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PLUTARQUE
OEUVRES MORALES

SUR LA FORTUNE OU LA VERTU D'ALEXANDRE. 

PREMIER DISCOURS.

texte grec

 

 

 SUR LA FORTUNE OU LA VERTU D'ALEXANDRE. PREMIER DISCOURS.
[1,1] - - - Voilà donc comment s'exprime la Fortune : elle présente Alexandre comme son propre ouvrage à elle seule. Il faut lui répondre au nom de la Philosophie, ou plutôt au nom d'Alexandre lui-même. Le héros ne serait-il pas mécontent et indigné s'il paraissait avoir reçu gratuitement, et de la Fortune, un empire qu'il acheta au prix de tant de sang et de blessures sans nombre? "Que de nuits sans sommeil, et que de jours sanglants Au milieu des combats"! Et souffrirait-il que l'on comptât pour rien les peuples jusqu'alors invincibles, les nations innombrables, les fleuves jusque-là non franchis, les rochers hors de la portée des traits, enfin tous les obstacles dont il triompha par sa prudence, sa fermeté, sa valeur et sa modération?

[1,2]  Je crois l'entendre parler lui-même à la Fortune quand elle prétend s'attribuer de pareils succès : "Ne viens pas", lui dit-il, "calomnier ma vertu; ne viens pas ravir ma gloire et me l'arracher". Ton ouvrage, c'était un Darius, que d'esclave et de satellite de son roi tu fis souverain des Perses; c'était un Sardanapale, qui filait de la pourpre quand tu le ceignis du diadème royal. Mais moi, c'est ma victoire d'Arbèles qui me conduisit à Suze; la Cilicie m'ouvrit un large chemin vers l'Égypte, et dans cette Cilicie j'entrai en traversant le Granique sur les cadavres de Mithridate et de Spithridate. Pare-toi, tire vanité, de ces monarques dont le sang n'a jamais coulé, qui n'ont jamais reçu de blessures, de ces Ochus et de ces Artaxerxès. Voilà des princes fortunés, que du berceau tu installas immédiatement au trône de Cyrus. Pour moi, j'ai sur mon corps des preuves nombreuses attestant que la Fortune a été mon adversaire plus souvent qu'elle n'a été mon alliée. A ma première affaire, en Illyrie, je reçus une pierre au front, et je fus frappé d'un coup de levier à la nuque. Ensuite, sur les bords du Granique, j'eus la tête presque fendue d'un cimeterre. A Issus, une épée me traversa la cuisse. A Gaza, je fus atteint d'une flèche à la cheville du pied, et je me démis l'épaule en tombant lourdement de ma selle. A Maracadarte, un dard me brisa l'os de la jambe. Et, pour parler du reste, dans les Indes que de blessures je reçus, que d'ennemis furieux j'affrontai ! Chez les Assacéniens je fus frappé à l'épaule; chez les Gandrides, à la cuisse; chez les Malliens, à la poitrine par une flèche dont le fer resta dans la plaie, et par un coup de levier derrière la tête, quand vinrent à se rompre les échelles appliquées contre la muraille. La Fortune m'enferma seul dans une ville ennemie; et ce fut non pas à de glorieux adversaires, mais à des Barbares obscurs qu'elle accorda la faveur insigne de m'y surprendre. Et si Ptolémée ne m'eût couvert de son écu, si Limnée ne fût tombé sous une grêle de traits en s'élançant au-devant de moi, si les Macédoniens, à force de courage et d'énergie, n'avaient renversé les murailles, il aurait fallu que cette bourgade barbare et sans nom devînt la sépulture d'Alexandre !

