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PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

PROPOS DE TABLE (SYMPOSIAQUES)

 

LIVRE V

livre IV - livre Vl

PRÉAMBULE.

Quelle est aujourd'hui votre manière de penser, cher Sossius Sénécion, touchant les plaisirs de l'âme et ceux du corps? c'est ce que je ne saurais dire :

« Car les flots de la mer et les monts nous séparent ».

Autrefois, du moins, vous ne sembliez pas du tout accepter et approuver la doctrine de ceux qui pensent que l'âme manque de plaisirs et de joies qui lui soient propres et qu'elle veuille rechercher exclusivement. Vous vous refusiez à croire que l'âme vive tout à fait à l'ombre du corps, qu'elle sourie à telles affections qu'éprouve celui-ci, ou bien qu'elle se contriste de telles autres; que ce soit en quelque sorte une empreinte molle ou un miroir, qui reçoive les formes et les images des sentiments produits en la chair. Cette opinion, peu honnête en soi, est démontrée fausse par plusieurs raisons et, entre autres, par celle que voici. A table les gens d'esprit et de goût se tournent, immédiatement après le repas, aux conversations, comme à une seconde table. Ces entretiens leur servent à se réjouir mutuellement; et le corps entre pour très peu, ou n'entre pour rien, dans le plaisir qu'ils en éprouvent. N'est-ce pas une preuve qu'il y a une réserve toute spéciale de plaisirs exclusivement appropriés à l'esprit, une preuve que ces voluptés appartiennent à lui seul, tandis qu'il regarde comme étrangères celles qui se sont empreintes de la contagion du corps? De même donc que les nourrices, pendant qu'elles donnent à manger aux petits enfants, y prennent personnellement très peu de plaisir, mais que quand leurs nourrissons, repus et endormis, cessent de vagir, alors, s'appartenant à elles-mêmes, elles prennent les aliments et les breuvages qui leur conviennent le mieux et elles les savourent; de même l'âme participe aux sensations agréables que procurent le boire et le manger. Elle se soumet aux appétits du corps. A la façon d'une nourrice, elle en flatte les besoins, elle en apaise les désirs. Mais quand le corps se trouve dans un état de modération et de calme, l'âme, s'affranchissant des affaires et d'une telle servitude, se tourne aussitôt désormais vers les plaisirs qui sont spéciaux pour elle. Elle se repaît de conversations, de mathématiques, d'histoire, et de ce qu'elle cherche à entendre de curieux et d'intéressant. Que dire encore à cet égard? Nous voyons que même les plus lourds, les plus étrangers à l'amour des sciences, appliquent, après souper, leur entendement à d'autres plaisirs tout à fait indépendants du corps. Ils proposent des énigmes, des logogriphes, des noms compris sous les notes de certains nombres, et d'autres questions symboliques. C'est par suite de cela que les Mimes, les Moralités, Ménandre et ceux qui jouent les pièces de Ménandre, ont trouvé place dans les banquets. Non pas que ces hors-d'oeuvre ôtent aucune douleur au corps, ou qu'ils provoquent dans la chair aucune émotion douce et agréable. Mais c'est parce que la partie spéculative et studieuse que la nature a placée en chacun de nous éprouve le besoin de rechercher un plaisir, une récréation qui lui soit propre; et ce besoin se reproduit toutes les fois que nous sommes dégagés des embarras et des soucis occasionnées par le corps.

QUESTION I. Pourquoi nous écoutons avec plaisir ceux qui imitent les gens irrités ou affligés, et avec déplaisir ceux qui éprouvent véritablement ces affections.

PERSONNAGES DU DIALOGUE : SOSSIUS SÉNÉCION - PLUTARQUE - BOÉTUUS - AUTRES ASSISTANTS.

1. Ce fut sur ce texte que nous engageâmes la conversation, et même en votre présence, à Athènes, lorsque le comédien Straton remportait ses plus grands succès et que partout il était question de lui. Nous étions réunis à un banquet chez Boéthus l'Épicurien. Parmi les convives se trouvaient plusieurs philosophes de sa secte. A la suite du repas, le souvenir de la comédie que nous avions vu jouer nous amena, par le cours de la conversation, comme il est naturel entre gens de lettres, à rechercher la cause pour laquelle, en entendant les voix de ceux qui se courroucent, ou se désolent, ou tremblent de frayeur, nous éprouvons du malaise ou de l'impatience, tandis que ceux qui simulent ces mêmes passions, qui en représentent la voix et la manière d'être, nous donnent du plaisir. Entre tous les assistants, il n'y avait presque qu'une seule opinion. Comme l'imitateur, disaient-ils, a l'avantage sur celui qui souffre réellement, et que sa supériorité tient à ce qu'il n'est affecté en aucune façon, c'est la certitude que nous avons de sa parfaite sécurité qui cause notre plaisir et notre agrément.

2. Mais moi, bien que je misse le pied en la danse d'autrui, je n'hésitai pas à prendre la parole :

« Attendu que nous sommes doués en naissant de raison et de goût pour les arts, ce qui offre le caractère de l'art et de la raison nous inspire une sympathie naturelle et s'empare de notre admiration dès qu'il se produit. En effet, de même que l'abeille, par le goût qu'elle éprouve pour les choses douces, aime et recherche toute matière qui contient quelque substance emmiellée; de même l'homme, lequel est né avec l'amour de l'art et du beau, s'il est devant une oeuvre, devant un acte accompli par l'intelligence et la raison, éprouve un sentiment instinctif d'admiration et d'intérêt. De là vient que si à un enfant on présente à la fois un petit pain, et en même temps, fait de la même farine, un petit chien ou un petit boeuf, ce sera vers ces derniers que vous le verrez se porter. Pareillement, si une personne met devant lui et lui montre un morceau d'argent non façonné, tandis qu'une autre lui offrira un petit animal ou un gobelet fait en argent, il prendra de préférence l'objet où il verra l'art et l'intelligence unis à la matière. Aussi, les propos qui ressemblent à des énigmes sont-ils ceux qu'on aime le mieux à cet âge, de même que les jeux qui présentent quelque complication et quelque difficulté. Il y a, jusqu'à certain point, un attrait intime qui, d'instinct et sans maître, porte la nature humaine vers ce qui est ingénieux et artistement exécuté. Il suit de là, que si un homme est véritablement irrité ou affligé, nous n'y voyons que des affections, des mouvements ordinaires et communs. Mais l'imitation, si elle en est bien faite, révèle à nos yeux de l'habileté et un talent d'illusion qui nous causent autant de plaisir naturel que la réalité nous déplaît. Et, en effet, au théâtre nous éprouvons des impressions analogues. Les hommes mourants, les malades, sont pour nous partout ailleurs un spectacle pénible. Mais devant un tableau qui représente Philoctète, devant cette statue de Jocaste où l'on dit que l'artiste avait mis sur la figure une couche d'argent de manière à ce que le bronze présentât le caractère de la défaillance et de l'épuisement, nous éprouvons du plaisir et de l'admiration. C'est même là, ô Épicuriens, continuai-je, un grand argument que les Cyrénaïques vous opposent, pour établir que ce n'est ni dans la vue ni dans l'ouïe, mais dans l'âme, que réside le plaisir causé par ce que l'on entend ou par ce que l'on voit. En effet, les cris non discontinués d'une poule, d'une corneille, seraient une musique désagréable et fatigante; mais celui qui imite le gloussement de la poule ou le cri de la corneille nous fait plaisir. A voir des gens frappés de phtisie, nous éprouvons un sentiment pénible ; mais des statues et des peintures qui représentent des phtisiques sont pour nous un spectacle intéressant, parce que l'imitation porte notre esprit vers une pente qui lui est naturelle. Car à quel propos, et par suite de quelle impression tout extérieure, se serait-on émerveillé du pourceau de Parménon, au point que le conte en soit devenu proverbe? On dit, en effet, que ce Parménon ayant une grande vogue pour son imitation du pourceau, d'autres devinrent jaloux de lui et donnèrent de leur côté des représentations. Mais les spectateurs avaient l'esprit prévenu, et l'on disait :

« Voilà qui est bien : pourtant ce n'est rien auprès du pourceau de Parménon. »

Il y en eut un qui s'avisa de prendre un cochon de lait sous son aisselle et de se présenter devant le public. Et comme, en entendant le cri véritable, on se disait :

« Qu'est ce cri auprès celui de Parménon? »

il lâcha le cochon de lait au milieu de tous, afin de les convaincre que leur jugement était dicté par la prévention et non par la vérité. C'est là une des preuves les plus évidentes, que telle impression qui agit sur nos sens n'affecte pas notre âme de la même manière, s'il ne s'y ajoute la pensée que l'action est faite avec intelligence ou dans le dessein de réussir parfaitement. »

QUESTION II. Que c'était anciennement un concours, que l'épreuve de la poésie.

PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - PÉTRÉUS - AUTRES ASSISTANTS.

1. Aux jeux Pythiques il fut question de supprimer les combats d'introduction plus récente, Trois de ces combats avaient été organisés dès le principe : la flûte pythique, le jeu de la lyre, et le chant avec accompagnement de lyre. On s'avisa d'admettre la tragédie, et ce fut dès lors comme une porte ouverte. On ne résista plus aux auditions de toute espèce, qui se pressèrent en foule et s'introduisirent ensemble. Il en résulta bien une variété qui ne manquait pas d'agrément et qui amenait plus d'affluence aux jeux; mais la sévérité, l'ensemble harmonieux, n'y furent plus maintenus. De là naquirent des difficultés pour ceux qui prononçaient les jugements; et, comme il n'est que trop naturel, ils encoururent bien des fois l'inimitié d'une foule de concurrents qui avaient le dessous. Ce fut dès lors surtout la gent qui disputait les prix d'éloquence et de poésie que les juges pensèrent utile de déposséder du droit de concourir. Non par haine pour les lettres; mais comme de tous ceux qui entraient en lice c'étaient les plus notables, ils rendaient honteux et affligés les juges. Ceux-ci, bien que les regardant comme des hommes de mérite, ne pouvaient cependant les proclamer tous vainqueurs. Nous crûmes devoir, dans la réunion du conseil, dissuader ceux qui voulaient toucher aux usages établis, et qui dans les jeux, comme s'il se fût agi d'un instrument de musique, blâmaient la multiplicité des cordes et des intonations. Pendant le souper que le président des jeux, Pétréus, nous avait offert, le même sujet de conversation fut de nouveau mis en avant. Nous primes alors la défense des nourrissons des Muses ; et nous démontrâmes que la poésie n'était venue ni plus tard, ni tout récemment, prendre place dans les jeux sacrés : qu'au contraire dans les temps les plus anciens elle y avait obtenu des couronnes et des victoires. Quelques-uns présumèrent que j'allais leur servir pour arguments des exemples surannés : à savoir, les funérailles du Thessalien Eolycus, et celles d'Amphidamas de Chalcis, à l'occasion desquelles l'histoire dit qu'Hésiode et Homère disputèrent le prix de la poésie. Mais je passai par-dessus toutes ces traditions, comme étant contes rebattus par les grammairiens. Je laissai également de côté ce que quelques-uns avancent à propos des honneurs funèbres de Patrocle, là où ils lisent dans Homère non pas « archers » (hémonas), mais « harangueurs », (rhémonas) : comme si Achille eût proposé aussi des prix d'éloquence ! Je tins à leur dire qu'Acastus, rendant les honneurs funèbres à Pélias son père, proposa un combat de poésie, et qu'une Sibylle y fut victorieuse. Sur ce, des réclamations nombreuses s'élevèrent, et l'on me demanda un garant de cette histoire, attendu qu'elle paraissait incroyable et étrange. Heureusement servi par ma mémoire, je déclarai qu'Acésandre avait cité ce fait dans son ouvrage sur l'Afrique.

« Ce livre, ajoutai-je, n'est pas entre les mains de tout le monde ; mais il y en a un autre, écrit par Polémon l'Athénien sur les trésors renfermés à Delphes, et je suppose que plusieurs d'entre vous ont été curieux de le lire. Il en vaut la peine : car l'auteur y déploie une grande érudition, et se livre aux recherches les plus actives sur ce qui regarde la Grèce. Eh bien, vous y trouverez écrit, que dans la chambre du trésor des Sicyoniens était déposé un livre d'or, consacré comme offrande par Aristomachè la poétesse Érythréenne, après qu'elle eut remporté le prix aux jeux Isthmiques. Du reste, continuai-je, il ne faut pas croire que dans ses jeux et ses combats la fête d'Olympie ait été frappée, comme le Destin, d'immobilité et de fixité. Pour ce qui est des jeux Pythiques, on a vu s'y ajouter trois ou quatre prix consacrés aux travaux des Muses. Les combats gymniques ont été, dès le commencement, constitués en grande partie tels qu'ils sont de nos jours. Dans ceux d'Olympie, tous ne sont qu'une addition, hormis la course. Plusieurs au rebours, après avoir été établis, ont été supprimés comme la calpé et l'apènè. On a retranché aussi la couronne qui avait été instituée pour les enfants vainqueurs au Pentathle. Bref, on a fait de nombreuses innovations en ce qui regarde l'ordonnance de cette fête. Ajouterai-je qu'anciennement à Pise, il se faisait même des combats singuliers qui allaient jusqu'à la mort, et où les vaincus étaient égorgés après avoir eu le dessous? Je ne l'ose : de peur que vous n'exigiez encore un garant de cette tradition, et que, si le vin me faisait oublier le nom de mon auteur, je ne devinsse un objet de risée.

QUESTION III. Quelle est la cause pour laquelle le pin fut regardé comme consacré à Neptune et à Bacchus. — Primitivement on décernait une couronne de pin aux vainqueurs des jeux Isthmiques; dans la suite ce fut une couronne d'ache ; et aujourd'hui on est revenu à la couronne de pin.

PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - LUCANUS - PRAXITÈLE - ELEUTHÉRIUS.

