidant 's payer de sa personne et à prendre sa part des dangers, il reprocha aux soldats leur lâcheté, lit apporter les échelles, et déclara d'un ton menaçant que, si l'on hésitait, il allait monter lui-même. Déjà, malgré le péril, il était au pied du mur, lorsqu'un cri de sollicitude pour les jours du général partit de tous les rangs; les échelles furent dressées en même temps sur plusieurs endroits, tandis que sur un autre point Lélius donnait l'assaut. Alors les habitants perdirent courage; leurs soldats furent renversés, et les murs emportés.

XX. La citadelle même fut surprise dans cette alerte, par un côté qui paraissait inaccessible. Les transfuges africains qui servaient alors comme auxiliaires dans l'armée romaine, profitant de ce que les habitants étaient tout entiers à la défense des points menacés, et que les Romains abordaient par où ils pouvaient, se dirigèrent vers l'endroit le plus élevé de la ville. Ils s'étaient aperçus que ce point, protégé par un roc escarpé, n'avait ni murs ni défenseurs. Ces hommes, naturellement lestes, et qui entretenaient leur agilité par des exercices fréquents, s'étant munis de clous de fer, et se prenant comme ils pouvaient aux saillies du roc, se mirent à le gravir. Dans les endroits à pic ou trop glissants, ils enfonçaient leurs clous d'espace en espace, de manière à former comme des échelons, à l'aide desquels les premiers tiraient à eux ceux qui les suivaient, et qui étaient eux-mêmes soulevés par les derniers: ils parvinrent tous ainsi jusqu'au sommet. De là, ils descendirent en courant dans la ville, qui était déjà au pouvoir des Romains. On vit bien alors que la colère et la haine avaient décidé ce siége ; nul ne songea ni à faire des prison- 71 niers ni à piller des maisons dont les portes étaient toutes ouvertes. On égorgea sans pitié les gens armés et ceux qui étaient sans armes, les hommes et les femmes; les enfants même ne purent trouver grâce devant cette colère sans pitié. On mit ensuite le feu aux maisons, et on démolit tout ce que l'incendie ne put détruire : tant on avait à coeur d'anéantir jusqu'aux vestiges d'une ville ennemie, d'effacer jusqu'au souvenir de sa position. Ensuite Scipion marcha contre Castillon : cette ville avait pour défenseurs les Espagnols qui s'y étaient rassemblés et les débris de l'armée carthaginoise, que la fuite y avait amenés de toutes parts. L'arrivée de Scipion ayant été devancée parla nouvelle du désastre d'Illiturgis, la terreur et le désespoir s'étaient emparés de tous les coeurs : mais comme les intérêts étaient divers, chacun voulut veiller à sa sûreté, sans s'inquiéter de celle des autres; il en résulta d'abord une secrète méfiance, puis une rupture ouverte entre les Carthaginois et les Espagnols. Cerdubellus proposa ouvertement à ceux-ci de se rendre; et malgré Himilcon, chef des auxiliaires carthaginois, il livra, par un traité secret, la ville et ses défenseurs aux Romains. Cette victoire fut plus humaine : la faute n'était pas si grande, et peut-être le ressentiment avait-il été désarmé par cette soumission volontaire.

XXI. Marcius fut ensuite envoyé contre ceux des barbares qui n'étaient point encore domptés, pour les réduire au pouvoir et à l'obéissance de Rome. Scipion retourna à Carthagène pour s'acquitter de ses voeux envers les dieux, et y célébrer les jeux de gladiateurs qu'il avait préparés en l'honneur des mânes de son père et de son oncle. On ne vit point figurer à ces jeux des athlètes de la classe des esclaves, où les maîtres de bagnes vont recruter des gladiateurs, ni de ces mercenaires qui vendent leur sang. Ce furent tous des combattants volontaires et non payés. Les uns étaient envoyés par les princes du pays pour donner une preuve de la valeur naturelle à leur nation : d'autres avaient déclaré d'eux-mêmes qu'ils descendraient dans l'arène en l'honneur de leur général ; d'autres encore, par esprit de lutte et de rivalité, se présentèrent pour le plaisir de porter et d'accepter un défi. Quelques-uns, engagés dans des contestations qu'ils n'avaient pu ou n'avaient pas voulu terminer à l'amiable, convinrent que la victoire déciderait,. et s'en remirent à leur épée. Et ce n'étaient pas des hommes obscurs, mais de nobles et illustres personnages: entre autres Corbis et Orsua, cousins germains qui se disputaient la principauté d'une ville nommée Ibsès, et qui se décidèrent à vider leur querelle par les armes. Corbis était le plus âgé; mais Orsua avait pour père le dernier roi, qui , à la mort de son frère aîné, avait hérité de sa couronne. Scipion voulait les amener à une discussion paisible et les réconcilier; ils répondirent tous deux

« qu'ils l'avaient déjà refusé à leurs parents communs, et qu'ils n'auraient pour juge, parmi les dieux et les hommes, que Mars.»

Corbis était fier de sa force; Orsua, de sa jeunesse; chacun d'eux aimait mieux mourir en combattant que de se soumettre à l'autorité d'un rival. Rien ne put les faire renoncer à leur inimitié furieuse, et leur duel fut tout à la fois, pour l'armée, un 72 spectacle rare et une preuve frappante des maux que l'ambition cause parmi les mortels. Le plus âgé triompha facilement, par son adresse et son habileté à manier les armes, de l'inexpérience fougueuse du plus jeune. A la lutte des gladiateurs succédèrent des jeux funèbres célébrés avec toute la pompe que permettaient les ressources de la province et celles du camp.

XXII. Cependant la guerre était vivement poussée par les lieutenants de Scipion. Marcius ayant passé le Bétis, que les indigènes appellent Certis, reçut sans coup férir la soumission de deux cités puissantes. Astapa avait toujours, suivi le parti des Carthaginois; mais c'était moins cette fidélité qu'on lui reprochait que la haine implacable qui l'animait contre les Romains, et qui n'était point justifiée par les nécessités de la guerre. Et cependant la ville n'avait point une position ni des remparts assez forts pour inspirer tant d'audace aux habitants. C'était un goût naturel pour les brigandages qui les poussait sur les terres de leurs voisins, alliés de Rome , et qui leur faisait surprendre les soldats, les valets d'armée ou les marchands égarés. Ils avaient même attaqué un convoi considérable qui traversait le pays sous bonne escorte, pour plus de sûreté , et, l'ayant enveloppé dans une position défavorable, ils l'avaient massacré. Quand l'armée parut sous leurs murs pour les assiéger, la conscience de leurs crimes leur fit sentir qu'une capitulation ne désarmerait pas le juste ressentiment des Romains. N'espérant point sauver leur vie derrière leurs murs ou 'a l'aide de leurs armes, ils imaginèrent contre eux-mêmes et contre les leurs un horrible, un épouvantable forfait. Ils choisirent une place dans leur forum pour y entasser les objets les plus précieux, firent asseoir sur ce monceau leurs femmes et leurs enfants, élevèrent à l'entour un bûcher, et y jetèrent des faisceaux de bois sec. Cinquante jeunes gens bien armés furent chargés de veiller, tant que l'issue du combat serait douteuse, sur ce lieu qui renfermait et leurs trésors et les personnes qui leur étaient plus chères que tous leurs trésors. Si la fortune se déclarait contre eux et que la ville fût sur le point d'être prise, ils pouvaient être sûrs que tous ceux qu'ils voyaient marcher au combat auraient trouvé la mort sur le champ de bataille.

« Ils les priaient donc au nom des dieux du ciel et des enfers, au nom de cette liberté, qu'il leur faudrait perdre en ce jour par une mort honorable ou par une honteuse servitude, de ne laisser aucun des objets sur lesquels pût s'exercer la fureur de l'ennemi. Ils avaient à la main le fer et le feu : il valait mieux que des mains amies et fidèles détruisissent tout ce qui devait périr que de le livrer à l'orgueil insultant du vainqueur. »

A ces exhortations se joignirent des imprécations effroyables contre ceux qui, par trahison ou par faiblesse, chancelleraient dans leur résolution. Alors ils ouvrirent les portes et sortirent au pas de course, avec un grand bruit. Aucun poste ne fut assez fort pour les arrêter; on ne s'attendait à rien moins qu'à cette audacieuse sortie. Quelques escadrons de cavalerie et les troupes légères, lancés tout à coup hors du camp pour leur tenir tête, se présentèrent devant eux; un com- 73 bat violent s'engagea avec plus d'impétuosité et d'ardeur que d'ordre et de tactique; aussi, la cavalerie, qui la première avait abordé l'ennemi, fut repoussée et répandit l'effroi parmi les troupes légères. Le combat se serait porté jusqu'au pied des retranchements, si la masse des légions, prenant à la hâte ses rangs, ne se fût mise en bataille. Là aussi il y eut un moment de désordre , causé par l'aveugle fureur et l'audace insensée d'un ennemi qui se précipitait au-devant des blessures et des coups; mois les vieux soldats, opposant le sang froid à une témérité fougueuse, arrêtèrent, par le massacre des premiers, l'élan de ceux qui les suivaient. Peu après ils voulurent marcher en avant, mais comme l'ennemi ne reculait point, résolu de mourir à son poste, ils ouvrirent leurs rangs, ce que leur rendait facile leur grand nombre, enveloppèrent les ailes des assaillants, et, formant un cercle autour d'eux, les tuèrent tous jusqu'au dernier.

XXIII. Toutefois c'était là le fait d'un ennemi irrité, dans la chaleur du combat, usant du droit de la guerre contre des hommes armés qui lui opposaient de la résistance; mais un plus épouvantable carnage avait lieu dans la ville; des femmes et des enfants, troupe faible et désarmée, étaient égorgés par leurs concitoyens, et jetés, la plupart encore vivants, sur le bûcher allumé dont les ruisseaux de sang éteignaient la flamme naissante. Fatigués enfin de cet odieux massacre, les meurtriers eux-mêmes se précipitèrent tout armée au milieu de l'incendie. Déjà le carnage était consommé, lorsque les Romains vainqueurs arrivèrent. A la vue d'un si affreux spectacle , ils restèrent quelque temps immobiles d'horreur; mais l'or et l'argent, qui brillaient au milieu de ces monceaux embrasés, excitèrent en eux cette cupidité naturelle au coeur de l'homme. En voulant dérober ces trésors aux flammes, les uns furent consumés par le feu , les autres à demi-brûlés par les vapeurs ardentes: car les premiers arrivés ne pouvaient reculer, pressés qu'ils étaient par une foule immense. Ainsi Astapa, sans avoir été pillée par le soldat, fut détruite par le fer et le feu. Marcius reçut la soumission des autres villes de cette région, qu'il avait terrifiées, et ramena son armée victorieuse à Carthagène, auprès de Scipion. A cette époque, des transfuges arrivèrent de Gadès, et promirent de livrer la ville, la garnison carthaginoise, le commandant et la flotte. C'est dans cette ville que Magon s'était arrêté dans sa faite : il y avait rassemblé des vaisseaux sur l'Océan, il avait tiré quelques renforts de la côte d'Afrique , au delà du détroit, et obtenu par l'entremise d'Hannon quelques auxiliaires des pays d'Espagne les plus voisins. Scipion reçut les serments des transfuges, et leur engagea sa parole; puis il fit partir pour Gadès Marcius , à la tête de cohortes légères, et Lélius avec sept trirèmes, une quinquérème, leur enjoignant de concerter leurs opérations par terre et par mer.

XXIV. Scipion lui-même fit une maladie assez grave, mais dont la gravité fut exagérée par la rumeur publique, chacun ajoutant à ce qu'il avait ouï dire, par ce penchant naturel aux hommes de grossir à l'envi les nouvelles. Cela suffit pour 74 troubler toute la province et surtout les points reculés. On vit alors quelle masse d'ennemis aurait soulevée un malheur réel, puisqu'un faux bruit avait excité d'aussi violents orages. Les alliés trahirent leurs serments, et l'année ses devoirs. Mandonius et Indibilis, qui s'étaient flattés de l'espoir qu'après l'expulsion des Carthaginois, ils domineraient en Espagne , et qui voyaient leur attente déçue, soulevèrent leurs peuples (les Lacétans), armèrent la jeunesse celtibérienne, et, se jetant sur les terres des Suessétans et des Sédétans, alliés des Romains, y firent de cruels ravages. Les Romains du camp de Sucrone partagèrent cet égarement : ils étaient au nombre de huit mille hommes chargés de surveiller les nations qui habitaient en deçà de l'Èbre. L'agitation des esprits ne se manifesta point à l'occasion des bruits incertains qui couraient sur la vie du général; elle était antérieure et avait pour cause la licence qui résulte ordinairement d'une longue oisiveté, et peut-être aussi l'ennui de la contrainte que la paix imposait à des hommes habitués à vivre largement sur les terres ennemies. C'étaient d'abord des plaintes qu'on murmurait dans l'ombre :

« Si la guerre se poursuivait en Espagne, que faisaient-ils, eux, dans une contrée pacifiée? Si elle était terminée, et que la province fût soumise, pourquoi ne les ramenait-on pas en Italie? »

Ensuite on avait réclamé la solde avec une insolence qui s'écartait des usages et de la subordination militaires. Des sentinelles avaient insulté leurs tribuns lorsqu'ils visitaient les postes la nuit ; quelques soldats étaient allés, malgré la paix, marauder sur les terres d'alentour; enfin on quittait ouvertement les enseignes en plein jour, et sans congé. Le caprice et la licence du soldat étaient la seule règle; il n'y avait plus ni lois ni discipline militaires ; on n'obéissait plus aux chefs. Néanmoins , tout présentait encore l'aspect d'un camp romain. Dans l'espoir que les tribuns ne résisteraient pas à la contagion, et qu'ils partageraient l'égarement et la révolte, on les laissait exercer leur pouvoir dans le principium. On leur demandait le mot d'ordre; on formait tour à tour les postes et les rondes; et si la puissance des chefs était méconnue, le soldat, tout en se gouvernant par lui-même, conservait du moins une apparence de soumission. Mais la sédition éclata lorsqu'ils virent les tribuns blâmer et improuver leur conduite, s'efforcer de les contenir et refuser ouvertement de prendre part à leurs fureurs. Ils les chassèrent du principium et peu après du camp; puis les chefs de la révolte, gui étaient deux simples soldats, un C. Albius de Catès, et un C. Atrius d'Ombrie, furent investis du commandement. Ces hommes, trouvant les insignes de tribuns au-dessous d'eux, osèrent s'arroger ceux du pouvoir suprême, et porter la main sur les haches et les faisceaux. Il ne leur vint pas à la pensée qu'ils verraient bientôt retomber sur leurs dos et sur leurs têtes ces verges et ces haches qu'ils faisaient porter devant eux pour effrayer les autres. La fausse nouvelle de la mort de Scipion les aveuglait; ils ne doutaient pas qu'aussitôt qu'elle serait divulguée, elle n'allumât le feu de la guerre dans toute l'Espagne. Or, au milieu de la confusion, on pourrait rançonner les alliés et pil- 75 ler les villes voisines. Et quand tout serait bouleversé, les excès auxquels tout le monde se serait porté empêcheraient qu'on ne remarquât leurs propres attentats.

