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PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

DE LA VERTU ET DU VICE.

Victor BÉTOLAUD, Oeuvres complètes de Plutarque - Oeuvres morales, t. I ,
Paris, Hachette, 1870.

Autre traduction

Traduction Ricard

 

 

texte grec

 

[1] Les vêtements semblent réchauffer l'homme, et pourtant ce ne sont pas eux qui réchauffent ou qui donnent de la chaleur. Chacun d'eux en soi-même est froid, et à cause de cela souvent, lorsque nous brûlons et que nous avons la fièvre, nous en changeons à plusieurs reprises. C'est la chaleur émanée d'un individu qui, concentrée et retenue par les habits dont il se couvre, enveloppe le corps et grâce à eux ne peut pas s'évaporer. Le même effet, se produisant pour les choses de ce monde, fait prendre le change au grand nombre des hommes. On se figure que si l'on s'entoure de bâtiments immenses, si l'on réunit une foule d'esclaves, si l'on entasse des richesses par monceaux, on vivra dans les délices. Mais le bonheur et le contentement ne viennent point du dehors. C'est l'homme, au contraire, qui répand sur ce qui l'entoure le plaisir et l'agrément; et il en trouve en quelque sorte la source dans son caractère.

"Plus gaie est la maison lorsque le foyer flambe".

Plus agréable aussi est la richesse, plus brillante la gloire et la puissance, lorsque s'y joint le contentement de l'âme. Et réciproquement la pauvreté, l'exil, la vieillesse, n'ont rien de pénible et de douloureux pour les caractères doux et résignés.

[2] De même que les parfums donnent une odeur agréable aux haillons comme aux manteaux, et qu'au contraire du corps d'Anchise sortait un sang vicié,

"Qui tachait sur son dos la pourpre au fin tissu" ;

de même avec la vertu tout régime, tout genre de vie est exempt de chagrins et devient délicieux. Mais la gloire, l'opulence, les honneurs, quand le vice s'y est mêlé, n'offrent plus à ceux qui les possèdent qu'amertume, dégoût et aversion.

"Tel en place publique a plus d'un envieux;
Mais pénétrez chez lui : sort trois fois malheureux!
Sa femme y fait la loi, le mène, le querelle".

Et cependant on se débarrassera sans peine d'une méchante femme si l'on est vraiment un homme et non pas un esclave; mais avec le vice il n'y a pas moyen de s'inscrire en demande de divorce, pour s'arracher aux tourments de cette communauté et pour vivre seul en repos. Le vice habite constamment au fond de nos entrailles, il s'attache à nous, la nuit comme le jour;

"Sans tison il nous brûle, et hâte la vieillesse".

C'est un fatigant compagnon de voyage à cause de son insolence, un convive coûteux à cause de sa friandise, un insupportable camarade de lit attendu qu'il interrompt et gâte notre repos par les soucis, par les inquiétudes et les tourments de la jalousie. En effet le sommeil que goûte le corps est, du moins, une trêve; mais quant à l'âme, elle est sans cesse en proie aux saisissements, aux songes, aux frayeurs qu'enfante la superstition.

"Lorsque je m'assoupis le chagrin fond sur moi,
Et des rêves affreux m'assassinent ..."

dit un poète. Semblables sont les effets produits par l'envie, la crainte, la colère et l'intempérance. Pendant le jour l'homme vicieux, portant ses regards au dehors et se composant devant les autres, obéit à une sorte de pudeur. Il dissimule ses passions, et, loin de se livrer sans réserve à leur impétuosité, il y résiste et les combat le plus souvent. Mais dans ses rêves, où il échappe à l'opinion publique et aux lois, où il s'affranchit complètement de la crainte et de la honte, dans ses rêves il donne l'essor à toutes ses convoitises, il réveille tout ce qu'il a d'appétits mauvais et désordonnés. Il cherche, comme dit Platon à monter dans le lit de sa mère; il porte à sa bouche des aliments abominables; il ne s'abstient d'aucun acte ; et pour satisfaire autant que possible sa rage d'impiété, il se crée des images, des visions, sur lesquelles il ne peut assouvir pourtant ses faux appétits ni arriver à aucune volupté, et qui ne servent qu'à exciter, qu'à irriter ses passions et ses maladies.

[3] Où donc est le charme du vice, si nulle part il n'échappe aux inquiétudes et aux chagrins, si jamais il n'est content de soi, calme, tranquille ? Car les jouissances de la chair ne peuvent exister et se produire que si le corps est dispos et en bonne santé; et de même, l'âme ne saurait goûter de joie et de satisfaction réelle si le repos et la sécurité ne lui assurent en quelque sorte de solides fondements ou un asile serein et inaccessible aux flots. L'espérance et l'allégresse commençaient à peine à sourire : soudain éclatent les soucis; la navigation était heureuse : un écueil caché brise l'esquif et l'anéantit.

[4] Entassez l'or, amoncelez l'argent, édifiez des promenades, remplissez votre demeure d'esclaves, la ville de vos débiteurs : si vous n'avez pas calmé les passions de votre âme, si vous n'avez pas étouffé votre insatiabilité, si vous ne vous êtes pas débarrassé des craintes et des soucis, vous donnez du vin à un homme brûlé par la fièvre, vous offrez du miel à un bilieux, vous préparez des viandes et des ragoûts pour des gens atteints de flux de ventre et de dyssenterie, et ces gens, loin de garder ces aliments et d'en être fortifiés, n'en deviendront que plus souffrants encore. Ne voyez-vous pas les malades, placés en présence de mets parfaitement sains et d'un très grand prix, éprouver de la répugnance, les dédaigner et les refuser quand on les porte à leurs lèvres et qu'on cherche à les leur faire prendre? Puis, lorsque la disposition n'est plus la même, quand les esprits se sont purifiés, que le sang s'est adouci, que la chaleur est redevenue naturelle, qu'enfin ils sont sur pied, alors un morceau de pain sec avec du fromage, avec du cresson, leur paraît un mets exquis, et ils le savourent délicieusement. Semblable est, de tout point, la disposition que la sagesse assure à l'âme. Vous saurez vous suffire à vous-même, si vous apprenez ce que c'est que le beau et le bien. Vous nagerez dans les délices. Vous serez dans l'indigence, et pourtant vous règnerez; une vie éloignée des affaires, une vie de simple particulier, ne vous semblera pas moins heureuse que celle des généraux et des chefs d'État. Oui, soyez voué à la philosophie : et loin que votre existence en devienne attristée, vous aurez appris à vivre agréablement partout et de tout. Vous serez heureux d'être riche, parce que vous ferez beaucoup de bien; d'être pauvre, parce que vous n'aurez aucun souci; d'être illustre, parce qu'on vous honorera; d'être obscur, parce qu'on ne vous portera point envie.