RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE

ALLER A LA TABLE DES MATIERES DE TITE-LIVE

TITE-LIVE

Ab Urbe Condita,

Livre XXVII



 

 

  1 LIVRE 26     LIVRE 28

SOMMAIRE. — Le proconsul Cn. Fulvius est défait par Annibal près d'Herdonée. — Le consul Marcellus obtient un avantage contre celui-ci auprès de Numistron d'où il se retire à la faveur de la nuit. — Marcellus le poursuit dans sa retraite et le force à se battre. — Vaincu dans la première action, il est vainqueur dans les dernières. — Fabius Maximus reprend, dans son consulat, Tarente au moyen des intelligences qu'il avait dans la place. — En Espagne, Scipion combat Asdrubal, fils d'Hamilcar, auprès de Recula, et remporte la victoire. — Parmi les prisonniers se trouve un jeune prince d'une rare beauté, neveu de Masinissa. — Scipion le renvoie comblé de présents. — Les consuls Cl. Marcellus et T. Quintius Crispinus, sortis de leur camp pour faire une reconnaissance, tombent dans une embuscade qui Annibal leur a dressée. — Marcellus y périt, Crispinus échappe. — Exploits du proconsul L. Sulpicius contre Philippe et les Achéens. — Les censeurs font la clôture du lustre, et le dénombrement des citoyens monte à cent trente sept mille cent huit chefs de famille.—Ce résultat fait connaître les pertes que tant de combats malheureux avaient coûtées a la population de Rome. — Asdrubal passe les Alpes avec une armée nouvelle pour faire sa jonction avec Annibal; il est défait et tué avec cinquante-six mille hommes par les consuls M. Livius et Gland. Néron. — La bataille se livre sous les auspices de Livius, mais C. Néron qui, ayant Annibal en téte. avait quitté son camp sans que l'ennemi se fût aperçu de ce mouvement, et était venu avec l'élite de son armée pour se réunir à sou collègue, assure la défaite d'Asdrubal et a la plus grande part de la gloire de cette journée.

[1] Telle était la situation des affaires en Espagne. En Italie, le consul Marcellus reprit Salapie par trahison, et enleva de force aux Samnites Marooée et Mélès. II y surprit les trois mille hommes qu'Annibal y avait laissés en garnison. Le butin, assez considérable, fut abandonné au soldat. On trouva de plus deux cent quarante mille boisseaux de froment et cent dix mille d'orge. Au reste, la joie d'un tel succès ne balança pas le désastre éprouvé peu de jours après non loin d'Herdonée. Le proconsul Cn. Fulvius avait résolu de reprendre cette place qui avait abandonné le parti des Romains après la journée de Cannes; il campait aux environs, mais dans une position peu sûre et mal gardée. Son incurie naturelle s'augmentait de la confiance que lui donnaient les dispositions des habitants à l'égard des Carthaginois, dispositions devenues douteuses depuis qu'on savait qu'Annibal, après la perte de Salapie, était passé de ces contrées dans le Brutium. Des émissaires, partis secrètement d'Herdonée, avertirent Annibal; il songea à conserver une ville alliée, et se flatta de surprendre un imprudent ennemi. Il partit sans bagages, afin de prévenir même le bruit de sa marche, et s'avança à grandes journées vers Herdonée; pour inspirer plus de crainte 2 à l'ennemi, il se présenta en ordre de bataille. Le général romain ne manqua point de courage, mais il était moins habile et avait moins de forces; il sortit en toute bâte à la tête de ses troupes et accepta le combat : la cinquième légion et la cavalerie de la gauche commencèrent vigoureusement l'attaque. Annibal enjoignit à ses cavaliers de profiter du moment où l'infanterie serait tout entière engagée au fort de la mêlée, pour tourner l'armée romaine et fondre, les uns sur le camp, les autres sur les derrières des combattants. Puis, rappelant l'avantage obtenu, deux ans auparavant, sur le préteur Cn. Fulvius, de l'identité du nom il concluait à celle du succès. Cette espérance ne fut point déçue. Les Romains, malgré la perte considérable qu'ils avaient faite dans cette mêlée d'infanterie, n'avaient pas encore quitté leurs rangs ni leurs enseignes; mais le bruit de la cavalerie qui arrivait par derrière et les cris que poussaient les ennemis du côté du camp jetèrent le trouble parmi eux. La sixième légion, qui formait la seconde ligne, fut enfoncée la première par les Numides ; elle entraîna bientôt, dans sa déroute, la cinquième légion et toute la première ligne. Les uns purent fuir, les autres furent tués sur place; parmi les morts se trouvaient le proconsul lui-même et onze tribuns militaires. Il serait difficile d'évaluer avec certitude la perte des Romains et des alliés: les uns la font monter à treize mille hommes; les autres n'en comptent pas plus de sept mille. Le camp et le butin tombèrent au pouvoir des vainqueurs. Annibal, ne doutant pas qu'Herdonée se fût donnée aux Romains, en transporta les habitants à Métaponte et à Thurium, et la brilla. Il fit mourir les principaux citoyens dont les intelligences secrètes avec Fulvius furent prouvées. Ceux dus Romains qui échappèrent à un si grand désastre s'enfuirent à demi désarmés par diverses routes, et allèrent rejoindre le consul Marcellus dans le Samnium.

II. Marcellus ne parut point effrayé de ce revers; il annonça, dans une lettre au sénat, la perte du proconsul et de son armée exterminée à Herdonée : « Quant à lui, ajoutait-il, qui avait su rabattre l'orgueil d'Annibal après sa victoire de Cannes, il marchait contre ce général, et il mettrait un terme aux transports de sa joie.» A Rome, cependant, les souvenirs douloureux du passé redoublaient les craintes pour l'avenir. Le consul passa du Samnium en Lucanie, et alla camper en face d'Annibal, dans la plaine de Numistron, que dominait une hauteur occupée parle Carthaginois. Pour montrer une confiance plus grande en lui-même, il s'avança le premier en ordre de bataille. Annibal ne recula pas à la vue des enseignes qui sortaient du camp. Voici quelle était la disposition des armées: les Carthaginois avaient leur droite échelonnée sur la colline; la gauche des Romains s'appuyait sur la ville. On se battit depuis la troisième heure du jour jusqu'à la nuit. Les premières lignes étaient harassées: c'étaient, du côté des Romains, la première légion et la cavalerie de la droite; du côté d'Annibal, les troupes espagnoles, les frondeurs baléares et les éléphants qu'on avait fait avancer au milieu de l'action. La victoire 3 fut longtemps incertaine. Alors la première légion fut remplacée par la troisième, et la cavalerie de la droite par celle de la gauche; l'ennemi aussi lit relever par des soldats nouveaux sa ligne épuisée. Le combat, qui commençait à languir, se ranima tout à coup avec acharnement: c'était l'ardeur et l'énergie de troupes fraîches; maison se sépara à la nuit sans que la victoire fût décidée. Le lendemain, les Romains se tinrent sous les armes depuis le lever du soleil jusque bien avant dans la journée. Comme aucun ennemi ne se montrait, ils recueillirent à loisir le butin, entassèrent tous leurs morts en un même endroit et les brûlèrent. La nuit suivante, Annibal fit retraite eu silence et se dirigea vers l'Apulie. Au point du jour, Marcellus, voyant que les ennemis fuyaient, laissa ses blessés à Numistron, sous la garde d'un faible détachement, aux ordres de L. Furius Purpuréo, tribun des soldats, et se mit à la poursuite d'Annibal. Il l'atteignit à Venouse; l'a, quelques jours se passèrent en escarmouches d'avant-postes, où se confondaient cavalerie et infanterie, avec beaucoup de bruit et peu de résultats, mais presque toujours à l'avantage des Romains. Les deux armées parcoururent ensuite l'Apulie sans aucune action mémorable ; Annibal levait son camp la nuit, méditant toujours quelque surprise; Marcellus ne le suivait qu'en plein jour et après avoir exploré la route.

Ill. Cependant, à Capoue, Flaccus s'occupait de vendre les biens des premiers de la ville et d'affermer les terres confisquées; il les afferma toutes, moyennant une redevance en blé. Pour justifier de nouvelles rigueurs contre les Campaniens, il se fit mettre sur la trace d'un nouveau complot, tramé dans l'ombre. Il avait défendu à ses soldats de se loger dans la ville, afin de pouvoir affermer les maisons aussi bien que les terres, et d'éviter que les délices de cette voluptueuse cité n'énervassent son armée comme celle d'Annibal; il les avait forcés à construire eux-mêmes des cabanes militaires près des portes et des murailles. La plupart étaient de claies ou de planches, quelques-unes de roseaux entrelacés; toutes étaient couvertes de chaume, et comme faites exprès pour brûler. Cent soixante-dix Campaniens étaient entrés dans un complot, formé par les frères Blosius, pour les incendier toutes la nuit, à la même heure. La conjuration fut dénoncée par des gens de la maison des Blosius; aussitôt le proconsul fit fermer les portes et ordonna à ses soldats de prendre les armes; on arrêta les coupables; ou poussa l'affaire avec vigueur et ils furent tous condamnés et exécutés. Les dénonciateurs reçurent la liberté et dix mille sesterces par tête. Les habitants de Nucérie et d'Acerre se plaignaient d'être sans demeures, depuis qu'un incendie avait presque entièrement détruit Acerre, et que Mucérie était ruinée. Fulvius les renvoya au sénat. On permit aux Acerrans de relever les édifices brûlés ; les Nucériens furent transportés à Atella, suivant leurs désirs, et la population de cette ville eut ordre d'émigrer à Galatie. Au milieu de cette foule d'événements heureux ou malheureux qui préoccupaient tous les esprits, on n'oublia point la citadelle de Tarente. M. Ogulnius et 4 P. Aquillius, qu'on avait envoyés en Étrurie pour acheter le blé destiné à cette citadelle, partirent de Rome; on détacha en même temps mille soldats de l'armée de la ville, tant Romains qu'alliés, pour aller tenir garnison à Tarente.

IV. Déjà la campagne touchait à sa fin, et les comices consulaires approchaient; mais, dans ses lettres, Marcellus affirmant qu'il ne pouvait, sans danger pour la chose publique, suspendre son ardente poursuite ni abandonner la trace d'Annibal toujours fuyant, toujours refusant le combat, le sénat se trouvait dans la fâcheuse alternative ou (l'enlever 'a la guerre un consul dont les opérations étaient si brillantes, ou de ne point nommer de consuls pour l'année suivante. On aima mieux rappeler de Sicile le consul Valérius, quoiqu'il fût hors de l'Italie. L. Manlius, préteur de la ville, lui écrivit par ordre du sénat, et lui fit passer en même temps la lettre du consul M. Marcellus, pour lui apprendre les motifs qui déterminaient les sénateurs à le rappeler plutôt que son collègue. Vers la même époque, des ambassadeurs du roi Syphax apportèrent à Rome la nouvelle des succès de ce prince contre les Carthaginois : « Leur maître, disaient-ils, regardait Carthage comme sa plus grande ennemie, Rome comme sa plus chère alliée. Il avait déjà, auparavant, envoyé une députation en Espagne, auprès des généraux romains, Cn. et P. Cornélius; et maintenant il allait chercher, en quelque sorte, à sa source même l'amitié des Romains. » Le sénat leur fit une réponse bienveillante, et envoya même une ambassade avec des présents à Syphax; elle se composait de L. Génucius, P. Pétélius, P. Popilius. Ils étaient chargés de lui donner une loge et une tunique de pourpre, une chaise curule et une coupe d'or du poids de cinq livres. Ils devaient se présenter ensuite à ta cour des autres petits rois de l'Afrique, et emportaient, pour leur en faire don, des robes prétextes et des coupes d'or du poids de trois livres. M. Atilius et M. Acilius, députés à Ptolémée et à Cléopâtre, qui régnaient dans Alexandrie, pour renouveler et confirmer l'alliance conclue avec eux, devaient offrir au roi une toge et une tunique de pourpre avec une chaise curule; à la reine, un manteau brodé et une robe de pourpre. Pendant l'été qui vit s'accomplir ces événements, on annonça plusieurs prodiges arrivés dans les villes et dans les campagnes voisines. A Tusculum, un agneau était né avec une mamelle pleine de lait; le temple de Jupiter avait été frappé de la foudre et dépouillé de presque toute sa toiture. A la même époque environ, on avait vu la foudre tomber devant la porte d'Anagnie, et la terre brûler un jour et une nuit sans que rien alimentât le feu; au compitum d'Anagnie, des oiseaux avaient abandonné leurs nids sur des arbres du bois sacré de Diane; à Terracine, dans la mer, non loin du port, des serpents d'une grandeur monstrueuse avaient bondi sur les eaux comme des poissons qui s'ébattent; à Tarquinies, un porc était né avec une tête humaine; et, sur le territoire de Capène, près du bois sacré de Féronie, quatre statues avaient été, pendant un jour et une nuit, baignées d'une sueur de sang. Pour expier ces prodiges, les pontifes décrétèrent l'immolation des grandes victimes; ils ordonnèrent un jour de supplications à Rome, devant tous les autels, et un 5 autre jour, sur le territoire de Capène, au bois sacré de Féronie.

V. Le consul M. Valérius, rappelé par les lettres qu'il avait reçues, remit le commandement de la province et de l'armée au préteur Cincius, envoya M. Valérius Messala, commandant de la flotte, ravager les côtes d'Afrique avec une partie des vaisseaux, et surveiller les mouvements et les préparatifs des Carthaginois, puis, avec dix galères, il partit pour Rome, où il arriva heureusement. Il réunit aussitôt le sénat, et rendit compte de sa conduite :

« Il avait réduit la Sicile, où, depuis soixante ans environ, on faisait une guerre souvent marquée par de grands désastres sur terre et sur mer. Pas un Carthaginois ne restait dans cette province; pas un des Siciliens que la terreur avait fait fuir, n'était absent maintenant; tous de retour dans leurs villes et dans leurs champs, labouraient, ensemençaient leurs terres; ce sol désolé retrouvait enfin cette fécondité qui faisait la richesse de ses habitants, et qui était la ressource la plus certaine de Rome en temps de paix et de guerre. »

On introduisit ensuite au sénat Mutine et tous ceux qui avaient bien mérité du peuple romain; on leur fit un accueil honorable pour remplir les engagements du consul. Mutine même fut fait citoyen romain, sur la proposition qu'un tribun du peuple en fit aux plébéiens, avec l'agrément des sénateurs. Tandis que ces faits se passaient à Rome, M. Valérius Messala abordait en Afrique avant le jour, avec cinquante vaisseaux. Il descendit à l'improviste sur le territoire d'Utique, y porta au loin le ravage, enleva un grand nombre de prisonniers et beaucoup de butin, puis se rembarqua et lit voile pour la Sicile; le treizième jour après son départ, il était de retour à Lilybée. Il interrogea ses prisonniers, et en tira des renseignements] qu'il fit parvenir au consul Lévinus, pour l'informer de l'état des choses en Afrique :

« Cinq mille Numides étaient à Carthage, sous la conduite de, Masinissa, fils de Gala, jeune prince plein d'ardeur; d'autres levées s'effectuaient dans toute l'Afrique, et devaient aller retrouver Asdrubal en Espagne. Ce général passerait au plus tôt en Italie avec le plus de troupes possible, et ferait sa jonction avec Annibal; de là dépendait la victoire aux yeux des Carthaginois. On équipait en outre une flotte considérable pour reconquérir la Sicile; Valérius la croyait sur le point d'appareiller. »

 La lecture de cette lettre causa une telle émotion dans le sénat qu'il fut décidé que le consul n'attendrait pas les comices ; qu'il nommerait un dictateur pour y présider, et retournerait aussitôt dans sa province. Alors survint une contestation : le consul disait qu'arrivé en Sicile, il proclamerait dictateur M. Valérius Messala, commandant de la flotte. Les sénateurs soutenaient qu'on ne pouvait proclamer un dictateur hors du territoire romain, dont les limites se confondaient avec celles de l'Italie. Le tribun du peuple, M. Lucrétius, ayant recueilli les avis, le sénat décréta que «l e consul, avant de quitter Rome, consulterait le peuple sur le choix d'un dictateur et proclamerait  6 son élu. Si le consul refusait, le préteur s'adresserait au peuple: au refus du préteur, les tribuns en référeraient aux plébéiens. » Le consul refusa d'abandonner au peuple une élection qui était sa prérogative, et défendit au préteur de le faire; les tribuns en référèrent aux plébéiens, et un plébiscite déclara que C. Fulvius, alors devant Capoue, serait proclamé. Mais, la veille de l'assemblée, le consul partit secrètement pendant la Duit pour la Sicile, et le sénat, déconcerté, résolut d'envoyer un message à M. Claudius, pour le prier de venir au secours de la république délaissée par son collègue, et de proclamer l'élu du peuple. Ainsi le consul M. Claudius proclama dictateur Q. Fulvius; en vertu du même plébiscite, Fulvius prit pour maître de la cavalerie le grand pontife P. Licinius Crassus.

VI. Le dictateur, à peine arrivéà Rome, envoya à l'armée d'Étrurie Cn. Sempronius Blésus, qui avait été son lieutenant à Capoue; c'était pour remplacer le préteur C. Calpurnius, qu'il appela au commandement de sou armée et de la place de Capoue. Il annonça les comices pour le jour le plus proche possible ; mais le conflit élevé entre les tribuns et le dictateur eu empêcha la réunion. La tribu Galéria, de la section des jeunes gens, désignée par le sort pour voter la première, avait nommé consuls Q. Fulvius et Q. Fabius; les autres tribus de la même section penchaient vers ce choix; mais les tribuns du peuple C. et L. Arennius interposèrent leur veto :

« Ce n'était pas agir en bons citoyens, disaient-ils, que de maintenir en charge un magistrat; et ce serait donner unplus dangereux exemple encore que de nommer le président même des comices. Si le dictateur se laissait porter pour candidat, ils suspendraient l'assemblée; s'il était question de tout autre que de lui, ils n'y mettraient aucune opposition. »

Le dictateur invoquait à l'appui de la cause des comices l'autorité du sénat, un plébiscite, des précédents :

« Ainsi, disait-il, sous le consulat de Cn. Servilius, après la mort de son collègue C. Flaminius, à Trasimène, on avait consulté les plébéiens par décision du sénat, et il avait été réglé par un plébiscite que, tant que l'Italie serait le théâtre de la guerre, le peuple pourrait réélire les consuls qu'il voudrait, et autant de fois qu'il le jugerait à propos. A ce sujet, il avait un ancien exemple à citer : c'était L. Postumius Mégellus, créé consul avec C. Junius Bubulcus dans les comices qu'il présidait comme interroi; et, plus récemment, Q. Fabius, qui avait été continué dans le consulat, et qui ne l'eût point souffert assurément, si l'intérêt public ne l'avait commandé. »

Après de longs débats, le dictateur et les tribuns convinrent enfin de s'en tenir à l'avis du sénat. Les Pères jugèrent que, dans les circonstances présentes, c'était aux vieux et habiles généraux, qui avaient fait leurs preuves dans la guerre, à diriger la chose publique; qu'il ne fallait donc pas entraver les comices. Les tribuns cédèrent, et l'assemblée eut lieu; on nomma consuls Q. Fabius Maximus pour la cinquième fois, et Q. Fulvius Flaccus pour la quatrième; on créa ensuite préteurs L. Véturius Philo, T. Quinctius Crispinus, C. Hostilius Tubulus, C. Auruncu- 9 leius. Les magistrats de l'année élus, Q. Fulvius abdiqua la dictature. Vers la fin de cette campagne, une flotte carthaginoise de quarante vaisseaux passa en Sardaigne, sous la conduite d'Hamilcar, et se jeta d'abord sur le territoire d'Olbia ; mais quand parut le préteur P. Manlius Vulso, avec son armée, elle tourna l'île et ravagea, sur la côte opposée, les campagnes de Caralis; puis elle retourna en Afrique chargée de butin. Quelques prêtres romains moururent cette année et furent remplacés. C. Servilius fut élu pontife au lieu de T. Otacilius Crassus; Ti. Sempronius Longus, fils de Titus, fut nommé augure à la place de T. Otacilius Crassus ; le décemvir des sacrifices Ti. Sempronius Longus, fils de Gaius, eut pour successeur Ti. Sempronius Longus, fils de Titus. M. Marcius, roi des sacrifices, mourut, ainsi que M. Émilius Papus, grand curion : on ne leur donna point de successeurs. Les censeurs de cette année furent L. Véturius Philo et P. Licinius Crassus, grand pontife. Crassus Licinius n'avait été ni consul ni préteur avant d'être élevé à la censure; il passa de l'édilité à cette charge. Ces magistrats ne remplirent point les places vacantes dans le sénat et ne tirent aucun acte public; la mort de L. Véturius nécessita l'abdication de son collègue. Les édiles curules, L. Véturius et P. Licinius Varus, donnèrent des jeux romains pendant un jour ; les édiles plébéiens Q. Catius et L. Porcius Licinus firent placer, avec le produit des amendes, des statues de bronze dans le temple de Cérès, et donnèrent des jeux magnifiques pour l'époque.

VII. Vers la fin de l'année, trente-quatre jours après son départ de Tarragone, C. Lélius, lieutenant de Scipion, arriva à Rome. La foule des captifs, qu'il traînait à sa suite en entrant dans la ville, attira un immense concours. Le lendemain, il se présenta au sénat, et raconta qu'on avait emporté en un jour Carthagène, capitale de l'Espagne, repris plusieurs villes révoltées, et gagné plusieurs autres à l'alliance de Rome. Le rapport des prisonniers confirma à peu près les nouvelles transmises par M. Valérius Messala. Les sénateurs furent surtout alarmés du passage d'Asdrubal en Italie, où l'on tenait à peine tète à Annibal et à son armée. Devant l'assemblée du peuple, Lélius fit la mime déclaration. Pour honorer les brillants succès de Scipion, le sénat décréta un jour de supplications, et ordonna à C. Lélius de retourner au plus tôt eu Espagne, avec les vaisseaux qui l'avaient amené. J'ai placé la prise de Carthagène en cette année, d'après de nombreuses autorités ; je sais que quelques historiens la rejettent à l'année suivante : mais il me semble invraisemblable que Scipion ait passé en Espagne une année entière dans l'inaction. Q. Fabius Maximus, consul pour la cinquième fois, et Q. Flaccus, pour la quatrième, reçurent tous deux le département de l'Italie, le jour de leur entrée en charge, aux ides de mars; mais oa les envoya commander sur des points différents: Fabius devait opérer à Tarente, Fulvius en Lucanie et dans le Brutium. M. Claudius fut prorogé pour un an dans son commandement. Les préteurs tirèrent 8 leurs provinces au sort : C. Hostilius Tubulus eut la juridiction de la ville; L. Véturius Philo, celle des étrangers avec la Gaule; Capoue échut à T. Quinctius Crispinus, et la Sardaigne à C. Aurnnculéius. Voici comment eut lieu la répartition des armées : Fulvius reçut les deux légions que M. Valérius Lévinus commandait en Sicile; Q. Fabius, celles d'Étrurie qui obéissaient à C. Calpurnius. L'armée de la ville devait les remplacer eu Étrurie; C. Calpurnius en serait le général et conserverait cette province; Capoue et l'armée de Q. Fulvius étaient données à T. Quinctius; le propréteur C. Létorius devait remettre à L. Vélurius le commandement de la province et des forces réunies déjà dans Ariminium. On laissa à M. Marcellus les légions auxquelles il devait les succès de son consulat : M. Valérius et L. Cincius, prorogés aussi dans leur commandement eu Sicile, eurent les légions de Cannes, qu'ils durent compléter avec les débris des troupes de Cn. Fulvius. Les consuls s'occupèrent de réunir ces débris et de les envoyer en Sicile; on les frappa de la même flétrissure qu'on avait imposée aux soldats de Cannes et à ceux du préteur Cn. Fulvius, que le sénat, en punition d'une lâcheté pareille, avait aussi relégués dans cette île. C. Aurunculéius fut mis à la tête des légions de Sardaigne, qui avaient été jusque-là sous les ordres de P. Manlius Vulso. P. Sulpicius resta eu Macédoine avec la même légion et la même flotte; on le prorogea pour un an dans son commandement. Trente quinquérèmes reçurent l'ordre de passer de Sicile à Tarente, auprès du consul Q. Fabius, avec le reste de la flotte ; M. Valérius Lévinus irait en personne ravager l'Afrique, ou bien y enverrait soit L. Cincius, soit M. Valérius Messala. En Espagne, le seul changement qui eut lieu fut la continuation des pouvoirs accordée à Scipion et à Silanus, non pour un an, mais jusqu'au moment où le sénat les rappellerait. Ainsi furent réparties cette année les provinces et les armées.

