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PLUTARQUE
OEUVRES MORALES DE LA FAUSSE HONTE.
Autre traduction (RICARD)
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1] Quelques-unes des plantes que produit la terre sont par elles-mêmes naturellement sauvages et ne donnent point de fruits; de plus leur développement nuit aux végétaux et aux plantes domestiques. Cependant les cultivateurs les regardent comme des signes prouvant que le sol n'est pas mauvais et qu'au contraire il est gras et fertile. De même, l'âme a des affections qui ne sont pas bonnes; mais ce sont en quelque sorte les fleurs et les boutons d'une nature généreuse, qui peut accepter utilement les soins de la culture. Au nombre de ces affections je place celle qu'on nomme « la mauvaise honte », qui n'est pas en soi un indice fâcheux, mais qui est une cause de dépravation. La honte fait souvent commettre les mêmes fautes que l'impudence. Seulement, la première s'afflige et se repent de ses erreurs, au lieu de s'y complaire comme la seconde. L'impudent n'éprouve aucune douleur en présence de ce qui est déshonnête. Au contraire, l'homme trop accessible à la mauvaise honte se sent troublé même devant ce qui n'a que l'apparence du mal. En effet, la mauvaise honte n'est autre chose que la pudeur portée à l'excès. C'est pourquoi on lui a donné le nom de « dysopie », pour indiquer que le visage lui-même se bouleverse aussi bien que l'âme, et qu'il perd contenance. De même qu'on appelle « catephie» le découragement qui nous fait tenir les yeux baissés, de même cette réserve excessive, qui empêche de regarder en face les gens à qui l'on a besoin de parler, a reçu le nom de dysopie. Voilà pourquoi Démosthène disait que l'impudent a dans les yeux non pas des prunelles, mais des courtisanes. A son tour l'homme qui pousse la honte à l'extrême, laisse trop voir par son regard sa faiblesse et sa pusillanimité, bien qu'il essaye de donner le change en appelant pudeur la facilité avec laquelle il cède aux impudents. Caton disait : « J'aime mieux les jeunes gens qui rougissent que ceux qui pâlissent. » C'était avec raison qu'il habituait et enseignait à craindre plutôt d'être blâmé que d'être convaincu, et à fuir la suspicion plutôt que le péril. Toutefois il faut se défendre de l'excès en cette crainte du blâme et en cette appréhension de tout reproche. Car plus d'une fois des jeunes gens qui ne redoutaient pas moins de passer pour coupables que de l'être réellement, ont perdu toute fermeté et ont sacrifié l'honnête, parce qu'ils ne pouvaient supporter qu'on parlât mal d'eux. [2] On ne doit pas fermer l'oeil sur une semblable faiblesse. Mais il n'y a pas lieu non plus d'approuver les dispositions hardies et résolues de ces gens
« Dont la basse impudeur, comme celle du chien,
Il faut tempérer sagement ces deux affections l'une par l'autre : ôter à l'impudence sa roideur inflexible, et à la fausse honte sa trop grande susceptibilité. Un tel tempérament, du reste, est difficile à obtenir; et la répression de ce double excès est souvent dangereuse. Car, comme le cultivateur qui veut détruire une plante sauvage et stérile l'attaque du premier coup avec la bêche, sans ménagement, pour l'extirper jusqu'à la racine, ou bien y met le feu et la brûle, tandis que s'il s'agit d'une vigne à tailler, d'un pommier ou d'un olivier qui demande une opération, c'est avec ménagement qu'il y porte la main, craignant d'amputer quelque chose de ce qui est sain; de même, quand le philosophe veut extirper du coeur d'un jeune homme l'envie, la soif excessive des richesses, l'amour désordonné des plaisirs, toutes plantes stériles dont la nature ne saurait être adoucie, il ne craint pas de faire couler le sang et de peser bien fort. Les incisions qu'il pratique sont profondes, et laissent de larges cicatrices. Mais si c'est à une partie délicate et tendre de l'âme qu'il veut appliquer les remèdes offerts par la raison, s'il s'agit, par exemple, de guérir la mauvaise honte qui dépare cette âme, le philosophe use de précautions, dans la crainte de porter en même temps atteinte à la bonne honte : car les nourrices, en voulant essuyer et rendre propres les enfants, leur arrachent souvent la peau et les meurtrissent. Aussi ne faut-il pas tout à fait effacer la mauvaise honte sur le visage des jeunes gens, ce qui les rendrait effrontés et sans pudeur. De même que quand on abat des maisons rapprochées d'édifices religieux, on laisse subsister et l'on raffermit les parties de bâtiments contiguës et voisines de ces édifices; de même il faut, en abattant la mauvaise honte, craindre de renverser avec elle ce qui s'en rapproche : à savoir, la pudeur, la convenance, la douceur, derrière lesquelles, s'y