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Plutarque,

 

 

Vie de Fabius Maximus

 

Bernard LATZARUS, Plutarque, Vies parallèles. t. I, Paris, Garnier, 1950

 

 

 

 

[1] Tel ayant été Périclès dans ses actions dignes de mérite, suivant la tradition que nous avons recueillie, faisons porter nos recherches sur Fabius. On dit qu'une nymphe, ou, selon d'autres, une femme du pays, eut commerce avec Hercule sur les bords du Tibre et lui donna un fils, Fabius, tige de la nombreuse et célèbre famille romaine des Fabius. Quelques auteurs rapportent que les premiers rejetons de cette race attiraient le gibier dans des fosses et se firent ainsi donner anciennement le nom de Fodius; car, maintenant encore, fosse se dit en latin "fossa", et creuser, "fodere"; mais, avec le temps, la seconde et la troisième lettre s'étant altérées, ils prirent l'appellation de Fabius. Cette maison donna beaucoup de grands hommes. En partant de Rullus, qui mérita chez les Romains le surnom de Maximus, on trouve à la quatrième génération Fabius Maximus, dont nous écrivons la vie. Il portait un surnom tiré d'une particularité physique, Verrucosus; car il avait une petite verrue en haut de la lèvre. Un autre surnom, Ovicula {petit mouton}, lui fut donné à cause de la douceur et de la lenteur de son naturel, quand il était encore enfant. Car son caractère tranquille, silencieux, sa grande circonspection à goûter les plaisirs de son âge, sa lenteur et sa difficulté à s'instruire, sa patience avec ses camarades et sa docilité, le faisaient soupçonner, par les étrangers, de sottise et de nonchalance; peu nombreux étaient ceux qui découvraient sa difficulté à s'émouvoir, indice d'un esprit profond, sa grandeur d'âme et son coeur de lion. Mais bientôt, le temps ayant marché, la pratique des affaires éveilla ses facultés. Il fit voir alors au grand nombre que son inertie apparente était de l'impassibilité; sa circonspection, de la prudence; son manque de réactions vives, de la persévérance et de la fermeté en tout. Voyant, d'autre part, la grandeur de l'État et le nombre des guerres, il exerçait son corps à l'action guerrière, comme une arme naturelle, et développait son éloquence comme un instrument de persuasion pour le peuple. Il savait l'adapter parfaitement à sa conduite; car il évitait, dans son langage, l'affectation et l'agrément vide du Forum. La raison parlait, par sa bouche, avec une originalité extrême, sous une forme sentencieuse qui correspondait à la profondeur des pensées, et qui rappelait surtout, dit-on, la manière de Thucydide. Car on conserve de lui un discours qu'il prononça devant le peuple, l'oraison funèbre de son fils, mort après avoir exercé le consulat.

[2] Lui-même obtint cinq fois cette magistrature. Au cours de son premier consulat, il triompha des Ligures; car ceux-ci, vaincus par lui dans une bataille rangée où ils perdirent beaucoup de monde, furent refoulés sur les Alpes et contraints à cesser de ravager et de piller le régions frontières de l'Italie. Hannibal envahit ensuite la péninsule; et, après sa première victoire de la Trébie, il continua son avance à travers l'Étrurie, en saccageant le pays. Il plongea Rome dans une consternation et une terreur affreuses, qu'accentuaient des présages, dont les uns, comme d'habitude chez les Romains, étaient tirés de la foudre; mais les autres avaient un caractère tout nouveau et présentaient une grande étrangeté. Par exemple, disait-on, des boucliers avaient été, sans cause extérieure, souillés de sang; du côté d'Antium, on moissonnait des épis ensanglantés; des pierres brûlantes et enflammées tombaient des airs; le ciel, au-dessus de Faléries, parut se fendre, et il en tomba, de-ci, de-là, plusieurs tablettes, dont l'une portait cette inscription bien lisible : "Mars secoue ses armes." Rien de tout cela ne troubla le consul Flaminius. Ce personnage, en dehors de son naturel hardi et ambitieux, était exalté par les grands succès qu'il avait eus auparavant. Contre toute attente, en effet, ayant, malgré les remontrances du Sénat et l'opposition de son collègue, engagé le combat contre les Gaulois, il en était sorti vainqueur. Quant à Fabius, les présages, quoique frappant beaucoup de monde, le frappaient peu, à cause de la difficulté de les interpréter; mais, apprenant le petit nombre des ennemis et leur manque de ressources, il exhortait les Romains à tenir bon, et, sans combattre contre un homme qui, pour les attaquer, disposait d'une armée aguerrie par bien des engagements, à envoyer des secours à leurs alliés, à tenir fortement en mains leur ville et à laisser se consumer d'elle-même l'ardeur guerrière d'Hannibal, comme une flamme qui s'élève d'un foyer maigre et mal nourri.

[3] Il n'arriva pas cependant à convaincre Flaminius. Celui-ci, affirmant qu'il ne supporterait pas de laisser la guerre atteindre les murs de Rome, ni, comme autrefois Camille, de décider du sort de la Ville dans la Ville même, donna l'ordre aux tribuns de conduire l'armée au dehors. Lui-même sauta sur son cheval, qui, sans aucun motif apparent, s'effraya, et, dans l'excès de sa crainte, le renversa. Bien qu'il fût tombé sur la tête, le consul ne se départit nullement de sa résolution; et, du même élan dont, au début, il s'était porté contre Hannibal, il rangea ses troupes en bataille près du lac de Trasimène, en Etrurie. Les soldats en étant venus aux mains, il survint, au moment précis du combat, un tremblement de terre, qui ruina des villes, fit sortir des fleuves de leur lit, et ébranla les bases des montagnes. Pourtant, malgré la violence de cette secousse, aucun des combattants ne s'en aperçut. Flaminius lui-même, après avoir donné bien des preuves éclatantes de son audace et de sa vigueur, tomba; et, autour de lui, les plus vaillants; les autres tournèrent le dos; on en fit un grand carnage. Il y en eut quinze mille de massacrés, et autant de pris. Hannibal désirait faire à Flaminius de belles funérailles à cause de son courage; mais il ne le trouva pas parmi les morts, et l'on ignora comment le corps avait disparu. Quant à la défaite de la Trébie, elle n'avait été annoncée directement ni par le général, dans son rapport, ni par le messager qu'il envoya : tous deux déclaraient faussement que les Romains avaient remporté une victoire douteuse et contestée. Mais, pour celle-ci, dés que le préteur Pomponius en fut informé, il convoqua le peuple en assemblée, et, sans périphrases ni détours, il dit simplement : « Nous avons été vaincus, Romains, dans un grand combat; l'armée est détruite, et le consul Flaminius est mort. Délibérez donc sur les mesures à prendre pour votre salut et votre sûreté. » Cette parole, comme un vent violent sur la mer du peuple, bouleversa la ville; et, dans une telle consternation, la pensée ne pouvait s'arrêter, ni se fixer. Tous enfin tombèrent d'accord que la situation exigeait un pouvoir personnel qui n'eût de comptes à rendre à personne, la dictature, comme ils disent, et un chef capable de l'exercer sans défaillance et sans peur. Le seul homme qualifié, pensa-t-on, était Fabius Maximus; l'élévation de son esprit et la dignité de son caractère répondaient à la grandeur de cette charge; et, de plus, il était à l'âge où la volonté de l'âme dispose encore de la force du corps et où la raison s'allie à l'audace.

[4] Cette décision ayant été prise, Fabius, nommé dictateur, choisit pour maître de la cavalerie L. Minucius, et la première demande qu'il fit au Sénat fut de pouvoir monter à cheval en campagne. Car il n'en avait pas le droit : une loi ancienne le lui interdisait, soit que les Romains, voyant dans l'infanterie le plus clair de leurs forces, crussent, pour ce motif, que le général devait rester en ligne avec elle, sans l'abandonner; soit que, le pouvoir dictatorial étant, pour tout le reste, royal et immense, ils voulussent, au moins sur ce point, faire voir la subordination du dictateur au peuple. Cependant Fabius lui-même, entendant montrer tout de suite la grandeur et la majesté de sa charge, afin de trouver les citoyens plus dociles et plus soumis, fit porter devant lui vingt-quatre faisceaux; et, l'un des consuls venant à sa rencontre, il envoya un licteur lui ordonner de renvoyer les siens, de déposer les insignes de sa magistrature et de l'aborder dans la tenue d'un simple particulier. Ensuite, commençant par le plus beau des exordes, les dieux, il déclara au peuple que l'insuccès avait été causé par la négligence et le mépris du général envers la divinité, et non par la lâcheté des combattants. Il exhortait donc ses concitoyens à ne pas craindre l'ennemi, mais à se rendre les dieux favorables et à les honorer. Ce n'était point là inspirer la superstition; c'était fortifier le courage par la piété, et se servir des espérances qui viennent des dieux pour ôter au peuple la crainte des ennemis et le consoler. On consulta aussi plusieurs des livres secrets, utiles à l'État, que l'on appelle Sibyllins. Quelques-uns des oracles qu'ils contenaient se rapportaient, paraît-il, aux désastres et aux actions d'alors; mais ce que Fabius y apprit ne put être connu de nul autre. Le dictateur, s'avançant devant le peuple, fit voeu d'immoler aux dieux absolument tout le fruit que porteraient dans l'année les chèvres, les truies, les brebis et les vaches, et que nourriraient, jusqu'au printemps suivant, les montagnes, les fleuves, et les prés de l'Italie. Il promit aussi de célébrer des jeux musicaux et scéniques et d'y consacrer trois cent trente-trois mille sesterces, trois cent trente-trois deniers un tiers, ce qui fait quatre-vingt-trois mille cinq cent quatre-vingt-trois drachmes, deux oboles. Il est difficile de dire le motif de cette extrême précision des chiffres; à moins que l'on ne veuille y voir un hommage à la signification du nombre trois : parfait de sa nature, il est le premier des nombres impairs et le commencement de la pluralité; il mêle et harmonise les premiers chiffres différents et les premiers éléments de tous les nombres, qu'il comprend en soi.

