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Que les bêtes ont l'usage de la raison

TOME IV
QUESTIONS PLATONIQUES.

 

 

PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

SUR L'USAGE DES VIANDES.

 

 

texte grec

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SUR L'USAGE DES VIANDES.

DISCOURS PREMIER.

(993a) Vous me demandez pour quelle raison Pythagore s'abstenait de manger de la chair de bête ; mais moi; je vous demande avec étonnement quel motif ou plutôt quel courage eut celui qui le premier approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui toucha de ses lèvres les membres sanglants d'une bête expirante, qui fit servir sur sa table des corps morts et des cadavres, et dévora des membres qui, le moment d'auparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient? Comment ses yeux purent-ils soutenir l'aspect d'un meurtre? comment put-il voir égorger, écorcher, déchirer un faible animal? comment put-il en supporter l'odeur? comment ne fut-il pas dégoûté et saisi d'horreur quand il vint à manier l'ordure de ces plaies, à nettoyer le sang noir qui les couvrait ?

(993c) Les peaux rampaient encor sur la terre écorchées;
Les chairs dans son foyer mugissaient embrochées;
Et l'homme dans son sein les entendit gémir.

Ces vers d'Homère ne sont qu'une fiction ; mais quel repas monstrueux que d'assouvir sa faim d'animaux encore mugissants, que de se faire apprêter des bêtes qui respiraient, qui parlaient encore, que de prescrire la manière de les cuire, de les assaisonner et de les servir ! C'est de ceux qui commencèrent ces horribles festins, et non de ceux qui les ont enfin quittés, qu'on a lieu de s'étonner. Encore les premiers qui osèrent manger la chair des animaux pouvaient-ils s'excuser sur (993c) la nécessité. Ce ne fût pas pour satisfaire des goûts désordonnés, ni dans l'abondance des commodités de la vie, que, par une sensualité barbare, ils recherchèrent des plaisirs réprouvés par la nature et par l'humanité. S'ils pouvaient renaître au-


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jourd'hui et recouvrer le sentiment et la voix, ils nous diraient :

« Heureux mortels, quelle faveur les dieux vous ont faite, de vous réserver pour un temps où la nature vous prodigue toutes sortes de biens ! que de richesses elle fait éclore pour vous ! quels vignobles à vendanger ! quelles moissons à recueillir ! de quels fruits délicieux les arbres sont chargés ! Vous pouvez jouir de toutes ces richesses sans jamais souiller vos mains. Nous, au contraire, nous avons vécu dans le temps le plus dur et le plus misérable, où le monde, nouvellement formé, ne nous offrait aucune ressource contre la plus affreuse misère. (993e) Le ciel était encore couvert de vapeurs épaisses, et les astres, sans lumière, n'étaient qu'une masse confuse de feu et d'eau bourbeuse qu'agitaient les vents et les orages. Le cours du soleil n'avait pas une marche fixe et régulière ; les heures de son lever et de son coucher n'étaient pas invariables, et des révolutions périodiques ne ramenaient pas à des époques certaines les saisons couronnées de fruits abondants. Le cours incertain des rivières dégradait leurs rives de toutes parts ; des étangs, des lacs, de profonds marécages, des bois stériles et des forêts sauvages couvraient partout sa surface. Elle ne produisait d'elle-même aucun bon fruit ; nous n'avions nul instrument de labourage et nous ignorions l'art de la rendre féconde. La faim ne nous laissait aucun relâche, et, comme nous n'avions pu rien semer, nous ne pouvions espérer de récolte. Faut-il s'étonner que, contre le sentiment de la nature, nous ayons fait usage de la chair des animaux (993f) dans un temps où la mousse et l'écorce des arbres faisaient notre nourriture? Quelques racines vertes de chiendent ou de bruyère étaient pour nous un régal, et ceux qui avaient pu trouver du gland dansaient de joie autour d'un chêne on d'un hêtre, au son d'une chanson rustique, et appelaient la terre leur nourrice et leur


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mère. (994a) C'étaient alors leurs uniques fêtes ; tout le reste de la vie humaine n'était que peine et que misère.