 [1,3] Ce ne sera pas tout que d'avoir énuméré les épreuves de cette expédition : les hivers, les chaleurs brûlantes, les fleuves profonds, les rochers inaccessibles aux oiseaux, les bêtes féroces les plus horribles, le régime le plus dur, les inconstances et les trahisons des rois. Avant l'expédition même, que de difficultés ! La Grèce commençait à renaître, à palpiter, à la suite des guerres de Philippe; Thèbes secouait de dessus ses armes la poussière de Chéronée; elle se relevait de sa chute, et Athènes se rapprochait d'elle en lui tendant les mains. Toute la Macédoine était comme grosse de révolutions : elle portait ses regards vers Amyntas ainsi que vers les fils d'Eropus. L'Illyrie éclatait, et les Scythes commençaient à s'ébranler au souffle révolutionnaire de leurs voisins. L'or des Perses, répandu entre les mains des démagogues de chaque république, mettait le Péloponèse en mouvement; les trésors de Philippe étaient épuisés, et de plus, au dire d'Onésicrite, les finances étaient obérées d'une dette de deux cents talents. Dans une aussi grande pénurie, au milieu de pareils désordres, un jeune homme à peine sorti de l'enfance osa espérer la conquête de Babylone et de Suse, ou plutôt rêver la monarchie universelle, et cela, le croiriez-vous! en se fiant sur trente mille hommes d'infanterie et quatre mille hommes de cavalerie. Il n'en avait pas d'avantage, au dire d'Aristobule. Le roi Ptolémée porte l'infanterie également à trente mille, et la cavalerie à cinq mille. Au compte d'Anaximène, c'étaient quarante-trois mille fantassins, et cinq mille cinq cents cavaliers. Enfin, (viatique brillant et considérable, en vérité, que lui ménageait la Fortune !) il possédait en numéraire soixante-dix talents, au récit d'Aristobule, et, selon Duris, des provisions de bouche pour trente jours seulement.

[1,4] Y avait-il donc de l'irréflexion et de la témérité chez Alexandre, à se porter avec d'aussi faibles moyens contre une puissance aussi considérable? Non. Il n'y avait là aucune imprudence. Qui jamais à son début avait réuni des ressources plus grandes, plus précieuses? Je veux parler de sa grandeur d'âme, de son intelligence, de sa modération, de sa bravoure. C'étaient comme autant de provisions, qu'en guise de viatique la philosophie lui avait ménagées pour cette campagne ; et des leçons d'Aristote, son précepteur, il avait retiré plus de moyens de réussir que de son père Philippe, quand il se mit en marche contre les Perses. Des historiens racontent que notre héros se vantait d'avoir pour compagnons de voyage dans ses expéditions les poèmes de l'Iliade et de l'Odyssée. Nous croyons à la vérité de ce récit, dans notre admiration pour Homère. Mais, tout en ayant avec lui ces deux chefs-d'oeuvre pour se consoler de ses fatigues, de ce séjour des camps, et pour goûter d'agréables loisirs, voudra-t-on prétendre que son véritable viatique fùt l'étude de la philosophie? Voudra-t-on prétendre, qu'il vivait sur le souvenir des leçons qui lui avaient été faites touchant l'intrépidité, le courage, la sagesse et la grandeur d'âme? Nous rejetons avec mépris cette supposition. Évidemment, Alexandre n'écrivit jamais rien sur les syllogismes, ni sur les axiomes. Il ne tint jamais en échec les promeneurs du Lycée ; il ne soutint pas de thèses dans l'Académie : car c'est en cela que font consister la philosophie ceux qui n'y voient que des mots et non des choses. Du reste, Pythagore n'a rien écrit, non plus que Socrate, non plus qu'Arcésilas, que Carnéade, que les philosophes les plus célèbres. Cependant ceux-ci n'étaient pas occupés, comme Alexandre, de guerres considérables; ils n'avaient pas à civiliser des rois barbares, à constituer des colonies grecques au milieu de nations sauvages, à donner des lois à des hordes indisciplinées et indociles, à établir la paix au milieu d'elles. Il y a plus : bien que ces sages eussent un loisir complet, ils abandonnèrent aux sophistes le soin d'écrire. Quels furent donc leurs titres à être réputés philosophes? Ce furent leurs discours, leur manière de vivre et les doctrines qu'ils enseignaient. Eh bien, qu'Alexandre aussi soit jugé d'après ce qu'il a dit, ce qu'il a fait, ce qu'il a enseigné, et l'on verra que c'était un philosophe.