étant identifié, se glisse ce mauvais sentiment. Or l'on sait quelles séductions il exerce sur les hommes faibles, leur laissant croire qu'ils deviendront bienveillants, propres aux affaires politiques, dévoués aux intérêts communs, et non pas durs et inflexibles. Aussi les Stoïciens ont-ils tout d'abord distingué par des noms différents la pudeur, la honte, la mauvaise honte : dans la crainte que la confusion des mots ne laissât un prétexte à la mauvaise honte pour exercer ses ravages. Mais ils voudront bien nous accorder la permission d'employer ces mêmes mots sans que nous y attachions une pensée calomniatrice, ou plutôt d'en user à la façon d'Homère, et de dire : « La honte est aux mortels nuisible autant qu'utile », car c'est à bon droit que le poète la dit « nuisible » avant de la dire « utile ». Elle n'offre d'utilité que quand la raison lui ôte ce qu'elle a d'excessif et la réduit à sa juste mesure. [3] Avant tout, l'homme dominé par la mauvaise honte doit être persuadé qu'il est l'esclave d'une passion funeste. Or rien de ce qui est funeste ne saurait être honnête. Il ne faut pas non plus qu'il prenne plaisir au charme trop séducteur des éloges, s'il s'entend appeler homme aimable et gai, plutôt qu'homme grave, généreux et juste. Il ne faut pas que, comme le Pégase d'Euripide, « Qui cédait en tremblant, et plus qu'on ne voulait », plus que ne voulait Bellérophon, l'homme dominé par la fausse honte acquiesce à toutes demandes parce qu'il aura peur de paraître dur et inhumain. On dit que le roi Bocchoris étant d'un caractère farouche, Isis lui envoya un serpent qui s'enroulait autour de la tête du monarque et le couvrait de son ombre afin qu'il rendît la justice avec équité. Mais la mauvaise honte, partage des hommes faibles et pusillanimes, n'a jamais l'énergie suffisante pour refuser ou contredire. Sur le tribunal où ils siègent elle leur dicte des arrêts injustes. Elle leur ferme la bouche dans les conseils; elle les oblige en bien des circonstances à parler et à agir contre leur sentiment. La volonté d'un méchant suffit pour maîtriser et dominer toujours de pareils hommes, parce que l'effronterie impose constamment à la timidité. La mauvaise honte, semblable aux terrains bas et mal consistants, ne peut repousser ou détourner aucune rencontre: elle laisse toujours accès en elle aux actes et aux sentiments les plus honteux. Elle est encore une insuffisante gardienne du jeune âge, selon le mot de Brutus, qui disait, qu'on doit avoir mal usé de sa jeunesse quand on ne sait rien refuser. La mauvaise honte est également une bien imparfaite garantie pour la chambre nuptiale et pour le gynécée : comme le montre, dans Sophocle, une femme qui, se repentant de sa faute, dit à son complice « Pourquoi m'as-tu séduite, abusée et perdue »? Cette honte va la première au-devant de l'intempérance, et elle livre à qui veut les attaquer toutes les places fortes de l'âme, restées sans défense, sans barrière et sans obstacle. Les largesses gagnent les esprits corrompus; mais la persuasion, en excitant la mauvaise honte, s'empare souvent des natures les plus honnêtes. Je passe sous silence les brèches que ce dernier sentiment fait dans les fortunes. On se porte caution malgré soi, et tout en vantant la maxime : «Engage-toi : le repentir suivra de près, » on n'a pas le courage de s'y conformer quand il faut agir. [4] Que de victimes a faites la mauvaise honte Il ne serait pas facile de les compter. Ainsi quand Créon dit à Médée :
« Mieux vaut de mon courroux te poursuivre, traîtresse,
il donne aux autres une utile leçon. Lui-même pourtant, subjugué par la mauvaise honte, accorda le délai d'un jour qu'implorait Médée, et ce fut la ruine de sa maison. D'autres, qui avaient lieu de craindre le poison ou le fer, se sont laissé détourner des précautions qu'ils devaient prendre. Ainsi mourut prématurément Dion qui, tout en n'ignorant pas les intentions perfides de Callippe, eut honte de se tenir en garde contre un hôte et un ami. De même Antipater, fils de Cassandre. Il avait reçu Démétrius à sa table; et à son tour, engagé pour le lendemain, il n'osa pas montrer moins de confiance qu'on ne lui en avait témoigné. Il se rendit à l'invitation, et Démétrius le fit égorger en sortant de table. Hercule, le fils qu'Alexandre avait eu de Barsine, était odieux à Cassandre. Polysperchon promit à celui-ci de l'en débarrasser pour une somme de cent talents. Il le pria donc à souper. Le jeune prince, à qui cette offre inspirait du soupçon et de la crainte, s'excusa maladroitement sous prétexte qu'il était malade. Polysperchon vint le trouver et lui dit sans préambule : « Jeune homme, soyez aimable et bon pour vos amis à l'exemple de votre père : à moins, en