[1] Tel ayant été Périclès dans ses actions dignes de
mérite, suivant la tradition que nous avons recueillie,
faisons porter nos recherches sur Fabius. On dit qu'une
nymphe, ou, selon d'autres, une femme du pays, eut
commerce avec Hercule sur les bords du Tibre et lui
donna un fils, Fabius, tige de la nombreuse et célèbre
famille romaine des Fabius. Quelques auteurs rapportent
que les premiers rejetons de cette race attiraient
le gibier dans des fosses et se firent ainsi donner anciennement
le nom de Fodius; car, maintenant encore, fosse
se dit en latin "fossa", et creuser, "fodere"; mais, avec le temps,
la seconde et la troisième lettre s'étant altérées, ils prirent
l'appellation de Fabius. Cette maison donna
beaucoup de grands hommes. En partant de Rullus,
qui mérita chez les Romains le surnom de Maximus,
on trouve à la quatrième génération Fabius Maximus,
dont nous écrivons la vie. Il portait un surnom tiré
d'une particularité physique, Verrucosus; car il avait
une petite verrue en haut de la lèvre. Un autre surnom,
Ovicula {petit mouton}, lui fut donné à cause de la douceur
et de la lenteur de son naturel, quand il était encore
enfant. Car son caractère tranquille, silencieux, sa grande
circonspection à goûter les plaisirs de son âge, sa lenteur
et sa difficulté à s'instruire, sa patience avec ses camarades
et sa docilité, le faisaient soupçonner, par les étrangers,
de sottise et de nonchalance; peu nombreux étaient
ceux qui découvraient sa difficulté à s'émouvoir, indice
d'un esprit profond, sa grandeur d'âme et son coeur de
lion. Mais bientôt, le temps ayant marché, la pratique
des affaires éveilla ses facultés. Il fit voir alors au grand
nombre que son inertie apparente était de l'impassibilité;
sa circonspection, de la prudence; son manque
de réactions vives, de la persévérance et de la fermeté
en tout. Voyant, d'autre part, la grandeur de l'État et
le nombre des guerres, il exerçait son corps à l'action
guerrière, comme une arme naturelle, et développait
son éloquence comme un instrument de persuasion
pour le peuple. Il savait l'adapter parfaitement à sa
conduite; car il évitait, dans son langage, l'affectation
et l'agrément vide du Forum. La raison parlait, par sa
bouche, avec une originalité extrême, sous une forme
sentencieuse qui correspondait à la profondeur des
pensées, et qui rappelait surtout, dit-on, la manière de
Thucydide. Car on conserve de lui un discours qu'il
prononça devant le peuple, l'oraison funèbre de son fils,
mort après avoir exercé le consulat.
[2] Lui-même obtint cinq fois cette magistrature.
Au cours de son premier consulat, il triompha des Ligures;
car ceux-ci, vaincus par lui dans une bataille rangée où
ils perdirent beaucoup de monde, furent refoulés sur
les Alpes et contraints à cesser de ravager et de piller
le régions frontières de l'Italie. Hannibal envahit ensuite
la péninsule; et, après sa première victoire de la Trébie,
il continua son avance à travers l'Étrurie, en saccageant
le pays. Il plongea Rome dans une consternation et une
terreur affreuses, qu'accentuaient des présages, dont
les uns, comme d'habitude chez les Romains, étaient
tirés de la foudre; mais les autres avaient un caractère
tout nouveau et présentaient une grande étrangeté.
Par exemple, disait-on, des boucliers avaient été, sans
cause extérieure, souillés de sang; du côté d'Antium,
on moissonnait des épis ensanglantés; des pierres brûlantes
et enflammées tombaient des airs; le ciel, au-dessus
de Faléries, parut se fendre, et il en tomba, de-ci, de-là,
plusieurs tablettes, dont l'une portait cette inscription
bien lisible : "Mars secoue ses armes." Rien de tout cela
ne troubla le consul Flaminius. Ce personnage, en dehors
de son naturel hardi et ambitieux, était exalté par les
grands succès qu'il avait eus auparavant. Contre toute
attente, en effet, ayant, malgré les remontrances du
Sénat et l'opposition de son collègue, engagé le combat
contre les Gaulois, il en était sorti vainqueur. Quant à
Fabius, les présages, quoique frappant beaucoup de
monde, le frappaient peu, à cause de la difficulté de les
interpréter; mais, apprenant le petit nombre des ennemis
et leur manque de ressources, il exhortait les Romains
à tenir bon, et, sans combattre contre un homme qui,
pour les attaquer, disposait d'une armée aguerrie par
bien des engagements, à envoyer des secours à leurs alliés,
à tenir fortement en mains leur ville et à laisser se consumer
d'elle-même l'ardeur guerrière d'Hannibal, comme
une flamme qui s'élève d'un foyer maigre et mal nourri.
[3] Il n'arriva pas cependant à convaincre Flaminius.
Celui-ci, affirmant qu'il ne supporterait pas de laisser
la guerre atteindre les murs de Rome, ni, comme autrefois
Camille, de décider du sort de la Ville dans la Ville
même, donna l'ordre aux tribuns de conduire l'armée
au dehors. Lui-même sauta sur son cheval, qui, sans
aucun motif apparent, s'effraya, et, dans l'excès de sa
crainte, le renversa. Bien qu'il fût tombé sur la tête,
le consul ne se départit nullement de sa résolution; et,
du même élan dont, au début, il s'était porté contre
Hannibal, il rangea ses troupes en bataille près du lac
de Trasimène, en Etrurie. Les soldats en étant venus
aux mains, il survint, au moment précis du combat,
un tremblement de terre, qui ruina des villes, fit sortir
des fleuves de leur lit, et ébranla les bases des montagnes.
Pourtant, malgré la violence de cette secousse, aucun
des combattants ne s'en aperçut. Flaminius lui-même,
après avoir donné bien des preuves éclatantes de son
audace et de sa vigueur, tomba; et, autour de lui, les
plus vaillants; les autres tournèrent le dos; on en fit
un grand carnage. Il y en eut quinze mille de massacrés,
et autant de pris. Hannibal désirait faire à Flaminius
de belles funérailles à cause de son courage; mais il ne
le trouva pas parmi les morts, et l'on ignora comment
le corps avait disparu. Quant à la défaite de la Trébie,
elle n'avait été annoncée directement ni par le général,
dans son rapport, ni par le messager qu'il envoya : tous
deux déclaraient faussement que les Romains avaient
remporté une victoire douteuse et contestée. Mais,
pour celle-ci, dés que le préteur Pomponius en fut informé,
il convoqua le peuple en assemblée, et, sans périphrases
ni détours, il dit simplement : « Nous avons été vaincus,
Romains, dans un grand combat; l'armée est détruite,
et le consul Flaminius est mort. Délibérez donc sur les
mesures à prendre pour votre salut et votre sûreté. »
Cette parole, comme un vent violent sur la mer du peuple,
bouleversa la ville; et, dans une telle consternation, la
pensée ne pouvait s'arrêter, ni se fixer. Tous enfin
tombèrent d'accord que la situation exigeait un pouvoir
personnel qui n'eût de comptes à rendre à personne,
la dictature, comme ils disent, et un chef capable de
l'exercer sans défaillance et sans peur. Le seul homme
qualifié, pensa-t-on, était Fabius Maximus; l'élévation
de son esprit et la dignité de son caractère répondaient
à la grandeur de cette charge; et, de plus, il était à
l'âge où la volonté de l'âme dispose encore de la force
du corps et où la raison s'allie à l'audace.
[4] Cette décision ayant été prise, Fabius, nommé dictateur,
choisit pour maître de la cavalerie L. Minucius,
et la première demande qu'il fit au Sénat fut de pouvoir
monter à cheval en campagne. Car il n'en avait pas le
droit : une loi ancienne le lui interdisait, soit que les
Romains, voyant dans l'infanterie le plus clair de leurs
forces, crussent, pour ce motif, que le général devait
rester en ligne avec elle, sans l'abandonner; soit que,
le pouvoir dictatorial étant, pour tout le reste, royal et
immense, ils voulussent, au moins sur ce point, faire
voir la subordination du dictateur au peuple. Cependant
Fabius lui-même, entendant montrer tout de suite la
grandeur et la majesté de sa charge, afin de trouver les
citoyens plus dociles et plus soumis, fit porter devant
lui vingt-quatre faisceaux; et, l'un des consuls venant
à sa rencontre, il envoya un licteur lui ordonner de renvoyer
les siens, de déposer les insignes de sa magistrature
et de l'aborder dans la tenue d'un simple particulier.