[5] Ainsi Fabius, élevant la pensée des masses vers la divinité, fit envisager l'avenir sous un jour plus agréable. Lui-même ne mit qu'en soi toutes les espérances de victoire, et, jugeant que Dieu accordait le succès au courage et à l'intelligence, il se tourna contre Hannibal, non pour le combattre pied à pied, mais dans l'intention réfléchie de l'user et de l'épuiser en opposant le temps à son élan, l'argent à sa pauvreté, le nombre à sa pénurie d'hommes. Il dominait donc toujours la cavalerie d'Hannibal en restant campé dans des lieux montagneux; et, si l'armée ennemie ne bougeait pas, lui-même restait tranquille ; si elle s'ébranlait, il descendait des hauteurs pour tourner autour d'elle, et il se montrait par intervalles, juste assez pour n'être pas forcé de combattre malgré lui et pour inspirer à l'adversaire, par son retard même, la crainte d'être attaqué. Traînant de cette façon, les choses en longueur, il était méprisé de tout le monde, et il avait une mauvaise réputation dans son camp. Les ennemis aussi le prenaient pour un poltron sans aucune valeur, à l'exception du seul Hannibal. Car il n'y avait que ce grand homme pour comprendre l'habileté de cette tactique. Hannibal se persuada qu'il fallait, par tous les procédés de la ruse et de la violence, amener Fabius à livrer combat; sinon, c'en serait fait des Carthaginois; car, ne pouvant se servir des armes qui faisaient leur supériorité, ils gaspilleraient et gâcheraient ce dont ils manquaient, les hommes et l'argent. Il eut donc recours à toute espèce de stratagème et de feinte; et, comme un athlète expérimenté, il tâtait l'adversaire pour chercher le défaut de la cuirasse. En conséquence, il faisait des attaques partielles, jetait la confusion dans les rangs, tâchait d'attirer Fabius en mille endroits, voulant le faire sortir de la ligne de conduite réfléchie que lui imposait le souci de sa sécurité. Fabius restait ferme et inébranlable dans sa décision, persuadé qu'il y allait du salut de l'État; mais il se heurtait au maître de la cavalerie Minucius, qui montrait pour les combats un amour intempestif, affectait de l'audace et flagornait l'armée, pleine, grâce à lui, d'une belle confiance et de vains espoirs. Les soldats raillaient donc Fabius, qu'ils appelaient, par mépris, le pédagogue d'Hannibal; quant à Minucius, ils le prenaient pour un grand homme et un général digne de Rome. Ce personnage, se laissant aller davantage à l'orgueil et à la témérité, raillait l'habitude de camper sur les hauteurs, en disant que le dictateur préparait toujours de beaux amphithéâtres, d'où l'on pouvait avoir le spectacle de l'Italie mise à feu et à sang. Il demandait aussi aux amis de Fabius si celai-ci voulait faire monter son armée jusqu'au ciel par suite d'une renonciation définitive à la terre, ou s'il se faisait un rempart de nuages et de brouillards pour échapper à l'ennemi. Comme les amis de Fabius rapportaient ces propos au dictateur et lui conseillaient d'affronter le combat pour se réhabiliter : « Je serais alors, dit-il, plus lâche que je ne parais l'être maintenant, si, par peur des railleries et des injures, je me laissais détourner d'un plan mûri. Il n'est pas honteux de craindre pour la patrie; mais trembler devant l'opinion, la calomnie et le blâme, serait d'un homme qui, indigne d'exercer une charge comme la mienne, s'asservit aux insensés dont il doit être le chef et le maître. »

[6] Après cet incident, se place une faute d'Hannibal. Voulant arracher son armée au contact de Fabius et s'emparer de plaines où il trouverait du fourrage, il donna l'ordre aux guides de le mener, aussitôt après dîner, dans le territoire de Casinum. Ces gens, ne comprenant pas bien le nom à cause de la prononciation barbare du général, jetèrent ses troupes à l'extrémité de la Campanie, dans la ville de Casilinum, que coupe en deux le Lothrone, fleuve nommé Vulturne par les Romains. Le pays est partout entouré de montagnes, sauf du côté de la vallée, qui débouche sur la mer. Les eaux du fleuve s'y épandent en marécages, bordés de sables profonds, et l'on aboutit à une grève battue par les flots et d'un accès difficile pour les navires. Comme Hannibal descendait là, Fabius l'enveloppa grâce à sa connaissance des routes, et il posta quatre mille fantassins pour lui couper la retraite. Il établit le reste de l'armée sur les autres sommets, dans une position favorable; puis, avec les troupes les plus légères et les mieux en main, il se jeta sur l'arrière-garde des ennemis, bouleversa toute la colonne, et tua près de huit cents hommes. A la suite de cet assaut, Hannibal, voulant ramener son armée en arrière, car il comprenait l'erreur commise sur le lieu et le danger de la situation, fit mettre en croix les guides; mais il renonçait à forcer le passage en attaquant les Romains, qui avaient l'avantage de la position. Tous ses soldats étaient désespérés, accablés de crainte, et se regardaient comme perdus sans remède, puisqu'on les cernait de toutes parts. Hannibal résolut donc de tromper l'ennemi par un stratagème. Voici comment il s'y prit. Il donna l'ordre de saisir environ deux mille boeufs, enlevés précédemment, et d'attacher à chacune de leurs cornes, pour servir de torche, un fagot d'osier ou de brindilles sèches; puis, de nuit, à un signal donné, on y mettrait le feu et on lancerait les bêtes sur les hauteurs, le long du défilé et des postes ennemis. En même temps que les gens chargés de ces apprêts y procédaient, lui-même regroupait son armée, qu'il ramena sans se presser, à la faveur de la nuit déjà tombée. Quant aux boeufs, tant que le feu avait peu d'ampleur et ne brûlait que le bois, ils avançaient doucement vers le pied des montagnes, et c'était un sujet d'étonnement pour les bergers et les bouviers qui les regardaient des hauteurs, que la flamme brillant à la pointe de leurs cornes. On aurait dit qu'une armée entière, dans un ordre parfait, marchait à la lueur de nombreux flambeaux. Mais lorsque la corne, s'enflammant jusqu'à la racine, répandit la douleur dans la chair, les bêtes, sous l'empire de cette souffrance, agitaient et branlaient la tête. Elles se communiquèrent mutuellement une grande flamme et ne purent continuer la marche en ordre; pleines de douleur et d'épouvante, elles couraient dans les montagnes, la queue et la tête étincelantes, et mettaient le feu à une grande partie du bois où elles fuyaient. Ce fut un effrayant spectacle pour les Romains qui gardaient les hauteurs; car les flammes leur faisaient l'effet de torches portées de côtés et d'autres par des coureurs; aussi un grand trouble et une grande terreur régnaient-ils dans leurs rangs; car ils croyaient que, tombant sur eux de plusieurs directions à la fois, l'ennemi les encerclait. Ils n'osèrent donc pas rester sur place; ils rallièrent le gros de l'armée, abandonnant les défilés. A ce moment, les troupes légères d'Hannibal se lancèrent dans la bataille et occupèrent les hauteurs; quant au reste de l'armée, il marchait sans avoir rien à craindre, traînant un nombreux et lourd butin à sa suite.

