RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE

 

 
 

ALLER A LA TABLE DES MATIERES DE PLUTARQUE

 

 
 

 

 

Les Athéniens se sont-ils illustrés plus par les lettres que par les armes

TOME II
Pourquoi la Pythie ne rend plus ses oracles en vers

 

 

 
 

PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

QUE SIGNIFIE LE MOT El GRAVÉ SUR LA. PORTE DU TEMPLE DE DELPHES.

 

 

 
 

texte grec

 

 

page 226


QUE SIGNIFIE LE MOT El GRAVÉ SUR LA. PORTE DU TEMPLE DE DELPHES.

Ce traité est en forme de dialogue. Plutarque y rend compte à un poète athénien, son ami, d'un entretien qu'il avait eu dans le temple d'Apollon à Delphes, et dont l'objet était la lettre E ou El, gravée sur la porte du temple. Les interlocuteurs, suivant l'ordre du dialogue, sont Ammonius, dont Plutarque avait été le disciple; Lamprias, un des frères de Plutarque ; un anonyme ; Nicandre, prêtre de Delphes ; Théon, grammairien ; Eustrophe d'Athènes, philosophe platonicien, et enfin Plutarque lui-même. La question que Plutarque examine paraît, au premier coup d'œil, assez peu importante ; mais il a su y jeter de l'intérêt par le grand nombre d'objets qu'il y a fait entrer. Il y discute des points d'histoire, de mythologie, de physique, de géométrie et de métaphysique; et cette variété, en excitant la curiosité du lecteur, attache et soutient l'attention. Nous ne tracerons pas ici l'analyse de ce traité, elle serait impossible sans répétition. Il nous suffira de fixer l'attention sur son idée dominante, l'interprétation qu'Ammonius donne du mot El, et dans laquelle il développe la métaphysique la plus sublime et la plus lumineuse. Il y a un passage où Dieu se trouve défini comme il se définit lui-même dans la Bible, lorsqu'il dit à Moïse : « JE SUIS CELUI QUI EST. »

(384d) Je lus dernièrement, mon cher Sérapion (01), des vers qui n'étaient pas sans agrément, que Dicéarque (02) croit être du poète Euripide, qui les adressait à Archélaüs (03). Les voici :

Quand au riche le pauvre donne,
L'avarice conduit son cœur;
Ce don produit l'espoir flatteur
D'un plus grand qu'il ambitionne.


page 227


Le pauvre qui donne au riche ne mérite pas sa reconnaissance, parce que ses dons ne sont pas désintéressés, et que la ruse et l'avarice les présentent. (384e) Il n'en est pas de même des dons que font la sagesse et la science ; ils sont bien supérieurs à ceux de la richesse : on les fait avec plaisir, et on en demande sans honte nu juste retour. Je vous envoie donc, et par rapport à vous, aux amis avec qui vous vivez, une dissertation sur l'inscription du temple de Delphes, comme les prémices de mon travail (04); et je vous avoue que cet ouvrage m'en fait espérer de votre part de meilleurs et de plus nombreux. Votre séjour dans une plus grande ville (05), votre loisir, la ressource de beaucoup de livres, le commerce avec les savants dont vous y jouissez, vous procurent des avantages que je n'ai pas. Il est vrai qu'Apollon (06) nous éclaire par ses oracles, et fixe nos incertitudes sur les divers événements de la vie ; (384f) mais il abandonne à la sagacité de notre esprit les discussions philosophiques, en nous inspirant un grand desir de connaître la vérité. Nous en avons beaucoup d'exemples; mais je ne citerai que celui de l'inscription El (07), de la porte de son temple. Il n'est pas vraisemblable que le sort ou des lettres jetées au hasard, aient placé cette inscription dans le lieu le plus apparent (385a) du temple, avec les caractères d'une offrande religieuse exposée aux regards du publie. Il y a plus d'apparence que les premiers philosophes qui ont


page 228


réfléchi sur la nature du Dieu qu'on y adore; ont attribué à ce mot El une signification particulière et importante, ou l'ont voulu présenter comme le symbole de quelque grand objet. J'avais jusqu'à présent éludé cette question toutes les fois qu'on me l'avait proposée dans mon école. Mais dernièrement je fus surpris par mes enfants (385b) dans un entretien avec des étrangers, qui montraient la plus grande envie de m'entendre discourir sur cette matière ; et comme ils étaient sur le point de quitter Delphes, il n'était guère possible de se refuser à leurs désirs. Nous nous assîmes donc dans le temple ; et là, après quelques questions réciproques, le lieu même et l'objet de la conversation me rappelèrent ce que j'avais autrefois entendu dire à Ammonius (08) et à quelques autres, sur ce même sujet, lors du voyage de l'empereur Néron à Delphes (09).