Ensuite, commençant par le plus beau des exordes,
les dieux, il déclara au peuple que l'insuccès avait été
causé par la négligence et le mépris du général envers
la divinité, et non par la lâcheté des combattants. Il
exhortait donc ses concitoyens à ne pas craindre l'ennemi,
mais à se rendre les dieux favorables et à les
honorer. Ce n'était point là inspirer la superstition;
c'était fortifier le courage par la piété, et se servir des
espérances qui viennent des dieux pour ôter au peuple
la crainte des ennemis et le consoler. On consulta aussi
plusieurs des livres secrets, utiles à l'État, que l'on
appelle Sibyllins. Quelques-uns des oracles qu'ils contenaient
se rapportaient, paraît-il, aux désastres et aux
actions d'alors; mais ce que Fabius y apprit ne put
être connu de nul autre. Le dictateur, s'avançant devant
le peuple, fit voeu d'immoler aux dieux absolument
tout le fruit que porteraient dans l'année les chèvres,
les truies, les brebis et les vaches, et que nourriraient,
jusqu'au printemps suivant, les montagnes, les fleuves,
et les prés de l'Italie. Il promit aussi de célébrer des jeux
musicaux et scéniques et d'y consacrer trois cent
trente-trois mille sesterces, trois cent trente-trois deniers un
tiers, ce qui fait quatre-vingt-trois mille cinq cent
quatre-vingt-trois drachmes, deux oboles. Il est difficile de
dire le motif de cette extrême précision des chiffres; à
moins que l'on ne veuille y voir un hommage à la signification
du nombre trois : parfait de sa nature, il est le
premier des nombres impairs et le commencement de la
pluralité; il mêle et harmonise les premiers chiffres différents et les premiers éléments de tous les nombres, qu'il
comprend en soi.
[5] Ainsi Fabius, élevant la pensée des masses vers
la divinité, fit envisager l'avenir sous un jour plus
agréable. Lui-même ne mit qu'en soi toutes les espérances
de victoire, et, jugeant que Dieu accordait le succès
au courage et à l'intelligence, il se tourna contre Hannibal,
non pour le combattre pied à pied, mais dans l'intention
réfléchie de l'user et de l'épuiser en opposant le
temps à son élan, l'argent à sa pauvreté, le nombre à sa
pénurie d'hommes. Il dominait donc toujours la cavalerie
d'Hannibal en restant campé dans des lieux montagneux;
et, si l'armée ennemie ne bougeait pas, lui-même
restait tranquille ; si elle s'ébranlait, il descendait
des hauteurs pour tourner autour d'elle, et il se montrait
par intervalles, juste assez pour n'être pas forcé de combattre
malgré lui et pour inspirer à l'adversaire, par son
retard même, la crainte d'être attaqué. Traînant de
cette façon, les choses en longueur, il était méprisé de
tout le monde, et il avait une mauvaise réputation
dans son camp. Les ennemis aussi le prenaient pour un
poltron sans aucune valeur, à l'exception du seul Hannibal.
Car il n'y avait que ce grand homme pour comprendre
l'habileté de cette tactique. Hannibal se persuada
qu'il fallait, par tous les procédés de la ruse et de la violence,
amener Fabius à livrer combat; sinon, c'en serait
fait des Carthaginois; car, ne pouvant se servir des
armes qui faisaient leur supériorité, ils gaspilleraient
et gâcheraient ce dont ils manquaient, les hommes et
l'argent. Il eut donc recours à toute espèce de stratagème
et de feinte; et, comme un athlète expérimenté, il
tâtait l'adversaire pour chercher le défaut de la cuirasse.
En conséquence, il faisait des attaques partielles, jetait
la confusion dans les rangs, tâchait d'attirer Fabius
en mille endroits, voulant le faire sortir de la ligne de
conduite réfléchie que lui imposait le souci de sa sécurité.
Fabius restait ferme et inébranlable dans sa décision,
persuadé qu'il y allait du salut de l'État; mais il
se heurtait au maître de la cavalerie Minucius, qui
montrait pour les combats un amour intempestif, affectait
de l'audace et flagornait l'armée, pleine, grâce à
lui, d'une belle confiance et de vains espoirs. Les soldats
raillaient donc Fabius, qu'ils appelaient, par mépris,
le pédagogue d'Hannibal; quant à Minucius, ils le
prenaient pour un grand homme et un général digne de
Rome. Ce personnage, se laissant aller davantage à
l'orgueil et à la témérité, raillait l'habitude de camper
sur les hauteurs, en disant que le dictateur préparait
toujours de beaux amphithéâtres, d'où l'on pouvait
avoir le spectacle de l'Italie mise à feu et à sang. Il
demandait aussi aux amis de Fabius si celai-ci voulait
faire monter son armée jusqu'au ciel par suite d'une
renonciation définitive à la terre, ou s'il se faisait un
rempart de nuages et de brouillards pour échapper
à l'ennemi. Comme les amis de Fabius rapportaient ces
propos au dictateur et lui conseillaient d'affronter le
combat pour se réhabiliter : « Je serais alors, dit-il, plus
lâche que je ne parais l'être maintenant, si, par peur des
railleries et des injures, je me laissais détourner d'un
plan mûri. Il n'est pas honteux de craindre pour la
patrie; mais trembler devant l'opinion, la calomnie et
le blâme, serait d'un homme qui, indigne d'exercer
une charge comme la mienne, s'asservit aux insensés
dont il doit être le chef et le maître. »
[6] Après cet incident, se place une faute d'Hannibal.
Voulant arracher son armée au contact de Fabius et
s'emparer de plaines où il trouverait du fourrage, il donna
l'ordre aux guides de le mener, aussitôt après dîner,
dans le territoire de Casinum. Ces gens, ne comprenant
pas bien le nom à cause de la prononciation barbare
du général, jetèrent ses troupes à l'extrémité de la Campanie,
dans la ville de Casilinum, que coupe en deux le
Lothrone, fleuve nommé Vulturne par les Romains.
Le pays est partout entouré de montagnes, sauf du côté
de la vallée, qui débouche sur la mer. Les eaux du fleuve
s'y épandent en marécages, bordés de sables profonds,
et l'on aboutit à une grève battue par les flots et d'un
accès difficile pour les navires. Comme Hannibal descendait
là, Fabius l'enveloppa grâce à sa connaissance
des routes, et il posta quatre mille fantassins pour lui
couper la retraite. Il établit le reste de l'armée sur les
autres sommets, dans une position favorable; puis, avec
les troupes les plus légères et les mieux en main, il se jeta
sur l'arrière-garde des ennemis, bouleversa toute la
colonne, et tua près de huit cents hommes. A la suite
de cet assaut, Hannibal, voulant ramener son armée
en arrière, car il comprenait l'erreur commise sur le lieu
et le danger de la situation, fit mettre en croix les guides;
mais il renonçait à forcer le passage en attaquant les
Romains, qui avaient l'avantage de la position. Tous
ses soldats étaient désespérés, accablés de crainte, et se
regardaient comme perdus sans remède, puisqu'on les
cernait de toutes parts. Hannibal résolut donc de tromper
l'ennemi par un stratagème. Voici comment il s'y prit.
Il donna l'ordre de saisir environ deux mille boeufs,
enlevés précédemment, et d'attacher à chacune de leurs
cornes, pour servir de torche, un fagot d'osier ou de
brindilles sèches; puis, de nuit, à un signal donné, on y
mettrait le feu et on lancerait les bêtes sur les hauteurs,
le long du défilé et des postes ennemis. En même temps
que les gens chargés de ces apprêts y procédaient, lui-même
regroupait son armée, qu'il ramena sans se presser,
à la faveur de la nuit déjà tombée. Quant aux boeufs,
tant que le feu avait peu d'ampleur et ne brûlait que
le bois, ils avançaient doucement vers le pied des montagnes,
et c'était un sujet d'étonnement pour les bergers
et les bouviers qui les regardaient des hauteurs, que la
flamme brillant à la pointe de leurs cornes. On aurait
dit qu'une armée entière, dans un ordre parfait, marchait
à la lueur de nombreux flambeaux. Mais lorsque
la corne, s'enflammant jusqu'à la racine, répandit la
douleur dans la chair, les bêtes, sous l'empire de cette
souffrance, agitaient et branlaient la tête. Elles se
communiquèrent mutuellement une grande flamme et ne
purent continuer la marche en ordre; pleines de douleur
et d'épouvante, elles couraient dans les montagnes,
la queue et la tête étincelantes, et mettaient le feu à une
grande partie du bois où elles fuyaient. Ce fut un effrayant
spectacle pour les Romains qui gardaient les hauteurs;
car les flammes leur faisaient l'effet de torches portées
de côtés et d'autres par des coureurs; aussi un grand
trouble et une grande terreur régnaient-ils dans leurs
rangs; car ils croyaient que, tombant sur eux de plusieurs
directions à la fois, l'ennemi les encerclait. Ils
n'osèrent donc pas rester sur place; ils rallièrent le gros
de l'armée, abandonnant les défilés. A ce moment, les
troupes légères d'Hannibal se lancèrent dans la bataille
et occupèrent les hauteurs; quant au reste de l'armée,
il marchait sans avoir rien à craindre, traînant un nombreux
et lourd butin à sa suite.
[7] Fabius, quand il faisait encore nuit, eut l'occasion
de s'apercevoir du stratagème; car, dans leur fuite
çà et là, quelques-uns des boeufs étaient tombés entre
ses mains; mais, craignant une embuscade dans l'ombre,
il se contenta de laisser ses troupes sous les armes. Quand
il fit jour, il prit contact avec l'arrière-garde des ennemis.
Plusieurs engagements eurent lieu sur un terrain difficile,
et une grande agitation régna jusqu'au moment où,
de l'armée d'Hannibal, des hommes prompts et légers,
pris parmi les Espagnols habitués à l'escalade des montagnes,
attaquèrent de front les pesants fantassins
romains. Ils en tuèrent un assez grand nombre
et contraignirent Fabius à la retraite.