XXV. Cependant ils attendaient d'autres nouvelles plus récentes de la mort, et même des funérailles de Scipion; mais rien n'arrivait, et cette vague rumeur s'évanouissait ; alors on se demanda quels en étaient les auteurs, et chacun s'en défendit, préférant le risque d'avoir été étourdiment crédule dans cette affaire à celui d'avoir été l'auteur d'un mensonge. Les chefs abandonnés considéraient leurs insignes, et sous ces marques d'un pouvoir imaginaire ils voyaient avec effroi la véritable, la légitime puissance prête à faire tomber sur eux sa colère. Au milieu de cette stupeur des factieux, on apprit de source certaine que Scipion n'était pas mort, et bientôt qu'il était rétabli; puis on vit arriver sept tribuns militaires , envoyés par Scipion lui-même. Leur première apparition exaspéra les esprits; mais bientôt le langage conciliant qu'ils tenaient à ceux qu'ils avaient abordés et dont ils étaient connus calma l'effervescence. Parcourant d'abord les tentes des soldats, puis le principium et le prétoire, lorsqu'ils voyaient des groupes de soldats échanger entre eux des paroles, ils s'adressaient à eux, leur demandaient la cause d'une colère et d'un mécontentement si subits, et ne leur faisaient aucun reproche. On leur disait généralement que

« la paie n'arrivait jamais au jour dû ; et pourtant, alors qu'avait éclaté la révolte d'Illiturgis, après la ruine de deux généraux et de deux armées, leur valeur avait relevé le nom romain et conservé la province. Illiturgis avait reçu son châtiment; mais leurs services à eux, personne ne songeait à les en récompenser. «

Ils répondaient:

« que ces plaintes et ces demandes étaient légitimes, qu'ils les transmettraient eux-mêmes au général. Ils étaient charmés que le mal ne fût pas plus grave, qu'il ne fût pas incurable. Scipion et la république sauraient, avec l'aide des dieux , acquitter cette dette de reconnaissance.»

Scipion , accoutumé aux dangers de la guerre, mais peu fait aux orages de la sédition, était préoccupé de la crainte que son armée ne passât les bornes de l'insubordination, ou lui-même celles de la sévérité. Pour le moment, fidèle à sa première modération , il envoya des percepteurs dans les villes tributaires des environs, et fit espérer un prompt paiement. Puis un édit enjoignit aux troupes de venir toucher leur solde à Carthagène par détachement ou on masse, comme elles le voudraient. La sédition, déjà frappée de langueur, fut éteinte par l'inaction subite des Espagnols révoltés. Mandonius et Indibilis étaient rentrés dans leurs pays, et avaient abandonné leurs projets à la nouvelle du rétablissement de Scipion. Les factieux n'avaient donc plus ni citoyen ni étranger qui voulût s'associer à leur folle entreprise. Après de mûres réflexions, ils ne se virent qu'une seule ressource, quoique chanceuse au sortir d'une sédition , celle de s'en remettre, ou à la juste colère de leur général, on à sa clémence, dont ils ne devaient pas désespérer. Il avait bien pardonné à des ennemis, qui avaient combattu contre lui : leur révolte n'avait ni 76 versé le sang, ni donné la mort; elle n'avait pas été cruelle, elle ne méritait pas un châtiment cruel. L'esprit humain est si fécond en arguments quand il s'agit de se justifier soi-même! Mais ils ne savaient pas s'ils iraient par cohortes ou en masse chercher leur paie. On se décida pour le dernier avis, qui paraissait le plus sûr.

XXVI. Au moment où ces questions s'agitaient dans le camp, un conseil se tenait à Carthagène : on y discutait pour savoir si l'on sévirait seulement sur les auteurs de la sédition, qui n'étaient pas plus de trente-cinq, ou si l'on ferait tomber un plus grand nombre de têtes pour expier cette défection (car ce n'était pas une sédition), dont l'exemple était si déplorable. L'avis le plus doux l'emporta : on bornerait le châtiment aux auteurs du crime; pour le reste de l'armée, une réprimande suffirait. Lorsque le conseil se fut séparé, on annonça, comme si tel eût été l'objet des délibérations, une expédition contre Mandonius et Indibilis aux troupes qui étaient alors à Carthagène, et on leur enjoignit de préparer des vivres pour plusieurs jours. Les sept tribuns qui étaient allés naguère apaiser la révolte au camp de Sucrone furent envoyés au-devant de l'armée, et on donna à chacun d'eux les noms de cinq des chefs de la sédition; ils avaient ordre de leur faire offrir l'hospitalité d'un air amical et bienveillant, par des gens sûrs, de les plonger dans l'ivresse et de les charger de fers. Déjà les révoltés approchaient de Carthagène, lorsqu'ils apprirent de ceux qui étaient venus à leur rencontre que toute l'armée, sous les ordres de M. Silanus, marchait le lendemain contre les Lacétans. Cette nouvelle dissipa la crainte qui régnait secrètement au fond de leurs coeurs et leur causa même une joie très vive : leur général serait tout seul à leur discrétion plutôt qu'ils ne seraient en son pouvoir. Au coucher du soleil , ils entrèrent dans la ville, et virent l'autre armée tout entière à ses préparatifs de départ. On les reçut avec des paroles concertées à l'avance :

« le général était charmé de les voir arriver si à propos, lorsqu'il allait s'éloigner avec l'autre corps d'armée.»

Ils réparèrent leurs forces. Les tribuns firent emmener sans aucun bruit, par des hôtes sûrs, les chefs de la révolte, se saisirent de leurs personnes et les enchaînèrent. A la quatrième veille, les bagages des troupes qui simulaient un départ se mirent en mouvement. Au point du jour, les enseignes furent levées, mais l'armée fut arrêtée à la porte, et des gardes placés à toutes les issues de la ville pour empêcher de sortir. On convoqua ensuite les soldats arrivés la veille; ils se portèrent au forum d'in air menaçant, et parurent devant le tribunal do Scipion , espérant l'intimider par leurs cris. Pendant que le général montait sur son siége, l'armée revenait de la porte et enveloppait par derrière les rebelles désarmés. Ils perdirent alors toute leur arrogance : comme ils le disaient dans la suite, ce qui les effraya le plus, ce fut cette vigueur, ce visage animé de Scipion, qu'ils croyaient trouver languissant, ce regard plus ferme qu'ils ne se rappelaient l'avoir vu sur aucun champ de bataille. Scipion resta quelque temps assis en silence, attendant qu'on lui eût annoncé que les 77 auteurs du complot étaient dans le forum et que tout était prêt.

XXVII. Il fit alors imposer silence par le héraut et commença ainsi :

« Je n'aurais jamais cru que je ne trouverais pas assez d'expressions pour m'adresser un jour à mon armée; non que j'aie plus souvent manié la parole que l'épée; mais, élevé presque dès mon enfance au milieu des camps, je suis fait à l'esprit du soldat. Cependant, pour vous parler, la pensée et les paroles me manquent également: je ne sais pas même de quel nom vous appeler. Citoyens? vous avez répudié votre patrie; soldats? vous avez méconnu le commandement et les auspices , vous avez brisé les liens sacrés du serment ; ennemis? la personne, les traits, le vêtement, le maintien , tout m'annonce des Romains; les actions, les discours, les projets, les sentiments sont d'un ennemi. Avez-vous formé quelque voeu, conçu quelque espérance que n'aient partagé avec vous les Ilergètes et les Lacétans? Eux du moins avaient pris pour chefs, dans leur égarement, Mandonius et Indibilis, des hommes de sang royal. Mais vous, c'est à un Atrius d'Ombrie, à un Albius de Calès, que vous avez déféré les auspices et le commandement. Dites-moi que vous n'êtes pas tous coupables, que vous n'avez pas tous voulu cette infamie, soldats ; que cette folie, ce délire n'ont aveuglé que peu d'entre vous ; je suis tout disposé à vous croire. Car l'attentat qui a été commis, s'il avait souillé toute l'armée, ne pourrait être lavé que par d'immenses expiations. C'est malgré moi que je touche ces plaies; mais, sans y porter la main, sans les sonder, comment les guérir? Certes, après avoir chassé les Carthaginois de l'Espagne, je ne pensais pas qu'il y eût dans toute la province un seul lieu, un seul homme qui pût en vouloir à ma vie: ma conduite avait été si loyale envers les alliés comme envers les ennemis! Et voici que dans mon camp (combien ma confiance s'égarait!), voici que la nouvelle de ma mort est reçue avec joie; que dis-je? attendue avec impatience. Ce n'est pas que je veuille étendre ce crime à tous , non ; car si je croyais que toute mon armée eût désiré ma mort, ici même, sur l'heure, je me la donnerais à vos yeux. Qu'aurais-je à faire d'une vie qui pèserait à mes concitoyens et à mes soldats? Mais toute multitude ressemble à la mer : naturellement immobile, c'est le souffle des vents qui la soulève; de même vous portez en vous le calme ou la tempête. Pour causer et allumer ces transports, il a fallu des moteurs; et ce n'est que par contagion qu'une telle démence vous a atteints. Aujourd'hui même vous ne me semblez pas comprendre l'excès de votre démence, de vos attentats sacrilèges contre moi, contre la patrie, contre vos parents et enfants, contre les dieux témoins de votre serment, contre les auspices sous lesquels vous combattez, contre les usages militaires et la discipline de vos aïeux, contre la majesté du commandement suprême. Je ne parle pas de moi : je veux bien quo votre crédulité ait été plus irréfléchie que coupable; je veux bien avoir mérité que mes soldats soient fatigués de m'avoir pour général : qu'y a-t-il là d'étonnant? Mais la patrie que vous avait-elle fait, pour que, vous associant aux projets de 78 Mandonius et d'Indibilis, vous n'eussiez pas honte de la trahir? Que vous avait fait le peuple romain, quand vous arrachiez le pouvoir aux tribuns élus par ses suffrages pour le déférer à de simples particuliers? quand, non contents d'avoir ces hommes-là pour tribuns, vous avez profané les faisceaux de votre général, en les donnant, vous, soldats romains, à des misérables qui n'ont jamais eu un esclave sous leur dépendance? Ainsi le prétoire a servi de tente à un Albius, à un Atrius ! la trompette a sonné devant eux! l'ordre leur a été demandé ! ils se sont assis sur le tribunal de P. Scipion ! Le licteur a marché devant eux ; il a écarté la foule pour leur faire place ! Les faisceaux et les haches ont été portés devant eux ! Qu'une pluie de pierres, que la foudre tombent du ciel; que des animaux monstrueux viennent à naître, vous crierez au prodige. Ah! c'est bien ici un prodige, que ni les victimes ni les supplications ne peuvent expier: il faut le sang de ceux qui se sont rendus coupables d'un pareil forfait.

XXVIII. «  Je sais bien que jamais le crime n'est raisonné; mais, dites-moi cependant, quelle était, dans vos tentatives impies, votre intention, quels étaient vos projets? dites. Naguère, une légion envoyée en garnison à Rhégium s'empara de cette puissante cité en massacrant par trahison les principaux habitants, et elle la conserva dix ans. Pour cet attentat , la légion tout entière , c'est-à-dire quatre mille hommes ont été frappés de la hache à Rome, au milieu du forum. Et pourtant ils ne prirent pas pour général un Atrius d'Ombrie, presque valet d'armée, dont le nom seul est de mauvaise augure : leur chef était Décius Jubellius, tribun militaire. On ne les vit pas s'unir à Pyrrhus, ni aux Samnites, ni aux Lucaniens , ces ennemis du nom romain. Mais vous, vous avez concerté vos plans avec Mandonius et Indibilis, et vous deviez joindre vos armes aux leurs. Ils voulaient, eux, comme les Campaniens à Capoue, quand ils la ravirent aux Étrusques, ses anciens habitants, comme les Mamertins à Messine, en Sicile, faire de Rhégium leur demeure définitive; et le peuple romain ni les alliés de Rome n'auraient eu rien 'a craindre de leur part. Vous, deviez-vous vous fixer à Sucrone ? Si en quittant la province, à l'expiration de mon commandement, moi, votre général, je vous y laissais, on vous entendrait implorer la protection des dieux et des hommes contre un ordre qui vous empêcherait de revoir vos femmes et vos enfants. Mais je veux que leur souvenir, comme celui de la patrie, comme le mien, se soit éteint au fond de vos coeurs. Poursuivons donc : cherchons le but de ce sacrilège dessein; car je ne suppose pas qu'il dépasse les bornes mêmes de la déraison. C'est de mon vivant, quand j'ai encore tout le reste de l'armée à la tête de laquelle j'ai pris en un jour Carthagène, battu et mis en déroute quatre généraux, quatre armées carthaginoises, je les ai chassés de l'Espagne, que vous, un corps de huit mille hommes, dont pas un ne vaut même cet Albius et cet Atrius à qui vous vous êtes soumis, vous auriez enlevé l'Espagne au peuple romain? Je ne parle pas de moi, je laisse mon nom de côté; vous avez trop facilement cru ma mort; j'admets que ce soit votre seul tort envers moi. Quoi? si je venais à mourir, croyez-vous qu'avec moi mourût la ré- 79 publique, qu'avec moi tombât la puissance (lu peuple romain? Ah ! Jupiter très bon et très grand ne permettrait pas que la durée d'une ville fondée sous les auspices et par l'ordre des dieux pour être éternelle dépendit de ce corps fragile et mortel. Flaminius, Paul-Émile, Gracchus, Postumius Albinus, M. Marcellus, T. Quinctius Crispinus, Cn. Fulvius, les Scipions, mes parents, tant d'illustres généraux sont morts dans cette seule guerre, et le peuple romain leur a survécu , et il survivra à mille autres encore, lors même que mille autres seraient moissonnés par le fer ou la maladie. Et ma tombe à moi seul aurait été celle de la république romaine tout entière? Mais vous-mêmes, dans cette Espagne où nous sommes, après la mort de mon père et de mon oncle, vos deux généraux, n'avez-vous pas élu Septimus Martius pour qu'il marchât à votre tête contre les Carthaginois, encore dans l'ivresse de leur victoire récente? Et encore parlé-je comme si les Espagnes eussent dû rester sans généraux. Mais M. Silanus n'a-t-il pas les mêmes droits, le même pouvoir que moi dans la province? L Scipion, mon frère, et C. Lélius ne sont-ils pas mes lieutenants? manqueraient-ils à venger l'outrage fait à la majesté du commandement ? les armées, les chefs, la dignité des personnes, la sainteté des causes, tout cela pourrait-il se comparer ? Tout l'avantage fût-il de votre côté, est-ce que vous porteriez les armes avec les Carthaginois contre votre patrie, contre vos concitoyens? est-ce que vous voudriez assurer la prépondérance à l'Afrique sur l'Italie, à Carthage sur Rome? Que vous a fait votre patrie?

XXIX. « Jadis Coriolan, sous le poids d'une condamnation injuste , trouva dans les misères intolérables de l'exil un motif pour aller assiéger sa patrie; et pourtant le parricide du citoyen fut réprimé par la piété du fils. Mais vous, quelle est la cause du ressentiment, de la colère qui vous transportaient? Le paiement de votre solde retardé quelques jours par la maladie de votre général , était-ce l'a une raison suffisante pour déclarer la guerre à la patrie? pour embrasser la cause des Ilergètes contre Rome ? pour violer toutes les lois divines et humaines? C'était folie de votre part, soldats, et mon corps a été moins malade que vos esprits. Je ne puis rappeler sans horreur votre aveugle crédulité, vos espérances, vos désirs. Périsse le souvenir de tout ce passé, s'il est possible ! sinon , qu'un éternel silence le couvre. J'avoue que mon langage a dû vous paraître sévère et terrible; mais combien vos actes n'ont-ils pas été plus révoltants que mes paroles? Pensez-vous que je (lusse supporter patiemment votre conduite, quand vous ne pourriez pas même de sang-froid en entendre parler? Au reste je ne vous ferai plus de reproches. Puissiez-vous oublier tout cela aussi facilement que moi ! Pour ce qui vous concerne tous, si vous éprouvez quelque repentir de votre égarement, je vous trouve assez et trop punis. Mais Albius de Calés , Atrius d'Ombrie et les autres chefs de cette déplorable sédition paieront leur crime de leur vie. Le spectacle de leur supplice, loin d'être affligeant pour vous, doit vous être agréable si vous êtes revenus à la raison : car c'est pour vous plus que pour personne que leurs projets étaient funestes et cruels. »

 A peine avait-il fini de parler, que, suivant les dispositions prises 80 d'avance, ou présenta tout à la fois aux rebelles ce qui pouvait épouvanter leurs yeux et leurs oreilles. Les soldats qui formaient un cercle autour de l'assemblée frappèrent leurs boucliers de leurs épées; et le héraut proclama à haute voix les noms de ceux que le conseil avait condamnés. On les traîna nus dans l'enceinte, oh lori déploya tout l'appareil de leur supplice. Puis on les attacha au poteau, on les battit de verges et on les frappa de la hache. Les spectateurs étaient tellement glacés d'effroi que pas un murmure ne s'éleva contre la sévérité du châtiment, pas une plainte ne se fit entendre. On enleva ensuite les cadavres, on purifia la place, et chaque soldat, appelé individuellement, prêta serment devant les tribuns militaires au nom de Scipion, et reçut à son tour la solde qui lui était due. Tels furent le terme et l'issue de la révolte qui avait éclaté au camp de Sucrone.