[7] Fabius, quand il faisait encore nuit, eut l'occasion de s'apercevoir du stratagème; car, dans leur fuite çà et là, quelques-uns des boeufs étaient tombés entre ses mains; mais, craignant une embuscade dans l'ombre, il se contenta de laisser ses troupes sous les armes. Quand il fit jour, il prit contact avec l'arrière-garde des ennemis. Plusieurs engagements eurent lieu sur un terrain difficile, et une grande agitation régna jusqu'au moment où, de l'armée d'Hannibal, des hommes prompts et légers, pris parmi les Espagnols habitués à l'escalade des montagnes, attaquèrent de front les pesants fantassins romains. Ils en tuèrent un assez grand nombre et contraignirent Fabius à la retraite. C'est alors surtout que le dictateur fut en butte au dénigrement et au mépris; renonçant à risquer la chance des armes, dans le dessein de vaincre Hannibal par la réflexion et la prévoyance, n'était-il pas lui-même battu par ces moyens et victime d'une ruse de guerre ! Voulant enflammer davantage encore l'animosité des Romains contre lui, Hannibal, arrivé devant ses propriétés, fit brûler et saccager toutes les autres, mais il interdit de toucher à celles de Fabius, et il y mit une garde qui ne permettait d'y rien détériorer ni d'en emporter rien. Cette conduite, que l'on sut à Rome, accrut le mécontentement; les tribuns criaient beaucoup contre Fabius devant le peuple, à l'instigation surtout de Métellus, qui les excitait. Non que ce personnage eût de la haine pour lui; mais, étant le familier de Minucius, maître de la cavalerie, il pensait qu'on travaillait à la gloire et à l'honneur de son ami en diffamant Fabius. Le dictateur était aussi l'objet de la colère du Sénat, qui lui reprochait surtout son accord avec Hannibal au sujet des prisonniers. Ils étaient en effet convenus qu'on rendrait homme pour homme; et, pour le surplus, on donnerait deux cent cinquante drachmes par tête. L'échange s'étant donc fait homme par homme, on trouva qu'il restait encore aux mains d'Hannibal deux cent quarante Romains. Le Sénat décida de ne pas envoyer leur rançon, et il reprochait à Fabius de ramener à Rome, sans consulter l'honneur, ni l'intérêt public, des hommes que leur lâcheté avait rendus la proie de l'ennemi. En apprenant ce désaveu, Fabius supporta patiemment la colère de ses concitoyens. Mais, comme il n'avait pas d'argent et ne voulait cependant pas manquer de parole à Hannibal et sacrifier les prisonniers romains, il envoya son fils à Rome pour vendre ses biens et en rapporter aussitôt le produit au camp. Le jeune homme, l'opération faite, revint promptement; et Fabius put expédier la rançon à Hannibal et recouvrer les prisonniers. Beaucoup d'entre eux voulurent le rembourser par la suite; mais il n'accepta d'argent de personne et leur fit à tous remise de ces frais.

[8] Là-dessus, comme les prêtres l'appelaient à Rome pour certains sacrifices, il laissa le commandement à Minucius, avec la consigne de ne pas combattre et de ne pas en venir aux mains avec les ennemis. Non content de le lui interdire comme général en chef, il lui avait adressé bien des observations et des prières à cette fin. Minucius ne s'en soucia pas du tout et passa sur le champ à l'offensive. Saisissant le moment où Hannibal avait envoyé le gros de son armée fourrager, il attaqua les soldats restés au camp, les rejeta violemment dans leurs remparts, en tua un assez grand nombre, et fît naître chez tous la crainte d'être assiégés. Hannibal regroupa ses forces dans le camp, et Minucius se retira en toute sécurité, gonflé, lui et ses soldats, d'une jactance et d'une témérité démesurées. Bientôt le bruit, fort amplifié, de cet exploit se répandit à Rome. Fabius, quand il lui parvint, déclara qu'il redoutait davantage encore la bonne fortune pour Minucius; mais le peuple fut transporté de joie et courut au Forum, où le tribun Métilius le harangua du haut de la tribune. Ce personnage, en exaltant Minucius, taxait Fabius, non plus seulement de mollesse ou de lâcheté, mais de trahison. Il enveloppait dans la même accusation les plus influents et les premiers des autres hommes d'État, qui, d'après lui, avaient suscité la guerre pour abattre la démocratie et mettre aussitôt la ville sous le joug d'une monarchie irresponsable. Ce régime, à force de longueurs, consoliderait le succès d'Hannibal et lui donnerait le temps d'attendre, dans l'Italie déjà dominée, de nouvelles troupes venues d'Afrique.

[9] Fabius, paraissant devant le peuple, ne crut devoir se justifier nullement des imputations du tribun. Il dit qu'il avait hâté l'achèvement des sacrifices et des cérémonies pour retourner à l'armée et punir Minucius d'avoir, contre son ordre, attaqué les ennemis. Un grand tumulte se fit alors dans le peuple, à la pensée du péril que Minucius allait courir. Car le dictateur a le droit d'emprisonner et de mettre à mort sans jugement; et le courroux de Fabius, après tant de patience, ne pouvait manquer d'être terrible et difficile à désarmer. En y réfléchissant, les assistants, sous l'empire de l'inquiétude se tinrent tranquilles; mais Métilius, qui devait à son caractère de tribun l'inviolabilité (car cette magistrature est la seule qui, après l'élection d'un dictateur, ne perde pas son pouvoir et survive à l'abolition des autres), redoublait d'instances auprès du peuple. Il le suppliait de ne pas abandonner Minucius et de ne pas lui laisser subir le sort infligé par Manlius Torquatus à son fils victorieux et couronné, qu'il avait fait décapiter, mais d'ôter à Fabius un pouvoir tyrannique pour confier la direction des affaires à celui qui pouvait et voulait sauver l'État. Touchés de ces propos, les Romains, il est vrai, n'osèrent pas contraindre Fabius à déposer son pouvoir personnel, malgré son discrédit, mais ils décidèrent que Minucius partagerait les honneurs du commandement et exercerait la même autorité que le dictateur. Cela ne s'était jamais vu à Rome et devait se reproduire un peu plus tard, après le désastre de Cannes. A ce moment, en effet, le dictateur M. Junius était à l'armée; et comme il fallait en ville compléter le Sénat, puisque beaucoup de membres de cette assemblée avaient trouvé la mort dans le combat, on choisit un autre dictateur, Fabius Butéon. Il y eut toutefois une différence. Ce Fabius, après avoir paru en public pour choisir les citoyens destinés à combler les vides du Sénat, renvoya le jour même ses licteurs; et, s'étant soustrait à ceux qui voulaient l'escorter, il se jeta dans la foule pour s'y confondre; il resta sur le Forum à traiter et à négocier une affaire personnelle quelconque, tout comme un simple particulier.

 [10] Quant à Minucius, en lui donnant les mêmes attributions qu'au dictateur, on croyait avoir diminué celui-ci et rabaissé complètement sa fierté. C'était mal connaître Fabius; car il ne considérait pas l'ignorance de ses concitoyens comme un malheur pour lui. Diogène le Philosophe, à qui l'on disait : « Ces gens-là te raillent », répondit : « Mais moi, je ne suis pas raillé », jugeant que seuls sont raillés ceux qui se laissent troubler par des plaisanteries. Ainsi Fabius supportait, avec autant d'égalité d'âme et d'aisance qu'il était en lui, les avanies qu'on lui faisait, donnant, par son exemple, un argument aux philosophes qui veulent que l'homme honnête et consciencieux ne puisse être offensé, ni déshonoré. Mais ce qui le contrariait, c'était l'irréflexion, en matière politique, de la plupart des citoyens, qui laissaient le champ libre à l'ambition malsaine d'un homme belliqueux. Craignant que Minucius, complètement égaré par la vaine gloire et la présomption, ne se hâtât de commettre une maladresse dangereuse, il quitta Rome à l'insu de tous. Arrivé à l'armée, il y trouva Minucius incapable désormais de se contenir, violent, gonflé d'orgueil, et réclamant son tour de commandement. Fabius ne céda pas à cette exigence; il partagea ses troupes avec lui, préférant commander seul une moitié de l'armée plutôt que d'exercer, une fois sur deux, le commandement du tout. Lui-même prit la première et la quatrième légion; il donna la seconde et la troisième à son collègue, et répartit aussi les troupes alliées par fractions égales. Comme Minucius se rengorgeait et marquait sa joie que la dignité de la magistrature la plus haute et la plus considérable eût été abaissée et avilie grâce à lui, le dictateur lui fit remarquer que Minucius n'avait pas à lutter contre Fabius, mais, s'il était raisonnable, contre Hannibal : « Si pourtant, ajouta-t-il, tu es l'adversaire de ton collègue, prends garde le magistrat honoré et avantagé par les citoyens ne doit pas se montrer moins soucieux de leur salut et de leur sûreté que son rival, vaincu et humilié devant eux. »