C'est alors surtout que le dictateur fut en butte au
dénigrement et au mépris; renonçant à risquer la chance
des armes, dans le dessein de vaincre Hannibal par la
réflexion et la prévoyance, n'était-il pas lui-même battu
par ces moyens et victime d'une ruse de guerre ! Voulant
enflammer davantage encore l'animosité des Romains
contre lui, Hannibal, arrivé devant ses propriétés, fit
brûler et saccager toutes les autres, mais il interdit de
toucher à celles de Fabius, et il y mit une garde qui ne
permettait d'y rien détériorer ni d'en emporter rien.
Cette conduite, que l'on sut à Rome, accrut le mécontentement;
les tribuns criaient beaucoup contre Fabius
devant le peuple, à l'instigation surtout de Métellus,
qui les excitait. Non que ce personnage eût de la haine
pour lui; mais, étant le familier de Minucius, maître de
la cavalerie, il pensait qu'on travaillait à la gloire et à
l'honneur de son ami en diffamant Fabius. Le dictateur
était aussi l'objet de la colère du Sénat, qui lui reprochait
surtout son accord avec Hannibal au sujet des prisonniers.
Ils étaient en effet convenus qu'on rendrait homme
pour homme; et, pour le surplus, on donnerait deux cent
cinquante drachmes par tête. L'échange s'étant donc
fait homme par homme, on trouva qu'il restait encore
aux mains d'Hannibal deux cent quarante Romains.
Le Sénat décida de ne pas envoyer leur rançon, et il
reprochait à Fabius de ramener à Rome, sans consulter
l'honneur, ni l'intérêt public, des hommes que leur
lâcheté avait rendus la proie de l'ennemi. En apprenant
ce désaveu, Fabius supporta patiemment la colère de ses
concitoyens. Mais, comme il n'avait pas d'argent et ne
voulait cependant pas manquer de parole à Hannibal
et sacrifier les prisonniers romains, il envoya son fils à
Rome pour vendre ses biens et en rapporter aussitôt le
produit au camp. Le jeune homme, l'opération faite,
revint promptement; et Fabius put expédier la rançon
à Hannibal et recouvrer les prisonniers. Beaucoup
d'entre eux voulurent le rembourser par la suite; mais
il n'accepta d'argent de personne et leur fit à tous remise
de ces frais.
[8] Là-dessus, comme les prêtres l'appelaient à
Rome pour certains sacrifices, il laissa le commandement
à Minucius, avec la consigne de ne pas combattre et de
ne pas en venir aux mains avec les ennemis. Non content
de le lui interdire comme général en chef, il lui avait
adressé bien des observations et des prières à cette fin.
Minucius ne s'en soucia pas du tout et passa sur le champ
à l'offensive. Saisissant le moment où Hannibal avait
envoyé le gros de son armée fourrager, il attaqua les
soldats restés au camp, les rejeta violemment dans leurs
remparts, en tua un assez grand nombre, et fît naître
chez tous la crainte d'être assiégés. Hannibal regroupa
ses forces dans le camp, et Minucius se retira en toute
sécurité, gonflé, lui et ses soldats, d'une jactance et d'une
témérité démesurées. Bientôt le bruit, fort amplifié, de
cet exploit se répandit à Rome. Fabius, quand il lui
parvint, déclara qu'il redoutait davantage encore la
bonne fortune pour Minucius; mais le peuple fut transporté
de joie et courut au Forum, où le tribun Métilius
le harangua du haut de la tribune. Ce personnage, en
exaltant Minucius, taxait Fabius, non plus seulement de
mollesse ou de lâcheté, mais de trahison. Il enveloppait
dans la même accusation les plus influents et les premiers
des autres hommes d'État, qui, d'après lui, avaient
suscité la guerre pour abattre la démocratie et mettre
aussitôt la ville sous le joug d'une monarchie irresponsable.
Ce régime, à force de longueurs, consoliderait le succès
d'Hannibal et lui donnerait le temps d'attendre, dans
l'Italie déjà dominée, de nouvelles troupes venues
d'Afrique.
[9] Fabius, paraissant devant le peuple, ne crut devoir
se justifier nullement des imputations du tribun. Il dit
qu'il avait hâté l'achèvement des sacrifices et des cérémonies
pour retourner à l'armée et punir Minucius
d'avoir, contre son ordre, attaqué les ennemis. Un grand
tumulte se fit alors dans le peuple, à la pensée du péril
que Minucius allait courir. Car le dictateur a le droit
d'emprisonner et de mettre à mort sans jugement; et
le courroux de Fabius, après tant de patience, ne pouvait
manquer d'être terrible et difficile à désarmer. En y
réfléchissant, les assistants, sous l'empire de l'inquiétude
se tinrent tranquilles; mais Métilius, qui devait à son
caractère de tribun l'inviolabilité (car cette magistrature
est la seule qui, après l'élection d'un dictateur, ne perde
pas son pouvoir et survive à l'abolition des autres),
redoublait d'instances auprès du peuple. Il le suppliait
de ne pas abandonner Minucius et de ne pas lui laisser
subir le sort infligé par Manlius Torquatus à son fils
victorieux et couronné, qu'il avait fait décapiter,
mais d'ôter à Fabius un pouvoir tyrannique pour confier
la direction des affaires à celui qui pouvait et voulait
sauver l'État. Touchés de ces propos, les Romains, il est
vrai, n'osèrent pas contraindre Fabius à déposer son
pouvoir personnel, malgré son discrédit, mais ils décidèrent
que Minucius partagerait les honneurs du commandement
et exercerait la même autorité que le dictateur.
Cela ne s'était jamais vu à Rome et devait se reproduire
un peu plus tard, après le désastre de Cannes. A ce moment,
en effet, le dictateur M. Junius était à l'armée;
et comme il fallait en ville compléter le Sénat, puisque
beaucoup de membres de cette assemblée avaient trouvé
la mort dans le combat, on choisit un autre dictateur,
Fabius Butéon. Il y eut toutefois une différence.
Ce Fabius, après avoir paru en public pour choisir les
citoyens destinés à combler les vides du Sénat, renvoya
le jour même ses licteurs; et, s'étant soustrait à ceux qui
voulaient l'escorter, il se jeta dans la foule pour s'y
confondre; il resta sur le Forum à traiter et à négocier
une affaire personnelle quelconque, tout comme un
simple particulier.
[10] Quant à Minucius, en lui donnant les mêmes attributions
qu'au dictateur, on croyait avoir diminué celui-ci
et rabaissé complètement sa fierté. C'était mal connaître
Fabius; car il ne considérait pas l'ignorance de ses concitoyens
comme un malheur pour lui. Diogène le Philosophe,
à qui l'on disait : « Ces gens-là te raillent », répondit :
« Mais moi, je ne suis pas raillé », jugeant que
seuls sont raillés ceux qui se laissent troubler par des
plaisanteries. Ainsi Fabius supportait, avec autant
d'égalité d'âme et d'aisance qu'il était en lui, les avanies
qu'on lui faisait, donnant, par son exemple, un argument
aux philosophes qui veulent que l'homme honnête et
consciencieux ne puisse être offensé, ni déshonoré. Mais
ce qui le contrariait, c'était l'irréflexion, en matière politique,
de la plupart des citoyens, qui laissaient le champ
libre à l'ambition malsaine d'un homme belliqueux.
Craignant que Minucius, complètement égaré par la
vaine gloire et la présomption, ne se hâtât de commettre
une maladresse dangereuse, il quitta Rome à l'insu de
tous. Arrivé à l'armée, il y trouva Minucius incapable
désormais de se contenir, violent, gonflé d'orgueil, et
réclamant son tour de commandement. Fabius ne céda
pas à cette exigence; il partagea ses troupes avec lui,
préférant commander seul une moitié de l'armée plutôt
que d'exercer, une fois sur deux, le commandement du
tout. Lui-même prit la première et la quatrième légion;
il donna la seconde et la troisième à son collègue, et
répartit aussi les troupes alliées par fractions égales.
Comme Minucius se rengorgeait et marquait sa joie
que la dignité de la magistrature la plus haute et la plus
considérable eût été abaissée et avilie grâce à lui, le
dictateur lui fit remarquer que Minucius n'avait pas à
lutter contre Fabius, mais, s'il était raisonnable, contre
Hannibal : « Si pourtant, ajouta-t-il, tu es l'adversaire de
ton collègue, prends garde le magistrat honoré et avantagé
par les citoyens ne doit pas se montrer moins
soucieux de leur salut et de leur sûreté que son rival,
vaincu et humilié devant eux. »
[11] Mais Minucius tenait ces propos pour des ironies
séniles; il prit avec lui les troupes qu'il avait reçues en
partage, et établit son camp à part, sans qu'Hannibal
ignorât rien de ce qui se passait : au contraire, le Carthaginois
épiait toutes les occasions. Il y avait entre son
armée et celle de Minucius une éminence, qui n'était pas
difficile à prendre et qui, une fois occupée, fournirait
une position forte et suffisant à tous les besoins d'un camp.
La campagne environnante, à la voir de loin, paraissait
plate, à cause de sa nudité, et égale; mais elle contenait
des fossés peu profonds et d'autres cavités. Aussi
Hannibal, quand il pouvait, le plus aisément du monde,
occuper cette hauteur en secret, n'y consentit pas, et
préféra la réserver pour en faire une occasion de combat.