[1,5] Et d'abord, ce qui semblera fort paradoxal, établissons, si vous voulez bien, un parallèle entre les disciples d'Alexandre et les disciples de Platon et de Socrate. Ces deux philosophes instruisaient des hommes heureusement doués par la nature, parlant la même langue qu'eux, et, à défaut d'autre mérite, comprenant du moins le grec. Cependant le nombre de ceux qu'ils persuadèrent ne fut pas considérable. Les Critias, les Alcibiade, les Clitophon, se débarrassèrent de cette morale comme d'un frein, suivirent une voie tout opposée. Voyez, au contraire, les effets de l'enseignement d'Alexandre! Il forme les Hyrcaniens à l'institution du mariage; il instruit les Arachosiens dans l'art de labourer la terre ; il persuade aux Sogdiens de nourrir leurs pères au lieu de les égorger, aux Perses de respecter leurs mères au lieu de faire d'elles leurs femmes. O l'admirable philosophie, dont l'influence est telle, que les Indiens adorent les divinités de la Grèce; que les Scythes ensevelissent leurs morts et ne les mangent plus ! Nous admirons le pouvoir de Carnéade parce qu'il fit un Grec de Clitomaque, appelé d'abord Asdrubal et Carthaginois de naissance; nous admirons l'autorité de Zénon parce qu'il détermina Diogène le Babylonien à embrasser la philosophie; mais quand Alexandre eut civilisé l'Asie, Homère y devint une lecture habituelle ; et les fils des Perses, des Susiens, des Gédrosiens déclamèrent les tragédies d'Euripide et de Sophocle. Socrate introduisant des dieux nouveaux est condamné par les Athéniens sur l'accusation de ses calomniateurs; Alexandre rallie au culte des divinités grecques la Bactriane et le Caucase. Platon trace le plan d'une république sans pouvoir persuader à personne de suivre ses théories, tant elles sont rigoureuses; Alexandre fonde plus de soixante-dix colonies chez des peuples barbares ; il sème l'Asie d'institutions grecques, et il triomphe de ces moeurs grossières et sauvages. Nous ne sommes qu'un petit nombre qui lisions les lois de Platon; celles d'Alexandre ont été et sont encore suivies par des myriades d'hommes. Ceux qui ont fui devant ses conquêtes ont été moins heureux que ceux qui se sont laissé soumettre par lui : car les premiers n'ont eu personne pour les arracher à leur déplorable existence, les seconds ont été forcés par leur vainqueur à devenir heureux. De telle sorte que l'on se rappelle le mot de Thémistocle, lorsque réfugié en Perse il fut comblé de présents considérables par le grand roi, et que ce prince lui donna les revenus de trois villes : de l'une pour son blé, d'une autre pour son vin, de la troisième pour les mets de sa table : "Mes enfants,» s'écriait-il, nous périssions si nous n'eussions péri". Eh bien, ce mot se trouverait placé avec beaucoup plus de justesse dans la bouche de ceux de qui Alexandre triompha : ils n'auraient pas été civilisés s'ils n'eussent pas été vaincus; l'Égypte n'aurait pas eu Alexandrie, la Mésopotamie n'aurait pas eu Séleucie; la Sogdiane, Prophthasie; l'Inde, Bucéphalie, ni le Caucase, une seule de ces villes d'origine grecque qui, bâties à ses pieds, étouffèrent la barbarie de la contrée et firent succéder à un régime affreux des habitudes de civilisation. Que si donc les philosophes se piquent d'adoucir et de régler les natures les plus rebelles et les plus ignorantes; et si, d'autre part, il est démontré qu'Alexandre a transformé une foule innombrable de populations et de naturels sauvages, à juste titre Alexandre doit être proclamé le philosophe par excellence.