vérité, que vous n'ayez peur de nous et que vous ne redoutiez de notre part une trahison. » Hercule eut honte, et le suivit; mais après le repas il fut étranglé par les convives. Ainsi, loin d'être ridicule ou indigne, comme le prétendent quelques-uns, le conseil d'Hésiode est fort sage : « Traite qui t'aime : soit, mais non ton ennemi ». N'ayez pas de mauvaise honte à l'égard de qui vous hait; et, quelque bonne foi qu'il semble montrer, n'y croyez point. En effet si vous l'avez invité, il vous invitera; vous dînerez chez lui s'il a dîné chez vous. Dès lors la défiance qui garantissait votre sûreté deviendra une arme dont vous aurez laissé amollir la trempe, et que la honte vous aura fait tomber des mains. [5] Puisque cette maladie est cause de tant de maux, on doit faire en sorte de triompher d'elle par l'exercice. On commencera d'abord, comme dans toute autre étude, par les épreuves de peu d'importance et où il n'est pas pénible de lutter. Par exemple, à table quelqu'un vous provoque par une rasade quand vous avez suffisamment bu. N'ayez pas de mauvaise honte; ne vous forcez point, et déposez votre coupe. Une autre fois, on vous proposera une partie de dés tout en buvant. Bannissez la mauvaise honte, et n'ayez pas peur si l'on se moque de vous. Imitez Xénophane. Lasus l'Hermionien l'appelait lâche parce qu'il ne voulait pas jouer aux dés avec lui : « J'en conviens, dit Xénophane, je suis tout à fait lâche et craintif en présence des choses honteuses. » Une autre fois encore, vous vous trouverez en compagnie d'un bavard qui se sera emparé de vous et ne vous lâchera pas. Bannissez également la mauvaise honte. Coupez court, pressez-vous, et terminez ce que vous avez à faire. De telles fuites, de telles brusqueries procurent, au prix de légers reproches, l'occasion de s'exercer à vaincre la mauvaise honte; et par là on s'habitue d'avance à des épreuves plus sérieuses. C'est bien ici le lieu de rappeler une parole de Démosthène. Les Athéniens s'excitaient mutuellement à secourir Harpalus et à prendre les armes contre Alexandre. Tout à coup on voit paraître Philoxène, le commandant des forces navales du monarque. Frappés de terreur, les Athéniens n'osaient plus ouvrir la bouche. « Que feront-ils quand ils auront vu le soleil, s'écria Démosthène, s'ils n'osent soutenir la lueur d'une lampe! » Pareillement, que ferez-vous dans des circonstances graves : lorsqu'un roi s'adressera à vous, lorsqu'un peuple vous subjuguera par la mauvaise honte, que ferez-vous, dis-je, si vous ne pouvez pas repousser la coupe que vous présente un camarade, si vous êtes incapable de fuir les importunités d'un bavard, et que vous vous laissiez assommer de son babil sans avoir la force de lui dire : « Je vous reverrai plus tard; aujourd'hui le temps me manque » ? [6] Il n'est pas inutile non plus de se prémunir et de s'exercer contre la mauvaise honte, à propos d'éloges qui portent sur des mérites futiles et légers. Par exemple, à la table d'un ami un musicien chante mal, ou bien un acteur payé fort cher écorche Ménandre. Presque tous les convives font éclater leurs applaudissements et leur admiration. Il ne sera pas bien pénible, ce me semble, ni bien difficile d'entendre de telles choses sans rien dire et sans prodiguer des louanges que l'évidence démentirait. Si vous n'êtes pas votre maître en de telles circonstances, que ferez-vous quand un ami déclamera de méchants vers, ou qu'il vous montrera un discours détestable et ridiculement écrit? Vous le louerez apparemment, et vous ferez bruyamment chorus avec ses flatteurs. Comment donc blâmerez-vous les fautes de ses actes ? Comment le reprendrez-vous s'il manque de sagesse dans l'exercice d'une charge, dans le choix d'une épouse, dans sa conduite politique? Car je ne saurais, pour ma part, accepter la réponse de Périclès. Un de ses amis voulait qu'en sa faveur il prêtât un faux témoignage et qu'il appuyât, en outre, ce témoignage d'un serment : « Je suis ami jusqu'à l'autel », dit Périclès. Selon moi, il s'était déjà trop avancé. Celui qui s'est habitué de longue date à ne louer aucun orateur, ou à n'applaudir aucun musicien contre sa pensée, à ne point rire d'une raillerie inconvenante, ne se laissera pas mener si loin. Comme au pusillanime qui a cédé par mauvaise honte dans les petites choses, on ne s'avisera pas de lui dire : « Parjurez-vous pour moi; rendez un faux témoignage ; déposez contrairement à la justice. » [7] C'est encore ainsi qu'il faut nous tenir en garde contre les demandes d'argent. Prenons l'habitude de repousser des demandes peu considérables et faciles à refuser. Archélaûs, roi de Macédoine, étant à table, un convive le pria de lui faire présent d'une coupe d'or. C'était un de