Lorsqu'il vit Minucius séparé de Fabius, il dispersa, de
nuit, quelques-uns de ses soldats dans les fossés et les
creux; puis, au lever du jour, il envoya ostensiblement
d'autres hommes, en petit nombre, occuper la hauteur
afin d'amener Minucius à lui disputer cette position par
les armes. C'est aussi ce qui arriva. Car Minucius envoya
d'abord ses troupes légères, puis sa cavalerie; et voyant,
à la fin, Hannibal se porter au secours des occupants de
la colline, il descendit avec toutes ses forces rangées en
bataille. Il engagea un combat violent contre les ennemis
qui, de la colline, lançaient leurs traits; et le résultat de
la mêlée demeura indécis jusqu'au moment où Hannibal,
qui le voyait tombé complètement dans le piège et
présentant le dos sans défense aux Carthaginois embusqués,
donna le signal. Alors, de plusieurs côtés à la fois,
les ennemis se dressèrent, se jetèrent sur les Romains en
poussant des clameurs, et massacrèrent l'arrière-garde.
Un désordre et une épouvante indescriptibles s'emparèrent
donc des Romains; l'audace de Minucius lui-même
était brisée, et il tournait les yeux tantôt vers l'un, tantôt
vers l'autre de ses lieutenants; mais aucun d'eux n'osait
rester sur place, et tous, se voyant serrés de près, cherchaient
une fuite qui ne pouvait les sauver. Car les
Numides, maîtres désormais du terrain, caracolaient
autour de la plaine et tuaient les Romains dispersés.
[12] Alors que les Romains étaient dans une situation
si pénible, le péril n'échappa point à Fabius. Il avait
même, à ce qu'il semble, pressenti l'événement; car il
gardait ses troupes sous les armes, et il prenait soin de se
tenir au courant, et cela sans intermédiaires, car il
occupait lui-même un poste d'observation devant son
camp. Aussi, quand il vit l'armée de Minucius enveloppée
et disloquée, lorsque s'éleva le cri des soldats qui, au lieu
de résister, s'enfuyaient terrifiés, il se frappa la cuisse,
et, après un long gémissement, dit aux assistants : « Par
Hercule, Minucius s'est perdu plus tôt que je ne m'y
attendais, et plus tard que sa précipitation ne l'annonçait. »
Il fit ensuite, en toute hâte, arborer les enseignes
et avancer les troupes, auxquelles il cria : « Maintenant,
soldats, il faut songer à L. Minucius et se presser; car
c'est un homme vaillant et un patriote. S'il a commis une
faute en précipitant son attaque contre l'ennemi, nous
l'accuserons une autre fois. » Alors, il s'avança. Dès qu'il
parut, il mit en fuite et dispersa les cavaliers numides
qui encerclaient la plaine; puis, il marcha sur ceux qui
avaient pris les Romains à revers, et tua les ennemis
rencontrés sur son passage; les autres, avant d'être
cernés et de subir le sort qu'ils avaient eux-mêmes
infligé aux Romains, s'enfuirent. Hannibal, constatant
ce retour de fortune et voyant Fabius, malgré son âge,
se frayer énergiquement un passage à travers les combattants
pour rejoindre Minucius, arrêta le combat. Il
fit donner par le clairon le signal de la retraite et ramena
les Carthaginois dans leur camp. Les Romains, eux
aussi, se retirèrent, et avec joie. On dit qu'en partant
Hannibal fit à ses amis, au sujet de Fabius, une plaisanterie
de ce genre : « Ne vous ai-je pas prévenus souvent
que ce nuage, suspendu sur les sommets, finirait par
crever en nous apportant la tempête et une pluie d'orage?»
[13] Après le combat, Fabius dépouilla les ennemis
qu'il avait tués, et se retira sans avoir eu pour son
collègue un mot orgueilleux ou désobligeant. Quant à Minucius, il rassembla son armée et lui tint ce discours :
« Camarades, ne pas commettre de fautes en de grandes
circonstances paraît au-dessus de la nature humaine;
mais tirer pour l'avenir une leçon des fautes commises
est le fait d'un homme honnête et sensé. Je conviens
donc que j'ai de médiocres reproches à faire à la fortune
et des motifs plus sérieux de la louer. Car ce que j'étais
resté si longtemps sans comprendre, je l'ai appris en un
instant : j'ai reconnu que je ne pouvais pas commander
à d'autres, que j'avais besoin d'un chef, et que je ne devais
pas prétendre l'emporter sur des hommes par lesquels
il valait mieux être surpassé. Vous aurez donc le
dictateur pour chef en tout; je ne me réserve qu'une
initiative, celle de la reconnaissance à lui témoigner. Je
serai le premier à me montrer docile envers lui et à
exécuter ses ordres. » Là-dessus il fit arborer les aigles,
et, suivi de tous ses soldats, se rendit au camp de Fabius.
A son arrivée, il se dirigea vers la tente du général, ce
qui jeta tout le monde dans l'étonnement et l'embarras.
Fabius s'avançant au dehors, Minucius déposa les
enseignes devant le dictateur, et l'appela d'une voix
forte son père, pendant que ses soldats saluaient ceux de
Fabius du nom de patrons, (c'est le titre que les affranchis
donnent aux maîtres qui leur ont rendu la liberté.)
Le calme rétabli, Minucius dit : « Tu as remporté deux
victoires en ce jour, dictateur, l'une, par ton courage,
sur Hannibal; l'autre, par ta prudence et ta bonté, sur
ton collègue. Par la première, tu nous as sauvés; par la
seconde, instruits; et quant à nous, notre défaite par
Hannibal a été honteuse; notre défaite par toi, belle et
salutaire. Je t'appelle, donc un excellent père, faute d'un
titre plus honorable encore à te donner; car je te dois
plus qu'à mon père : j'ai été seul à recevoir la vie de lui,
et tu sauves, avec la mienne, celle d'un si grand nombre
d'hommes ! » Ayant dit, il se jeta au cou de Fabius et
l'embrassa. On pouvait voir les soldats agir de même
entre eux, ils s'étreignaient et s'embrassaient, en sorte
que le camp était plein de joie et de douces larmes.
[14] Après ces événements, Fabius déposa le pouvoir,
et l'on recommença de désigner des consuls. Les premiers
s'en tinrent à la tactique établie par ce grand homme,
évitant de combattre Hannibal en bataille rangée, portant
secours aux alliés et empêchant les défections chez
eux. Plus tard, Térentius Varron fut élevé au consulat.
S'il était de naissance obscure, on ne connaissait que trop
sa démagogie et sa précipitation folle. On put voir tout
de suite que son inexpérience et sa témérité mettraient
en question le salut de l'État; car il criait dans les assemblées :
« La guerre se prolonge, tant que Rome a pour
généraux des Fabius; et moi, le même jour où je verrai
l'ennemi, je le vaincrai. » Tout en tenant ces propos, il
levait et enrôlait des troupes si considérables que jamais
encore les Romains n'en avaient déployé autant contre
un ennemi. Il fit entrer en ligne, pour la bataille,
quatre-vingt-huit mille soldats; et ce fut un grand sujet de
crainte pour Fabius et les Romains sensés; car ils n'espéraient
pas que Rome pût réparer la perte éventuelle de
combattants si nombreux. Aussi Fabius engagea-t-il
vivement le collègue de Térentius, Paul-Émile, qui
avait l'expérience de la guerre, mais ne plaisait pas au
peuple, et qu'intimidait le souvenir d'une condamnation
encourue dans un procès d'État, à retenir la
fougue insensée de l'autre consul. Il faisait voir à Paul-Émile
que celui-ci aurait à lutter pour la patrie contre
Hannibal sans doute, mais autant contre Térentius; car
tous deux, Hannibal et Térentius, précipiteraient le
combat, Térentius, par méconnaissance de ses forces
réelles, Hannibal par conscience de sa faiblesse. « Quant
à moi, Paul, dit Fabius, je suis plus digne de foi que Térentius
au sujet des chances d'Hannibal, et je garantis que,
si personne ne lui livre bataille de toute cette année, il
mourra sur place et s'enfuira, puisque, même à présent,
vainqueur et maître de la situation en apparence, il ne
voit aucun de ses ennemis se rallier à lui, et que, des
troupes qu'il a emmenées de son pays, il ne lui reste même
pas tout à fait le tiers. » A ces observations Paul-Émile
aurait répondu : « Pour moi, Fabius, quand j'examine
où j'en suis, j'aime mieux succomber sous les traits des
ennemis qu'une fois de plus sous les votes des citoyens;
mais si les affaires de l'État vont comme tu le dis, je
m'efforcerai plutôt de te paraître un bon général à toi
qu'à tous les autres qui veulent m'entraîner de force
en sens contraire. » C'est dans ces dispositions que
Paul-Émile partit pour la guerre.
[15] Mais Térentius, ayant obtenu de commander un
jour sur deux, établit son camp en face de celui d'Hannibal,
près de l'Aufide et de Cannes. Au point du jour,
il fit arborer le signal du combat, une tunique de pourpre
que l'on déploie au-dessus de la tente du général.
Même les Carthaginois, au début, se troublèrent en
voyant l'audace du consul et la quantité de ses troupes,
dont ils n'étaient pas la moitié. Hannibal, lui, fit mettre
ses soldats sous les armes, et lui-même, à cheval, avec
une faible escorte, gravit une colline en pente douce,
d'où il observait les ennemis déjà rangés en bataille.
