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PLUTARQUE

 

EUMÈNE

 

texte grec

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N.B.  Ces chapitres ne se trouvent pas dans l'édition Richard, je les ai ajoutés pour les faire correspondre aux chapitres du texte grec. (Philippe Remacle)

 

Autre traduction d'Alexis Pierron

 

 

Relu et corrigé

 

 


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EUMÈNE.

I. Naissance d'Eumène. Il s'attache à Philippe de Macédoine et passe au service de son fils Alexandre. — II. Il éprouve divers désagréments, de la part de ce prince. — III. Son partage après la mort d'Alexandre. — IV. Il se joint à Perdiccas. — V. Perdiccas l'établit dans la Cappadoce. —VI. Il remporte une victoire contre Néoptolème. — VII. Il rejette les propositions que lui fait Antipater d'abandonner Perdiccas. Crater marche contre Eumène.—VIII. Songe d'Eumène. — IX. Il livre bataille et Crater est tué. — X. Combat singulier entre Eumène et Néoptnlème; celui-ci y périt. — XI. Eumène est condamne à mort par les Macédoniens.—XII. Comment il paie ses troupes. Précautions qu'elles prennent pour sa sûreté. — XIII. Il fait pendre un des siens qui l'avait trahi et lui avait fait perdre une bataille. — XIV. Il empêche ses troupes de piller le bagage d'Antigonus.— XV. Il se retire dans la ville de Nora. Son entrevue avec Antigonus. — XVI. Ce dernier met le siége devant Nora. Comment Eumène exerçait ses soldats dans un espace étroit. — XVII. Accord entre Eumène et Antigonus. — XVIII. Il reçoit des lettres d'après lesquelles il passe en Macédoine. Comment il calme la jalousie d'Antigènes et de Teutame. — XIX. Il ne met à l'abri de la mauvaise volonté de ses envieux. — XX. Dans une autre occasion, la vue seule de sa litière fait reculer Antigonus. — XXI. Stratagème par le moyen duquel il arrête la marche d'Antigonus. — XXII. II est nommé seul général. La jalousie de ce choix porte Antigènes et Teutame à conspirer contre lui. —XXIII. Il enfonce l'armée d'Antigonus. Lâcheté de Peucestas  —  XXIV. Eumène est livré à Antigonus. Son discours à son armée. — XXV. Comment il est traité par Antigonus. — XXVI. Ce prince le fait mourir de faim. — Parallèle de Sertorius et d'Eumène.

M. Dacier place la mort d'Eumène à l'an du monde 3634. la première année de lu 116e olympiade, l'an de Rome 437, 314 ans avant J.-C. — Les éditeurs d'Amyot  renferment sa vie depuis l'an 393, jusqu'à l'an 439 de Rome, avant J.-C. 415.

[1] I. L'historien Duris rapporte qu'Eumène, né à Cardie dans la Thrace, était fils d'un homme que sa pauvreté avait réduit à exercer le roulage dans la Chersonnèse; mais qu'il reçut une honnête éducation, fut instruit dans les lettres, et dressé à tous les exercices du gymnase (01). Il était encore dans l'enfance, lorsque Philippe passant par la ville de Cardie, et n'ayant point d'affaire pressée, s'arrêta à voir les jeux d'escrime des


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 jeunes garçons et la lutte des enfants. Entre ces derniers, Eumène eut tant de succès, il montra tant d'adresse et de courage, qu'il plut à ce prince, qui l'emmena avec lui. Mais je trouve plus vraisemblable le récit de ceux qui assurent que Philippe le prit auprès de sa personne, et l'avança, parce que le père d'Eumène était son hôte et son ami. Après la mort de ce prince, comme il parut ne le céder, ni en prudence, ni en fidélité, à aucun des amis d'Alexandre, le nouveau roi le nomma son premier secrétaire; mais il le traita toujours avec autant de distinction que ceux qui avaient le plus de part à son amitié et à sa confiance : aussi, dans son expédition de l'Inde, il l'envoya commander un corps d'armée; et lorsque, après la mort d'Éphestion, il nomma Perdiccas pour remplir sa place, Eumène eut le gouvernement de Perdiccas. Quand Alexandre fut mort, Néoptolème, qui avait été son grand écuyer, ayant dit un jour qu'il portait le bouclier et la lance de ce prince pendant qu'Eumène le suivait avec son écritoire et ses tablettes, il ne fit que prêter à rire aux Macédoniens, qui n'ignoraient pas qu'outre bien d'autres honneurs qu'Alexandre avait décernés à Eumène, il l'avait encore honoré de son alliance. Barsine, fille d'Artabaze, la première femme qu'Alexandre eût aimée en Asie, et dont il avait eu un fils, nommé Hercule, avait deux sœurs; et lorsque Alexandre choisit des femmes dans les plus nobles familles des Perses, pour les faire épouser à ses compagnons d'armes, il donna à Ptolémée une des sœurs de Barsine, nommée Apama; et à Eumène, Maria, la seconde, qui s'appelait aussi Barsine (02).

[2] II. Cependant il encourut souvent la disgrâce d'Alexandre, et se vit plus d'une fois en danger à cause d'Éphestion. Ce favori d'Alexandre ayant un jour donné au joueur de flûte Évius


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un logement que les domestiques d'Eumène avaient déjà retenu pour lui, Eumène alla tout en colère, accompagné de Mentor, trouver Alexandre, en criant que ce qu'on avait de mieux à faire était de jeter les armes et d'apprendre à jouer de la flûte, ou à réciter des tragédies. Alexandre, irrité d'abord contre lui, fit ensuite de vives réprimandes à Éphestion; mais changeant bientôt de disposition, il sut très mauvais gré à Eumène de ses plaintes, et trouva qu'il avait parlé avec plus d'insolence contre lui que de liberté contre Éphestion. Dans la suite, lorsque Alexandre voulut envoyer Néarque avec sa flotte, pour reconnaître les côtes de l'Océan, comme il n'avait point d'argent dans son trésor, il en emprunta de ses amis. Eumène, à qui on avait demandé trois cents talents (03), n'en donna que cent; encore le fit-il de mauvaise grâce et en disant qu'il avait eu bien de la peine à les tirer de ses receveurs. Alexandre, sans lui faire aucun reproche refusa son argent; mais il commanda à ses valets de mettre secrètement le feu à la tente d'Eumène, afin de le convaincre de mensonge lorsqu'il transporterait son argent. La tente fut entièrement brûlée, et Alexandre eut à se repentir de l'ordre qu'il avait donné ; car tous les papiers qu'Eumène avait en sa garde furent consumés. L'or et l'argent que le feu avait fondus en lingots se montèrent à plus de mille talents (04), dont Alexandre ne prit rien; il écrivit aux satrapes et à ses généraux d'envoyer des copies de toutes les dépêches que le feu avait consumées, et il les fit remettre à Eumène. Un présent qu'Alexandre avait fait à Éphestion, occasionna une seconde querelle entre celui-ci et Eumène; ils se dirent mutuellement beaucoup d'injures, et d'abord Eumène n'en fut pas moins bien traité de ce prince. Mais peu de temps après Éphestion étant mort, le roi, qui en était inconsolable, témoignait du ressentiment et de l'aigreur à tous ceux qu'il croyait avoir été jaloux d'Éphestion pendant sa vie, et s'être réjouis de sa mort. Il en soupçonnait surtout Eumène, et lui reprochait souvent les querelles qu'il avait eues


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avec lui, et les injures qu'il lui avait dites. Mais Eumène, en homme adroit et insinuant, chercha le remède de sa disgrâce dans ce qui l'avait causée. Il s'étudia à seconder les désirs et le zèle d'Alexandre pour honorer la mémoire d'Éphestion; il lui suggéra de nouveaux moyens de relever ses obsèques, et fournit avec autant d'empressement que de profusion aux frais de ses funérailles et à la construction de son tombeau.