D'abord, comme le dieu de ce temple n'est pas moins philosophe que prophète, nous approuvâmes tous Ammonius d'avoir expliqué sous ce double rapport les divers noms qu'on lui donne. Ainsi, disait-il, on l'appelle Pythien, pour ceux qui commencent à s'instruire et à proposer des questions ; Delius et Phanaius, pour ceux à qui les premiers rayons de la vérité se découvrent ; Isménius, par rapport à ceux qui sont plus instruits, et (385cLeschenorius, pour ceux qui possèdent véritablement la science, et sont en état d'en discourir (10). Comme il convient à la


page 229


philosophie de faire des recherches, d'admirer, de douter, il est naturel, ajoutait Ammonius, que la plupart des choses qui regardent ce dieu soient enveloppées d'énigmes qui aient besoin d'explication, et dont il faille développer les motifs et les causes. Par exemple, pourquoi de tous les bois, le sapin est-il le seul qu'on emploie à Delphes pour l'entretien du feu perpétuel? Pourquoi ne brûle-t-on que du laurier dans les sacrifices, et n'a-t-on mis dans le temple que les statues de deux parques, tandis que partout ailleurs on en trouve trois? Pour quelle raison n'est-il permis à aucune femme de consulter l'oracle? Que signifie le trépied , et plusieurs autres questions de cette nature, qui, à moins que d'être proposées (385d) à des hommes stupides, excitent la curiosité, et invitent à des réflexions, à des recherches, à des discussions intéressantes? Voyez à combien de disputes philosophiques ont donné lieu ces deux inscriptions : Connais-toi toi-même, et, Rien de trop ; combien chacune en particulier, telle qu'une semence féconde, a produit de dissertations savantes. Or, la question présente, si je ne me trompe, ne le cède en fécondité à aucune autre.

Ammonius se tut, et mon frère Lamprias (11) prenant la parole : « La raison, dit-il, que j'ai entendu donner de cette inscription, est aussi courte que simple. On dit que les fameux sages, que d'autres appellent sophistes, étaient d'abord au nombre de cinq : (385e) Chilon, Thalès, Solon, Bias et Pittacus. Dans la suite, Cléobule, tyran de la ville de Lindes (12), et Périandre, de celle de Corinthe, quoiqu'ils


page 230


n'eussent ni vertu ni sagesse, vinrent à bout, par leur crédit, leurs bienfaits et les intrigues de leurs amis, de faire violence à la renommée, et d'usurper le nom de sages, en répandant, comme les anciens, dans toute la Grèce, des sentences et des maximes remarquables. Les autres, indignés de cette usurpation, mais ne voulant pas confondre ouvertement leur arrogance, ni se faire, pour un titre d'honneur, des ennemis dangereux de ces hommes puissants, (385f) ils se rendirent à Delphes ; et là, après avoir conféré ensemble, ils consacrèrent cette lettre, qui est la cinquième de l'alphabet et sert à exprimer le nombre cinq, afin de prendre à témoin le dieu qu'ils n'étaient que cinq, et qu'ils rejetaient le sixième et le septième, comme indignes de leur être associés. Ce qui donne de la vraisemblance à cette opinion, c'est que les prêtres à qui le soin de ce temple est confié disent eux-mêmes que des trois Et qui y sont inscrits, celui d'or porte le nom de Livie, femme d'Auguste. Le second, (386b) qui est d'airain, est celui des Athéniens; et le plus ancien de tous, qui est en bois, s'appelle encore aujourd'hui l'Ei des sages, comme dédié non par un seul d'entre eux, mais par tous les cinq ensemble. »

Cette explication fit sourire Ammonius. Il soupçonna que Lamprias avait exposé son opinion particulière, et que ne voulant pas en être responsable. il inventait une histoire qu'il disait avoir entendu raconter à d'autres. Un des assistants dit alors que ce récit ressemblait assez à une explication plaisante qu'un Chaldéen en avait donnée depuis peu. Il prétendait que, comme il y a sept voyelles dans l'alphabet (13), il y a aussi dans le ciel sept planètes, qui ont un mouvement propre, distingué du mouvement général de l'univers; (386b) que l'E a été de tout temps la seconde des voyelles, comme le soleil est, après


 page 231


la lune, la seconde planète  (14). « Or, tous les Grecs s'accordent à reconnaître Apollon dans le soleil. Mais ces choses sont absolument du tableau et pour la populace (15). Au reste, Lamprias ne s'est pas aperçu qu'il soulevait contre son opinion tous les ministres du temple ; car personne ne sait ici l'histoire qu'il vient de raconter. »