[11] Mais Minucius tenait ces propos pour des ironies séniles; il prit avec lui les troupes qu'il avait reçues en partage, et établit son camp à part, sans qu'Hannibal ignorât rien de ce qui se passait : au contraire, le Carthaginois épiait toutes les occasions. Il y avait entre son armée et celle de Minucius une éminence, qui n'était pas difficile à prendre et qui, une fois occupée, fournirait une position forte et suffisant à tous les besoins d'un camp. La campagne environnante, à la voir de loin, paraissait plate, à cause de sa nudité, et égale; mais elle contenait des fossés peu profonds et d'autres cavités. Aussi Hannibal, quand il pouvait, le plus aisément du monde, occuper cette hauteur en secret, n'y consentit pas, et préféra la réserver pour en faire une occasion de combat. Lorsqu'il vit Minucius séparé de Fabius, il dispersa, de nuit, quelques-uns de ses soldats dans les fossés et les creux; puis, au lever du jour, il envoya ostensiblement d'autres hommes, en petit nombre, occuper la hauteur afin d'amener Minucius à lui disputer cette position par les armes. C'est aussi ce qui arriva. Car Minucius envoya d'abord ses troupes légères, puis sa cavalerie; et voyant, à la fin, Hannibal se porter au secours des occupants de la colline, il descendit avec toutes ses forces rangées en bataille. Il engagea un combat violent contre les ennemis qui, de la colline, lançaient leurs traits; et le résultat de la mêlée demeura indécis jusqu'au moment où Hannibal, qui le voyait tombé complètement dans le piège et présentant le dos sans défense aux Carthaginois embusqués, donna le signal. Alors, de plusieurs côtés à la fois, les ennemis se dressèrent, se jetèrent sur les Romains en poussant des clameurs, et massacrèrent l'arrière-garde. Un désordre et une épouvante indescriptibles s'emparèrent donc des Romains; l'audace de Minucius lui-même était brisée, et il tournait les yeux tantôt vers l'un, tantôt vers l'autre de ses lieutenants; mais aucun d'eux n'osait rester sur place, et tous, se voyant serrés de près, cherchaient une fuite qui ne pouvait les sauver. Car les Numides, maîtres désormais du terrain, caracolaient autour de la plaine et tuaient les Romains dispersés.

[12] Alors que les Romains étaient dans une situation si pénible, le péril n'échappa point à Fabius. Il avait même, à ce qu'il semble, pressenti l'événement; car il gardait ses troupes sous les armes, et il prenait soin de se tenir au courant, et cela sans intermédiaires, car il occupait lui-même un poste d'observation devant son camp. Aussi, quand il vit l'armée de Minucius enveloppée et disloquée, lorsque s'éleva le cri des soldats qui, au lieu de résister, s'enfuyaient terrifiés, il se frappa la cuisse, et, après un long gémissement, dit aux assistants : « Par Hercule, Minucius s'est perdu plus tôt que je ne m'y attendais, et plus tard que sa précipitation ne l'annonçait. » Il fit ensuite, en toute hâte, arborer les enseignes et avancer les troupes, auxquelles il cria : « Maintenant, soldats, il faut songer à L. Minucius et se presser; car c'est un homme vaillant et un patriote. S'il a commis une faute en précipitant son attaque contre l'ennemi, nous l'accuserons une autre fois. » Alors, il s'avança. Dès qu'il parut, il mit en fuite et dispersa les cavaliers numides qui encerclaient la plaine; puis, il marcha sur ceux qui avaient pris les Romains à revers, et tua les ennemis rencontrés sur son passage; les autres, avant d'être cernés et de subir le sort qu'ils avaient eux-mêmes infligé aux Romains, s'enfuirent. Hannibal, constatant ce retour de fortune et voyant Fabius, malgré son âge, se frayer énergiquement un passage à travers les combattants pour rejoindre Minucius, arrêta le combat. Il fit donner par le clairon le signal de la retraite et ramena les Carthaginois dans leur camp. Les Romains, eux aussi, se retirèrent, et avec joie. On dit qu'en partant Hannibal fit à ses amis, au sujet de Fabius, une plaisanterie de ce genre : « Ne vous ai-je pas prévenus souvent que ce nuage, suspendu sur les sommets, finirait par crever en nous apportant la tempête et une pluie d'orage?»

[13] Après le combat, Fabius dépouilla les ennemis qu'il avait tués, et se retira sans avoir eu pour son collègue un mot orgueilleux ou désobligeant. Quant à Minucius, il rassembla son armée et lui tint ce discours : « Camarades, ne pas commettre de fautes en de grandes circonstances paraît au-dessus de la nature humaine; mais tirer pour l'avenir une leçon des fautes commises est le fait d'un homme honnête et sensé. Je conviens donc que j'ai de médiocres reproches à faire à la fortune et des motifs plus sérieux de la louer. Car ce que j'étais resté si longtemps sans comprendre, je l'ai appris en un instant : j'ai reconnu que je ne pouvais pas commander à d'autres, que j'avais besoin d'un chef, et que je ne devais pas prétendre l'emporter sur des hommes par lesquels il valait mieux être surpassé. Vous aurez donc le dictateur pour chef en tout; je ne me réserve qu'une initiative, celle de la reconnaissance à lui témoigner. Je serai le premier à me montrer docile envers lui et à exécuter ses ordres. » Là-dessus il fit arborer les aigles, et, suivi de tous ses soldats, se rendit au camp de Fabius. A son arrivée, il se dirigea vers la tente du général, ce qui jeta tout le monde dans l'étonnement et l'embarras. Fabius s'avançant au dehors, Minucius déposa les enseignes devant le dictateur, et l'appela d'une voix forte son père, pendant que ses soldats saluaient ceux de Fabius du nom de patrons, (c'est le titre que les affranchis donnent aux maîtres qui leur ont rendu la liberté.) Le calme rétabli, Minucius dit : « Tu as remporté deux victoires en ce jour, dictateur, l'une, par ton courage, sur Hannibal; l'autre, par ta prudence et ta bonté, sur ton collègue. Par la première, tu nous as sauvés; par la seconde, instruits; et quant à nous, notre défaite par Hannibal a été honteuse; notre défaite par toi, belle et salutaire. Je t'appelle, donc un excellent père, faute d'un titre plus honorable encore à te donner; car je te dois plus qu'à mon père : j'ai été seul à recevoir la vie de lui, et tu sauves, avec la mienne, celle d'un si grand nombre d'hommes ! » Ayant dit, il se jeta au cou de Fabius et l'embrassa. On pouvait voir les soldats agir de même entre eux, ils s'étreignaient et s'embrassaient, en sorte que le camp était plein de joie et de douces larmes.

[14] Après ces événements, Fabius déposa le pouvoir, et l'on recommença de désigner des consuls. Les premiers s'en tinrent à la tactique établie par ce grand homme, évitant de combattre Hannibal en bataille rangée, portant secours aux alliés et empêchant les défections chez eux. Plus tard, Térentius Varron fut élevé au consulat. S'il était de naissance obscure, on ne connaissait que trop sa démagogie et sa précipitation folle. On put voir tout de suite que son inexpérience et sa témérité mettraient en question le salut de l'État; car il criait dans les assemblées : « La guerre se prolonge, tant que Rome a pour généraux des Fabius; et moi, le même jour où je verrai l'ennemi, je le vaincrai. » Tout en tenant ces propos, il levait et enrôlait des troupes si considérables que jamais encore les Romains n'en avaient déployé autant contre un ennemi. Il fit entrer en ligne, pour la bataille, quatre-vingt-huit mille soldats; et ce fut un grand sujet de crainte pour Fabius et les Romains sensés; car ils n'espéraient pas que Rome pût réparer la perte éventuelle de combattants si nombreux. Aussi Fabius engagea-t-il vivement le collègue de Térentius, Paul-Émile, qui avait l'expérience de la guerre, mais ne plaisait pas au peuple, et qu'intimidait le souvenir d'une condamnation encourue dans un procès d'État, à retenir la fougue insensée de l'autre consul. Il faisait voir à Paul-Émile que celui-ci aurait à lutter pour la patrie contre Hannibal sans doute, mais autant contre Térentius; car tous deux, Hannibal et Térentius, précipiteraient le combat, Térentius, par méconnaissance de ses forces réelles, Hannibal par conscience de sa faiblesse. « Quant à moi, Paul, dit Fabius, je suis plus digne de foi que Térentius au sujet des chances d'Hannibal, et je garantis que, si personne ne lui livre bataille de toute cette année, il mourra sur place et s'enfuira, puisque, même à présent, vainqueur et maître de la situation en apparence, il ne voit aucun de ses ennemis se rallier à lui, et que, des troupes qu'il a emmenées de son pays, il ne lui reste même pas tout à fait le tiers. » A ces observations Paul-Émile aurait répondu : « Pour moi, Fabius, quand j'examine où j'en suis, j'aime mieux succomber sous les traits des ennemis qu'une fois de plus sous les votes des citoyens; mais si les affaires de l'État vont comme tu le dis, je m'efforcerai plutôt de te paraître un bon général à toi qu'à tous les autres qui veulent m'entraîner de force en sens contraire. » C'est dans ces dispositions que Paul-Émile partit pour la guerre.