[1,6] Il existe un plan de république que l'on admire beaucoup et qui est l'oeuvre de Zénon, fondateur de la secte stoïcienne. Cette organisation tend à un seul but capital : à ce que nous n'habitions point des villes et des bourgades régies chacune par des juridictions spéciales. Il veut, au contraire, que nous regardions tous les hommes comme autant de concitoyens et de membres d'un même état; qu'il n'y ait qu'un même genre de vie, qu'un même ordre : comme si l'humanité était un grand troupeau, vivant sur un pâturage commun. Un tel plan, sous la plume de Zénon, est un rêve, une utopie, où il nous représente la philosophie présidant à la législation et à la politique des États. Mais Alexandre ajoint l'application à la théorie. Il n'a pas voulu, bien qu'Aristote le lui conseillât, traiter les Grecs en rois, les Barbares en despote, et se montrer plein de sollicitude pour les uns comme pour des amis et des proches, tandis qu'il n'aurait vu dans les autres que des animaux ou des plantes: t'eût été remplir son gouvernement d'exils propres à susciter la guerre, et de séditions grossies dans l'ombre. Il crut qu'il était envoyé de Dieu avec la mission d'organiser tout, de concilier tout dans l'univers. S'il réduisait par la force des armes ceux qu'il n'avait pu rattacher à sa parole, c'était afin de réunir en un corps unique les éléments les plus disséminés. Il semblait que dans une même coupe amicale il voulût confondre les existences, les moeurs, les mariages, les manières de vivre. Son mot d'ordre était, que tous regardassent l'univers entier comme une patrie, son armée comme une citadelle où chacun avait son poste, et que tous vissent dans les gens de bien autant de parents, dans les pervers autant d'étrangers. Les Grecs et les Barbares ne durent plus être désormais distingués les uns des autres par la chlamyde, le bouclier, le cimeterre, la candye. C'était la vertu qui faisait reconnaître un Grec, comme le vice désignait un Barbare. Une communauté parfaite était adoptée pour les vêtements, pour la table, pour les mariages, pour la manière de vivre; et cette fusion, c'était le sang, c'étaient les enfants qui aidaient à l'opérer.

 [1,7] Aussi, quand Démarate le Corinthien, un des hôtes et des amis de Philippe, vit Alexandre à Suse, il fut transporté de joie et versa des larmes, en disant que les Grecs morts auparavant étaient privés d'une bien grande satisfaction, puisqu'ils n'avaient pas vu Alexandre assis sur le trône de Darius. Pour moi, par Jupiter, ce n'est pas un tel spectacle que j'envie à ceux qui en furent témoins : le prince n'avait recueilli là qu'un avantage dépendant de la Fortune, et commun à bien d'autres rois Mais ce que j'aurais été, ce me semble, heureux de voir, c'est cette belle et sainte cérémonie de fiançailles, lorsque sous une même tente enrichie d'or, et au même foyer, à la même table, Alexandre rassembla cent femmes persanes mariées à un nombre égal de Macédoniens et de Grecs; lorsque lui-même, couronné de fleurs, entonnant le chant de l'hyménée comme gage d'un amour mutuel, unit par des noeuds intimes les deux nations les plus grandes et les plus puissantes du monde ; lorsqu'il épousa une des jeunes fiancées, en même temps qu'il présidait à tous ces mariages, où il remplissait le rôle de conciliateur et de père. Avec quels transports de joie je me serais écrié : « O barbare et insensé Xerxès, qui déployas tant de fatigues vaines pour jeter un pont sur la mer, apprends que c'est ainsi que de sages monarques unissent l'Asie à l'Europe : non par des charpentes, par des barques, par des liens inanimés et insensibles, mais par un amour légitime, par de chastes hyménées, source d'une postérité commune ! »