1. On cherchait pour quelle raison le pin est devenu une couronne aux jeux Isthmiques. C'était à Corinthe, pendant la célébration de ces jeux, et à un souper où nous étions reçus par Lucanius le grand pontife. Praxitèle, le guide des étrangers allégua une tradition mythologique : à savoir, que l'on avait trouvé le corps de Mélicerte jeté contre un pin par les flots de la mer; qu'en effet non loin de Mégare est un lieu appelé encore « Course de la Belle », et que ce fut la route par où, au rapport des Mégariens, Ino tenant sa progéniture courut se précipiter dans la mer. Mais l'opinion communément adoptée par la plupart, c'est que le pin est la couronne spéciale de Neptune. Lucanius ajouta, que cet arbre étant aussi consacré à Bacchus, ce n'est pas sans motif qu'on l'associe aux honneurs de Mélicerte. Ce rapprochement même donna lieu de rechercher pour quelle raison le pin fut anciennement consacré à Neptune et à Bacchus. Pour moi, il me semblait qu'il n'y avait là rien d'étrange : attendu que l'un et l'autre de ces dieux passent pour présider au principe de l'humidité, lequel est le principe génital. Au moins l'universalité des Grecs, pour ainsi dire, sacrifie à Neptune « nourricier des plantes », et à Bacchus « protecteur des arbres ». Toutefois il y aurait lieu de prétendre qu'à Neptune appartient en propre le pin. Non pas, comme le pense Apollodore, parce que c'est un arbre qui croît sur le bord de la mer, ni parce que, comme la mer, il aime à être battu par les vents : car c'est là ce que disent quelques-uns; mais la principale raison, c'est qu'il sert à la construction des vaisseaux. En effet le pin et les arbres de la même famille, à savoir le sapin et le mélèze, fournissent les bois les plus propres à la navigation. Ils donnent en outre la poix et la résine, qui servent à goudronner les navires, et sans lesquelles les pièces de bois les mieux assemblées ne seraient d'aucune utilité sur mer. « Quant à Bacchus, continuai-je, on lui a consacré le pin, comme étant un arbre qui rend le vin agréable. On dit, en effet, que dans les endroits où le pin abonde la vigne produit un vin remarquable par sa douceur. Théophraste attribue ce résultat à la chaleur de la terre. Car en général le pin croît dans les terres argileuses; et l'argile, qui est naturellement chaude, contribue à cuire le vin, comme elle rend aussi l'eau plus légère et plus agréable à boire. Ajoutez encore, que si à une quantité mesurée de froment on mêle de cette même argile, elle en augmente considérablement le volume, parce qu'elle le dilate et le gonfle de sa chaleur. Du reste, on comprend que par lui-même le pin fasse fructifier la vigne : attendu qu'il a plusieurs propriétés capables de bonifier le vin et de le conserver. Généralement on enduit de poix les vaisseaux où on le renferme; et il y en a qui mettent de la résine dans le vin même : comme les Eubéens en Grèce, et en Italie ceux qui habitent aux environs du Pô. Qui plus est, de la Gaule Viennoise il s'exporte un vin empoissé, qu'estiment fort les Romains. Ces ingrédients ne lui donnent pas seulement un certain parfum : ils le rendent agréable à boire, parce que grâce à leur chaleur, ils le dépouillent promptement de ce qu'il a de nouveau et d'aqueux.

2. Quand ces choses eurent été dites, celui des orateurs présents qui paraissait le plus familiarisé avec les lectures et les études libérales prit à son tour la parole : Grands dieux! s'écria-t-il, n'est-ce pas d'hier, n'est-ce pas tout récemment, que le pin est devenu ici une couronne des jeux isthmiques? Et primitivement, n'était-ce pas l'ache qui servait de couronne? Cela peut se reconnaître, en entendant les paroles que prononce un avare dans certaine comédie :

« Des jeux Isthmiques, de grand coeur,
J'abandonnerais, moi, la couronne suprême
Pour le prix qu'au marché l'on en vend l'ache même ».

L'historien Timée rapporte, en outre, que comme les Corinthiens marchaient contre les Carthaginois pour leur disputer la Sicile les armes à la main, ils rencontrèrent des gens qui portaient de l'ache. Le plus grand nombre y vit un présage qui n'avait rien de rassurant, attendu que l'ache passe pour une plante funéraire; et quand des personnes sont dangereusement malades, nous disons :

« Il ne leur faut plus que de l'ache. »

Mais Timoléon rassura les siens, en leur rappelant l'ache des jeux Isthmiques, avec laquelle les Corinthiens couronnent les vainqueurs. Un autre fait encore. Comme sur la galère amirale du roi Antigone, de l'ache avait poussé d'elle-même à l'entour de la poupe, cette galère fut surnommée l'Isthmienne. Enfin, il y a une épigramme énigmatique, qui désigne un vase d'argile bouché avec de l'ache. La voici :

« Cette argile en ses flancs calcinés par le feu
Recèle le sang noir de Bacchus, puissant dieu;
Et d'isthmiques rameaux en couvrent l'orifice ».

Certes, ajouta notre orateur, il faut être resté étranger à la lecture de cette épigramme, pour prétendre que le pin n'est pas d'institution récente et pour soutenir que c'est une couronne nationale, une couronne appropriée aux jeux Isthmiques depuis les temps anciens. Cette opinion ébranla nos jeunes Grecs, comme émanant d'un homme qui avait beaucoup d'instruction et dont les lectures étaient prodigieuses.

3. Lucanius alors jeta les yeux sur moi, et il s'écria en souriant :

« Voilà-t-il une assez grande quantité de littérature! »

Toutefois les autres trouvèrent apparemment à tirer profit de nous, malgré notre peu de savoir et malgré notre insuffisance en matière de traditions. Ils tinrent à persuader les assistants, que l'opinion contraire était la vraie : à savoir, que le pin avait été anciennement la couronne nationale dans ces sortes de combats; qu'à la suite des jeux Néméens s'était introduite, à titre de rivale, la couronne d'ache, étrangère jusque-là et admise à cause d'Hercule; qu'elle avait prévalu; qu'elle avait éclipsé l'autre, en paraissant mieux appropriée à des cérémonies saintes : mais que plus tard le pin avait recouvré son antique crédit, et que maintenant il florissait et était en honneur. Je ne demandais pas mieux que d'être persuadé. Je portai sur ce point mon attention, si bien que j'ai recueilli à cet égard de nombreux témoignages, et plusieurs en sont restés dans ma mémoire. Ainsi, Euphorion, parlant de Mélicerte, dit :

« - - - Les yeux baignés de pleurs,
Ils placèrent l'enfant sur un lit de branchage,
De branchage de pin. Depuis lors, d'âge en âge,
De pin on couronnait les vainqueurs dans nos jeux.
Ce ne fut que plus tard, lorsqu'un trépas affreux,
O Méné, moissonna ton fils, tendre victime,
Sur les bords de l'Asope immolé par le crime,
Que d'ache l'on ceignit le front des triomphants ».

Callimaque jette sur la question une clarté plus vive encore. Voici les paroles qu'il met dans la bouche d'Hercule, concernant l'ache :

« A Neptune Égéen lorsque les fils d'Alètes
Voudront offrir un jour de plus brillantes fêtes,
Sur les jeux Néméens déversant le mépris,
Ils érigeront l'ache en symbole des prix,
Et tiendront à frapper d'une moqueuse atteinte
Le pin, qui couronnait les vainqueurs dans Corinthe ».

De plus, enfin, je crois me souvenir d'avoir eu entre les mains un ouvrage de Proclès, où, écrivant sur les combats Isthmiques, il raconte que la couronne primitivement décernée dans les jeux était faite de branches de pin, mais que plus tard, lorsque ces combats furent devenus une institution sainte, on y transféra la couronne d'ache, empruntée à la célébration des jeux Néméens. Ce Proclès était un de ceux qui fréquentaient l'école de l'Académie, du temps de Xénocrate.

QUESTION IV. Sur ces mots d'Homère : « Verse du plus pur ».

PERSONNAGES DU DIALOGUE : NICÉRATUS — SOSICLES — ANTIPATER — PLUTARQUE.

1. Quelques-uns de ceux avec qui je dînais un jour trouvaient ridicule qu'Achille eût ordonné à Patrocle de verser du zôrotéron, c'est-à-dire du « vin plus pur », et qu'il eût motivé ainsi cet ordre :

« Car jamais sous mon toit amis plus chers ne vinrent ».

Un de mes compagnons, Nicératus le Macédonien, soutenait résolument que le mot employé par Homère ne signifiait pas « du vin plus pur », mais « du vin chaud » : de zôron, « chaleur, ébullition », et qu'il allait de soi, que voyant survenir quelques-uns de ses meilleurs amis, le jeune héros fit derechef verser de nouveau vin. Nous aussi, quand nous voulons faire des libations aux dieux, n'avons-nous pas soin de renouveler le vin de la coupe? Le poète Sosiclès se rappela un passage d'Empédocle, où il est dit que dans la révolution de l'univers,

« Tout ce qui jusqu'alors s'était conservé pur
Fut mélangé ».