[15] Mais Térentius, ayant obtenu de commander un jour sur deux, établit son camp en face de celui d'Hannibal, près de l'Aufide et de Cannes. Au point du jour, il fit arborer le signal du combat, une tunique de pourpre que l'on déploie au-dessus de la tente du général. Même les Carthaginois, au début, se troublèrent en voyant l'audace du consul et la quantité de ses troupes, dont ils n'étaient pas la moitié. Hannibal, lui, fit mettre ses soldats sous les armes, et lui-même, à cheval, avec une faible escorte, gravit une colline en pente douce, d'où il observait les ennemis déjà rangés en bataille. Comme un officier de son entourage, du nom de Gisgon, qui vivait sur un pied d'égalité avec lui, disait que le nombre des Romains était extraordinaire, il prit un air sérieux et répliqua : « Un autre détail, Gisgon, t'a échappé, et il est plus extraordinaire encore. — Lequel? dit Gisgon. — C'est, répondit Hannibal, que, de tant de soldats, aucun ne s'appelle Gisgon. » A cette plaisanterie inattendue, tous les hommes se mirent à rire, et, en descendant la hauteur, ils ne cessaient de rapporter le mot d'Hannibal à ceux qu'ils rencontraient; ainsi le rire se répercutait indéfiniment, et l'escorte d'Hannibal ne pouvait même pas se retenir. A ce spectacle, les Carthaginois s'enhardirent, réfléchissant que le général en chef devait mépriser l'ennemi de façon bien vive et bien profonde pour rire et plaisanter ainsi devant le danger.

[16] En vue du combat, Hannibal prit diverses mesures habiles. D'abord, en choisissant la position de ses troupes, il fit en sorte qu'elles eussent le vent dans le dos; car, pareil à un souffle brûlant, l'ouragan soulevait des immenses plaines sablonneuses un tourbillon de poussière qui, par-dessus les formations carthaginoises, allait frapper les Romains en pleine figure, les forçant à se détourner et jetant le trouble parmi eux. En second lieu, il sut régler son ordre de bataille. Il plaça les plus robustes et les meilleurs combattants de son armée de chaque côté du centre; il garnit ce centre des éléments les moins utiles, pour s'en servir comme d'un coin très avancé par rapport au reste. Les soldats d'élite avaient la consigne, au moment où les Romains, ayant taillé ces éléments en pièces, se lanceraient, faute de résistance, dans le vide ainsi créé au centre et se trouveraient à l'intérieur du carré, de faire promptement volte-face, et d'attaquer en même temps par les deux ailes et par derrière, de façon à cerner complètement l'ennemi. C'est aussi là ce qui paraît avoir causé le plus grand carnage. Car lorsque le centre, en cédant, s'ouvrit aux Romains lancés à la poursuite, et que le front de combat d'Hannibal, changeant d'aspect, prit la forme d'un croissant, les officiers de ses troupes d'élite firent obliquer leurs soldats, les uns à droite, les autres à gauche, et tombèrent sur les ennemis à découvert. Ainsi tous les Romains qui n'avaient pu se soustraire à l'encerclement par une fuite précipitée furent enveloppés et tués. On dit même que leurs cavaliers furent victimes d'un étrange accident. Le cheval de Paul-Émile, paraît-il, ayant été blessé, le renversa, et ceux qui entouraient le consul mirent pied à terre, l'un après l'autre, pour le défendre. A cette vue, les cavaliers, pensant qu'un ordre général avait été donné, sautèrent tous de cheval et engagèrent ainsi le combat contre l'ennemi. Ce que voyant Hannibal dit : « J'aime mieux cela que si on me les livrait enchaînés. » Mais ces détails sont rapportés par les auteurs qui ont écrit l'histoire détaillée des guerres puniques. Quant aux consuls, Varron, avec une faible escorte, s'enfuit à cheval jusqu'à Venouse; Paul-Émile, dans le désordre profond de cette débandade, le corps criblé de traits enfoncés dans ses plaies, et l'âme accablée d'un deuil si grand, était assis sur une pierre, attendant l'ennemi qui l'achèverait. L'abondance du sang qui souillait sa tête et son visage le rendait méconnaissable pour bien des gens; et même des amis et des serviteurs passèrent outre sans le distinguer. Seul Cornélius Lentulus, jeune patricien, devinant qui c'était, sauta de son cheval, qu'il lui mena en l'invitant à y monter afin de se conserver aux citoyens, qui, plus que jamais, avaient besoin d'un bon chef. Mais le consul, repoussant cette prière, força le jeune homme à remonter, en pleurant, sur son cheval; puis il lui tendit la main; et, en essayant de se dresser, il lui dit : « Annonce, Lentulus, à Fabius Maximus, et sois-lui témoin que Paul-Émile est resté fidèle à ses conseils jusqu'au bout et qu'il n'a violé aucun de ses engagements, mais qu'il a été vaincu, d'abord par Varron, ensuite par Hannibal. » Après avoir confié ce message à Lentulus, il le renvoya, et lui-même, se jetant sur les tués, mourut. On dit qu'il tomba dans la bataille cinquante mille Romains, que quatre mille furent pris en vie, et que le nombre des prisonniers faits, après la bataille, dans les deux camps n'était pas inférieur à dix mille.

[17] Pour Hannibal, après un si grand succès, ses amis l'exhortaient à suivre l'impulsion de la fortune et à se jeter dans la Ville avec les ennemis en fuite; car, quatre jours après la victoire, il souperait au Capitole. Il n'est pas facile de dire quel raisonnement l'en détourna; mais son retard et sa frayeur à ce sujet paraissent être plutôt l'oeuvre d'un démon ou d'un dieu qui contraria son avance. Aussi rapporte-t-on que le Carthaginois Barca lui dit en colère : « Toi, tu sais vaincre, mais tu ne sais pas profiter de la victoire. » Et cependant la victoire avait opéré une telle transformation dans ses affaires que, n'ayant avant le combat ni une ville, ni un marché, ni un port en Italie, ne pouvant se procurer que difficilement et tout juste, par rapine, les vivres nécessaires à son armée, se lançant dans la guerre sans aucune ressource assurée et réduit à errer en tout sens à la tête d'une armée qu'il promenait de ci, de là, comme une bande de brigands, il avait maintenant, peu s'en faut, soumis toute l'Italie. Car les plus grands et les plus nombreux des peuples de la péninsule se rallièrent à lui volontairement, et Capoue, la cité qui occupe la première place après Rome, lui ouvrit d'elle-même ses portes. Les Romains eurent ainsi l'occasion de connaître à l'épreuve, non seulement leurs amis, ce que permet, au dire d'Euripide, un grand malheur, mais encore les généraux raisonnables. Car ce qu'on appelait, avant le combat, la lâcheté et l'apathie de Fabius, parut aussitôt après, une sagacité plus qu'humaine, le fait d'une intelligence divine et surnaturelle, qui prévoyait, de si loin, des événements à peine croyables pour leurs victimes. Aussi, tout de suite, Rome mit-elle en lui ses dernières espérances; l'intelligence de ce grand homme devint le sanctuaire et l'autel où elle se réfugia; et, si elle tint, au lieu de se laisser aller, comme dans la catastrophe de l'invasion gauloise, le principal motif en fut le sang-froid dont il fit preuve. Car, dans les circonstances où aucun péril ne paraissait menaçant, il s'était montré circonspect et peu enclin à l'espérance; mais, alors que tout le monde s'abandonnait à des douleurs sans fin et à des éclats superflus, seul il allait à travers la Ville, d'un pas tranquille, le visage serein, saluant avec affabilité, empêchant les femmes de se frapper la poitrine, dispersant les rassemblements des gens qui associaient leurs plaintes en public. II décida le Sénat à se réunir, et il encourageait les magistrats, étant lui-même la force et le secours de toutes les magistratures, dont les titulaires avaient les yeux fixés sur lui.

 [18] Dans ces conditions, il mit des gardes aux portes pour refouler la masse des gens qui s'enfuyaient et abandonnaient la Ville. Pour le deuil, il fixa un lieu et un temps, ordonnant, si on voulait pleurer les morts {au champ d'honneur}, de le faire chez soi et dans un délai de trente jours, au bout desquels il fallait cesser toute démonstration et purifier la Ville de ce genre de souillure. Comme les fêtes de Cérès tombaient justement dans ces journées, il parut évidemment préférable de supprimer les sacrifices et les processions plutôt que d'attester la grandeur du désastre par le petit nombre des assistants; et, en effet, la divinité aime à être honorée par des gens heureux. Cependant tout ce que prescrivaient les devins pour apaiser les dieux ou détourner les prodiges néfastes se faisait. On avait envoyé à Delphes, pour consulter l'oracle, Fabius Pictor, parent de Maximus; et, comme on découvrit que deux Vestales avaient manqué à leur voeu, on enterra l'une vivante, suivant la coutume; l'autre se tua. Voici où se marquent les sentiments élevés et la modération de la Ville. Le consul Varron, après sa fuite, revenait avec l'air humilié et abattu d'un homme dont l'échec a été honteux et déplorable. Le Sénat et le peuple entier allèrent à sa rencontre aux portes de la Ville pour le saluer. Les magistrats et les premiers du Sénat, dont Fabius était, le silence fait, le félicitèrent de n'avoir pas désespéré de l'État après une si grande catastrophe, et de revenir exercer sa charge dans la pensée que l'on pouvait conserver les lois et les citoyens.