XXX. Cependant Hannon, lieutenant de Magon, envoyé de Gadès sur les bords du Bétis avec un petit nombre d'Africains, séduisit les Espagnols par l'appât de l'or et vint à bout d'armer près de quatre mille jeunes gens. Chassé bientôt de sou camp par L. Mucius, il perdit la plupart de ses soldats au milieu du désordre de cette surprise, ou pendant qu'il fuyait à la hâte devant la cavalerie qui les poursuivait, et il s'échappa lui-même avec quelques hommes seulement. Tandis que ces événements se passaient sur les bords du Bétis, Lélius sortit du détroit, entra dans l'Océan, et s'approcha de Cartéia avec sa flotte. Cette ville est située sur la côte, à l'issue du détroit, au lieu même où la nier commence à s'élargir. Il avait l'espoir de reprendre Gadès sans combat et par trahison , suivant les promesses que lui avaient faites, ainsi qu'on l'a dit plus haut, des habitants venus d'eux-mêmes au camp romain. Le complot fut découvert avant d'être mûr; Magon fit arrêter tous les coupables et chargea le préteur Adherbal de les conduire à Carthage. Adherbal embarqua les conjurés sur une quinquérème, qu'il fit partir en avant, parce que sa marche était plus lente que celle d'une trirème, et la suivit à peu de distance avec huit trirèmes. Déjà la quinquérème entrait dans le détroit lorsque parut Lélius. Il montait un navire semblable et il sortait du port de Cartéia, suivi de sept trirèmes; il se porta coutre Adherbal et ses trirèmes, sachant bien que la quinquérème ennemie, entraînée par la rapidité du détroit, ne pourrait virer de bord pour remonter le courant. Le Carthaginois, surpris et incertain, hésita un moment s'il suivrait la quinquérème ou s'il marcherait à l'ennemi. Cette hésitation même l'empêcha d'éviter le combat; car déjà on était à portée de traits, et les Romains le pressaient de toutes parts: l'agitation des vagues contrariait la manoeuvre. Rien ne ressembla moins à une bataille navale: ni la volonté, ni le talent, ni l'habileté ne furent mis en jeu. L'état ordinaire du détroit et l'agitation des flots présidèrent seuls au combat; romains ou carthaginois, les vaisseaux, malgré les efforts des rameurs pour s'éloigner, se heurtaient les uns coutre les autres; 81 on voyait le navire qui fuyait, ramené par un tourbillon en sens contraire, fondre sur les vainqueurs, et celui qui faisait la poursuite se détourner tout à coup et paraître en fuite, pour peu qu'il rencontrât un courant opposé. Dans le combat, l'un s'élançait pour heurter de l'éperon une galère ennemie et recevait en flanc le choc d'une autre proue; celui qui montrait le flanc à l'ennemi virait de bord tout à coup et se présentait de l'avant. Au milieu de cette lutte entre des trirèmes, dont la fortune rendait l'issue douteuse, la quinquérème romaine, qui devait à son poids plus d'assiette, et au grand nombre de ses rames, qui rompaient la violence du courant, une manoeuvre plus facile, coula deux trirèmes, en chargea une troisième de côté et lui brisa ses rames; et elle aurait fracassé toutes celles qu'elle aurait atteintes, si Adherbal n'eût fait force de voiles vers l'Afrique avec les cinq qui lui restaient.

XXXI. Lélius vainqueur retourna à Cartéia ; en apprenant ce qui s'était passé à Gadès, la découverte de la conjuration, l'envoi des conjurés à Carthage, il comprit que l'espérance qui l'avait attiré n'avait plus d'objet , et il fit dire à L. Marcius que, pour éviter une perte de temps inutile sous les murs de Gadès, ils devaient rejoindre leur général. Marcius ayant adopté cet avis, ils retournèrent quelques jours après à Carthagène. Leur départ permit d'abord à Magon de respirer, après cette double crainte qui l'avait assailli sur terre et sur mer; puis, à la nouvelle de la révolte des Ilergètes, il conçut l'espoir de reconquérir l'Espagne. Il envoya des messagers au sénat de Carthage pour raconter, en les exagérant, la sédition du camp de Scipion ainsi que la défection des alliés de Rome, et pour presser l'envoi de secours qui le missent en état de rentrer en possession de l'Espagne, que leur avaient léguée leurs pères. Mandonius et lndibilis, de retour dans leurs états, attendirent quelque temps pour savoir quel parti on prendrait à l'égard des révoltés, et restèrent dans l'indécision et le repos. Si on pardonnait aux citoyens leur égarement, ils ne désespéraient pas d'obtenir aussi leur pardon; mais en apprenant le supplice rigoureux infligé aux coupables, ils pensèrent que leur faute serait punie avec la même sévérité. Ils appelèrent donc une seconde fois aux armes leurs compatriotes, rassemblèrent tous les auxiliaires qu'ils avaient eus précédemment , et passèrent avec vingt mille hommes d'infanterie, et deux mille cinq cents chevaux, sur les terres des Sédétans, où dès le commencement de la révolte ils avaient établi leurs quartiers.

XXXII. L'exactitude avec laquelle Scipion fit payer également à tous ses soldats, coupables ou non, la solde qui leur était due, la bienveillance de son accueil et de ses paroles pour tous, lui regagnèrent sans peine l'affection de l'armée. Avant de quitter Carthagène, il assembla ses troupes, et, dans un discours où la perfidie des princes rebelles n'était point épargnée, il leur déclara

« qu'en se mettant en marelle pour châtier cette défection, il était animé de sentiments tout autres que ceux avec, lesquels il avait porté remède à l'égarement de ses concitoyens. Dans cette circonstance, il lui avait fallu, pour ainsi dire, déchirer ses propres entrailles; c'était en gémissant et les larmes aux 82 yeux, qu'il avait choisi trente-cinq têtes pour expier l'imprudence ou le crime de huit mille hommes. Aujourd'hui c'était le coeur content et l'âme fière, qu'il allait verser le sang des Ilergètes. Enfants d'une autre patrie, jamais aucune alliance ne les avait unis aux Romains : les seuls liens qui eussent existé entre eux, ceux des serments et de l'amitié, ils les avaient eux-mêmes brisés par un crime. Quant à son armée, non seulement il n'y voyait que des concitoyens ou des alliés et des Latins, mais ce qui le touchait encore, c'est qu'il ne s'y trouvait pas un soldat qui n'eût été amené d'Italie, ou par son oncle Cn. Scipion, le premier Romain qui eût abordé eu Espagne, ou par son père, ou par lui-même. Ils étaient tous habitués au nom et au commandement des Scipions; aussi voulait-il les ramener tous à Rome avec lui pour partager un triomphe bien légitime; aussi espérait-il qu'ils soutiendraient sa candidature au consulat, comme s'il s'agissait de l'honneur de toute l'armée. Quant à l'expédition qu'on allait faire, ce serait oublier ses exploits précédents , que de la considérer comme une guerre. Magon , qui avait en quelque sorte abandonné la terre et s'était retiré dans une île au milieu de l'Océan , avec quelques navires, lui donnait, assurément plus d'inquiétude que les Ilergètes. D'un côté du moins, c'était un général carthaginois, c'étaient, si peu qu'il y en eût, des troupes carthaginoises; de l'autre ce n'étaient que des brigands et des chefs de brigands qui, pour ravager les terres de leurs voisins, brûler leurs maisons, enlever leurs troupeaux, avaient peut-être quelque courage, mais ne pouvaient tenir sur un champ de bataille, dans un combat régulier. Ils compteraient plus sur la rapidité de leur fuite que sur la force de leurs armes. Aussi n'était-ce point parce qu'il craignait de leur part quelque attaque, ou parce qu'il voyait dans leur révolte le germe d'une guerre plus sérieuse, qu'il voulait, avant de quitter la province, écraser les Ilergètes, c'est qu'il importait d'abord de ne pas laisser impunie une défection si coupable, outre qu'il ne fallait pas qu'on pût dire que, dans une province soumise avec tant de courage et de bonheur, il restât encore un seul ennemi. Sûrs de l'appui des dieux, ils devaient donc le suivre, non pour faire la guerre (ils n'avaient pas affaire 's un ennemi digne d'eux), mais pour tirer vengeance d'un peuple parjure. »

XXXIII. Après ce discours, il les congédia et leur ordonna d'être prêts 'a marcher le lendemain. Il partit en effet, et, en dix jours, n'arriva sur les bords de l'Èbre; il passa le fleuve, et, quatre jours après, il était campé en présence de l'ennemi. Devant lui s'étendait une plaine entourée de montagnes : il fit pousser dans cette vallée des troupeaux enlevés pour la plupart sur le territoire ennemi , espérant exciter la sauvage cupidité des Barbares ; puis il fit avancer les vélites pour les défendre. Aussitôt que leurs escarmouches auraient engagé le combat, Lélius devait charger avec la cavalerie, qu'il tenait embusquée. Une montagne qui s'avançait dans la plaine cachait heureusement le piége : bientôt l'action commença. Les Espagnols apercevant de loin les troupeaux fondent sur eux; les vélites tombent sur les Espagnols acharnés à leur proie. Ils les repoussèrent d'abord à coups de traits; lors- 83 qu'ils eurent épuisé ces armes légères plus propres à irriter l'action qu'à la décider, ils mirent l'épée à la main et engagèrent une lutte corps à corps. L'issue en était encore douteuse , lorsque la cavalerie survint; elle ne chargea pas seulement en face, écrasant tout ce qu'elle rencontrait, mais un détachement tourna les ennemis par le bas de la montagne, pour couper la retraite au plus grand nombre, et vint prendre position sur leurs derrières. Aussi le carnage fut-il plus considérable qu'il ne l'est ordinairement dans les escarmouches. Cet échec, au lieu d'abattre le courage de l'ennemi, alluma sa fureur. Ne voulant pas montrer de l'épouvante, ils s'avancèrent en ordre de bataille le lendemain, au point du jour. Toutes Leurs troupes ne pouvaient pas tenir dans cette vallée si étroite, comme je l'ai dit ; les deux tiers à peu près de leur infanterie et toute leur cavalerie y trouvèrent place, le reste des fantassins se plaça sur la pente de la colline. Scipion jugea que les difficultés du terrain tourneraient à son avantage, car le soldat romain était plus propre que l'espagnol à combattre à l'étroit , et l'armée ennemie s'était resserrée dans un emplacement insuffisant pour sa multitude. En même temps il s'occupa d'un autre projet. Jugeant que sa cavalerie ne pouvait manoeuvrer sur les ailes dans un espace si resserré, et que celle que l'ennemi avait fait sortir avec son infanterie lui serait inutile, il ordonna à Lélius de tourner la colline avec les cavaliers, en dérobant sa marche , et de séparer autant que possible, dans l'attaque, la cavalerie des fantassins. Pour lui, il dirigea toute son infanterie contre l'ennemi ; il forma son front de bataille avec quatre cohortes, ne pouvant lui donner plus de développement, et, sans plus tarder, il en vint aux mains; il voulait par là détourner l'attention , pendant que sa cavalerie franchirait la montagne. Aussi l'ennemi ne s'aperçut-il qu'il était enveloppé qu'en entendant le galop des chevaux sur ses derrières. Il y eut donc deux combats en même temps : les deux infanteries étaient aux prises ainsi que les deux cavaleries, occupant la longueur de la plaine parce que la nature du terrain ne permettait point une mêlée générale de ces deux armes. Comme l'infanterie et la cavalerie espagnole ne pouvaient se porter mutuellement secours, l'infanterie, qui s'était engagée témérairement dans la plaine comptant sur l'appui de la cavalerie, fut taillée eu pièces; la cavalerie, entourée, ne put résister ni à l'infanterie romaine qui, après avoir écrasé les fantassins espagnols, la prenait en tête, ni à la cavalerie, qui la chargeait en queue. Elle se forma en cercle sur ses chevaux immobiles et se défendit longtemps, mais elle fut massacrée jusqu'au dernier homme. Il ne se sauva pas un fantassin, pas un cavalier, de tous ceux qui avaient combattu dans la vallée. Quant à l'autre tiers qui était resté sur la colline , plutôt pour regarder en sûreté le combat que pour y prendre part, il eut tout le temps et tous les moyens de fuir. Les princes espagnols s'échappèrent avec ces débris avant que l'armée tout entière ne fût enveloppée; ils disparurent à la faveur du désordre général

XXXIV. Le même jour, le camp des Espagnols fut pris avec tout le butin , et trois mille hommes 84 environ. Douze cents hommes, tant Romains qu'alliés, avaient succombé dans la bataille; il y eut plus de trois mille blessés. La victoire eût été moins sanglante si l'on avait combattu dans une plaine plus étendue, et plus favorable à la fuite. Indibilis abandonna ses projets de guerre, persuadé que ce qu'il y avait de plus sûr pour lui dans sa détresse , c'était de se confier à l'honneur et à la clémence de Scipion, qu'il avait éprouvés déjà; il lui députa Mandonius son frère. Celui-ci se jeta aux pieds du vainqueur.

« Il rejeta leur faute sur cette fatalité d'une époque, où, comme sous l'influence d'une contagion funeste, les llergètes, les Lacétans, les Romains même avaient été frappés de vertige. Son frère, ainsi que lui et tous ses compatriotes , n'avaient d'autre alternative que de rendre à Scipion, s'il l'exigeait, une vie qu'ils avaient reçue de sa bonté, ou bien de la lui dévouer à jamais, s'il daignait la leur conserver une seconde fois et leur imposer une nouvelle dette. Naguère ils avaient foi dans la justice de leur cause; ils n'avaient point encore éprouvé la clémence de Scipion. Aujourd'hui ils n'espéraient rien de leur cause, et ne comptaient que surla miséricorde du vainqueur. »

 C'était un ancien usage chez les Romains, lorsqu'il s'agissait d'un peuple qui ne leur était uni ni par des traités ni par une alliance conclue d'égal à égal, de ne pas le regarder comme réellement soumis, avant qu'il eût livré toutes ses choses divines et humaines, remis des otages, rendu ses armes et reçu des garnisons dans ses villes. Scipion se contenta d'adresser de vifs reproches à Mandonius sur sa perfidie et sur celle de son frère, bien qu'il fût absent; puis il ajouta que

« leurs méfaits avaient mérité la mort; mais que sa clémence et celle du peuple romain leur accordaient la vie. Au reste il ne les désarmerait pas : cette précaution n'était utile que lorsqu'on redoutait une révolte; il leur laissait donc leurs armes, et les affranchissait de toute crainte. Que s'ils trahissaient leur foi, ce ne serait point contre des otages innocents, mais contre eux-mêmes qu'il sévirait; il ne ferait pas tomber sa vengeance sur un ennemi désarmé, mais sur celui qui aurait les armes à la main. L'amitié et la haine de Rome leur étaient connues : il leur laissait à choisir entre ces deux alternatives. »

Ainsi fut congédié Mandonius; on lui imposa seulement une contribution pour la solde de l'armée. Scipion fit ensuite partir Marcius pour l'Espagne ultérieure, renvoya Silanus à Tarragone, et, après avoir attendu quelques jours que les Ilergètes eussent fourni la contribution dont il les avait frappés, il rejoignit, avec ses troupes légères, Marcius sur les côtes de l'Océan.