[3] III. La mort d'Alexandre fit naître une vive dispute entre la phalange macédonienne et les courtisans de ce prince. Eumène était porté d'inclination pour ces derniers; mais dans ses conversations il affectait une neutralité convenable, disait-il, à un simple particulier, qui, en sa qualité d'étranger, ne devait pas se mêler des disputes des Macédoniens. Les autres courtisans étant sortis de Babylone, il resta dans la ville, où il parvint à adoucir le plus grand nombre des gens de guerre, et les disposa à des voies d'accommodement. Lors donc qu'une entrevue des généraux eut apaisé les premiers troubles, et qu'ils partagèrent entre eux les gouvernements des provinces et les commandements des armées, Eumène eut la Cappadoce, la Paphlagonie, et toute la côte qui est au-dessous de la mer du Pont jusqu'à Trapezunte; elle n'était pas encore sous la domination des Macédoniens, et Ariarathe en était roi; mais Léonatus et Antigonus étaient chargés d'y conduire Eumène avec une puissante armée, et de l'établir satrape de cette contrée.

IV. Antigonus n'eut aucun égard à ce que Perdiccas lui avait écrit à ce sujet; rempli des plus hautes espérances, il méprisait tous les autres généraux. Léonatus donc entreprit cette conquête pour Eumène, et descendit en Phrygie ; mais Hécatée, tyran des Cardianiens, l'étant venu prier de donner plutôt du secours à Antipater et aux Macédoniens assiégés dans la ville de Lamia (05), il consentit à cette expédition, et pressa Eumène de l'y accompagner, et de se réconcilier avec Hécatée; car il y avait entre lui et ce tyran une défiance mu-


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tuelle, suite de quelques démêlés que leurs pères avaient eus sur le gouvernement de leur patrie. Souvent même Eumène, du vivant d'Alexandre, accusait ouvertement Hécatée de tyrannie, et sollicitait le roi de rendre la liberté aux Cardianiens. Il détournait donc Léonatus de cette guerre contre les Grecs : « Je crains, lui disait-il, qu'Antipater, autant pour faire plaisir à Hécatée que par la vieille haine qu'il a contre moi, ne me fasse mourir. » Alors Léonatus, se fiant pleinement à Eumène, ne lui laissa rien ignorer de ses véritables desseins. Il lui avoua que le secours qu'il promettait à Antipater n'était qu'un prétexte, et qu'il était résolu de passer en Macédoine pour s'en rendre maître; il lui montra des lettres de Cléopâtre (06), qui lui proposait de venir à Pella et lui promettait de l'épouser. Eumène, soit crainte d'Antipater, soit mauvaise opinion de Léonatus, en qui il ne voyait qu'un homme inconsidéré, plein d'un emportement téméraire, partit la nuit même avec toute sa suite, composée de trois cents chevaux et de deux cents domestiques bien armés. Il avait en or cinq mille talents (07), avec lesquels il se retira auprès de Perdiccas, à qui il déclara les projets de Léonatus. Cette démarche lui donna tout de suite le plus grand crédit auprès de Perdiccas, qui le fit entrer dans tous ses conseils.

V. Peu de temps après Perdiccas le conduisit en Cappadoce, à la tête d'une armée qu'il commandait lui-même. Ariarathe fut pris, la province subjuguée; et Eumène, déclaré satrape, donna aussitôt à ses amis les gouvernements des villes de la Cappadoce, y établit des commandants pour les garnisons, nomma les juges et les intendants qu'il voulut, sans que Perdiccas se mêlât en rien de ces choix. Il partit ensuite avec ce prince, pour ménager son amitié, et pour ne pas trop s'éloigner des autres rois.

[4] Mais Perdiccas, qui se croyait sûr du succès de ses desseins, et qui voyait aussi que les pays qu'il laissait derrière lui ne pouvaient être contenus que par un homme fidèle et actif, renvoya Eumène de Cilicie, en appa-


rence pour le laisser dans son gouvernement, mais en effet pour tenir dans la soumission l'Arménie, qui, contiguë à ses États, était troublée par Néoptolème, homme enflé d'orgueil et rempli d'une vaine confiance. Emmène essaya de le gagner par la persuasion; et ayant trouvé la phalange macédonienne pleine de fierté et d'audace, il forma, pour être en état de lui tenir tête, un corps de cavalerie, composé des naturels du pays qui savaient monter à cheval, et leur accorda des immunités et des exemptions d'impôts; il acheta même des chevaux, qu'il donna à ceux de ses officiers en qui il avait le plus de confiance; aiguisa leur courage par les récompenses et les dons qu'il leur distribua, et endurcit leurs corps à la fatigue par des exercices et des mouvements continuels. Aussi, de tous ces Macédoniens, les uns furent fort surpris, les autres très rassurés, lorsqu'ils virent qu'en si peu de temps il avait rassemblé autour de sa personne six mille trois cents chevaux.

[5] VI. Cependant Cratère et Antipater, après avoir soumis les Grecs, passèrent en Asie, pour y détruire la puissance de Perdiccas; et l'on annonçait, déjà qu'ils étaient prêts à se jeter dans la Cappadoce. Perdiccas, qui se préparait à faire la guerre contre Ptolémée, donna à Eumène le commandement général de toutes les troupes d'Arménie et de Cappadoce; il écrivit à Alcétas et à Néoptolème d'obéir à Eumène, à qui il mandait en même temps de tout ordonner comme il le jugerait à propos. Alcétas refusa nettement de prendre part à cette expédition, parce que les Macédoniens qu'il commandait avaient honte de combattre contre Antipater, et que même, par affection pour Cratère, ils étaient tout disposés à lui obéir. Néoptolème ne se cachait pas de la trahison qu'il tramait contre Eumène; au lieu de suivre l'ordre qu'il avait reçu de se joindre à lui, il rangea son armée en bataille, et l'attaqua. Eumène recueillit en cette occasion les premiers fruits de sa prévoyance et de ses sages préparatifs. Son infanterie fut battue; mais avec sa cavalerie il mit Néoptolème en fuite,


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 prit tous ses bagages, et, revenant sur la phalange ennemie qui s'était débandée à la poursuite de son infanterie, il lui fit mettre bas les armes, et l'incorpora dans ses troupes, après lui avoir fait prêter serment de fidélité.

VII. Néoptolème ayant rallié quelques fuyards, se réfugia auprès de Cratère et d'Antipater, qui envoyèrent une ambassade à Eumène, pour l'inviter à passer dans leur parti; ils lui promettaient de lui assurer la libre jouissance de son gouvernement, et d'y joindre même d'autres provinces avec de nouvelles troupes, à la seule condition de devenir l'ami d'Antipater, et de ne pas renoncer à l'amitié de Cratère. « Mon ancienne liaison avec Antipater, répondit Eumène aux ambassadeurs, ne me permet pas de devenir son ami, lorsque je le vois traiter hostilement le mien; je suis prêt à réconcilier Cratère avec Perdiccas, à cimenter même leur amitié à des conditions justes et raisonnables; mais si Cratère entreprend de lui enlever ses États, je le défendrai contre l'injustice de ses agresseurs, tant qu'il me restera une goutte de sang; et j'abandonnerai mon corps et ma vie, plutôt que de trahir la foi que je lui ai jurée. »

[6] D'après cette réponse, Antipater et Cratère délibéraient à loisir sur le parti qu'ils devaient prendre dans une affaire si importante, lorsqu'ils virent arriver Néoptolème qui venait leur apprendre sa défaite, et les presser l'un et l'autre de le secourir. Il s'adressa surtout à Cratère : « Les Macédoniens, lui dit-il, désirent vivement de vous avoir pour chef; ils n'auront pas plutôt vu votre chapeau à la macédonienne, et entendu votre voix, qu'ils iront se rendre à vous avec leurs armes. » Il est vrai que Cratère jouissait d'une si grande réputation parmi les Macédoniens, qu'après la mort d'Alexandre ils l'avaient la plupart désiré pour roi, se souvenant que son affection pour eux lui avait fait encourir plus d'une fois la disgrâce de ce prince. Lorsque Alexandre affectait les manières des Perses, Cratère cherchait à l'en éloigner, et défendait les coutumes de son pays, que le roi commençait à dédaigner,


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pour se livrer au faste et à l'orgueil des Barbares. Cratère envoya donc Antipater en Cilicie, et prenant lui-même la plus grande partie de l'armée, il marcha avec Néoptolème contre Eumène, persuadé que, n'étant pas attendu, il écraserait aisément ses troupes, qui, dans la joie d'une victoire récente, devaient être en désordre, et ne songer qu'à faire bonne chère.