Il en conclut que rien ne s'opposait à ce qu'Achille eût ordonné à Patrocle de préparer, avec de bonnes conditions de mélange, le vin qu'on allait boire. Si au lieu de « vin pur », continua Sosiclès, Homère dit « vin plus pur, » comme on dit « plus adroit, plus féminin », au lieu de dire « adroit, féminin », ce changement n'a rien d'étrange, attendu qu'il se sert assez souvent du comparatif au lieu du positif. Notre ami Antipater disait que l'année anciennement s'appelait « horos, » et que « Za », en composition, a coutume de signifier « accroissement; » que pour cette raison le vin qui est vieux de plusieurs années est appelé par Achille Zôroteros. Quant à moi, je leur rappelai que le mot Zôroteron, selon quelques-uns, signifie « chaud », et que « plus chaud » veut dire « plus prompt. » Ainsi nous recommandons souvent à ceux qui nous servent, de faire leur service « avec plus de chaleur ». Je leur fis voir que d'ailleurs c'était de leur part une crainte puérile de n'oser avouer que Zôroteron signifiât « plus pur », comme si t'eût été faire commettre à Achille une inconvenance.

« Cette dernière opinion, continuai-je, est celle de l'Amphipolitain Zoïle. Mais il ne prend pas garde à deux choses. D'abord le héros sait que Phénix et Ulysse, tous deux assez âgés, aiment, comme les autres vieillards, beaucoup moins l'eau rougie que le vin pur : et voilà pourquoi il ordonne de peu tremper le mélange. En second lieu, comme il est élève de Chiron, et familiarisé par l'expérience avec le régime qui convient aux corps, il a réfléchi sans doute, que ce sont les gens tombés dans une inaction et un loisir inaccoutumé qui s'accommodent mieux d'une température relâchée et plus adoucie. Car, même aux chevaux , parmi les autres fourrages il fait donner de l'ache, et il a raison, parce que les chevaux qui demeurent oisifs se gâtent les pieds, et que c'est à quoi l'ache remédie souverainement. Aussi, à d'autres coursiers ne verrez-vous pas dans l'Iliade donner de l'ache ou quelque nourriture semblable. Mais comme Achille était médecin, il s'entendait parfaitement à soigner les chevaux dans l'occasion, et aussi, pour son propre corps, il suivait le régime le plus léger, parce que c'est le plus salutaire en temps d'inaction. Toutefois, ayant à recevoir des guerriers qui vivaient journellement au milieu des combats et des luttes, il ne croyait pas qu'ils dussent être traités comme des gens oisifs, et il ordonnait de leur servir « du vin plus pur ».

« En outre, on voit qu'Achille n'a pas naturellement de passion pour le vin, mais qu'il est d'un caractère emporté Dans un endroit où, en toute franchise, le héros parle avantageusement de lui-même, il dit : « J'ai passé bien des nuits sans goûter le sommeil. » Or un sommeil de courte durée ne suffit pas à ceux qui font usage de vin pur. Quand il injurie Agamemnon , la première épithète qu'il lui donne est celle de « chargé de vin » : lui lançant le reproche d'ivrognerie comme le plus odieux. D'après toutes ces considérations, il était raisonnable qu'à l'apparition de tels personnages il pensât à donner ordre qu'on ne lui servît pas du vin comme on avait l'habitude de le mélanger à son usage. Ç'aurait été une boisson trop trempée, et qui n'aurait pas été appropriée à de tels hôtes.»

QUESTION V. Sur ceux qui invitent beaucoup de convives à souper.

PERSONNAGES DU DIALOGUE : ONÉSICRATE - PLUTARQUE - LAMPRIAS, AÏEUL DE PLUTARQUE.

1. L'abus évident des invitations devint le texte de plus d'un entretien, à propos des repas donnés par chacun de ceux qui m'aimaient quand ils me firent fête à mon retour d'Alexandrie. Ils invitaient successivement un grand nombre de ceux qu'ils croyaient attachés à moi par un lien quelconque; et ces repas n'étaient que des réunions de table tout à fait tumultueuses, d'où l'on se retirait très promptement. Or un jour que le médecin Onésicrate, au lieu de réunir beaucoup de convives, n'avait invité à sa table que mes amis les plus intimes et les plus familiers, je me rappelai le mot de Platon à propos d'une ville qui va s'augmentant, et je le trouvai parfaitement applicable à la circonstance. Il y a, en effet, un certain développement du festin, jusqu'où il consent à rester festin; mais si on dépasse cette mesure par le grand nombre des convives, il n'y a plus moyen de maintenir un échange de propos, de sympathies, et de sentiments de bienveillance. On ne se connaît pas : ce n'est plus un festin. Sera-t-on, à table, obligé de communiquer entre soi par l'entremise de messagers, comme dans un camp, ou par des porte-voix, comme sur une galère ? Non. Il faut deviser personnellement les uns avec les autres ; et le repas doit ressembler à un choeur dans lequel le dernier personnage peut s'entendre avec celui qui est à la tête.

2. Quand j'eus exprimé cette opinion, mon aïeul Lamprias prit à son tour la parole au milieu des convives:

« C'est qu'en effet, dit-il, ce n'est pas dans le festin seulement, mais aussi dans les invitations que l'on doit faire preuve de réserve. Il y a, ce me semble, même en fait de courtoisie et de bon vouloir, une sorte d'intempérance qui consiste à n'omettre aucun de ceux que l'on a une fois invités, et à les attirer tous de force, comme s'il s'agissait d'un spectacle ou d'un concert. Pour moi, ni le pain, ni le vin venant à manquer aux invités ne me sembleraient jeter autant de ridicule sur un maître de maison, que le trop peu d'espace et de place. A cet égard, non seulement pour les invités, mais encore pour ceux qui se présentent d'eux-mêmes, pour les hôtes, les étrangers, il faut qu'il y ait toujours des places en abondance. J'ajouterai même, que si le pain et le vin font défaut, il y a moyen de rejeter le blâme sur les esclaves en disant qu'ils l'ont dérobé. Mais là où l'emplacement est trop exigu et se trouve obstrué par le grand nombre des convives, il y a mépris de la part du maître de maison. Je trouve merveilleusement dites ces, paroles d'Hésiode :

« Dans le principe, tout n'était qu'un grand chaos ».

Car il fallait bien qu'antérieurement à tout il y eût de la place et de l'espace pour les oeuvres de la Création. Ce n'était pas, ajouta Lamprias, comme hier, lorsque mon fils dans le souper qu'il donna, réalisait le mot d'Anaxagore :

« Tout était confondu pêle-mêle. »

D'ailleurs, y eût-il même assez de place et assez de provisions, il faudrait encore éviter le grand nombre : parce qu'il produit une réunion où l'on ne peut ni se reconnaître ni deviser ensemble. Or, ce serait un moindre mal de supprimer la communauté du vin dans un repas, que la communauté des entretiens. C'est en ce sens que Théophraste, par plaisanterie, donnait le nom de « banquets sans vin » aux boutiques de barbiers : faisant allusion aux bavardages de ceux qui s'y installent les uns à côté des autres. C'est supprimer la communauté d'entretiens, que d'entasser beaucoup de convives en un même endroit; ou plutôt, c'est vouloir que la réunion se restreigne à un petit nombre. On se prend à l'écart, deux par deux ou trois par trois, pour se rapprocher et parler en tête-à-tête. Quant aux personnes loin placées, on ne sait pas qu'elles sont là; on ne les voit pas, séparé qu'on est d'elles d'une course de cheval.