« Mais vous, quelle fureur, quelle rage vous porte à commettre des meurtres, quand vous êtes rassasiés de biens et que vous regorgez de vivres ? Pourquoi mentez-vous contre la terre en l'accusant de ne pouvoir vous nourrir ? pourquoi péchez-vous contre Cérès, inventrice des saintes lois ? pourquoi déshonorez-vous le gracieux Bacchus, consolateur des hommes, comme si leurs dons ne suffisaient pas à la conservation du genre humain? Comment osez-vous mêler avec leurs doux fruits le sang et le carnage ? Et après cela vous appelez bêtes féroces les dragons, les panthères et les lions, tandis que, souillant vos mains par des meurtres, vous ne vous montrez pas moins féroces qu'eux. (994b) Ils tuent les autres animaux pour vivre, et vous les égorgez pour vous livrer à vos cruelles délices. »

En effet, nous ne mangeons ni les lions ni les loups après les avoir tués en nous défendant contre eux. Nous les laissons tranquilles, et nous égorgeons des bêtes douces et innocentes, qui n'ont ni aiguillons ni dents meurtrières, et que la nature semble avoir produites pour nous faire jouir de leur grâce et de leur beauté. Que penserait-on d'un homme qui, voyant le Nil débordé couvrir les campagnes de ses eaux fécondantes, au lieu d'admirer la propriété qu'elles ont de produire les fruits les plus doux et les plus utiles, frappé d'y voir nager des crocodiles et des serpents (994c) ou voltiger des essaims de mouches sauvages et malfaisantes, leur imputerait ces vices accidentels? ou de celui qui, apercevant, parmi les fruits excellents et les riches moissons dont les champs sont couverts, quelques épis d'ivraie ou de nielle, ne ferait point attention à la bonté des premières productions et se plaindrait de ces mauvaises herbes? Quand un orateur au barreau, pour sauver son client ou pour convaincre un accusé de


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ses crimes, réunit les preuves les plus convaincantes, (994d) et qu'au lieu d'observer une marche simple et unie, il déploie les mouvements des passions les plus vives, les plus capables d'émouvoir ou ses auditeurs ou ses juges, de les enflammer et de les calmer à son gré, serait-il juste de ne lui tenir aucun compte de tant de beautés, ni de tout ce qu'il lui en a coûté de peines et de soins pour traiter dignement son sujet, et de relever minutieusement quelques expressions inexactes qui lui auraient échappé dans le feu de la composition ?

Voilà cependant ce que nous faisons ; nous ne sommes sensibles ni aux belles couleurs qui parent quelques uns de ces animaux, (994e) ni à l'harmonie de leurs chants, ni à la simplicité et à la frugalité de leur vie, ni à leur adresse et à leur intelligence; et, par une sensualité cruelle, nous égorgeons ces bêtes malheureuses, nous les privons de la lumière des deux, nous leur arrachons cette faible portion de vie que te nature leur avait destinée. Croyons-nous d'ailleurs que les cris qu'ils font entendre ne soient que des sons inarticulés, et non pas des prières et de justes réclamations de leur part? Ne semblent-ils pas nous dire : Si c'est la nécessité qui vous force à nous traiter ainsi, nous ne nous plaindrons pas, nous ne réclamons que contre une violence injuste. Avez-vous besoin de nourriture? égorgez-nous. Ne cherchez-vous que des mets plus délicats ? laissez-nous vivre, et ne nous traitez pas avec tant de cruauté. C'est un spectacle dégoûtant que devoir servir sur les tables des riches ces corps morts (994f) que l'art des cuisiniers déguise sous tant de formes différentes ; mais c'en est un plus horrible encore que de les voir desservir. Les restes sont toujours plus considérables que ce qu'on a mangé. Combien donc d'animaux tués inutilement ! D'autres ne touchent point à une partie des mets qu'on leur a servis, ils ne souffrent pas qu'on coupe les viandes qu'ils ont laissées, et eux-mêmes ils


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n'ont pas honte de mettre en pièces des animaux vivants.