VIII. Qu'Eumène eût prévu de bonne heure l'arrivée de Cratère, et qu'il se fût préparé à le bien recevoir, c'est le fait d'un général vigilant et sage, et non la preuve d'une extrême habileté; mais d'avoir su dérober à ses ennemis la connaissance de tout ce qu'il lui importait de leur laisser ignorer, d'avoir tu à ses troupes le nom du général qu'elles avaient en tête, et de leur avoir fait attaquer Cratère sans qu'elles sussent qui elles allaient combattre; c'est, à mon avis, le chef-d'oeuvre d'un grand capitaine. Il fit donc courir le bruit que c'étaient Néoptolème et Pigrès qui revenaient à la tête d'une troupe de cavaliers de Cappadoce et de Paphlagonie. Il avait résolu de décamper la nuit; mais il fut surpris par le sommeil, et eut une vision fort singulière : il crut voir deux Alexandre prêts à combattre l'un contre l'autre, chacun à la tête de sa phalange; Minerve vint au secours de l'un, et Cérès à la défense de l'autre; après un combat sanglant, le protégé de Minerve fut vaincu, et Cérès fit une couronne d'épis, qu'elle mit sur la tête du vainqueur (08). Eumène ne douta point que ce songe ne lui fût favorable, parce qu'il combattait pour un pays excellent, déjà tout couvert d'épis; car cette terre était tout ensemencée, et offrait le spectacle d'une campagne qui, après une longue paix, est couronnée de riches moissons. Sa confiance s'accrut encore lorsqu'il sut que le mot de la bataille était, pour les ennemis, Minerve et Alexandre : il donna à ses troupes celui de Cérès et Alexandre, et commanda à tous


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 ses soldats de mettre sur leurs têtes des couronnes d'épis, et d'en entourer leurs armes. Il fut plusieurs fois sur le point de déclarer à ses capitaines et à ses officiers à quel général ils avaient affaire, n'osant prendre sur lui de garder seul un secret qu'il était peut-être nécessaire de leur révéler; mais enfin il s'en tint à sa première résolution, et ne confia ce danger qu'à sa pensée.

[7] IX. Quand il rangea son armée en bataille, il ne mit aucun Macédonien en face de Cratère; il lui opposa deux corps de cavalerie étrangère, commandés, l'un par Pharnabaze, fils d'Artabaze, l'autre par Phénix de Ténédos, avec ordre de courir à l'ennemi aussitôt qu'il serait à leur vue, et de le charger vivement, sans lui donner le temps de se retirer, ni de parler, sans recevoir aucun des hérauts qu'il pourrait envoyer; car ce qu'il craignait le plus, c'était que les Macédoniens, s'ils venaient à reconnaître Cratère, ne passassent aussitôt dans son armée. Pour lui, avec l'élite de sa cavalerie, qui formait un corps de trois cents hommes, il se plaça à l'aile droite, où il devait combattre contre Néoptolème. Quand les soldats d'Eumène eurent passé une colline qui séparait les deux armées, et qu'ils aperçurent les ennemis, ils fondirent sur eux avec tant d'impétuosité, que Cratère, étonné, maudit mille fois Néoptolème, qui lui avait donné la fausse espérance de la désertion des Macédoniens; il exhorta néanmoins ses officiers à combattre avec courage, et chargea vigoureusement l'ennemi. Le premier choc fut des plus rudes ; les lances volèrent bientôt en éclats, et on en vint aux épées. Cratère, bien loin de déshonorer la mémoire d'Alexandre, fit mordre la poussière à plusieurs ennemis, et renversa plus d'une fois tout ce qui lui faisait résistance; enfin, blessé dans le flanc par un Thrace, il tomba de cheval. Les ennemis passèrent près de lui sans le reconnaître; le seul Gorias, un des officiers d'Eumène, le reconnut, et ayant mis pied à terre, il plaça une garde autour de lui, comme il était prêt à rendre le dernier soupir.


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X. Néoptolème, de son côté, attaqua le corps que commandait Eumène. L'ancienne haine dont ils étaient animés l'un contre l'autre, et la colère qui les transportait dans l'action, les aveuglaient tellement qu'ils firent deux attaques sans se rencontrer; ils se reconnurent à la troisième, et mettant aussitôt l'épée à la main, ils fondirent l'un sur l'autre en jetant de grands cris. Leurs chevaux, qui couraient avec impétuosité, se heurtèrent de front comme deux galères qui vont à l'abordage; alors, abandonnant la bride, ils se saisissent des mains, s'efforcent de s'arracher les casques et de rompre les courroies de leurs cuirasses. Pendant qu'ils sont ainsi aux prises l'un contre l'autre, les chevaux s'échappent, et ils tombent tous deux à terre, mais, au lieu de se lâcher mutuellement, ils continuent à lutter avec la même force. Néoptolème s'étant relevé le premier, Eumène lui coupe le jarret, et se relève aussitôt lui-même. Son ennemi ne pouvant se soutenir sur sa jambe blessée, et forcé de mettre un genou en terre, se défendait néanmoins d'en bas avec beaucoup de courage, mais il ne pouvait porter aucun coup mortel; blessé enfin à la gorge, il tombe étendu par terre. Emmène, aveuglé par sa colère et par sa haine invétérée, lui arrache ses armes et l'accable d'injures, sans s'apercevoir que Néoptolème tenait encore son épée : il l'en frappe dans l'aine, au défaut de la cuirasse; mais le coup, porté par une main défaillante, fit à Eumène plus de peur que de mal.

XI. Eumène, après l'avoir dépouillé de ses armes, sentit lui-même les douleurs dé ses blessures, car il avait les cuisses et les bras percés de coups : cependant il remonte à cheval, et court à l'aile droite, où il croyait que les ennemis tenaient encore ferme. Là, ayant appris que Cratère avait été tué, il court à lui à toute bride, il le trouve respirant encore, et n'ayant pas perdu toute connaissance; il met pied à terre, et, fondant en larmes, lui tend la main, déplore son infortune, maudit Néoptolème, et gémit sur la nécessité où on l'a réduit de combattre contre son compagnon et son ami, et de lui por-


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ter ou de recevoir de lui un coup funeste. [8] Cette seconde bataille qu'Eumène gagna à dix jours de la première, et dans laquelle il avait vaincu l'un de ses ennemis par sa prudence, et l'autre par son courage, accrut beaucoup sa réputation ; mais elle alluma contre lui une haine et une envie extrêmes, et parmi ses alliés autant que parmi ses ennemis; ils voyaient tous avec la plus grande peine qu'un étranger eût, avec les armes et les bras des Macédoniens, défait et tué le premier et le plus célèbre de leurs capitaines. Si la nouvelle de la mort de Cratère fût parvenue plus tôt à Perdiccas, aucun autre que lui n'eût régné sur les Macédoniens; mais elle n'arriva à son armée que deux jours après que Perdiccas eut été tué en Égypte dans une sédition. Les Macédoniens n'eurent pas plutôt appris la mort de Cratère, qu'ils prononcèrent contre Eumène une sentence de proscription, et qu'ils chargèrent Antigonos et Antipater de marcher contre lui.