 [1,8] C'est une belle parure qu'Alexandre avait en vue, lorsqu'en une telle circonstance il prit non pas l'habit des Mèdes, mais celui des Perses, qui était beaucoup plus simple. Il rejeta les ornements, étrangers et trop pompeux, d'un luxe barbaresque, tels que la tiare, la robe traînante, les larges pantalons; et il porta un costume qui, au rapport d'Eratosthène, tenait à la fois du Perse et du Macédonien. Comme philosophe, il n'attachait à ces détails aucune importance ; mais comme chef des deux nations, comme prince plein de bonté, il avait à coeur de conquérir la bienveillance des vaincus en honorant sur sa personne leur habillement. Il voulait les habituer d'une manière durable à aimer les Macédoniens comme on aime ses magistrats, et non à les détester comme des ennemis. Au contraire, il eût été d'une âme dénuée de toute prudence et abusée par l'orgueil, de se passionner pour la robe d'une seule couleur et de ne pouvoir souffrir celle qui portait une bordure de pourpre. Réciproquement, il y aurait eu de la maladresse à mépriser ces brillants costumes et à s'obstiner aux plus simples, comme un petit enfant garderait le vêtement auquel la mode du pays, telle qu'une véritable nourrice, l'aurait habitué dès son jeune âge. Les chasseurs de bêtes fauves s'affublent de peaux de cerfs; les chasseurs d'oiseaux se couvrent de jaquettes emplumées; on se garde bien de se faire voir à des taureaux quand on porte un vêtement rouge, à des éléphants lorsqu'on en porte de blancs, parce que ces couleurs les irritent et les effarouchent; et lorsqu'un grand roi, pour adoucir, pour apprivoiser, comme de véritables animaux, des nations intraitables et disposées à combattre, a eu l'idée de les calmer et de les contenir en prenant leurs vêtements nationaux et leur genre ordinaire de vie, il lui serait fait un crime de ce qu'il familiarise le mauvais vouloir, de ce qu'il rend accessibles à la raison des caractères farouches! Ne devrait-on pas plutôt admirer la sagesse avec laquelle, au moyen du plus simple changement de costume, il se concilia l'Asie? Pendant qu'il soumettait les corps par la force des armes, il s'attirait les coeurs par sa manière de se vêtir. On admire le socraticien Aristippe, parce que sous un simple manteau comme sous la chlamyde de Milet il conservait toujours la dignité de son attitude; mais l'on condamne Alexandre, parce que tout en rehaussant le costume de son pays, il ne dédaignait pas celui des peuples conquis par sa lance, et jetait ainsi les fondements d'une puissance considérable! En effet, ce n'était pas en brigand qu'il avait parcouru l'Asie. Il ne voyait pas là une capture, une dépouille d'un bonheur inespéré, dont il songeât à saisir et à emporter les lambeaux, comme plus tard Annibal considéra l'Italie, ni comme auparavant les Trères avaient considéré l'Ionie, ou bien les Scythes, la Médie. Non : il voulait assujettir à un seul mot d'ordre, à une seule forme de gouvernement l'univers entier; c'était pour faire de tous les hommes une nation unique qu'il se costumait de cette manière. Que si le Génie qui avait envoyé ici-bas l'âme d'Alexandre ne s'était hâté de la rappeler à soi, une loi unique aurait eu l'oeil sur tous les peuples, et ils eussent tourné leurs regards vers une seule et même justice comme vers une lumière commune. Mais aujourd'hui toute la partie de la terre qui n'a pas vu Alexandre est restée sans soleil.

