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PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

LA VERTU EST LE FRUIT DE L'ENSEIGNEMENT.

 

 

 

texte grec

 

LA VERTU EST LE FRUIT DE L'ENSEIGNEMENT.

355 Ce fut autrefois une question fort agitée parmi les philosophes, de savoir si l'on pouvait enseigner la vertu, ou si elle était dans l'homme un attribut de son âme, qui, né avec lui, s'y conservait sans instruction et sans étude. Platon a traité à fond ce sujet dans un de ses dialogues intitulé Ménon, du nom du sophiste à qui il fait soutenir que la vertu peut être le fruit de l'enseignement. Socrate combat ses raisons, et il décide qu'elle n'est point, dans l'homme, l'effet de l'instruction. Mais il prétend aussi qu'elle n'est pas, en lui, une suite de la nature, et que ceux qui la possèdent la doivent à la bonté de Dieu, qui seul la produit dans leur âme. Cette controverse, source de toutes celles où l'on a cherché à définir la grâce, n'est qu'un sophisme qui tend à anéantir la puissance du libre arbitre. Plutarque fait voir ici que la vertu n'apparaissant qu'en germe dans l'âme humaine, a besoin, comme toutes ses autres facultés, d'être développée et éclairée par l'expérience et par la conscience du genre humain.

[439a]  On dispute si on peut enseigner la prudence, la justice et la bonne conduite. Bornera-t-on son admiration aux ouvrages des rhéteurs, des pilotes, des architectes, des laboureurs, et de tant d'autres, pour ne nommer que par leurs noms les gens de bien, [439b] comme on nomme les hippocentaures, les géants et les cyclopes? Y a-t-il donc quelque action vertueuse qui ne soit souillée par quelque vice? et nos mœurs sont-elles jamais exemptes de corruption ? Le bien que la nature produit d'elle-même, semblable à un fruit sauvage dont le suc est vicieux, n'est-il pas toujours accompagné de quelque mal? Les hommes apprennent à chanter, à danser, à lire, à labourer, à dresser un cheval, à se chausser, à se vêtir, à verser à boire, à faire la cuisine, et on ne fait bien aucun de ces exercices [439c] qu'autant qu'on l'a appris. Et vous voudriez, hommes inconséquents, que la sagesse, qui est la fin de toutes ces connaissances, fût abandonnée au hasard, et n'eût ni principes, ni leçons, ni préceptes ! N'est-ce pas anéantir la vertu, que de dire qu'on ne peut pas l'ensei- 356 gner?Si on l'acquiert par l'enseignement, celui qui le défend n'empêche-t-il pas l'existence de la vertu ?

Ce n'est pas, dit Platon, le défaut d'harmonie dans une lyre qui arme le frère contre le frère, divise les amis, excite des séditions dans les républiques, et les livre en proie aux maux les plus funestes. [439d] Ce n'est pas pour une dispute de prosodie sur la prononciation d'un mot, que les guerres civiles s'allument. Un mari et une femme ne prennent pas querelle ensemble pour la trame ou la chaîne d'une toile. Cependant personne n'entreprend d'ourdir de la toile, de faire une lecture, ou de manier la lyre, à moins qu'il ne l'ait appris ; non qu'il en craigne de grands inconvénients, mais parce qu'il ne veut pas se rendre ridicule, et qu'il vaut mieux, suivant Héraclite, cacher son ignorance. Mais tout le monde se croit capable de bien gouverner une maison, d'administrer sagement une charge ou même un État, sans en avoir fait la moindre étude.

Diogène ayant vu un enfant qui mangeait goulûment, donna un soufflet à son gouverneur. [439e] Il imputait avec raison sa gourmandise au défaut d'instruction de la part du maître. On ne sait pas se tenir décemment à table, si, comme dit Aristophane, on n'a dès sa jeunesse contracté l'habitude

De borner ses désirs aux mets les plus communs,
Et dans tout son maintien, d'observer la décence.

Et l'on voudrait remplir d'une manière irréprochable les devoirs de mari, de citoyen, de magistrat, sans les avoir jamais appris? « Vous êtes donc partout? disait quelqu'un à Aristippe. — Si cela est, répondit-il en riant, je perds ce que je paie au marinier pour mon droit de passage. » Ne peut-on pas dire de même que [439f] si les hommes ne deviennent pas meilleurs par l'instruction, le salaire qu'on donne à leurs maîtres est perdu ; car ils les prennent dès 357 qu'ils sont sevrés, pour former leur âme, comme les nourrices ont façonné leurs membres, et ils dirigent leurs premiers pas dans les sentiers de la vertu.

On demandait à un Spartiate quel bien il procurait aux enfants en les instruisant : « Je fais, répondit-il, que ce qui est honnête leur soit agréable. » Les maîtres enseignent aux enfants à marcher modestement dans les rues, à ne toucher aux viandes salées que d'un doigt, et avec deux au poisson, [440a] au pain et à la viande ; ils leur apprennent la manière dont ils doivent se gratter et porter leur robe. Que dirait-on d'un homme qui prétendrait qu'on peut guérir une dartre et un panaris, mais qu'il n'y a point de remède pour la pleurésie, la fièvre et la frénésie? Mais est-il plus raisonnable de vouloir qu'il y ait un art et des principes pour les petits devoirs de l'enfance, et que la science la plus importante et la plus parfaite, soit une pure routine, et l'effet du hasard?

Il serait ridicule de vouloir faire un rameur ou un pilote d'un homme qui n'aurait jamais appris à manier la rame ou le gouvernail. Il n'est pas plus sensé de vouloir, en conservant l'enseignement des autres arts, supprimer celui de la vertu. C'est faire tout le contraire des Scythes. Ces peuples, au rapport d'Hérodote, crèvent les yeux à leurs esclaves, pour les employer à battre leur lait. Ici on allume pour les arts serviles [440b] le flambeau de la raison, et on l'éteint pour la vertu. « Qu' êtes-vous ? disait un jour à Iphicrate Callias, fils de Chabrias : archer, fantassin, cavalier, ou soldat des troupes légères? — Rien de tout cela, répondit ce général ; mais je commande à ces différents corps de troupes. » Un homme qui prétendrait qu'il faut des leçons pour savoir tirer de l'arc, faire manœuvrer un cheval, manier des armes ou une fronde, et que l'art de commander une armée est l'effet du hasard, s'exposerait à la risée. Mais ne serait-il pas bien plus ridicule de soutenir que la prudence seule n'a pas 358 besoin de maîtres, tandis que sans elle, tous les autres arts sont inutiles et infructueux ? C'est elle qui les dirige tous, qui en fait la beauté, l'ordre et le prix. [440c] Quel agrément, je le demande, trouverait-on dans un repas où les esclaves bien dressés auraient tout fait cuire à point, et le serviraient à propos (01), si ceux qui l'ordonnaient n'avaient ni intelligence ni goût?

(01) Il est aisé de voir que cet opuscule est imparfait. Ce n'est probablement  qu'une esquisse que Plutarque se proposait de compléter dans la suite.