ces hommes qui croient que rien n'est beau si ce n'est de recevoir. Le prince dit à son esclave d'offrir cette coupe à Euripide, et jetant sur le solliciteur un regard de dédain : « Tu es fait, lui dit-il, pour demander et ne pas obtenir; lui, au contraire, pour recevoir même en ne demandant pas. » C'était, avec beaucoup de sens, prendre le discernement et non la mauvaise honte pour guide dans ses générosités et ses largesses. Mais nous, le plus souvent nous refusons aux prières d'amis trop réservés ce que nous accordons à des importuns qui nous harcèlent et nous pressent. Ce n'est pas que nous ayons voulu donner : c'est que nous n'avons pas eu la force d'opposer un refus. Ainsi Antigone l'Ancien, longtemps fatigué par un certain Bion, s'écria : « Donnez un talent à Bion ... et à la contrainte. » Et pourtant, aucun monarque ne savait se débarrasser plus adroitement des solliciteurs sans paraître les éconduire. Un Cynique lui demandait un jour une drachme : « Ce n'est pas ce que doit donner un souverain », dit Antigone. — « Eh bien , accordez-moi un talent. » — «Ce n'est pas ce que doit recevoir un Cynique », répondit le roi. Diogène faisait le tour du Céramique en adressant des demandes aux statues, et quand on en paraissait surpris il disait : « Je m'exerce à subir des refus. » Accoutumons-nous d'abord par les choses sans valeur, exerçons-nous sur celles qui n'ont pas d'importance, à repousser les demandes qu'il serait injuste de satisfaire. Ainsi nous nous mettrons en état de résister aux sollicitations de plus grande conséquence. Il n'est personne, comme l'a dit Démosthène, qui, ayant employé autrement qu'il ne fallait l'argent qu'il avait, en puisse trouver abondamment pour ce qu'il faut faire quand il n'en a plus. L'humiliation devient en vérité multiple, lorsque, regorgeant des choses inutiles, on se trouve pris au dépourvu pour celles qu'il serait beau de posséder. [8] Ce n'est pas seulement notre fortune que la mauvaise honte nous fait administrer mal et sans intelligence. Quand il s'agit d'intérêts plus graves encore, cette honte nous prive des secours précieux qu'indique le raisonnement. Si nous sommes malades, nous n'appelons pas le médecin le plus habile, parce que nous avons peur d'offenser notre médecin habituel. Au lieu de choisir les meilleurs maîtres pour nos enfants, nous prenons ceux qui viennent nous solliciter. Si nous avons un procès, nous nous résignons à ne pas donner la parole à l'avocat le plus capable et le plus exercé : mais pour être agréables au fils de quelque ami ou de quelque parent, c'est ce jeune homme que nous produisons en public. Enfin l'on en voit beaucoup, même parmi les soi-disant philosophes, se faire épicuriens ou stoïciens, non par choix, par discernement, mais afin de se ranger du côté de parents ou d'amis qui leur ont fait honte. Contre ces obsessions aussi fortifions-nous de loin par des pratiques habituelles et de peu d'importance. Accoutumons-nous à ne pas céder à la fausse honte s'il s'agit de prendre un barbier, un foulon. Ne descendons pas dans une méchante hôtellerie, quand il y en a une bonne dans le voisinage, parce que souvent le maître de la première nous aura salués. Ne fût-ce que pour nous en faire une règle de conduite, choisissons ce qu'il y a de meilleur, même lorsque la différence n'est pas bien grande. Ainsi les Pythagoriciens se gardaient bien de jamais croiser la jambe gauche sur la jambe. droite, de jamais prendre le nombre pair au lieu de l'impair, les choses étant égales d'ailleurs. Habituons-nous encore, lorsque nous célébrons un sacrifice, une noce, ou lorsqu'il s'agit d'une autre occasion de traiter des gens, à n'y pas inviter celui qui nous a prodigué les salutations ou qui a couru à notre rencontre, de préférence au galant homme qui nous aime réellement. Cette habitude, cette pratique, une fois exercée dans les petites choses empêchera que nous ne soyons dupes dans les grandes. Ou plutôt les gens ne songeront même pas à nous attaquer. [9] C'en est assez touchant l'utilité que présentera l'exercice. Pour parler des raisonnements efficaces, le premier est celui qui nous apprendra et nous rappellera sans cesse, que toutes les passions, toutes les maladies de l'âme ont pour conséquence les maux dont nous croyons être préservés par ces maladies mêmes. Le désir de la gloire attire l'infamie; l'amour des voluptés engendre la douleur; la mollesse nous prépare des fatigues; la manie des procès amène des échecs et des condamnations. Il arrive à la mauvaise honte qu'en voulant fuir la fumée du blâme, elle se jette dans le brasier même du déshonneur. Nous n'osons pas résister à ceux qui veulent à tort nous faire honte, et plus tard nous sommes humiliés justement