VIII. Au milieu de soins plus importants, l'élection d'un grand curion à la place de M. Émilius réveilla une vieille querelle. Les patriciens rejetaient la candidature de C. Mamilius Vitulus, le seul qui fût sur les rangs, mais qui était plébéien; ils le repoussaient, parce que ce sacerdoce avait été jusque-là le privilège de leur ordre. On fit appel aux tribuns, qui eu déférèrent au sénat: le sénat abandonna la décision de l'affaire au peuple. Ce fut ainsi que C. Mamilius Vitulus fut le premier grand curion choisi parmi les plébéiens. Le grand pontife P. Licinius obligea C. Valérius Flaccus à se faire, malgré lui, consacrer flamine de Jupiter. La charge de décemvir des sacrifices fut, après la mort de Q. Mucius Scévola, donnée à C. Létorius. Quant à cette consécration forcée d'un flamine, j'en aurais tu les motifs, si d'un homme dépravé elle n'eût fait un honnête homme. La jeunesse oisive et débauchée de C. Flaccus, ses vices, qui le rendaient odieux à L. Flaccus son frère et à toute sa famille, avaient déterminé le grand pontife P. Licinius à le choisir comme flamine. Dès que Flaccus se fut pris de zèle pour les choses sacrées et les cérémonies religieuses, il abjura 9  tout a coup ses anciennes habitudes, au point que, dans toute la jeunesse romaine, nul ne fut plus considéré, plus estimé des premiers du sénat, de sa famille et de ses concitoyens. Cette approbation universelle lui donna une juste confiance en lui-même, et lui permit de réclamer un droit dont l'indignité de ses prédécesseurs avait suspendu l'exercice, celui d'entrer au sénat. Il s'y présenta en effet; mais écarté par le préteur Licinius, il en appela aux tribuns du peuple. Il revendiquait un privilège fort ancien, inséparable de la robe prétexte, de la chaise curule et du rang de flamine. Selon le préteur, ce n'étaient pas des exemples perdus dans de vieilles annales qui constituaient un droit; c'étaient les coutumes, les usages récents. Nos pères, nos aïeux même ne se souvenaient pas qu'aucun flamine de Jupiter eût joui de cette prérogative. Les tribuns déclarèrent que l'incurie des précédents flamines n'avait pu faire tort qu'à eux-mêmes et non au sacerdoce; le préteur se désista de son opposition; les patriciens et les plébéiens approuvèrent la décision, et Flaccus fut admis au sénat. C'était, pensait-on, à la pureté de sa conduite plus qu'à son titre de prêtre qu'il devait le succès de ses prétentions. Les consuls, avant de se rendre dans leurs provinces, levèrent deux légions par la ville, et des recrues pour les besoins des autres armées. Le consul Fulvius chargea le lieutenant C. Fulvius Flaccus (le frère du consul) de conduire en Étrurie l'ancienne armée urbaine, et de ramener à home les légions d'Étrurie. Le consul Fabius, ayant réuni les débris de l'armée de Fulvius, au nombre d'environ trois mille trois cent trente-six hommes, chargea son fils Q. Maximus de les conduire en Sicile au proconsul M. Valérius, et de lui redemander deux légions et trente quinquérèmes. Le rappel de ces troupes ne diminua ni en réalité ni en apparence les forces de la province : car, outre deux vieilles légions complétées par d'excellentes recrues, de nombreux transfuges numides, tant cavaliers que fantassins, et des Siciliens, qui avaient servi sous Épicyde et dans les rangs, des Carthaginois, et qui étaient de bons soldats, furent enrôlés par le proconsul. En incorporant ces auxiliaires étrangers à chaque légion romaine, il conserva les cadres de deux armées : l'une, sous L. Cincius, fut chargée de garder les anciens états d'Hiéron ; avec l'autre, il défendit en personne le reste de l'île, jadis partagé entre deux puissances, Rome et Carthage. Il répartit aussi sa flotte de soixante-dix vaisseaux, de manière à protéger les cites sur tous les points du contour de l'ïle. Pour lui,à la tête de la cavalerie de Mutine, il parcourait la province, visitait les campagnes, remarquait les terres cultivées et celles qui étaient en friche, et distribuait aux propriétaires l'éloge ou le blâme. Cette surveillance produisit une récolte si abondante, qu'il put faire passer des blés à Rome, et en transporter à Catane pour l'approvisionnement de l'armée qui devait camper l'été devant Tarente.

IX. Cependant l'envoi qu'on avait fait en Sicile de soldats presque tous Latins ou alliés, faillit exciter un soulèvement terrible : tant il est vrai quo de petites causes engendrent souvent de grands 10 effets! Latins et alliés, tous murmuraient dans leurs assemblées :

« Il y avait dix ans que des levées d'hommes et le service militaire les épuisaient : chaque campagne était marquée par une défaite sanglante; les uns tombaient sur les champs de bataille, les autres étaient emportés par les maladies. Un homme s'appartenait moins sous les drapeaux de Rome que dans les prisons de Carthage : l'ennemi le renvoyait sans rançon dans sa patrie ; les Romains le reléguaient loin de l'Italie, pour y trouver moins la guerre que l'exil. Depuis huit ans déjà les soldats de Cannes y languissaient; ils mourraient avant que l'ennemi, plus puissant que jamais, eût quitté l'Italie. Si les vétérans n'étaient pas rendus à leur patrie, si l'on continuait les levées, il ne resterait bientôt plus personne. Ce refus de service, que nécessiterait bientôt la force des choses, il fallait le faire au peuple romain, sans attendre que le Latium fût réduit au dernier degré de dépopulation et de misère. Si Rome voyait ses alliés unis dans cette pensée, elle songerait bientôt à faire la paix avec Carthage; autrement, tant que vivrait Annibal, l'Italie ne serait jamais sans guerre. »

Voilà ce qui se disait dans les réunions. Sur trente colonies que Rome comptait alors, toutes ayant des députés en ce moment dans la métropole, douze déclarèrent aux consuls ne pouvoir fournir ni soldats ni argent. C'étaient Ardée, Népète, Sutrium, Albe, Carséoles, Cora, Suessa, Circéies, Sétie, Calés, Narnie, Intéramne. La nouveauté de ce refus surprit les consuls : pour changer une résolution si coupable, ils crurent que les châtiments et les reproches seraient plus efficaces que la douceur :

« Vous avez osé, disaient-ils, tenir aux consuls un langage qu'eux-mêmes ne se décideraient jamais à répéter au sénat. Ce n'est point, en effet, un refus de service, c'est une défection ouverte à l'égard du peuple romain. Retournez donc à la hâte dans vos colonies, et, comme s'il n'y avait rien de fait, comme si vous aviez plutôt parlé de cet horrible attentat qu'entrepris de le mettre à exécution, entendez-vous avec vos concitoyens. Rappelez-leur qu'ils ne sont ni Campaniens ni Tarentins, mais bien Romains; que Rome est leur mère, que c'est Rome qui les envoie dans les colonies, qui les établit sur les terres conquises pour y augmenter sa population. L'amour que les enfants doivent aux auteurs de leurs jours, vous le devez aux Romains, si vous avez quelque sentiment de piété, quelque attachement pour votre ancienne patrie. Consultez-vous de nouveau, car la résolution hasardée que vous avez prise est une véritable trahison envers la république, et doit assurer la victoire à Annibal. «

A ces raisons longtemps débattues entre eux et les consuls, les députés répondirent avec fermeté :

« qu'ils n'avaient point de message à reporter à leurs concitoyens, ni leur sénat de nouvelle délibération à ouvrir, puisqu'ils n'avaient plus un soldat à donner aux armées, plus d'argent à verser au trésor. » Les consuls, voyant leur obstination, saisirent le sénat de l'affaire ; la consternation qui s'empara de tous les coeurs fut si grande, que le plus grand nombre des sénateurs s'écrièrent que « c'en était fait de l'empire; que les autres colonies imiteraient cette conduite et qu'il 11 y avait accord entre tous les alliés pour livrer la république à Annibal. »

X. Les consuls rassurèrent et consolèrent le sénat : a les autres colonies, dirent-ils, seraient fidèles à leur devoir ; quant à celles qui avaient trahi, il suffisait d'y envoyer des députés pour les châtier et non pour leur faire des remontrances, et l'on obtiendrait leur soumission. » Le sénat leur donna pleine liberté d'agir dans l'intérêt de la république. Après avoir sondé les intentions des autres colonies, ils réunirent les députés, et leur demandèrent si, d'après la teneur des traités, leurs troupes étaient prêtes. M. Sextilius Frégellanus répondit au nom des dix-huit colonies sue « leurs troupes étaient prêtes ; que s'il en était besoin, le nombre en serait augmenté; qu'ils satisferaient avec empressement à toute autre demande ou exigence du peuple romain; que leurs ressources étaient grandes, leur fidélité plus grande encore.» Les consuls répondirent que leurs éloges seuls ne pouvaient récompenser un tel dévouement, qu'il fallait que le corps entier des sénateurs les remerciât en pleine assemblée; puis ils les firent entrer avec eux dans la curie. Le sénat leur témoigna sa reconnaissance par un décret conçu dans les termes les plus honorables; il chargea ensuite les consuls de présenter les députés au peuple, et de citer parmi les nombreux et éclatants services qu'eux et leurs ancêtres en avaient reçus, ce dernier trait de dévouement à la république. Aujourd'hui encore, après tant de siècles, je ne tairai point leurs noms, et je ne les frustrerai point de leur gloire : ces colonies étaient Signia, Norba, Saticulum, Brindes, Frégelles, Lucérie, Vénouse, Adria, Firmiani, Ariminum; sur la côte opposée, Pontia, Pestum et Cosa; au milieu des terres, Bénévent, Esernie, Spolète, Plaisance et Crémone. Le secours de ces colonies sauva la puissance romaine. Des actions de grâces leur furent rendues dans le sénat et devant le peuple. Quant aux douze colonies rebelles, le sénat défendit d'en parler : les consuls ne durent ni les renvoyer, ni les retenir, ni prononcer leur nom. Cet oubli fut jugé le châtiment le plus conforme à la dignité du peuple romain. Cependant les consuls firent leurs préparatifs de guerre; on crut devoir user de l'or vicésimaire, qui formait dans le trésor public une réserve sacrée pour les circonstances critiques; et l'on prit environ quatre mille livres pesant d'or. On en remit cinq cents aux consuls et aux proconsuls M. Marcellus et P. Sulpicius, ainsi qu'au préteur L. Véturius, à qui le sort avait assigné la Gaule. Le consul Fabius reçut de plus cent livres destinées à être portées dans la citadelle de Tarente. Le reste servit à payer comptant les fournitures d'équipements faites pour l'armée dont le chef et les soldats se couvraient de gloire eu Espagne. On songea aussi avant le départ des consuls à l'expiation des prodiges.

XI. La foudre était tombée au mont Albain, sur la statue de Jupiter et sur un arbre voisin du temple; sur le lac d'Ostie, sur les murs de Capoue, sur le temple de la Fortune, sur la muraille et la porte de Sinuessa. Voilà les points qu'avait 12 frappés le feu du ciel. On avait vu, disait-on, l'eau de la fontaine d'Albe couler sanglante; à Rome, dans le sanctuaire de la Fortune Forte, une petite figure placée dans la couronne de la déesse était tombée d'elle-même de sa tête dans ses mains : il avait été constaté qu'à Priverne un bœuf avait parlé et qu'un vautour s'était eu plein forum abattu dans une boutique : Sinuesse avait vu naître un enfant de sexe douteux, un Androgyne, comme les appelle la multitude, profitant de la grande facilité qu'offre le grec pour former des composés : on parlait encore d'une pluie de lait et de la naissance d'un enfant avec une tête d'éléphant. On immola les grandes victimes pour expier ces prodiges, et l'on décréta un jour de supplications et d'obsécrations à tous les autels. Le préteur C. Hostilius fut chargé de vouer des jeux à Apollon, et de les célébrer, comme on les avait voués et célébrés les années précédentes. Ce fut pendant les mêmes jours que le consul Q. Fulvius tint les comices pour la nomination des censeurs. On choisit deux citoyens qui n'avaient pas encore été consuls, M. Cornélius Céthégus et P. Sempronius Tuditanus. Ces magistrats affermèrent le territoire de Capoue en vertu d'une loi portée devant les plébéiens, avec l'autorisation du sénat, et sanctionnée par un plébiscite. Les nominations de sénateurs furent retardées par le débat qu'excita entre les censeurs le choix du prince du sénat. Ce choix était dans les droits de Sempronius; mais Cornélius demandait l'observation d'une coutume traditionnelle qui donnait ce titre au plus ancien des censeurs encore en vie. C'était T. Manlius Torquatus. Sempronius répondait qu'en lui attribuant l'élection par la voie du sort, les dieux lui avaient donné l'indépendance du choix : qu'il ne suivrait d'autre règle que sa volonté, et qu'il désignerait Q. Fabius Maximus le premier citoyen de Rome, ce que confirmerait au besoin le suffrage même d'Annibal. Après de longs débats, Cornélius céda, et Sempronius salua prince du sénat le consul Q. Fabius Maximus : ensuite une nouvelle liste du sénat fut dressée, et huit noms y furent omis; de ce nombre était celui de L. Cécilius Métellus, qui avait osé proposer d'abandonner l'Italie après la défaite de Cannes. Dans la revue des chevaliers, on suivit la même règle: mais très peu furent ainsi notés d'infamie. On priva de leurs chevaux tous ceux des légions de Cannes qui étaient alors en Sicile; et il yen avait beaucoup. A cette rigueur on ajouta une prolongation de service : on ne leur compta pas les campagnes faites avec les chevaux de l'état, et ils en eurent dix à faire montés à leurs frais. Le recensement révéla en outre un grand nombre de citoyens qui devaient servir à cheval : et dans le nombre, tous ceux qui, au commencement de cette guerre, avaient dix-sept ans, et n'avaient pas servi, furent imposés. On mit ensuite en adjudication le rétablissement des édifices du forum que l'incendie avait dévorés : c'étaient sept boutiques, un marché et le palais de Numa.

XI. Après avoir tout terminé à Rome, les consuls partirent pour la guerre. Fulvius le premier se rendit à Capoue : peu de jours après Fabius le rejoignit, conjura son collègue de vive voix et 13 Marcellus par lettres d'occuper Annibal, et de ne pas lui laisser de repos pendant qu'il irait lui-même assiéger Tarente. Une fois Cette place perdue, l'ennemi se voyant repoussé sur tous les points, n'ayant plus d'asile où se réfugier, ne pouvant plus compter sur personne, n'aurait plus de motif de rester en Italie. Fabius envoya aussi un messager au commandant de la garnison que le consul Lévinus avait laissée à Rhégium pour contenir les Bruttiens. Elle était de huit mille hommes, la plupart, comme nous l'avons déjà dit, tirés d'Agathyrne en Sicile, gens habitués à une vie de brigandage; on y avait ajouté des transfuges bruttiens ayant même audace et même besoin de tout oser. Fabius enjoignit à ce commandant de ravager d'abord le territoire bruttien, et d'assiéger ensuite Caulonie. Cet ordre fut exécuté, non seulement avec ardeur, niais avec avidité : on pilla et l'on dispersa les habitants de la campagne; puis on pressa vivement la place. Marcellus, qu'enflammaient et les lettres du consul et la conviction que seul des généraux romains il pouvait tenir tête à Annibal, quitta ses quartiers d'hiver dès que la campagne lui fournit du fourrage, et rencontra les Carthaginois près de Canouse. Leur général sollicitait cette ville de se donner à lui : niais au premier bruit de l'approche de Marcellus, il décampa. Le pays étant découvert, on ne pouvait y cacher une embuscade; il chercha à gagner des lieux boisés. Marcellus s'attacha à ses pas; il établissait son camp devant le camp d'Annibal, et, à peine retranché, il rangeait ses légions en bataille. Annibal se contentait de faire engager de légères escarmouches par sa cavalerie et les frondeurs de son infanterie; il ne jugeait pas nécessaire de risquer une action générale. Il y fut pourtant amené malgré ses efforts. Il avait pris les devants pendant la nuit ; mais Marcellus l'atteignit au milieu d'une plaine spacieuse, fondit de toutes parts sur ses travailleurs, et l'empêcha d'asseoir son camp. Alors on en vint aux mains, et la bataille devint générale : la nuit approchant, les deux armées se séparèrent avec un avantage égal. Elles dressèrent leurs camps à très peu d'intervalle, et les fortifièrent à la hâle avant la nuit. Le lendemain, dès l'aurore, Marcellus sortit en bataille. Annibal accepta le combat et adressa une longue exhortation à ses guerriers : « Ils n'avaient qu'à se rappeler Trasimène et Cannes, pour rabattre la fierté de l'ennemi : toujours poursuivis et pressés, harcelés dans leurs marches, interrompus dans leurs campements, ils n'avaient pas le temps de respirer, de risquer un regard autour d'eux. Chaque jour arec le soleil levant, il leur fallait voir les Romains en bataille dans la plaine : un seul combat, où le sang des ennemis coulerait, suffirait pour modérer leur fougue et leur ardeur.» Ce discours les enflamma; fatigués d'ailleurs de l'insolence d'un ennemi qui chaque jour les pressait et les harcelait, ils commencèrent vigoureusement l'attaque. Ou combattit plus de deux heures. Du côté des Romains on vit plier la cavalerie de la droite et l'élite des alliés : Marcellus fit aussitôt avancer au premier rang la dix-huitième légion. La confusion de ceux qui lâchaient pied, la lenteur de ceux qui venaient les remplacer, rompirent toute la ligne; bientôt la 14 déroute fut complète. La frayeur était plus forte que la honte, et les Romains fuyaient de toutes parts. Ce combat et celte déroute leur coûtèrent environ deux mille sept cents hommes, citoyens ou alliés : de ce nombre étaient quatre centurions et deux tribuns militaires M. Licinius et M. Helvius. Quatre enseignes furent perdues par l'aile qui avait commencé la fuite, et deux par la légion qui avait remplacé les alliés.

Xlll. Marcellus, rentré dans son camp, harangua ses soldats avec tant de dureté et d'aigreur que les fatigues d'un combat malheureux pendant l'espace d'un jour entier leur parurent plus supportables que le langage de leur général :

« Dans notre honte, dit-il, je bénis encore et je remercie les dieux immortels de ce qu'ils n'ont pas permis que les vainqueurs, profitant de l'effroi qui vous précipitait dans vos retranchements, vinssent attaquer le camp. Vous l'auriez abandonné sans doute avec la même frayeur qui vous a fait déserter le champ de bataille. Et pourquoi cette terreur et cette épouvante? Pourquoi cet oubli subit de ce que vous êtes, Romains, de ce que sont vos ennemis? Ces ennemis, ce sont bien ceux que vous avez vaincus et poursuivis toute la campagne dernière, ceux dont naguère encore vous pressiez nuit et jour la fuite, ceux que harcelaient vos escarmouches, ceux à qui vous rendiez hier même toute marche, tout campement impossibles. Mais je passe sur ces titres de gloire : c'est votre honte, c'est votre faute que je vous veux montrer. Hier l'avantage était égal au sortir du combat. Quel changement en une nuit, en un jour! Quelques heures ont-elles diminué vos forces et doublé les leurs? Non, ce n'est pas à mon armée que je parle; vous n'êtes pas des Romains : vous n'en avez que l'extérieur et les armes. Ah! si vous en aviez eu aussi le courage, l'ennemi vous aurait-il vu tourner le dos? aurait-il emporté les enseignes d'une compagnie ou d'une cohorte? Jusqu'ici il avait pu tailler en pièces des légions romaines : là se bornait sa gloire : à vous aujourd'hui, à vous les premiers, il a dû celle d'avoir mis en fuite une armée. »

Un cri se fit entendre : on demandait grâce pour cette journée; quand le consul voudrait, il pourrait mettre à l'épreuve le courage de ses soldats.

« Eh bien! oui, reprit-il, je vous mettrai à l'épreuve, soldats; demain je vous conduirai au combat : que la victoire vous obtienne un pardon que vainement vous sollicitez vaincus. »

Les cohortes qui avaient perdu leurs enseignes reçurent du pain d'orge par ses ordres; les centurions des compagnies coupables de la même faute furent condamnés à porter l'épée nue sans baudrier, et le lendemain, cavalerie et infanterie, tout le monde devait être sous les armes. Le consul congédia alors ses soldats qui convenaient de la justice de ses reproches, et proclamaient qu'en ce jour l'armée romaine n'avait eu qu'un seul homme de coeur, son général; qu'ils expieraient leurs torts en mourant ou en gagnant une éclatante victoire. Le lendemain ils étaient tous sous les armes et à leurs rangs, suivant l'ordre de Marcellus. Le général les félicita, et déclara que ceux qui, la veille, avaient commencé la fuite, ainsi que les cohortes qui avaient perdu leurs ensei- 15 gnes, seraient placés en première ligne. Il leur annonçait qu'ils devaient tous combattre et vaincre; que tous et chacun en particulier devaient faire les derniers efforts pour empêcher la nouvelle de leur défaite de parvenir à Rome avant celle de leur victoire. Il leur ordonna ensuite de prendre leur repas, afin que si la bataille se prolongeait, leurs forces pussent y suffire. Quand il eut tout dit, tout fait pour exciter l'ardeur des troupes, on marcha à l'ennemi.

XIV. A celte nouvelle, Annibal s'écria :

« J'ai affaire à un adversaire qui ne sait se contenir ni dans la bonne ni dans la mauvaise fortune. Vainqueur, il s'attache fièrement à la poursuite des vaincus. Vaincu, il renouvelle le combat avec les vainqueurs. »

Aussitôt il fit sonner la charge et sortit de son camp. Des deux côtés on se battit avec plus d'acharnement que la veille, les Carthaginois cherchant à conserver la gloire de leur succès, les Romains à laver la honte de leur défaite. La gauche des Romains avait en première ligne la cavalerie et les cohortes qui avaient perdu leurs enseignes : à droite était la vingtième légion ; les lieutenants L. Cornélius Lentulns et C. Claudius Néron commandaient aux deux ailes; au centre était Marcellus instigateur et témoin de leur vaillance. Annibal avait mis en tête ses Espagnols, qui faisaient toute la force de son armée. Comme la victoire flottait indécise depuis longtemps, le Carthaginois fit avancer ses éléphants en première ligne dans l'espoir de jeter le désordre et l'épouvante. Et d'abord ils mirent le trouble dans les rangs; foulant aux pieds ou dispersant par la terreur les plus rapprochés. Ils mirent à découvert un des flancs de l'armée romaine. La déroute allait s'étendre, sans le tribun C. Déciinius Flavus, lequel saisissant l'enseigne du premier manipule des hastats, entraîna ce manipule à sa suite, les conduisit au fort de la mêlée pour arrêter la confusion causée par le gros d'éléphants, et commanda une décharge de javelots. Pas un trait ne fut perdu, étant tiré de si près sur ces masses énormes formées en troupe serrée ; mais si tous les éléphants ne furent point blessés; ceux sur le dos desquels s'étaient arrêtés les javelots prirent la fuite, ( ces animaux étant des auxiliaires fort chanceux ) et entraînèrent avec eux ceux qui n'avaient reçu aucune atteinte. Alors ce ne lut plus une compagnie seulement, mais chaque soldat qui, arrivé à portée du trait, tirait à l'envi sur les éléphants en fuite. Ceux-ci se précipitaient furieux suries Carthaginois, auxquels ils faisaient plus de mal qu'aux Romains; car, sous l'inspiration de la peur, l'éléphant a plus de fougue que quand il obéit an conducteur qu'il porte. L'ennemi une fois rompu par la course désordonnée (le ces animaux, l'infanterie romaine fondit sur lui, le dissipa et le mit en fuite sans beaucoup d'efforts. Puis Marcellus lança sur les fuyards sa cavalerie, qui ne s'arrêta qu'après les avoir refoulés jusque dans leur camp pleins d'effroi ; car, pour surcroît d'épouvante et de désordre, deux éléphants s'étaient abattus devant la porte et forçaient le soldat à franchir le fossé et le retranchement. Là eut lieu le plus grand carnage; les Carthaginois y perdirent environ huit mille hommes 16 et cinq éléphants. La victoire fut sanglante aussi pour les Romains : elle leur coûta près de dix-sept cents légionnaires, et plus de treize cents alliés, sans compter la foule des blessés, tant citoyens qu'alliés. Annibal décampa la nuit suivante : Marcellus voulait le poursuivre, mais le grand nombre de ses blessés l'en empêcha.