« L'un campe près d'Ajax, et l'autre près d'Achille. »

Aussi, n'y a-t-il que sottise et irréflexion chez les riches qui bâtissent des salles à contenir trente lits et davantage. C'est disposer là des festins contraires à toute fusion, à toute amitié, des festins où il faudrait des officiers de police plutôt qu'un président de table. Il y a lieu, toutefois, de leur pardonner d'agir ainsi. Car ils se figurent que la richesse ne serait pas de la richesse, qu'elle serait véritablement condamnée aux ténèbres et claquemurée si elle ne se déployait pas, comme une tragédie, devant de nombreux témoins qui lui constituent des spectateurs.

« Selon nous, le remède à l'inconvénient d'assembler trop de gens à la fois serait d'en recevoir à plusieurs reprises un petit nombre. Car ceux qui donnent à souper rarement, et, comme qui dirait, par un suprême effort, sont obligés d'inscrire sur leur liste tout ce qu'ils ont d'amis et connaissances. Mais quand on invite plus fréquemment trois ou quatre personnes ensemble, on rend ses festins semblables aux petites barques qui servent à alléger les grands bateaux. Il est encore un moyen de déterminer ses choix parmi une foule considérable d'amis : c'est de se rendre assidûment compte des motifs d'invitation. Car, de même que pour les affaires nous n'appelons pas tout le monde à nous, mais ceux qui s'entendent mieux ä telle ou telle : que s'il s'agit d'un conseil, nous nous adressons aux prudents; d'un procès, aux personnes discrètes; d'un voyage en pays étranger, à ceux qui sont les moins embarrassés par leur régime de vie et qui ont le plus de loisirs : de même, à notre table nous devons inviter ceux qui s'ajustent en quelque sorte le mieux à la circonstance. Traite-t-on un grand personnage; ceux qu'il conviendra de faire souper avec lui, ce seront les magistrats et les premiers de la ville, s'il se trouve qu'ils soient ses amis. Dans un festin de noces ou d'anniversaires de naissance, ce seront les parents et ceux qui seront unis par les liens de famille. Mais dans ces sortes de réceptions et de galas il faut toujours avoir soin de mettre ensemble ceux qui devront être les plus agréables les uns aux autres. Lorsque nous sacrifions à un dieu, ce n'est pas à dire que nous invoquions tous les autres, ni, d'une manière spéciale, les dieux qui sont avec lui dans le même temple et sur le même autel. Non : après avoir préparé le breuvage de trois coupes, nous offrons aux uns les libations de la première, aux autres celles de la seconde, aux autres celles de la dernière. En effet, l'envie ne saurait trouver sa place dans un choeur de dieux. Or c'est aussi en quelque sorte un chœur de dieux qu'une réunion d'amis, quand on sait les grouper avec une intelligente bienveillance autour des tables où les mets leur sont distribués. »

QUESTION VI. Pourquoi au commencement du souper les convives sont serrés à table, et pourquoi à la fin ils s'y trouvent au large.

PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - LAMPRIAS L'AÏEUL - AUTRES ASSISTANTS.

1. Ces propos achevés, on chercha aussitôt pourquoi au commencement du repas les convives ont peu de place, et pourquoi ensuite ils sont à l'aise : tandis qu'il semble que ce serait le contraire qui dût arriver , en raison de ce que l'on s'est rempli de nourriture au souper. Cela était attribué par quelques-uns d'entre nous à la manière dont on se place à table. En soupant on est couché à peu près à plat, vu que l'on étend la main droite sur la table. Mais quand on a soupé, on se retourne de préférence sur le flanc, on allonge en pointe la forme de son corps; et ce n'est plus une surface, c'est une ligne que l'on occupe. Ainsi, de même que les osselets tiennent moins d'espace tombant droit que tombant à plat, de même chaque convive, disait-on, se penche sur le devant au commencement du repas parce que ses regards se dirigent vers la table; mais plus tard il change de position, et regagne en hauteur ce qu'il occupait d'abord en largeur. Le plus grand nombre donnaient pour raison l'élasticité du lit, devenu, par la pression de celui qui s'y est couché, plus plat et plus spacieux. Comme il arrive pour les chaussures quand elles s'usent: peu à peu elles se relâchent, s'élargissent par la marche, et permettent au pied d'y loger à l'aise et de se retourner. Mais notre vieillard, qui voulait en même temps plaisanter, ajouta que dans tout festin se trouvent à la fois deux présidents et deux chefs bien différents l'un de l'autre. Au début c'est l'appétit, lequel ne sait pas ce que c'est que garder de l'ordre ; plus tard c'est Bacchus, lequel tout le monde s'accorde à reconnaître pour un excellent général d'armée. Mon aïeul continua en nous citant l'exemple d'Épaminondas. Les autres généraux thébains ayant, par leur impéritie, jeté la phalange dans une position étroite, où elle se heurtait et s'embarrassait elle-même, Épaminondas n'en eut pas plus tôt pris la conduite, qu'il la dégagea et la remit en bon ordre.

« De même, dit Lamprias, au commencement nous nous pressons les uns contre les autres, semblables à une meute affamée; mais bientôt, prenant la direction de notre troupe, le Dieu qui délie les âmes, le Dieu qui préside aux choeurs de danse, rétablit parmi nous un ordre où l'aisance se joint à la gaieté. » 

QUESTION VII. De ceux qui sont dits ensorceler.

PERSONNAGES DU DIALOGUE : MÉTRIUS FLORUS - PLUTARQUE - SOCLARUS - PATROCLÈS - CAIUS.

1. La conversation, dans un repas, tomba sur ceux qui sont dits exercer un charme et avoir le regard fascinateur. Les autres traitaient la chose de bagatelle et en riaient; mais celui qui nous donnait à souper, Métrius Florus, dit que les faits produits et constatés donnaient à cette tradition un appui merveilleux; que l'impossibilité de trouver une cause ne donne pas droit d'en nier les résultats, puisque mille autres effets irrécusables existent réellement, bien que l'explication de l'agent qui les a produits nous échappe.

« En général, ajouta-t-il, quand on veut trouver une explication raisonnable pour un fait, on écarte entièrement le merveilleux. Là où l'explication de la cause manque, commence le doute, c'est-à-dire le besoin de procéder philosophiquement. De telle sorte, que ce serait jusqu'à un certain point supprimer la philosophie que de ne pas croire au merveilleux. Or, le « pourquoi » des choses doit être, à mon avis, l'objet des recherches de la raison, et le fait lui-même doit être accepté tel que le livre l'histoire. Eh bien, l'histoire consigne beaucoup de particularités de ce genre. Par exemple, nous savons que la fixité du regard de certains hommes fait beaucoup de mal aux petits enfants, dont la constitution molle et débile en est troublée et altérée d'une manière fâcheuse, tandis que les garçons solides et déjà formés en subissent moins vivement l'influence. Auprès du Pont habitait un peuple appelé anciennement les Thébiens. Au rapport de l'historien Phylarque, ils donnaient ainsi la mort, non pas aux enfants seuls, mais encore aux grandes personnes. Le regard, l'haleine, la parole d'un Thébien suffisait pour frapper de consomption et de maladie. C'était chose reconnue, à ce qu'il paraît, des marchands qui venaient chez eux faire le commerce et en ramenaient des esclaves achetés en ce pays. Du reste, ce genre d'influence est peut-être le moins étonnant, parce que le contact, la communication de l'air ambiant sont des principes sensibles de maladie. De même que si vous mettez les plumes d'autres oiseaux à côté de plumes appartenant à des aigles, les premières périssent, se réduisent à rien, et perdent leur fraîcheur sous l'action délétère qui les moisit; de même rien n'empêche d'admettre que, tel contact humain étant secourable, tel autre soit nuisible et dangereux. Mais enfin, il y a des regards dont l'influence est funeste. Le fait est constant, comme je l'ai dit; et c'est la difficulté d'en expliquer la cause qui rend incrédule à cet égard.