Comme un officier de son entourage, du nom de Gisgon,
qui vivait sur un pied d'égalité avec lui, disait que le
nombre des Romains était extraordinaire, il prit un air
sérieux et répliqua : « Un autre détail, Gisgon, t'a échappé,
et il est plus extraordinaire encore. — Lequel? dit
Gisgon. — C'est, répondit Hannibal, que, de tant de
soldats, aucun ne s'appelle Gisgon. » A cette plaisanterie
inattendue, tous les hommes se mirent à rire, et, en
descendant la hauteur, ils ne cessaient de rapporter le mot
d'Hannibal à ceux qu'ils rencontraient; ainsi le rire
se répercutait indéfiniment, et l'escorte d'Hannibal ne
pouvait même pas se retenir. A ce spectacle, les Carthaginois
s'enhardirent, réfléchissant que le général en chef
devait mépriser l'ennemi de façon bien vive et bien
profonde pour rire et plaisanter ainsi devant le danger.
[16] En vue du combat, Hannibal prit diverses
mesures habiles. D'abord, en choisissant la position de
ses troupes, il fit en sorte qu'elles eussent le vent dans le
dos; car, pareil à un souffle brûlant, l'ouragan soulevait
des immenses plaines sablonneuses un tourbillon de
poussière qui, par-dessus les formations carthaginoises,
allait frapper les Romains en pleine figure, les forçant
à se détourner et jetant le trouble parmi eux. En second
lieu, il sut régler son ordre de bataille. Il plaça les plus
robustes et les meilleurs combattants de son armée de
chaque côté du centre; il garnit ce centre des éléments
les moins utiles, pour s'en servir comme d'un coin très
avancé par rapport au reste. Les soldats d'élite avaient la
consigne, au moment où les Romains, ayant taillé ces
éléments en pièces, se lanceraient, faute de résistance,
dans le vide ainsi créé au centre et se trouveraient à
l'intérieur du carré, de faire promptement volte-face, et
d'attaquer en même temps par les deux ailes et par
derrière, de façon à cerner complètement l'ennemi.
C'est aussi là ce qui paraît avoir causé le plus grand
carnage. Car lorsque le centre, en cédant, s'ouvrit aux
Romains lancés à la poursuite, et que le front de combat
d'Hannibal, changeant d'aspect, prit la forme d'un
croissant, les officiers de ses troupes d'élite firent obliquer
leurs soldats, les uns à droite, les autres à gauche, et
tombèrent sur les ennemis à découvert. Ainsi tous les
Romains qui n'avaient pu se soustraire à l'encerclement
par une fuite précipitée furent enveloppés et tués. On
dit même que leurs cavaliers furent victimes d'un étrange
accident. Le cheval de Paul-Émile, paraît-il, ayant été
blessé, le renversa, et ceux qui entouraient le consul
mirent pied à terre, l'un après l'autre, pour le défendre.
A cette vue, les cavaliers, pensant qu'un ordre général
avait été donné, sautèrent tous de cheval et engagèrent
ainsi le combat contre l'ennemi. Ce que voyant Hannibal
dit : « J'aime mieux cela que si on me les livrait enchaînés. »
Mais ces détails sont rapportés par les auteurs qui
ont écrit l'histoire détaillée des guerres puniques. Quant
aux consuls, Varron, avec une faible escorte, s'enfuit à
cheval jusqu'à Venouse; Paul-Émile, dans le désordre
profond de cette débandade, le corps criblé de traits
enfoncés dans ses plaies, et l'âme accablée d'un deuil si
grand, était assis sur une pierre, attendant l'ennemi qui
l'achèverait. L'abondance du sang qui souillait sa tête et
son visage le rendait méconnaissable pour bien des gens;
et même des amis et des serviteurs passèrent outre sans
le distinguer. Seul Cornélius Lentulus, jeune patricien,
devinant qui c'était, sauta de son cheval, qu'il lui mena
en l'invitant à y monter afin de se conserver aux citoyens,
qui, plus que jamais, avaient besoin d'un bon chef. Mais
le consul, repoussant cette prière, força le jeune homme à
remonter, en pleurant, sur son cheval; puis il lui tendit
la main; et, en essayant de se dresser, il lui dit : « Annonce,
Lentulus, à Fabius Maximus, et sois-lui témoin que Paul-Émile
est resté fidèle à ses conseils jusqu'au bout et qu'il
n'a violé aucun de ses engagements, mais qu'il a été
vaincu, d'abord par Varron, ensuite par Hannibal. »
Après avoir confié ce message à Lentulus, il le renvoya,
et lui-même, se jetant sur les tués, mourut. On dit qu'il
tomba dans la bataille cinquante mille Romains, que
quatre mille furent pris en vie, et que le nombre des
prisonniers faits, après la bataille, dans les deux camps
n'était pas inférieur à dix mille.
[17] Pour Hannibal, après un si grand succès, ses
amis l'exhortaient à suivre l'impulsion de la fortune et à
se jeter dans la Ville avec les ennemis en fuite; car, quatre
jours après la victoire, il souperait au Capitole. Il n'est
pas facile de dire quel raisonnement l'en détourna;
mais son retard et sa frayeur à ce sujet paraissent être
plutôt l'oeuvre d'un démon ou d'un dieu qui contraria
son avance. Aussi rapporte-t-on que le Carthaginois
Barca lui dit en colère : « Toi, tu sais vaincre, mais tu
ne sais pas profiter de la victoire. » Et cependant la
victoire avait opéré une telle transformation dans ses
affaires que, n'ayant avant le combat ni une ville, ni un
marché, ni un port en Italie, ne pouvant se procurer
que difficilement et tout juste, par rapine, les vivres
nécessaires à son armée, se lançant dans la guerre
sans aucune ressource assurée et réduit à errer en tout
sens à la tête d'une armée qu'il promenait de ci, de là,
comme une bande de brigands, il avait maintenant, peu
s'en faut, soumis toute l'Italie. Car les plus grands et les
plus nombreux des peuples de la péninsule se rallièrent
à lui volontairement, et Capoue, la cité qui occupe la
première place après Rome, lui ouvrit d'elle-même ses
portes. Les Romains eurent ainsi l'occasion de connaître
à l'épreuve, non seulement leurs amis, ce que permet,
au dire d'Euripide, un grand malheur, mais encore les
généraux raisonnables. Car ce qu'on appelait, avant le
combat, la lâcheté et l'apathie de Fabius, parut aussitôt
après, une sagacité plus qu'humaine, le fait d'une intelligence
divine et surnaturelle, qui prévoyait, de si loin,
des événements à peine croyables pour leurs victimes.
Aussi, tout de suite, Rome mit-elle en lui ses dernières
espérances; l'intelligence de ce grand homme devint le
sanctuaire et l'autel où elle se réfugia; et, si elle tint, au
lieu de se laisser aller, comme dans la catastrophe de
l'invasion gauloise, le principal motif en fut le sang-froid
dont il fit preuve. Car, dans les circonstances où aucun
péril ne paraissait menaçant, il s'était montré circonspect
et peu enclin à l'espérance; mais, alors que tout le monde
s'abandonnait à des douleurs sans fin et à des éclats
superflus, seul il allait à travers la Ville, d'un pas tranquille,
le visage serein, saluant avec affabilité, empêchant
les femmes de se frapper la poitrine, dispersant les
rassemblements des gens qui associaient leurs plaintes en
public. II décida le Sénat à se réunir, et il encourageait
les magistrats, étant lui-même la force et le secours de
toutes les magistratures, dont les titulaires avaient les
yeux fixés sur lui.
[18] Dans ces conditions, il mit des gardes aux
portes pour refouler la masse des gens qui s'enfuyaient
et abandonnaient la Ville. Pour le deuil, il fixa un lieu
et un temps, ordonnant, si on voulait pleurer les morts
{au champ d'honneur}, de le faire chez soi et dans un
délai de trente jours, au bout desquels il fallait cesser
toute démonstration et purifier la Ville de ce genre
de souillure. Comme les fêtes de Cérès tombaient
justement dans ces journées, il parut évidemment préférable
de supprimer les sacrifices et les processions plutôt
que d'attester la grandeur du désastre par le petit nombre
des assistants; et, en effet, la divinité aime à être honorée
par des gens heureux. Cependant tout ce que prescrivaient
les devins pour apaiser les dieux ou détourner les
prodiges néfastes se faisait. On avait envoyé à Delphes,
pour consulter l'oracle, Fabius Pictor, parent de
Maximus; et, comme on découvrit que deux Vestales
avaient manqué à leur voeu, on enterra l'une vivante,
suivant la coutume; l'autre se tua.
Voici où se marquent les sentiments élevés et la modération
de la Ville. Le consul Varron, après sa fuite,
revenait avec l'air humilié et abattu d'un homme dont
l'échec a été honteux et déplorable. Le Sénat et le peuple
entier allèrent à sa rencontre aux portes de la Ville pour le
saluer. Les magistrats et les premiers du Sénat, dont
Fabius était, le silence fait, le félicitèrent de n'avoir pas
désespéré de l'État après une si grande catastrophe, et
de revenir exercer sa charge dans la pensée que l'on
pouvait conserver les lois et les citoyens.