XV. Les éclaireurs, envoyés à la suite de l'ennemi, annoncèrent le lendemain qu'il se dirigeait vers le Bruttium. Presque en même temps le consul Q. Fulvius reçut la soumission des Hirpins, des Lucaniens et des Volcentes, qui Ini livrèrent les garnisons carthaginoises de leurs villes. Le consul les traita avec clémence, se bornant à quelques reproches sur leur défection. On fit espérer aux Bruttiens aussi leur pardon, lorsque les frères Vibius et Pactius, les principaux de la nation, vinrent offrir de se soumettre aux mêmes conditions qu'avaient obtenues les Lucaniens. Le consul Q. Fabius emporta Mandurie chez les Salentins, fit près de quatre mille prisonniers et un butin considérable; puis il marcha sur Tarente et campa à l'entrée même du port. II employa les vaisseaux dont Livius s'était servi pour protéger ses convois, et les chargea, soit de machines et d'instruments propres à forcer les murailles, soit de balistes, avec des pierres et des projectiles de toute espèce; il en fit autant de tous les bâtiments de transport, y compris ceux qui allaient à rames. Il pouvait ainsi faire avancer les machines et les échelles jusqu'au pied des murs, et atteindre de loin les défenseurs de la ville sur les remparts. Ces navires étaient équipés et disposés de manière à attaquer la place de la faute mer. Le golfe de Tarente était libre; la flotte carthaginoise se tenait à Corcyre pour seconder Philippe dans sa guerre contre les Éoliens. Cependant, à l'arrivée d'Annibal dans le Bruttium, ceux qui assiégeaient Caulonie, craignant d'être écrasés, se retirèrent sur une bau-leur, à l'abri d'un coup de main. Fabius, qui assiégeait Tarente, dut à la circonstance la plus indifférente en apparence le succès de son importante entreprise. Les Tarentins avaient reçu d'Annibal un renfort de soldats bruttiens; le commandant de ce renfort aimait éperdument une jeune femme, dont le frère servait sous le consul. Instruit par cette femme de sa récente liaison avec l'étranger, qui était un homme riche et considéré parmi les siens, le Romain se flatta de pouvoir, par sa soeur, obtenir ce qu'il voudrait de l'amoureux officier; il alla communiquer ses espérances au consul. Fabius l'approuva et lui commanda de se présenter comme transfuge à Tarente; là, il se mit en rapport avec l'officier a l'aide de sa soeur, sonda en secret ses dispositions, et lorsqu'il se fut assuré de sa légèreté, il obtint par les séductions dont il l'entoura, que le Bruttien livrerait le poste dont la garde lui était confiée. Les moyens d'exécution convenus, et le moment fixé, une nuit, le Romain s'échappa furtivement de la ville, entre deux postes, et vint rendre compte au consul de sa conduite et des mesures qui avaient été concertées. A la première veille, Fabius donna le signal aux soldats de la citadelle et à ceux qui gardaient le port; puis, tournant lui-même le port, il alla secrètement prendre position à l'orient de 17 la ville. Aussitôt on entendit 'o la fois les trompettes de la citadelle, du port et des vaisseaux qui s'avançaient de la haute mer; puis des cris mêlés à un effroyable tumulte s'élevèrent à dessein du côté où il y avait le moins à craindre. Fabius, cependant, contenait ses gens dans le silence. Démocrate, qui avait commandé la flotte de Tarente, et qui était alors chargé de défendre l'endroit menacé par le consul, entendant, au milieu du calme qui l'entourait, le bruit qui régnait ailleurs, et parfois des clameurs qui semblaient annoncer une ville prise d'assaut, craignit que le consul ne profitât de ses retards pour forcer quelque point et y planter ses enseignes; il courut avec ses troupes vers la citadelle d'où partaient les sons les plus terribles. Fabius, au temps qui s'était écoulé, au silence qui avait remplacé les voix des soldats, naguère s'excitant et criant aux armes, jugea que le poste s'était éloigné, et fit dresser les échelles à l'endroit que gardait la cohorte bruttienne, comme le lui avait dit le meneur de cette intrigue. Ce fut par là qu'on s'empara d'abord du mur avec l'aide et l'appui des Bruttiens, et qu'on pénétra dans la ville. La porte voisine fut ensuite brisée, et les Romains entrèrent en foule ; ils poussèrent alors de grands cris, et comme le jour commençait à paraître, ils arrivèrent, sans coup férir, au milieu du forum, où de toutes parts ceux qui combattaient à la citadelle et au port vinrent fondre sur eux.

XVI. A l'entrée du forum s'engagea une météo furieuse, mais peu soutenue. Courage, armes, talents militaires, vigueur et force de corps, tout était supérieur chez les Romains. Aussi les Tarentins lancèrent-ils leurs traits, et, sans en venir aux mains, ils prirent la fuite et se dispersèrent, par des passages connus, chez eux ou chez leurs amis. Deux de leurs généraux, Niron et Démocrate, tombèrent en braves. Philémène, qui avait entraîné les Tarentins dans le parti d'Annibal, s'était éloigné du combat à toute bride f bientôt on reconnut son cheval errant et égaré dans les rues; mais on ne retrouva point son corps : on crut qu'il s'était précipité dans un puits ouvert. Carthalon, commandant de la garnison carthaginoise, avait mis bas les armes comme il rappelait au consul, en s'approchant de lui, l'hospitalité qui unissait leurs pères, un soldat se jette sur lui et le tue. Aussitôt tous les autres soldats égorgent partout sans distinction ceux qu'ils rencontrent armés ou désarmés, Carthaginois ou Tarentins. Il y eut même beaucoup de Bruttiens tués, par méprise peut-être, ou bien à cause de la vieille haine qu'on leur portait, ou pour anéantir toute trace de trahison et faire croire que Tarente avait été prise d'assaut. Au massacre succéda le pillage. On s'empara, dit-on, de trente mille têtes d'esclaves, d'une immense quantité d'argent travaillé et monnayé, et de quatre-vingt-trois mille livres pesant d'or. Les statues et les tableaux valaient presque les merveilles de Syracuse; mais Fabius sut voir ces richesses avec plus de désintéressement et de grandeur d'âme que Marcellus. Le greffier lui demandait ce qu'il voulait faire des statues 18 (c'étaient des dieux d'une taille colossale, ayant chacun leurs attributs, mais tous dans l'attitude du combat à :

« Que Tarente garde ses dieux irrités, »

répondit-il. Il fit ensuite abattre et raser le mur qui séparait la ville de la citadelle. Pendant que ces événements avaient lieu à Tarente, Annibal, qui avait reçu la soumission du corps campé devant Caulonie, ayant appris le siége de Tarente, s'avançait jour et nuit à marches forcées, pressé qu'il était de secourir la place. A la nouvelle qu'elle était prise:

« Les Romains, s'écria-t-il, ont aussi leur Annibal; la ruse nous avait livré Tarente, la ruse nous l'a enlevée. »

Toutefois, pour ne pas laisser à sa retraite l'apparence d'une fuite, il campa dans l'endroit où il avait fait halte, à cinq milles environ de la place ; au bout de quelques jours il se rendit à Métaponte. De là il envoya deux Métapontins à Tarente avec une lettre des principaux citoyens pour Fabius; ils demandaient au consul de leur jurer oubli du passé; à celte condition, ils s'engageaient à lui livrer la ville avec la garnison carthaginoise. Fabius, qui crut à la sincérité de cette offre, fixa le jour où il se présenterait devant Métaponte, et remit pour les premiers citoyens une réponse qui fut portée à Annibal. Ravi d'un tel succès, et triomphant de voir Fabius lui-même dupe de ses artifices, le général carthaginois dressa une embuscade non loin de Métaponte. Mais Fabius prit les auspices avant son départ, et deux fois les oiseaux furent contraires. Il fit alors immoler une victime pour interroger les dieux, et l'aruspice le prévint qu'il eût à se garder de la fraude et des piéges de l'ennemi. Comme au jour fixé on ne voyait pas arriver le consul, on lui envoya les deux Métapontins pour dissiper son hésitation ; mais on les arrêta sur-le-champ, et la crainte de la torture leur arracha des aveux.

XVII. Au commencement de la campagne où se passèrent ces événements, P. Scipion, qui avait consacré tout l'hiver en Espagne à regagner la bienveillance des Barbares, soit par des présents, soit par le renvoi de leurs otages et de leurs prisonniers, vit arriver auprès de lui Edescon, un des principaux chefs espagnols. Sa femme et ses enfants étaient au pouvoir des Romains ; mais ce n'était pas le seul motif qui l'amenait : il suivait une sorte de tendance fortuite qui portait l'Espagne entière du parti des Carthaginois à celui des Romains. Les mêmes motifs engagèrent Indibilis et Mandonius, les deux plus puissants princes du pays, à quitter, avec tous leurs compatriotes, le camp d'Asdrubal, et à se retirer sur les hauteurs qui le dominaient, afin de pouvoir joindre en sûreté les Romains par la crête des montagnes. Asdrubal, qui voyait ainsi les forces de l'ennemi s'accroître et les siennes s'affaiblir, comprit que, s'il ne tentait un coup de main, sa ruine serait bientôt consommée ; et il résolut de combattre à la première occasion. Scipion était plus impatient encore : le succès élevait ses espérances; il aimait mieux d'ailleurs prévenir la jonction des armées ennemies et n'avoir affaire qu'à un seul corps, à un seul général. Néanmoins, pour le cas 19  où il aurait en tête plusieurs adversaires, il avait su habilement doubler ses forces. Voyant que sa flotte lui était inutile, puisqu'aucun vaisseau carthaginois ne se montrait sur les côtes d'Espagne, il la mit en sûreté à Tarragone et joignit son armée navale à ses troupes de terre. Il était abondamment pourvu d'armes; car il en avait trouvé à Carthagène, et en avait fait fabriquer depuis la prise de cette ville dans les nombreux ateliers qu'elle renfermait. A la tête de ces forces, il sortit de Tarragone au commencement du printemps, se concerta avec Lélius, qui était de retour de Rome, et sans lequel il ne voulait rien entreprendre de décisif, et marcha droit à l'ennemi. Tout était paisible sur sa roule : sur les frontières de chaque peuplade, c'étaient des amis qui le recevaient et lui faisaient cortége. Alors parurent lndibilis et Mandonius avec leurs troupes. Indibilis parla en leur nom, non pas avec la grossière inexpérience d'un Barbare, mais avec une retenue pleine de gravité, justifiant plutôt leur soumission comme une nécessité que se glorifiant de l'avoir offerte à la première occasion.

« Il savait, disait-il, que le titre de transfuge était maudit des alliés qu'on avait trahis, suspect à ceux qu'on recherchait ; il ne blâmait pas cette opinion générale, si toutefois ce double mépris tombait sur la chose et non sur le mot. »

Il énuméra ensuite les services qu'il avait rendus aux généraux carthaginois, et l'avarice, l'insolence, les outrages de toute sorte dont ils l'avaient payé lui et ses concitoyens.

« Aussi leurs personnes seules avaient été jusqu'alors avec eux; mais leurs coeurs étaient depuis longtemps à ceux qui respectaient la justice et l'honneur. Ils avaient aussi recours dans leurs prières aux dieux vengeurs de la violence et de l'injustice. Ils conjuraient Scipion de ne leur faire de leur soumission ni un crime ni un mérite. C'était en les éprouvant dès ce jour qu'il apprécierait leurs services. »

Scipion le leur promit; il ne considérait pas comme transfuges ceux qui n'avaient pu croire 'o la durée d'une alliance avec un peuple pour qui les lois divines et humaines n'avaient rien de sacré. On amena alors en leur présence leurs femmes et leurs enfants, qu'ils reçurent avec des larmes de joie; on leur donna l'hospitalité pour ce jour; le lendemain l'alliance fut confirmée par serment, et on les envoya rassembler leurs troupes: depuis, ils n'eurent qu'un camp avec les Romains, et ce furent eux qui guidèrent notre marche vers l'ennemi.

XVIII. L'armée carthaginoise la plus voisine était celle d'Asdrubal, campé non loin de Bécula. La cavalerie occupait les avant-postes. Les vélites, les éclaireurs et toute l'avant-garde furent à peine arrivés en face, que, sans attendre qu'on eût tracé le camp, ils fondirent sur elle avec dédain : on devinait facilement à ce choc les dispositions des deux partis. Les cavaliers furent rejetés en désordre dans leur camp, et les enseignes romaines s'avancèrent presque jusqu'aux portes. Cette journée ne fit que mettre les Romains en haleine, et ils établirent leur camp. Pendant la nuit Asdrubal fit retirer ses troupes sur une éminence, dont le sommet s'élargissait en plate-forme; un fleuve coulait derrière ; en avant et sur les côtés, une 20  sorte de rive abrupte enceignait le contour : plus bas, et attenant à ce plateau, s'étendait une autre plaine qu'entourait un escarpement non moins difficile à gravir. Ce fut dans cette plaine que le lendemain Asdrubal, voyant les Romains formés en bataille devant leur camp, plaça la cavalerie numide, les Baléares armés à la légère et les Africains. Scipion parcourut ses lignes et les rangs de ses soldats : il leur montrait

« cet ennemi qui, perdant d'avance tout espoir d'un succès en plaine, cherchait les hauteurs, et, plaçant sa confiance dans sa position et non dans sa valeur ou dans ses armes, restait immobile devant eux. lls étaient bien plus hauts les murs de Carthagène qu'avait escaladés le soldat romain. Les hauteurs, la citadelle, la mer, rien n'avait résisté à leurs armes. Les positions élevées que l'ennemi avait prises n'aboutiraient qu'à lui faire franchir, dans sa fuite, les escarpements et les précipices; mais qu'il leur couperait même cette retraite.»

Aussitôt il chargea deux cohortes, l'une,d'occuper la gorge du vallon que traversait le fleuve, l'autre, de couper la route qui conduisait de la ville dans la plaine par les sinuosités de la montagne. Lui-même, avec les troupes légères, qui la veille avaient dispersé les avant-postes d'Asdrubal, il marcha à l'ennemi, posté sur la côte inférieure. Les aspérités du chemin furent d'abord leur seul obstacle; mais bientôt arrivés à portée des traits, ils furent assaillis par une grêle de projectiles de toute sorte; ils ripostèrent avec les pierres qui jonchaient le sol, presque toutes maniables; les valets mêmes faisaient l'office de soldats et se mêlaient à l'attaque. Malgré la difficulté du terrain et la grêle de traits et de pierres qui les accablait, l'habitude de monter à l'assaut et leur persévérance les firent parvenir jusqu'au haut. A peine avaient-ils conquis un peu de terrain plat, assez pour avoir le pied ferme, qu'ils chargèrent ces troupes légères, ces tirailleurs numides, courageux à distance, qui savaient escarmoucher de loin à coups de traits, mais incapables de tenir bon dans une lutte corps à corps; ils les débusquèrent et les refoulèrent, avec une perte considérable, jusqu'au plateau supérieur, où était le gros de l'armée. Alors Scipion lança les vainqueurs sur le centre ennemi, partagea le reste de ses troupes avec Lélius, et lui ordonna de tourner la hauteur par la droite jusqu'à ce qu'il eût trouvé une pente moins escarpée. Lui-même, après un circuit assez court, il prit les ennemis en flanc par la gauche. D'abord ce fut un désordre complet, parce que, effrayés des cris qui retentissaient de toutes parts, les Carthaginois voulaient changer de direction et faire face. Pendant ce tumulte arriva Lélius : l'ennemi recula pour n'être point pris à dos; ses premiers rangs s'éclaircirent et laissèrent au centre des Romains assez de place pour s'établir; ce qui n'eût point eu lieu si les lignes carthaginoises fussent restées inébranlables avec leurs éléphants, sur le front de bataille. Au milieu d'un carnage général, Scipion, qui avec sa gauche avait attaqué la droite des ennemis, pressait leur flanc découvert. La fuite était impossible : des postes romains occupaient tous les passages à droite et à gauche, et l'évasion d'Asdrubal et des officiers avait obstrué la porte du camp. Ajoutez la fureur des élé- 21 phants, aussi redoutables dans leur effroi que les Romains; aussi périt-il près de huit mille Carthaginois.

XIX. Asdrubal, qui, avant la bataille, avait enlevé l'argent, fit partir d'abord ses éléphants, recueillit tout ce qu'il put des débris de sa défaite, et suivit les bords du Tage pour se rendre aux Pyrénées. Scipion, maître du camp ennemi, mit de côté les hommes libres, et abandonna aux soldats le reste du butin; en recensant les prisonniers il trouva dix mille fantassins et deux mille cavaliers. Il renvoya les Espagnols sans rançon et fit vendre les Africains par son questeur. Ce fut alors que, pressée à ses côtés, la multitude des Espagnols, tant ceux qui s'étaient soumis auparavant que les prisonniers de la veille, le proclama roi d'un cri unanime. Scipion leur imposa silence par un héraut, et déclara a que le plus beau titre à ses yeux était celui d'Imperator, que ses soldats lui avaient donné. Ce nom de roi, si éblouissant ailleurs, était odieux à Rome : ils pouvaient lui supposer une âme toute royale, si c'était pour eux le signe de la véritable grandeur chez l'homme; mais ils devaient ne point le dire et se garder de prononcer ce mot. a Ces Barbares comprirent eux-mêmes tant de magnanimité : ce nom prestigieux, que les autres mortels révèrent à genoux, il fallait se placer bien haut pour le dédaigner! Scipion fit ensuite des présents aux princes et aux rois espagnols ; il voulut que, dans la foule des chevaux qu'on avait pris, Indibilis en choisît trois cents à sa volonté. Dans la vente des Africains que le questeur fit par l'ordre du consul se trouvait un jeune adolescent d'une rare beauté : apprenant qu'il était de sang royal, il l'envoya à Scipion. Le consul lui demanda

« qui il était, à quelle famille il appartenait, et pourquoi, si jeune encore, il se trouvait dans les camps. »

 L'enfant répondit

« qu'il était Numide, et qu'on l'appelait Massive; orphelin, il avait été élevé par son aïeul maternel, Gala, roi des Numides; son oncle Masinissa l'avait amené en Espagne avec le renfort de cavalerie qu'il avait conduit naguère aux Carthaginois. Masinissa l'avait jusqu'alors éloigné des combats à cause de son âge; mais le jour de la bataille, à l'insu de son oncle, il s'était saisi d'une armure et d'un cheval, et jeté dans la mêlée; là, son cheval s'était abattu, l'avait renversé, et l'avait fait prendre par les Romains. »

Scipion fit garder le jeune Numide et termina les affaires qui le retenaient sur son tribunal. Rentré dans sa tente, il le rappela et lui demanda

« s'il voudrait retourner auprès de Masinissa. »

L'enfant répondit avec des larmes de joie

« qu'il le voulait bien » ;

Scipion lui donna alors un anneau d'or, un laticlave, une saie espagnole, une agrafe d'or et un cheval harnaché; puis il chargea quelques cavaliers de l'escorter jusqu'où il voudrait, et le congédia.

XX. On tint ensuite un conseil de guerre : plusieurs voix se prononçaient pour qu'on se mît sur-le-champ à la poursuite d'Asdrubal. Scipion jugea ce parti chanceux ; il voulut seulement empêcher la jonction du général vaincu avec Magon et l'autre Asdrubal, et il détacha quelques troupes pour 22 occuper les Pyrénées; puis il passa le reste de l'été à recevoir la soumission des peuplades espagnoles. Peu de jours après la bataille de Bécula, il retournait à Tarragone, et il avait franchi déjà le défilé de Castulon, lorsque Magon et Asdrubal, fils de Giscon, accourus de l'Espagne ultérieure, rejoignirent Asdrubal : c'était un secours tardif après la défaite; mais leur présence pouvait être utile pour arrêter le plan des opérations nouvelles. Dans une conférence où l'on se rendit compte des dispositions de chaque province de l'Espagne, Asdrubal, fils de Giscon, soutenait seul que toute la côte de l'Océan, vers Gadès, ne connaissant point encore les Romains, serait fidèle à Carthage. L'autre Asdrubal et Magon savaient trop bien que les bienfaits de Scipion avaient gagné les coeurs des particuliers et des peuples.

« L'unique moyen de mettre un terme aux désertions, disaient-ils, c'était de transporter tous les soldats espagnols aux extrémités de la province ou dans la Gaule; aussi, Asdrubal aurait-il dû, même sans l'autorisation du sénat de Carthage, se rendre en Italie, où était le fort de la guerre et le vrai théâtre des événements; d'ailleurs son départ arrachait le soldat espagnol à l'Espagne et à l'influence du nom de Scipion. Son armée, que les désertions et un combat malheureux avaient affaiblie, pouvait se recruter d'Espagnols. De son côté, Magon laissant son armée au fils de Giscon, se rendrait dans les îles Baléares, muni d'une, forte somme, pour y soudoyer des auxiliaires. Asdrubal, fils de Giscon, irait avec son armée au fond de la Lusitanie, et éviterait tout combat avec les Romains. Quant à Masinissa, on lui choisirait dans toute la cavalerie trois mille hommes d'élite, avec lesquels il parcourrait l'Espagne citérieure, secourant les alliés, ravageant les villes et les campagnes ennemies.»

Après avoir arrêté ces mesures, les généraux se séparèrent pour eu hâter l'exécution. Tels furent les faits qui se passèrent cette année en Espagne. A Rome, la renommée de Scipion allait croissant de jour en jour : la prise de Tarente, due plutôt à la ruse qu'à la valeur, n'était pas sans gloire pour Fabius. Mais la réputation de Fulvius baissait; Marcellus lui-même rencontrait de l'opposition : outre sou premier échec, on lui reprochait d'avoir, malgré les courses d'Annibal à travers l'Italie, fait rentrer, en plein été, les troupes dans leurs cantonnements, à Vénouse. Il avait pour ennemi C. Publicius Bibulus, tribun du peuple : ce magistrat, depuis le premier combat qui avait été funeste à Marcellus, s'attachait dans chaque assemblée à le décrier et à soulever contre lui l'animosité du peuple. Déjà même il ne demandait pas moins que sa destitution. Les parents de Marcellus obtinrent qu'il laisserait son lieutenant à Vénouse pour venir à Rome se justifier des accusations portées contre lui, et qu'il ne s'agirait pas de sa destitution pendant son absence. Le hasard réunit à Rome, presque en même temps, Marcellus et Q. Fulvius, l'un pour détourner la flétrissure qui le menaçait, l'autre pour tenir les comices.

XXI. Ce fut dans le cirque de Flaminius que se traita l'affaire du commandement de Marcellus, au milieu d'un concours immense de peuple et 23 de tous les ordres de l'état. Dans ses accusations, le tribun enveloppa Marcellus et la noblesse entière :

« leur mauvaise foi, leurs hésitations, depuis dix ans, faisaient de l'Italie comme la province d'Annibal; il y avait passé plus de temps qu'à Carthage. Le peuple était bien récompensé d'avoir prorogé Marcellus dans son commandement! Son armée, deux fois battue, passait l'été dans les cantonnements de Vénouse. »

Marcellus écrasa tellement son adversaire par l'énumération de ses exploits, que toutes les centuries, non contentes de rejeter la loi qui avait pour but de le destituer, l'élevèrent le lendemain au consulat d'une voix unanime ; on lui donna pour collègue T. Quicntius Crispinus, alors préteur. Le jour suivant on créa préteurs P. Licinius Crassus Dives, grand pontife; P. Licinius Varus, Sex. Julius César, Q. Claudius Flamen. Pendant les comices mêmes, le bruit d'une révolte en Étrurie inquiéta Rome. Le signal était parti d'Arrétium, selon la dépêche de C. Calpurnius, propréteur de cette province. On y envoya le consul désigné, Marcellus, avec l'ordre d'examiner l'affaire, et, si la circonstance l'exigeait, de rappeler l'armée d'Apulie, et de porter ln théâtre de la guerre en Étrurie. Cette crainte comprima les Étrusques qui ne remuèrent pas. Les Tarentins avaient envoyé demander la paix et la liberté de vivre d'après leurs propres lois : le sénat remit sa réponse à l'époque du retour du consul Fabius. Les jeux romains et les jeux plébéiens furent célébrés cette année les uns et les autres pendant un jour. Les édiles curules furent L. Cornélius Caudinus et Ser. Sulpicius Galba : les édiles plébéiens, C.Servilius et Q. Cécilius Métellus. On avait contesté à Servilius le droit d'être tribun du peuple; on lui contestait celui d'être édile, par la raison que son père, ancien triumvir agraire, qu'on avait cru pendant dix ans assassiné par les Boïens aux environs de Mutine, vivait encore, et qu'on avait la certitude qu'il était au pouvoir des ennemis.

XXII. La onzième année de la guerre punique, M. Marcellus et T. Quinctius Crispinus entrèrent en charge. C'était le cinquième consulat de Marcellus, si l'on compte celui qu'une irrégularité l'empêcha d'exercer. Les deux consuls eurent l'Italie pour province avec deux des armées consulaires de l'année précédente ; car il y en avait alors une troisième à Vénouse : c'était celle qu'avait commandée Marcellus. Sur les trois, ils purent choisir les deux qu'ils voudraient : la troisième était pour celui à qui le sort assignerait Ta-rente et le pays des Salentins. On partagea ensuite les autres provinces aux préteurs : P. Licinius Varus eut la juridiction de la ville; P. Licinius Crassus, grand pontife, celle des étrangers avec ordre de se rendre où le sénat voudrait ; la Sicile échut à Sex. Julius César, et Tarente à Q. Clandius Flamen. On prorogea pour un an dans sou commandement Q. Fulvius Flaccus, qui devait occuper avec une légion la province de Capoue, en remplacement de T. Quinctius. Pareille faveur fut accordée à C. Hostilius Tubulus, avec le titre de propréteur en Étrurie, et les deux légions de 24  C. Calpurnius; à L. Vélurius Philo, avec le même titre, en Gaule, et les deux mêmes légions qu'il y avait commandées pendant sa préture. Comme L. Véturius, C. Aurunculéius obtint, par un décret du sénat que confirma le peuple, la prorogation de sa préture et du commandement des deux légions qu'il avait sous ses ordres en Sardaigne : on y ajouta, pour la défense de la province, cinquante vaisseaux que P. Scipion devait envoyer d'Espagne. P. Scipion et M. Silanus conservèrent leurs Espagnes et leurs armées. Des quatre-vingts vaisseaux que Sci pion avait amenés d'Italie ou pris à Carthagène, il eut ordre d'en faire passer cinquante en Sardaigne ; car il n'était bruit que de l'armement considérable qui se faisait cette année à Carthage, et de deux cents vaisseaux carthaginois qui devaient courir toutes les côtes d'Italie, de Sicile et de Sardaigne. Quant à la Sicile, voici comment on la partagea: Sex. César reçut l'armée de Cannes; M. Valérius Lévinus, prorogé aussi dans son commandement, devait prendre les soixante-dix vaisseaux destinés à cette province, et y joindre trente bâtiments qui, l'année précédente, se trouvaient à Tarente. Avec celte flotte de cent voiles, il était libre, s'il le jugeait convenable, d'aller ravager les côtes d'Afrique. P. Sulpicius conserva sa flotte et le département de la Macédoine et de la Grèce, pour une année encore. Quant aux deux légions qui étaient près de Rome, ou ne changea point leur destination. On permit aux consuls de faire des levées, afin de pourvoir aux besoins. Ainsi vingt et une légions concoururent cette année à la défense de l'empire romain. On chargea le préteur de la ville P. Licinius Varus de faire radouber trente vieilles galères, alors réunies dans le port d'Ostie, et d'en armer vingt nouvelles, afin qu'une flotte de cinquante vaisseaux couvrît la côte voisine de Rome. On défendit à C. Calpurnius de s'éloigner d'Arrétium avec ses troupes avant l'arrivée de son successeur; on lui recommanda, comme à Tubulus, de prévenir, surtout de ce côté, toute tentative de soulèvement.