[1,9] La première pensée de son expédition le pose donc à nos yeux comme un philosophe, qui songe non pas à satisfaire sa mollesse et son luxe, mais à ménager entre tous les hommes l'union, la paix et la communauté des biens. En second lieu, voyons aussi ses paroles. C'est en effet par les paroles surtout que se révèlent les moeurs et le caractère des rois et des puissants. Antigone-le-Vieux, comme certain sophiste lui chantait aux oreilles un traité sur la justice : «Tu' es bien maladroit, lui dit-il, toi qui, me voyant porter de grands coups à des cités étrangères, viens me parler de justice.» Denys le tyran voulait «que l'on trompât les enfants avec des osselets et les hommes avec des serments". Sur le tombeau de Sardanapale on lit cette inscription : "J'ai ce que j'ai mangé, ce que j'ai fait d'excès." Qui ne conviendrait que ces paroles démontrent chez leurs auteurs, la première, l'injustice et l'avidité, la deuxième, le mépris des Dieux, la troisième, un amour démesuré du plaisir? Qu'aux paroles d'Alexandre, au contraire, vous ôtiez le diadème, la parenté avec Ammon, la noblesse d'origine, elles resteront évidemment dignes d'un Socrate, d'un Platon, d'un Pythagore. Car nous ne devons pas tenir compte des exagérations que les poètes inscrivaient au bas de ses portraits et de ses statues; elles avaient en vue sa puissance et non pas sa modération : Regardant Jupiter, ce bronze semble dire : "A toi les cieux, — pour moi, la terre est mon empire." Ou bien encore: "Alexandre je suis, le fils de Jupiter." Ce sont là, comme j'ai dit, des adulations inspirées aux poètes par la fortune du monarque. Mais passons en revue les véritables apophthegmes du héros macédonien, et d'abord ceux de son enfance. Il était de tous les jeunes gens de son âge le plus léger à la course, et ses compagnons l'engageaient à en disputer le prix aux jeux Olympiques. Il demanda si des rois y combattaient: "Non," lui fut-il répondu.—"Je verrais donc une inégalité", répliqua-t-il, "dans un combat où il n'y aurait que des particuliers à vaincre et où un roi pourrait être vaincu." Philippe, son père, ayant eu chez les Triballes la cuisse traversée par une lance, avait échappé au danger de cette blessure, mais il était resté boiteux, et s'en affligeait : «Mon père », lui dit Alexandre, «prenez courage, et avancez-vous au grand jour: chaque pas que vous ferez vous rappellera votre valeur." Ne sont-ce pas là les paroles d'un philosophe de qui l'âme, transportée par la passion du beau, s'élève au-dessus des infirmités corporelles? Avec quelle chaleur pensez-vous qu'ils se glorifiât de ses propres blessures, quand à chacune d'elles se rattachait le souvenir d'un peuple soumis, d'une victoire gagnée, de villes prises, de rois reçus à soumission ! Loin de cacher, de dissimuler ces cicatrices, il les étalait, comme des images où étaient gravées sa vertu et sa bravoure.