XII. Eumène ayant rencontré les haras du roi qui passaient sur le mont Ida (09), prit les chevaux dont il avait besoin, et en envoya la décharge à ceux qui en avaient l'intendance. Antipater l'ayant appris : « J'admire, dit-il, en riant, la prévoyance d'Eumène, qui s'imagine qu'il nous rendra ou qu'il nous demandera compte des biens du roi. » Eumène, dont la cavalerie faisait la principale force, qui d'ailleurs avait l'ambition de faire voir à Cléopâtre toute sa puissance, voulait livrer bataille auprès de Sardes, dans les plaines de la Lydie; mais à la prière de cette princesse, qui craignait qu'Antipater ne la soupçonnât d'intelligence avec Eumène, il gagna la haute Phrygie, et hiverna dans la ville de Célénes, où Alcétas, Polémon et Docimus, lui ayant disputé le commandement de l'armée : « Voilà bien, dit Eumène, ce qu'on dit communément : personne ne tient compte du danger de tout perdre (10). » Il avait promis à ses soldats de les payer dans trois jours; mais


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comme il manquait d'argent, il leur vendit les fermes et les châteaux du pays avec les troupeaux et les hommes, qui s'y trouvaient en grand nombre. Les capitaines et les chefs des mercenaires qui avaient fait ces acquisitions s'en emparaient de force, avec les machines et les batteries qu'Eumène leur fournissait, et du butin qu'ils y faisaient, ils acquittaient la paie de leurs soldats. Cette conduite rendit tellement à Eumène l'affection des troupes, que les officiers des ennemis ayant jeté dans le camp des billets par lesquels ils promettaient cent talents (11) et de grands honneurs à quiconque tuerait Eumène, les Macédoniens, indignés, arrêtèrent sur-le-champ que mille de leurs principaux officiers feraient tour à tour auprès de lui les fonctions de gardes du corps; qu'ils seraient sans cesse à ses côtés, et passeraient la nuit devant sa tente. Tous les officiers s'y prêtèrent volontiers, et reçurent de lui avec plaisir les marques d'honneurs que les rois de Macédoine donnaient à leurs amis; car Eumène avait le droit de distribuer des chapeaux, des manteaux de pourpre à la façon du pays; et ces sortes de présents passaient chez les Macédoniens pour les plus honorables qu'un roi pût faire.

[9] XIII. La prospérité élève les âmes naturellement faibles et petites, qui, vues de ce degré d'élévation où la fortune les a placées, paraissaient avoir un certain air de grandeur et de dignité ; mais l'homme véritablement grand et ferme montre bien mieux dans l'adversité la grandeur naturelle de son caractère, et tel parut Eumène. Trahi par un des siens, battu et poursuivi par Antigonus, dans le pays des Orciniens (12) en Cappadoce, il ne donna pas au traître le temps de fuir chez les ennemis; il le fit arrêter et pendre sur-le-champ. Au milieu de sa fuite, il revint tout à coup sur ses pas, et, prenant un chemin opposé à celui des ennemis qui le poursuivaient, il


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passa près d'eux sans être aperçu, et arrivé sur le champ de bataille où il venait d'être vaincu, il y campa, fit ramasser les corps de ceux qui avaient péri dans le combat, construisit un bûcher avec les portes des maisons de-tous les villages voisins, brûla séparément les corps des capitaines et ceux des soldats ; et après leur avoir élevé des monceaux de terre pour tombeaux, il décampa. Antigonus, qui revint bientôt après dans le même endroit, ne pouvait assez admirer son audace et sa fermeté.

XIV. Ayant rencontré dans sa route les bagages d'Antigonus, il lui était facile de faire prisonniers un très grand nombre d'hommes libres et d'esclaves, de s'emparer de toutes les richesses que ce prince avait amassées dans tant de guerres et de pillages; s'il n'eût pas craint que ses soldats, appesantis dans leur fuite par ce butin immense, n'eussent plus la force de soutenir des courses continuelles, ni la patience d'attendre que le temps, dont il espérait le plus pour le succès de cette guerre obligeât Antigonus de porter ailleurs ses pas. Mais comme il était presque impossible d'empêcher les Macédoniens de se jeter sur une proie qu'ils avaient sous la main, il leur ordonna de prendre leur repas, de faire repaître leurs chevaux et de marcher ensuite à l'ennemi. Cependant il fit dire secrètement à Ménandre, qui était chargé de la conduite du bagage, qu'étant depuis longtemps son ami et lui voulant toujours du bien, il l'avertissait de pourvoir à sa sûreté, de quitter au plus tôt la plaine, où il serait facilement enlevé, et de se retirer au pied de la montagne, qui n'était pas accessible à la cavalerie, où il ne pourrait être enveloppé. Ménandre ayant senti dans quel danger il était, gagna sur-le-champ la montagne. Alors Eumène fit partir ouvertement ses coureurs pour battre la plaine, et donna l'ordre de brider les chevaux, comme devant les mener tout de suite à l'ennemi. Dans ce moment les coureurs étant venus rapporter que Ménandre avait gagné des lieux très difficiles où il ne pouvait être forcé, Eumène, affectant le plus grand chagrin, fit continuer la


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marche. Lorsque Ménandre raconta ce trait à Antigonus, tous les Macédoniens qui étaient présents louèrent fort Eumène, et témoignèrent de l'affection pour un général qui, pouvant réduire leurs enfants à l'esclavage et déshonorer leurs femmes, les avait épargnés et avait favorisé leur fuite. "Mes amis, leur dit Antigonus, ce n'est pas par intérêt pour nous qu'il les a traités ainsi ; c'est qu'il a craint de se donner des entraves qui pouvaient l'arrêter dans sa retraite."

[10] XV. Cependant Eumène, qui, fuyant toujours devant Antigonus, errait de tous côtés, conseilla à la plupart de ses soldats de se retirer, soit qu'il voulût pourvoir à leur sûreté, soit qu'il craignît ale traîner après lui une troupe trop faible pour combattre, et trop nombreuse pour cacher sa fuite. Il alla s'enfermer dans Nora, lieu fort d'assiette sur les confins de la Lycaonie et de la Cappadoce, n'ayant avec lui que cinq cents chevaux et deux cents hommes de pied. Là, plusieurs de ses amis qui ne purent supporter les incommodités de ce séjour, et la disette où ils se trouvaient, lui ayant demandé leur congé, il les embrassa tous, les combla de témoignages d'amitié, et leur permit d'aller où ils voudraient. Antigonus l'avait suivi de près, et avant de mettre le siége devant la place il lui fit proposer une conférence. Eumène répondit qu'Antigonus avait auprès de lui plusieurs amis et plusieurs capitaines qui pourraient le remplacer; mais qu'aucun de ceux qu'il s'était chargé de défendre, n'était capable de commander à sa place ; que s'il voulait avoir une conférence, il n'avait qu'à lui envoyer des otages. Antigonus lui ayant fait dire par un second message que c'était à lui à venir trouver celui qui était le plus fort : " Tant que je serai maître de mon épée, répliqua Eumène, je ne croirai personne plus fort que moi. » Antigonus envoya donc pour otage, comme Eumène l'avait demandé, Ptolémée son propre neveu, et Eumène se rendit auprès de lui. Ils se saluèrent et s'embrassèrent avec de grandes démonstrations d'amitié, comme ayant vécu longtemps ensemble dans la plus intime familiarité. Leur entrevue


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 fut assez longue : Eumène ne demanda ni sûreté pour sa personne, ni oubli du passé, mais son rétablissement dans ses États, et la restitution de tout ce qu'on lui avait assigné pour partage. Sa grandeur d'âme et sa hardiesse étonnèrent et remplirent d'admiration tous ceux qui étaient présents à cette conférence. Les Macédoniens accouraient en foule pour voir quel homme c'était qu'Eumène ; car depuis la mort de Cratère personne n'avait fait tant de bruit dans l'armée. Mais Antigonus, craignant qu'on ne lui fît quelque violence, cria d'abord aux soldats de ne point approcher, et ensuite fit chasser à coups de pierre ceux qui s'étaient avancés. Enfin, prenant Eumène entre ses bras, il tit écarter la foule par ses gardes, et eut encore assez de peine à le reconduire en sûreté.