par des accusations trop légitimes. Pour une légère réprimande que nous avons redoutée, souvent nous subissons une humiliation certaine. A un ami qui nous demandait de l'argent nous n'avons pas osé refuser, et à peu de temps de là nous sommes déclarés nous-mêmes insolvables : de sorte que nous faisons triste figure. Nous avions pris l'engagement de soutenir une personne dans un procès, et voilà qu'en présence de sa partie adverse nous changeons d'attitude, nous nous dérobons et nous nous esquivons. Souvent liés par la mauvaise honte, nous avions accepté pour notre fille, pour notre sœur, un mariage désavantageux, et nous sommes ensuite obligés de recourir au mensonge pour reprendre notre parole. [10] Celui qui a prétendu que tous les peuples de l'Asie sont sous la domination d'un seul homme parce qu'il y a une syllabe qu'ils ne peuvent pas prononcer, à savoir la syllabe non, celui-là ne parlait pas sérieusement : il voulait plaisanter. Mais les gens qui cèdent à la mauvaise honte pourraient bien, sans même prononcer un mot et rien qu'en relevant seulement les sourcils ou en baissant la tête, se délivrer souvent d'importunités aussi odieuses que déraisonnables. Euripide disait que le silence est une réponse adressée aux gens sages. Il y a tout lieu de croire qu'il est plus nécessaire encore d'y recourir à l'égard des indiscrets, parce que les hommes de sens peuvent entendre le langage de la raison. Il faut avoir présentes à l'esprit un grand nombre de paroles mémorables de personnages illustrés par leur vertu. On se les rappellera devant ceux qui veulent nous jeter dans la mauvaise honte. Ainsi Phocion disait à Antipater : « Vous ne pouvez trouver en moi tout ensemble un ami et un flatteur » Ainsi encore aux Athéniens, quand ils l'invitaient à contribuer aux frais d'une fête et qu'ils revenaient à la charge, le même Phocion dit : « J'aurais honte de vous donner et de ne pas rendre à celui-ci. » En même temps il montrait Calliclès son créancier. Car, pour parler avec Thucydide, il est honteux de ne pas avouer sa pauvreté, mais il est plus honteux encore de ne point s'y soustraire par ses actes. Celui qui, faible et pusillanime, n'ose répondre à un emprunteur :
« Je n'ai point d'argent blanc, et qui, par suite, lâche une promesse devenue une sorte d'engagement, celui-là « De sa honte subit l'inextricable étreinte ». Persée, prêtant de l'argent à un de ses amis, se fit signer une obligation sur la place publique et chez un banquier, parce qu'il se rappelait le vers d'Hésiode : « Tout en riant il faut, lorsqu'il s'agit d'affaire, Se munir d'un garant, même à l'égard d'un frère ». L'ami s'en étonna et lui dit : « Quoi, Persée ! En agir ainsi juridiquement! » — Oui, répondit l'autre : c'est afin que nous restions amis à l'échéance, et que je n'aie pas alors recours aux poursuites judiciaires. » Car souvent tel a négligé par fausse honte de prendre ses assurances, qui plus tard, lorsqu'il exerce légalement son droit, se fait un ennemi. [11] Citons d'autres exemples. Platon avait donné à Hélicon le Cyzicénien une lettre pour Denys, et il y faisait l'éloge de la douceur et de la modération de son protégé. A la fin de la lettre il ajouta : « Mais c'est d'un homme que je vous écris ces choses, et l'homme est créature naturellement changeante. » Au contraire Xénocrate, bien que son caractère fût inflexible, céda pourtant à la mauvaise honte. Il avait recommandé par lettre à Polysperchon un inconnu qui ne méritait pas cette confiance, comme le montra l'événement. Le Macédonien reçut cet homme avec bonté, lui demanda en quoi il pouvait lui être utile, et l'autre lui demanda un talent. Polysperchon le donna, mais il écrivit à Xénocrate et l'engagea désormais à mieux choisir ses recommandés. Ce fut ignorance de la part de Xénocrate. Mais nous, le plus souvent, c'est en parfaite connaissance de cause que nous remettons à des gens qui sont de mauvais sujets des lettres d'introduction ou bien de l'argent. Nous nous compromettons sans même être dédommagés par le plaisir, comme le sont du moins ceux qui donnent à des courtisanes et à des flatteurs. Tout en détestant, tout en maudissant l'effronterie du solliciteur, nous souffrons que cette effronterie nous déconcerte et violente notre jugement. S'il en est à qui l'on puisse appliquer ce vers : « Je sais parfaitement que je vais faire mal », c'est bien à ceux qui cèdent à la mauvaise honte. Ils savent qu'ils vont rendre un faux témoignage, prononcer une sentence injuste, exprimer un mauvais vote, prêter à qui ne leur rendra pas. [12] Aussi, pour cette sorte de faiblesse plus que pour toute autre passion, le repentir ne se fait pas attendre. Il se produit en même temps que l'acte lui-même. Au moment