 [1,10] Si jamais, soit dans des conversations, soit à table, on venait à comparer ensemble des passages d'Hômère, les uns préféraient tel vers, les autres, tel autre ; mais Alexandre déclarait qu'aucun ne valait celui-ci : "Intrépide guerrier, il est, aussi, bon roi." Cet éloge qu'un autre, dans l'ordre des temps, avait obtenu avant lui, Alexandre le regardait comme une loi imposée à lui-même; et il disait que, par ce seul vers, le poète avait à la fois et glorifié le mérite d'Agamemnon et prophétisé celui d'Alexandre. Quand il eut traversé l'Hellespont, il contempla les restes de Troie, où son imagination lui retraçait tant d'exploits héroïques. Quelqu'un du pays vint à lui promettre que s'il voulait la lyre de Pâris, on pourrait la lui donner : «Je n'ai pas besoin de la sienne», répondit le prince :«car je possède celle d'Achille, la lyre avec laquelle il charmait ses loisirs, et chantait les exploits des héros, tandis que sur son luth Pâris ne faisait entendre constamment que des chants amoureux adaptés à une musique molle et féminine.» C'est le propre d'un homme de mérite d'aimer le mérite et de réserver particulièrement son admiration pour ceux qui en sont doués. Or cette habitude caractérisait Alexandre plus que nul autre monarque. Il a déjà été dit quels étaient ses sentiments pour Aristote, et quel rang honorable il accordait dans son amitié au philosophe Anaxarque. La première fois qu'il vit Pyrrhon d'Élée, il lui donna dix mille pièces d'or. A Xénocrate, l'ami de Platon, il envoya une gratification de cinquante talents. Plusieurs historiens racontent qu'il nomma chef des pilotes Onésicrite, disciple de Diogène-le-Cynique. Pour ce qui est de Diogène même, il eut occasion d'entrer en conversation avec lui à Corinthe. Le genre de vie, la digne fierté de ce philosophe, le frappèrent tout particulièrement et le firent en quelque sorte frissonner, à ce point que souvent il songeait à lui, et s'écriait : «Si je n'étais pas Alexandre, je serais Diogène.» C'était dire: «Je professerais la philosophie par mes discours, si je ne la pratiquais par mes actions." Il ne disait pas : "Si je n'étais roi, je serais Diogène." Il ne disait pas non plus: «Si je n'étais riche, si je n'étais un Argéades» : car il n'était pas homme à préférer la fortune à la sagesse, la pourpre et le diadème à la besace et au manteau de philosophes. Il disait : «Si je n'étais Alexandre, je serais Diogène», et de telles paroles équivalaient au discours suivant : "Si je ne songeais pas à étendre sur les Barbares l'influence du commerce des Grecs, à civiliser dans mes courses l'univers entier, à découvrir les limites des mers et des terres pour appuyer la Macédoine contre l'Océan, à semer la Grèce en tous lieux, répandant sur les nations des germes de justice et de paix, je ne languirais pas dans les délices d'une stérile puissance, et j'aurais à coeur d'imiter la simplicité de Diogène. Mais maintenant, Diogène, pardonne moi : c'est Hercule que j'imite, c'est Persée que je me propose pour modèle, c'est Bacchus dont je suis les pas, Bacchus l'auteur de ma race et mon aïeul. Comme lui, je veux montrer une seconde fois à l'Inde de victorieux choeurs de Grecs, je veux chez les nations sauvages des montagnes ultra-caucasiennes, renouveler le souvenir des fêtes de Bacchus. Dans ces contrées se trouvent, dit-on, certains sectateurs d'une sagesse qui leur impose le régime le plus dur et l'obligation de rester nus. Ce sont des religieux, dégagés de toute dépendance, qui se vouent au culte des dieux. Leur frugalité dépasse celle de Diogène. Il ne leur faut pas même de besace, car ils ne mettent jamais d'aliments en réserve. La terre leur offre une nourriture toujours fraîche et toujours nouvelle. Leur boisson, c'est le fleuve qui coule, leur couche, ce sont les feuilles dont les arbres se dépouillent et le gazon dont se tapisse le sol. Eh bien ! grâce à moi ils connaîtront Diogène, et Diogène les connaîtra. Il faut que je refonde aussi cette monnaie, et que, considérant de tels peuples comme un métal frappé d'une empreinte barbare, je leur donne celle de la civilisation grecque."