[11] XVI. Dès qu'il s'en fut retourné, Antigonus environna de murailles le fort de Nora, y laissa un corps de troupes pour continuer le siége, et partit avec le reste de son armée. La place était abondamment pourvue de blé, d'eau et de sel, mais elle manquait de toute autre espèce de nourriture qui pût rendre le pain plus agréable à manger. Cependant Eumène, avec le peu qu'il avait et malgré le siège, traitait de son mieux ses compagnons d'armes, et, les invitant tour à tour à sa table, il assaisonnait ses repas d'un conversation pleine de grâces et d'une aimable familiarité. Son air doux et gracieux ne ressemblait pas à celui d'un guerrier qui avait toujours été sous les armes. Il avait la taille belle, la fraîcheur d'un jeune homme, et une telle proportion dans toutes les parties de son corps, que l'art le plus parfait n'aurait pu la surpasser. Il avait peu d'éloquence, mais son style était doux et persuasif, comme on peut en juger par ses lettres. Rien n'incommodait tant ses soldats que l'espace étroit où ils étaient resserrés; enfermés dans de petites maisons, n'ayant qu'un terrain de deux stades de circuit (13), ils pouvaient à peine s'y retourner, et faire quelque exercice après les repas; leurs chevaux même, faute d'action, devenaient lourds et pesants.


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Eumène, pour dissiper cette langueur causée par leur oisiveté, et pour les rendre aussi plus légers à la fuite, si elle devenait nécessaire, leur assigna pour lieu d'exercice la plus grande maison qui fût dans la place, et qui avait quatorze coudées de long; il leur ordonna de s'y promener d'abord lentement, et ensuite de doubler peu à peu le pas. Pour les chevaux, il les faisait suspendre les uns après les autres avec de longues sangles attachées au plancher, et qu'on leur passait sous le cou; après quoi on les élevait en l'air par le moyen de poulies, de manière qu'ils n'étaient appuyés que sur les pieds de derrière, et que, des pieds de devant, ils touchaient à peine la terre du bout de la pince. Dans cette position, les palefreniers les excitaient par leurs cris et par les coups de fouet qu'ils leur donnaient. Ces animaux, pleins de fureur, ruaient de leurs pieds de derrière et s'agitaient avec violence; en cherchent à s'appuyer de leurs pieds de devant et à frapper la terre, ils donnaient à tout leur corps une tension si forte, qu'ils étaient tout essoufflés et couverts de sueur. Cet exercice était aussi propre à leur donner de la force qu'à les rendre souples et agiles; on leur faisait manger ensuite leur orge pilée, afin qu'il fût plus facile et plus prompt à digérer.

[12] XVII. Pendant que le siége traînait en longueur, Antigonus apprit qu'Antipater était mort en Macédoine, et que les intrigues de Cassandre et de Polyperchon y excitaient de grands troubles : concevant alors les plus grandes espérances, et embrassant déjà tout l'empire dans ses vastes pensées, il voulut avoir Eumène pour ami et pour second dans l'exécution de ses projets. Il lui députa donc Hiéronyme, pour lui proposer un traité de paix, avec une formule de serment, à laquelle Eumène fit quelque changement, après avoir pris les Macédoniens même qui l'assiégeaient pour juges de celui des deux serments qui était le plus juste. Antigonus, au commencement du sien, ne disait qu'un mot en passant de la maison royale, et dans le reste du serment il ne liait Eumène qu'à lui. Eumène, au contraire, dans celui qu'il proposait, nommait


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Olympias la première, avec les rois ses enfants ; il jurait ensuite, non qu'il s'attacherait à Antigonus seul, et qu'il aurait les mêmes amis et les mêmes ennemis que lui; mais qu'il servirait Olympias et les princes, dont les amis et les ennemis seraient aussi les siens. Ce serment ayant paru le plus équitable, les Macédoniens le lui firent prêter, et aussitôt levant le siége, ils envoyèrent vers Antigonus, afin qu'il se liât à Eumène par le même serment. Eumène rendit aux Cappadociens tous leurs otages qu'il avait à Nora; et ceux qui les reçurent lui donnèrent en échange des chevaux, des bêtes de somme et des tentes. Il rallia tous ceux de ses soldats qui, ayant fui après la perte de la bataille, erraient dans la campagne. Il en forma un corps d'environ mille chevaux, avec lesquels il se retira précipitamment; car il craignait toujours Antigonus, et il avait raison; non seulement ce prince envoya ordre de l'assiéger de nouveau et de l'enfermer de murailles, mais encore il écrivit une lettre pleine d'aigreur aux Macédoniens qui avaient approuvé la correction qu'Eumène avait faite à son serment.

[13] XVIII. Pendant qu'Eumène errait de côté et d'autre, on lui apporta des lettres de la part de ceux qui, en Macédoine, craignaient l'agrandissement d'Antigonus ; Olympias l'appelait auprès d'elle pour se charger de la tutelle et de l'éducation du fils d'Alexandre, qu'on cherchait à faire périr. Poliyperchon et le roi Philippe lui mandaient de se mettre à la tête de l'armée qui était en Cappadoce, et d'aller faire la guerre à Antigonus ; de prendre dans le trésor de Cyndes cinq cents talents (14) pour réparer ses propres pertes, et autant qu'il en aurait besoin pour les frais de la guerre. Ils firent passer le même ordre à Antigènes et à Teutame, commandants des Argyraspides. Ces deux officiers ayant reçu ces lettres, se présentèrent à Eumène avec tous les dehors de l'amitié ; mais ils ne purent cacher la jalousie dont ils étaient remplis, ne se croyant pas faits pour servir sous Eumène. Celui-ci, afin d'apaiser leur en-


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vie, dit qu'il n'avait pas besoin de l'argent qu'on lui avait assigné sur ce trésor, et ne voulut en rien prendre; il chercha dans la superstition un remède à leur ambition et à leur jalousie, qui leur faisaient refuser d'obéir, quoiqu'ils fussent incapables de commander. Il leur dit qu'Alexandre lui avait apparu pendant son sommeil, et lui avait montré une tente parée avec une magnificence royale, dans laquelle était placé un trône; que ce prince lui avait assuré que s'ils voulaient ne délibérer sur leurs affaires que dans cette tente, il y serait toujours présent lui-même, pour les seconder dans tous leurs desseins et dans toutes leurs entreprises, pourvu qu'ils les commençassent sous ses auspices. Antigènes et Teutame, qui ne voulaient pas aller tenir le conseil chez Eumène, comme il eût cru lui-même contraire à sa dignité qu'on le vît à leur porte, se laissèrent facilement persuader par cette vision. Ils dressèrent donc une tente magnifique, où ils placèrent un trône, qu'ils appelèrent le trône d'Alexandre ; et c'était là qu'ils s'assemblaient pour délibérer sur leurs plus grands intérêts.

XIX. Ils s'étaient mis en marche vers les hautes provinces, lorsque Peucestas, un ami d'Eumène, étant venu les joindre avec les autres satrapes, ils réunirent toutes leurs troupes, qui, par leur nombre et par la richesse de leur équipage, relevèrent beaucoup la confiance des Macédoniens. Mais la licence dans laquelle ces troupes vivaient depuis la mort d'Alexandre les avait rendus si indociles, si recherchés dans leur manière de vivre ; elle leur avait inspiré un orgueil si tyrannique, accru encore par l'arrogance des Barbares, que les soldats ne pouvaient ni s'accorder, ni se supporter les uns les autres. On les voyait flatter sans mesure les Macédoniens, faire pour eux les frais des festins et des sacrifices; en sorte qu'en peu de temps le camp ne fut plus qu'un lieu de dissolution et de débauche, et les soldats, une multitude indisciplinée dont on achetait les suffrages, comme on fait dans un gouvernement démocratique, pour parvenir aux dignités et


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 aux emplois. Eumène s'étant aperçu qu'ils se méprisaient réciproquement, mais qu'ils le craignaient tous, et qu'ils cherchaient une occasion de se défaire de lui, feignit d'avoir besoin d'argent, et emprunta des sommes considérables à ceux qui le haïssaient le plus, afin de forcer leur confiance, et de les intéresser à sa sûreté par la crainte de perdre ce qu'ils lui avaient prêté. Ainsi l'argent d'autrui devint sa propre sauvegarde ; et au lieu que les autres en donnent pour sauver leur vie, il mit la sienne en sûreté, en empruntant celui des autres. [14] Tant que les Macédoniens n'eurent rien à craindre des ennemis, ils se livrèrent à tous ceux qui voulurent les corrompre; ils se trouvaient à leur lever pour leur faire la cour, et se faisaient les satellites de ceux qui briguaient leurs suffrages pour s'élever au commandement. Mais dès qu'ils virent Antigonus campé auprès d'eux avec une puissante armée, les affaires elles-mêmes appelant, pour ainsi dire, à haute voix un véritable général, non seulement les soldats tournèrent les yeux vers Eumène, mais ces satrapes eux-mêmes, qui, pendant la paix et au sein d'une vie voluptueuse, affectaient tant de grandeur, lui cédèrent le droit de commander, et se soumirent en silence à prendre le poste qui leur fut assigné. Antigonus ayant tenté le passage du fleuve Pasitigre, aucun de ces satrapes qui occupaient divers postes, pour l'en empêcher, ne s'en aperçut; Eumène seul l'arrêta, lui livra bataille, remplit de morts le lit du fleuve, et fit quatre mille prisonniers.