où nous donnons nous en éprouvons du regret. En rendant un faux témoignage nous nous sentons confus. En prêtant notre assistance nous nous discréditons à nos propres yeux, ou bien, en la refusant, nous nous sentons condamnés par nous-mêmes. Le plus souvent, parce que nous n'avons pas la force de repousser ceux qui nous sollicitent, nous leur faisons des promesses que nous ne saurions réaliser. Nous nous engageons à les recommander à la Cour, à leur ménager une entrevue avec les princes. Pourtant nous ne le voudrions pas, mais nous n'avons pas assez d'énergie pour leur dire : « Le souverain ne nous connaît pas : voyez-en plutôt d'autres que nous. » Ainsi, Lysandre avait encouru la disgrâce d'Agésilas, et pourtant on se figurait qu'à cause de sa gloire personnelle il jouissait toujours d'un grand crédit auprès de ce prince. Lysandre n'éprouva aucune honte à éconduire ceux qui venaient le trouver, les engageant à se tourner vers d'autres et à s'adresser à ceux qui avaient plus de pouvoir que lui sur l'esprit du roi. En effet, il n'y a aucune honte à ne pouvoir pas faire toutes choses. Il y en a, au contraire, à promettre ce qui est au-dessus de ses forces, ce pour quoi l'on n'est pas fait, et à s'y consumer en pénibles efforts. Il y a honte, disons-nous, à cela, et, de plus, dommage très réel. [13] Reprenons la question sous un autre point de vue. A des demandes mesurées et convenables nous devons répondre par l'empressement de nos bons offices : exécutons-nous aussitôt, et ne semblons pas céder à une mauvaise honte. Mais si la demande est préjudiciable et déplacée, que toujours soit présente à notre esprit la parole de Zénon. Il avait rencontré un jeune homme de sa société habituelle qui marchait lentement le long de la muraille. Ce jeune homme évitait, comme il le lui avoua, un ami qui voulait le contraindre à prêter en sa faveur un faux témoignage. « Coeur sans énergie! s'écria Zénon, que dis-tu là? Il n'a pas peur de toi, il n'a pas honte devant toi, lui, quand il veut commettre un acte d'immoralité et d'injustice; et toi, quand il s'agit de rendre hommage à la justice tu n'aurais pas le courage de résister!» Quelqu'un a dit : « Contre le méchant la méchanceté n'est point une arme déloyale. Sans doute c'est une mauvaise maxime , qui habitue à se défendre contre la perversité en l'imitant. Mais lorsque des solliciteurs impudents et effrontés nous fatiguent, repoussons-les effrontément aussi. A des gens éhontés n'accordons point par mauvaise honte ce qui nous déshonorerait. Telle est la droite et véritable ligne de conduite pour tout homme qui a du sens. [14] Quand ceux qui veulent exploiter en nous le sentiment de la mauvaise honte sont des gens obscurs, de condition basse, et dénués de mérite, ce n'est pas une grande affaire de leur résister. Avec un sourire, avec une plaisanterie quelques-uns savent se débarrasser d'eux. Ainsi fit Théocrite. Deux hommes au bain voulaient lui emprunter une étrille. L'un était étranger, l'autre était un fripon bien connu. Il les éconduisit tous deux par un mot plaisant : « Je ne te connais point » , dit-il au premier, et au second : « Je te connais. » Ainsi fit encore à Athènes Lysimaché, prêtresse de Minerve Poliade. Les muletiers qui avaient amené les victimes voulaient qu'elle leur versât à boire : « Je craindrais, dit-elle, que ce ne devînt une habitude nationale. » Citons encore Antigone. Un jeune homme dont le père avait été un officier plein de bravoure, mais qui était lui-même lâche et efféminé, le priait de le faire avancer : « Enfant, lui dit-il, j'ai des honneurs dont je dispose en faveur du mérite des gens, mais je n'en ai jamais pour personne en raison d'un mérite d'ancêtres. » [15] D'autres fois, celui qui exploite notre mauvaise honte est un personnage de haut rang et qui a du pouvoir. Ceux-là plus que d'autres sont difficiles à repousser et à éconduire lorsqu'ils demandent la voix de quelqu'un dans un tribunal, ou son suffrage dans une élection. Je vais vous dire comment Caton, qui était encore un jeune homme, se débarrassa de Catulus, bien que peut-être il ne doive paraître à personne ni facile, ni même indispensable, de l'imiter. Catulus jouissait à Rome de la plus grande considération, et il exerçait alors la censure. Il vint trouver Caton, qui était préposé à la garde du trésor public, pour obtenir grâce en faveur d'un citoyen frappé par lui d'une amende. Ses prières devinrent si instantes que c'était presque de la violence, à ce point que Caton, ne pouvant plus les supporter, lui dit : « Catulus, il serait bien honteux pour vous; pour un censeur, que je fusse obligé, si vous ne vouliez pas sortir, de vous faire entraîner hors d'ici par mes licteurs. » Catulus, ainsi