L'usage de manger de la viande est, dit-on, fondé sur la nature. Mais d'abord la conformation seule du corps humain prouve le contraire ; elle ne ressemble à celle d'aucun des animaux carnivores. L'homme n'a ni un bec crochu ni des griffes ou des serres, (995a) ni des dents tranchantes ; son estomac n'est pas assez fort ni ses viscères assez chauds pour élaborer et changer en chyle une nourriture aussi pesante que la chair des animaux (01). Au contraire la nature, en nous donnant des dents unies, une bouche étroite, une langue douce et molle, et des esprits animaux d'une chaleur modérée, semble avoir interdit à l'homme ces sortes d'aliments. Si vous vous obstinez à soutenir qu'elle vous a faits pour manger la chair des animaux, égorgez-les donc vous-mêmes, je dis de vos propres mains, sans vous servir de coutelas, de massue ou de hache. Faites comme les loups, les ours (996b) et les lions, qui tuent les animaux dont ils se nourrissent. Mordez, déchirez à belles dents ce bœuf, ce pourceau, cet agneau ou ce lièvre; mettez-les en pièces, et comme ces bêtes féroces, dévorez-les tout vivants. Si, pour les manger, vous attendez qu'ils soient morts et que vous ayez horreur d'égorger un être vivant, pourquoi donc, outrageant la nature, vous nourrissez-vous d'un être animé ? Pourquoi, après même qu'il est mort, ne le mangez-vous pastel qu'il est? Il Vous en faut transformer la chair par le feu, la faire bouillir ou rôtir, la dénaturer enfin par des assaisonnements et des drogues qui ôtent l'horreur du meurtre, afin que le goût, trompé par ces déguisements, ne rejette point une si étrange nourriture. Un Spartiate acheta dans une auberge un poisson, et le donna au cuisinier afin qu'il


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(995c) l'apprêtât. Celui-ci lui demanda du beurre, de l'huile et du vinaigre pour l'assaisonner: Eh quoi! lui répondit sensément le Spartiate, si j'avais tout ce que vous me demandez là, croyez-vous que j'eusse acheté le poisson ?

Mais ces meurtres dégouttants flattent si fort notre sensualité, que nous donnons à la chair le nom de mets, et cependant pour la manger nous avons besoin d'assaisonnements ; nous y mêlons de l'huile, du vin, du miel, du garum (02), du vinaigre, des aromates de Syrie et d'Arabie ; on dirait vraiment qu'il s'agit d'embaumer un corps mort. Ces viandes ainsi amollies et attendries, je dirais presque corrompues, n'en sont pas moins difficiles à digérer, et après même que nous les avons digérées, elles nous occasionnent des pesanteurs et des crudités pénibles. Diogène (995d) osa manger un polype tout cru pour s'épargner la peine de le faire cuire. En présence d'un grand nombre de prêtres et d'autres spectateurs, il se couvrit la tête de son manteau, et approchant le polype de sa bouche : Ô Athéniens, s'écria-t-il, à quel danger je m'expose pour vous! Voilà sans doute un bel exploit. Comme Pélopidas s'exposa courageusement pour la liberté de Thèbes (03), Harmodius et Aristogiton pour celle d'Athènes (04), ce brave philosophe osait combattre contre un polype cru, pour rendre les hommes encore plus féroces.