XX. Ce fut surtout dans une maladie d'Eumène que les Macédoniens firent connaître qu'ils croyaient les autres capitaines faits pour ordonner des festins et des fêtes, et Eumène seul capable de commander et de faire la guerre. Peucestas, qui leur avait donné en Perse un banquet magnifique, et distribué à chaque soldat un mouton pour le sacrifice (15), croyait avoir acquis auprès d'eux la plus grande autorité ; mais peu de jours après, comme on était en marche pour aller au


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devant de l'ennemi, Eumène, attaqué d'une maladie grave et travaillé d'insomnie, se faisait porter dans une litière, assez loin de l'armée pour ne pas en entendre le bruit. Quand ils furent un peu avancés, ils découvrirent tout à coup les ennemis, qui, ayant franchi quelques hauteurs, descendaient dans la plaine. Dès qu'ils virent briller, du sommet de ces collines, la lueur étincelante de leurs armes dorées, qui réfléchissaient les rayons du soleil; qu'ils remarquèrent la belle ordonnance de leurs bataillons, leurs éléphants chargés de tours, les cottes d'armes de pourpre, qui faisaient l'ornement ordinaire de la cavalerie quand elle marchait à l'ennemi; les premiers rangs s'arrêtèrent aussitôt, et demandèrent à grands cris qu'on appelât Eumène, protestant qu'ils n'avanceraient pas, s'il ne venait se mettre à leur tête. En même temps ils posent leurs boucliers à terre, s'invitent mutuellement à rester où ils sont, et déclarent à leurs officiers qu'ils peuvent eux-mêmes se tenir tranquilles, sans combattre, afin de ne pas exposer les troupes contre les ennemis, tant qu'Eumène ne les commandera pas. Celui-ci en étant informé, ordonne aux esclaves qui le portaient de faire la plus grande diligence; et ouvrant des deux côtés les rideaux de sa litière, il tend la main aux soldats, avec un air qui témoignait sa joie. Les soldats ne l'ont pas plutôt vu, que le saluant en langage macédonien, ils relèvent leurs boucliers, les frappent de leurs longues piques, et défient les ennemis en jetant des cris d'allégresse, ne doutant plus de la victoire, dès qu'ils ont avec eux leur général. [15] Antigonus, qui avait su par des prisonniers qu'Eumène était attaqué d'une maladie si grave qu'on le portait en litière, crut que, le chef étant malade, il aurait bon marché de toutes les troupes, et se hâtait de les attaquer; mais lorsqu'en avançant il eut reconnu l'ordonnance de leur bataille et leur belle disposition, frappé d'étonnement, il resta longtemps arrêté. Il vit ensuite la litière qu'on portait d'une aile à l'autre; et riant aux éclats, selon sa coutume, il dit à ses amis : « Voilà cette litière qui range les troupes en ba-


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taille pour nous combattre. » Aussitôt il fait sonner la retraite, et rentre dans son camp.

XXI. A peine les troupes d'Eumène respiraient de la frayeur qu'elles avaient eue, que retournant à leur première licence, et insultant leurs officiers, ils étendirent dans presque toute la province de Gabène leurs quartiers d'hiver, qui par là se trouvèrent si éloignés les uns des autres, que les premiers étaient à mille stades (16) des derniers. Antigonus, qui en eut avis, revint promptement sur eux par un chemin difficile et sans eau, mais beaucoup plus court; il espérait qu'en tombant sur ces troupes pendant qu'elles étaient ainsi dispersées dans leurs cantonnements, il ôterait à leurs officiers la facilité de les rassembler. Mais à peine entré dans ce désert, il fut exposé à des vents si froids, à une gelée si forte, que ses troupes, ne pouvant en soutenir la rigueur, furent forcées de s'arrêter, et de chercher dans le grand nombre de feux qu'elles allumaient un remède devenu absolument nécessaire. Elles ne purent donc dérober leur marche aux ennemis. Quelques-uns des Barbares qui habitaient les montagnes voisines, d'où la vue s'étend sur tout ce désert, surpris de cette grande quantité de feux, firent partir des courriers sur des chameaux (17), pour avertir Peucestas. Il en fut si effrayé, que tout hors de lui, et voyant les autres officiers dans le même trouble, il n'eut d'autre pensée que de prendre la fuite, et il entraîna tous les soldats des autres quartiers qui se trouvaient sur son passage. Eumène calma ce trouble et dissipa leur frayeur, en leur promettant qu'il arrêterait la marche précipitée des ennemis, et qu'ils arriveraient trois jours plus tard qu'on ne les attendait. Il le leur persuada facilement, et aussitôt il dépêcha des courriers à tous les capitaines, pour


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 leur porter l'ordre de lever leurs quartiers, et de venir promptement le joindre. Ensuite, montant à cheval avec les officiers qui se trouvaient auprès de lui, il choisit un lieu fort élevé, qui pouvait être vu de tous ceux qui marchaient dans ce désert; il y mesura un grand espace, dans lequel il fit allumer des feux de distance en distance, comme dans un véritable camp (18). Dès que toutes ces mesures furent exécutées, et qu'Antigonus vit sur le haut des montagnes tous ces feux allumés, le chagrin et le découragement s'emparèrent de lui  (19) ; il ne douta pas que les ennemis, informés de bonne heure de sa marche, ne vinssent au-devant de lui; et ne voulant pas être forcé de combattre avec des soldats accablés d'une marche si pénible, contre des troupes qui, s'étant reposées dans de bons quartiers d'hiver, étaient toutes prêtes à agir, il abandonna le chemin plus court qu'il avait pris, et conduisit son armée par une route semée de bourgs et de villes, où elle aurait le temps de se refaire en marchant à petites journées.

XXII. Mais voyant que personne ne le harcelait dans sa marche, comme il arrive ordinairement lorsque deux armées sont si près l'une de l'autre; informé d'ailleurs par les gens du pays qu'ils n'avaient point vu de troupes dans les environs, mais seulement un grand nombre de feux, il reconnut que c'était un stratagème d'Eumène; et, outré de dépit d'avoir été trompé, il s'avança, bien résolu de lui livrer bataille. [16] La plus grande partie des troupes d'Eumène, s'étant rassemblées auprès de leur chef, admirèrent sa rare prudence, et voulaient qu'il commandât seul l'armée. Ce témoignage, si honorable


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pour lui, irrita singulièrement les deux capitaines des Argyraspides, Antigènes et Teutame, et ils en conçurent une telle jalousie, qu'ils formèrent le projet de le faire périr; ils attirèrent dans leur complot le plus grand nombre des satrapes et des officiers, et délibérèrent ensemble sur les moyens et sur le temps de l'exécuter. Ils convinrent tous qu'il fallait se servir de lui pour cette bataille, et le tuer aussitôt après. Mais Phédime et Eudamus, qui commandaient les éléphants, découvrirent secrètement à Eumène cette conjuration, non par un sentiment d'affection et de reconnaissance, mais par la seule crainte de perdre l'argent qu'ils lui avaient prêté. Eumène loua leur fidélité, et s'étant retiré dans sa tente, il dit à ses amis qu'il était au milieu d'une troupe de bêtes féroces. Aussitôt il fit son testament, déchira ou brûla toutes les lettres qu'il avait reçues, de peur qu'après sa mort ceux qui lui avaient confié leur secret ne fussent exposés à des accusations et à des calomnies.