humilié, se retira fort en colère. Ne trouvez-vous pas qu'Agésilas et Thémistocle montrèrent plus de douceur et de modération? Le père d'Agésilas voulait que son fils rendît dans un jugement une sentence inique : « Mon père, lui dit le prince, c'est vous-même qui m'avez dès l'origine appris à respecter les lois; et c'est encore à vous que j'obéis en ne voulant pas commettre d'illégalité. » Pour Thémistocle, comme Simonide cherchait à obtenir de lui quelque chose d'injuste : « Pas plus que tu ne serais un bon poète, lui dit-il, si tu chantais en manquant à la mesure, je ne serais, moi, un bon magistrat, si je jugeais contrairement à la loi ». [16] Ce n'est pas, comme disait Platon, parce qu'un pied tombe assez mal en mesure avec la lyre que des amis et des cités se désunissent , et font souffrir ou souffrent les plus grands dommages : c'est parce qu'il y a eu violation des lois et de la justice. Et pourtant, il y en a qui observent eux-mêmes scrupuleusement les règles de la prosodie, de la grammaire, de la versification, et qui, quand il s'agit des charges, des jugements, des différents actes de la vie, veulent que les autres dédaignent les lois de l'honneur. Eh bien apprenez comment il faut agir avec eux. Vous êtes abordé par un avocat si vous êtes juge, par un orateur politique si vous êtes membre de l'assemblée. Promettez à votre homme ce qu'il voudra, à condition qu'il commette des solécismes dans son exorde ou des barbarismes dans sa narration. Il n'y consentira point, parce qu'il se croirait déshonoré : nous voyons en effet quelques-uns ne pas même supporter dans un discours la rencontre de deux voyelles. Un autre de ceux qui veulent vous prendre par la fausse honte a-t-il une position brillante; est-il d'une famille illustre ; proposez-lui de se présenter sur la place publique en exécutant un pas de danse ou en faisant des grimaces. Je suppose qu'il refusera. Ce sera votre tour alors de prendre la parole, et de leur demander en quoi il est plus honteux de faire des solécismes et des grimaces que de violer la loi, que de transgresser son serment, que de favoriser injustement le pervers au préjudice de l'honnête homme. Donnons encore un exemple, puisque j'en suis sur ce texte. Nicostrate l'Argien était sollicité par Archidamus de livrer la ville de Cromne. On lui promettait des trésors considérables, et la main de telle Lacédémonienne qu'il voudrait. « Je vois bien, dit Nicostrate, qu'Archidamus n'est point un descendant d'Hercule. Ce héros parcourait le monde en mettant à mort les méchants, et Archidamus ne cherche qu'à pervertir les bons.« Pareillement, à un homme qui aura la prétention de s'assurer un renom de vertu nous devrons dire, s'il veut exercer sur nous la pression de la mauvaise honte, qu'il ne fait point ce que la convenance et la dignité imposent à son rôle de personnage noble et vertueux. [17] Mais si ce sont des gens de bas étage, voici comment vous devrez agir et vous tirer d'affaire. A l'avare vous demanderez, en mettant en jeu sa propre mauvaise honte, qu'il vous prête un talent sans exiger de vous une obligation écrite. Vous engagerez l'ambitieux à renoncer au poste élevé qu'il occupe ; celui qui brigue un commandement, à se désister de sa candidature lorsque selon toute apparence il doit réussir. Il paraîtrait véritablement étrange que, tandis qu'ils persisteront avec tant de roideur, de constance et d'opiniâtreté dans leurs maladies et dans leurs passions, nous autres, qui voulons être et qui nous proclamons amis de la droiture et de la justice, nous ne fussions pas maîtres de nous-mêmes, que nous allassions trahir la vertu et la sacrifier. Car enfin si ceux qui veulent nous prendre par la mauvaise honte agissent dans l'intérêt de leur gloire et de leur puissance, il serait déraisonnable que pour augmenter le relief ou le crédit des autres, nous nous déshonorassions nous-mêmes et fissions mal parler de nous. Ainsi ceux qui, jugeant avec partialité dans les jeux publics ou écoutant la faveur dans des élections, confèrent par des décrets iniques les charges, les couronnes et la gloire à d'autres qu'aux dignes, ceux-là se dépouillent eux-mêmes de toute considération et de tout relief. Si c'est dans un intérêt d'argent que nous voyons les gens insister de cette façon auprès de nous, comment ne nous viendrait-il pas à la pensée qu'il serait étrange de faire bon marché de notre réputation personnelle et de notre probité pour que la bourse de tel ou tel se trouvât mieux garnie qu'elle ne l'est? Notons bien que de telles réflexions se présentent à l'esprit de beaucoup de gens, et qu'ils ne se dissimulent pas qu'ils font mal. Il me semble voir des convives que l'on force à boire de trop larges rasades : ils