[19] Mais lorsqu'on apprit qu'Hannibal, après la
bataille, s'était détourné vers les autres régions de
l'Italie, les Romains, reprenant courage, envoyèrent au
dehors des généraux avec des armées. Parmi ces chefs,
les plus remarquables étaient Fabius Maximus et Claudius
Marcellus, à qui leurs dispositions presque entièrement
opposées valaient une admiration égale. L'un, {Marcellus}
comme on l'a dit dans l'ouvrage qui lui est consacré,
se distinguait par son activité et son audace; étant
toujours prêt à se battre, il appartenait à cette catégorie
d'hommes qu'Homère appelle, par excellence, belliqueux
et glorieux. Plein de hardiesse et de bravoure, il opposa
son audace à celle d'Hannibal; et, pour la première fois
dans cette guerre, il osa engager le combat contre lui.
Fabius, de son côté, s'en tenant à son premier raisonnement,
espérait que, si personne ne combattait, ni ne
provoquait Hannibal, ce général se nuirait à lui-même et
s'épuiserait dans la guerre, comme un athlète dont la
force physique se consume par son excès même et décline
rapidement. Aussi Posidonios dit-il que les Romains
appelaient Fabius leur bouclier, et Marcellus leur épée.
Il ajoute que la fermeté de Fabius et la sûreté de sa
conduite, associées au tempérament de Marcellus, furent
le salut des Romains. Hannibal se heurtait souvent à
Marcellus comme à un torrent impétueux qui, par de
violents remous, brisait ses forces; Fabius était un fleuve
qui, d'un mouvement silencieux, insensible et continu,
les rongeait et les consumait. A la fin le Carthaginois
fut réduit à une telle impuissance qu'il se fatiguait de
combattre Marcellus et craignait Fabius, même si celui-ci
ne combattait pas. Car la plupart du temps, pour ainsi
dire, il les trouva devant lui, comme préteurs, proconsuls
ou consuls; l'un et l'autre, en effet, exercèrent cinq fois
le consulat. Cependant, au cours du cinquième consulat
de Marcellus, il le prit au piège et le tua. Mais il eut
beau déployer toutes ses ruses et user de tous les moyens
contre Fabius, rien ne lui réussit, sauf qu'une fois il fut
sur le point de le tromper. Il fabriqua des lettres qui étaient
censées venir des personnages les plus influents et les
premiers de Métaponte, et les fit passer à Fabius.
On y disait que cette ville se rendrait, si Fabius était sur
place; les agents de l'opération attendaient, dans le
voisinage, qu'il vînt et se montrât. Ce message frappa
Fabius; et, prenant une partie de son armée, il allait,
pendant la nuit, faire mouvement dans cette direction;
mais, les présages qu'il consulta se trouvant défavorables,
il changea d'avis. Peu après, on reconnut que les lettres
avaient été supposées par Hannibal et qu'il se trouvait
en personne embusqué devant Métaponte. Mais on
pouvait attribuer la protection dont Fabius fut l'objet
à la bienveillance des dieux.
[20] Quant aux défections des cités et aux mouvements
des alliés, Fabius croyait qu'il valait mieux y opposer
le calme et la douceur pour les arrêter et en faire rougir
les auteurs, sans chercher à vérifier tous ses soupçons
ni montrer une rigueur absolue envers tous les suspects.
Il s'aperçut, dit-on, qu'un soldat marse, le premier des
auxiliaires alliés par son courage et sa noblesse, avait eu
des pourparlers, en vue d'une défection, avec certains de
ses camarades. Au lieu de s'irriter, reconnaissant que cet
homme avait été indignement négligé, il lui dit : « Maintenant,
j'accuse tes chefs, qui attribuent les honneurs à la
fortune plutôt qu'au mérite; mais désormais c'est toi
que j'accuserai, si tu ne viens pas t'expliquer avec moi,
quand tu auras une réclamation à faire. » En parlant de
la sorte, il lui fit don d'un cheval de guerre et le décora
des autres prix de la valeur, en sorte que, dès lors, ce
guerrier fut extrêmement fidèle et zélé. Car il jugeait
terrible ce contraste : les écuyers et les chasseurs viennent
à bout par les soins, le dressage et la nourriture, plutôt
que par les fouets et les colliers, d'ôter aux animaux les
plus difficiles leur fougue et leur rudesse; et celui qui
commande à des hommes ne travaillerait pas à les corriger
surtout par la bienveillance et la douceur ! Il se
comporterait à leur égard avec plus de dureté et de
violence que les jardiniers n'en montrent pour les figuiers
sauvages, les poiriers et les oliviers, qu'ils adoucissent et
font passer à l'état cultivé ! Une autre fois, les centurions
lui signalèrent qu'un Lucanien errait hors du camp
et abandonnait souvent son poste. Il leur demanda quel
homme, par ailleurs, c'était, à leur connaissance. Tous
témoignèrent qu'on ne trouverait pas facilement un
autre soldat pareil à celui-là, et rapportèrent, en même
temps, des preuves remarquables de courage qu'il avait
données. Cherchant donc la cause de cet abandon de
poste, Fabius découvrit que l'homme était possédé de
l'amour d'une jeune femme et faisait à chaque absence,
non sans danger, de longues courses hors du camp pour
la rejoindre. II envoya donc, à l'insu de l'amoureux,
arrêter cette créature, qu'il fit cacher dans sa tente, et,
appelant secrètement le Lucanien auprès de lui : « Je
n'ignore pas, lui dit-il, que, contre les traditions et les
lois romaines, tu découches souvent; mais je n'ignore
pas davantage que tu étais auparavant un excellent
soldat. Allons ! Admettons que tes fautes soient compensées
par tes exploits; mais, à l'avenir je confierai
ta garde à un autre. » A la grande surprise du soldat
il fit ensuite paraître la femme qu'il remit entre ses
mains en lui disant : « Elle me garantit que tu resteras
au camp avec nous; mais toi, tu montreras par les faits
si tu n'as pas déserté pour quelque autre méchant
motif, ou si l'amour de cette personne n'était qu'un
prétexte. » Voilà ce qu'on rapporte de ces incidents.
[21] Tarente avait été prise par trahison. Fabius la
recouvra de la façon suivante. Dans son armée servait
un jeune Tarentin, et celui-ci avait à Tarente une soeur
pleine de confiance et de tendresse à son égard. Elle était
aimée d'un Bruttien, l'un des officiers qu'Hannibal
avait préposés à la garde de la ville. Cette circonstance
donna au Tarentin l'espoir d'une action efficace, et,
d'accord avec Fabius, il se rendit à Tarente, faisant
mine de s'enfuir chez sa soeur. Dans les premiers jours,
le Bruttien restait chez lui, la jeune femme croyant
l'intrigue ignorée de son frère. Ensuite le jeune homme dit
à sa soeur : « Le bruit courait là-bas avec insistance
que tu avais des relations avec un des puissants et des
grands personnages de la ville. Qui est-ce? Si, comme
on le dit, il est recommandable par l'éclat de son mérite,
la guerre, qui mêle tous les rangs, permet de rester tout
à fait indifférent à sa naissance; de plus, rien de ce qui
se fait par contrainte n'est honteux; et c'est encore un
bonheur, quand on a pour soi le droit sans la force, de
trouver de la douceur chez celui qui vous impose sa
volonté. » Là-dessus la femme fait venir le Bruttien
et lui présente son frère. Bientôt celui-ci paraît se faire
le complice de la passion du Barbare et rendre sa soeur
plus accommodante et plus traitable qu'auparavant.
Il acquiert ainsi la confiance de cet homme; et il n'a
pas grand'peine à changer les dispositions d'un amoureux
et d'un mercenaire, en lui faisant espérer d'importantes
gratifications, qu'il promet au nom de Fabius.
Voilà ce que la plupart des auteurs rapportent à ce
sujet; mais, selon quelques-uns, la femme qui détourna
le Bruttien de son devoir n'était pas Tarentine, mais
Bruttienne d'origine, et la maîtresse de Fabius. Apprenant
que le chef des Bruttiens était un homme de son
pays et de sa connaissance, elle en rendit compte à
Fabius; puis elle eut une conversation avec cet individu
sous le rempart et finit par le convaincre et le dominer.
[22] Pendant ces négociations, Fabius, s'ingéniant
à faire partir Hannibal de Tarente, envoya l'ordre aux
soldats stationnés à Reggio, de faire une incursion dans
le Bruttium et de déployer toutes leurs forces pour
prendre Caulonie. Ils étaient huit mille, la plupart
déserteurs et les plus inutiles de ceux que Marcellus avait
ramenés de Sicile et qui étaient notés d'infamie;
leur perte ne devait causer que bien peu de chagrin et
de dommage à la ville. Il espérait, en les sacrifiant à
Hannibal, l'attirer de ce côté et lui faire quitter Tarente :
c'est aussi ce qui arriva. Car aussitôt Hannibal se lança
dans la direction du Bruttium, avec son armée. Cinq jours
après que Fabius eut mis le siège devant Tarente, le
jeune homme qui, moyennant l'aide de sa soeur, avait
eu des pourparlers avec le Bruttien, revint de nuit trouver
le général. Il connaissait exactement, pour l'avoir
observé, l'endroit où le Bruttien serait de garde et livrerait
passage aux assaillants. Cependant Fabius ne fit
pas dépendre l'action uniquement de la trahison. Lui-même
se dirigea vers cet endroit, où il se tint en repos;
mais le reste de l'armée attaqua les remparts à la fois
par terre et par mer, élevant en même temps de grandes
clameurs. Ce tumulte se prolongea jusqu'au moment où,
la plupart des Tarentins se portant sur le lieu de l'assaut
pour prêter main-forte aux défenseurs, le Bruttien donna
le signai à Fabius qui, par escalade, s'empara de la ville.