XXIII. Lorsqu'il eut mis ordre à ses affaires, il délibéra s'il abandonnerait la victoire aux ennemis, ou s'il irait, à travers la Médie et l'Arménie, se réfugier dans la Cappadoce. Il ne s'arrêta, en présence de ses amis, à aucun de ces deux partis; et après avoir roulé dans son esprit des projets contraires que sa situation critique lui suggérait, il finit par ranger son armée en bataille, et exhorta les Grecs et les Barbares à se bien conduire : pour les phalanges des Argyraspides, elles étaient les premières à l'encourager lui-même, et à l'assurer que les ennemis ne les attendraient pas. C'étaient les plus vieux des soldats qui avaient servi sous Philippe et sous Alexandre; tels que des athlètes invincibles, ils n'avaient jamais éprouvé aucun échec : ils étaient la plupart âgés de soixante-dix ans, et les moins vieux n'en avaient pas moins de soixante. Aussi en chargeant les troupes d'Antigonus, ils leur criaient : "Scélérats, c'est contre vos pères que vous combattez". Ils tombèrent sur eux avec furie, enfoncèrent tous ces bataillons, dont un seul ne put soutenir leur choc, et


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en taillèrent en pièces la plus grande partie. Le corps d'armée où se trouvait Antigonus fut complètement battu; mais sa cavalerie remporta la victoire sur Peucestas, qui se conduisit indignement et combattit avec la plus grande mollesse (20) ; il laissa tout le bagage au pouvoir d'Antigonus, qui avait toujours conservé son sang-froid au milieu des plus grands périls, et qui d'ailleurs avait été favorisé par la nature du lieu. C'était une vaste plaine dont le terrain n'était ni trop ferme ni trop mou, mais couvert d'un sable fin et sec, qui, remué par les courses de tant de milliers d'hommes et de chevaux, éleva, au moment du combat, une poussière blanche comme de la chaux, qui, en épaississant l'air, obscurcissait la vue, et dont Antigonus profita pour enlever, sans être aperçu, le bagage des ennemis.

[17] XXIV. Le combat fut à peine fini, que Teutame députa vers Antigonus pour réclamer les bagages. Le roi promit de les rendre aux Argyraspides, et de leur donner même en toute autre chose des marques de bonté, s'ils voulaient lui remettre Eumène entre les mains. Sur cette réponse, ils prennent l'infâme résolution de le livrer vivant à ses ennemis. D'abord ils s'approchent de sa personne, de manière à ne lui donner aucun soupçon, et comme pour le garder à leur ordinaire : les uns déplorent la perte de leur bagage; les autres exhortent Eumène à reprendre confiance, puisqu'il a remporté la victoire; ceux-ci rejettent sur les autres capitaines l'échec qu'a reçu une partie de l'armée. Mais tout à coup, au milieu de ces propos, ils se jettent sur lui, saisissent son épée, et avec sa ceinture ils lui lient les mains derrière le dos. Antigonus avait


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envoyé Nicanor pour le prendre; et, comme on le menait à travers la phalange macédonienne, il demanda la permission de parler aux soldats, non pour leur faire quelque prière ou pour les détourner de leur dessein, mais pour leur dire des choses qui les intéressaient. Il se fit un grand silence. Eumène monta sur un lieu élevé, et étendant ses mains liées : « Oh! les plus méchants des Macédoniens, leur dit-il, quel aussi grand trophée Antigonus eût-il jamais pu dresser à sa gloire, que celui que vous élevez vous-mêmes à votre honte en lui livrant votre général, chargé de chaînes? N'est-ce pas déjà une assez grande lâcheté, qu'après avoir remporté la victoire, vous vous soyez avoués vaincus pour retirer des bagages, comme si la victoire consistait dans les richesses et non pas dans les armes? faut-il encore que pour la rançon de ces bagages vous livriez votre général? Pour moi, je suis emmené captif, mais je n'ai pas été vaincu; j'ai même triomphé de mes ennemis, et je ne suis trahi que par mes alliés. Je vous en conjure, au nom de Jupiter, le dieu des armées, au nom des dieux qui président aux serments, tuez-moi ici de vos propres mains; pour périr de celle d'Antigonus, ma mort n'en sera pas moins votre ouvrage. Antigonus ne vous le reprochera pas, il ne veut avoir Eumène que mort, et non pas vivant. Si vous n'osez porter vos mains sur moi, déliez une des miennes, elle me suffira pour ce ministère. Craignez-vous de me confier une épée, jetez-moi aux bêtes ainsi lié; si vous m'accordez ce bienfait, je vous absous des peines que vous pouvez craindre de la vengeance céleste (21), et je vous déclare les plus pieux et les plus justes des hommes envers votre général".

[18] XXV. A ce discours d'Eumène, le reste de l'armée, pénétré de douleur, éclate en gémissements; mais les Argyraspides


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demandent à grands cris qu'on l'emmène, sans s'arrêter à ses vains discours : "Quel si grand malheur, disent-ils, que ce maudit Chersonésien soit puni d'avoir tourmenté les Macédoniens par tant de guerres? C'en serait un bien plus fâcheux pour les braves soldats de Philippe et d'Alexandre, de se voir, après tant de fatigues et de combats, privés, dans leur vieillesse, du prix de leurs travaux, et réduits à mendier leur vie. Voilà déjà la troisième nuit que nos femmes sont livrées à nos ennemis." En disant ces mots, ils l'emmènent avec précipitation. Antigonus, craignant que la multitude qui était sortie au-devant de lui (car il n'était resté personne dans le camp) ne causât quelque tumulte, envoya dix de ses plus forts éléphants, avec un détachement assez nombreux de lanciers mèdes et parthyens, pour écarter la foule; mais se souvenant de son ancienne amitié pour Eumène, et de la familiarité avec laquelle ils avaient vécu ensemble, il n'eut pas le courage de le voir. Les soldats à qui il l'avait confié étant venus lui demander comment il voulait qu'on le gardât : « Comme un éléphant, leur répondit-il, ou comme un lion. » Cependant peu de jours après, touché de compassion, il ordonna qu'on lui ôtât ses fers les plus pesants, et qu'on lui donnât un de ses domestiques pour le servir; il laissa à ses amis la liberté de passer avec lui la journée, et de lui porter tout ce qui lui serait nécessaire. Il délibéra plusieurs jours sur ce qu'il en ferait, écoutant à la fois et les promesses que faisaient pour lui Néarque de Crète et Démétrius son propre fils, qui voulaient lui sauver la vie, et ce que lui disaient tous les autres capitaines, qui le pressaient de le faire mourir.

XXVI. Eumène demanda, dit-on, un jour à Onomarchus qui le gardait, pourquoi Antigonus, ayant son ennemi entre les mains, ne le faisait pas promptement mourir, ou ne lui rendait pas généreusement la liberté. « Ce n'est pas maintenant, lui répondit insolemment Onomarchus, qu'il faut se montrer brave contre la mort; c'était sur le champ


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de bataille qu'il fallait l'être. — Je l'ai été aussi alors, lui répliqua Eumène, j'en prends les dieux à témoin : demande-le à tous ceux qui en sont venus aux mains avec moi; je n'ai trouvé personne qui me surpassât en force. — Eh bien! reprit Onomarchus, aujourd'hui que tu as trouvé quelqu'un de plus fort que toi, attends son heure. » [19] Quand enfin Antigonus eut décidé sa mort, il défendit de lui donner à manger. Eumène ayant ainsi passé deux ou trois jours sans prendre de nourriture, ne se consumait que lentement Antigonus donc, obligé de décamper promptement, le fit égorger dans la prison. Il rendit le corps à ses amis, leur permit de le brûler, de recueillir ses cendres, et de les enfermer dans une urne d'argent pour les porter à sa femme et à ses enfants. Les dieux, irrités de cette mort, ne choisirent pas d'autre vengeur sur les officiers et les soldats qui avaient trahi Eumène, qu'Antigonus lui-même, qui, ne voyant plus dans les Argyraspides que des scélérats dignes d'horreur, que des monstres plus cruels que les bêtes féroces, les livra à Ibyrtius, gouverneur de l'Arachosie, avec ordre de les exterminer tous de différentes manières, afin qu'il n'y en eût pas un seul qui revînt en Macédoine et qui vît seulement la mer de Grèce.