ne les avalent qu'avec peine, en poussant de gros soupirs et avec des contorsions de visage, mais enfin ils exécutent ce qui leur est ordonné. [18] Il en est des caractères faibles, comme de ces constitutions physiques qui supportent mal le froid et le chaud. Les éloges de ceux qui exploitent en eux la mauvaise honte les font plier et céder. D'autre part, en présence des reproches et des soupçons que le solliciteur pourrait exprimer si on l'éconduisait ils sont épouvantés et tremblants. Eh bien! que l'on s'affermisse contre ces deux obsessions; que l'on ne cède pas plus à l'intimidation qu'à la flatterie. Puisque nécessairement, a dit Thucydide, l'envie marche à la suite du pouvoir, il y a sagesse dans les calculs de l'homme d'État qui n'assume sur soi l'odieux qu'à propos de déterminations très importantes. Mais nous, persuadés qu'il n'est pas difficile d'échapper à l'envie, et fermement convaincus, par ce qui passe sous nos yeux, qu'il est impossible d'éviter les plaintes ou le mécontentement de ceux qui ont affaire à nous, nous ferons un calcul plus judicieux. Nous nous résignerons à être détestés par ceux dont les sollicitations ont un but coupable plutôt qu'à être justement blâmés de les avoir injustement subies. Les louanges que l'on nous donne en voulant nous prendre par la mauvaise honte, estimons que ce n'est autre chose que de la fausse monnaie. Méfions-nous de pareilles flatteries. Ne faisons pas comme les pourceaux qui se laissent manier très facilement par qui le veut quand on les gratte et qu'on les chatouille. Ne nous couchons pas par terre , et ne nous vautrons pas comme ces animaux. Il n'y a aucune différence entre ceux qui présentent la jambe lorsqu'on veut les faire tomber, et ceux qui prêtent l'oreille à la flatterie. Je dirai même que ces derniers sont renversés et tombent plus honteusement. Parmi ces hommes de si facile composition, les uns font grâce au pervers de la haine et des sévérités qu'ils devraient avoir contre lui, afin de s'entendre appeler compatissants, humains et sensibles. Les autres encourent gratuitement des haines et des accusations qui ne sont pas sans danger; et ils s'y déterminent parce que des flatteurs viennent leur dire : « Vous seul êtes vraiment un homme ; vous seul savez résister à l'adulation. Voilà des bouches! continuent-ils, voilà des paroles! » Aussi Dion comparait-il ces caractères pusillanimes à des vases à deux anses que l'on prend facilement par les deux oreilles pour les transporter où l'on veut. Le sophiste Alexinus disait dans une promenade beaucoup de mal de Stilpon de Mégare : « Pourtant, objecta un de ceux qui se trouvaient-là, il faisait l'autre jour votre éloge. — « Sans doute, répondit Alexinus : car c'est le meilleur et le plus généreux des hommes. » Ménédème, au contraire, ayant appris qu'Alexinus parlait de lui souvent avec éloge : « Pour moi, dit-il, je blâme toujours Alexinus : de sorte qu'il doit nécessairement être un méchant homme, soit parce qu'il loue un méchant, soit parce qu'il est blâmé par un homme de bien. » Tant la fermeté de ce Ménédème était inébranlable, et donnait peu de prise à de semblables flatteries! Il s'était profondément pénétré du conseil que l'Hercule d'Antisthène donne à ses enfants : « Ne sachez aucun gré à ceux qui vous louent. » Autrement dit : « Ne cédez jamais à la fausse honte; ne répondez pas à des éloges par des flatteries. » Dans ce dernier cas il suffit, je pense, de faire comme Pindare. Un homme lui disait : « Je chante vos louanges en tout lieu et devant tout le monde. » — « Et moi, répondit Pindare, je te montre ma reconnaissance en faisant que tu dises la vérité. » [19] Il est une pratique utile contre toutes les autres faiblesses, et nécessaire particulièrement à ceux qui sont sujets à la mauvaise honte. Lorsque, cédant à son influence, nous avons, contrairement à notre volonté, commis une faute et fait un écart, gardons-en un profond souvenir. Imprimons en nous mêmes l'image de nos regrets et de notre repentir, de manière à nous la retracer et à la conserver le plus longtemps possible. Car, comme les voyageurs qui se sont heurtés contre une pierre, ou les pilotes qui ont fait naufrage sur un écueil, non seulement redoutent ces endroits s'ils ont de la mémoire, mais encore conservent toujours de l'effroi et de l'appréhension devant les pierres ou les écueils qui y ressemblent; de même ceux à qui leurs regrets et leur repentir remettront continuellement sous les yeux les humiliations et les dommages que leur a causés la mauvaise honte, sauront une autre fois rester maîtres d'eux dans des occasions semblables, et ils ne se laisseront pas emporter si facilement.
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