2. — «Pourtant, dis-je alors à Métrius Florus, vous avez, jusqu'à un certain point, trouvé vous-même trace et vestige de cette cause, en arrivant jusqu'aux émanations qui s'exhalent du corps. Car l'odeur, la voix, l'haleine sont des influences qui se détachent des animaux. Ce sont des parcelles d'eux-mêmes, qui agissent sur les autres créatures quand celles-ci viennent à en être affectées. Il est encore beaucoup plus vraisemblable que de telles influences sont déterminées chez les animaux par la chaleur et par le mouvement. Il s'opère dans les esprits vitaux une sorte de palpitation, de mouvement précipité, qui ébranle les corps, et fait qu'ils envoient incessamment hors d'eux-mêmes certaines émanations. Que cet effet soit produit surtout par les yeux, c'est ce que l'on comprend. Comme la vue est un organe fort mobile, elle répand, combinée avec l'esprit qui fait jaillir cet éclat de feu, elle répand, dis-je, de tout côté une vertu assez merveilleuse pour que la créature humaine en éprouve et en fasse éprouver de nombreux effets. La perception au moyen de la vue produit chez l'homme des plaisirs et des déplaisirs notables. Les passions amoureuses, et ce sont les plus grandes et les plus vives, prennent naissance par la vue : tellement que l'amoureux se fond et s'épand, pour ainsi dire, lorsque ses regards se portent sur la beauté qu'il aime, et il semble qu'il pénètre jusques en elle.

« Aussi, comment ne pas s'étonner bien fort de ceux qui, tout en croyant que l'homme peut bien souffrir par la vue et être péniblement affecté , ne veulent pas que par la vue il puisse lui-même agir et faire du mal? Le regard que lance une belle créature, ce qui tombe de ses yeux, appelez-le lumière ou effluence, ce regard a la propriété de fondre un amoureux, de le faire mourir avec une volupté mêlée de souffrance. C'est ce qu'on appelle un doux supplice ; et s'il y avait à toucher ou à entendre, il n'arriverait pas à cet amoureux d'être aussi profondément blessé et atteint qu'il l'est en regardant et en étant regardé. Par la vue, en effet, il s'opère une transmission, un embrasement si rapide, qu'il faut regarder comme n'ayant jamais éprouvé l'amour ceux qui s'émerveillent de voir le naphte de Médie s'allumer à distance par le feu. Il est certain qu'à la vue de la beauté qui lui lance un regard, même de très loin, l'amoureux sent aussitôt une flamme embraser tout son être.

« Quand une personne est atteinte de la jaunisse, nous constatons souvent l'efficacité de certain remède: il suffit, pour en être débarrassé, de regarder un loriot. Grâce à sa nature et à sa constitution, cet oiseau semble attirer et absorber le mal, qui s'écoule en quelque sorte par les yeux du malade. C'est pourquoi le loriot ne regarde point en face ceux qui ont la jaunisse. Il ne peut soutenir leur vue : il détourne les yeux et les tient fermés. Non pas qu'il leur refuse, comme quelques-uns le pensent, la guérison qui émane de lui, mais parce qu'il se sent comme frappé d'une atteinte douloureuse. Des autres maux, ce sont les ophtalmies qui se gagnent le plus infailliblement et le plus vite par la fréquentation : tant le regard a une force active pour communiquer et inoculer à une autre personne le principe de quelque contagion !

3. — « Oui, sans doute, dit Patroclès, le fait est vrai pour ce qui concerne les affections du corps. Mais celles de l'âme, parmi lesquelles se trouve aussi la fascination, comment et d'après quelle marche transmettent-elles par les yeux leur funeste influence à ceux qu'atteignent certains regards? »

Je lui répondis :

« Ne savez-vous pas que l'âme dispose le corps selon qu'elle-même est affectée? La pensée des jouissances amoureuses provoque l'érection. L'ardeur des chiens, dans les combats où ils sont lancés contre des bêtes féroces, leur éteint souvent la vue et les rend aveugles. Les chagrins, l'avarice, les rivalités changent la couleur du visage et épuisent la constitution. Non moins subtile que ces affections à pénétrer dans l'âme, la jalousie remplit, en outre, le corps d'une disposition mauvaise, que les peintres cherchent ingénieusement à reproduire quand ils font le portrait de l'Envie. Lors donc que des gens dévorés par cette dernière passion fixent leurs yeux, qui, placés si près de l'âme, en attirent à eux la méchanceté, ces regards tombent comme des traits empoisonnés. Dès lors il n'y a, ce me semble, rien d'étrange et d'incroyable à ce qu'ils agissent sur ceux qui les reçoivent. En effet, les morsures des chiens deviennent plus dangereuses lorsqu'ils mordent avec colère, et la semence des hommes prend mieux quand ils sont amoureux des femmes qu'ils approchent. En un mot, les passions qui affectent l'âme avivent les facultés du corps et rendent celles-ci plus efficaces. Voilà pourquoi les espèces de préservatifs qu'on appelle amulettes, passent pour être utiles contre la fascination et l'envie. Leur bizarrerie détourne le regard malveillant : de sorte qu'il se fixe avec moins d'opiniâtreté sur sa victime. Tel est, dis-je, seigneur Florus, mon écot à votre table ; et le voilà payé comptant. »

4. — « Oui, reprit Soclarus , quand nous aurons d'abord vérifié l'assertion : car il est évident que dans ce que vous avez dit, tout n'est pas de bon aloi. En effet, admettrons-nous comme vrai ce qu'on répète souvent au sujet des fascinateurs ? On soutient, vous ne l'ignorez pas sans doute, que certains amis, certains parents, selon quelques-uns même certains pères, ont un oeil fascinateur : à tel point que les femmes se gardent de leur montrer leurs petits enfants, ou ne leur permettent pas de regarder longtemps ces innocentes créatures. Comment croire, après cela, que l'effet opéré soit le résultat d'un sentiment d'envie? Et que direz-vous, s'il vous plaît, de ceux qui se fascinent eux-mêmes, à ce que l'on prétend? Car c'est une chose que vous avez entendu répéter : ou du moins, vous avez assurément lu ces vers :

« Belle, bien belle était jadis la chevelure
D'Eutélidas. Un jour sur sa propre figure
Il fixe, au sein des eaux, son oeil fascinateur.
Il s'est perdu : soudain un fléau destructeur.... »

On dit, en effet, que cet Eutélidas, ayant contemplé sa propre beauté, éprouva une affection si profonde à cette vue qu'il en tomba malade, et qu'il perdit à la fois et ses charmes et sa santé. Voyez si vous aurez une assez large dose d'invention pour expliquer des faits si étranges.

5. — « Dans d'autres circonstances, répondis-je, je n'y serais apte que très médiocrement; mais à table, et buvant, comme vous le voyez, à cette large coupe, je sens que l'audace ne me manquera pas. Je m'explique : toutes les passions, lorsqu'elles ont resté longtemps dans les âmes, ont pour effet de rendre la constitution mauvaise. Quand elles ont pris force de nature, la première occasion venue les excite ; et souvent ceux qu'elles affectent se trouvent portés malgré eux vers ces passions qui leur sont propres et habituelles. Voyez les peureux : ils vont jusqu'à redouter ce qui les sauve. Les hommes colères s'irritent même contre ceux qu'ils aiment le plus. Les amoureux, les libertins finissent par ne pouvoir pas respecter les personnes qui devraient être sacrées pour eux : tant l'habitude est puissante pour détourner tout notre être vers ce qui nous est devenu familier ! Celui qui n'est pas bien solide dans sa marche ira nécessairement heurter contre ce qu'il rencontrera. Aussi, n'y a-t-il pas lieu de s'étonner de ce que ceux qui se sont fait en eux-mêmes des habitudes envieuses et fascinatrices agissent sous l'influence spéciale de ces affections, de manière à maltraiter ce qu'ils aiment le mieux. En cela, ils obéissent à leur nature, et non pas à leur volonté. Car, de même que la sphère est assujettie à un mouvement sphérique, le cylindre à un mouvement cylindrique, l'un et l'autre suivant la différence de leur forme ; de même, l'homme qui est ainsi envieux, est porté, par ses dispositions, à répandre sur tout ce dont il approche le venin de sa jalousie.