PARALLÈLE DE SERTORIUS ET D'EUMÈNE.

I. Voilà ce que nous avons recueilli de plus mémorable des actions d'Eumène et de Sertorius. Leur parallèle nous offrira ce trait de conformité entre eux : qu'étrangers l'un et l'autre, bannis de leur patrie, et servant dans des pays éloignés, ils ont, pendant toute leur vie, commandé à des nations diverses, à des armées aussi nombreuses qu'aguerries ; mais Sertorius a cela de particulier, que tous ses alliés lui cédèrent volontiers un commandement dont ils le jugeaient le plus digne. Eumène au contraire ne dut qu'à ses exploits la première place qui lui était disputée par plusieurs rivaux ; ainsi, l'un se vit obéi par ceux qui le regardaient, avec raison, comme le plus


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capable de commander ; l'autre le fut par des hommes qui, incapables eux-mêmes du commandement, ne lui obéissaient que pour leur propre intérêt. Sertorius, citoyen de Rome,.eut sous ses ordres des armées d'Espagnols et de Lusitaniens : Eumène, né dans la Chersonèse, fut chef de troupes macédoniennes ; mais les premiers étaient depuis longtemps sous la domination romaine, les autres avaient soumis à leur empire toutes les nations. Lorsque Sertorius parvint au commandement, il jouissait déjà d'une grande réputation, qu'il devait à sa dignité de sénateur et à ses belles actions. Eumène y arriva méprisé de tout le monde, à cause de sa charge de secrétaire d'Alexandre ; aussi eut-il pour commencer sa fortune bien moins de moyens que Sertorius, et éprouva-t-il beaucoup plus d'obstacles pour l'augmenter. Entre ses rivaux, les uns s'y opposèrent ouvertement, les autres tramèrent sourdement sa ruine. Sertorius ne vit personne se déclarer publiquement son rival; ce ne fut qu'à la fin de sa vie que quelques-uns de ses alliés conspirèrent sa perte : ainsi Sertorius trouvait dans ses victoires la fin de ses périls ; et pour Eumène la victoire même était, par la malice de ses envieux, la source de ses dangers.

II. Il y a peu de différence entre eux pour les exploits militaires; mais ils furent très-opposés dans leurs inclinations. Eumène aimait la guerre et les combats ; Sertorius eût préféré par goût une vie douce et paisible : le premier, pouvant vivre dans la retraite avec sûreté et honneur, passa toute sa vie à se battre, au milieu des plus grands dangers, contre les plus puissants des Macédoniens ; l'autre, qui eût voulu n'être en guerre avec personne, fut obligé, pour sa propre sûreté, de prendre les armes contre ceux qui ne voulaient pas le laisser vivre en paix. Si Eumène eût cédé le premier rang à Antigonus, et qu'il se fût contenté du second, ce prince l'eût employé volontiers sous ses ordres; au contraire, Pompée ne laissa jamais Sertorius vivre en repos loin des affaires. L'un fit volontairement la guerre afin de commander, l'autre com-


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manda malgré lui, pour repousser la guerre qu'on lui faisait. L'homme qui préfère son ambition à su sûreté aime la guerre: mais le véritable guerrier ne la fait que pour obtenir la sûreté.

III. La mort surprit Sertorius lorsqu'il s'y attendait le moins ; Eumène la reçut en l'attendant de jour en jour. Ce fut dans l'un la preuve de sa bonté, que de ne s'être pas défié de ses amis; c'est dans l'autre un effet de sa faiblesse ; il se laissa prendre lorsqu'il songeait à s'enfuir. La vie de Sertorius ne fut point déshonorée par sa mort ; il la reçut de la main de ses alliés, et ses ennemis n'avaient jamais pu la lui donner. Eumène, qui avait songé à prévenir sa captivité par la fuite, et qui, dans sa prison, montra le désir de vivre, ne sut ni prévenir honorablement sa mort, ni la supporter courageusement : en s'abaissant à demander la vie, il mit son âme dans la dépendance d'un ennemi qui n'était encore maître que de son corps.


(01) Il y avait dans toutes les grandes villes des lieux publics d'instruction et d'exercices, où tons les enfants, de quelque condition qu'ils fussent, recevaient une éducation honnête.

(02)  Après qu'Alexandre eut épousé Statira, fille aînée de Darius, et donné la plus jeune, nommée Drypétis, à Ephestion, afin qu'on trouvât son mariage moins étrange, il persuada aux plus grands seigneurs de sa cour d'en faire de semblables, et de choisir dans les plus nobles familles de Perse quatre-vingt-dix filles, qu'il leur fit épouser.

(03) Environ cinq cent mille livres de notre monnaie.

(04) Environ cinq millions.

(05) Ville de Thessalie.

(06) Soeur d'Alexandre.

(07) Environ vingt-cinq millions.

(08) La théologie de ces temps-là accréditait l'opinion que les dieux eux-mêmes, dans ces grandes occasions, venaient au secours des hommes, et prenaient parti dans leurs querelles.

(09)  Montagne d'Asie, près de Troie.

(10) Ce proverbe s'applique à ceux qui, menacés du plus grand danger, exposent ce qu'ils ont de plus précieux, et leur vie même, pour de moindres intérêts, comme le faisaient alors Alcétas, Polémon et Docimus, qui, voyant Antigonus prêt à les attaquer avec des forces redoutables, disputaient à Eumène le commandement.

(11) Environ cinq cent mille livres.

(12) La position de ce pays est inconnue.

(13) Deux cent cinquante toises.

(14)  Deux millions cinq cent mille livres de notre monnaie.

(15) Diodore de Sicile a décrit ce repas, liv. XIX, chap. XXII.

(16) Cinquante lieues. Diodore dit : cinq jours de marche.

(17) Le chameau, suivant Diodore de Sicile, liv. XIX, c. XXXVII, ne fait pas moins de quinze cents stades par jour : à la mesure du stade que nous avons adoptée, cela ferait soixante-quinze lieues; cette marche paraît excessive; M. Dacier n'en compte que soixante, parce qu'il met vint;t-cinq stades à la lieue. Peut-être aussi que Diodore de Sicile prenait un stade plus court.

(18) Diodore, dît qu'Eumène ordonna à ses troupes d'allumer la nuit, dans le camp, des feux d'abord considérables, comme c'est l'usage à la première veille, où les soldats ne dorment pas encore, et pensent à préparer leurs repas ; d'en avoir de moindres à la seconde veille; et enfin à la troisième, de n'avoir que des feux très faibles, et près de s'éteindre.

(19) Antigonus avait assez de troupes pour tomber sur des quartiers séparés, et non pour attaquer à la fois tous les corps de l'armée d'Eumène qu'il croyait rassemblés; mais, avant de s'en aller, il aurait dû les faire reconnaître, et s'assurer par lui-même de leur nombre.

(20) C'est le même Peucestas qui s'était signalé par plusieurs belles actions, et qui, à l'attaque de la ville des Oxydraques, où Alexandre s'était élancé seul du haut des murailles au milieu des ennemis, vola à son secours, chassa ceux qui défendaient la muraille, et, s'étant placé devant le roi presque mourant, le couvrit de son bouclier, et, malgré trois flèches dont il était percé, ne cessa point de le défendre jusqu'à ce que l'épuisement où l'avait mis la quantité de sang qu'il avait perdu l'eut forcé de l'abandonner. Sa conduite dans cette dernière action vérifie le proverbe: il fut brave un tel jour.

(21) Ce sentiment tient à l'opinion où étaient les païens que lorsque ceux qui avaient souffert quelque injustice étaient apaisés; et avaient pardonné à ceux qui la leur avaient faite, les dieux étaient satisfaits et remettaient la punition du crime.



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