Mais outre que l'usage de la chair des animaux est contraire à la nature, (995e) il appesantit encore l'âme (05) par la ré-


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plétion et la satiété qu'il occasionne. Si le vin et les viandes donnent au corps plus de force et de vigueur, ils rendent l'esprit plus faible et plus obtus. Je ne citerai pas ici les athlètes, afin de ne pas m'en faire des ennemis ; je prendrai des exemples domestiques. Les Athéniens reprochent aux habitants de la Béotie d'être grossiers et stupides, et la principale cause de ce reproche c'est leur voracité. On connaît le proverbe : la truie de Béotie. Ménandre dit d'eux : Ils ont des mâchoires. Tout le monde sait le mot de Pindare (06) ; celui d'Héraclite n'est pas moins connu. L'âme sèche, disait ce philosophe, est la meilleure et la plus sage. Quand on frappe sur des tonneaux vides, ils rendent du son ; s'ils sont pleins, ils n'en font entendre aucun (07). Des vases de cuivre minces retentissent au loin (995f) quand on les frappe, à moins qu'on n'arrête le son en y posant la main, et qu'on ne coupe ainsi la communication. Un œil chassieux s'obscurcit, et devient inhabile à remplir sa fonction naturelle. Lorsqu'on regarde le soleil à travers un air humide et chargé de vapeurs, il perd son éclat et sa pureté ; il paraît obscur, nébuleux, et ne jette qu'une lumière incertaine. De même, quand le corps est rassasié et appesanti par des aliments étrangers à sa constitution, (996a) l'éclat et le feu de l'esprit en sont nécessairement émoussés : il ne peut s'occuper que d'objets vains et frivoles, sur lesquels il se traîne pesamment ; il n'a plus ni assez de force ni assez d'énergie pour s'élever à la contemplation d'objets grands et difficiles.

Et sans cela quelle disposition de l'âme plus digne d'être recherchée, que l'habitude de la douceur et de l'humanité? Quel homme se portera jamais à en blesser un autre lorsqu'il se sera accoutumé à ménager, à traiter


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avec bonté des animaux qui lui sont si étrangers? Je me souviens qu'en vous rapportant, il y a trois jours, le trait de Xénocrate et je vous citai le jugement des Athéniens, qui punirent un citoyen pour avoir écorché vif un bélier. Celui qui tourmente ainsi un animal vivant est-il plus coupable (996b) que celui qui le tue ? Mais nous sommes plus affectés de ce qui est hors de nos usages que de ce qui contrarie la nature.

Les raisons que j'ai données jusqu'ici sont simples et communes ; mais notre opinion a une source plus grande et plus mystérieuse que ne peuvent croire les hommes faibles et lâches, qui, suivant Platon, ne sauraient s'élever au-dessus des choses mortelles. Je n'ose la proposer dans cette conférence, comme un pilote craint de faire mouvoir son vaisseau pendant la tempête, ou un poète, à la fin de sa pièce, de recourir à une machine. Je placerai cependant ici, en forme d'introduction, les vers d'Empédocle (08). Ils renferment une allégorie dont le but est de montrer que nos âmes ne sont attachées à des corps mortels qu'en punition des meurtres qu'elles ont commis sur les animaux dont elles ont dévoré les chairs. (996c) Cette doctrine est même plus ancienne qu'Empédocle. L'audace des Titans, qui osèrent mettre en pièces Bacchus et se nourrir de ses chairs, et que Jupiter punit en les frappant de la foudre, est une allégorie dont le sens caché se rapporte à sa seconde naissance (09) ; car la faculté irraisonnable


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de notre âme, qui, livrée au désordre et à la violence, est l'ouvrage, non de Dieu, mais du démon, fut appelée Titan par les anciens, et c'est elle qui est punie de nos crimes.

DISCOURS II.

(996d) La raison veut que nous revenions aujourd'hui, avec des preuves et des forces toutes nouvelles,j sur la question de l'usage des viandes que nous agitâmes hier. Il est difficile, disait Caton, de se faire entendre à des estomacs, qui n'ont point d'oreilles. D'ailleurs nous buvons tous depuis longtemps dans la coupe de l'habitude, qui, comme celle de Circé,

(996e) Mélange dangereux de funestes douceurs,
Enfante les regrets, les larmes, les douleurs.