[1,11] Voilà qui est dit touchant ce premier point. Passons aux actes d'Alexandre. Démontrent-ils un hasard de la Fortune, une force brutale et uniquement guerrière, ou bien un grand courage uni à une grande justice, une haute sagesse et une inépuisable douceur jointes à beaucoup d'ordre et de pénétration ? N'y voit-on pas les résultats d'une vigilance toujours active, toujours inspirée ? En vérité, il ne me serait pas possible de décider si telles d'entre ces actions appartiennent au courage, telles autres, à l'amour de l'humanité, telles autres à la modération. Il semble que toutes soient un composé de toutes les vertus ; et par là notre héros confirme cette maxime des Stoïciens, «que tout ce que fait le sage, il l'accomplit sous l'influence de toutes les vertus.» Une d'entre elles commence en quelque sorte la série des actes; elle invite les autres, et tend avec elles à la perfection. C'est ce que l'on peut voir chez Alexandre. Son courage est plein d'humanité ; sa douceur est martiale; sa libéralité, économe ; sa colère, facile à calmer ; son penchant à l'amour est modéré. Il prend du loisir, sans tomber dans le désoeuvrement; il accepte les travaux, sans renoncer à des distractions agréables. Citez- moi quelqu'un qui ait su mêler les fêtes aux guerres; les expéditions aux réjouissances; les plaisirs de Bacchus, les noces et les hyménées, aux siéges et aux attaques. Qui fut plus implacable qu'Alexandre contre les méchants, plus tendre pour les malheureux, plus terrible contre ses adversaires, plus compatissant pour ceux qui l'imploraient ? Il me vient à la pensée de rapporter ici le mot de Porus. Ce prince ayant été fait prisonnier et conduit devant Alexandre, le vainqueur lui demanda comment il voulait être traité : «En roi, ô Alexandre!» répondit-il. Interrogé de nouveau s'il ne désirait pas autre chose : «Non», répliqua-t-il, «car tout est compris dans ce mot : en roi.» De même, quand je passe en revue toutes les actions accomplies par Alexandre, je suis tenté constamment de m'écrier : «Agi en philosophe !» En effet dans ces mots tout est compris. Il devient amoureux de la fille d'Oxyathre, Roxane, qui dansait parmi les captives : il ne veut pas l'obtenir par violence, mais il l'épouse : «Agi en philosophe!» Quand il a vu Darius percé de traits, il ne célèbre pas de sacrifice, il ne fait pas chanter des hymnes de joie, comme pour se féliciter de la fin d'une guerre si longue; il détache lui-même sa propre chlamyde pour en couvrir le mort, et pour voiler en quelque sorte le spectacle que présente une royale infortune : «Agi en philosophe !» Un jour qu'il lit une lettre tout à fait secrète, une lettre de sa mère, Héphestion, assis en ce moment à ses côtés, ne se dérange pas, et la lit en même temps que lui sans plus de façons. Alexandre n'y met pas obstacle : il se contente de lui appliquer son anneau sur la bouche, n'imposant à la parole de son favori d'autre sceau que celui d'une amitié discrète : «Agi en philosophe!» Car si tous ces traits ne sont pas ceux d'un philosophe, quels sont les autres que l'on me citera?

[1,12] Mettons en parallèle des actes accomplis par ceux qui sont reconnus pour philosophes. Socrate s'arrangeait fort bien d'Alcibiade comme camarade de lit; Alexandre, au contraire, un jour que Philoxène, chef des troupes du littoral, lui avait écrit qu'il se trouvait en Ionie un jeune garçon charmant et beau comme nul autre, et lui avait demandé s'il fallait le lui faire venir, Alexandre, dis-je, répondit sévèrement : «O le plus corrompu des hommes, de quelle abominable action me sais-tu donc coupable, toi qui veux me séduire par l'offre de semblables voluptés?» Xénocrate, à qui Alexandre avait adressé une gratification de cinquante talents, ne l'accepta pas, et nous l'admirons; mais celui qui les donnait, ne l'admirerons-nous pas? Ou bien, penserons-nous que le mépris des richesses ne soit pas égal chez celui qui les refuse et chez celui qui les offre ? C'était par philosophie que Xénocrate n'avait pas besoin de richesses; c'était par philosophie qu'Alexandre en avait besoin pour les offrir à de tels hommes.... Que de fois Alexandre en a dit autant lorsqu'il était blessé, ou serré de près par l'ennemi!... Nous estimons que tous les hommes sont doués d'un jugement droit parce que la nature nous conduit d'elle-même vers ce qui est bien. Mais par où les philosophes l'emportent sur le vulgaire, c'est qu'ils opposent une âme ferme et inébranlable aux adversités, Ils n'ont pas besoin de préparations telles que celles-ci : "Ce présage, à lui seul, est du meilleur augures." Et: "Il est pour les humains un but commun : la mort." D'ailleurs, les malheurs arrivent, les circonstances brisent tout raisonnement, et l'intelligence devient confuse à la vue des dangers prochains. Car la crainte ne fait pas seulement perdre la mémoire, comme dit Thucydide, elle prive encore de toute décision, de toute ardeur, de tout élan. La philosophie seule trace des lignes de conduite ...