[19] Mais lorsqu'on apprit qu'Hannibal, après la bataille, s'était détourné vers les autres régions de l'Italie, les Romains, reprenant courage, envoyèrent au dehors des généraux avec des armées. Parmi ces chefs, les plus remarquables étaient Fabius Maximus et Claudius Marcellus, à qui leurs dispositions presque entièrement opposées valaient une admiration égale. L'un, {Marcellus} comme on l'a dit dans l'ouvrage qui lui est consacré, se distinguait par son activité et son audace; étant toujours prêt à se battre, il appartenait à cette catégorie d'hommes qu'Homère appelle, par excellence, belliqueux et glorieux. Plein de hardiesse et de bravoure, il opposa son audace à celle d'Hannibal; et, pour la première fois dans cette guerre, il osa engager le combat contre lui. Fabius, de son côté, s'en tenant à son premier raisonnement, espérait que, si personne ne combattait, ni ne provoquait Hannibal, ce général se nuirait à lui-même et s'épuiserait dans la guerre, comme un athlète dont la force physique se consume par son excès même et décline rapidement. Aussi Posidonios dit-il que les Romains appelaient Fabius leur bouclier, et Marcellus leur épée. Il ajoute que la fermeté de Fabius et la sûreté de sa conduite, associées au tempérament de Marcellus, furent le salut des Romains. Hannibal se heurtait souvent à Marcellus comme à un torrent impétueux qui, par de violents remous, brisait ses forces; Fabius était un fleuve qui, d'un mouvement silencieux, insensible et continu, les rongeait et les consumait. A la fin le Carthaginois fut réduit à une telle impuissance qu'il se fatiguait de combattre Marcellus et craignait Fabius, même si celui-ci ne combattait pas. Car la plupart du temps, pour ainsi dire, il les trouva devant lui, comme préteurs, proconsuls ou consuls; l'un et l'autre, en effet, exercèrent cinq fois le consulat. Cependant, au cours du cinquième consulat de Marcellus, il le prit au piège et le tua. Mais il eut beau déployer toutes ses ruses et user de tous les moyens contre Fabius, rien ne lui réussit, sauf qu'une fois il fut sur le point de le tromper. Il fabriqua des lettres qui étaient censées venir des personnages les plus influents et les premiers de Métaponte, et les fit passer à Fabius. On y disait que cette ville se rendrait, si Fabius était sur place; les agents de l'opération attendaient, dans le voisinage, qu'il vînt et se montrât. Ce message frappa Fabius; et, prenant une partie de son armée, il allait, pendant la nuit, faire mouvement dans cette direction; mais, les présages qu'il consulta se trouvant défavorables, il changea d'avis. Peu après, on reconnut que les lettres avaient été supposées par Hannibal et qu'il se trouvait en personne embusqué devant Métaponte. Mais on pouvait attribuer la protection dont Fabius fut l'objet à la bienveillance des dieux.

[20] Quant aux défections des cités et aux mouvements des alliés, Fabius croyait qu'il valait mieux y opposer le calme et la douceur pour les arrêter et en faire rougir les auteurs, sans chercher à vérifier tous ses soupçons ni montrer une rigueur absolue envers tous les suspects. Il s'aperçut, dit-on, qu'un soldat marse, le premier des auxiliaires alliés par son courage et sa noblesse, avait eu des pourparlers, en vue d'une défection, avec certains de ses camarades. Au lieu de s'irriter, reconnaissant que cet homme avait été indignement négligé, il lui dit : « Maintenant, j'accuse tes chefs, qui attribuent les honneurs à la fortune plutôt qu'au mérite; mais désormais c'est toi que j'accuserai, si tu ne viens pas t'expliquer avec moi, quand tu auras une réclamation à faire. » En parlant de la sorte, il lui fit don d'un cheval de guerre et le décora des autres prix de la valeur, en sorte que, dès lors, ce guerrier fut extrêmement fidèle et zélé. Car il jugeait terrible ce contraste : les écuyers et les chasseurs viennent à bout par les soins, le dressage et la nourriture, plutôt que par les fouets et les colliers, d'ôter aux animaux les plus difficiles leur fougue et leur rudesse; et celui qui commande à des hommes ne travaillerait pas à les corriger surtout par la bienveillance et la douceur ! Il se comporterait à leur égard avec plus de dureté et de violence que les jardiniers n'en montrent pour les figuiers sauvages, les poiriers et les oliviers, qu'ils adoucissent et font passer à l'état cultivé ! Une autre fois, les centurions lui signalèrent qu'un Lucanien errait hors du camp et abandonnait souvent son poste. Il leur demanda quel homme, par ailleurs, c'était, à leur connaissance. Tous témoignèrent qu'on ne trouverait pas facilement un autre soldat pareil à celui-là, et rapportèrent, en même temps, des preuves remarquables de courage qu'il avait données. Cherchant donc la cause de cet abandon de poste, Fabius découvrit que l'homme était possédé de l'amour d'une jeune femme et faisait à chaque absence, non sans danger, de longues courses hors du camp pour la rejoindre. II envoya donc, à l'insu de l'amoureux, arrêter cette créature, qu'il fit cacher dans sa tente, et, appelant secrètement le Lucanien auprès de lui : « Je n'ignore pas, lui dit-il, que, contre les traditions et les lois romaines, tu découches souvent; mais je n'ignore pas davantage que tu étais auparavant un excellent soldat. Allons ! Admettons que tes fautes soient compensées par tes exploits; mais, à l'avenir je confierai ta garde à un autre. » A la grande surprise du soldat il fit ensuite paraître la femme qu'il remit entre ses mains en lui disant : « Elle me garantit que tu resteras au camp avec nous; mais toi, tu montreras par les faits si tu n'as pas déserté pour quelque autre méchant motif, ou si l'amour de cette personne n'était qu'un prétexte. » Voilà ce qu'on rapporte de ces incidents.

[21] Tarente avait été prise par trahison. Fabius la recouvra de la façon suivante. Dans son armée servait un jeune Tarentin, et celui-ci avait à Tarente une soeur pleine de confiance et de tendresse à son égard. Elle était aimée d'un Bruttien, l'un des officiers qu'Hannibal avait préposés à la garde de la ville. Cette circonstance donna au Tarentin l'espoir d'une action efficace, et, d'accord avec Fabius, il se rendit à Tarente, faisant mine de s'enfuir chez sa soeur. Dans les premiers jours, le Bruttien restait chez lui, la jeune femme croyant l'intrigue ignorée de son frère. Ensuite le jeune homme dit à sa soeur : « Le bruit courait là-bas avec insistance que tu avais des relations avec un des puissants et des grands personnages de la ville. Qui est-ce? Si, comme on le dit, il est recommandable par l'éclat de son mérite, la guerre, qui mêle tous les rangs, permet de rester tout à fait indifférent à sa naissance; de plus, rien de ce qui se fait par contrainte n'est honteux; et c'est encore un bonheur, quand on a pour soi le droit sans la force, de trouver de la douceur chez celui qui vous impose sa volonté. » Là-dessus la femme fait venir le Bruttien et lui présente son frère. Bientôt celui-ci paraît se faire le complice de la passion du Barbare et rendre sa soeur plus accommodante et plus traitable qu'auparavant. Il acquiert ainsi la confiance de cet homme; et il n'a pas grand'peine à changer les dispositions d'un amoureux et d'un mercenaire, en lui faisant espérer d'importantes gratifications, qu'il promet au nom de Fabius. Voilà ce que la plupart des auteurs rapportent à ce sujet; mais, selon quelques-uns, la femme qui détourna le Bruttien de son devoir n'était pas Tarentine, mais Bruttienne d'origine, et la maîtresse de Fabius. Apprenant que le chef des Bruttiens était un homme de son pays et de sa connaissance, elle en rendit compte à Fabius; puis elle eut une conversation avec cet individu sous le rempart et finit par le convaincre et le dominer.