XXXV. Les négociations entamées précédemment avec Masinissa avaient été ajournées pour différents motifs. Le Numide voulait s'entendre avec Scipion en personne, et prêter serment entre ses mains. Telle fut la cause du long voyage et du grand détour que fit alors Scipion. Masinissa était à Cadès lorsqu'il apprit par Marcius l'arrivée du général. Il prétexta que ses chevaux dépérissaient enfermés dans une île, qu'ils épuisaient les vivres destinés à l'armée, et qu'ils souffraient eux-mêmes de cette disette, enfin que sa cavalerie s'énervait 85 dans l'inaction. Il obtint ainsi de Magon la permission de passer sur le continent pour y ravager les terres d'Espagne les plus rapprochées. A peine débarqué, il envoya trois chefs numides pour fixer l'heure et le lieu de l'entrevue. Scipion en retint deux comme otages, et chargea le troisième d'aller chercher Masinissa et de l'amener au rendez-vous. Le général romain et le roi numide arrivèrent avec une suite peu nombreuse. Depuis longtemps Masinissa avait conçu une vive admiration pour Scipion, sur le bruit de ses exploits. Il se l'était figuré sous des dehors imposants et majestueux; mais à sa vue, il se sentit pénétré d'une vénération plus grande: l'air de dignité répandu naturellement sur toute sa personne était rehaussé par une longue chevelure, par un extérieur simple et salis recherche, tel qu'il convenait è un homme el 'a un guerrier. Scipion était dans toute la force de l'âge; son visage, plus plein et plus frais depuis sa convalescence, semblait refleurir d'une seconde jeunesse. Au premier abord, le Numide, comme frappé de stupeur, remercia Scipion de lui avoir renvoyé son neveu. Il déclara que a depuis ce moment il avait cherché l'occasion que la bonté des dieux immortels venait enfin de lui offrir, et qu'il ne laisserait pas échapper. Il désirait lui rendre, ainsi qu'au peuple romain, des services plus importants que jamais prince étranger n'en avait rendus à la cause de Rome. Ce zèle, dont il était depuis si longtemps animé, il n'avait pu le déployer dans ce pays, qui lui était inconnu; mais en Afrique, où il était né, où il avait été élevé, où il était appelé à monter un jour sur le trône de ses pères, il lui serait facile d'en donner des preuves. Si Rome y envoyait Scipion comme général, il avait la certitude que c'en était fait de Carthage. » Scipion le vit et l'écouta avec plaisir; il savait que Masinissa faisait toute la force de la cavalerie ennemie, et d'ailleurs on voyait sur la figure de ce jeune prince les indices d'un noble coeur. Il reçut la parole du Numide et engagea la sienne; puis il reprit la roula de Tarragone. Masinissa, pour justifier sa descente sur le continent, ravagea les terres voisines avec la permission des Romains et retourna à Gadès.

XXXVI. Magon, désespérant de reconquérir l'Espagne comme il s'en était flatté à l'occasion de la révolte du camp et de la défection d'lndibilis , se disposait à passer en Afrique; mais il reçut du sénat de Carthage l'ordre de se rendre en Italle avec la flotte qu'il avait à Gadès. Là, il soudoierait, dans la Gaule et la Ligurie, tout ce qu'il pourrait de jeunes gens, et se joindrait à Annibal ; il ne fallait pas laisser languir une guerre, poussée dès son début avec tant de vigueur et avec plus de succès encore. A cet effet on lui envoya de l'argent de Carthage. Il en arracha lui-même le plus qu'il put aux Gaditans en vidant leur trésor, pillant leurs temples et les forçant tous individuellement â livrer leur or et leur argent. En côtoyant l'Espagne, il débarqua ses troupes près de Carthagène, ravagea les campagnes voisines, puis vint jeter l'ancre sous les murs de la ville. Il retint ses soldats à bord pendant le jour; mais il les débarqua la nuit et les conduisit vers la partie des murs par où les Romains avaient surpris Carthagène. lI pensait trouver une 86 garnison assez faible, et il comptait sur un mouvement de la part de quelques habitants, séduits par l'espoir d'un changement. Cependant des messagers étaient accourus avec effroi de la campagne ; ils avaient annoncé le ravage des terres, la fuite des laboureurs et l'arrivée de l'ennemi. On avait vu aussi pendant le jour la flotte carthaginoise, et ce n'était pas sans intention qu'elle avait pris position devant la ville. La garnison se tenait toute prête et sous les armes, derrière la porte q u i donnait du côté de l'étang et de la mer. Lorsque les ennemis en désordre, soldats et matelots tous pêle-mêle, s'approchèrent des murs avec plus de bruit que de force réelle , la porte s'ouvrit tout à coup, les Romains sortirent en poussant de grands cris, culbutèrent les Carthaginois, les mirent en fuite au premier choc, à la première décharge , et les poursuivirent jusqu'à la côte, en eu faisant un grand carnage. Sans la flotte qui vint recueillir les fuyards, pas un seul homme n'eût échappé à ce combat et à celle déroute. L'effroi les suivit jusque dans leurs vaisseaux : craignant que l'ennemi ne s'y élançât avec leurs compagnons, ils tirèrent les échelles, et pour accélérer les manoeuvres, ils coupèrent les câbles et les ancres; plusieurs soldats voulurent regagner les navires à la nage; mais ne pouvant, au milieu de l'obscurité, savoir où était le danger, où était le salut, ils périrent misérablement. Le lendemain , lorsque la flotte eut disparu pour retourner dans l'Océan, on trouva entre le mur et le rivage les cadavres de huit cents hommes et près de deux mille armures.

XXXVll. Magon avait fait voile vers Gadès; mais, les portes lui avant été fermées, il aborda à Cimbis, non loin de Gadès; de là il envoya des députés se plaindre qu'on lui eût refusé l'entrée de la ville, à lui leur allié et leur ami. Les habitants s'excusèrent en rejetant le fait sur la populace ameutée et furieuse des pillages que les soldats avaient commis en s'embarquant. Alors il attira à une conférence le questeur et les suffètes ( ce sont les premiers magistrats chez les Carthaginois), les fit battre de verges et mettre en croix; puis il gagna avec sa flotte l'île Pityuse, située à cent tailles environ du continent, et habitée alors par des Carthaginois. Aussi la flotte y fut-elle favorablement accueillie: on lui fournit des vivres en abondance, on la pourvut d'armes et de jeunes soldats. Avec ces renforts, Magon se dirigea sur les îles Baléares, à cinquante milles de distance. Il y a deux îles de ce nom : la plus grande est aussi la plus belliqueuse et la plus peuplée; elle a un port qui parut excellent à Magon pour y passer l'hiver : on était alors à la tin de l'automne. Mais, comme si cette île n'eût été peuplée que de Romains, les habitants s'opposèrent au débarquement. La fronde, qui est aujourd'hui l'arme la plus ordinaire de ces peuples, était alors la seule qu'ils connussent : dans aucune autre nation, personne n'excelle à la manier autant que les Baléares parmi les autres peuples. Ils firent pleuvoir sur la flotte, qui cherchait à prendre terre, une grêle si épaisse de pierres que, n'osant entrer dans le port, elle regagna la pleine mer. Elle alla aborder à la plus petite des deux îles, terre fertile, mais moins peuplée et moins 87 belliqueuse. Magon y débarqua, établit son camp au-dessus du port dans une forte position, et, devenu sans coup férir maître de la ville et de son territoire, il y leva deux mille auxiliaires, qui furent envoyés à Carthage, et fit tirer ses vaisseaux à sec pour passer l'hiver. Lorsque Magon eut quitté la côte de l'Océan, Gadès se soumit aux Romains.

XXXVIII. Tels furent les événements qui s'accomplirent en Espagne sous la conduite et les auspices de P. Scipion. Il remit alors le gouvernement de la province à L. Lentulus et à L. Manlius Acidinus , et revint à Rome avec dix vaisseaux. Le sénat s'assembla hors de la ville dans le temple de Bellone. Le général y rendit compte de ses exploits en Espagne : il énuméra les batailles qu'il avait livrées, les villes qu'il avait conquises sur l'ennemi, les nations qu'il avait soumises à la domination du peuple romain.

« Il avait eu à combattre quatre généraux, quatre armées victorieuses en arrivant dans la province, et il n'y laissait pas un Carthaginois. »

En faveur de ses succès, il se hasarda à témoigner l'espoir d'obtenir le triomphe plutôt qu'il n'en fit la demande formelle; car il n'y avait pas d'exemple que personne, jusqu'à ce jour, eût triomphé sans avoir été revêtu d'une magistrature. La séance levée , il entra dans la ville et fit porter devant lui au trésor quatorze mille trois cent quarante-deux livres pesant d'argent en lingots et une somme considérable d'argent monnayé. Les comices pour l'élection des consuls eurent lieu ensuite sous la présidence de L. Véturius Philon. Toutes les centuries nommèrent consul, par acclamation, P. Scipion el lui donnèrent pour collègue le grand pontife P. Licinius Crassus. Jamais, pendant cette guerre, assemblée n'avait été, dit-on , plus nombreuse. De toutes parts on était accouru et pour donner son suffrage, et plus encore pour voir Scipion. On se pressait en foule à sa porte, au Capitole , où il était allé immoler une hécatombe à Jupiter, pour un voeu fait en Espagne : on espérait qu'a l'exemple de C. Lutatius, qui avait mis fin à la première guerre punique, P. Cornélius terminerait la guerre. actuelle, et que celui qui avait expulsé les Carthaginois de toute l'Espagne les chasserait également de l'Italie. On lui assignait l'Afrique pour département, comme si la guerre eût été terminée en Italie. On tint ensuite les comices prétoriens : deux des préteurs nommés étaient alors édiles plébéiens : c'étaient Sp. Lucrétius et Cn. Octavius; les deux autres , choisis parmi les simples particuliers, furent Cn. Servilius Cépio et L. Émilius Papus. La quatorzième année de la guerre punique, P. Cornélius Scipion et P. Licinius Crassus venant d'entrer en charge, on leur donna leurs départements. Scipion reçut la Sicile sans qu'on l'eût tirée au sort et du consentement de son collègue, que le soin des choses sacrées et son titre de grand pontife retenaient en Italie ; le Bruttium fut attribué à Crassus. Puis on consulta le sort pour les provinces des préteurs: Servilius eut la juridiction de la ville; Sp. Lucrétius fut désigné pour Ariminum (c'était la préture de la Cisalpine); L. ÉmIlius pour la Sardaigne. Il 88 y eut une assemblée du sénat au Capitole, et, sur le rapport de P. Scipion , un sénatus-consulte autorisa ce général à prendre, sur l'argent qu'il avait lui-même apporté au trésor, la somme nécessaire pour donner les jeux qu'il avait voués en Espagne pendant la révolte de son armée.

XXXIX. Alors il introduisit dans le sénat les députés de Sagonte, et le chef de l'ambassade parla en ces termes :

« Pères conscrits, il n'est point de maux au-dessus de ceux que nous avons soufferts, pour vous garder une fidélité inébranlable; et cependant tels ont été vos bienfaits et ceux de vos généraux envers nous, que nous n'avons pas à regretter nos désastres. Vous avez entrepris la guerre à cause de nous; et voici quatorze ans que vous la soutenez avez une constance qui vous a souvent jetés dans les plus grands périls et qui a mis Carthage à deux doigts de sa perte. Pendant que vous aviez en Italie une guerre furieuse et un ennemi tel qu'Annibal, vous avez envoyé en Espagne vos consuls et vos légions, comme pour y recueillir les débris de notre naufrage. Les deux Scipions, Publius et Cnéius, du jour où ils ont mis le pied dans la province, n'ont pas cessé un seul instant d'agir dans notre intérêt et pour la ruine de nos ennemis. D'abord, pour premier bienfait, ils nous ont rendu notre patrie; ils ont envoyé dans toute l'Espagne chercher nos concitoyens vendus à l'encan ; ils les ont rachetés de l'esclavage et les ont remis en liberté. Au moment où nous allions revenir au bonheur après tant de calamités, les deux Scipions, vos généraux, ont péri, et cette mort a été plus fatale pour nous que pour vous-mêmes. Nous crûmes alors que nous n'avions été rappelés de notre exil lointain dans nos antiques demeures que pour succomber encore, et pour voir une seconde fois la ruine de notre patrie, sans qu'il fût besoin, pour consommer cette ruine, d'un général ou d'une armée de Carthage. Les Turdules, ces vieux ennemis de Sagonte, à qui nous devions notre premier malheur, pouvaient nous anéantir. Mais voici qu'au milieu de notre désespoir vous nous avez envoyé tout à coup cet autre Scipion. Ah! nous nous estimons les plus heureux des Sagontins, puisque nous voyons en ce moment, et que nous aurons le bonheur d'annoncer à nos concitoyens que nous avons vu proclamer consul ce héros, notre espoir et notre salut. En effet, dans les nombreuses villes qu'il a enlevées aux ennemis, en Espagne , il a toujours séparé les Sagontins de la foule des captifs et les a renvoyés dans leur patrie. Il nous a délivrés enfin des Turdétans, ce peuple si acharné à notre perte , que Sagonte ne pouvait subsister tant qu'il resterait debout; et les victoires de Scipion l'ont tellement abattu, que pour nous (les dieux nous pardonnent cet espoir !), que pour nos descendants mêmes, il n'est plus à craindre. Nous avons été témoins de la chute de cette ville, en considération de laquelle Annibal avait détruit Sagonte. Nous tirons de ses terres un tribut auquel la vengeance bien plus que l'intérêt nous fait attacher beaucoup de prix. C'est pour vous remercier de ces bienfaits, dont la grandeur surpasse et nos espérances et les vieux que nous pou- 89 vions adresser aux dieux immortels, que le sénat et le peuple de Sagonte vous ont envoyé les dix ambassadeurs qui sont devant vous; c'est aussi pour vous féliciter des heureux succès que vous avez obtenus pendant ces dernières années en Espagne et en Italie: en Espagne, puisque vos armes ont soumis toutes les contrées, non plus seulement jusqu'à l'Èbre, mais jusqu'à l'Océan, jusqu'aux extrémités de la terre; en Italie, puisque, excepté l'enceinte de leur camp, vous n'avez rien laissé aux Carthaginois. Nous avons ordre de rendre grâces pour ces succès à Jupiter très bon, très grand, protecteur du mont Capitolin, et en outre de lui offrir, si vous le permettez, une couronne d'or que nous déposerons au Capitole comme monument de vos victoires. Accordez-nous cette permission , nous vous en supplions, et daignez aussi ajouter aux avantages que nous ont concédés vos généraux la faveur de les ratifier et de les confirmer à perpétuité par un décret. »

Le sénat répondit aux députés : que

« la ruine et le rétablissement de Sagonte prouveraient à l'univers entier que de part et d'autre les serments avaient été fidèlement observés. Les généraux n'avaient rien fait que de juste, de régulier et de conforme aux désirs du sénat, en relevant Sagonte , en arrachant les Sagontins à l'esclavage. Tous les autres bienfaits que Sagonte avait reçus d'eux, le sénat les avait autorisés. On leur permettait de porter leur offrande au Capitole. »

On pourvut à ce que les ambassadeurs fussent logés et nourris aux frais de l'état, et chacun d'eux reçut en présent dix mille livres d'airain. Le sénat fit introduire ensuite et entendit les autres députations. A la demande des Sagontins, qui désiraient visiter l'Italie, on leur donna des guides pour assurer leur marche, et on envoya dans les villes l'ordre de leur faire bon accueil. Puis on délibéra sur les affaires publiques, sur la levée de nouvelles armées et sur la répartition des provinces.