Il n'est pas facile de faire rejeter cet appât trompeur à des hommes qui en ont savouré le plaisir, et qui s'y sont fortement attachés. Quand les Égyptiens embaumaient un corps mort, ils en étaient les entrailles, et, après avoir pris le soleil à témoin, ils les jetaient comme étant là cause de toutes les fautes que le mort avait commises. De même il serait à souhaiter que nous pussions arracher de notre âme la sensualité et le goût du carnage, pour mener à l'avenir une vie plus pure ; car ce n'est point notre estomac qui est coupable de ces meurtres, c'est nous qui le souillons par notre intempérance.

Mais s'il nous est impossible de renoncer à cet usage, (996f) ou que l'habitude que nous en avons contractée nous fasse rougir de quitter ce régime vicieux, conservons-y du moins la modération que la raison nous prescrit. Mangeons la chair des bêtes par besoin et non par sensualité. Lorsque nous privons un animal de la vie, montrons-nous compatissants et sensibles. N'insultons pas à leur malheur, en prenant plaisir à les tourmenter, comme on


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fait aujourd'hui en égorgeant des pourceaux avec des broches rougies au feu, (997a) afin que la trempe du fer amortissant la chaleur du sang et augmentant sa diffusion, en rende la chair plus délicate. D'autres sautent sur les mamelles des truies qui sont près de mettre bas et les foulent aux pieds ; et après avoir fait périr les petits dans les blessures cruelles de la mère, ils les retirent ainsi meurtris et couverts d'un lait et d'un sang presque corrompus, afin de manger ces animaux (quelle horreur, grands dieux ! ) dans cet état d'inflammation. Il yen a qui crèvent les yeux des grues et des cygnes, et qui les engraissent dans les ténèbres, afin de donner à leur chair un meilleur goût par tous les ingrédients recherchés qu'ils leur font prendre. Cela prouve évidemment que ce n'est pas la nécessité et le défaut d'autre nourriture, (997b) mais la satiété et le désir de satisfaire un luxe cruel, qui les font recourir à ces plaisirs injustes.

Les hommes insatiables des plaisirs des sens essaient de tout, et passant ainsi de débauche en débauche, ils finissent par tomber dans les excès les plus honteux. De même l'intempérance dans le manger, lorsqu'elle passe les bornes de la nature et du besoin, nous entraîne, pour varier nos goûts, dans le désordre et la cruauté. Nos sens se vicient par leur contagion mutuelle, et lorsqu'ils sortent des règles que la nature leur prescrit, ils se rendent les uns les autres complices de leurs excès. Ainsi une oreille mal organisée corrompit la musique, dans laquelle un goût efféminé introduisit des accents affectés et des modulations lascives. (997c) Ainsi l'œil se dégoûta des danses pyrrhiques (10), des gestes animés et des mouvements vifs, des statues et des tableaux d'une forme élégante, et il se procura à grands frais les spectacles sanglants d'hommes qui s'entre-tuaient ou se couvraient de sang et de bles-


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sures (11). Ainsi enfin des tables chargées de ces mets barbares amènent des amours dissolus ; à ces amours honteux succèdent des chants que proscrit la saine musique ; ces chants lascifs sont suivis de spectacles absurdes, et ces spectacles inhumains finissent par nous rendre insensibles et cruels les uns envers les autres. Aussi le divin Lycurgue, dans une des trois ordonnances qu'on appelle rhétres (12), défendit-il qu'on employât, pour construire les portes et les planchers des maisons, (997d) d'autre instrument que la scie et la cognée, non qu'il voulût proscrire et anéantir les tours, les rabots et les autres instruments destinés à des ouvrages plus lins ; mais il savait que des édifices ainsi construits ne seraient point meublés de lits dorés, de tables d'argent, de tapis de pourpre ni de pierres précieuses, et que la simplicité de la maison, du lit, de la table et des autres meubles, amènerait celle des repas.

Mais tous les genres de luxe et de dépense suivent la somptuosité de la table,

Comme un léger poulain suit les pas de sa mère.