En cette circonstance pourtant, il paraît avoir cédé à
l'ambition; car il fit massacrer en premier lieu les Bruttiens,
afin qu'on ne pût pas voir qu'il devait ce succès
à la trahison. Il fut trompé dans son attente; et, de plus,
il encourut les reproches de mauvaise foi et de cruauté.
Beaucoup de Tarentins moururent aussi; les autres
furent vendus, au nombre de trente mille; et l'armée
saccagea la ville. On versa au trésor public trois mille
talents. Comme on pillait tout, le scribe demanda, dit-on,
à Fabius ce qu'il ordonnait des dieux, entendant par là
leurs images peintes et leurs statues. Fabius répondit
alors : « Laissons aux Tarentins leurs dieux irrités. »
Cependant il fit amener de Tarente la statue colossale
d'Hercule, qu'il érigea au Capitole, en plaçant à côté
sa propre statue équestre d'airain. Il se montrait ainsi
beaucoup moins raisonnable que Marcellus; ou plutôt
il achevait de faire ressortir la douceur et l'humanité
admirables de ce grand homme, telles que nous les avons
décrites dans sa Vie.
[23] Hannibal, assure-t-on, arrivait {au secours
de Tarente}, et il n'en était éloigné que de quarante
stades {quand il sut la nouvelle}. Il dit alors ouvertement :
« Les Romains avaient donc un autre Hannibal;
car nous avons perdu Tarente comme nous l'avions
prise. » II fit ensuite à ses amis dans l'intimité, et
pour la première fois, cette réflexion : « Depuis longtemps
je voyais qu'il nous serait difficile de conquérir l'Italie
avec nos ressources actuelles; mais je constate maintenant
que c'est impossible. » Ce succès permit à Fabius de
remporter un deuxième triomphe, plus brillant que le
premier. Comme un bon athlète, il avait, dans sa lutte
contre Hannibal, déjoué les tentatives de l'adversaire,
dont les étreintes et les assauts ne témoignaient plus de
la même vigueur. Car une partie de l'armée ennemie
était énervée par le plaisir et la richesse; l'autre, comme
émoussée et usée par des fatigues incessantes. Marcus
Livius commandait la garnison de Tarente quand Hannibal
fit faire défection à cette ville; il continua pourtant
d'occuper la citadelle, dont on ne put le déloger, et il
la garda jusqu'au moment où les Tarentins furent remis
sous la domination romaine. Les honneurs rendus à
Fabius le chagrinaient; aussi, emporté par l'envie et
l'orgueil, dit-il un jour au Sénat qu'on ne devait pas à
Fabius, mais à lui seul, la prise de Tarente. Fabius, alors,
se mit à rire et répliqua : « Tu dis vrai, car, si tu ne l'avais
pas perdue, je ne l'aurais pas reprise. »
[24] Les Romains, entre autres preuves d'estime
qu'ils donnèrent à Fabius, créèrent son fils consul.
Comme il avait pris le pouvoir et s'occupait de quelque
détail de la guerre, le père, soit en raison de sa vieillesse
et de sa faible santé, soit pour éprouver son fils, vint le
rejoindre à cheval, en traversant l'assistance qui était
debout. Le jeune homme, en le voyant de loin, ne put
supporter cette audace; il envoya un licteur inviter
son père à mettre pied à terre pour venir le trouver,
s'il devait faire appel à son autorité. Cette injonction
fit de la peine aux autres personnes, qui regardèrent
Fabius sans mot dire, dans la pensée qu'il subissait un
traitement indigne de sa réputation. Mais lui-même,
sautant de cheval, prit le pas de course; et, arrivé en
face de son fils, il l'embrassa et lui donna un baiser en
disant : « Tu as raison, mon enfant, et tu fais bien de
savoir à qui tu commandes et de sentir la grandeur de
la magistrature que tu exerces. Voilà comment, nous et
nos ancêtres, nous avons accru la gloire de Rome, en
faisant passer nos parents et nos enfants après le bien
de la patrie. » On donne, en effet, pour vrai ce trait du
bisaïeul de Fabius. Il jouissait de la gloire et de l'autorité
les plus grandes que l'on pût avoir à Rome, fut
cinq fois consul, et remporta des triomphes éclatants
à la suite de guerres importantes. Son fils étant consul,
il l'assista comme lieutenant dans une campagne. Lors
du triomphe, le fils était monté sur un char à quatre
chevaux, et le père fut heureux de suivre à cheval,
perdu dans le cortège; car, s'il possédait la puissance
paternelle sur ce fils, s'il était le plus grand des citoyens
et reconnu pour tel, il s'effaçait pourtant devant la loi
et le magistrat. Mais ce grand homme ne fut pas seulement
admirable par là. Quant à notre Fabius, il lui arriva de
perdre son fils. Il supporta ce malheur avec toute la
modération possible à un homme sensé et à un bon père.
Il prononça lui-même, au Forum, l'oraison funèbre
que les parents des défunts illustres doivent faire aux
obsèques, et il la publia.
[25] Lorsque Cornelius Scipion, envoyé en Espagne,
eut vaincu les Carthaginois en bien des combats, gagné
aux Romains des peuples très nombreux, de grandes
villes et des richesses considérables, il se trouva posséder
à son retour une popularité et une gloire dont personne
n'avait bénéficié avant lui. Il fut fait consul; et, sentant
que le peuple réclamait et attendait de lui une grande
action, il jugea qu'en venir aux mains sur place avec
Hannibal était une tactique usée et bonne pour un
vieillard : c'est Carthage elle-même et la Libye qu'il
songeait à remplir aussitôt d'armes et de troupes afin
de les saccager. Il voulait transporter la guerre d'Italie
en Afrique; et, de tout son coeur, il poussait le peuple à
l'approbation de ce projet. Alors Fabius s'efforça d'inspirer
toutes les craintes à la cité que, d'après lui, un
homme jeune et sans réflexion jetait dans le suprême
et le pire danger. Il ne s'abstint d'aucun discours ni
d'aucun acte qui lui parût de nature à détourner les
citoyens de cette politique. Il persuadait le Sénat; mais,
aux yeux du peuple, il s'attaquait à Scipion en raison
des succès de celui-ci et poussé par la crainte que, si le
nouveau consul venait à bout d'obtenir un grand et
brillant résultat, soit en mettant fin à la guerre, soit en
l'écartant de l'Italie, lui-même ne fût reconnu paresseux
et nonchalant, pour avoir fait durer si longtemps les
hostilités. A ce qu'il me semble, Fabius, au commencement,
s'était lancé dans l'opposition par suite de son
grand souci de la sécurité du pays; car sa prévoyance
lui faisait redouter un péril qui était réellement grand.
Il se raidit ensuite davantage, et se laissa entraîner
plus loin par une sorte d'ambition et de rivalité. Il voulait
empêcher Scipion de grandir dans l'opinion, puisqu'il
conseillait à Crassus, l'autre consul, de ne pas laisser
à son collègue le commandement de l'expédition, si elle
était décidée, et de passer plutôt lui-même à Carthage
avec l'armée. Il ne toléra même pas que l'on votât des
fonds pour la guerre. Dans ces conditions Scipion, forcé
de se procurer de l'argent par ses propres moyens, en
recueillit dans les cités d'Etrurie qui avaient avec lui des
relations amicales et voulaient lui faire plaisir. Quant à
Crassus, il fut retenu à Rome, soit par son naturel tranquille
et peu porté à l'émulation, soit par la loi religieuse,
car il était souverain pontife.
[26] Prenant donc une autre tactique pour contrecarrer
les projets de Scipion, Fabius empêcha les jeunes
gens de partir à sa suite. Afin de retenir leur élan, il
criait dans les séances du Sénat et les assemblées du
peuple que Scipion, non content de fuir lui-même devant
Hannibal, emmenait encore d'Italie avec lui le reste de
l'armée, en séduisant par de fausses espérances les jeunes
gens qu'il décidait à l'abandon de leurs parents, de leurs
femmes et d'une ville aux portes de laquelle veillait
l'ennemi vainqueur et jamais vaincu. Malgré tout, par
ces propos, il effraya les Romains, et ceux-ci résolurent,
par un vote, de mettre à la disposition de Scipion les armées
seulement qui opéraient en Sicile; on lui permit encore
d'emmener trois cents des soldats qu'il avait eus en
Espagne et dont il connaissait la fidélité. Jusqu'alors
Fabius, en inspirant ces mesures, paraissait simplement
obéir à son caractère. Mais Scipion étant passé en Afrique,
on annonça tout de suite à Rome des exploits admirables
et des actions magnifiques de grandeur et de beauté.
Ces nouvelles furent confirmées par l'arrivée de nombreuses
dépouilles et du Roi des Numides prisonnier.