XL. L'Afrique devait former une nouvelle province en dehors du tirage au sort, et destinée, disait la rumeur publique, à Scipion. Lui-même ne se contentait plus d'une gloire ordinaire : il déclarait qu'on l'avait nommé consul , non pour continuer la guerre, mais pour la finir ; et que le seul moyen d'atteindre ce but était de passer en Afrique avec son armée; il disait ouvertement qu'il l'obtiendrait du peuple, si le sénat s'y opposait. Ce projet ne convenait pas aux principaux sénateurs; nais presque tous osaient à peine le dire, par crainte ou par calcul. Lorsque vint le tour de Q. Fabius Maximus de donner son avis; il s'exprima en ces termes :

« Je sais, Pères conscrits, que pour la plupart d'entre vous c'est une question décidée que celle dont il s'agit aujourd'hui„ que c'est parler en vain que de s'occuper du département de l'Afrique comme d'une affaire sur laquelle on n'ait encore rien arrêté. Pour moi, j'ignore comment l'Afrique pourrait être déjà assurée comme province à notre consul, dont je reconnais le courage et les talents, lorsque le sénat n'a pas proposé de mettre pour cette année l'Afrique au nombre des provinces, et que le peuple ne l'a pas ordonné. Mais si la chose est faite, le consul est coupable, à mon avis, en feignant de soumettre à la discussion une affaire déjà conclue; car il se joue ainsi du sénat tout entier et non 90 pas seulement du sénateur qui parle à son tour sur l'objet de la délibération. Je sais bien qu'en m'opposant à cette ardeur insensée de passer en Afrique , j'aurai à subir une double attaque. D'abord on accusera cet esprit de temporisation qui m'est naturel et que les jeunes gens pourront même traiter de crainte ou de mollesse ; qu'importe , pourvu qu'on n'ait pas à regretter que mes conseils moins séduisants au premier aspect que ceux des autres ont toujours été plus utiles? Ensuite on dira que je suis jaloux et envieux de la gloire toujours croissante de notre illustre consul. Si ma vie passée, mon caractère, ma dictature et mes cinq consulats, si toute la gloire que j'ai acquise dans la guerre et dans la paix, et dont la satiété plus que le regret se fait sentir à mon âme, n'éloignent pas de moi un tel soupçon, que mon âge au moins m'en mette à l'abri. Quelle rivalité peut exister entre moi et un jeune homme qui n'a pas même l'âge de mon fils? Lorsque j'étais dictateur dans toute la force de l'âge et au milieu de mes plus beaux triomphes, m'a-t-on entendu dans le sénat ou devant le peuple repousser, malgré les attaques dirigées contre moi par le maître de la cavalerie, cette innovation monstrueuse et inouïe qui le faisait mon égal en puissance? C'est par des actions plutôt que par des paroles que j'ai voulu forcer l'homme qu'on avait élevé au même rang que moi à proclamer , par ses propres aveux, ma supériorité sur lui. Et c'est moi, rassasié d'honneurs, qui descendrais à une misérable rivalité avec un homme dans tout éclat de la jeunesse? Sans doute que moi, qui suis fatigué de la vie encore plus que du poids des affaires, je veux lui faire refuser cette province d'Afrique. La gloire que j'ai acquise me suffit; il me faut vivre et mourir avec elle. Je n'ai mis un terme aux victoires d'Annibal qu'afin de vous donner à vous tous , qui êtes aujourd'hui dans la force de l'âge, les moyens de le vaincre à votre tour.

XLI. « Vous-même, P. Cornélius, vous devez m'excuser, si n'ayant jamais préféré ma réputation aux intérêts de l'état, je sacrifie votre gloire même au bien public. Si la guerre n'était point en Italie, ou si l'ennemi était de ceux dont on triomphe sans gloire, on pourrait, en cherchant à vous retenir en Italie, même dans l'intérêt de la patrie, passer pour vous enlever l'occasion de vous illustrer. Mais quand un ennemi tel qu'Annibal , à la tête d'une armée qu'on n'a pu entamer, pèse depuis quatorze ans sur l'Italie, songerez-vous, P. Cornélius, à regretter votre gloire si , pendant votre consulat , vous chassez de l'Italie cet ennemi qui nous a causé tant de maux, et coûté tant de funérailles! si, à l'exemple de C. Lutatius, qui eut l'insigne honneur de terminer la première guerre punique , vous aviez celui de mettre fin à la seconde? Il faudrait croire alors qu'Hamilcar est un plus grand capitaine qu'Annibal, que la guerre d'alors fut plus importante que celle d'aujourd'hui, et la victoire de Lutatius plus belle et plus éclatante que ne le serait la vôtre , si toutefois les dieux nous accordent de vaincre sous votre consulat. Aimeriez-vous mieux avoir arraché Hamil- 91 car de Drépane et d'Eryx, que d'avoir chassé les Carthaginois et Annibal de l'Italie? Non certes, quand vous attacheriez plus de prix à la gloire que vous avez acquise qu'à celle dont vous vous flattez, vous ne sauriez être plus fier d'avoir délivré l'Espagne de la guerre que d'en délivrer l'Italie. Annibal n'en est pas encore réduit à ce point qu'on n'ait pas plutôt l'air de le craindre que de le mépriser , en cherchant un autre ennemi. Voilà le but qu'il faut vous proposer , sans prendre tant de détours, sans passer en Afrique dans l'espoir qu'Annibal vous y suivra. Marchez droit à Annibal et courez l'attaquer là où il se trouve. Prétendez-vous à la gloire si précieuse de terminer la guerre punique? Ce qu'il y a de plus naturel, c'est de défendre vos possessions avant d'aller envahir celles des autres. Il nous faut la paix en Italie avant de porter la guerre en Afrique; il faut éloigner de nous les alarmes avant d'en donner aux autres. Si ce double succès est réservé à votre généralat et à vos auspices, triomphez ici d'Annibal, vous irez ensuite soumettre Carthage. Si l'une des deux victoires doit être laissée à de nouveaux consuls, la première sera d'autant plus belle et plus éclatante qu'elle aurait été la cause de la seconde. Aujourd'hui, outre que l'entretien de deux armées distinctes en Italie et en Afrique est impossible au trésor, et que les frais d'équipement et d'approvisionnement de nos flottes dépassent nos ressources, qui ne voit tout le danger où nous courons? P. Licinius fera la guerre en Italie, P. Scipion en Afrique. Eh bien ! qu'Annibal ( puissent tous les dieux détourner ce présage! Je tremble de le dire, et pourtant ce qui est arrivé peut arriver encore), qu'Annibal , vainqueur, s'avance sur Rome : faudra-t-il alors vous rappeler d'Afrique, comme on a rappelé Q. Fuivius de Capoue? Et, dans l'Afrique même, les chances des combats ne seront-elles pas égales? Que les malheurs de votre famille vous servent de leçon ; votre père et votre oncle n'ont-ils pas été exterminés en trente jours avec leurs armées, dans un pays où, pendant nombre d'années, leurs immortels exploits sur terre et sur tuer avaient répandu parmi des nations étrangères la gloire du nom romain et de votre famille? Le jour ne me suffirait pas pour énumérer les rois et les généraux qui, pour s'être jetés témérairement sur une terre ennemie, ont payé leur faute de leur sang et de celui de leurs armées. Les Athéniens, ce peuple si sage, négligèrent un jour la guerre qui était au sein de leurs foyers, et, suivant les conseils d'un jeune homme non moins illustre par ses talents et par sa naissance, envoyèrent en Sicile une flotte considérable, Un seul combat naval renversa à jamais leur florissante république.

XLII. « Mais je vais loin de nous et trop haut dans le passé chercher des enseignements. L'Afrique même et M. Atilius, cet exemple frappant des vicissitudes de la fortune , peuvent nous servir de leçon. Oui , P. Cornélius, lorsque de la pleine mer vous aurez aperçu l'Afrique, la conquête de vos Espagnes ne vous paraîtra plus qu'un jeu, qu'une puérilité. Quelle ressemblance en effet? C'est en traversant une mer sans ennemis, et en longeant les côtes de l'Italie et de la Gaule que vous 92 avez abordé à Empories, ville alliée ; vos soldats débarqués, vous les avez conduits à Tarragone par des contrées toutes paisibles chez des alliés et des amis du peuple romain; depuis Tarragone, vous n'avez eu à passer que par des places romaines; sur les rives de l'Èbre, vous avez trouvé les armées de votre père et de votre oncle qui, après la perte de leurs généraux, sentaient leur valeur accrue par leur malheur même. A leur tête était un général improvisé, il est vrai, ce L. Marcius, élu provisoirement par le suffrage des soldats, mais digne d'être égalé aux premiers capitaines, si à ses talents militaires il eût joint l'éclat de la naissance et la légitimité du titre. Vous avez tout à loisir assiégé Carthagène, sans qu'une seule des trois armées carthaginoises de l'Espagne vint au secours de ses alliés. Vos autres exploits, sans les rabaisser, ne peuvent en aucune manière se comparer à la guerre d'Afrique : là , pas un port ouvert à notre flotte , pas un territoire en paix , pas une ville alliée, pas un roi ami, pas un lien pour s'arrêter, pas un pour avancer. De quelque côté qu'on se tourne, tout est hostile et menaçant. Est-ce sur Syphax et sur les Numides que vous comptez? Qu'il vous suffise de l'avoir fait une fois : la témérité n'est pas toujours heureuse; la perfidie se couvre du masque de la fidélité dans les circonstances peu importantes, pour tromper avec grand profit quand de graves intérêts sont en jeu. Votre père et votre oncle, avant d'être enveloppés par des armées ennemies, avaient été circonvenus par les menées perfides des Celtibériens, leurs alliés. Et vous-même, est-ce Magon et Asdrubal , les deux généraux ennemis, ou Indibilis et Mandonius, vus alliés, qui vous ont fait courir le plus de dangers? Vous pourriez vous confier aux Numides, vous qui avez été trahi par vos propres soldats! Syphax et Masinissa aiment mieux se voir maîtres en Afrique que d'y avoir pour maîtres les Carthaginois ; mais ils préfèrent la domination de Carthage à celle de tout autre peuple. Aujourd'hui une rivalité d'ambition et mille causes de discorde les aigrissent l'un contre l'autre, parce que la crainte de l'étranger est encore éloignée. Montrez-leur les armes romaines, des troupes étrangères, et tous se réuniront pour éteindre l'incendie commun. Autre fut la défense de l'Espagne par les Carthaginois; autre sera celle des murs de leur patrie, des temples de leurs dieux , de leurs autels et de leurs foyers, lorsqu'en marchant au combat ils auront derrière eux leurs épouses tremblantes, devant les yeux leurs enfants en bas âge. Mais qu'arrivera-t-il, si les Carthaginois, pouvant compter sur l'union de l'Afrique, sur la fidélité des rois leurs alliés, sur la force de leurs remparts, profitent de ce que votre départ et celui de vos légions aura laissé l'Italie sans défense, et qu'ils s'empressent d'y envoyer d'Afrique une nouvelle armée, ou qu'ils ordonnent à Magon qui a quitté les îles Baléares et est déjà parvenu, dit-on, à la hauteur de la Ligurie Alpine , d'opérer sa jonction avec Annibal? Nous serons donc frappés de la même terreur que nous avons éprouvée naguère, quand parut en Italie cet Asdrubal que vous avez laissé échapper de vos mains, vous qui voulez bloquer avec vos troupes et Carthage et toute l'Afrique. Vous l'aviez vaincu, direz-  93 vous; alors je regrette bien plus encore, et pour vous, et pour la république, qu'un général vaincu se soit frayé le chemin de l'Italie. Permettez-nous d'attribuer à vos sages mesures tous vos succès et ceux de la république; rejetons les échecs sur les vicissitudes de la guerre et les caprices de la fortune. Mais plus vous avez de talent et de courage, plus la patrie et l'Italie tout entière doivent garder pour elles un défenseur tel que vous. Vous ne pouvez disconvenir que là où est Annibal, , là est aussi le foyer, le fort de la guerre, car si vous demandez à passer en Afrique, c'est, dites-vous, dans l'espoir d'y entraîner Annibal : ainsi en Italie ou en Afrique, c'est à lui que vous aurez affaire. Serez-vous donc plus fort en Afrique, où vous vous trouverez isolé, qu'ici où vous joindrez votre armée à celle de votre collègue? L'exemple si récent des consuls Claudius et Livius ne vous prouve-t-il pas toute l'importance d'une telle union? Eh quoi ! Annibal acculé aux extrémités du Bruttium, où depuis longtemps il sollicite vainement des secours de sa patrie, trouverait-il plus de ressources en armes et en soldats que près des murs de Carthage et dans l'Afrique tout entière associée à ses efforts? Quel est cet étrange projet d'aller combattre là où vos forces seront moindres de moitié et celles de l'ennemi beaucoup plus redoutables, au lieu d'attaquer ici avec deux armées une armée fatiguée de tant de batailles et d'une guerre si longue et si pénible? Quelle différence entre votre conduite et celle de votre père! Songez-y. Il était parti en qualité de consul pour l'Espagne, et pour arrêter Annibal à sa descente des Alpes, il revint de sa province en Italie : vous , Annibal étant en Italie , vous vous préparez à quitter l'Italie , non que vous croyiez ce projet utile à la république, mais parce que vous le trouvez beau et glorieux pour vous. C'est ainsi qu'abandonnant votre province et votre armée, sans y être autorisé par une loi ou par un sénatus-consulte , vous n'avez pas craint, vous, général du peuple romain, d'exposer sur deux vaisseaux la fortune publique et la majesté de l'empire qui reposaient alors sur votre tête. Pour moi, Pères conscrits, je pense que c'est pour la république et pour nous, et non pas pour lui seul, que P. Cornélius a été créé consul ; que les armées sont enrôlées pour la garde de Rome et de l'Italie, et non pour servir le royal caprice et l'orgueil de nos consuls, pour être conduits par eux en tel lieu qu'il leur plaira. s

XLlll. Par ce discours préparé pour la circonstance, par son crédit surtout et sa vieille réputation de prudence, Fabius avait entraîné la plus grande partie du sénat, les plus âgés surtout : la plupart applaudissaient à la sagesse du vieillard plus qu'à l'ardeur bouillante du jeune consul. Scipion prit alors la parole:

« Pères conscrits, dit-il, Fabius lui-même, en commençant son discours, a fait entendre que son avis pourrait être suspecté de jalousie. Quant à moi, je n'aurais jamais osé porter une pareille accusation contre un si grand homme ; toutefois je ne sais si c'est la faute de son langage ou la force même des choses, mais je trouve qu'il s'en est mal défendu. Pour éloigner de lui tout soupçon d'envie, il a fait une pompeuse description des honneurs dont il a été re- 94  vêtu et des exploits par lesquels il s'est illustré. Mais est-ce donc la rivalité du dernier des Romains que je dois craindre, ou celle de l'homme qui, en possession aujourd'hui du premier rang auquel je ne crains pas d'avouer que j'aspire , ne voudrait pas me voir à son niveau? Il s'est représenté vieux, chargé d'honneurs, et m'a montré comme n'ayant pas même l'âge de son fils, comme si la passion de la gloire ne franchissait pas les bornes étroites de la vie humaine, et qu'elle n'eût la plupart du temps les regards fixés vers l'avenir et vers la postérité. Il arrive toujours, j'en ai la conviction , qu'un noble coeur se compare , et à ses contemporains, et aux hommes illustres de tous les siècles. Certes, je ne le cache pas, je veux, Q. Fabius, non seulement égaler votre gloire, mais, souffrez que je vous le dise, la surpasser si je le puis. Ne songeons donc jamais, ni vous à mon égard, ni moi à l'égard de ceux qui me suivent, à empêcher un citoyen de s'élever aussi haut que nous : ce serait porter préjudice, et aux objets de notre jalousie, et à la république, et au genre humain. Fabius vous a dit à quels dangers je m'exposerais en passant en Afrique : mon sort, non moins que celui de la république et de l'armée, a paru lui donner du souci. Doit lui vient cet intérêt soudain pour ma personne? Lorsque mon père et mon oncle venaient de succomber ; lorsque leurs deux armées étaient presque anéanties dans un massacre général, lorsque les Espagnes étaient perdues pour nous, que quatre armées carthaginoises et quatre généraux y dominaient par la terreur de leurs armes, qu'ou cherchait un général pour le charger de cette guerre, et que personne ne se présentait et n'osait se porter candidat, que moi; lorsque enfin, malgré mes vingt-quatre ans, le peuple romain me déféra le commandement, pourquoi ne m'a-t-on pas objecté, et mon âge , et la puissance des ennemis, et les difficultés de la guerre, et le désastre récent de mon père et de mon oncle? Avons-nous essuyé en Afrique quelques revers plus sanglants que ceux qui nous accablaient alors en Espagne? L'Afrique a-t- elle aujourd'hui des armées plus redoutables, des généraux plus nombreux et plus habiles que l'Espagne n'en avait alors? Étais-je alors plus mûr pour la guerre que je ne le suis aujourd'hui? Les Carthaginois sont-ils des ennemis plus faciles à combattre en Espagne qu'en Afrique? Il est aisé, après que j'ai battu et mis en fuite quatre armées carthaginoises, emporté d'assaut ou réduit par la crainte tant de villes, dompté tout le pays jusqu'à l'Océan, soumis tant de rois, tant de nations farouches, reconquis l'Espagne tout entière sans y laisser le moindre vestige de guerre ; il est aisé de rabaisser mes actions, comme il le serait, si je reviens vainqueur d'Afrique, d'atténuer ces mêmes difficultés qu'aujourd'hui, pour m'enchaîner ici, et pour vous effrayer, on se plaît à grossir. On vous a dit que nous ne pouvions aborder eu Afrique ; qu'aucun port ne nous y était ouvert, et l'on a cité Régulus prisonnier en Afrique : comme si Régulus avait échoué en y arrivant ! on oublie que ce général si malheureux vit s'ouvrir devant lui les portes de l'Afrique, que des succès 95 signalèrent sa première campagne, et qu'il ne tint pas aux généraux carthaginois que Régulus restât toujours invaincu. Non, Fabius, cet exemple n'est point fait pour m'effrayer. Quand même ce serait dans cette guerre, et non dans la précédente, que ce fût hier et non pas il y a cinquante ans, que nous eussions éprouvé cet échec, pourquoi la captivité de Régulus me ferait-elle plutôt hésiter à passer en Afrique que la mort des Scipions ! ne m'a fait hésiter pour l'Espagne? Non, la naissance du Lacédémonien Xantippe n'aura pas été un événement plus heureux pour Carthage que la mienne pour ma patrie; et ma confiance ne pourrait que s'accroître à la pensée de tout ce que peut le talent d'un seul homme. Il nous a fallu aussi entendre parler des Athéniens que leur témérité fit passer en Sicile, sans s'inquiéter de la guerre qui était au sein de leurs foyers. Mais si vous avez le loisir de nous raconter des histoires de la Grèce , pourquoi ne pas citer de préférence Agathocle, ce roi de Syracuse, qui, voyant la Sicile mise à feu et à sang par les Carthaginois, passa dans cette même Afrique et reporta la guerre dans le pays d'où elle était venue ?

XLIV. « Mais, pour prouver combien il est utile d'aller porter l'épouvante chez l'ennemi et d'éloigner de soi le danger pour le faire tomber sur son adversaire, qu'est-il besoin de recourir à des exemples anciens et étrangers? En est-il un plu, , frappant et plus voisin de nous que celui d'Annibal? Il y a une grande différence entre ravager les terres ennemies, ou voir les siennes incendiées et dévastées. On a plus de courage pour attaquer que pour se défendre. En outre, on s'effraie surtout de ce qu'on ne connaît pas ; c'est de près, et quand ou est sur leur territoire, qu'on voit mieux le fort et le faible de ses ennemis. Annibal n'avait point compté, lorsqu'il serait en Italie, sur la défection de tous les peuples qui se donnèrent à lui après le désastre de Cannes. Encore moins les peuples de l'Afrique garderont-ils une foi inébranlable aux Carthaginois, à ces alliés infidèles, à ces maîtres cruels et orgueilleux? Nous, dans cet abandon de nos alliés, nous avions nos propres forces, nos soldats romains, peur nous soutenir : Carthage n'a point d'armée nationale; elle ne compte pour soldats que des mercenaires africains et numides, dont le caractère inconstant est toujours prêt à trahir. Qu'on ne m'arrête pas ici, et bientôt on apprendra tout à la fois que j'ai traversé la mer, que l'Afrique est en feu, qu'Annibal abandonne l'Italie et que le siége de Carthage est commencé. Attendez-vous à recevoir d'Afrique des nouvelles plus heureuses et plus fréquentes que celles qui vous arrivaient d'Espagne : j'ai pour garantie de cet espoir la fortune du peuple romain, les dieux témoins des traités violés par l'ennemi, Syphax et Massinissa, à qui je n'accorderai ma confiance qu'en prenant toutes les sûretés nécessaires contre une perfidie. Il est beaucoup de ressources que l'éloignement ne me permet pas de voir à présent, mais que la guerre me fera connaître; le talent d'un homme de tête et d'un bon général est de ne point laisser échapper les occasions qui se présentent, et de faire tourner les chances du hasard à l'exécution de ses plans. Ainsi, Fabius, j'aurai l'adversaire 96 que vous me proposez, Annibal; mais je l'entraînerai plutôt qu'il ne me retiendra; je le forcerai de combattre dans sa patrie; Carthage sera le prix de la victoire, et non plus les forts à demi ruinés du Bruttium. Quant à préserver la république de tout péril, pendant que je passerai les mers, que je débarquerai mes troupes, que j'irai camper sous les murs de Carthage, vous y avez bien pourvu, vous Fabius, lorsqu'Annibal vainqueur parcourait toute l'Italie; aujourd'hui qu'il est ébranlé et presque abattu ( prenez garde combien vos paroles sont blessantes), vous prétendriez que le consul P. Licinius, cet homme de coeur, ne peut y pourvoir. Licinius, d'ailleurs, pour ne pas laisser les choses sacrées sans souverain pontife, ne pouvait tirer au sort une province si éloignée. Si pourtant je me trompais, et que ce ne fût point là le moyen de hâter la fin de la guerre, la dignité du peuple romain , son honneur auprès des rois et des peuples étrangers lui commanderaient de prouver qu'il a assez de courage, soit pour défendre l'Italie, soit pour attaquer l'Afrique; de ne pas laisser croire et répéter que ce qu'Annibal a pu oser, aucun des généraux de Rome ne l'oserait; que dans la première guerre punique, quand on se disputait la Sicile, l'Afrique a été tant de fois envahie par nos armées et nos flottes, et qu'aujourd'hui, quand il s'agit de l'Italie, l'Afrique jouira de la paix. Que l'Italie respire enfin après une si longue tourmente; que l'Afrique soit à son tour mise à feu et à sang. Allons dresser un camp romain aux portes de Carthage, et plutôt que de voir encore du haut de nos murs les retranchements de l'ennemi, que l'Afrique soit désormais le théâtre de la guerre : reportons-y la terreur, la fuite, la dévastation des campagnes, la défection des alliés, tous les autres désastres que quatorze années de guerre ont accumulés sur nous. Voilà ce que j'avais à dire sur les intérêts de la république, sur la guerre prochaine, sur les provinces dont il est question. Mon discours serait trop long et vous intéresserait peu, si, à l'exemple de Fabius qui a rabaissé mes exploits d'Espagne, je voulais, moi aussi, déclamer contre sa gloire et rehausser la mienne par mes paroles. J'éviterai ces deux écueils, Pères conscrits, et si je n'ai point sur lui d'autre avantage, ce sera du moins en modération et en retenue que le jeune homme aura vaincu le vieillard. Ma vie et mes exploits passés me permettent de jouir en silence de l'estime que vous avez conçue pour moi, et de me contenter de cette récompense. »

XLV. On accueillit avec peu de faveur le discours de Scipion, parce que le bruit courait que, si le sénat lui refusait la province d'Afrique, il en appellerait aussitôt au peuple. Aussi Q. Fulvus, qui avait été consul quatre fois, et censeur, le somma de déclarer ouvertement devant le sénat :

« s'il s'en rapporterait aux sénateurs pour la répartition des provinces? s'il s'en tiendrait à leur décision ou s'il en appellerait au peuple? »

Scipion répondit

« que l'intérêt de la république dicterait sa conduite. »

Fulvius reprit alors :

« Je connaissais votre réponse et votre détermination avant de vous interroger; car vous ne cachez point que vous voulez sonder plutôt que consulter le sénat; 97 et que, s'il ne vous accorde aussitôt la province que vous désirez, vous avez déjà rédigé votre appel au peuple. Aussi, c'est à vous, tribuns du peuple, que je m'adresse; ne voulant pas donner mon avis, puisque le consul n'en tiendrait aucun compte, lors même que cet avis serait adopté par le sénat, je sollicite votre appui.»

Il s'ensuivit un débat : le consul prétendit que l'intervention des tribuns n'était pas légale, tant que chaque sénateur interpellé à son tour n'aurait pas exprimé son opinion. Voici quelle fut la décision des tribuns :

« si le consul s'en rapporte au sénat pour les provinces, notre avis est qu'on s'en tienne au vote du sénat, et nous nous opposerons à un appel au peuple ; sinon quiconque refusera d'exprimer son opinion peut compter sur notre appui. »

Le consul demanda un jour pour conférer avec son collègue : le lendemain il s'en remit h la décision du sénat. Les provinces furent décrétées comme il suit : l'un des consuls reçut la Sicile et les trente vaisseaux de guerre qu'avaient eus Servilius l'année précédente; on lui permit de passer en Afrique s'il le croyait utile aux intérêts de Rome. L'autre fut chargé du Bruttium et de la guerre contre Annibal , avec la même armée que Véturius ou Q. Cécilius. Ces derniers tireraient au sort ou s'entendraient pour savoir qui des deux opérerait dans le Bruttium avec les deux légions laissées par le consul : on devait proroger pour un an dans le commandement celui qui resterait chargé de cette province. Tous les chefs, autres que les consuls et les préteurs, qui étaient appelés au commandement des armées et des provinces obtinrent aussi une prorogation de pouvoir. Ce fut Q. Cécilius que le sort désigna pour rester avec le consul à faire la guerre contre Annibal dans le Bruttium. On célébra les jeux de Scipion avec enthousiasme, et en présence d'une nombreuse assemblée. On envoya en ambassade à Delphes, pour y porter l'offrande prélevée sur le butin d'Asdrubal, M. Pomponius Matho et Q. Catius : ils étaient chargés d'une couronne d'or du poids de deux cents livres et des simulacres de diverses dépouilles en argent massif du poids de mille livres. Scipion n'eut pas la permission de lever de nouvelles troupes; il l'avait faiblement sollicitée: mais il obtint celle d'emmener des volontaires; et comme il avait annoncé que sa flotte ne coûterait rien à l'état, on l'autorisa à recevoir ce que les alliés lui donneraient pour construire des vaisseaux neufs. Les peuples d'Étrurie d'abord promirent d'aider le consul, chacun selon ses moyens. Céré offrit du blé et des provisions de toute sorte pour les équipages; Populonie, du fer; Targsinies, de la toile à voiles; Volaterre, du blé et des agrès de navires; Arrétium, trois mille boucliers, autant de casques, des javelots, romains et gaulois, des piques longues, formant, par quantités égales, un total de cinquante mille; des haches, des pioches, des faux, des auges, des meules pour l'équipement de quarante vaisseaux longs, cent vingt mille boisseaux de froment et les frais de route des décurions et des rameurs; Pérouse, Clusium et Ruselles donnaient du sapin pour la construction des navires et du froment en grande quantité. Scipion prit le sapin des forêts de la 98 république. Les peuples d'Ombrie, et avec eux ceux de Nursia, de Réaté et d'Amiterne, ainsi que toute la Sabinie promirent des soldats. Les Marses, les Péligues et les Marrucins fournirent beaucoup de volontaires, qui s'enrôlèrent dans les équipages. Les Camertes, qui s'étaient alliés à Rome sur le pied d'une parfaite égalité, envoyèrent une cohorte armée forte de six cents hommes. Trente carènes de vaisseaux, dont vingt quinquérèmes, et dix quadrirèmes furent mises sur chantier, et le général pressa si activement le travail, que quarante-cinq jours après que les bois de construction avaient été descendus des. forêts, les vaisseaux équipés et armés furent lancés à la mer.

XLVI. II partit pour la Sicile avec trente vaisseaux longs et environ sept mille volontaires à bord. De son côté P. Licinius rejoignit dans le Bruttium les deux armées consulaires; il prit pour lui celle qui avait obéi au consul Véturius. Il laissa Metellus à la tête des légions qui avaient été déjà sous ses ordres, pensant qu'il dirigerait plus facilement ses opérations avec des troupes habituées à son commandement. Les préteurs aussi partirent pour leurs départements respectifs. Mais l'argent manquant pour la guerre, les questeurs eurent ordre de vendre cette portion du territoire campanien, qui s'étend du fossé des Grecs à la mer ; on autorisa les dénonciations pour connaître les terres qui appartenaient encore à des particuliers campaniens et qu'on incorpora au domaine public de Rome ; et pour encourager les dénonciateurs on leur promit le dixième de la valeur des terres qu'ils feraient connaître, Cn. Servilius, préteur de la ville, fut chargé de surveiller l'exécution du sénatus-consulte qui assignait des résidences fixes aux citoyens campaniens, et de punir ceux qui habiteraient ailleurs. Dans la même campagne Magon, fils d'Hamilcar, qui avait pris ses quartiers d'hiver dans la plus petite des Baléares, embarqua l'élite de la jeunesse, et passa en Italie sur une flotte d'environ trente vaisseaux de guerre et d'un grand nombre de bâtiments de transport, montés par douze mille hommes d'infanterie et près de deux mille chevaux. Il trouva la côte dégarnie et sans défense, se présenta brusquement devant Gênes et s'en empara; puis cinglant vers les côtes de la Ligurie Alpine, dans l'espoir d'y opérer un soulèvement, il y aborda. Les Ingannes, peuple de la Ligurie, étaient alors en guerre avec les Epantériens, habitants des montagnes. Le Carthaginois déposa son butin à Savone, place forte dans les Alpes, laissa dix vaisseaux en rade pour le garder, envoya les vingt autres à Carthage pour protéger la côte d'Afrique, parce que le bruit courait que Scipion allait traverser la mer; puis ayant fait alliance avec les Ingannes, dont l'amitié lui parut avantageuse, il résolut d'attaquer les montagnards. Son armée se grossissait tous les jours de Gaulois attirés par la célébrité de son nom. Des lettres de Sp. Lucrétius donnèrent avis de ces faits au sénat; on craignait de s'être trop légèrement félicité deux ans auparavant de la destruction d'Asdrubal et de son armée ; s'il était vrai qu'une autre guerre aussi redoutable allait renaître où il n'y aurait de changé que le général. Le sénat en conçut une vive inquié- 99 tude. Il ordonna donc au proconsul M. Livius de quitter l'Étrurie avec ses volontaires, et de se diriger sur Ariminium : on chargea le préteur Cn. Servilius de placer les légions urbaines, s'il jugeait leur départ nécessaire, sous les ordres de qui bon lui semblerait, et de les faire entrer en campagne. Ce fut M. Valérius Levinus qui les conduisit à Arrétium. A la même époque quatre-vingts bâtiments de transport environ, appartenant 'a Carthage, furent pris à la hauteur des côtes de Sardaigne par Cn. Octavius, préteur de la province selon Coelius: ils étaient chargés de froment et d'autres provisions pour Annibal; selon Valérius ils portaient à Carthage le butin enlevé en Étrurie, et les prisonniers faits sur les montagnards de Ligurie. Dans le Bruttium il n'y eut cette année à peu près aucun événement remarquable. Une épidémie avait atteint également les Romains et les Carthaginois; toutefois l'armée carthaginoise eut de plus à souffrir le fléau de la famine. Annibal passa toute la campagne près du temple de Junon Lacanienne; il y bâtit et y dédia un autel où il fit graver, en caractères grecs et puniques, une longue inscription pour retracer ses exploits.