Est-il un repas magnifique où l'on n'égorge quelque être vivant ? Regardons-nous comme indifférente la perte d'une âme? (997e) Je veux que ce ne soit pas, comme le croit Empédocle, celle d'un père, d'une mère, d'un fils ou d'un ami (13) ; c'est toujours celle d'un être qui sent, qui


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voit et qui entend, qui a de l'imagination et de l'intelligence, facultés que chaque animal a reçues de la nature pour se procurer ce qui lui convient et éviter ce qui peut lui nuire. Quels philosophes nous inspirent plutôt des sentiments de douceur et d'humanité, de ceux qui nous engagent à manger nos amis, nos enfants, nos pères et nos mères, parce qu'ils les regardent comme morts, ou de Pythagore et d'Empédocle, qui nous enseignent à exercer la justice même envers des êtres d'une autre espèce que nous? Vous vous moquez d'un homme qui s'abstient de manger du mouton. Mais, vous diront les partisans de la métempsycose, avons-nous moins droit de rire lorsque nous voyons, après la mort d'un père ou d'une mère, couper leurs corps par morceaux, (997f) en envoyer des portions à vos amis absents, et inviter ceux qui sont présents à se nourrir de leur chair que vous leur servez abondamment ? Peut-être avons-nous tort de lire les ouvrages où l'on trouve ces faits atroces, sans avoir auparavant purifié nos mains et nos pieds, nos yeux et nos oreilles, si toutefois ce n'est pas les purifier que d'en parler comme nous faisons, et d'adoucir, suivant le conseil de Platon, (998a) par des discours humains, des maximes pleines d'amertume. Si nous comparons ces écrits avec ceux de nos sages, on se convaincra que la philosophie des premiers ne convient qu'à des Sogdiens et à des Mélanchlènes, dont Hérodote raconte des choses incroyables (14), et que les dogmes de Pythagore et d'Empédocle sont conformes aux lois et aux usages des anciens Grecs. On dira peut-être que nous ne devons aucune justice


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à des animaux privés de raison. Quels hommes ont établi une opinion semblable?

Ce sont ceux qui forgeant l'acier homicide
Versèrent les premiers le sang d'un bœuf timide,
Et de sa chair sanglante osèrent se nourrir.

C'est ainsi que les tyrans s'essaient aux meurtres. (998b) Ceux d'Athènes firent mourir d'abord le plus méchant des sycophantes (15) nommé Epitédius, ensuite un second, puis un troisième. Bientôt les Athéniens, accoutumés à voir verser le sang, souffrirent qu'on fit périr Nicératus, fils de Nicias, le général Théramène et le philosophe Polémarque. De même dans les commencements on mangea un animal sauvage et malfaisant, ensuite un oiseau et un poisson pris dans des filets. Quand une fois on eut goûté la chair des animaux, on en vint insensiblement, par des essais répétés, jusqu'à manger le bœuf qui partage nos travaux, la brebis dont la toison nous couvre, et le coq qui fait sentinelle dans nos maisons. Ainsi cette insatiable cupidité s'étant peu à peu fortifiée, on a été jusqu'à égorger les hommes, (998c) à les massacrer et à leur faire des guerres cruelles.

Il faut donc prouver que dans la seconde naissance, les âmes vont habiter indifféremment tous les corps, que celle qui animait le corps d'un homme passe dans celui d'une brute, et celle d'une bête féroce dans un animal domestique ; que la nature changeant ainsi, et transportant toutes les âmes,

Les place tour à tour dans des corps différents.