XXIII. Les préteurs partirent pour leurs provinces: des scrupules religieux retenaient les consuls. On parlait de quelques prodiges dont l'expiation paraissait difficile. En Campanie, disait-on, dans la ville de Capoue, le temple de la Fortune et celui de Mars, ainsi que plusieurs tombeaux, avaient été frappés de la foudre; à Cumes ( tant il est vrai que, dans les moindres choses, la superstition fait intervenir les dieux !) des rats avaient rongé les ornements d'or du temple de Jupiter. A Casinum, un essaim considérable d'abeilles s'était abattu dans le forum ; à Ostie, le mur et une porte avaient été frappés du feu du ciel; à Géré, un vautour avait volé dans le temple de Jupiter; à Velsinies, les eaux du lac s'étaient teintes de sang. Pour expier ces prodiges il y eut un jour de supplications; pendant plusieurs autres jours, on immola les grandes victimes, mais sans effet, et la colère des dieux fut longtemps inexorable. Les conséquences funestes de ces prodiges retombèrent sur la tête des consuls, lesquels payèrent pour la république. Sous le consulat de Q. Fulvius et d'Ap. Claudius, P. Cornélius Sylla, 25  préteur de la ville, avait, pour la première fois, célébré les jeux Apollinaires. Depuis, les préteurs de la ville avaient imité son exemple; mais ils vouaient ces jeux pour l'année courante, sans fixer le jour de leur célébration. Cette année, une épidémie terrible éclata dans Rome et dans les campagnes; toutefois elle causa peu de ravage en proportion de sa durée. Pour arrêter les effets du fléau, on fit des supplications à tous les carrefours de la ville, et P. Licinius Varus, préteur de Rome, eut ordre de proposer au peuple une loi où l'on ferait voeu de célébrer ces jeux à perpétuité et à jour préfix. Ce fut lui qui, le premier, les voua selon cette loi, et qui les célébra le trois du m ns de juin, jour consacré depuis à cette solennité.

XXiV. La révolte d'Arrétium devenait de jour en jour plus certaine et plus alarmante pour le sénat. Ou écrivit à C. Hostilius de demander sans délai des otages aux Arrétins, et l'on envoya C. Térentius Varro avec pouvoir de recevoir ces otages et de les amener à Rome. A son arrivée, Hostilius ordonna à une légion, qui campait devant la ville, d'y entrer enseignes déployées, établit des postes sur tous les points convenables, convoqua les sénateurs au forum et exigea d'eux des otages. Le sénat demandait deux jours pour délibérer :

« Des otages sur-le-champ, s'écria-t-il, ou demain j'enlèverai tous vos enfants. »

Il enjoignit alors aux tribuns militaires, aux commandants des alliés et aux centurions de garder les portes pour empêcher toute évasion nocturne. La lenteur et la négligence avec lesquelles cet ordre fut exécuté permirent à sept des principaux sénateurs de s'échapper le soir avec leurs enfants, avant que les sentinelles fussent placées aux portes. Le lendemain, dès la pointe du jour, le sénat ayant été réuni au forum, on s'aperçut de leur fuite, et leurs biens furent confisqués. Les autres sénateurs livrèrent cent vingt otages, leurs propres enfants, qui furent remis à C. Térentius pour être amenés à Rome. Le rapport que cet officier fit au sénat ne servait qu'à augmenter les craintes. On se crut menacé d'un soulèvement général de l'Étrurie; on envoya Térentius, à la tête d'une des légions de la ville, pour aller tenir garnison dans Arrétium. C. Hostilius, avec l'autre armée, devait parcourir toute la province et prévenir toute occasion de tentative séditieuse. C. Térentius, en arrivant avec sa légion, demanda aux magistrats les clefs de leurs portes : on lui répondit qu'on ne les trouvait pas; mais, persuadé qu'il y avait dans cette disparition plus de mauvaise foi que de négligence, il en fit faire de nouvelles pour chaque porte, et prit toutes les mesures nécessaires pour être maître absolu dans la place. Dans un avis à Hostilius, il insista sur un point, c'est qu'il n'y avait de tranquillité à espérer de la part des Étrusques qu'autant que la vigilance d'Hostilius empêcherait tout mouvement.

XXV. L'affaire des Tarentins donna lieu ensuite aux débats les plus vifs dans le sénat, en présence de Fabius, qui défendit alors ceux qu'il avait réduits par la force de ses armes; les autres sénateurs étaient irrités et assimilaient leur faute à 26 celle des Campaniens, appelant sur eux le même châtiment. Un sénatus-consulte, rédigé d'après l'avis de Manius Acilius, porta que la ville serait toujours occupée par une garnison romaine, que les Tarentins ne pourraient sortir de leurs murs, et que l'on ferait un nouveau rapport sur toute l'affaire lorsque l'Italie serait dans une situation plus calme. Quant à M. Livius, commandant de la citadelle de Tarente, sa cause fut débattue avec non moins de chaleur : selon les uns, c'était un lâche que devait flétrir le sénatus-consulte pour avoir livré Tarente à l'ennemi; les autres votaient des récompenses au guerrier qui avait tenu cinq ans dans la citadelle, et qui, plus que tout autre, avait contribué à la reprise de Tarente. D'autres prenaient un terme moyen, soutenant que c'était aux censeurs et non au sénat à connaître cette affaire; ce fut l'avis de Fabius. Il ajouta cependant que

« lui aussi croyait qu'on devait à Livius la reprise deTarente, comme ses amis n'avaient cessé de le répéter au sénat; car on n'aurait pas eu à la reprendre s'il ne l'avait perdue, »

Le consul T. Quinctius Crispinus partit avec des recrues pour l'armée de Lucanie, qu'avait commandée Q. Fulvius Flaccus. Marcellus était tourmenté de mille scrupules religieux qui le retenaient à Reine: ainsi, pendant la guerre de la Cisalpine, à la journée de Clastidium, il avait voué un temple à l'Honneur et à la Valeur, et les prêtres n'en permettaient pas la dédicace; ils prétendaient qu'un même sanctuaire ne pouvait être régulièrement consacré à deux divinités ; si la foudre y tombait, ou qu'un prodige quelconque s'y accomplît, il serait difficile de faire les expiations, parce qu'on ne saurait à quel dieu adresser le sacrifice. On ne pouvait, en effet, suivant les rites, immoler une seule et même victime à deux divinités, excepté dans certains cas. On éleva donc à la hâte un second temple, dédié à la Valeur; mais Marcellus n'en fit point la dédicace : il fut forcé d'aller rejoindre avec ses recrues l'armée qu'il avait laissée l'année précédente à Vénouse. Crispinus entreprit d'assiéger Locres dans le Bruttium; préoccupé qu'il était de la gloire dont la reprise de Tarente avait couvert Fabius, il avait fait venir de Sicile des machines de toute espèce, et même des vaisseaux pour attaquer la ville du côté de la mer. Il leva le siége à la nouvelle qui Annibal s'approchait de Lacinie avec toutes ses forces, et que son collègue, avec qui il voulait faire sa jonction, était déjà sorti de Vénouse. II retourna donc du Bruttium dans l'Apulie, et les deux consuls établirent leurs camps entre Vénouse et Bantia, à trois mille pas environ l'un de l'autre. Annibal les suivit dans cette province, après avoir détourné le coup qui menaçait Locres. Presque chaque jour les consuls venaient, dans leur bouillante ardeur, lui présenter la bataille: ils se croyaient sûrs de vaincre, si l'ennemi osait se risquer contre les deux armées consulaires réunies.

XXVI. Annibal qui, l'année précédente, s'était mesuré deux fois avec Marcellus, et qui avait été vainqueur et vaincu tour à tour, sentait que, dans un nouveau combat avec le consul, il avait autant de chances d'espoir que de crainte; mais contre deux consuls, la lutte n'était pas égale. Aussi, tout 27 entier à la ruse, son arme favorite, il ne cherchait que l'occasion d'une embuscade. Cependant de légères escarmouches se livraient entre les deux camps et le succès était balancé. Les consuls, persuadés que la campagne pouvait s'écouler ainsi et qu'il n'était pas impossible de reprendre en même temps le siége de Locres, écrivirent à L. Cincius de passer de la Sicile à Lucres avec sa flotte; et, pour presser aussi la place par terre, ils dirigèrent vers ce point une partie de l'armée qui tenait garnison à Tarente. Annibal, instruit de ces projets par quelques habitants du Thurium, envoya des troupes pour couper la route de Tarente. Trois mille cavaliers et deux mille fantassins s'embusquèrent, à Pétélie, au pied d'une colline. Les Romains, qui s'avançaient sans avoir exploré la route, tombèrent dans le piége et laissèrent deux mille merls et environ quinze cents prisonniers. Les autres s'enfuirent, se dispersèrent dans les forêts et les champs, et regagnèrent Tarente. II y avait entre le camp des Carthaginois et celui des Romains une hauteur couverte de bois, qu'aucune des deux armées n'avait d'abord occupée : les Romains, parce que la côte qui faisait face à l'ennemi leur était inconnue; Annibal, parce qu'il la jugeait moins convenable pour un campement que pour une embuscade. Pendant la nuit, il y fit passer quelques escadrons numides, les cacha au centre du bois, avec défense de quitter leur poste pendant le jour, de peur que l'éclat de leurs armes ne les trahit au loin. Dans le camp romain, ce n'était qu'un cri : il fallait s'emparer de cette colline et s'y fortifier : si Annibal venait à l'occuper, ils auraient l'ennemi au-dessus de leurs têtes. Celte circonstance fit impression sur Marcellus :

« Eh bien, dit-il à son collègue, allons nous-mêmes reconnaître ces lieux avec quelques cavaliers. En voyant par nos propres yeux, nous prendrons une décision plus sûre. »

Crispinus y consentit, et ils partirent à la tête de deux cent vingt cavaliers, dont quarante de Frégelles, les autres tous Etruriens. Avec eux étaient M. Marcellus, fils du consul, et A. Manlius, tous deux tribuns militaires, ainsi que les deux commandants des alliés, L. Arennius et Manius Aulius, On a dit que ce jour-là Marcellus offrit un sacrifice, et que la première victime présenta un foie sans tête; dans la seconde, rien ne manquait aux entrailles, et même une excroissance se montrait à la tête du foie : l'aruspice n'avait pas vu sans crainte un signe trop heureux succéder ainsi 'a un premier présage si vicieux et si funeste.

XXVII. Au reste, Marcellus avait un tel désir d'en venir aux mains avec Annibal, qu'il ne croyait jamais son camp assez près du camp ennemi. Ce jour-1'a même, en sortant du retranchement, il donna l'ordre aux soldats de se tenir prêts à plier bagage et à le suivre, si la hauteur qu'il allait observer offrait une position avantageuse. La plaine avait peu d'étendue en face du camp, et, jusqu'à la colline, la route était nue et entièrement découverte. Un Numide y avait été placé en observation, non qui Annibal eût compté sur une occasion si belle, mais pour qu'on pût surprendre les Romains isolés qui s'éloigneraient trop du camp 28  en allant au bois ou au fourrage. Il fit signe à ses compagnons de déboucher tous ensemble de leur retraite. Cependant ceux qui devaient surgir du haut de la colline, pour faire tète aux Romains, ne se montrèrent qu'après avoir donné aux autres Numides le temps de tourner l'ennemi et de lui couper la retraite par derrière. Tous alors apparurent à la fois et tombèrent à grands cris sur les Romains. Les consuls se virent donc surpris au milieu de la vallée, sans pouvoir ni gagner la hauteur occupée par l'ennemi, ni revenir sur leurs pas à travers les escadrons qui les enveloppaient par derrière. Toutefois le combat aurait pu durer plus longtemps, si la fuite des Étrusques n'eût jeté l'épouvante parmi les autres. Malgré cette désertion, les Frégellans ne quittèrent pas le champ de bataille tant que les consuls, qui n'avaient pas de blessures, soutinrent leur courage par des exhortations et par l'exemple de leur propre valeur. Mais, quand ils les virent frappés tous deux, et que Marcellus, atteint d'un coup de lance, tomba mourant de son cheval, le peu qui en restait s'enfuit avec le consul Crispinus, percé de deux javelots, et le jeune Marcellus, également blessé. A. Manlius, tribun militaire, fut tué, ainsi que Manius Aulius, l'un des deux chefs des alliés; l'autre, L. Arennius, fut fait prisonnier. Cinq licteurs des consuls tombèrent vivants aux mains de l'ennemi; le reste fut massacré ou s'enfuit avec le consul : quarante-trois chevaliers périrent tant dans l'action que dans la fuite, dix-huit furent faits prisonniers. On s'agitait déjà dans le camp, on allait voler au secours des consuls, lorsqu'on vit arriver Crispinus et le fils de son collègue, tous deux blessés, avec les faibles débris d'une expédition si désastreuse. La mort de Marcellus, d'ailleurs si déplorable, le fut surtout à cause de celte imprévoyance qui, à son âge, à plus de soixante ans, lui avait fait oublier toute l'expérience d'un vieux capitaine et l'avait entraîné dans ce piége fatal, lui, son collègue et la république presque tout entière. Ce serait se condamner à de longues digressions que de vouloir exposer les récits divers des historiens sur la mort de Marcellus. Je ne parlerai que de L. Célius; il donne trois versions différentes, fondées, l'une sur la tradition, l'autre sur l'éloge funèbre prononcé par le jeune Marcellus, qui avait assisté au combat, la troisième sur ses propres recherches qu'il donne pour très exactes. Au reste, dans cette diversité d'opinions, la plupart disent qu'il était sorti de son camp pour aller à la découverte; tous, qu'il tomba dans une embuscade.

XXVIII. Annibal, pensant que la mort de l'un des deux consuls et la blessure de l'autre avaient jeté l'épouvante parmi les ennemis, voulut profiter de l'occasion, et transporta aussitôt son camp sur la hauteur où l'on avait combattu. Il y trouva le corps de Marcellus, qu'il fit ensevelir. Crispinus, effrayé de la mort de son collègue et de sa propre blessure, partit à la faveur de la nuit suivante, gagna les montagnes les plus voisines, et assit son camp sur la cime la plus élevée et la plus sûre. Alors s'engagea entre les deux généraux une lutte de finesse, d'une part pour dresser des piéges, de 29 l'autre pour les déjouer. Avec le corps de Marcellus, son anneau était tombé au pouvoir d'Annibal : Crispinus craignit que le général carthaginois ne s'en fit un instrument de tromperie et de ruses, et il envoya des courriers dans toutes les villes voisines pour leur annoncer que son collègue était mort, que l'ennemi s'était emparé de son anneau, et qu'il fallait se défier de toute lettre écrite au nom de Marcellus. Le messager du consul venait de se présenter à Salapie, lorsqu'on apporta une lettre d'Annibal, écrite au nom de Marcellus :

« La nuit suivante, disait-il, il arriverait à Salapie. Il fallait que la garnison se tint prête, si l'on avait besoin de ses services. »

Les habitants ne donnèrent pas dans le piége; ils comprirent qu'Annibal, également furieux de leur défection et de la perte de ses cavaliers, ne cherchait qu'une occasion de vengeance. Ils congédièrent le transfuge romain qui avait servi de messager, afin que la garnison pût prendre sans témoins toutes les disposition convenables. Les habitants furent établis sur les murs et dans les endroits qu'il était bon de garder. Les sentinelles et les postes furent renforcés pour cette nuit-là avec une attention toute particulière. La porte où l'on attendait l'ennemi fut confiée à l'élite de la garnison. Annibal arriva vers la quatrième veille. Son avant-garde se composait de transfuges romains, armés à la romaine. Parvenus à la porte, ils s'adressèrent en latin aux gardes, les appelèrent et leur commandèrent d'ouvrir : a C'était le consuls, disaient-ils. Les gardes, qui feignirent de s'éveiller à leurs cris, se pressèrent en désordre, s'agitèrent; ébranlèrent la porte. La herse était abattue et fermée : ils la soulevèrent avec des leviers et des cordes, et la suspendirent à une hauteur suffisante pour qu'un homme pût passer debout. A peine l'entrée était-elle libre que les transfuges s'y précipitèrent à l'envi. Déjà six cents d'entre eux environ étaient dans la ville, quand tout à coup on lâcha la corde, et la herse qu'elle soutenait tomba avec grand bruit. Une partie des habitants fit main basse sur ces transfuges, qui, comme des gens en marche arrivant chez des amis, laissaient pendre leurs armes derrière leur dos; d'autres, du haut des murs et de la tour qui dominait la porte, repoussèrent l'ennemi à l'aide de pierres, de bâtons et de javelots. Annibal, se voyant pris dans ses propres piéges, se retira et prit la route de Locres pour en faire lever le siége, que Cincius pressait vigoureusement avec le matériel et les machines de tout genre apportés de Sicile. Magon désespérait déjà de défendre et de conserver la place, lorsque la mort de Marcellus fit briller à ses yeux une lueur d'espérance. Bientôt il apprit par un courrier qu'Annibal, précédé de sa cavalerie numide, s'avançait en personne, avec toute la diligence possible,à la tête de son infanterie. Aux premiers signaux qui lui annoncèrent l'approche des Numides, Magon fit ouvrir tout à coup les portes et chargea brusquement l'ennemi. Et, d'abord, la soudaineté de son attaque, plutôt que l'égalité de ses forces avec celles des Romains, rendit le combat douteux. Mais, à l'arrivée des Numides, l'épouvante se répandit parmi les Romains; ils s'enfuirent en désordre vers la mer, et 30 se rembarquèrent, abandonnant les instruments et les machines qui servaient à battre les murs. C'est ainsi que l'arrivée d'Annibal fit lever le siége de Locres.

XXIX. Lorsque Crispinus sut qu'Annibal était parti pour le Bruttium, il chargea M. Marcellus, tribun militaire, de conduire à Vénouse l'armée qu'avait commandée son collègue. Pour lui, il se dirigea vers Capoue avec ses légions, ayant peine à supporter le mouvement de sa litière, tant ses blessures étaient douloureuses. Il écrivit à Rome pour faire connaître la mort de son collègue et son propre danger : e Il ne pouvait, disait-il, se rendre à Rome pour les comices; il ne se sentait pas en état de soutenir la fatigue du voyage ; d'ailleurs il était inquiet de Tarente; il craignait que du Bruttium Annibal ne vint fondre sur cette ville. II était nécessaire qu'on lui envoyât pour lieutenants des hommes expérimentés, avec lesquels il pût se concerter sur les besoins de la république. A La lecture de cette lettre inspira de vifs regrets pour le consul qu'on avait perdu, et des craintes sérieuses pour l'autre. On lit donc partir Q. Fabius, le fils, pour l'armée de Vénouse, et trois lieutenants se rendirent auprès du consul: c'étaient Sext. Julius César, L. Licinius Pollio et L. Cincius Alimentus qui, depuis quelques jours seulement, était revenu de Sicile. Ils étaient chargés de dire au consul que, s'il ne pouvait se rendre lui-même à Rome pour les comices, il eût à nommer, sur le territoire romain, un dictateur pour présider l'assemblée. Dans le cas où le consul serait déjà parti pour Tarente, on décidait que le préteur Q. Claudius emmènerait ses légions dans la contrée où il y aurait le plus de villes alliées à défendre. Ce fut pendant cette campagne que M. Valérius passa de Sicile en Afrique, à la tête d'une flotte de cent voiles, fit une descente près de Clypéa, et étendit au loin la dévastation, rencontrant à peine quelques détachements. Puis ses soldats se rembarquèrent précipitamment 'a la nouvelle inattendue de l'approche d'une flotte carthaginoise, forte de quatre-vingt-trois vaisseaux. L'amiral romain livra bataille à la hauteur de Clypéa et fut vainqueur; il prit aux ennemis dix-huit navires, dispersa les autres, et rentra dans le port de Lilybée avec un immense butin, fruit de sa descente en Afrique et de sa victoire navale. Ce fut aussi pendant cette campagne que Philippe, sollicité par les Achéens, leur fournit des secours contre Machanidas, tyran de Sparte, qui mettait leurs frontières à feu et à sang, et contre les Étoliens, dont les troupes avaient traversé le détroit qui sépare Naupacte de Patras ( dans le pays on l'appelle Rhion ), et ravageaient également l'Achaïe. On disait aussi qu'Attale, roi d'Asie, à qui les Étoliens, dans leur dernière assemblée, avaient déféré la souveraine magistrature de leur ligue, allait passer en Europe.

XXX. Philippe descendit donc en Grèce; près de Lamia, il rencontra les Étoliens sous la conduite de Pyrrhias, élu stratège pour cette année avec Attale, qui était absent. Mais ce prince leur avait envoyé des auxiliaires, et ils avaient aussi dans leurs rangs environ mille soldats de la flotte romaine, que P. Sulpicius leur avait fournis. Pyr- 31 rias et sou armée furent vaincus deux fois par Philippe ; les deux rencontres leur coûtèrent près de mille hommes. Les Étoliens cédèrent alors à la crainte et se renfermèrent dans les murs de Lamia; Philippe ramena ses troupes à Phalara. C'est une ville située sur le golfe Maliaque; elle renfermait autrefois une population nombreuse à cause de l'excellence de son port, de la sûreté des rades avoisinantes, et de tout ce qu'elle offrait d'avantages du côté de la terre et du côté de la mer. Là se rendirent les ambassadeurs du roi d'Égypte, de Ptolémée, de Rhodes, d'Athènes et de Chio, qui avaient mission de mettre fin aux démêlés de Philippe et des Étoliens. Ces derniers prirent pour médiateur, parmi les princes voisins, Amynandre, roi des Athamanes. Si tant de peuples s'inquiétaient, ce n'était pas en faveur des Étoliens, dont la fierté s'accordait mal avec l'esprit des peuples de la Grèce, mais en haine de Philippe et de sa puissance, que l'on considérait comme très menaçante pour la liberté, s'il s'immisçait dans les affaires de la Grèce. La discussion de la paix fut ajournée à l'assemblée des Achéens; on prit jour et lieu pour cette assemblée : on obtint jusque-là une suspension d'armes de trente jours. Philippe traversa ensuite la Thessalie et la Béotie, et se rendit à Chalcis, en Eubée, pour fermer l'entrée des ports et l'accès des côtes 'a Attale, qui faisait voile, disait-on, vers cette île. Il y laissa des forces suffisantes pour repousser ce prince, si par hasard il se présentait eu son absence, et, suivi de quelques cavaliers et de ses troupes légères, il partit pour Argos. La présidence des jeux Héréens et Néméens lui avait été donnée par les suffrages unanimes du peuple, en vertu de la prétention qu'ont les rois de Macédoine d'être originaires d'Argos. Après la célébration des jeux Héréens, à l'issue même de la fête, il partit pour Égium, où depuis longtemps était convoquée l'assemblée des alliés. On y parla de mettre un terme à la guerre d'Étolie, afin de ne point fournir aux Romains ou à Attale un prétexte pour entrer en Grèce. Mais, avant l'expiration même de la trêve, les Étoliens dérangèrent tous ces plans, du moment où ils apprirent qu'Attale était arrivé à Égine et que la flotte romaine mouillait à Naupacte. Introduits dans l'assemblée des Achéens, où se trouvaient les mêmes députations qui avaient traité de la paix à Phalara, ils se plaignirent d'abord de quelques légères infractions à la foi du traité commises pendant la trêve; puis ils déclarèrent que pour finir la guerre il fallait que les Achéens rendissent Pylos aux Messéniens, qu'on restituât l'Atiutanie aux Romains, et le pays des Ardyéens aux rois Scerdilédus et Pieuratus. Mais Philippe, indigné que des vaincus voulussent faire la loi au vainqueur, répondit que

« s'il avait écouté des propositions de paix, s'il avait consenti à une trêve, ce n'était pas dans l'espoir que les Étoliens resteraient en repos; il avait voulu prouver aux alliés qu'il désirait la paix, et qu'eux, ils ne cherchaient que des prétextes de guerre. »

Il congédia. donc l'assemblée sans qu'on eût conclu aucun arrangement, laissa quatre mille hommes aux Achéens pour leur défense et reçut d'eux cinq vaisseaux longs. Il vou- 32 lait les joindre à la flotte carthaginoise et aux navires que lui envoyait Prusias, roide Bithynie, et livrer bataille 's la flotte romaine, depuis longtemps maîtresse de la mer dans les parages de la Grèce. En attendant, il retourna à Argos: les jeux Néméens approchaient, et il tenait à ce qu'on ne les célébrât pas sans lui.