[22] Pendant ces négociations, Fabius, s'ingéniant à faire partir Hannibal de Tarente, envoya l'ordre aux soldats stationnés à Reggio, de faire une incursion dans le Bruttium et de déployer toutes leurs forces pour prendre Caulonie. Ils étaient huit mille, la plupart déserteurs et les plus inutiles de ceux que Marcellus avait ramenés de Sicile et qui étaient notés d'infamie; leur perte ne devait causer que bien peu de chagrin et de dommage à la ville. Il espérait, en les sacrifiant à Hannibal, l'attirer de ce côté et lui faire quitter Tarente : c'est aussi ce qui arriva. Car aussitôt Hannibal se lança dans la direction du Bruttium, avec son armée. Cinq jours après que Fabius eut mis le siège devant Tarente, le jeune homme qui, moyennant l'aide de sa soeur, avait eu des pourparlers avec le Bruttien, revint de nuit trouver le général. Il connaissait exactement, pour l'avoir observé, l'endroit où le Bruttien serait de garde et livrerait passage aux assaillants. Cependant Fabius ne fit pas dépendre l'action uniquement de la trahison. Lui-même se dirigea vers cet endroit, où il se tint en repos; mais le reste de l'armée attaqua les remparts à la fois par terre et par mer, élevant en même temps de grandes clameurs. Ce tumulte se prolongea jusqu'au moment où, la plupart des Tarentins se portant sur le lieu de l'assaut pour prêter main-forte aux défenseurs, le Bruttien donna le signai à Fabius qui, par escalade, s'empara de la ville. En cette circonstance pourtant, il paraît avoir cédé à l'ambition; car il fit massacrer en premier lieu les Bruttiens, afin qu'on ne pût pas voir qu'il devait ce succès à la trahison. Il fut trompé dans son attente; et, de plus, il encourut les reproches de mauvaise foi et de cruauté. Beaucoup de Tarentins moururent aussi; les autres furent vendus, au nombre de trente mille; et l'armée saccagea la ville. On versa au trésor public trois mille talents. Comme on pillait tout, le scribe demanda, dit-on, à Fabius ce qu'il ordonnait des dieux, entendant par là leurs images peintes et leurs statues. Fabius répondit alors : « Laissons aux Tarentins leurs dieux irrités. » Cependant il fit amener de Tarente la statue colossale d'Hercule, qu'il érigea au Capitole, en plaçant à côté sa propre statue équestre d'airain. Il se montrait ainsi beaucoup moins raisonnable que Marcellus; ou plutôt il achevait de faire ressortir la douceur et l'humanité admirables de ce grand homme, telles que nous les avons décrites dans sa Vie.

[23] Hannibal, assure-t-on, arrivait {au secours de Tarente}, et il n'en était éloigné que de quarante stades {quand il sut la nouvelle}. Il dit alors ouvertement : « Les Romains avaient donc un autre Hannibal; car nous avons perdu Tarente comme nous l'avions prise. » II fit ensuite à ses amis dans l'intimité, et pour la première fois, cette réflexion : « Depuis longtemps je voyais qu'il nous serait difficile de conquérir l'Italie avec nos ressources actuelles; mais je constate maintenant que c'est impossible. » Ce succès permit à Fabius de remporter un deuxième triomphe, plus brillant que le premier. Comme un bon athlète, il avait, dans sa lutte contre Hannibal, déjoué les tentatives de l'adversaire, dont les étreintes et les assauts ne témoignaient plus de la même vigueur. Car une partie de l'armée ennemie était énervée par le plaisir et la richesse; l'autre, comme émoussée et usée par des fatigues incessantes. Marcus Livius commandait la garnison de Tarente quand Hannibal fit faire défection à cette ville; il continua pourtant d'occuper la citadelle, dont on ne put le déloger, et il la garda jusqu'au moment où les Tarentins furent remis sous la domination romaine. Les honneurs rendus à Fabius le chagrinaient; aussi, emporté par l'envie et l'orgueil, dit-il un jour au Sénat qu'on ne devait pas à Fabius, mais à lui seul, la prise de Tarente. Fabius, alors, se mit à rire et répliqua : « Tu dis vrai, car, si tu ne l'avais pas perdue, je ne l'aurais pas reprise. »

[24] Les Romains, entre autres preuves d'estime qu'ils donnèrent à Fabius, créèrent son fils consul. Comme il avait pris le pouvoir et s'occupait de quelque détail de la guerre, le père, soit en raison de sa vieillesse et de sa faible santé, soit pour éprouver son fils, vint le rejoindre à cheval, en traversant l'assistance qui était debout. Le jeune homme, en le voyant de loin, ne put supporter cette audace; il envoya un licteur inviter son père à mettre pied à terre pour venir le trouver, s'il devait faire appel à son autorité. Cette injonction fit de la peine aux autres personnes, qui regardèrent Fabius sans mot dire, dans la pensée qu'il subissait un traitement indigne de sa réputation. Mais lui-même, sautant de cheval, prit le pas de course; et, arrivé en face de son fils, il l'embrassa et lui donna un baiser en disant : « Tu as raison, mon enfant, et tu fais bien de savoir à qui tu commandes et de sentir la grandeur de la magistrature que tu exerces. Voilà comment, nous et nos ancêtres, nous avons accru la gloire de Rome, en faisant passer nos parents et nos enfants après le bien de la patrie. » On donne, en effet, pour vrai ce trait du bisaïeul de Fabius. Il jouissait de la gloire et de l'autorité les plus grandes que l'on pût avoir à Rome, fut cinq fois consul, et remporta des triomphes éclatants à la suite de guerres importantes. Son fils étant consul, il l'assista comme lieutenant dans une campagne. Lors du triomphe, le fils était monté sur un char à quatre chevaux, et le père fut heureux de suivre à cheval, perdu dans le cortège; car, s'il possédait la puissance paternelle sur ce fils, s'il était le plus grand des citoyens et reconnu pour tel, il s'effaçait pourtant devant la loi et le magistrat. Mais ce grand homme ne fut pas seulement admirable par là. Quant à notre Fabius, il lui arriva de perdre son fils. Il supporta ce malheur avec toute la modération possible à un homme sensé et à un bon père. Il prononça lui-même, au Forum, l'oraison funèbre que les parents des défunts illustres doivent faire aux obsèques, et il la publia.

[25] Lorsque Cornelius Scipion, envoyé en Espagne, eut vaincu les Carthaginois en bien des combats, gagné aux Romains des peuples très nombreux, de grandes villes et des richesses considérables, il se trouva posséder à son retour une popularité et une gloire dont personne n'avait bénéficié avant lui. Il fut fait consul; et, sentant que le peuple réclamait et attendait de lui une grande action, il jugea qu'en venir aux mains sur place avec Hannibal était une tactique usée et bonne pour un vieillard : c'est Carthage elle-même et la Libye qu'il songeait à remplir aussitôt d'armes et de troupes afin de les saccager. Il voulait transporter la guerre d'Italie en Afrique; et, de tout son coeur, il poussait le peuple à l'approbation de ce projet. Alors Fabius s'efforça d'inspirer toutes les craintes à la cité que, d'après lui, un homme jeune et sans réflexion jetait dans le suprême et le pire danger. Il ne s'abstint d'aucun discours ni d'aucun acte qui lui parût de nature à détourner les citoyens de cette politique. Il persuadait le Sénat; mais, aux yeux du peuple, il s'attaquait à Scipion en raison des succès de celui-ci et poussé par la crainte que, si le nouveau consul venait à bout d'obtenir un grand et brillant résultat, soit en mettant fin à la guerre, soit en l'écartant de l'Italie, lui-même ne fût reconnu paresseux et nonchalant, pour avoir fait durer si longtemps les hostilités. A ce qu'il me semble, Fabius, au commencement, s'était lancé dans l'opposition par suite de son grand souci de la sécurité du pays; car sa prévoyance lui faisait redouter un péril qui était réellement grand. Il se raidit ensuite davantage, et se laissa entraîner plus loin par une sorte d'ambition et de rivalité. Il voulait empêcher Scipion de grandir dans l'opinion, puisqu'il conseillait à Crassus, l'autre consul, de ne pas laisser à son collègue le commandement de l'expédition, si elle était décidée, et de passer plutôt lui-même à Carthage avec l'armée. Il ne toléra même pas que l'on votât des fonds pour la guerre. Dans ces conditions Scipion, forcé de se procurer de l'argent par ses propres moyens, en recueillit dans les cités d'Etrurie qui avaient avec lui des relations amicales et voulaient lui faire plaisir. Quant à Crassus, il fut retenu à Rome, soit par son naturel tranquille et peu porté à l'émulation, soit par la loi religieuse, car il était souverain pontife.