Sans cela, les autres considérations ne suffiront pas pour détourner les hommes d'un genre d'intempérance qui engendre dans le corps des maladies funestes, et qui dégrade l'âme en la livrant à des guerres injustes et cruelles,


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Tous ces maux sont la suite nécessaire de l'habitude que nous avons prise de ne pas recevoir un étranger, de ne pas célébrer une noce ou traiter des amis sans verser du sang et sans commettre des meurtres. (998d) Mais quoique la doctrine du passage des âmes en divers corps ne soit pas démontrée, le doute seul ne doit-il pas nous imposer la plus grande réserve et la plus grande crainte ? Si dans un combat nocturne un homme fondait l'épée à la main sur un ennemi renversé et couvert de ses armes, et que quelqu'un lui dit qu'il soupçonne que la personne qui est à ses pieds est son père, son fils, son frère ou son ami, que devrait-il faire ? Suivre cet avis douteux et sauver un ennemi en le croyant son ami ; ou, sans égard pour un doute trop vague, tuer son parent ou son ami en le prenant pour un ennemi? Il n'est personne qui ne frémisse de cette dernière supposition.

(998e) Quand Mérope, dans la tragédie qui porte son nom, lève la hache sur son propre fils, qu'elle prend pour son meurtrier, et que, prête à le frapper, elle s'écrie :

Je vais donc t'immoler à ma juste vengeance !

quel frémissement n'excite-t-elle pas dans tout le théâtre ! Dans quelle incertitude cruelle ne met-elle pas tous les spectateurs, par la crainte qu'ils ont qu'elle ne prévienne l'arrivée du vieillard qui doit arrêter son bras et qu'elle ne tue son fils ! Si dans ce moment un vieillard fût venu lui dire : Frappez, c'est votre ennemi, et qu'en même temps un autre lui eût dit : Arrêtez, c'est votre fils, quel crime eût été plus grand, ou de sacrifier la vengeance d'un ennemi à la crainte de faire périr son fils, ou de se rendre coupable du meurtre de son fils en voulant immoler son ennemi? Puis donc que ce n'est ni la haine, ni la colère, ni la crainte, (998f) ni le désir de la vengeance, qui nous portent à égorger les animaux, et que c'est uniquement pour un léger plaisir que nous plongeons le couteau dans le sein


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de ces malheureuses victimes, supposons qu'un philosophe vienne nous dire : Frappez, c'est un être prive de raison, et qu'un autre nous dise au contraire : Arrêtez ! que savez-vous si l'âme d'un de vos parents ou celle d'un dieu n'est pas logée dans ce corps? Serait-ce donc, ô dieux ! un égal danger de croire ce dernier et de ne pas frapper l'animal, ou, en refusant de le croire, de s'exposer à tuer son fils ou son parent?

(999a) L'opinion des stoïciens sur cette matière ne peut soutenir le parallèle avec lu nôtre. Comment osent-ils justifier l'usage de manger de la viande, tandis qu'ils parlent avec tant de véhémence contre la sensualité et le luxe des tables? Ils regardent la volupté comme une jouissance efféminée, qui n'est ni bonne en soi ni convenable à l'homme ; et cependant ils approuvent ce qui mène à la volupté. Puisqu'ils ont banni des repas la pâtisserie et les parfums, n'était-ce pas une conséquence naturelle que d'en proscrire la chair et le sang ? Mais comme si leurs préceptes philosophiques se bornaient à des journaux de recette et de dépense, ils prescrivent de retrancher de la table les choses inutiles et superflues, et ils n'interdisent pas ce qu'il y a dans le luxe de meurtrier et de barbare. Avons-nous donc, disent-ils, quelque rapport de justice avec des animaux (999b) privés de raison? En avons-nous davantage, peut-on leur répondre, avec les parfums et les essences étrangères? Cependant vous les proscrivez comme superflus, comme propres à favoriser la volupté. Examinons maintenant s'il est vrai que nous n'ayons aucun rapport de justice avec les animaux, et faisons-le, non avec subtilité, comme les sophistes, mais en considérant nos propres affections, en nous interrogeant nous-mêmes, afin de bien discuter cette matière (16)...
 