XXXI. Le roi était tout entier à la solennité des jeux, et il consacrait ces jours à la mollesse et à des excès dangereux dans un temps de guerre, lorsque P. Sulpicius, s'éloignant de Naupacte, jeta l'ancre entre Sicyone et Corinthe et livra à la dévastation ce territoire renommé pour sa fertilité: Cette nouvelle rappela Philippe à lui-même ; il partit à la hâte avec sa cavalerie, ordonna 'a son infanterie de le suivre, fondit à l'improviste sur les Romains épars çà et là dans la la campagne et chargés de butin, et les refoula jusque dans leurs vaisseaux. La flotte romaine retourna à Naupacte avec de faibles débris de ses prises. Philippe acheva alors les jeux, au milieu d'une grande affluence de spectateurs qu'avait augmenté le bruit de cet avantage peu important, il est vrai, mais obtenu sur les Romains; et ce fut avec un enthousiasme vraiment universel qu'on célébra les fêtes. La joie fut d'autant plus vive que, pour se rendre populaire, le roi, dépouillant le diadème, la pourpre et toutes les autres marques de la royauté, se mettait au niveau des simples citoyens, spectacle si séduisant pour des cités libres. Par cette conduite, il eût fait espérer le rétablissement de leur liberté, si ses odieuses débauches n'eussent répandu partout le déshonneur et le deuil. On le voyait, en effet, courir nuit et jour avec un ou deux compagnons do plaisirs, pénétrer dans les maisons pour outrager les maris, et, affectant de descendre à la condition d'homme privé, se livrer à une dissolution d'autant plus grande, qu'il était moins en vue. Ainsi cette liberté dont il leurrait les autres, il la faisait tourner au profit de sa licence ; car il n'employait pas toujours l'or et les caresses; il usait de violence pour satisfaire ses brutales passions. Malheur aux époux et aux pères dont la surveillance importune mettait obstacle aux caprices du monarque ! Un des principaux Achéens, Aratus, se vit enlever sa femme, Polycratie : séduite par l'espoir de partager la cou ch du roi, elle se laissa entraîner au fond de la Macédoine. Ce fut au milieu de ces turpitudes que se passa la solennité des jeux Néméens . Quelques jours après, Philippe partit pour Dymes, afin de chasser la garnison étolienne que les Éléensavaient appelée et reçue dans cette ville. Cycliadas, premier magistrat des Achéens, vint avec eux à la rencontre du roi, près de Dymes; ils ne pardonnaient pas aux Éléens de s'être séparés de leur ligue, et ils haïssaient lesÉtoliens, qu'ils accusaient d'avoir appelé sur eux les armes romaines. Les deux armées réunies partirent de Dymes et traversèrent le Larisus, qui sépare le territoire de cette ville de celui des Éléens.

XXXII. Le premier jour où les confédérés mirent le pied sur les terres ennemies fut employé à dévaster le pays; le lendemain, ils s'approchèrent de la ville en ordre de bataille, et précédés 33 de leur cavalerie dont les manœuvres devaient attirer hors des murs les Étoliens, toujours disposés à faire des sorties. Ils ignoraient que Sulpicius était passé de Naupacte à Cyllène avec quinze vaisseaux, y avait débarqué quatre mille hommes, et, profitant de l'obscurité de la nuit pour dérober sa marche aux regards, était entré dans Élis. Aussi furent-ils saisis d'épouvante lorsqu'au milieu des Étoliens et des Eléens, ils reconnurent tout à coup les enseignes et les armes romaines. Et d'abord le roi voulait rappeler ses troupes; mais déjà le combat était engagé entre les Étoliens et les Tralles, peuplade illyrienne. Voyant que les siens étaient serrés de près, il fondit avec sa cavalerie sur une cohorte romaine; dans la mêlée son cheval fut atteint d'un javelot, s'abattit et lança le roi par-dessus sa tête. Alors l'action se ralluma avec un acharnement furieux; les Romains se précipitaient sur le roi, et les Macédoniens le couvraient de leurs corps. Philippe signala sa valeur; il était réduit à combattre à pied au milieu des gens à cheval. Mais déjà la lutte n'était plus égale: il voyait tomber autour de lui grand nombre de morts et de blessés; on l'entraîna, on le fit monter sur un autre cheval et il s'enfuit. Le même jour, il alla camper à cinq milles d'Élis. Le lendemain, il conduisit ses troupes contre un fort nommé Pyrgos, où il savait que les habitants de la campagne s'étaient jetés en foule avec leurs troupeaux pour échapper au pillage. Cette multitude confuse et désarmée se rendit au premier bruit de son approche, et la prise de ce fort compensa la honte de sa défaite sous les murs d'Élis. Quatre mille hommes et vingt mille tétes de bétail étaient tombés en son pouvoir. Il s'occupait de partager ce butin et ces prisonniers à ses soldats, lorsqu'un messager arriva de Macédoine. On lui mandait qu'un certain Éropus avait corrompu le commandant de la citadelle et de la garnison de Lychnide, s'était emparé de cette place et de quelques villages de la Dassarétie, et cherchait à soulever les Dardaniens. Il lui fallut alors renoncer à la guerre d'Achaïe : toutefois il laissa deux mille cinq cents soldats de toutes armes sous les ordres de Ménippe et de Polyphonie, pour la défense des alliés; puis il partit de Dymes, traversa l'Achaïe, la Béotie et l'Eubée, et en dix jours parvint à Démétriade, en Thessalie.

XXXIII. Là, il reçut d'autres nouvelles bien plus alarmantes : les Dardaniens s'étaient répandus dans la Macédoine; maîtres de l'Orestide, ils étaient descendus déjà dans les plaines d'Argeste, et il n'était bruit parmi ces barbares que de la mort de Philippe. Dans la bataille qu'il avait livrée près de Sicyone, pour arrêter les dévastations des Romains, son cheval l'avait porté si violemment contre un arbre, qu'une branche saillante avait brisé l'une des deux cornes de son casque. Un Étolien ramassa ce fragment et le porta en Étolie au roi Scerdilédus qui connaissait cet ornement du casque royal : ce fut l'a ce qui donna lieu au bruit de la mort de Philippe. Quand ce prince eut quitté l'Achaïe, Sulpicius passa avec sa flotte à Égine et fit sa jonction avec Attale. Les Achéens attaquèrent les Étoliens et les Éléens non loin de Messène, et furent vainqueurs. Attale et  34 Sulpicius prirent leurs quartiers d'hiver à Égine. A la fin de cette année, le consul T. Quinctius Crispinus mourut de sa blessure, à Tarente, selon les uns, en Campanie, selon les autres, après avoir nommé T. Manlius Torquatus dictateur, pour présider les jeux et les comices. Jamais, dans,aucune guerre, on n'avait vu les deux consuls périr sans combat mémorable et laisser la république dans une espèce de veuvage. Manlius prit pour maître de la cavalerie C. Servilius, alors édile curule. Le sénat, dans sa première séance, ordonna au dictateur de célébrer les grands jeux que M. Émilius, préteur de la ville, avait fait représenter sous le consulat de C. Flaminius et de Cn. Servilius, et qu'il avait voués pour cinq ans. Le dictateur les célébra et réitéra le même voeu pour le lustre suivant. Au reste, comme les deux armées consulaires se trouvaient sans chefs si près de l'ennemi, on négligea toute autre affaire; une seule pensée préoccupa le sénat et le peuple, c'était de nommer au plus tôt des consuls, et de les choisir tels que leur valeur pût être en garde contre les ruses des Carthaginois. «Toute cette guerre, disait-on, n'avait été qu'une suite de désastres dus à la précipitation et à l'ardeur bouillante des généraux, et voilà que cetteannée les deux consuls, aveuglés par le désir de combattre l'ennemi, s'étaient jetés dans un piége qu'ils n'avaient pas même soupçonné. Mais les dieux immortels avaient eu pitié du nom romain, et sauvé les armées innocentes de cette faute; les consuls avaient seuls payé de leur tête leur témérité toute personnelle.

XXXIV. Les sénateurs se demandaient sur qui tomberait leur choix; il y avait parmi les candidats un homme qui fixait tous les regards, C. Claudius Néron. On lui cherchait un collègue. On reconnaissait les talents supérieurs de Néron ; mais on le trouvait trop fougueux et trop entreprenant pour une guerre comme celle qu'on faisait alors et pour un adversaire tel qu'Annibal. On jugeait nécessaire de modérer son ardeur en lui adjoignant un collègue qui unit le calme à la prudence. M. Livius était cet homme. Plusieurs années auparavant, au sortir du consulat, il s'était vu condamner par un jugement du peuple. Cet affront l'avait aigri, au point qu'il s'était retiré à la campagne, et avait longtemps vécu loin de la ville et des hommes. Huit ans envi ron après sa condamnation, les cousuls M. Claudius Marcellus et M. Valérius Lévinus l'avaient décidé à rentrer dans Rome; mais le désordre de ses vêtements, la longueur de sa barbe et de sa chevelure, tout dans sa personne et dans son extérieur accusait le ressentiment profond qu'il avait conservé de sa flétrissure. Les censeurs, L. Véturius et P. Licinius, l'obligèrent à se raser, à quitter ses habits de deuil, à se présenter au sénat et 'a remplir ses autres fonctions publiques. Mais alors même il donnait son avis en un mot, ou bien il votait sans parler. A la fin pourtant, dans une affaire où il s'agissait de l'honneur d'un de ses parents, M. Livius Macatus, il se leva et prit la parole en plein sénat. Ce discours, qu'il prononçait après tant d'années de silence, attira sur lui tous les re-  35 garda, et donna lieu à de nombreuses réflexions :

« Le peuple, disait-on, s'était montré injuste à son égard, et les intérêts de la république avaient beaucoup souffert de ce qu'on eût été privé dans une guerre si terrible des services et des conseils d'un tel personnage. C. Néron ne pouvait avoir pour collègue, ni Q. Fabius, ni M. Valérius Lévinus; l'élection de deux patriciens serait illégale. La même difficulté existait pour T. Manlius; d'ailleurs, il avait refusé, il refuserait encore; au lieu qu'on aurait en Livius et en Néron deux collègues parfaitement assortis. »

Le peuple ne rejeta point cette proposition dont le sénat avait eu l'initiative. Seul, dans toute la ville, celui sur qui tombait cet honneur le repoussait loin de lui, accusant les Romains d'inconstance:

« Ils n'avaient pas eu pitié de lui, lorsque, accusé par eux, il s'était vêtu de deuil, et maintenant ils lui offraient, malgré lui, la toge blanche du candidat, accumulant sur la même tête les honneurs et la flétrissure. S'il était homme de bien à leurs yeux, pourquoi l'avoir con1-damné comme mauvais citoyen, comme un homme coupable ?s'il était coupable, pourquoi, après une première épreuve si déplorable, lui confier un second consulat? »

A ces reproches, à ces plaintes, sénat opposait de vives représentations :

« Camille aussi, disait-on, revenu de l'exil, avait ramené les Romains dans les murs de Rome, dont ils avaient été chassés. La colère de la patrie était comme celle d'un père: on la désarmait par la patience et la soumission. »

Livius céda enfin à tant d'instances, et fut nommé consul avec C. Claudius.

XXXV. Trois jours après eurent lieu les comices prétoriens. On élut préteurs L. Perclus Licinus, C.Manrilius et les deux Hostilius Caton, Auluset Caius. Les comices achevés et les jeux célébrés, le dictateur et le maître de la cavalerie abdiquèrent. C. Térentius Varro fut envoyé comme propréteur en Étrurie, et C. Hostilius quitta cette province pour aller prendre, à Tarente, le commandement de l'armée qui avait été sous les ordres du consul T. Quinctius. L. Manlius devait passer la mer avec le titre de lieutenant, et surveiller les événements. Comme on allait célébrer les jeux d'Olympie, qui attiraient un grand concours des peuples de la Grèce, Manlius devait encore, s'il pouvait traverser en sûreté les lignes ennemies, se rendre à cette solennité et y avertir les Siciliens chassés par la guerre, ainsi que les Tarentins exilés par Annibal, qu'ils pouvaient rentrer dans leurs foyers, et que, tout ce que la guerre leur avait enlevé, le peuple romain le leur rendait. On s'attendait à une campagne très laborieuse, et l'on n'avait point de consuls eu charge: aussi tous les regards se tournaient-ils vers les consuls désignés; on désirait les voir se partager au plus tôt les provinces par la voie du sort, afin que chacun d'eux connût d'avance et son département et l'ennemi qu'il aurait à combattre. Il fut même question, dans le sénat, de les réconcilier, sur la proposition de Q. Fabius Maximus. L'inimitié qui régnait entre eux était publique; la disgrâce avait aigri et envenimé la haine de Livius, à qui son malheur faisait voir le mépris partout. Aussi était-il implacable :

« Une réconciliation était inutile, suivant lui. La vigilance et l'activité de chacun d'eux 36 seraient en toute circonstance aiguillonnées par la crainte de laisser un rival grandir à ses dépens.»

Cependant l'autorité du sénat l'emporta; ils sacrifièrent leurs ressentiments privés et concertèrent leurs plans et leurs mesures pour le gouvernement de la république. Les provinces ne furent point confondues comme les années précédentes; mais ou envoya les consuls dans des contrées opposées, aux deux extrémités de l'Italie, l'un contre Annibal, dans le Bruttium; l'autre en Gaule, contre Asdrubal, qui déjà, disait-on, approchait des Alpes. L'armée de Gaule ou celle d'Étrurie, au choix, renforcée des légions de la ville, fut assignée à celui qui aurait la Gaule. Le consul à qui le sort donnerait le Bruttium devait enrôler de nouvelles légions urbaines et y joindre celle des deux armées consulaires de l'année précédente qu'il préférerait. L'autre armée servirait sous les ordres du proconsul Q. Fulvius, qui était prorogé pour un an. C. Hostilius, qui était passé d'Étrurie à Tarente, passade Tarente à Capoue ; ou lui donna la légion que Fulvius avait commandée l'année précédente.

XXXVI. L'arrivée d'Asdrubal en Italie inspirait des inquiétudes de jour en jour plus vives. D'abord des députés de Marseille avaient annoncé son entrée en Gaule : il avait été accueilli avec transport par les Gaulois, parce qu'il apportait, disait-on, de grosses sommes d'or pour soudoyer des auxiliaires. On fit partir avec ces députés Sex. Antistius et M. Récius, qu'on chargea de vérifier les faits. Leur rapport fit connaître que des émissaires romains, guidés par les Marseillais, avaient pénétré chez les principaux Gaulois, unis aux Marseillais par les liens de l'hospitalité, et s'étaient assurés de tout par eux-mêmes. Ils savaient qu'Asdrubal avait déjà réuni une nombreuse armée; que, dès les premiers jours du printemps, il franchirait les Alpes; ce qui l'arrêtait en ce moment, c'est que les passages étaient fermés par l'hiver. M. Marcellus fut remplacé comme augure par Elius P. Pétus, qui fut nommé avec toutes les cérémonies de l'inauguration. Cn. Cornélius Dolabella fut aussi inauguré roi des sacrifices, en remplacement de M. Marcius, qui était mort depuis deux ans. Celte même année, les censeurs P. Sempronius Tuditanus et M. Cornélius Céthégus fermèrent le lustre; le cens donna cent trente-sept mille cent huit citoyens, nombre inférieur à celui qu'on avait constaté avant la guerre. Ce fut encore dans cette année que fut achevée, dit-on, la couverture de l'emplacement des comices, commencée à l'époque de l'entrée d'Annibal en Italie. Les jeux romains furent célébrés pendant deux jours par les édiles curules Q. Métellus et C. Servilius, et les jeux plébéiens, pendant trois jours, par les édiles plébéiens Q. Mamilius et M. Cécilius Métellus. Ces magistrats consacrèrent trois statues dans le temple de Cérès; à l'occasion des jeux, un repas public eut lieu en l'honneur de Jupiter. C. Claudius Néron et M. Livius prirent ensuite possession du consulat : Livius était consul pour la seconde fois. Comme ils avaient tiré au sort leurs provinces après avoir été désignés, ils ordonnèrent aux préteurs d'en faire autant. C. Hostilius 37 eut la juridiction de la ville: on y joignit celle des étrangers, afin d'envoyer les trois autres préteurs dans les provinces. A. Hostilius reçut la Sardaigne; C. Mamilius, la Sicile, et L. Porcius la Gaule. Voici quelle fut la répartition des vingt-trois légions: deux à chaque consul ;quatre en Espagne ; deux à chacun des trois préteurs, en Sicile, en Sardaigne et en Gaule ; deux à C. Térentius, en Étrurie; deux à Q. Fulvius, dans le Bruttium; deux à Q. Claudius, aux environs de Tarente et chez les Sallentins; une à C. Hostilius Tubulus' à Capoue; deux enfin pour la ville. Les quatre premières légions eurent des tribuns nommés par le peuple; les consuls nommèrent ceux de toutes les autres.

XXXVII. Avant le départ des consuls on offrit un sacrifice novendial, parce qu'à Véies il était tombé une pluie de pierres. La nouvelle de ce prodige fut, comme il arrive toujours, suivie d'une foule d'autres. A Minturnes, le temple de Jupiter et le bois sacré de la déesse Marica, à Atella, le mur et une des portes avaient été frappés de la foudre. Ceux de Minturnes avaient été témoins d'un phénomène bien plus effroyable; un ruisseau de sang avait coulé près de la porte de la ville. A Capoue, un loup s'était introduit dans la ville pendant la nuit, et avait dévoré le gardien de la porte. Pour l'expiation de ces prodiges, on immola les grandes victimes, et un jour de supplications fut ordonné par les pontifes. On fit un second sacrifice novendial à l'occasion d'une pluie de pierres qu'on avait cru voir tomber sur l'Armilustre. Les esprits étaient à peine délivrés de leurs scrupules religieux, lorsqu'ils furent troublés encore par la nouvelle qu'à Frusinone il y avait un nouveau-né de la taille d'un enfant de quatre ans; c'était moins sa taille qui paraissait surprenante que l'incertitude de son sexe; cosmos l'enfant né 'a Sinuessa deux ans auparavant, on ne pouvait dire s'il était homme ou femme. Des aruspices, mandés d'Étrurie à Rome, déclarèrent quo ce prodige était sinistre et de mauvais augure : il fallait rejeter l'enfant hors du territoire romain, ne lui laisser aucun contact avec la terre, et le noyer dans la mer. On l'enferma donc vivant dans un coffre, on le porta en pleine mer et on l'y submergea. Par un autre décret des pontifes, trois chœurs de neuf jeunes filles chacun durent parcourir la ville en chantant un hymne aux dieux. Tandis que, réunies dans le temple de Jupiter Stator, elles apprenaient cet hymne que le poète Livius avait composé, la foudre tomba au mont Aventin sur le temple de Junon Reine. Les Aruspices déclarèrent que ce prodige regardait les daines romaines, et qu'elles eussent à apaiser la déesse par un présent. Les édiles curules convoquèrent au Capitole toutes celles qui habitaient à Rome ou à dix milles aux environs. Elles désignèrent vingt-cinq d'entre elles pour recevoir une somme prélevée par chacune d'elles sur sa dot. Avec ces dons ou lit un bassin d'or qui fut porté au mont Aventin, et les dames romaines offrirent un pur et chaste sacrifice. Aussitôt après les décemvirs fixèrent le jour d'une autre cérémonie en l'honneur de la même déesse. Voici quelle en fut l'ordonnance : deux génisses blanches partirent du temple d'Apollon et entrèrent dans la ville par la porte Carmentale. Derrière elles on portait deux statues de Junon Reine, en bois de cyprès; puis 38 venaient vingt-sept jeunes filles parées de robes traînantes, et chantant en l'honneur de la déesse un hymne, qui avait peut-être quelque charme pour les esprits grossiers de cette époque, mais qui nous paraîtrait aujourd'hui une ébauche informe et sans goût. A la suite du choeur des vierges marchaient les décemvirs, couronnés de laurier et vêtus de la prétexte. De la porte Carmentale le cortége passa par la voie Jugaire et se rendit au forum, où il s'arrêta. L'a, les jeunes filles, s'enlaçant les mains, exécutèrent une danse où les mouvements de leurs pieds étaient cadencés par les modulations de leurs voix. On traversa ensuite la voie Étrusque, le Vélabre, le marché aux boeufs, on monta la voie Publicia, et on arriva au temple de Junon Reine. Les décemvirs immolèrent les deux victimes et placèrent dans le sanctuaire les deux statues de cyprès.

XXXVIII. Les dieux étant apaisés selon le rite prescrit, les consuls procédèrent aux enrôlements avec une activité et une rigueur sans exemple dans les années précédentes. Les craintes de lu guerre étaient redoublées par l'arrivée d'un nouvel ennemi en Italie; et les rangs éclaircis de la jeunesse fournissaient moins de soldats. Ou demanda des hommes aux colonies maritimes, mal-gré l'exemption sacrée (c'est le terme d'usage) dont elles jouissaient. Sur leur refus, on leur assigna 'a comparaître à jour fixe devant le sénat afin d'y présenter leurs titres d'exemption. Ce jour-là, le sénat reçut les députés d'Ostie, d'AIsie, d'Antium, d'Auxur, de Minturnes, de Sinuesse et de Séna, située sur la mer Supérieure. Chaque peuple fit lecture de ses titres; toutefois, vu la présence de l'ennemi en Italie, on n'eut égard qu'à ceux d'Antium et d'Ostie ; encore obligea-t-on les jeunes gens de ces deux colonies à prêter le serment rte ne pas passer plus de trente nuits hors de leur colonie tant qu'Annibal serait en Italie. Le vœu général était que les consuls se rendissent sans retard à leur poste. Il fallait arrêter Asdrubal à sa descente des Alpes, et l'empêcher de soulever la Gaule cisalpine ou l'Étrurie, qui se flattaient de l'espoir d'un changement. Il fallait aussi donner assez d'occupation à Annibal, dans le Bruttium, pour le mettre dans l'impuissance de quitter cette province et de voler à la rencontre de son frère. Cependant Livius hésitait; il comptait peu sur les armées, tandis que son collègue, disait-il, pouvait choisir entre trois armées excellentes les deux armées consulaires et celle que Q. Claudius avait commandée à Tarente. Il avait donc proposé de rappeler sous les drapeaux les volontaires licenciée. Le sénat donna tout pouvoir aux consuls de se recruter oit il; voudraient, de choisir entre toutes les armées, de permuter entre eux, et même de changer les légions de province, s'ils le jugeaient utile aux intérêts de la république. Le plus grand accord rogna entre les consuls dans l'exécution de ces mesures. Les volontaires furent enrôlés dans la dix-neuvième et la vingtième légions. Suivant quelques historieras, P. Seipion fit aussi passer d'Espagne à M. Livius de puissants renforts pour cette guerre. C'étaient huit mille hommes, Espagnols et Gaulois, deux mille légionnaires et mille cavaliers tant Numides qu'Es- 39 pagnols, que M. Lucrétius amena par tuer. Enfin, C. Mamilius envoya de Sicile environ quatre mille archers et frondeurs.

XXXIX. A Rome, la frayeur s'accrut à l'arrivée d'une lettre de L. Porcins, préteur de la Gaule :

« Asdrubal, écrivait-il, avait quitté ses quartiers d'hiver et s'était engagé dans les Alpes. Huit mille Liguriens, enrôlés et armés, devaient le joindre à son entrée en Italie, si des forces envoyées en Ligurie ne leur donnaient une occupation sérieuse. Pour lui, malgré la faiblesse de son armée, il allait, autant que la prudence le lui permettrait, se porter en avant, »

Cette lettre força les consuls de terminer à la hâte les levées et de partir pour leurs provinces plus tôt qu'ils ne l'avaient décidé; ils voulaient y contenir chacun leur adversaire, et ne pas permettre la réunion des deux frères et la jonction des deux armées. Ce qui les aida le plus dans leur projet, ce fut l'erreur d'Annibal: il pensait bien que son frère pénétrerait en Italie durant cette campagne; mais ayant lui-même franchi le Rhône, puis les Alpes, il se souvenait de cette lutte qu'il avait soutenue cinq mois entiers contre les hommes et la nature, et ne s'attendait pas à un passage si facile et si rapide. C'est ce qui le retint trop longtemps dans ses quartiers d'hiver. Au reste, Asdrubal marcha avec une aisance et une célérité également inespérées pour les autres comme pour lui. Les Arvernes d'abord, puis les peuples de la Gaule et des Alpes ne se contentèrent pas de l'accueillir, ils le suivirent même à la guerre. Quant au passage, son frère lui avait frayé une route sur ces cimes naguère impraticables, et douze ans de communications habituelles, en aplanissant les montagnes, avaient adouci les sauvages esprits de leurs habitants. Inconnus auparavant aux autres peuples, n'ayant jamais vu l'étranger s'arrêter chez eux, ils n'avaient eu aucune relation sociale avec le reste des hommes. Et d'abord ignorant le but où tendait Annibal, ils avaient cru qu'on en voulait à leurs rochers, à leurs forteresses, à leurs troupeaux, à leurs personnes mêmes. Mais depuis douze ans que la guerre punique embrasait l'Italie, la renommée leur avait appris que les Alpes n'étaient qu'un passage, et que deux puissantes républiques, séparées par un intervalle immense de terres et de mers, se disputaient la prééminence et l'empire. Telles étaient les causes qui avaient ouvert les Alpes devant Asdrubal. Mais le fruit de cette heureuse célérité, il le perdit sous les murs de Plaisance, dans les lenteurs inutiles d'un blocus, là où il fallait un coup de main. Il s'était imaginé qu'une place située en plaine serait facilement emportée; c'était d'ailleurs une colonie très florissante, dont la ruine inspirerait sans doute un grand effroi à toutes les autres villes. Non seulement ce siège l'arrêta, mais il retint aussi Annibal, qui, à la nouvelle de ce passage si rapide et si inattendu pour lui, s'apprêtait à sortir de ses quartiers d'hiver. Il songea aux longueurs ordinaires d'un siége et aux attaques infructueuses qu'il avait lui-même dirigées contre cette colonie après sa victoire de la Trébie.