On apprit encore l'incendie simultané de deux camps,
la perte, par l'ennemi, d'un grand nombre d'hommes,
d'armes et de chevaux anéantis par le feu; et une mission
fut envoyée de Carthage pour rappeler Hannibal et le
prier d'abandonner ses espérances irréalisables pour
secourir son pays. Tout le monde à Rome, après ces
succès, n'avait à la bouche que le nom de Scipion. Fabius,
lui, demandait qu'on le remplaçât, sans avoir d'autre
motif à invoquer que ce vieil argument : « Il est dangereux
de confier à la fortune d'un seul homme des intérêts
si grands ; car il est difficile que le même personnage soit
toujours heureux. » De la sorte, il heurta le sentiment
de bien des gens, qui le regardèrent désormais comme
un être hargneux et intraitable, ou que la vieillesse avait
rendu tout à fait pusillanime et incapable d'espérer,
sous le coup de la crainte excessive que lui inspirait
Hannibal. Car, même après le départ du Carthaginois
et de ses troupes, il ne laissa pas la joie et la confiance
des citoyens se donner cours sans trouble et sans mélange
alors plus que jamais, d'après lui, les affaires étaient
compromises et l'État se précipitait au péril suprême;
car en Afrique, défendant Carthage, Hannibal serait
un ennemi plus terrible encore pour l'armée romaine
de Scipion, sur laquelle il tomberait tout chaud du sang
des généraux, des dictateurs et des consuls. Ainsi la ville
fut à nouveau agitée par ces propos; et, quand la guerre
venait de se déplacer vers l'Afrique, on crut le péril
plus proche de Rome.
[27] Mais, au bout de peu de temps, Scipion défit
totalement Hannibal, rabaissa et foula aux pieds l'orgueil
de Carthage tombée. Il causa, de la sorte, aux
citoyens une joie supérieure à toutes leurs espérances;
et, dans toute la force du terme, il releva l'Empire secoué
par une tempête violente. Fabius Maximus ne vécut
pas assez pour voir la fin de la guerre; il n'apprit pas la
défaite d'Hannibal et ne fut pas témoin du grand et
constant bonheur de sa patrie; il était mort de maladie
vers le temps où Hannibal quitta l'Italie.
Les Thébains firent des obsèques nationales à Epaminondas
en raison de la pauvreté dans laquelle il était
mort; car on n'avait rien trouvé chez lui, dit-on, qu'une
pièce de monnaie de fer, à l'empreinte d'une broche.
Rome ne fit pas officiellement les frais du convoi de
Fabius; mais chacun y contribua en apportant une pièce
de la valeur la plus infime. Ce n'était pas un indigent que
l'on secourait, mais un père que le peuple enterrait.
Ainsi la mort de Fabius fut entourée de l'honneur et de
la gloire qui convenaient à sa vie.
[28] PARALLÈLE ENTRE PÉRICLÈS ET FABIUS MAXIMUS
1. Voilà donc l'histoire de la vie de ces grands hommes.
Mais, puisqu'ils ont laissé, l'un et l'autre, beaucoup de
beaux exemples de mérite politique et guerrier, commençons
par cette réflexion sur leurs faits de guerre. Périclès
eut entre les mains le peuple athénien au moment où
celui-ci réussissait le mieux, était le plus grand et atteignait
au faîte de la puissance. On pourrait donc penser
qu'il dut au bonheur commun et à la forte situation
d'Athènes, d'ignorer jusqu'au bout l'insuccès et l'échec.
Mais les exploits de Fabius, qui reçut la charge de l'État
dans les circonstances les plus honteuses et les plus lamentables,
ne sauvegardèrent pas une prospérité assurée;
ils améliorèrent une situation mauvaise. Périclès, grâce
aux campagnes heureuses de Cimon, aux trophées de
Myronide et de Léocrate, à beaucoup de grands succès
de Tolmide, eut, comme stratège, plutôt à égayer la
ville par des réjouissances et des assemblées de parade
qu'à la reconquérir par la guerre et à la garder; Fabius,
voyant beaucoup de déroutes et de défaites, beaucoup
de morts violentes de généraux en chef et de préteurs,
des lacs, des plaines et des forêts remplis de cadavres,
des fleuves qui roulaient jusqu'à la mer des flots de sang
versé dans les combats, sut, dans la tempête qui fondit
sur l'État, le soutenir et l'étayer, sans permettre que
les échecs de ses prédécesseurs aboutissent à une dissolution
totale. Sans doute, pourrait-on dire, il n'est pas
aussi difficile de dompter une ville dans l'infortune, car
elle s'abaisse alors et devient, par force, docile à la voix
de la raison, que d'imposer un frein à l'insolence et à
l'audace d'un peuple exalté et gonflé par la prospérité;
or c'est précisément dans ce dernier cas, on le sait, que
Périclès domina les Athéniens. Mais la grandeur et le
nombre des maux qui survinrent aux Romains du temps
de Fabius montrèrent qu'il fallait être un homme ferme
dans ses idées et vraiment grand pour ne pas se laisser
troubler et ne pas sacrifier ses principes.
[29] II. On peut opposer à la prise de Samos par Périclès
celle de Tarente par Fabius, et assurément aussi à
l'Eubée les villes de Campanie, puisque Capoue, elle,
fut conquise par les consuls Fulvius et Appius. Quant
aux batailles rangées, Fabius, évidemment, n'en a pas
gagné une seule, sauf celle qui lui valut son premier
triomphe; mais Périclès érigea neuf trophées à la suite
de ses victoires sur terre et sur mer. Cependant on ne
mentionne pas d'action de Périclès semblable à celle
de Fabius, quand il arracha Minucius aux mains d'Hannibal
et sauva toute une armée romaine; car c'est là
un bel exploit, où éclatent à la fois le courage, l'intelligence
et la bonté. En revanche, on ne cite pas davantage,
ne fût-ce qu'une faute de Périclès pareille à celle où
tomba Fabius en se laissant prendre au stratagème des
boeufs, imaginé par Hannibal; car il tenait son ennemi,
qui, de lui-même et par un coup de fortune, s'était engagé
dans les défilés; mais il le laissa partir la nuit en cachette,
et, pendant le jour, Hannibal l'emporta de vive force,
devança les lenteurs de Fabius et vainquit celui dont il
était prisonnier. Si, de plus, le bon général ne doit pas
seulement régler le présent, mais aussi faire des conjectures
exactes sur l'avenir, les Athéniens virent la guerre
se terminer comme Périclès l'avait pressenti et annoncé;
car l'excès d'ambition ruina leur puissance; au contraire
les Romains, pour avoir, en dépit des raisonnements
de Fabius, envoyé Scipion contre les Carthaginois,
furent maîtres de tout, victoire remportée de haute
lutte grâce, non point au hasard, mais à la sagesse et au
courage du général. Ainsi, pour Périclès, les échecs de
sa patrie témoignent de la justesse de ses prévisions;
pour Fabius, les succès de la sienne établissent qu'il
s'est trompé du tout au tout. Or c'est une faute égale,
pour un général, de succomber faute de prévoyance et
de laisser échapper par défiance, l'occasion d'un succès.
Car c'est la même incapacité qui engendre la témérité
et ôte la hardiesse. Voilà pour leurs actions militaires.
[30] III. Quant à la politique, un grand sujet de reproche
à faire à Périclès est la guerre; car c'est lui, dit-on, qui
en fut l'auteur par son refus obstiné de faire des concessions
aux Lacédémoniens. Je crois que Fabius Maximus
n'en aurait pas fait non plus aux Carthaginois, et qu'il
aurait vaillamment affronté le péril pour la suprématie
de Rome. Cependant la modération et la douceur de
Fabius envers Minucius condamne l'hostilité de Périclès
envers Cimon et Thucydide, hommes de mérite et vrais
aristocrates, qu'il réduisit à l'exil et à l'ostracisme. Il
est vrai que le pouvoir et l'autorité de Périclès étaient
plus grands; aussi ne laissa-t-il jamais un général causer
un insuccès à l'État par des mesures mal prises. Seul
Tolmide put échapper à sa vigilance, et alla, malgré lui,
se heurter aux Béotiens, qui lui infligèrent un échec
définitif. Les autres se rangeaient à son avis et s'y conformaient
tous, à cause de l'étendue de son autorité.
Fabius, lui, inébranlable et infaillible pour son compte,
était évidemment inférieur à Périclès quand il s'agissait
d'empêcher les initiatives d'autrui; car les Romains
n'auraient pas essuyé de tels désastres, si Fabius avait
eu chez eux autant de pouvoir que Périclès dans Athènes.
Quant à leur générosité, l'un montra la sienne en refusant
l'argent qu'on lui offrait, l'autre en sacrifiant une grosse
somme pour ceux qui en avaient besoin, car il racheta
les prisonniers à ses frais. Sans doute le chiffre de la
dépense n'était-il pas énorme; elle s'élevait juste à six
talents. Quant à Périclès, on ne saurait dire, sans doute,
quelles subventions il aurait pu tirer des alliés et des
Rois qui recherchaient ses bonnes grâces : son influence
le lui permettait. Il se garda pourtant tout à fait incorruptible
et désintéressé. Enfin la grandeur des monuments,
des temples et des édifices dont Périclès embellit Athènes,
défie la comparaison avec toutes les oeuvres d'architecture, mises ensemble, que Rome connut avant les Césars;
car la magnificence et la majesté des travaux de Périclès
les mettent hors de pair et leur assurent une supériorité
sans conteste.
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