(01)  L'homme est conformé de manière à être carnivore. Ce n'est point dans la configuration extérieure qu'il faut en chercher la preuve, mais dans ses viscères intérieurs. Le bec crochu, les serres et les griffes donnés aux bêtes féroces et aux oiseaux de proie, leur servent à saisir les animaux dont ils font leur pâture, et non pas à les digérer.

(02) Garum, espèce de saumure fort délicate que les anciens estimaient beaucoup, et qu'ils faisaient avec les entrailles 'l'un petit poisson saxatile nommé garrus.

(03) L'entreprise formée par Pélopidas et par plusieurs de ses concitoyens contre les tyrans de leur patrie est décrite par Plutarque dans la Vie de ce Thébain et dans le traité du Démon de Socrate.

(04) Ce fut pour délivrer Athènes de la tyrannie des fils de Pisistrate, que ces deux jeunes Athéniens formèrent cette conjuration. Ils furent tués en exécutant leur dessein aux fêtes Panathénées. 

(05) Horace se sert, pour exprimer cette idée, d'un terme énergique. Il dit que l'excès des viandes colle à la terre l'âme, qui est en nous une portion du souffle divin.

(06) « Montrons, dit Pindare, par des effets réels, que nous ne méritons pas qu'on nous applique le proverbe injurieux : la truie de Béotie. »

(07) Cette comparaison s'applique ordinairement à deux personnes, dont l'une, pleine de raison et de bon sens, parle peu, et l'autre, d'un esprit superficiel et léger, parle beaucoup et ne fait qu'un vain bruit.

(08) Plutarque oublie de citer les vers d'Empédocle. 

(09) Le Bacchus dont il s'agit ici n'est pas le fils de Jupiter et de Sémélé que les Grecs honoraient comme le dieu du vin. Celui-ci se nommait le jeune Iacchus, et passait pour fils de Proserpine ou de Cérès. S. Clément d'Alexandrie raconte qu'il était encore dans l'enfance lorsque les Titans pendant que les Curètes dansaient en armes autour de lui, l'attirèrent par des appâts qui pouvaient convenir à son âge. Ils le mirent à mort, le coupèrent par morceaux, firent bouillir et ensuite rôtir ses membres, et Jupiter descendant tout à coup au milieu d'eux les tua à coups de foudre, et chargea Apollon d'enterrer les membres de son fils. Ce dieu les rassembla et les ensevelit sur le mont Parnasse.

(10) La pyrrhique était une danse militaire dont quelques uns attribuent l'origme à Pyrrhus, fils d'Achille, lequel lui donna son nom.

(11) Nous avons déjà eu occasion de parler de la recherche cruelle et barbare que les dames les plus voluptueuses de Rome avaient mise dans ces spectacles déjà si atroces par eux-mêmes.

(12)  Ce mot vient d'un mot grec, ῥέω, je dis. Lycurgue, pour donner plus d'autorité à ses lois, avait supposé qu'il les tenait de l'oracle d'Apollon à Delphes, et on conséquence il les nomma rhétres, nom qui convenait particulièrement aux oracles des dieux.

(13) Cette opinion d'Empédocle vient, comme on voit, à la doctrine de la métempsycose, où l'on croyait que les âmes passaient indifféremment des corps des hommes dans ceux des bêles, et des corps des bêles dans ceux des hommes.

(14) Les Sogdiens étaient des peuples de l'Asie, voisins de la Bactriane, à l'est de la mer Caspienne. Hérodote, en parlant d'eux, ne leur reproche rien d'odieux et de barbare dans leurs mœurs. Strabon dit que les Sogdiens et les Bactriens avaient anciennement des mœurs peu différentes de celles des Nomades, et que ceux-ci étaient dans l'usage de faire manger leurs parents par des chiens, lorsqu'ils étaient parvenus à une extrême vieillesse.

(15) On sait que ce mol signifie délateur.

(16) On voit que ce discours est très incomplet, et que nous avons perdu la preuve de cette dernière proposition, que Plutarque ne fait ici qu'énoncer. On peut y suppléer en lisant le traité de Porphyre.