« Or, comme il est naturel qu'on fixe davantage ses regards sur ses proches et sur ceux que l'on aime le mieux, il s'en suit qu'on leur fait aussi plus de mal. Le bel Eutélidas et tous ceux que l'on cite comme s'ensorcelant eux-mêmes, n'éprouvent donc rien, à mon sens, qui ne soit très concevable. Car c'est un état périlleux, selon Hippocrate, qu'une santé tout à fait excellente. Les corps, quand ils sont parvenus à leur plus haut point de vigueur, ne sauraient s'y maintenir: ils fléchissent, et penchent vers l'état opposé. Lors donc qu'ils ont pris un accroissement complet, et que, se croyant dans un état meilleur qu'ils ne s'y attendaient, ils se laissent aller à s'admirer personnellement et à se contempler, c'est qu'ils sont près de changer. Dès lors, tendant par leur manière d'être vers le pire état, ils sont dits se fasciner eux-mêmes. Cet effet se produit plutôt par les effluences qui vont frapper la surface des eaux que par celles que répercutent d'autres miroirs : parce que les premières rejaillissent contre ceux qui y regardent, et le mal qu'ils eussent fait à d'autres, ils se le font à eux-mêmes. Or comme cela arrive peut-être plus souvent aux petits enfants, on en attribue faussement la cause à ceux qui les regardent. »

6. Quand j'eus fini, Caïus, le gendre de Florus, prit la parole :

« Oubliez-vous, dit-il, «les images» de Démocrite? Comme s'il s'agissait des Egiens ou des Mégariens, vous n'en tenez aucun compte, et vous ne les mentionnez pas. Il dit pourtant que, par jalousie, les fascinateurs lancent des images qui, pleines d'action et de sentiment, sont chargées de la méchanceté et des maléfices de ceux de qui elles émanent. C'est avec ce caractère qu'elles viennent s'appliquer sur les gens qu'ils ensorcellent. Elles s'y fixent, demeurent avec eux, et portent le trouble et le ravage dans leur intelligence, comme dans leur corps. Telle est en effet, si je ne me trompe, l'opinion de ce grand philosophe; et il l'a exprimée dans un langage divin et plein de magnificence. »

— « J'en suis tout à fait d'accord avec vous, repris-je alors. Mais je ne sais comment vous ne vous êtes pas aperçus tous, que j'admettais ces émanations. Je leur ai seulement enlevé la vie et la volonté. Je ne voudrais pas, en effet, vous laisser croire qu'à ce moment avancé de la nuit je prétende, par l'apparition de spectres et de fantômes animés et doués d'entendement, vous faire peur et troubler vos esprits. Demain matin donc, si vous le souhaitez, nous reprendrons cet entretien. »

QUESTION VIII. Pourquoi Homère donne au pommier l'épithète d'aglaocarpon, et Empédocle, aux pommes, celle d'hyperphlées.

PERSONNAGES DU DIALOGUE. PLUTARQUE - TRYPIION - DES GRAMMAIRIENS - LAMPRIAS L'AÏEUL.

1. Comme nous soupions un jour en un grand banquet à Chéronée et qu'il avait été servi des fruits de toute sorte, il vint à l'esprit d'un des convives de citer à haute voix ces vers :

« Ici le doux figuier, le pommier au beau fruit,
L'olivier verdoyant.... »

On voulut chercher, à cette occasion, pourquoi le poète appelle spécialement le pommier « aglaocarpos », « arbre au beau fruit ». Tryphon le médecin prétendait que cela était dit par comparaison avec l'arbre lui-même, qui, étant de petite taille et de chétive apparence, produit un fruit remarquable par sa beauté et sa grosseur. Un autre se mit à dire, que la réunion complète de toutes les beautés ne se rencontre que dans le pommier. La surface de son fruit est, au toucher, d'une netteté charmante et ne salit pas; il emplit d'une bonne odeur la main qui le touche; il a un goût agréable; il réjouit à la fois l'odorat et la vue : de sorte que le charme avec lequel il attire tous les sens justifie bien les éloges qu'on lui donne.

2. A cela nous dîmes que c'était assez bien discouru.

« Mais laissez-moi, ajoutai-je, vous citer un vers d'Empédocle :

« La grenade tardive et la pomme hyperphlée ».

Je comprends bien l'épithète de « hyperphlée », « tardive », attendu que c'est au déclin de l'automne, et quand les chaleurs sont déjà passées, que mûrit la grenade. Comme l'humidité qu'elle contient est faible et en petite quantité, le soleil ne permet pas que cette humidité prenne de consistance avant que la température de l'air ait commencé à se refroidir. C'est pourquoi Théophraste dit, que le grenadier est le seul arbre qui nourrisse mieux et plus promptement son fruit à l'ombre. Mais quelle est la pensée du sage poète, quand il donne aux pommes l'épithète d'hyperphlée? Je ne me l'explique pas : d'autant plus qu'Empédocle pour obtenir des effets de style n'a pas l'habitude de multiplier les épithètes les plus recherchées et d'en couvrir son style comme de fleurs éblouissantes. Toutes les qualifications qu'il emploie ont simplement pour but de faire connaître la nature ou la propriété des choses. Ainsi il appelle « terre circummortelle » le corps, dans lequel est placée l'âme; il donne à l'air l'épithète de « assembleur de nuages », au foie celle de « plein de sang ».

3. Quand j'eus ainsi parlé, quelques grammairiens dirent que les pommes sont appelées hyperphlées, à cause de leur vigueur : parce que les poètes se servent du verbe phlééin pour exprimer l'action de pousser avec vigueur et de fleurir. Antimaque, dirent-ils, emploie ce verbe quand il parle de la vigueur avec laquelle les fruits se développent dans la ville des Cadméens. Pareillement Aratus, quand il signale l'étoile caniculaire comme

« Ravissant tour à tour ou donnant le phloos »,

appelle de ce dernier nom la verdure et la fraîcheur des fruits. Il y a même certains Grecs qui sacrifient à Bacchus Phléen. Ainsi, puisque de tous les fruits la pomme conserve le mieux sa fraîcheur et son éclat, le poète a raison de lui donner l'épithète d'hyperphlee. Mais Lamprias, notre aïeul, dit que la particule hyper désignait non seulement la supériorité et la force, mais encore la situation d'une chose qui est au dehors ou au-dessus d'une autre : comme quand nous appelons hyperthyre, hyperéon, un haut de porte, une chambre supérieure; comme quand le poète appelle hypertères les chairs extérieures de la victime, tandis qu'il appelle encata ce qui est au dedans, à savoir les entrailles.

« Examinez donc, ajouta-t-il, si Empédocle n'a pas plutôt voulu, par cet adjectif, faire entendre que les autres fruits, contenus dans leur écorce (phloion), ont par-dessus eux ce qu'on appelle des gousses, des coques, des membranes, ou des tuniques. L'écorce de la pomme, au contraire, est par le dedans une enveloppe grasse et glutineuse où est contenue le germe; et ce qu'il y a de bon à manger est au dehors et tout à l'entour. Par conséquent il y a lieu de donner à ce fruit l'épithète d'hyperphlée. »

QUESTION IX. Pourquoi le figuier, qui est un arbre d'un suc si amer, donne un fruit très doux.