779 partim LIVRE XXVIII.

Au chap. V, Tite-Live traduit presque littéralement Polybe, X, 41 et suiv., en abrégeant seulement quelques passages. Il est permis de conjecturer que ce qui suit est encore puisé à la même source; cependant Tite-Live a omis ce que Polybe raconte des signaux donnés par le feu. Le chap. VII concorde aussi avec les fragments de Polybe, recueillis dans le Spicilége de Schweighæuser, p. 85. Il y a cependant plusieurs choses relatives aux Grecs et à Philopoemen (Polyb., XI, 8.19), qu'il a omises. Au ch. X, il dit qu'il a été consigné dans les annales, notatum, que les soldats avaient lancé quelques sarcasmes contre C. Clandius. Au chap. XIII, il a mis à contribution Polybe et d'autres auteurs; il fait allusion à Polybe, quand il dit que plusieurs auteurs écrivent que soixante-dix mille hommes d'infanterie avaient été amenés devant la ville de Silpia. Il avait précédemment donné un nombre moins considérable, d'après d'autres écrivains. Dans les détails, il diffère de Polybe (XI, 20 et suiv.). Il fait ici l'éloge d'Annibal, que Polybe place aussi dans la même circonstance ( XI, 191. Toute la suite du ch. XIII est puisée dans Polybe jusqu'au ch. XVI où s'arrêtent les extraits (ch. XXIV, de Polybe). Le ch. XXIII est en harmonie avec Polybe, XI, 24; ch. XXIV et suiv., jusqu'au XXX, le récit de la sédition des soldats de Scipion a été emprunté à Polybe, XI, 25-30. Il a aussi pris dans Polybe beaucoup de passages et de pensées pour le long discours de Scipion. La suite (ch. XXXII) est aussi de Polybe, XI, 31 et suiv.; Tite-Live a seulement rendu le discours de Scipion direct. Ch. XXXVIII : ici sont des détails de l'histoire intérieure , que Tite-Live a puisés ailleurs. Au sujet du lieutenant laissé eu Espagne, il est en opposition avec Polybe, XI, 33 (cf. Schweighwaeuser), mais conséquent avec lui-même (cf. XXIX ). Il semble que ces deux passages ont été empruntés à des historiens latins, Coelius, peut-être, ou Valérius, dont il fait l'éloge au ch. XLVI.

CHAP. III. — Fessa duplicique ratio circumdata urbe. Cette façon d'ouvrir un siége était ordinaire chez les anciens, surtout chez les Grecs. Ils bâtissaient pour retranchements de bonnes murailles qui formaient une double enceinte, et ils s'établissaient au milieu. Souvent les deux murs étaient assez rapprochés pour ne former qu'une espèce de galerie, et on les liait par des tours. On a un remarquable exemple de cet usage dans le siége de Platée au commencement de la guerre du Péloponnèse. Sur tous les détails techniques qui suivent, voyez Végèce, IV, 25; Turnèbe Advers., XI, 28; J.-Lipse, Poliorc, V, 8 et Addend., p. 651.

Les Lupi ferrei étaient des espèces de tenailles dentées, en fer, attachées à des câbles qui servaient surtout a détourner les coups du bélier en le saisissant et en l'enlevant ensuite.

CHAP. V. — Heracleam duxit. Héraclée, ville de Phtiotide en Thessalie près du golfe Maliaque et des Thermopyles. Voyez XXVII, 30; XXXI, 46; XXXIII, 3; XXV, 22.

CHAP, VI. — Tormentis machinisque ad oppugnandam eam ex navibus expositis. La machine la plus usitée pour saper les retranchements était le bélier, c'est-à-dire une poutre armée d'une tête en fer. Cette poutre était suspendue à des câbles. On s'en servait quelquefois sans lui donner d'autre appui que les épaules des soldats qui les faisaient manoeuvrer. Mais cela ne dut arriver que dans l'enfance de la stratégie, ou bien dans les cas imprévus et pressés où l'emploi d'un grand bélier aurait entraîné trop de lenteur. Les machines nommées balistes et catapultes lançaient bien des projectiles; mais ces projectiles n'étaient redoutables que pour les hommes: les murailles n'en étaient pas ébranlées. Il n'y avait rien chez les anciens d'analogue à celle artillerie de siége au moyen de la quelle les modernes se jouent des remparts les plus solides.

IBID. — Euripum non septies die, etc. L'Euripe est un petit canal situé entre la Béotie et l'Eubée. C'était une opinion répandue chez les anciens que ce canal éprouvait sept fois par jour un mouvement de flux et de reflux. Mais il est certain que son agitation n'offrait aucune périodicité. Cette agitation consistait en courants formés par le mouvement de la mer au large. Selon que les eaux du large se portaient sur la pointe méridionale ou sur la pointe septentrionale de l'Eubée, il en résultait un courant qui marchait dans le petit canal du sud au nord ou du nord au sud. Ce courant était ordinairement rapide, et cela s'explique par le peu de largeur de son lit. Les deux bords de l'Euripe pouvaient être réunis par un pont. On conçoit sans peine que la moindre oscillation de la mer devait lancer l'eau dans l'Euripe comme par une écluse. Ce phénomène a excité l'attention des modernes. Un voyageur français, M. Ségur Dupeyron, a visité dernièrement l'Euripe. Nous lui emprunterons quelques passages de sa lettre au docteur Pariset, qui se rapportent à ce sujet :

" On est étonné, en traversant le détroit qui sépare le continent de l'île de Négrepont, de voir de combien peu il s'en est fallu que cette île ne fût une presqu'île. Le bras de mer a cinquante mètres tout au plus de largeur. La profondeur de l'eau n'est pas à la marée haute de plus de deux mètres, et la longueur du canal présente un développement de cent cinquante mètres environ. On peut évaluer à cinquante ou soixante mille mètres cubes les matériaux qu'il faudrait pour combler le détroit et pour en faire un isthme.

" Le détroit de l'Euripe présente, comme voua le savez, le phénomène singulier d'un flux et reflux très irréguliers; mais les courants alternatifs ne se tout sentir que dans le détroit; aux approches du détroit cependant, et des deux côtes, on remarque sur les roches des altérations qui prouvent que le gonflement de la mer s'élève à deus ou trois pieds.

" Plus on rétrécirait le passage, plus le courant serait rapide, ou, en d'autres termes, plus la force d'évasion serait grande, et cela est démontré par le fait suivant. Les habitants de Chalcis, comme Thucydide le rapporte, prièrent un jour les Béotiens de les aider à combler le détroit, et les Béotiens y consentirent. Mais à mesure que le travail avançait et que la mer se trouvait plus resserrée, les courants augmentaient de vitesse. Quand le canal n'eut plus que la largeur suffisante pour qu'un vaisseau y pût passer, les marées devinrent si violentes qu'on fut obligé de suspendre le travail, d'élever sur chacun des deux milles une tour et de les mettre eu communication au moyen d'un pont-levis.

780  " Les Vénitiens ont mieux compris que les Grecs le moyen de rendre le passage commode. Ils ont détruit les deux môles antiques; au lieu d'un seul canal, ils en ont fait deux, en élevant une haute tour au milieu du courant.

"Je ne chercherai pas à vous expliquer, mon cher docteur, les causes de ce flux et reflux qui ont lieu jusqu'à quatorze fois en vingt-quatre heures à certaines époques de la lune, et qui à d'autres époques, n'ont lieu, comme toutes les autres marées, que quatre fois. De bien plus habiles gens que moi y ont perdu leur science. S'il fallait même en croire certains auteurs, Aristote se serait noyé de désespoir dans l'Euripe, en disant à la mer : " Comprends-moi donc, puisque je ne puis te comprendre. " Cette irrégularité dans le nombre des renversements de l'Euripe avait fait comparer à ce détroit tout ce qui est sujet au changement. Ainsi, les anciens Grecs appelaient euripistos un homme d'une foi chancelante et inégale. Ils avaient donné le mime nom à la fortune, pour marquer son inconstance. Enfin, ils avaient comparé les pensées de l'homme à l'Euripe, dont les ondes sont portées tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. "

CHAP. VII. — Philippum et ignes ab Oreo editi monuerant. Le système de signaux paraît avoir été ancien chez les Grecs. Si l'on pouvait prendre pour de l'histoire un beau tableau tracé par Eschyle, on croirait que la nouvelle de la prise de Troie a pu arriver à Argos en une nuit au moyen de feux allumés de promontoire en promontoire et d'île en île. L'image du feu, comme signal, paraît se présenter naturellement à l'imagination des hommes. Voyez dans la Dame du lac, de Walter Scott, la description de la marche de la croix de feu.

Sur l'usage des signaux chez les anciens on peut consulter Polybe (l. X, 42-45), qui eu parle ex professe, et pour en avoir fait l'objet spécial d'un traité. On y verra que l'idée des télégraphes n'est pas nouvelle, puisque Polybe discute plusieurs systèmes complets d'alphabet télégraphique, qu'il trouve imparfaits et auxquels il propose d'en substituer un autre de son invention, et dont il se fait honneur. Mais ces combinaisons pyrotechniques paraîtraient bien peu expéditives à notre époque, que ne satisfait plus la belle création de Chappe, et qui soumet déjà aux usages de sa correspondance l'action instantanée de l'électricité.

IBID. — Inde Oxeas trajecerant Poeni. Oxéas signifie dans la traduction, les côtes de la Phocide. La leçon vulgaire est en effet Phoceas. Mais ce ne peut être Phocée. qui est située dans le golfe Oetéen. Gronove corrige Echinades. En effet, la flotte carthaginoise était en station auprès d'Aegium, attendant Philippe, comme il était couvenu. Mais ayant appris que les Romains et Attale avaient quitté Orée, et croyant qu'ils faisaient voile pour venir à eux, les Carthaginois craignirent de se trouver renfermés dans le golfe de Corinthe et de n'en pouvoir plus sortir. Ils se retirèrent donc vers les îles Echinades, d'où ils partirent pour les ports de l'Acarnanie. Cette correction de Gronovius s'éloigne trop de la lettre des manuscrits. Crévier s'en rapproche beaucoup plus en lisant in Oxeas, qui est une des îles Échinades, (Voyez Strabon, VIII, p. 351.)

CHAP. IX. — Sestertium tricies. Trois millions de sesterces. Le sesterce valant 0, 21 c., d'après M. Saigey, les trois millions équivalaient à 630,000 fr. C'est la première évaluation d'une somme en sesterces, que l'on rencontre dans Tite-Live, Voyez Périzonius, de aere gravi, § 19. Remarquez aussi que la somme en argent est beaucoup plus considérable que la somme en airain. L'usage de l'argent commençait à prévaloir dans les transactions commerciales.

CHAP. XII. —  Ac nescio, an mirabilior, etc. Cet éloge est emprunté à Polybe, XI, 19. Bossuet puisait la même source quand il disait (Hist. univers., III, 16) : " On regarde comme un prodige que, dans un pays étranger et durant seize ans entiers, Annibal n'ait jamais vu, je ne dis pas de sédition, mais de murmure dans une armée toute composée de peuples divers, qui, sans s'entendre entre eux, s'accordaient si bien à entendre les ordres de leur général. "

IBID. — Prima Romanis initia provinriarum, quae quidem continentis sint. En effet, la Sardaigne et la Sicile, les premières provinces conquises hors de l'Italie, ne font pas partie du continent. Cf. Veil. Pat., II, 38.

IBID. — Ductu auspicioque Augusti Caesaris perdomita est. Il fait allusion à la guerre d'Agrippa contre les Cantabres, les Vaccéens et les Asturiens. l'an de Rome 731. Voyez Dion Cassius, LIII, 22-28; LIV, 11.

IBID. — Ad quinquaginta millia peditum, etc. Polybe lui donne soixante-dix mille fantassins, quatorze mille cavaliers et vingt-deux éléphants.

IBID. — Ad Silpiam urbem. Polybe donne Ἠλίγγαν. Mais Silpia et Elinga étant également inconnues aux géographes,Schweighaeuser, sur Polybe et sur Appien (Hisp., XXIV ), pense qu'il faut lire Ilipam. C'était en effet le nom d'une ville de la Bétique, sur les bords du Bétis, entre Hispalis et Corduba (voyez Strabon, III, p. 141; Itin. d'Antonin, p.411, Pline, III, 1 ou 3), et non loin de Carmon ou Carmona, dans le voisinage de laquelle Appien ( Hisp., XXIV, XXVII ) place le théâtre des événements.

CHAP. XIII. — Praemisso Silano ad Colcham duodetriginta oppidis regnantem. Nous ne pouvons douter que l'Espagne n'ait été, dans les temps anciens, beaucoup plus peuplée qu'aujourd'hui. Il est impossible de comparer par des chiffres la population d'autrefois avec la population actuelle. Néanmoins, les indications de l'histoire ancienne à ce sujet n'en sont pas moins concluantes. Nous fonderons plus bas de semblables inductions sur la durée de la marche de Scipion, depuis la Bétique jusqu'à l'Èbre. Mais n'est-ce pas déjà un fait très remarquable qu'un état de vingt-huit villes, lequel ne formait du reste qu'une principauté peu importante, puisque le roi qui le gouverne n'est nommé dans aucun des grands mouvements de l'Espagne à cette époque ? Polybe appelle ce roi Κολίχαντα (X1, 20 et XXXIII, 21),

CHAP. XIV.— Ipse e dextro cornu. Πρήγγειλε τῷ μὲν δεξίῳ τὰς σημαίας καὶ τὰς ἵλας ἐπισττρέφειν, ἐπὶ δόρυ, τ$ῳ δ' εὐωνύμῳ τἀναντία (Polybe, XI, 222). Cette conversion, et le mouvement oblique dont il est question plus bas, avaient pour but d'étendre les ailes de l'armée romaine, de manière à ce qu'elle présentât un front égal à celui de l'armée ennemie, forte du double, et en même temps do permettre aux légions romaines d'attaquer les ailes de l'armée ennemie avant que les centres pussent rejoindre. Voir, pour les détails stratégiques de cette bataille, Polybe, loco cit., Schweigh., ibid., et Guischard, Mem. mil., t. I, ch, XI.