[26] Prenant donc une autre tactique pour contrecarrer les projets de Scipion, Fabius empêcha les jeunes gens de partir à sa suite. Afin de retenir leur élan, il criait dans les séances du Sénat et les assemblées du peuple que Scipion, non content de fuir lui-même devant Hannibal, emmenait encore d'Italie avec lui le reste de l'armée, en séduisant par de fausses espérances les jeunes gens qu'il décidait à l'abandon de leurs parents, de leurs femmes et d'une ville aux portes de laquelle veillait l'ennemi vainqueur et jamais vaincu. Malgré tout, par ces propos, il effraya les Romains, et ceux-ci résolurent, par un vote, de mettre à la disposition de Scipion les armées seulement qui opéraient en Sicile; on lui permit encore d'emmener trois cents des soldats qu'il avait eus en Espagne et dont il connaissait la fidélité. Jusqu'alors Fabius, en inspirant ces mesures, paraissait simplement obéir à son caractère. Mais Scipion étant passé en Afrique, on annonça tout de suite à Rome des exploits admirables et des actions magnifiques de grandeur et de beauté. Ces nouvelles furent confirmées par l'arrivée de nombreuses dépouilles et du Roi des Numides prisonnier. On apprit encore l'incendie simultané de deux camps, la perte, par l'ennemi, d'un grand nombre d'hommes, d'armes et de chevaux anéantis par le feu; et une mission fut envoyée de Carthage pour rappeler Hannibal et le prier d'abandonner ses espérances irréalisables pour secourir son pays. Tout le monde à Rome, après ces succès, n'avait à la bouche que le nom de Scipion. Fabius, lui, demandait qu'on le remplaçât, sans avoir d'autre motif à invoquer que ce vieil argument : « Il est dangereux de confier à la fortune d'un seul homme des intérêts si grands ; car il est difficile que le même personnage soit toujours heureux. » De la sorte, il heurta le sentiment de bien des gens, qui le regardèrent désormais comme un être hargneux et intraitable, ou que la vieillesse avait rendu tout à fait pusillanime et incapable d'espérer, sous le coup de la crainte excessive que lui inspirait Hannibal. Car, même après le départ du Carthaginois et de ses troupes, il ne laissa pas la joie et la confiance des citoyens se donner cours sans trouble et sans mélange alors plus que jamais, d'après lui, les affaires étaient compromises et l'État se précipitait au péril suprême; car en Afrique, défendant Carthage, Hannibal serait un ennemi plus terrible encore pour l'armée romaine de Scipion, sur laquelle il tomberait tout chaud du sang des généraux, des dictateurs et des consuls. Ainsi la ville fut à nouveau agitée par ces propos; et, quand la guerre venait de se déplacer vers l'Afrique, on crut le péril plus proche de Rome.

[27] Mais, au bout de peu de temps, Scipion défit totalement Hannibal, rabaissa et foula aux pieds l'orgueil de Carthage tombée. Il causa, de la sorte, aux citoyens une joie supérieure à toutes leurs espérances; et, dans toute la force du terme, il releva l'Empire secoué par une tempête violente. Fabius Maximus ne vécut pas assez pour voir la fin de la guerre; il n'apprit pas la défaite d'Hannibal et ne fut pas témoin du grand et constant bonheur de sa patrie; il était mort de maladie vers le temps où Hannibal quitta l'Italie. Les Thébains firent des obsèques nationales à Epaminondas en raison de la pauvreté dans laquelle il était mort; car on n'avait rien trouvé chez lui, dit-on, qu'une pièce de monnaie de fer, à l'empreinte d'une broche. Rome ne fit pas officiellement les frais du convoi de Fabius; mais chacun y contribua en apportant une pièce de la valeur la plus infime. Ce n'était pas un indigent que l'on secourait, mais un père que le peuple enterrait. Ainsi la mort de Fabius fut entourée de l'honneur et de la gloire qui convenaient à sa vie.

 [28] PARALLÈLE ENTRE PÉRICLÈS ET FABIUS MAXIMUS 1. Voilà donc l'histoire de la vie de ces grands hommes. Mais, puisqu'ils ont laissé, l'un et l'autre, beaucoup de beaux exemples de mérite politique et guerrier, commençons par cette réflexion sur leurs faits de guerre. Périclès eut entre les mains le peuple athénien au moment où celui-ci réussissait le mieux, était le plus grand et atteignait au faîte de la puissance. On pourrait donc penser qu'il dut au bonheur commun et à la forte situation d'Athènes, d'ignorer jusqu'au bout l'insuccès et l'échec. Mais les exploits de Fabius, qui reçut la charge de l'État dans les circonstances les plus honteuses et les plus lamentables, ne sauvegardèrent pas une prospérité assurée; ils améliorèrent une situation mauvaise. Périclès, grâce aux campagnes heureuses de Cimon, aux trophées de Myronide et de Léocrate, à beaucoup de grands succès de Tolmide, eut, comme stratège, plutôt à égayer la ville par des réjouissances et des assemblées de parade qu'à la reconquérir par la guerre et à la garder; Fabius, voyant beaucoup de déroutes et de défaites, beaucoup de morts violentes de généraux en chef et de préteurs, des lacs, des plaines et des forêts remplis de cadavres, des fleuves qui roulaient jusqu'à la mer des flots de sang versé dans les combats, sut, dans la tempête qui fondit sur l'État, le soutenir et l'étayer, sans permettre que les échecs de ses prédécesseurs aboutissent à une dissolution totale. Sans doute, pourrait-on dire, il n'est pas aussi difficile de dompter une ville dans l'infortune, car elle s'abaisse alors et devient, par force, docile à la voix de la raison, que d'imposer un frein à l'insolence et à l'audace d'un peuple exalté et gonflé par la prospérité; or c'est précisément dans ce dernier cas, on le sait, que Périclès domina les Athéniens. Mais la grandeur et le nombre des maux qui survinrent aux Romains du temps de Fabius montrèrent qu'il fallait être un homme ferme dans ses idées et vraiment grand pour ne pas se laisser troubler et ne pas sacrifier ses principes.

[29] II. On peut opposer à la prise de Samos par Périclès celle de Tarente par Fabius, et assurément aussi à l'Eubée les villes de Campanie, puisque Capoue, elle, fut conquise par les consuls Fulvius et Appius. Quant aux batailles rangées, Fabius, évidemment, n'en a pas gagné une seule, sauf celle qui lui valut son premier triomphe; mais Périclès érigea neuf trophées à la suite de ses victoires sur terre et sur mer. Cependant on ne mentionne pas d'action de Périclès semblable à celle de Fabius, quand il arracha Minucius aux mains d'Hannibal et sauva toute une armée romaine; car c'est là un bel exploit, où éclatent à la fois le courage, l'intelligence et la bonté. En revanche, on ne cite pas davantage, ne fût-ce qu'une faute de Périclès pareille à celle où tomba Fabius en se laissant prendre au stratagème des boeufs, imaginé par Hannibal; car il tenait son ennemi, qui, de lui-même et par un coup de fortune, s'était engagé dans les défilés; mais il le laissa partir la nuit en cachette, et, pendant le jour, Hannibal l'emporta de vive force, devança les lenteurs de Fabius et vainquit celui dont il était prisonnier. Si, de plus, le bon général ne doit pas seulement régler le présent, mais aussi faire des conjectures exactes sur l'avenir, les Athéniens virent la guerre se terminer comme Périclès l'avait pressenti et annoncé; car l'excès d'ambition ruina leur puissance; au contraire les Romains, pour avoir, en dépit des raisonnements de Fabius, envoyé Scipion contre les Carthaginois, furent maîtres de tout, victoire remportée de haute lutte grâce, non point au hasard, mais à la sagesse et au courage du général. Ainsi, pour Périclès, les échecs de sa patrie témoignent de la justesse de ses prévisions; pour Fabius, les succès de la sienne établissent qu'il s'est trompé du tout au tout. Or c'est une faute égale, pour un général, de succomber faute de prévoyance et de laisser échapper par défiance, l'occasion d'un succès. Car c'est la même incapacité qui engendre la témérité et ôte la hardiesse. Voilà pour leurs actions militaires.

[30] III. Quant à la politique, un grand sujet de reproche à faire à Périclès est la guerre; car c'est lui, dit-on, qui en fut l'auteur par son refus obstiné de faire des concessions aux Lacédémoniens. Je crois que Fabius Maximus n'en aurait pas fait non plus aux Carthaginois, et qu'il aurait vaillamment affronté le péril pour la suprématie de Rome. Cependant la modération et la douceur de Fabius envers Minucius condamne l'hostilité de Périclès envers Cimon et Thucydide, hommes de mérite et vrais aristocrates, qu'il réduisit à l'exil et à l'ostracisme. Il est vrai que le pouvoir et l'autorité de Périclès étaient plus grands; aussi ne laissa-t-il jamais un général causer un insuccès à l'État par des mesures mal prises. Seul Tolmide put échapper à sa vigilance, et alla, malgré lui, se heurter aux Béotiens, qui lui infligèrent un échec définitif. Les autres se rangeaient à son avis et s'y conformaient tous, à cause de l'étendue de son autorité. Fabius, lui, inébranlable et infaillible pour son compte, était évidemment inférieur à Périclès quand il s'agissait d'empêcher les initiatives d'autrui; car les Romains n'auraient pas essuyé de tels désastres, si Fabius avait eu chez eux autant de pouvoir que Périclès dans Athènes. Quant à leur générosité, l'un montra la sienne en refusant l'argent qu'on lui offrait, l'autre en sacrifiant une grosse somme pour ceux qui en avaient besoin, car il racheta les prisonniers à ses frais. Sans doute le chiffre de la dépense n'était-il pas énorme; elle s'élevait juste à six talents. Quant à Périclès, on ne saurait dire, sans doute, quelles subventions il aurait pu tirer des alliés et des Rois qui recherchaient ses bonnes grâces : son influence le lui permettait. Il se garda pourtant tout à fait incorruptible et désintéressé. Enfin la grandeur des monuments, des temples et des édifices dont Périclès embellit Athènes, défie la comparaison avec toutes les oeuvres d'architecture, mises ensemble, que Rome connut avant les Césars; car la magnificence et la majesté des travaux de Périclès les mettent hors de pair et leur assurent une supériorité sans conteste.