XL. Le départ des consuls par deux routes 40 opposées avait divisé, pour ainsi dire, l'inquiétude du peuple en la portant sur deux guerres à la fois. On se souvenait des désastres qu'avait apportés à l'Italie l'arrivée d'Annibal : et au milieu de cette anxiété, on se demandait

« quels dieux protégeraient assez Rome et la république pour leur accorder en même temps la victoire sur deux ennemis? Jusqu'alors les succès avaient compensé les revers, et la puissance romaine avait pu se soutenir. Si, en Italie, Trasimène et Cannes avaient précipité Rome dans l'abîme, les triomphes de ses armées en Espagne l'avaient arrêtée dans sa chute et l'avaient relevée. Lorsqu'au contraire les revers avaient succédé aux revers en Espagne, que deux illustres généraux avaient péri, que deux armées avaient été presque anéanties, alors en Italie et en Sicile, une suite de prospérités avaient rétabli la république de ces violentes secousses ; la distance même des lieux, l'éloignement de cette guerre d'Espagne, qui se faisait à l'une des extrémités de la terre, lui avaient donné le temps de reprendre haleine. Maintenant, deux guerres étaient allumées au sein de l'Italie; Rome était prise entre les années de deux généraux fameux; c'était sur un seul point que venaient fondre tous les dangers, que pesait tout le fardeau de la guerre. Le premier qui serait vainqueur aurait bientôt fait sa jonction avec l'autre. »

On s'effrayait encore de cette lugubre année que venait de marquer la mort des deux consuls. Voilà quels sinistres pressentiments accompagnèrent les consuls quand ils se séparèrent pour prendre leurs provinces. On dit que M. Livius, à son départ, encore plein de ressentiment contre ses concitoyens, répondit à Q. Fabius, qui l'engageait à ne point risquer une bataille avant d'avoir étudié la tactique de l'ennemi: —

« Je l'attaquerai aussitôt que j'apercevrai ses premières lignes. — Et pourquoi tant de précipitation? lui demanda Fabius. — C'est que j'aurai, dit-il, ou la gloire de vaincre l'ennemi, ou la satisfaction, sinon très honorable, du moins bien légitime, d'avoir fait battre mes concitoyens. »

Le consul Claudins n'était pas encore arrivé dans sa province, que l'armée d'Annibal, traversant à son extrémité le territoire des Larinates pour entrer chez les Salentins, se vit attaquée par les troupes légères de C. Hostilius Tubulus : le désordre de la marche rendit la confusion plus terrible; on tua près de quatre mille hommes aux Carthaginois et on leur prit neuf enseignes. Au bruit de la marche d'Annibal, Q. Claudius avait quitté ses quartiers d'hiver, établis dans les villes des Salentins. Annibal, pour éviter d'avoir deux armées à combattre, décampa la nuit et passa du territoire de Tarente dans le Bruttium. Clandius retourna chez les Salentins ; Hostilius se dirigea sur Capoue, et rencontra près de Vénouse le consul Claudius. Là, Claudius choisit dans les deux armées quarante mille fantassins et deux mille cinq cents chevaux pour agir contre Annibal. Hostilius eut ordre de conduire à Capoue le reste des troupes et de les remettre au proconsul Q. Fulvius.

XLI. Annibal, après avoir réuni tous ses soldats cantonnés soit dans leurs quartiers d'hiver, soit dans les places du Bruttium où ils tenaient 41 garnison, marcha sur Grumente eu Lucanie, dans l'espoir de reprendre les villes que la crainte avait jetées dans le parti des Romains. Le consul partit de Vénouse, après avoir bien éclairé sa route, prit le même chemin et alla camper à quinze cents pas de l'ennemi. Les retranchements d'Annibal semblaient s'appuyer aux murs de Grurnente; ils en étaient cependant à cinq cents pas. Entre les deux camps s'étendait une plaine; des collines découvertes dominaient la gauche des Carthaginois et la droite des Romains; ils ne s'en défiaient ni les uns ni les autres, car on n'y trouvait ni bois ni retraite propre à cacher une embuscade. Au milieu de la plaine, les avant-postes faisaient quelques courses, engageaient quelques escarmouches sans importance : on voyait bien que le général romain ne voulait qu'empêcher l'ennemi de partir. Annibal, qui cherchait à s'éloigner, descendait en ordre de bataille avec toutes ses troupes. Le consul attaqua alors l'ennemi avec ses propres armes: comme la nudité de ces collines écartait tout soupçon d'embuscade, il ordonna à cinq cohortes et à cinq manipules de les franchir pendant la nuit et de se poster dans le vallon opposé. Le moment de sortir de l'embuscade et de fondre sur l'ennemi fut indiqué à Ti. Claudius Asellus, tribun des soldats, et à P. Claudius, commandant des alliés, qui conduisaient le détachement. Quant au consul, dès le point du jour, il mit en bataille toutes ses troupes, cavalerie et infanterie. Bientôt après, Annibal donna de son côté le signal du combat, et ses soldats coururent aux armes en poussant des cris. Puis, tous à l'envi, cavaliers et fantassins, s'élancèrent hors du camp, se répandirent dans la plaine et chargèrent les Romains. Le consul, voyant leur désordre, enjoignit à C. Aurunculéius, tribun de la troisième légion, de lancer à toute bride sa cavalerie sur l'ennemi : éparpillés comme ils l'étaient dans toute la plaine, à la manière d'un troupeau, ils devaient être culbutés et écrasés avant d'avoir pu se rallier.

XLII. Annibal était encore dans son camp lorsqu'il entendit les cris des combattants. Il sortit à ce bruit et marcha en toute hâte à l'ennemi. Déjà les premiers rangs avaient cédé à l'effroi qu'inspirait la cavalerie romaine ; l'infanterie de la première légion et la cavalerie de la droite prenaient part à l'action. Les Carthaginois, toujours en désordre, faisaient face 'a l'ennemi, fantassin ou cavalier, que le hasard leur présentait. Bientôt les renforts agrandirent le cercle de la bataille; la mêlée s'accrut de tous les corps qui arrivaient successivement, et l'on aurait eu peut-être un spectacle que peut seul souffrir une vieille armée sous les ordres d'un vieux capitaine, celui d'Annibal, au milieu du tumulte et de l'effroi du combat, formant ses troupes en bataille, si les cohortes et les manipules qui descendirent des collines en poussant de grands cris derrière les Carthaginois ne lui eussent fait craindre de se voir couper le chemin de son camp. Ce fut le signal d'une panique, puis d'une déroute générale. Le carnage ne fut pas trop grand, la proximité du camp abrégeant pour les fuyards la distance qu'ils avaient à parcourir. La cavalerie s'était attachée à leur poursuite, et les cohortes qui les avaient pris en flanc 42 n'avaient qu'a suivre la pente des collines, et un chemin facile et sans obstacles. On leur tua cependant plus de huit mille hommes; on leur fit plus de sept cents prisonniers, et on leur enleva neuf enseignes. Leurs éléphants n'avaient pu leur servir dans le désordre de ce combat improvisé; ils en eurent quatre de tués, deux de pris. Les vainqueurs perdirent environ cinq cents hommes, Romains ou alliés. Le lendemain, Annibal se tint en repos ; Néron rangea son armée en bataille, mais, ne voyant sortir aucun détachement, il fit dépouiller les ennemis tués, rassembla et ensevelit ses morts. Puis, pendant plusieurs jours de suite, il s'approcha si près du camp carthaginois qu'il semblait vouloir le forcer. Enfin à la troisième veille, Annibal, laissant dans son camp, du côté de l'ennemi, beaucoup de feux et quelques tentes avec un corps de Numides chargés de se montrer aux portes et sur les retranchements, prit la route d'Apulie. Au point du jour, l'armée romaine se présenta devant le camp; les Numides, suivant leurs instructions, parurent plusieurs fois aux portes et sur les retranchements, et après avoir trompé quelque temps l'ennemi, ils rejoignirent à toute bride le gros de l'armée. Le consul, voyant que le silence régnait dans le camp, et que le peu de soldats qui, aux premières lueurs du jour s'étaient montrés çà et là, avaient disparu, détacha en avant deux cavaliers pour reconnaître les lieux; quand il eut l'assurance qu'il n'y avait plus de danger, il entra dans le camp avec ses troupes, et, ne leur accordant que le temps nécessaire pour piller, il s'empressa de faire sonner la retraite et retourna dans ses lignes bien avant la nuit. Le lendemain, au premier jour, il se mit en marche. Guidé par ses rapports, il suivit à grandes journées les traces de l'ennemi, et l'atteignit près de Vénouse. Là, ce fut encore une surprise : plus de deux mille Carthaginois y perdirent la vie. Annibal ne marcha plus dès lors que la nuit et au milieu des montagnes, pour éviter quelque nouvelle attaque, et gagna Métaponte. De là, il envoya le commandant de cette place, Hannon, avec quelques gens, dans le Bruttium, pour y faire des recrues. Pour lui, réunissant à ses troupes celles d'Hannon, il retourna à Vénouse par le même chemin, et passa ensuite à Canusium. Néron n'avait pas un seul instant perdu la trace de l'ennemi, et, en se dirigeant aussi vers Métaponte, il avait fait partir Q. Fulvius pour la Lucanie, ne voulant pas laisser cette province sans armée.

XLIII. Cependant Asdrubal, ayant levé le siége de Plaisance, avait envoyé quatre cavaliers gaulois et deux numides avec des dépêches pour Annibal. Ces messagers avaient déjà parcouru, à travers les ennemis, presque toute la longueur de l'Italie, lorsqu'en cherchant à rejoindre Annibal dans sa retraite sur Métaponte, ils prirent une fausse direction, arrivèrent du côté de Tarente, et furent surpris par des fourrageurs de l'armée romaine, qui les conduisirent au propréteur Q. Claudius. Ils voulurent d'abord le tromper par des réponses ambiguës ; mais l'aspect des instruments de torture leur arracha la vérité, et ils déclarèrent qu'ils étaient chargés de dépêches d'Asdrubal pour Annibal. On les confia 43 alors, avec ces lettres toutes cachetées, au tribun militaire L. Virginius, qui devait les conduire au consul Claudius sous l'escorte de deux escadrons de Samnites. A leur arrivée, le consul se fit expliquer le contenu des dépêches par un interprète, puis il interrogea les prisonniers. Il comprit alors que dans la situation où se trouvait la république il ne fallait pas que chaque consul, se renfermant dans les limites de sa province, et se bornant aux mesures ordinaires, s'occupât seulement de faire face avec ses armées à l'ennemi que le sénat lui avait destiné; il était nécessaire de frapper un coup inattendu et soudain, dont l'idée seule inspirerait aux Romains une frayeur non moins grande qu'aux Carthaginois, mais dont l'heureuse issue ferait succéder à leur épouvante les transports de la joie la plus vive. Il envoya donc au sénat les lettres d'Asdrubal, et lui fit part en même temps du projet qu'il avait conçu lui-même. Puisque Asdrubal, mandait à son frère qu'il irait le joindre en Ombrie, il fallait rappeler à Rome la légion de Capoue, faire des levées dans la ville et diriger la garde urbaine sur Narnie pour arrêter l'ennemi. Telle était la teneur de sa lettre au sénat. Il dépêcha ensuite des courriers aux Larinates, aux Marrucins, aux Frenians et aux Prétutiens, dont il devait traverser les terres, recommandant à tous les habitants des villes et des campagnes de tenir prêts sur la route des vivres pour les soldats, des chevaux et autres bûtes de somme pour transporter au besoin les hommes fatigués. Il prit dans l'armée, parmi les Romains et les alliés, un corps d'élite de six mille fantassins et de mille cavaliers, déclara tout haut qu'il voulait aller en Lucanie surprendre la place la plus voisine et la garnison carthaginoise ; qu'il fallait qu'on se préparât à marcher. Il partit de nuit et tourna vers le Picénum, car il allait à marches forcées trouver son collègue, après avoir laissé son lieutenant Q. Catius à la garde du camp.

XLIV. Il n'y avait pas moins de terreur et d'agitation à Rome qu'on n'en avait vu deux ans avant, lorsque les Carthaginois étaient venus camper sous les murs et aux portes de la ville. On ne savait que penser de la marche hardie du consul, et les esprits flottaient entre la louange et le blâme. Il était clair que l'honneur de l'entreprise dépendrait du succès, ce qui est le comble de l'injustice. e On laissait en présence d'Annibal un camp sans chef, avec une armée dont on avait enlevé toute l'élite, toute la fleur, et le consul feignait de prendre la route de la Lucanie, tandis qu'il se rendait dans le Picénum et la Gaule, ne laissant 'a sou camp d'autre espoir de salut que l'erreur des ennemis, et l'ignorance où ils étaient du départ du général et d'une partie de l'armée. Qu'arriverait-il si le secret était découvert et qui Annibal se mît, avec toute son armée,à la poursuite de Néron et de ses six mille hommes, ou qu'il se jetât sur le camp, qu'on lui abandonnait comme une proie sans défense, sans chef, sans auspices? s Les anciens désastres de cette guerre, la mort récente des deux derniers consuls ajoutaient â l'effroi.

« Et tous ces malheurs, disait-on, étaient arrivés lorsque les ennemis n'avaient en Italie qu'un seul général, une seule armée. On avait au- 44 jourd'hui à repousser deux guerres puniques, deux puissantes armées, presque deux Annibal. Asdrubal, en effet, cet autre fils d'Hamilcar, n'était-il pas un capitaine aussi actif que son frère, aguerri par tant d'années de combats contre les Romains en Espagne, fameux par deux victoires, par la destruction de deux armées et la mort de deux illustres généraux? N'était-il pas arrivé d'Espagne avec une vitesse, n'avait-il pas soulevé les Gaulois avec une facilité dont Annibal lui envierait à bon droit la gloire? car il avait su tirer une armée de ces lieux où son frère avait vu la plupart de ses soldats moissonnés par les deux genres de mort les plus misérables, la faim et le froid.»

On entendait dire aussi à ceux qui connaissaient les affaires d'Espagne

« que C. Néron n'était pas un ennemi nouveau pour Asdrubal; c'étai tle même général qui, après l'avoir surpris par hasard dans un étroit défilé, s'était laissé jouer comme un enfant et abuser par de vaines propositions de paix. »

C'est ainsi qu'ils augmentaient au delà de toute vérité les ressources de l'ennemi, et qu'ils rabaissaient celles de Rome, en suivant les inspirations de la peur, qui met toujours les choses au pis.

XLV. Lorsque. Néron se vit assez loin de l'ennemi pour pouvoir sans danger dévoiler son projet, il adressa quelques mots à ses soldats

« Jamais, dit-il, projet n'avait paru plus audacieux, et n'avait réellement offert plus de sûreté que le sien. Il les conduisait à une victoire certaine : si son collègue, partant pour cette guerre, avait été partagé à souhait par le sénat qui lui avait donné, en infanterie et en cavalerie, une armée plus nombreuse et mieux équipée que s'il eût eu à marcher contre Annibal lui-même, ce qu'ils ajouteraient à ses forces ferait pencher la fortune en leur faveur. Il suffirait que sur le champ de bataille (et il veillerait à ce que cela n'eût pas lieu auparavant) on annonçât l'arrivée d'un second consul et d'une seconde armée, pour que la victoire fût à l'instant même assurée. C'était l'opinion qui décidait de la guerre; les plus légers incidents jetaient les esprits dans l'espoir ou l'abattement. La gloire du succès serait presque toute pour eux, car c'est toujours le dernier poids qui semble culminer à lui seul la balance. Ils avaient vu par eux-mêmes quel enthousiasme, quelle admiration, quelle faveur avaient accueilli leur passage.»

En effet, ils avaient marché au milieu d'une foule d'hommes et de femmes accourus du fond de leurs campagnes, pour les accompagner de leurs voeux, de leurs prières, de leurs acclamations. On les appelait les soutiens de la république, les vengeurs de Rome et de l'empire. Leurs armes et leurs bras protégeaient leur vie et celle de leurs enfants, ainsi que leur liberté. Ce n'étaient que supplications à toutes les divinités, afin d'obtenir pour eux une marche heureuse, un combat avantageux, une prompte victoire. On demandait à être tenus d'accomplir les voeux formés en leur faveur. Et de même qu'on suivait aujourd'hui leurs mouvements avec anxiété, de même aussi, sous peu de jours, lorsqu'ils seraient dans l'ivresse du triomphe, on irait 'a leur rencontre. Chacun leur faisait à l'envi des offres et des propositions, les fatiguait 45 de prières pour les forcer à accepter tout ce dont eux-mêmes et leurs chevaux avaient besoin. C'était une généreuse profusion de tous les biens. Mais les soldats, rivalisant de modération, ne prenaient que le nécessaire, ne perdaient point de temps et ne quittaient pas leurs enseignes pour manger. Ils marchaient jour et nuit, et 'a peine se permettaient-ils le temps de repos qu'exige la nature. Néron avait fait prévenir son collègue de son arrivée, et lui avait demandé si leur jonction serait secrète ou publique; si elle se ferait de jour ou de nuit; s'il y aurait un camp ou deux. II fut décidé qu'il entrerait au camp en secret et pendant la nuit.

XLVI. Un ordre du jour, publié par le consul Livius, portait que, tribuns, centurions, cavaliers, fantassins, tous recevraient un homme de même rang. On devait se garder d'étendre le camp pour ne pas faire soupçonner à l'ennemi l'arrivée du second consul. Il serait d'autant plus facile de se serrer dans des tentes, pressées sur un étroit espace, que les troupes de Claudius n'avaient presque apporté que leurs armes. Toutefois, dans la route elles s'étaient grossies de volontaires; on avait vu se présenter spontanément pour servir de vieux soldats qui avaient achevé leurs campagnes, et des jeunes gens qui s'enrôlaient à l'envi, et dont le consul avait choisi les plus forts et les plus propres à la guerre. Le camp de Livius était près de Séna, à cinq cents pas environ d'Asdrubal. Néron, sur le point d'arriver, s'arrêta et se tint caché derrière les montagnes, en attendant la nuit, pour opérer sa jonction : elle s'effectua en silence; chacun de ses hommes, introduit dans la tente d'un compagnon de même rang, y fut traité avec une franche et joyeuse hospitalité. Le lendemain on tint un conseil auquel assista le préteur L. Porcins Licinus. Son camp touchait à celui des consuls. Avant leur arrivée, promenant son armée sur les hauteurs, tantôt il s'était posté dans les défilés pour couper le passage à l'ennemi, tantôt il l'avait harcelé en flancs et par derrière ; il n'était sorte de stratagèmes qu'il n'eût employés pour le mettre en défaut. Nous avons dit qu'il se trouvait au conseil. Plusieurs membres étaient d'avis que Néron accordât quelque repos à ses troupes fatiguées par la marche et les veilles, et qu'il prit lui-même quelques jours pour connaître l'ennemi; ils voulaient qu'on différât la bataille. Néron ne se borna pas à conseiller le parti contraire ; il employa les plus vives instances.

" Le succès de ses plans était tout entier dans la célérité; c'était les rendre téméraires que d'en différer l'exécution. Une erreur, qui ne pouvait durer, avait pour ainsi dire paralysé Annibal ; il n'avait point encore attaqué son camp resté sans chef, ni commencé sou mouvement pour le suivre. On pouvait, avant qu'il se mît en route, détruire l'armée d'Asdrubal et retourner en Apulie. Retarder et accorder du temps à l'ennemi, c'était livrer son camp à Annibal, c'était lui ouvrir le chemin de la Gaule et lui faciliter les moyens d'opérer à loisir sa jonction avec Asdrubal. Il fallait donner le signal à l'instant même, se mettre en bataille, et profiter de l'erreur de leurs 46 ennemis, absents et présents, dont l'un s'abusait ' sur la faiblesse, l'autre sur le nombre et la force de ses adversaires. »

Le conseil se sépara, le signal fut donné, et l'armée s'avança aussitôt en bataille.

XLVII. Déjà les lignes ennemies se développaient en bon ordre devant leur camp ; mais une circonstance retarda le combat. Asdrubal, s'étant porté en avant des enseignes avec quelques cavaliers, remarqua de vieux boucliers qu'il n'avait point encore vus, et des chevaux très maigres: l'armée elle-même lui parut plus nombreuse qu'à l'ordinaire. Soupçonnant la vérité, il fit aussitôt sonner la retraite et envoya des détachements vers le fleuve où les deux armées puisaient de l'eau, dans l'espoir qu'on y ferait quelques prisonniers et qu'on y remarquerait peut-être des visages hâlés, indices d'une marche récente. En même temps il fit examiner de loin le contour du camp, afin de reconnaître si l'on en avait agrandi l'enceinte sur quelque point; il ordonna d'écouter avec attention si la trompette sonnait une ou deux fois. On lui fit un rapport détaillé sur tous ces objets, et comme le camp n'avait reçu aucun accroissement, l'incertitude d'Asdrubal était toujours la même. Il y avait deux camps, comme avant l'arrivée de Néron, ce-lui de M. Livius, celui de L. Porcius. Ni l'un ni l'autre n'avaient reculé leurs palissades pour donner aux tentes plus d'espace. Mais ce qui avait frappé le vieux général, qui connaissait les habitudes militaires des Romains, c'est que la trompette n'eût sonné qu'une fois dans le camp du préteur, et deux fois dans celui du consul. Il ne douta plus que les deux consuls ne fussent réunis. Mais comment l'un d'eux s'était-il éloigné d'Annibal : il se le demandait en vain. Il ne pouvait soupçonner la réalité, et craignait qu'Annibal ne se fût laissé tromper sur une pareille entreprise, et qu'il ignorât où était le chef, où était l'armée campée devant lui: il fallait qu'un grand désastre lui eût fait perdre tout son courage pour qu'il n'eût pas osé poursuivre. Quant à lui, il craignait bien d'être arrivé trop tard au secours d'une puissance anéantie : Rome avait maintenant en Italie le même bonheur qu'en Espagne. Parfois il se disait que ses dépêches n'étaient point parvenues à son frère, et que le consul, les ayant interceptées, était accouru pour l'écraser. Agité de ces inquiétudes, il fit éteindre les feux, donna dès la première veille l'ordre (le plier bagage eu silence et d'apporter les enseignes. Au milieu du désordre et de la confusion de la nuit, les guides, mal surveillés, s'échappèrent; l'un se cacha dans une retraite qu'il s'était ménagée d'avance, l'autre, qui connaissait les gués du Métaure, traversa ce fleuve. L'armée ainsi abandonnée et sans guides s'égara dans les champs; épuisés de fatigue et de veilles, plusieurs soldats s'étendirent à terre pour goûter un peu de sommeil et abandonnèrent leurs enseignes. Asdrubal ordonna à ses troupes de longer la rive du Métaure en attendant que le jour parût. Comme il suivait les contours et les sinuosités nombreuses du fleuve, il revint sans cesse sur ses pas, et fit peu de chemin. Il se proposait de traverser le lit, dès que les premiers feux du jour lui auraient montré un gué commode. Mais plus il s'éloignait de la mer, plus les rives du fleuve se resserraient et devenaient escarpées; il ne trouva pas d'endroit guéable, et en perdant un jour à cette recherche, 47 il donna aux Romains lev temps de l'atteindre.

XLVIII. Néron arriva le premier avec toute la cavalerie, puis Porcius avec les troupes légères ; ils tombèrent à la fois sur l'ennemi fatigué et le harcelèrent. Déjà, s'arrêtant dans sa retraite, ou plutôt dans sa fuite, Asdrubal s'apprêtait à asseoir son camp sur une hauteur voisine du fleuve, lorsque Livius survint à la tête de toute l'infanterie, sous les armes, en bon ordre et prêt à commencer l'attaque sur-le-champ. Quand l'armée fut réunie et les ligues formées, Claudius se plaça à l'aile droite, Livius à la gauche, le préteur au centre. Asdrubal renonça alors à se retrancher; voyant le combat inévitable, il établit ses éléphants devant le front de son armée; auprès d'eux, à l'aigle gauche, en face de Claudius, il mit les Gaulois, non qu'il eût confiance dans leur valeur, mais parce qu'il les croyait redoutés des Romains. Il commandait lui-même l'aile droite contre M. Livius, et il l'avait composée de vieux soldats espagnols, sur qui reposait son principal espoir. Les Liguriens occupaient le centre, derrière les éléphants; mais son corps de bataille avait plus d'étendue que de profondeur; une colline qui s'avançait dans la plaine protégeait les Gaulois. Ce furent les Espagnols qui engagèrent l'action avec l'aile gauche des Romains; la droite de ces derniers était en dehors de la bataille et demeurait immobile : la colline qui était en face l'empêchait de prendre les Gaulois en tête et en flanc. C'était donc autour de Livius et d'Asdrubal qu'était concentrée la lutte et, de part et d'autre on faisait un affreux carnage. Là étaient les deux généraux et la plus grande partie de l'infanterie et de la cavalerie romaine; là, les vieux soldats espagnols, qui connaissaient la tactique romaine, et les Liguriens, peuple endurci aux fatigues des combats. Là aussi étaient postés les éléphants dont le choc impétueux rompit d'abord les premiers rangs et les fit reculer, mais qu'il fut impossible de guider, sitôt que l'action devint plus vive et les cris plus retentissants. Ils se jetèrent au milieu des deux armées, méconnaissant ceux à qui ils appartenaient, et comme des vaisseaux qui flottent au hasard sans gouvernail. Alors Claudius:

" Pourquoi donc avons-nous fait une course si rapide et une si longue marche ?»

cria-t-il à ses soldats. Puis, après de vains efforts pour planter ses enseignes sur la colline qui lui faisait face, convaincu de l'impossibilité d'arriver par là jusqu'à l'ennemi, il détacha quelques cohortes de l'aile droite, qu'il prévoyait destinée plutôt à se tenir dans l'inaction qu'à combattre, tourna la ligne et fondit sur la gauche des Carthaginois; ni ceux-ci ni les Romains n'avaient soupçonné cette attaque; et telle en fut la rapidité, qu'à peine avait-il paru sur leur flanc, qu'il les prenait à dos : ainsi enveloppés de toute part, en tête, en flanc et en queue, les Espagnols et les Liguriens furent massacrés: déjà même le carnage atteignait les Gaulois. De ce côté, la résistance fut très faible. La plupart des Gaulois étaient loin de leurs enseignes; ils s'étaient dispersés pendant la nuit et s'étaient endormis çà et l'a dans les champs. Ceux qui avaient 48 payé de leurs personnes, épuisés par la route et les veilles, et incapables d'ailleurs d'endurer la fatigue, avaient à peine la force de porter leurs armes. On était alors au milieu du jour; et ces malheureux, accablés de soif et de chaleur, la bouche béante, se laissaient égorger en masse ou faire prisonniers.