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Cula. XVI. — Septuagesimis castris. Soixante-dix campements impliquent au moins soixante-dix jours de marche, en supposant que Scipion faisait une marche nouvelle chaque jour. Rien n'indique du reste que l'armée romaine ait changé chaque jour de lieu et de camp, et il est plus que probable que Scipion eût mis plus de soixante-dix jours dans son voyage, d'autant mieux que son principal but était de prendre des informations sur la conduite que les peuples et les rois de l'Espagne avaient tenue durant les troubles précédents. Ce fait semble prouver que la population de l'Espagne à celle époque était considérable. Combien ne devait-elle pas être pressée sur ce sol aujourd'hui à moitié désert? combien, d'un autre côté, les fractionnements devaient y être nombreux, puisque, des bords du Guadalquivir aux bords de l'Èbre, dans un espace de deux cents lieues au plus, un général romain qui fait une enquête sur la conduite des peuples et des princes trouve à employer plus de soixante-dix jours? En effet, une marche de deux cents lieues, divisée eu soixante-dix jours, ne donnerait pour chaque journée de marche qu'un peu plus de deux lieues et demie.

CHAP. XVIII. — Eam artem illi viro ad conciliandos. Bossuet , Oraison funèbre de la reine d'Angleterre : " Presque tous ceux qui lui parlaient se rendaient à elle. " Fénelon, Telem. liv. V : " Je reconnais cette parole douce, simple et insinuante, qui persuadait avant qu'ou eût le temps de s'en défier. "

Dans le spectacle que l'histoire nous présente, en faisant passer sous nos yeux la longue série des affaires humaines, notre curiosité redouble lorsqu'une forte et grande individualité vient à apparaître. Au point où la guerre punique en est arrivée, ce sont moins les malheurs de Carthage, la fortune de Rome, l'état du Inonde, témoin de cette lutte, que la conduite, le caractère, la physionomie d'un seul homme, qui attire et captive toute notre attention. Qu'est-ce que ce Scipion qui relève avec tant d'éclat et de bonheur la fortune et la gloire de Rome ? Ce vieux type latin, si énergique, si raide, si dur, ce type, représenté par tant de fortes physionomies, les Camille, les Cincinnatus, les Fabricius, les Papirius, les Régulus (car Régulus n'a précédé Scipion que d'une seule génération), existe-t-il toujours? Non. Tandis que Rome impose au monde la tyrannie de la force matérielle, elle subit à son tour la domination des idées. La Grèce déborde comme un torrent dans Rome. Ce soldat, qui mène si vivement les Carthaginois et les Espagnols, n'est plus le Romain ferme et quelque peu cauteleux d'un autre âge; il n'a pas la tète presque rase, afin de mieux porter le casque; ce Romain est un jeune homme gracieux, qui laisse ondoyer sur ses épaules une magnifique chevelure. Il a les allures, les manières d'un chevalier. Il entreprend seul les coups les plus téméraires à travers les mers et les contrées ennemies. Il a des aventures merveilleuses. Cet homme d'ailleurs écrit des comédies sous la tente. Il se conduit de telle sorte qu'on en veut faire un roi. Il n'a tenu qu'à lui de devenir un chef de parti redoutable, et d'essayer l'ouvre de César. Aussi Fabius le comparera-t-il bientôt indirectement au célèbre favori de Socrate. En effet, Scipion est un autre Alcibiade, moins les vices.

CHAP. XX. —Trucidant inermes, etc. Comparez Racine, Andromaque, acte III, sc. 8; Esther, acte n, sc. 5; Massillon, Discours sur les tentations des grands, ad finem.

CHAP. XXI. -- Quantum cupiditas imperit : " Faut-il dominer à ce prix, et le commandement est-il si doux, que les hommes le veuillent acheter par des actions si inhumaines? " Bossuet, Hist. univ., III, 6.

CHAP. XXI. — Quidam, quas disceptando, etc. Tite-Live nous offre ici un exemple de duel remarquable par son ancienneté. La plupart de ceux qui ont traité de l'origine de cet usage l'ont rapporté aux Germains qui émigrèrent dans la Gaule. C'est une opinion qui confond le duel privé avec le duel judiciaire. Il est vrai de dire que le duel judiciaire est d'institution germanique; mais le duel proprement dit a dû exister partout où les hommes ont connu l'épée. Tite-Live nous montre ici deux nobles espagnols décidant leur querelle par le jugement de Dieu, deux cents ans avant l'ère chrétienne. Qui peut croire que la colère soudaine et les injures inattendues n'aient pas amené, longtemps avant le combat de Corbie et d'Orsua, des combats de même espèce? Il suffit pour cela qu'au courage on joigne un léger sentiment d'honneur. Or, l'antiquité ne fut pas si féroce que quelque générosité n'y relevât la valeur. Pour démontrer que le duel, tel qu'il existe parmi nous, précéda l'apparition des Germains dans l'histoire, les faits manquent ou sont du moins en petit nombre. Mais le raisonnement qui soutient cette assertion trouve dans la nature humaine un appui si solide, que l'autorité des faits ne paraît pas nécessaire pour le consacrer.

IBID. — Huic gladiatorum spectaculo ludi funebres additi. En quoi consistaient ces jeux funèbres? Celte question est d'autant plus embarrassante, que l'opinion commune regarde les jeux de gladiateurs connue un spectacle essentiellement funèbre. Ces jeux faisaient toujours partie des funérailles des grands. Rome les avait reçus des Grecs, dit-on, en les modifiant un peu. Achille, dans les funérailles de Patrocle, immole des victimes humaines en l'honneur de son ami. Chez les Romains, les victimes s'immolaient elles-mêmes. Ces combats firent dès leur origine essentiellement partie des funérailles ; mais il parait qu'ils ne les remplissaient pas entièrement. Il se peut ici que Scipion, dans son désir d'huiler la Grèce, y ait joint des jeux gymniques à la manière de ceux qu'Achille fit célébrer aux funérailles de Patrocle. Voyez la note du chap. XXX du liv. XXIII, tome I, p. 904.

CHAP. XXIV. — Scipio ipse gravi morbo. Sur la maladie de Scipion et la révolte de son armée, voy. Appien, Hisp., XXXIV et suiv., et Polybe, XI, 25 et suiv.

CHAP. XXV. — Non desperandae clementiae. Bossuet, Or. fun.: " Jamais on n'a douté de sa parole, ni désespéré de sa clémence. "

CHAP. XXVIII. — Rhegium quondam in praesidium missa legio... per decem annos, etc. Voyez Epitom., XII et XV; Frontin, Stratag., IV, 1, 58; Orose, IV, 5; Zonar., VIII, 6; Valer.-Max., II, 7, 15; Appien, Samn.. IX, et surtout Polybe (I, 7). Du récit de ce dernier, il résulte qu'il faut lire ici per novem annos, et que Tite-Live, en portant à quatre mille les coupables frappés de la hache, a mis, sinon un mensonge, du moins une exagération dans la bouche de Scipion. Il est constant que les rebelles dont il parle aimaient mieux pour la plupart mourir sur les murailles de Rhegium , en défendant la ville, que de se rendre prisonniers. On conduisit le reste à Rome, et on les décapita sur la place publique; mais leur nombre ne dépassait pas trois cents.

IBID. — Atrium... nominis etiam abominandi ducem, etc. On sait l'importance superstitieuse que les 782 Romains attachaient aux noms. Le rapport du nom d'Atrius avec ater suffisait pour le rendre de funeste augure.

CHAP, XXIX. — Gladiis ad cuta concrepuit. C'était aussi un usage guerrier chez les peuplades germaniques. Voyez Plutarque, Vie de Marius, ch. XX.

CHAP. XXXIV. — Mos vetustus erat Romanis. etc. Cf. XXXVI, 28; Sigonius, de ant. jur. Ital., l, 1; et Saumaise, Observ. ad jus Ital. et Rom., ch. XXXVI, p. 601.

CHAP. XXXV. — De fratris filio remisso. Au ch. six du livre XXVII, Tite-Live dit que Masinissa était oncle de Massiva; que Gala, père de Masinissa, était l'aïeul maternel de ce jeune prince. Glareanus pensait donc qu'il fallait lire ici sororis filio, à moins que notre auteur n'ait donné le nom de frater au mari de la soeur, et que chez ces barbares le frère ne s'unit par le mariage à sa soeur. Gronove croit que Tite-Live a été induit en erreur par l'expression ἀδελφιδοῦς, dont se serait servi l'auteur grec qu'il traduisait.

CHAP. XXXVI. — Orasque et auroras præcidunt. Voyez la note sur le ch. six du livre XXII, t.1, p. 893.

CHAP. XXXVII. — Sufetes eorum, qui summus Poenis est magistratus. Tite-Live, XXX, 7; " Sufetes, quod velut consulare imperium apud eos erat. " Festus " Suffes consul lingua Poenorum. " Les suffètes (comparez les schophetins des Hébreux) étaient les rois de Carthage, βασιλεῖς, comme les appellent les auteurs grecs. On sait fort peu de choses sur tout ce qui les concerne. Tout ce qu'on peut dire avec certitude, c'est qu'ils étaient choisis parmi les premières familles de l'état; qu'ils avaient la préséance et la parole au sénat; qu'ils exerçaient une haute influence, et qu'ils jouissaient d'une grande autorité. On sait encore que pour les décrets il fallait qu'Il y eût unanimité entre eux et le sénat; et que lorsqu'ils ne pouvaient s'entendre, la décision appartenait de droit au peuple. Aristote, comparant les suffètes avec les rois de Sparte, Polybe, avec les consuls romains, et ces deux auteurs n'en parlant qu'au pluriel, il est à présumer qu'il en régnait toujours deux à la fois.

La question relative à la durée de leur magistrature a été aussi résolue de différentes manières. On a cru, sur l'autorité de Cornélius Népos, qu'ils changeaient tous les ans comme les consuls romains ; mais Coroélius Népos sacrifiait évidemment au désir d'établir un parallèle entre les suffètes et les magistrats romains. Plusieurs raisons semblent même combattre celte opinion. Déjà le nom de rois, βασιλεῖς, par lequel les désignent les Grecs, ne signifie point un monarque choisi pour une année, mais pour la vie. De plus, Aristote les compare avec les rois de Sparte, entre lesquels il trouve cette seule différence qu'à Sparte cette dignité était héréditaire dans deux familles, tandis qu'à Carthage, elle dépendait de l'élection publique. Si cette élection était renouvelée tous les ans, comment Aristote se serait-il tu sur cette grande différence? Mais un passage de la république de Cicéron tranche la difficulté. Cicéron y compare les rois de Carthage avec ceux de Rome, et cela en opposition directe avec les magistrats élus depuis un an. II faut en conclure que le pouvoir qu'il leur attribuait était à vie (V. Heeren, Polit. et Comm., t. IV, p. 155 et suiv., et Boetticher, Histoire des Carthaginois.)

CHAP. XXXVIII. — Sacrorum cura ponttficem maximum in Italia detinebat. Cf. ch. XLIV; Tite-Live, Epitom., LIX ; les commentateurs de Tacite, Ann.. III, 58; Guther, de vet. Jur. Pontif., I, 13; Bosius, de Pontif. max., ch. VI et Valois sur Dion dans les Exc. de Pieresc., p. 605.

CHAP. XXX1X. — Locus inde lautiaque. Paul. Diac.: " Dantia dicebant veteres quae lautia dicimus. Dabantur legatis hospitii gratia. " On peut donc présumer que le mot latin dautia n'était autre que l'expression grecque δώτιον. La formule loca lautiaque se retrouve plusieurs fois dans Tite-Live (XXX, 17; XXXVII, 24; XXXV, 23: XLII, 6, 26 ; XLIV, 16; XLV, 20). On la rencontre encore dans un ancien sénatus-consulte publié dans le Corpus lnscriptionum de Gruter, ICIII. Au mot lautia correspond le mot ξένια. dans les inscriptions grecques. C'étaient surtout des provisions de bouches et non des présents , car  lautia est presque toujours suivi de munera. Venise observa longtemps l'usage de pourvoir à la table de ses hôtes de distinction.

CHAP. XLIII. — Cur... non Agathoclem potius... refers? Cet Agathocle était, comme on le sait, un Sicilien qui, de simple potier, devint roi de Syracuse et de toute la Sicile. II dut cette haute fortune à ses talents militaires, et ne parvint du reste au rang supréme qu'après de nombreuses vicissitudes. De son temps les Carthaginois étaient maîtres de toute la Sicile; il la leur enleva presque en entier. Mais au milieu de ses succès, un revers imprévu faillit ruiner sa puissance. Un combat avait eu lieu entre lui et les Carthaginois aux environs d'Himéra. Les Carthaginois fuyaient, et les soldats d'Agathocle s'étaient déjà mis à piller, lorsqu'un renfort carthaginois survint, et trouva les vainqueurs en désordre. Les fuyards se rallièrent alors, et le combat ayant recommencé, l'armée d'Agathocle fut vaincue à son tour. Agathocle se réfugia à Syracuse, et les Carthaginois vinrent l'y assiéger. Agathocle alors conçoit un projet hardi. Taudis que les Carthaginois assiégent sa capitale, il passe en Afrique avec ce qui lui restait de troupes , et marche sur Carthage. La fortune se montra favorable à cette audacieuse résolution, et les Carthaginois, forcés de demander la paix, l'acceptèrent aux conditions qu'il plut à Agathocle de dicter. Voyez Diodore, XIX et XX; Polybe, VIII, 12; IX, 23; XII, 15; XV, 35; Justin, XXII, 1 et suiv.; XXIII 1 et suiv.

CHAP. XLV. — Quominus suo quisque loco senator rogatus sententiam diceret. On ne suivait pas un ordre invariable en prenant l'avis des sénateurs, niais ordinairement on demandait d'abord celui du prince du sénat, princeps astates, à moins qu'il ne se trouva dans l'assemblée un consul élu; alors on s'adressait toujours premièrement à ce magistrat et ensuite aux autres sénateurs, suivant leurs dignités, consulares, praetorii, aedilitii, tribunitii et quaestorii. Comme les consuls élus donnaient les premiers leur opinion,de même les préteurs et les tribuns élus semblent avoir joui d'une égale préférence sur le reste de leur ordre. Le président du sénat pouvait à son gré interroger un membre de ce corps; il le faisait quelquefois par déférence ou par amitié. Les consuls observaient ordinairement pendant toute l'année, pour interroger les sénateurs, l'ordre qu'ils avaient suivi en commençant leurs fonctions.

iIBID. — Rutra. C'était un instrument de fer pour remuer la terre ou le sable. Paul. Diac.: " Rutrum dictum quod eo arena eruitur. " Festus, p. 127, éd. Egger : " Rutrum tenenlis juvenis est effigies in Capitolin ephebi more Graecorum arenam, mentis exercitationis gratia. Quod signum Pompeius iBithynicus ex Bithynia supellectilis regiae Roman deportavit. "

783 CHAP. XLVI. — Cum ingenti rerum ab se gestarum titulo. C'est celte table que Polybe a consulté, III, 35: ἡμεῖς γὰρ εὑρόντες ἐπὶ Λακινίῳ τὴν  γραφὴν ταύτην ἐν χαλκώματι κατατεταγμένην ὑπ´  Ἀννίβου, καθ´ οὓς καιροὺς ἐν τοῖς κατὰ τὴν Ἰταλίαν   τόποις ἀνεστρέφετο, πάντως ἐνομίσαμεν αὐτὴν  περί γε τῶν τοιούτων ἀξιόπιστον εἶναι· διὸ καὶ κατακολουθεῖν  εἱλόμεθα τῇ γραφῇ ταύτῃ.