PERSONNAGES DU DIALOGUE : PLUTARQUE - LAMPRIAS L'AÏEUL - AUTRES ASSISTANTS.

1. On attaqua ensuite au sujet des figuiers une autre question embarrassante : on se demanda pourquoi un fruit si onctueux et si doux naît d'un arbre des plus amers. Car la feuille même du figuier est, à cause de son âpreté, nommée thrion. Son bois est juteux, de manière qu'à brûler il exhale une fumée très piquante, et que, quand il a été consumé par le feu, sa cendre donne une poussière que son acrimonie rend fort détersive. Mais voici qui est plus merveilleux encore : c'est que l'on voit fleurir tous les arbres qui portent des feuilles et des fruits, tandis que le seul figuier ne fleurit point. Si, comme on le prétend, il n'est jamais frappé par la foudre, on pourrait encore attribuer ce privilège à l'amertume et à la mauvaise qualité de son bois. De tels arbres, à ce qu'il paraît, ne sont jamais touchés par le feu du ciel, non plus que la peau du phoque et celle de l'hyène. Ici l'aïeul prit la parole. Il dit que toute la douceur de l'arbre s'étant concentrée dans son fruit, le reste en devient naturellement âpre et amer.

« Car comme le foie, en raison de ce que son amertume se secrète dans la vésicule du fiel, est lui-même une substance très douce; de même on conçoit que le figuier, faisant passer dans la figue tout ce qu'il a d'onctueux et de savoureux, soit lui-même dépourvu de douceur. Que le bois de l'arbre participe de quelques bons sucs, je n'en veux pour preuve que ce que disent les jardiniers. Ils prétendent que lorsque la plante appelée « rue » pousse sous un figuier ou près d'un figuier, elle est plus agréable et d'un suc plus moelleux, parce qu'elle contracte une sorte de douceur qui en amortit ce qu'elle a de trop lourd et d'indigeste. A moins, en vérité, que ce ne soit, au contraire, le figuier qui, attirant à soi la nourriture de la rue, ôte à celle-ci son amertume. »

QUESTION X. Quels sont ceux dont on dit qu'ils sont « gens du sel et du cumin»; et, à ce propos, pourquoi Homère a donné au sel l'épithète de « divin ».

PERSONNAGES DU DIALOGUE : FLORUS - APOLLOPHANES - PLUTARQUE. - PHILINUS.

1. Florus demandait, un jour qu'il nous donnait à souper, quels peuvent être ceux dont on dit proverbialement :

« Ce sont gens du sel et du cumin. »

La question fut tout aussitôt résolue par le grammairien Apollophanes. Ce proverbe, dit-il, désigne les amis qui sont assez familiers pour souper de notre sel et de notre cumin. Nous ne nous expliquions pas, non plus, d'où vient que le sel est si honoré, puisque Homère dit en propres termes :

« Il saupoudra les chairs avec un sel divin ».

En outre Platon répète à plusieurs reprises, que les lois humaines ont classé le sel parmi les substances les plus agréables aux dieux. Un détail augmentait la difficulté : c'est que les prêtres égyptiens, qui font voeu de chasteté, s'abstiennent entièrement de sel, au point qu'ils mangent même le pain sans qu'il soit salé. Comment donc, si le sel est agréable aux dieux, s'il est divin, l'avaient-ils en abomination?

2. Florus nous engageait à laisser de côté les Égyptiens et à traiter la question au point de vue des Grecs. Mais je fis remarquer que les Égyptiens même n'étaient pas en cela contraires aux Grecs. En prononçant un voeu de chasteté, on s'interdit de procréer des enfants, de rire, de boire du vin, et ainsi, de faire plusieurs choses qui, hors d'un pareil voeu, méritent d'être recherchées. Mais quant au sel, c'est peut-être parce qu'à cause de sa chaleur, il porte, à ce qu'on dit, à se rapprocher des femmes, qu'il est évité par ceux qui vivent dans la continence. Il est probable encore qu'ils s'en privent comme d'une friandise très agréable. Car il est douteux qu'on trouve un mets qui assaisonne et relève mieux les autres. Aussi quelques-uns l'appellent-ils même « les Grâces », parce qu'il change en un plaisir la nécessité de prendre de la nourriture.

3. « Eh bien, dit Florus, sera-ce pour cette cause que nous dirons que le sel a été appelé divin? »

— « C'en est une, repris-je, et qui est loin d'être sans importance. Les hommes divinisent les choses dont l'usage est commun et s'étend le plus largement possible : telles que l'eau, telles que la lumière, les saisons, et aussi la terre, laquelle non seulement ils estiment divine, mais dont encore ils font une déesse. Or à aucune de ces choses-là le sel n'est inférieur en utilité. Il est pour le corps le soutien des aliments; il donne à la nourriture une heureuse convenance avec l'appétit. Indépendamment de ces raisons, voyez si le sel n'a pas encore une propriété toute divine, quand il conserve si longtemps les corps sans qu'ils se putréfient. Ne résiste-t-il pas à la mort, en empêchant la perte complète et la décomposition de la créature mortelle? De même que l'âme, le plus divin de nos attributs, maintient en état de vie les êtres animés et ne laisse pas la masse du corps tomber en dissolution, de même, par sa nature, le sel s'emparant des cadavres et imitant l'action de l'âme, les arrête quand ils se portent à leur destruction, la combat, la maîtrise, et maintient un accord et une harmonie réciproque entre toutes les parties. Voilà encore pourquoi certains Stoïciens disent que le porc à sa naissance est de la chair morte, et que le principe vital y est semé, comme du sel, pour la conserver. Vous voyez aussi, que nous regardons la foudre comme un feu sacré et divin, parce que les corps frappés par ses carreaux résistent très longtemps sous nos yeux à la décomposition. Y a-t-il donc rien d'étonnant que le sel, possédant une propriété analogue à celle du feu, qui est une substance divine, ait été regardé comme divin par l'antiquité? »

4. Ici je m'arrêtai, et Philinus prit la parole :

« Ce qui a puissance d'engendrer, dit-il, ne vous semble-t-il pas divin, puisque Dieu est le principe de toutes choses ? »

J'en convins avec lui. —

« Eh bien, reprit-il, on estime que le sel n'est pas un médiocre agent de fécondité, comme vous-même l'avez rappelé en faisant mention des Égyptiens. C'est pourquoi ceux qui aiment à entretenir des chiens, leur donnent, entre autres nourritures de haut goût, lorsqu'ils leur voient peu d'ardeur pour l'accouplement, des viandes salées, afin d'exciter et de réveiller la vertu générative endormie en eux. Les navires employés au transport du sel produisent une multitude infinie de rats, parce que les femelles, au dire de quelques-uns, y deviennent pleines sans le concours du mâle quand elles ont léché du sel. Mais il est plus vraisemblable que la salure détermine des démangeaisons dans les parties naturelles de ces animaux, et les provoque à s'accoupler. C'est encore pour cela peut-être, que quand une femme a une beauté qui, loin d'être fade et insignifiante offre un mélange de grâces provocatrices, nous disons que c'est une beauté piquante et pleine de sel.»

Je crois aussi qu'en donnant à Vénus l'épithète de fille de la mer, et en popularisant cette tradition mythologique qui lui a donné naissance au sein de l'Océan, les poètes font allusion aux propriétés génératives du sel. Du reste, ils attribuent à Neptune lui-même, et en général à tous les dieux marins, une grande fécondité et une lignée très nombreuse. Enfin, parmi les animaux eux-mêmes, terrestres ou volatiles, on ne saurait en citer, qui aient autant de fécondité que toutes les espèces de poissons. C'est ce qui a fait dire au poète Empédocle :

« En escadrons muets derrière elle s'avance
Des poissons la féconde et prolifique engeance ».