XLIX. Il y eut plus d'éléphants tués par leurs conducteurs que par l'ennemi. Ces conducteurs étaient armés d'un ciseau et d'un maillet : lorsqu'ils voyaient ces animaux entrer en fureur et se précipiter au milieu des rangs carthaginois, ils introduisaient leur ciseau entre les oreilles, à l'articulation qui joint la tête au cou, et l'y enfonçaient de toutes leurs forces. C'était le moyen le plus prompt qu'on eût trouvé d'en finir avec ces masses énormes, quand ou ne pouvait plus les maîtriser. Asdrubal en avait eu le premier l'idée. Déjà célèbre par tant d'exploits, ce général mit le comble à sa gloire dans cette bataille. Il soutint les combattants par ses exhortations et par son intrépidité à affronter les dangers. Lorsque ses soldats, épuisés de fatigue et découragés, refusaient de continuer le combat, il les ranima soit par ses prières, soit par ses reproches; ils les rallia dans leur fuite, et on le vit sur plusieurs points rétablir le combat. Enfin, quand la fortune se fut déclarée pour les Romains, il ne voulut pas survivre à cette brillante armée que son nom seul avait entraînée : poussant son cheval au milieu d'une cohorte romaine, il mourut en combattant, comme il convenait à un fils d'Hamilcar et à un frère d'Annibal. Jamais, dans le cours de cette guerre, journée ne fut plus sanglante pour l'ennemi; on put la considérer comme les représailles de Cannes, soit par la mort du général, soit par la destruction de l'armée. Cinquante-six mille Carthaginois furent tués, cinq mille quatre cents faits prisonniers, un immense butin de toute sorte, mais surtout en or et en argent, resta au vainqueur. On reprit plus de trois mille citoyens romains qui étaient au pouvoir de l'ennemi. Ce fut une compensation des pertes qu'on avait éprouvées dans cette affaire; car la victoire avait coûté cher: huit mille hommes environ, Romains ou alliés, avaient péri. Les vainqueurs étaient si rassasiés de sang et de carnage, que le lendemain, lorsqu'on annonça au consul Livius qu'un corps de Gaulois cisalpins et de Liguriens, qui n'avaient pas assisté au combat, ou qui avaient échappé au massacre, fuyaient eu masse, sans chef, sans enseignes, sans ordre et sans discipline, et qu'un escadron suffirait peur les détruire tous :

« Qu'ils vivent, dit-il, afin qu'il y ait des témoins pour publier leur défaite et notre gloire! "

L. Néron partit la nuit même qui suivit le combat, et, par une marche encore plus rapide que la première, il arriva en six jours dans son camp, en présence d'Annibal. Les populations ne se pressèrent pas en foule sur son passage, aucun courrier ne l'ayant précédé; mais la joie que causa sou retour éclata en transports qui allaient jusqu'au délire. On ne saurait rendre ni exprimer ces deux situations si différentes dans lesquelles se trouva Rome, soit lorsque l'attente de l'événement tenait les esprits en suspens, soit lorsqu'elle reçut la nouvelle du succès. Du jour où l'on avait 49 appris le départ du consul Néron, jamais les sénateurs n'avaient quitté la curie où ils entouraient les magistrats, jamais le peuple ne s'était éloigné du forum un seul jour, depuis le lever jusqu'au coucher du soleil. Les dames romaines, dans l'impuissance de rendre d'antres services, avaient recours aux supplications; elles se répandaient dans tous les temples, et fatiguaient le ciel de leurs voeux et de leurs prières. La ville flottait ainsi entre la crainte et l'espérance lorsqu'une vague rumeur se répandit que deux cavaliers de Narnie, arrivés du champ de bataille au camp qui défendait les gorges de l'Ombrie, avaient annoncé la défaite de l'ennemi. Et d'abord ce bruit avait frappé les oreilles sans trouver créance dans les esprits. C'était une nouvelle trop importante et trop heureuse pour qu'on pût en concevoir l'idée et qu'on osât y ajouter foi. La rapidité même avec laquelle elle était parvenue la rendait suspecte : deux jours seulement, disait-on, s'étaient écoulés depuis le combat. Mais bientôt une lettre de L. Manlius Acidinus, envoyée du camp de l'Ombrie, confirma l'arrivée des cavaliers de Narnie. On porta ces dépêches à travers le forum jusqu'au tribunal du préteur : aussitôt les sénateurs se précipitèrent hors de la curie, et le peuple accourut avec tant d'empressement et de confusion aux portes de ce palais, que le courrier ne put y pénétrer. On l'entraîna en le pressant de questions; on demandait à grands cris que la lettre fût lue aux rostres avant de l'être au sénat. Enfin les magistrats parvinrent à écarter et à contenir la multitude, et l'on put satisfaire l'impatience publique par la communication de cette heureuse nouvelle. Ce fut au sénat d'abord, puis dans l'assemblée du peuple que se fit la lecture des dépêches; et, suivant la diversité des caractères, les uns ne doutaient pas du succès, les autres ne voulaient y croire que lorsqu'ils l'auraient entendu continuer par les envoyés ou un message des consuls.

Li. A la nouvelle que ces envoyés approchaient, tous les citoyens, quel que fût leur âge, coururent à leur rencontre : c'était à qui les verrait le premier, à qui entendrait de leur bouche le récit d'un si éclatant succès. La foule se portait eu une seule file serrée jusqu'au pont Mulvius ; et ce fut au milieu de ce cortége de citoyens que ces personnages ( c'étaient L. Véturius Philo, P. Licinius Varus et Q. Cécilius Métellus) ; arrivèrent au forum, harcelés de questions ainsi que les gens de leur suite, sur les circonstances de la bataille. Et chacun, à mesure qu'il apprenait que l'armée carthaginoise était anéantie, son général tué, les légions romaines saines et sauves, les consuls en vie, s'empressait de faire part aux autres de sa joie. On arriva ainsi avec peine au sénat; on eut plus de peine encore à écarter la foule qui se mêlait aux sénateurs. Après la lecture de la lettre, les envoyés furent présentés à l'assemblée du peuple. L. Véturius y lut la dépêche, puis il entra dans des détails plus précis sur toutes les circonstances; ses paroles furent couvertes d'applaudissements unanimes et accueillies par toute l'assemblée avec les transports de la joie la plus vive. Les uns coururent ensuite au temple remercier les dieux, les autres rentrèrent chez eux pour annoncer à leurs femmes et à leurs enfants cette heureuse nouvelle. Le sé- 50 nat, pour témoigner sa reconnaissance de ce que les consuls M. Livius et C. Claudius avaient, sans sacrifier leurs légions, anéanti l'armée ennemie et tué son général, décréta trois jours de supplications. Cette cérémonie fut annoncée dans l'assemblée par le préteur C. Hostilius; elle attira un grand concours d'hommes et de femmes. Pendant les trois jours, tous les temples ne cessèrent d'être remplis. Les dames romaines, parées de robes traînantes et suivies de leurs enfants . rendirent grâces aux (lieux immortels, comme si la guerre était terminée, et qu'elles fussent délivrées de toute crainte pour l'avenir. La situation de Rome se ressentit de l'influence de cette victoire : dès lors, comme en pleine paix, les affaires reprirent leur cours; ventes, achats, emprunts, dépôts, tout se lit avec confiance. Le consul Claudius, de retour dans son camp, lit jeter devant les retranchements ennemis la tête d'Asdrubal, qu'il avait eu soin de conserver et de rapporter avec lui, exposa aux regards des Carthaginois les prisonniers africains chargés de fers, et rendit même la liberté à deux d'entre eux, en les chargeant d'aller trouver Annibal et de lui raconter tout ce qui avait eu lieu. Annibal, atterré par ce coup qui frappait et l'état et sa famille, s'écria, dit-on,

" qu'il reconnaissait la fortune de Carthage. "

Puis il décampa et voulut concentrer dans le Bruttium, aux extrémités de l'Italie, toutes ses troupes auxiliaires, qu'il ne pouvait plus sans danger tenir disséminées; il enjoignit à tous les citoyens de Métaponte de quitter leurs foyers et d'aller s'établir dans le Bruttium, ainsi que ceux des Lucaniens qui obéissaient à Carthage.


773 NOTES SUR TITE LIVE.

LIVRE XXVII.

Dans le livre XXVII, Tite-Live a souvent comparé ensemble plusieurs auteurs, surtout lorsqu'il y avait dissidence entre eux sur le nombre des morts (ch. 1) ; ou lorsque des faits particuliers étaient rapportés diversement par eux, (ch. XXVI, XXXIII, XXXVIII). Au chap. VII il dit encore que quelques historiens ne sont pas d'accord, et parmi eux il faut ranger aussi Polybe X, 2 (cf. Schweighmuser). Au chap. XV il a traduit Polybe (cf. X, 1), mais en l'abrégeant. Le chap. XVIII et les suivants sont évidemment calqués sur Polybe (X, 34 et suiv.) qui, toutefois, place ailleurs les mêmes faits. Cf. Schweighmuser, au passage cité, bien que je soupçonne fort que, dans les extraits, l'ordre ait pu être confondu et changé. Tout est à peu prés tiré de Polybe, jusqu'aux chap. XI. de l'auteur grec, et XX de l'auteur latin, où s'arrêtent les extraits de Polybe.

Au chapitre XXVIII Tite-Live s'exprime ainsi : « Multos circa unam rem ambitus fecerim, si quae de Marcelli morte variant auctores onmia exsequi velim. Coelius triplicem ordinem refert. » — Au milieu de tant de divergences d'opinions, il a cependant préféré le récit que Polybe avait donné, X, 32, et que nous ne lisons plus que tronqué dans les extraits. Il a puisé certains autres détails particuliers dans d'autres auteurs. Le chap. XXVIII est d'accord avec Polybe (Fragm. in Spieileg., p. 38, liv. X, ch. XXXIII, éd. Didot ). Ch. XXX, pour la chronologie, il est en désaccord avec Polybe, et il classe autrement les faits (Cf. Schweigh., ad Polyb., X, 25.) Ch. XXXVI, il a omis les événements relatifs à Antiocbus, qui se trouvent racontés par Polybe ( chap. XXVII et suiv. ). Ch. XXXVII, il paraît avoir lu, dans les annales, le chant en l'honneur de(Junon. Ch. XXXIX, en racontant le passage d'Annibal, il s'est conformé à ce qu'on en lit dans Polybe (XI, 1). Ch. XLIX, au sujet du combat livré à Asdrubal, il s'écarte notablement du récit de Polybe (XI, 3), quoiqu'il lui ait cependant emprunté la description de la bataille, mais il y a joint beaucoup d'autres détails qu'il a trouvés dans les écrivains latins.

CHAP. I. — In Italia consul Marcellus. S'il n'est pas opportun de reproduire ici l'histoire de Marcellus, il n'est pas non plus sans intérêt de mettre en saillie un certain côté de son caractère, qui se dessine. nettement par quelques traits du vingt-septième livre. Marcellus représente à merveille le patricien plein d'assurance et de faste. Il ne se croit pas général ordinaire; il se considère comme un homme sûr de la fortune, et, en même temps, comme quelque chose de supérieur à un simple citoyen; comme le génie tutélaire de l'état, comme une puissance qu'il faut affranchir des règles communes. Cnéius Fulvius Centumalus va bientôt se laisser battre par Annibal.à Herdonée. et périr lui-même avec onze tribuns des soldats et seize mille hommes, selon les uns, treize mille, selon les autres. A cette occasion Marcellus écrira : « que lui, c'est-à-dire l'homme qui, après la bataille de Cannes, a su rabaisser l'orgueil d'Annibal, s'est mis en marche vers ce dernier, et qu'il va bientôt mettre un terme à sa joie. « Vers la fin de l'été, lorsque le terme de son consulat approche, il n'attend pas qu'un autre fasse voir que l'antagoniste actuel d'Annibal ne saurait être remplacé sans dommage pour la guerre. Il écrit lui-même au sénat qu'il pousse vivement Annibal, et que les intérêts de la république auraient à souffrir si ce changement de général venait ralentir cette poursuite. Au surplus le langage que Tite-Live lui prèle, peint mieux son caractère que le récit même de ses démarches. Veut-il rassurer les Romains, il leur dit Ceterum, eumdem se, qui post Cannensem pugnam ferocem victoria Annibalem contudisset, ire adversus eum, brevem illi laetitiam, quae exasltet, facturum. » Écrit-il à Rome, pour qu'on lui laisse la conduite de la guerre, voici l'impression qu'il produit : « Sed litterœ Marcelli, negantis e republica esse, vestigium abscidi ab Annibale, cui cedenti certamenque abnuenti gravis ipse instaret, curam injecterant ne aut consulem, aut maxime res agentem, a bello avocarent, aut in annum consules deessent. » Les conseils de Marcellus étaient formels, et malgré l'autorité des anciens usages, le sénat se soumettait à cet orgueil justifié par de grande succès. De tels citoyens dans la Rouie républicaine agissaient et parlaient en rois.

CHAP. I.— Maronea et Meles. Peut-être faut-il lire Melae, comme plus haut, XXIV, 20, aujourd'hui Molise. Ces deux villes ne sont, je crois, mentionnées par aucun autre auteur. La plupart des manuscrits pgrtent Marmoreas ou Marmoras.

IBID. — Tritici ducenta quadraginta milita medium. Vingt mille sept cent trente-six hectolitres, eu évaluant, avec M. Saigey, le modius à huit litres soixante-quatre centilitres.

IBID. — Centum decem milita hordei. Neuf mille cinq cent quatre hectolitres.

IBID. Cn. Fulvius Centumalus. Il ne faut pas le confondre avec Cn. Fulviys Flaccus, qui fut vaincu près de la ville d'Herdonée. Voyez XXV, 21.

IBID. — Romanorum saciorumque quoi caesa, etc. Voyez Plut., Vie de Marcellus, ch. XXIV; Frontin, Strat., II,5, 21: Appien, Hann., XLVIII; Orose, IV, 18, et Fabricius sur ce dernier auteur.

CHAP. II. — Ex Samnio in Lucanos transgressus, ad Numistronem. Νομίστρων dans Ptolémée, se trouve chez 774 les Bruttiens méditerranéens dont Tite-Live, dans plusieurs passages; attribue la partie supérieure aux Lucaniens. Pline (III, 11 ou 15) fait mention des Numestiani.

CHAP. II. — Prior in aciem eduxit. Crévier voit plusieurs difficultés dans ce passage. D'abord, dit-il, on ne peut comprendre quel était, dans ce combat, ce premier corps de bataille des Romains (prima acies) distinct des deux légions et des deux ailes ; car Marcellus n'avait que deux légions et un pareil nombre d'alliés, divisés en deux ailes (voyez XXVI, 28). L'autre difficulté consiste en ce point que les deux premiers corps ayant prolongé le combat jusqu'à la nuit, il ne dut pas rester assez de temps pour que le résultat de l'engagement de la première légion avec le second corps des Carthaginois pût demeurer longtemps indécis, « diu neutro inclinata stetit », et pour que ses troupes fraîches remplaçassent celles qui étaient fatiguées, jusqu'à ce que la nuit séparât les combattants. Il propose donc de lire ainsi tout le passage : « Romani sinistrum ad oppidum applicarent. Diu pugna neutro inclinata stetit. Ab hora tertia quum ad noctem pugnam extendissent, fessæque pugnando primae acies essent, [quae scilicet erant] ab Romanis  [id est a Romanorum parte] prima legio et dextra ala, ab Annibale [ vero, id est ab Annibalis parte] Hispani milites et funditor baliaris, elephami quoque, [qui] commisso jam certamine, in proelium acti [fuerant], primae legioni tertia [et] dextrae alae sinistra subiit, et apud hostes integri a fessis pugnam accepere. »

IBID. — Nox incerta victoria diremit pugnantes. S'il faut en croire Frontin (Stratag., II, 2, 6 ), « Annibal cavas et praeruptas vias objecit a latere, ipsaque loci natura pro munimentis usus clarissimum ducem vicit. »

CHAP. III. — Locavit autem omnem frumento. Je ne pense pas qu'il faille voir là une preuve de la rareté du numéraire à cette époque. Ce passage même semblerait prouver que la location moyennant une redevance en nature n'était pas d'un usage constant.

IBID. — Aeris dena millia. Crévier pense avec raison qu'il s'agit ici d'as grave. Au taux de 0,48 c. par as, les 10,000 as valaient 4,800 fr.

CHAP. IV. — Ad eum litterae jussu senatus ab L. Manlio pratore urbis missae, cumlitteris consulis Marcelli, ut ex iis nosceret, qua causa patribus eum potius, quam collegam revocandi ex provincia esset. Dans le principe, quand les consuls partaient pour la guerre, ils remettaient la ville aux soins d'un lieutenant qu'ils se choisissaient eux-mêmes et qu'ils installaient avec le titre de préfet de la ville. Mais avec le temps le préteur urbain acquit par l'usage le droit de les remplacer. Dans la circonstance qui nous occupe, le sénat voulant donner un caractère officiel au rappel de Valérius, lui fait écrire dans ce but par le préteur de la ville. Lorsque les consuls étaient hors de la ville, le pouvoir exécutif passait entre les mains du préteur de la ville. Lorsque les consuls étaient à Rome, le préteur n'était plus que le chef de la justice. Voyez la note du ch. XXXV du liv. XXII.

IBID. — Legati ab rege Syphace. Syphax avait déjà envoyé une députation en Espagne, auprès des généraux romains, Cn. et P. Cornélius, et maintenant il allait chercher, en quelque sorte, à sa source même, l'amitié des Romains. L'existence des clientèles, c'est-à-dire de la forme régulière sous laquelle les familles exerçaient leur influence, est un des faits lei plus curieux qui soient offerts par l'histoire romaine. Tant que Rome demeure renfermée en elle-même, les patriciens se divisent, pour ainsi dire, le peuple romain lui-même, en l'organisant en clientèles, en donnant à chaque famille noble un certain nombre de sujets. Quand Rome étend ses vues ambitieuses sur le monde, ce système dure encore. C'est moins l'état que telle famille qui règne sur tel pays, sur telle ville. Les conquêtes du peuple romain servent à grossir la puissance et l'influence des maisons aristocratiques. Avant de rechercher l'amitié du sénat, Syphax avait voulu d'abord obtenir celle des Scipions.

CHAP. VI. — Cum donis ad regem misit. Les présents que le sénat envoyait à Syphax, la toge elle tunique de pourpre, étaient comme un symbole par lequel les Romains reconnaissaient Syphax comme un citoyen, ou quelque chose de mieux encore, car le simple citoyen ne portait pas la robe de pourpre. Les rois voisins de Syphax, mais qui avaient moins de puissance que lui, sont placés à un degré plus bas par la nature des dons qu'on leur fait. Ils ne reçoivent que la prétexte.

IBID. — Ad Ptolemaeum Cleopatramque reges. C'est Ptolémée Philopator. Reges est ici pour regem et reginam. En Égypte, sous les Ptolémées, les reines associées au pouvoir étaient nommées dans les actes et sur les monuments publics. Voyez Spanheim, de Usu et praest. num., Diss. VII, p. 423. La sœur et l'épouse de ce Ptolémée est à tort nommée Eurydice, par Justin (XXX, I), et mieux Arsinoé, par Polybe (V, 83, 3 ; XV, 25, 2; 33, 11 et suiv.), et par l'auteur du 3e livre des Machabées, I, 1 et 3. Ce Ptolémée avait commencé à régner avant la deuxième guerre punique. Rome, dans cette circonstance, renouvelle l'alliance qu'elle avait conclue avec l'aïeul de ce prince, Ptolémée Philadelphe. Voyez Freinsh., Suppl., XIV, 38, ou Rollin, Hist. rom., t. III, liv. X, ch. v.

IBID. — A compitum anagninum. Voyez la Table de Peutinger, l'Iter Antonin., Wesseling, sur ce dernier, p. 306, et Clavier, Ital. ant., III, 6, p. 982.

CHAP. V. — Annos prope LX. Il ne s'en était écoulé que LV depuis que le consul Appius Claudine avait porté la guerre en Sicile.

IBID. — Patres extra romanum agrum negebant dictatorem dici posse. Le dictateur ne pouvait pas même conduire une armée hors de l'Italie. On ne reconnaît qu'une seule infraction à cette loi. Voyez l'Epitome de Tite-Live, XIX. Crévier remarque que ce passage doit être entendu de telle sorte qu'aucun territoire hors de l'Italie n'était regardé comme romain, et non que tout terri. foire d'Italie était tenu pour romain, comme on le voit par le ch. wax; mais il paraiî qu'on regardait comme romain tout territoire de l'Italie que Rome avait soumis à sa puissance.

CHAP. VI. — Olbiensem primo... Caralitanum agrum. Ptolémée place ces deux villes, Olbia et Caralis ou Coralès (aujourd'hui Cagliari), dans la même partie de la Sardaigne, à l'orient. Comment accorder cette situation avec ce que dit Tite-Live: inde ad alterum insulae Iatus?

IBID. — Sacerdotes romani eo anno mortui aliquot sufectique. Otacilius était mort en Sicile l'an 541. Voyez XXVI, 22, 23.

IBID. — Ti. Sempronius, Ti. F. Longus. Il fut chargé de deux sacerdoces, comme l'avait été T. Otacitius Crassus, et comme tant d'autres encore. Cf. Spanheim, de Usu et praest. num„ Diss. XII, p. 368 et Manuce, sur Cic., Ep. ad. div., XIII, 68. Mais Drakenborch regarde le 775 membre de phrase Ti. Sempronius... Crassi comme une interpolation, attendit qu'au livre XLI, ch. XXI, il n'est fait aucune mention de l'augurat de Sempronius.

CHAP. VI. — Crassus Licinius, etc. Les censeurs étaient ordinairement choisis parmi les consulaires.

CHAP. VII. — Ob res feliciter a P. Scipione gestas, supplicationem in unum diem decrevit. Les supplications étaient des cérémonies religieuses ayant pour but soit de remercier les dieux d'une victoire, soit de les prier de détourner quelque calamité. Les supplications d'actions de grâces consistaient en une visite faite aux dieux de la première classe, majorem gentium. La procession se composait d'un grand nombre d'enfants, filles et garçons, de condition libre, ayant père et mère, couronnés de fleurs et portant à la main des branches de laurier. Les enfants marchaient à la tète de la procession en chantant des hymnes à deux chœurs; après eux venaient les pontifes, les prêtres, les magistrats, le sénat, les chevaliers et le peuple, tous vêtus de blanc. Les dames romaines elles-mêmes prenaient part à cette procession et s'y mêlaient revêtues de leurs plus belles parures.

IBID.— Haud nescius quosdam esse. Polybe est de ce nombre. Voyez Schweighæuser sur Polybe, X, 2.

IBID. — C. Hostilius ab C. Laetorio, ou plutôt L. Veturius. Voyez plus haut, et ch. X et XX.

IBID. — Eademque legione eademque classe. Il n'est parlé que de la flotte (ch. XXII), et dans le livre précédent (XXVI, 20i, Tite-Live a dit que P. Sulpicius garda la flotte et renvoya la légion. Ceci est difficilement conciliable.

CHAP. VIII. — Primus ex plebe creatus maximus curio C. Maximus Vitalus. Un curion, comme nous l'avons déjà vu, était le chef et le prêtre d'une curie. II était choisi par sa curie. Il en faisait les sacrifices et les repas solennels. Souvent même il venait présider les repas de famille. Tons les curions étaient soumis à un curion élu par toutes les curies assemblées ou comices. Ce curion s'appelait Curie Maximus, le grand curion. Les curions étaient du reste subordonnés au grand pontife.

IBID. — Flaminem in senatum introduxerunt. On donnait le nom de flamine à des prêtres chargés exclusivement du culte d'un seul dieu. Le flamine de Jupiter, celui de Mars et celui de Romulus avaient un rang supérieur, et on les appelait grands flamines: ils étaient tirés de la noblesse. Les autres, au nombre de douze, s'appelaient petits flammes. La dignité de flamine était à vie, excepté pour le flamine de Jupiter, qui perdait sa place quand il perdait sa femme. Ce dernier, le flamine diale, était le plus considéré. Il portait un vêtement particulier. II avait la chaise d'ivoire, comme les grands magistrats. Il était astreint à une multitude de formalités très singulières, qui Aulu-Gelle et Fabius Pictor se sont plu à détailler. Il lui était défendu de monter à cheval, de voir une armée en bataille hors de la ville, de jurer, de toucher un chien, une chèvre, de la chair crue, du lièvre, des fèves, et non seulement de les toucher, mais encore de les nommer. Si un prisonnier lié et garrotté parvenait à entrer dans sa maison, il fallait le délier sur-le-champ et jeter la corde dans la rue. Il ne pouvait avoir aucun noeud sur lui. Ses cheveux ne pouvaient être coupés que par une personne de condition libres et ce qu'on eu coupait devait être enterré au pied d'un chêne vert. Il avait une coiffure particulière, etc., etc. Sa femme, qu'on nommait la flaminique diale, portait des habits couleur de feu. Elle ne pouvait pas porter de souliers faits avec le cuir d'une bête morte naturellement. Elle ne pouvait pas monter plus de trois marches on échelons. Son mari ne pouvait pas la renvoyer par le divorce. — En outre la dignité de flamine conférait d'importants privilèges. Par exemple, elle soustrayait à la puissance paternelle celui qui eu était revêtu; faveur déjà bien précieuse en elle-même dans cette rigoureuse organisation de la famille romaine, mais qui le devenait bien plus encore à l'égard du flamine, en ce que celte émancipation n'avait pas pour lui tous les inconvénients qui y étaient attachés ; c'est-à-dire qu'il ne subissait pas de diminution de tête (voy. la note du ch. XL du livre XXII, p. 889). Ainsi il devenait libre, sui juris, mais sans sortir de la famille où il conservait tous ses droits. Et, à la mort du chef de famille, du paterfamilias, il reprenait sous sa puissance ses propres enfants, restés dans la dépendance de leur aïeul, et qui, d'après la loi, n'auraient pas dû retomber sous celle de leur père émancipé. (Voy. Ulpien, Regul., X, 5; Gaius, Instit., I, 8 59.)

CHAP. VIII. — Divisam quondam romani punicique imperii finibus. La Sicile ne fut jamais divisée en province romaine et en province carthaginoise. Avant la première guerre punique, il y avait le royaume de Syracuse et la province carthaginoise. A la fin de cette guerre, les Romains restèrent maîtres de la partie carthaginoise de la Sicile, qui fut alors divisée en deux parties, le royaume de Syracuse et la province romaine. La quatrième année de la deuxième guerre punique, après la mort d'Hiéronyme, petit-fils d'Hiéron, les Carthaginois envahirent la partie de la Sicile soumise aux rois de Syracuse; mais ils furent bientôt expulsés de Vile entière par les Romains. Duker, pour lever la difficulté, propose de lire regii au lieu de romani, mais la correction parait superflue: romani est le nom actuel employé pour désigner l'état ancien.

CHAP. IX. — Triginta tum coloniae populi romani erant. D'après Tite-Live lui-même, Rome avait alors au moins trente-sept colonies. En effet, au ch. XXXVII de ce même livre, il nomme sept autres colonies. Du reste, ce n'est point là non plus le nombre total des colonies fondées par les Romains. Sigonius, en compulsant Tite-Live et Denys d'Halicarnasse, en a compté jusqu'à cinquante-trois. La grandeur de la politique romaine éclate admirablement dans la conduite que le sénat tient envers les colonies récalcitrantes. A celles qui se plaignent, des ordres formels de fournir de nouveaux secours; à celles qui refusent d'en donner, un silence méprisant. Ceci explique comment Rome put soutenir les attaques acharnées d'Annibal, et les malheurs qui en furent la suite. Cette ville avait déjà imprimé à cette époque une forte unité à une grande partie de l'Italie. Toutes les populations de langue latine la considéraient déjà comme leur métropole. Par ses colonies, elle s'était uni toutes ces populations éparses qui avaient pu lui disputer la suprématie de la race commune, mais qui, après avoir été vaincues, ne pouvaient plus méconnaître cette communauté de race et sentir un énergique besoin de nationalité contre lequel la politique ou la fortune de l'étranger le plus habile devait échouer. Les colonies, fatiguées, opposent un instant l'accent de la douleur et du désespoir aux exigences dévastatrices de Rome; mais quand cette mère impérieuse fronce le sourcil, elles obéissent avec empressement comme des filles soumises.

776

CHAP. X. — Aurum vicesimarium. Voyez la note du livre VII, ch. XVI, p. 848. Le produit de cet impôt (aurum vicesimarium) demeurait en réserve pour les besoins les plus pressants de l'État.

IBID. — Quatuor millia pondo. 6250 de nos marcs; quingena, 781 marcs, 2 onces; centue 156 marcs, 2 onces, suivant les calculs de Crévier.

CHAP. XI. — De principe legendo. Le membre du sénat, dont le nom se trouvait inscrit à la tète des tablettes du censeur, recevait le titre de princeps senatus. Ce fut d'abord le plus ancien censeur, mais nous voyons ici que le choix en fut laissé aux censeurs. Quoique cette distinction ne donnât droit à aucun commandement, à aucun avantage pécuniaire, on la regardait comme très importante, et elle se conservait ordinairement durant toute la vie. Ou appelait cette dignité principatus.

CHAP. XII. — Marcellus vestigiis instabat. Nous avons remarqué déjà l'assurance et l'orgueil de Marcellus. C'est un échantillon remarquable de cette aristocratie si fière et si forte qui fut peut-être à elle seule toute la gloire et toute la fortune de Rome. Il est impossible de ne pas admirer ici l'indomptable courage et l'énergique volonté que Marcellus déploie dans la poursuite d'Annibal. Le rusé Carthaginois veut se dérober à un combat; Marcellus l'oblige à se battre. Annibal est vainqueur et se flatte de lui avoir donné une bonne leçon. Marcellus, au lieu de se repentir et de s'abattre, gourmande ses soldats avec une telle amertume, qu'ils lui demandent grâce et mettent leur vie à sa disposition pour le lendemain. Il force Annibal à se battre de nouveau et il le met en déroute. De tels caractères rendaient les soldats insensibles aux fatigues et inaccessibles au découragement. Eu quittant l'assemblée où Marcellus leur avait parlé avec tant d'amertume, les soldats convenaient entre eux que le jour précédent il n'y avait eu que le général de brave dans l'armée, mais que le lendemain il fallait le satisfaire ou mourir. Un pareil homme méritait de finir avec plus de gloire qu'il n'y en eut dans sa mort à l'embuscade de Vénousa.

CHAP XIV. — Cum eo honte res est, etc. Cf. XXII, 57; XXVI, 42; Sil. Ital., III, 384 et suiv.; IX, 346 et suiv., Horace, Od. II, 5, 1 et suiv.; III, 27, 7 4; surtout IV, 4, 58-68, et les notes de Mitscherlich. Voyez aussi Plutarque, Vie de Marcellus, ch. XXV.

CHAP. XVII. — Subductis navibus Tarracone signifie : " Après avoir fait tirer ses vaisseaux à terre à Tarragone. " En effet, si Tite-Live avait voulu dire que Scipion avait conduit sa flotte à Tarragone, il aurait écrit Tarraconem. Voyez VIII, 26.

IBID. — Scire enim se, transfugae nomen, etc. Tite-Live semble avoir eu sous les yeux Thucydide, III, 9;  Τὸ μὲν καθεστὸς τοῖς Ἕλλησι νόμιμον, ὦ ἄνδρες Λακεδαιμόνιοι καὶ ξύμμαχοι, ἴσμεν etc. " Lacédémoniens, et vous alliés, nous connaissons l'usage établi chez les Hellènes; un peuple, qui se révoltant durant la guerre, abandonne ses premiers alliés, devient agréable à ceux qui l'ont accueilli, en raison de l'utilité qu'ils en retirent; mais il en est méprisé, parce qu'ils le regardent comme traître à ses premiers amis. Cette opinion ne serait pas injuste, si, entre les révoltés et ceux dont ils se seraient séparés, il y avait réciprocité de sentiments et de bienveillance, égalité de moyens et de pouvoir, et s'il n'existait aucun motif raisonnable de défection. C'est ce qui n'était point entre nous et les Athéniens. Qu'on ne nous croie donc pas méprisables, si, après avoir été honorablement traités par eux pendant la paix, nous les abandonnons au moment du danger. " (Traduct. de M. Ambr. Firmin Didot, t. II, p. 13.)

CHAP. XIX. — Sibi maximum nomen imperatoris esse quo se milites sui appellassent. Les soldats romains, réunis après une victoire, étaient dans l'usage de saluer leur général du titre d'imperator. Le nom de roi était odieux aux Romains. Ils l'avaient pourtant conservé et ils le donnaient à deux sortes de magistrats, l'un temporaire, l'autre permanent; l'interrex qui remplaçait les consuls, sorte de charge en attendant que de nouveaux consuls fussent nommés, et le rex sacrorum, qui avait la surintendance des sacrifices.

CHAP. XXI. — Ludi et romani et plebeii eo anno in singulos dies instaurati. Les jeux plébéiens avaient pour but de rappeler la conquête de la liberté, faite par le peuple, lors de sa retraite sur le Mont Sacré. On les célébrait d'ordinaire vers le milieu du mois d'octobre; ils duraient alors trois jours; l'usage obligeait les édiles de donner à celte époque un repas au peuple. Les jeux plébéiens se distinguaient des jeux romains en ce que les premiers étaient donnés par les édiles plébéiens, et les autres par les édiles curules.

Les jeux romains, ainsi appelés parce que Romulus les avait fondés ou même simplement rétablis, et grands jeux parce qu'on les célébrait avec plus de pompe et de magnificence que tous les autres, avaient d'abord été établis en l'honneur du dieu Cousus; mais, par la suite, ils furent consacrés aux trois grandes divinités, Jupiter, Junon et Minerve. Ces jeux sont plus généralement connus sous un autre nom, celui de circenses. Ils furent les plus anciens que Rome eût connus. Avant que Tarquin eût bâti le cirque, on les célébrait dans l'île du Tibre. D'abord ils ne duraient qu'un jour, mais peu à peu le goût du peuple pour ces spectacles devenant plus vif à mesure qu'il était plus satisfait, la prospérité de la république croissant d'ailleurs, ils furent continués plusieurs jours de suite. L'ouverture eu était faite par une procession qui partait du Capitole pour aller finir au grand cirque. Les jeux gymniques formaient le fond du spectacle. On y faisait entrer en outre la course des chars et les représentations grossières de baladins étrusques.

IBID. — Triumvirum agrarium. Les Romains nommaient souvent des commissaires pour des cas particuliers d'administration et ils leur donnaient le nom de triumvirs, parce qu'ils aimaient à les établir au nombre de trois. Ainsi, quand ils voulaient fonder une colonie, ils mettaient à la tète de l'émigration, et chargeaient de la distribution des terres, des commissaires nommés à cet effet, et qui avaient le titre de triumvirs agraires.

IBID. — Servilium negabant, etc. Il résulte de ce passage qu'il n'était pas permis au fils d'un esclave d'occuper une magistrature. C'est un principe qui n'a jamais varié dans le droit romain, que tout prisonnier de guerre devient esclave, et que tout esclave perd ses droits; parce que la perte de la liberté entraîne celle de tous les autres droits. Mais, pour bien comprendre ce passage, il faut savoir que la captivité ne dissolvait pas la puissance paternelle, du moins immédiatement. L'état des enfants était en suspens, pendet jus liberorum ( Voyez Gains, Instit.; I, g 129); et, pour déterminer s'ils avaient été fils de famille, ou sui juris, il fallait attendre le retour ou la mort du père captif. Au premier cas, le prisonnier rentré dans son pays était supposé n'en être jamais sorti, par 777 conséquent n'être jamais tombé dans l'esclavage. Il reprenait donc ses droits de père de famille, môme pour le passé, ou, pour mieux dire, il les conservait sans les avoir jamais perdus, et ses enfants étaient sous sa puissance. Telle était la conséquence d'une fiction de droit, admise sous le nom de postliminium, et dont nous avons déjà parlé dans la note sur la diminution de tète. ( Voyez la note du ch. LX du livre XXII, p. 899.) Si au contraire le prisonnier mourait chez l'ennemi, les enfants qu'il avait sous sa puissance en étaient libérés et devenaient soi pris. Ici toutefois s'élevait une question.

A compter de quelle époque les enfants étaient-ils sui jures? était-ce depuis la captivité du père ou seulement depuis sa mort? Cette question était encore indécise au temps de Caïus ( loc. cit. ). Triphooinus, dans un fragment conservé au Digeste (12, 1, de Capt. et Postl., liv. XLIX, cit. XV, éd. Kriegel ), et Justinien, dans les Institutes (I, 12) la décident dans le premier sens. En effet la dissolution de la puissance du père, à l'époque de sa captivité, n'était qu'une conséquence naturelle de l'esclavage qu'il subissait, et dont les conséquences n'étaient effacées par le postliminium. qu'en cas de retour.

La captivité d'un fils de famille suspendait également la puissance paternelle, sans la dissoudre définitivement, parce que la fiction du postliminium s'appliquait également aux fils de famille.

Cette fiction avait lieu dans tous les cas où le prisonnier revenait, soit après avoir été repris sur l'ennemi, soit en se rachetant ou en échappant d'une manière quelconque, pourvu qu'il ne revint pas, comme Régulus, avec l'intention de retourner chez l'ennemi.

CHAP. XXIII. — Ludi Apollinares. Les jeux apollinaires, ou en l'honneur d'Apollon, ne prirent rang, comme on le voit ici, parmi les fêtes fixes, que l'an de Rome 544. Ces jeux furent établis sur l'interprétation de quelques vers des livres sibyllins. Aussi les décemvirs sibyllins y jouaient-ils un certain rôle. Ce rôle consistait à sacrifier un boeuf et deux chèvres blanches, dont on dorait les cornes. Il y avait ce jour-là, dans Rome, des festins publics devant les maisons. Le peuple se couronnait de lauriers pour assister aux jeux. La cérémonie se passait dans le cirque.

CHAP. XXVI. — Cum equitibus ducentis et viginti. Appien rapporte que l'escorte des consuls était composée de trois cents cavaliers. Plutarque suit Tite-Live. Polybe ( XI, 25 ) ne parle que de deux escadrons ou terme, en grec ἴλαι; la turma étant composée de trente et un hommes, il s'ensuit que Marcellus n'aurait eu avec lui, selon Polybe, que soixante cavaliers. Cette supputation ne s'accorde point avec celle de. Tite-Live, qui fait périr plus de soixante hommes dans l'embuscade dont Marcellus fut victime. A moins toutefois que, dans ce passage de Polybe, on ne doive lire τριακοσίους; au lieu de τριάκοντα. Du reste Polybe nous apprend qu'indépendamment des deux escadrons les consuls avaient emmené des licteurs et des vélites.

CHAP. XXVIII. — Ibi inventum Marcelli corpus. Selon Appien ( Bell. Annib., L) Annibal considéra quelque temps le corps de Marcellus, et le voyant tout couvert de blessures par devant :. "Bon soldat, dit-il, mais mauvais général. "

CHAP. XXIX.— Dictatorem in agro romano diceret comitiorum causa. La nomination du dictateur était dans les attributions du consul. Mais, pour exercer ce droit, il fallait que le consul Olt sur le territoire de la république. Ainsi nous avons vu précédemment, dans un cas semblable, le consul Valérius être rappelé de Sicile pour venir nommer un dictateur sur le territoire romain. Nulle part les formalités de la légalité et de l'usage n'eurent autant d'empire qu'à Rome. Or la question des lieu était une chose importante dans la définition des magistratures. Le tribun du peuple perdait toute son autorité en mettant le pied hors de l'enceinte de Rome.

CHAP. XXX. — Curatione Heraeorum, etc. Les combats gymniques célébrés publiquement et aux frais des villes, et donnés en spectacle public, étaient une chose universelle en Grèce. Ils avaient lieu à époque fixe. Les plus célèbres et les plus fréquentée étaient les jeux olympiques à Élis; les jeux pythiques, à Delphes, les jeux néméens, à Argos, les jeux isthmiques, près de Corinthe. Les jeux héréens avaient été institués en l'honneur de Héra ou Junon, patronne de la ville d'Argos.

IBID. — Macedonum reges ex ea civitate oriendos. Caranus, premier roi de Macédoine, était d'Argos. Cf. XXXII, 22; Justin, VII, 1 ; Velléius Paterc., I, 6; Euseb., Chron. gr., p. 45; Julien, Ep., XXXV, et Or.. III, p. 106.

CHAP. XXXI. — Per maritas domos. « Pénétrer dans les maisons pour outrager les maris.»  Maritas domos, c'est tout simplement les maisons conjugales, c'est-à-dire les maisons habitées par des époux. Rhenanus corrige per maritimas domos. Cette correction, mauvaise. en elle-même, n'est nullement nécessaire. Maritas domos n'est pas plus étrange que lege marita dans Horace (Carm. secul., 20 ).

CHAP. XXXIII. — Cornu alterum galeæ perfregit. Ces cornes veulent dire de véritables cornes, en forme de cornes de boeuf. Les successeurs d'Alexandre adoptèrent, comme insigne, un casque à deux cornes, Voyez Spanheim, de Usu et praest. num., Diss. VII, p. 387 et 599, ou Mss. V, p: 367 et suiv.

CHAP. XXXIV. — Pedibus in sententiam ibat.... stantem coegit sententiam dicere. Les sénateurs émettaient leur opinion, sententiam dicebant, en se tenant debout, stantes : de là on disait d'un sénateur qu'il s'était levé, excitari. Mais cela n'avait lien que lorsqu'ils étaient invités à donner leur avis. Quand ils se bornaient à adopter l'avis d'un autre ils restaient assis. Pour rendre un décret on recueillait les voix, per discessionem, c'est-à-dire que le président faisait placer d'un côté de la salle ceux qui étaient de l'avis du décret, et d'un autre côté ceux qui étaient d'un avis contraire : Qui hoc censetis, illuc transite; qui alla omnia, in hanc partem. De là ire pedibus in sententiam alicujus; et discedere in alia omnia.

Les sénateurs qui votaient sans avoir rien dit, ou selon quelques-uns, ceux qui avaient le droit de voter, et non celui de parler, s'appelaient pedarii (Festus; Aulu-Gelle, III, 18), parce qu'ils n'exprimaient leur opinion qu'en passant du côté de ceux dont ils approuvaient l'avis.

IBID. — Quia duos patricios creari non liceret. Les patriciens, en appelant une illégalité la création des deux consuls patriciens, ne faisaient pas une concession aux circonstances. Sigonius remarque qu'à cette époque on ne trouve, dans aucune année, deux patriciens consuls nu même temps.

CHAP. XXXVII. — Iterum novemdiale sacrum instauratum. On donnait, dans le principe, le nom de novemdialia à des sacrifices qui avaient précisément pour but l'expiation des prodiges. Le premier exemple en remon- 778 tait à Tullus-Hostilius. Celui-ci ordonna probablement des expiations après avoir appris qu'il était tombé sur le mont Albain une effroyable pluie de pierres. Ces expiations durèrent neuf jours, et cette cérémonie put ainsi, dans le montent, s'appeler novemdiale. Dans la suite le nom resta, quoique la durée de la solennité variai au gré du gouvernement politique ou pontifical. On donnait aussi le nom de novemdialia à des sacrifices que l'on faisait avant de renfermer les cendres d'un mort dans son tombeau; cette cérémonie avait lien neuf jours après le décès.

CHAP. XXXVII. — Armitustrum. C'était un lieu sur l'Aventin et dans la treizième région de la ville, où chaque année, le XIV des calendes de novembre, on célébrait I'armitustrum, fête que les Romains célébraient en armes. Voyez sur cette fête, les deux passages assez obscurs de Festus et de Varron, de L. L., V, 153 ; VI, 29.

IBID. — Aruspices ex Etruria acciti. L'aruspicine, ou science des aruspices, était originaire de l'Étrurie, d'où elle avait passé à Rome. Dans une foule de circonstances, les Romains se croyant moins habiles que les Étruriens, appelaient des aruspices étrusques. Cicéron, dans le Traité de la Divination, et Ovide, dans les Métamorphoses, racontent comment l'aruspicine prit naissance en Étrurie. Un Étrusque labourait son champ près de Tarquinies ; un homme sortit de terre à côté du soc. Cet homme s'annonça sous le nom de Tagès; il avait les traits d'un enfant. La nouvelle de cet événement s'étant répandue en Étrurie, toute la population accourut. Tagès conversa avec l'Étrurie entière, pendant plusieurs jours, et ses entretiens furent employés uniquement à enseigner aux Étrusques I'aruspicine. On fit un recueil des préceptes qu'il avait donnés, et ce recueil se conserva. Antistius Labeo composa sur ce recueil un très long commentaire. Ce révélateur de l'aruspicine, ce Tagès, était, on le conçoit, un petit-fils de Jupiter.

IBID. — Conditum ab Livio poeta carmen. Ce Livius est le célèbre Livius Andronicus. Il est fâcheux que Tite-Live n'ait pas transcrit le poème dont il nous parie ici. Festus ( p. 219, éd. Egger.) " Scribas proprio nomine antiqui . et librarios et poetas vocabant. At nunc dicuntur scribae quidem librarii, qui rationes publicas scribunt in tabilis. Itaque cum Livius Andronicus bello punico secundo scripsisset carmen, quod a virginibus est captatum, quia prosperius resp. populi R. geri coepta est, publice adtributa est ei in Aventino aedis Minervae in qua liceret scribis histrionibusque consistere ac dona ponere in honorem Livii, quia is et scribebat fabulas et agebat. " Au chap. XIII du livre XXXI Tite-Live fait mention d'un semblable poème composé par un autre poêle, et chanté aussi par trois fois neuf vierges.

IBID. — Per manus veste data, virgines sonum vocis pulsa pedem modulantes incesserunt. C'est-à-dire exprimant en dansant le sujet des chants qu'elles faisaient entendre, comme dans la danse grecque appelée cordax. Voyez Térence, Adelph., IV, 7, 34; Casaubon et Fischer, sur le septième caractère de Théophraste ; Meursius, Orchestra, au mot Χόρδαξ; Ramhach, sur l'Archéologie grecque de Potter, t. ΙΙΙ, p, 633. — Per manus data signifie, non pas que les danseuses se transmettaient une corde de main en main, mais que chacune tenait l'extrémité d'une corde dont l'autre extrémité était entre les mains de sa voisine, pour qu'elles ne formassent qu'une seule ligne. Sur l'usage de la corde dans la danse voyez les commentaires d'Horace, Ep. I, 10, 48, de Térence, au passage cité plus haut; Gronove, dans le prologue du t. VIII des Ant. Gr., Nann. Misc., IV, 22 et Brod, Misc., I, 29.

CHAP. XXXVIII. — Sacrosanctam vacationem direbantur habere coloni maritimi. Ces mots, sacrosanctam vacationem, veulent dire seulement que l'exemption avait été accordée, par les Romains, sous la foi du serment. A quel litre les colonies maritimes avaient-elles obtenu de ne point fournir de levées, et par quel motif le peuple romain avait-il fait serment de n'en point exiger? Cela ne peut se résoudre que par conjecture. Le brigandage maritime était porté autrefois à un degré d'audace dont tous les temps modernes n'ont jamais offert d'exemple, excepté du temps des Normands. Mais il y a, entre les ravages exercés par les Normands et les dévastations des pirates anciens, cette grande différence, que les Normands n'avaient devant eux que des côtes assez peu peuplées et manquant à peu près absolument de grandes villes : en Italie, au contraire, la côte maritime offrait une suite presque non interrompue de cités, dont toutes valaient fort la peine d'être pillées. La perpétuité du danger ne leur faisait-elle pas une loi de ne jamais envoyer à l'intérieur leurs moyens de défense? D'ailleurs en leur qualité de ports, elles avaient plutôt des marins que des soldats de terre. Cette double circonstance avait dû porter de bonne heure les colonies maritimes à demander l'exemption de la contribution militaire en hommes, et Rome ne pouvait avoir aucune bonne raison de la retisser.

IBID. — Senensis est l'ethnique de Sena (ch, XLVI) ou Sena Gallica, et Seno-Gallica en Ombrie, aujourd'hui Sittigaglia. Seniensis, au contraire, se rapports à Sena Julia, ville d'Étrurie, aujourd'hui Sienas.

CHAP. XXXIX. — Quae antea Invia fuerant. Tite-Live est ici en contradiction avec lui-même; car, aux ch. XXIV et XXV du livre V, il reconnaît que les Gaulois avaient souvent passé les Alpes antérieurement à l'expédition d'Annibal. Sur l'époque la plus ancienne où les Gaulois franchirent les Alpes, voyez César, liv. VI, Pline, XII, I, et Strabon, liv. IV.

CHAP. XLIV. — Sine viribus, sine imperio, sine auspicio. Telles étaient les moeurs romaines, que la religion intervenait dans toutes les affaires, et prêtait des formules indispensables à toutes les actions publiques ou privées. La sanction de la religion était donc réclamée par le peuple avec une vive sollicitude et lui inspirait autant de confiance que de respect. C'était donc là un moyen d'influence politique; aussi les patriciens et les magistrats, ce qui fut longtemps la même chose, s'en saisirent-ils. Dans la circonstance donnée, le droit de rechercher et d'appliquer la sanction religieuse, les auspices, appartenait à une seule personne, au consul, et, cette personne manquant, les auspices n'étaient plus possibles; ils étaient partis avec elle, le camp n'avait plus d'auspices.

Case. XLV. — Damnarenturque ipsi votorum. Les Romains étaient fort enclins à faire des voeux; cela est attesté par des preuves nombreuses qui nous sont fournies non seulement par les historiens, nias par des inscriptions et des médailles. Le passage de Tite-Live, sur le-quel nous nous arrêtons ici, est remarquable eu ce qu'il prouve que l'autorité religieuse intervenait dans les voeux, et que des 'mue, faits ainsi publiquement et solennellement, devenaient un devoir dont l'État exigeait l'accomplissement.

779  CHAP. LI. — Ad Mulvium usque pontem. S'il est vrai, comme le disent Aurélius Victor, de Vir. ill., ch. LXXIII, et Ammien Marcellin, XXVII, 5, que le pont Mulvius ait été construit par Emilius Scaurua, il y aurait là un anachronisme de cent ans au moins.

IBID. — Agnoscere se fortunam Carthaginis. Conf. XXVIII, 12; Horace, Od. IV, 4, 49 et 69, et les notes de Mitscherlich.