Mais les prêtres donnent de cette inscription une interprétation connue de tout le monde. Ils disent que ce n'est ni la forme ni le son de cette lettre (16), mais sa signification qui renferme quelque chose de symbolique. Elle est, selon l'opinion commune des Delphiens (et le prêtre Nicandre lui-même  (17) qui était présent, le confirma), un terme de formule dont on se sert pour consulter le dieu. (386c) « C'est, dit-il, le premier mot de toutes les questions qu'on fait à l'oracle, à qui l'un vient demander s'il remportera la victoire; l'autre, s'il se remariera; un troisième, s'il fera bien de s'embarquer ; celui-ci, s'il doit s'appliquer à l'agriculture ; celui-là, s'il doit voyager. Le sage Apollon reçoit toutes ces demandes, en dépit des dialecticiens, qui prétendent que cette conjonction Si, et la proposition qui la suit, ne présentent aucun sens. Nous interrogeons Apollon comme prophète ; tout le monde l'invoque comme dieu. (386d) Sous ces deux rapports, le mot Ei ou Si, n'annonce pas moins un désir qu'une question. Nous disons tous les jours: Si telle chose marrivait. Ah ! disait Archiloque,

De ma Néobulé (18), si je touchais la main!


page 232


Dans le mot eithé, qui exprime aussi le désir, la seconde syllabe n'a point de signification, aussi bien que la syllabe then, dans ce vers de Sophron (19) :

Que ne puis-je avoir des enfants !

et dans celui-ci d'Homère :

Ainsi je réduirai ta force et ton courage.

Mais le mot Si tout seul énonce suffisamment le desir. »

Quand Nicandre eut fini, Théon, mon ami (20), qui, je crois, vous est connu, demanda à Ammonius si l'on laissait à la dialectique, si vivement insultée, la liberté de se défendre. Ammonius lui dit qu'il pouvait parler, et la venger.

(386e) « La plupart des oracles d'Apollon, dit-il, prouvent combien ce dieu est versé dans la dialectique. Il sait également et proposer des énigmes, et les expliquer. Ainsi l'oracle par lequel il ordonnait de faire un carré double de celui de l'autel de Délos (ce qui est une opération de la plus haute géométrie), ne regardait pas proprement cet autel, suivant Platon, mais était un ordre donné aux Grecs de s'appliquer à la géométrie. Ce dieu donc, en prononçant des réponses ambiguës, recommande par là l'étude de la dialectique, comme nécessaire à ceux qui voudront bien saisir le sens de ses oracles. Or, dans la dialectique, la conjonction SI a la plus grande force (386f) , puis-


page 233


qu'elle sert à énoncer un raisonnement dont l'esprit humain est seul capable. Il est vrai que les brutes ont certaines connaissances des choses ; mais la nature n'a donné qu'à l'homme seul la faculté de réfléchir et de tirer une conséquence. Les loups, les chiens et les oiseaux (387a) connaissent le jour et la lumière, mais ils ne savent pas qu'il est jour dès que la lumière paraît. Cette connaissance est réservée à l'homme, parce que lui seul a l'idée de l'antécédent et du conséquent, de leur valeur et de la liaison qu'ils ont l'un avec l'autre, de leur rapport et de leur différence ; et de ces propriétés dérive le premier principe de toutes les démonstrations. « Puis donc que la vérité est l'objet de la philosophie, que le moyen de connaître la vérité est la démonstration, et que toute démonstration a pour principe la connexité des propositions, les premiers sages n'ont-ils pas eu raison de consacrer au dieu qui aime le plus la vérité le terme qui renferme et explique cette liaison? Apollon (387b) est devin ; et l'art de la divination a pour objet de prédire l'avenir d'après le présent et le passé. Il n'est rien dont l'existence n'ait sa cause, et la prescience sa raison. Le présent a une liaison naturelle avec le passé, et l'avenir avec le présent. L'un suit nécessairement de l'autre, par une succession qui se continue depuis l'origine des choses jusqu'à leur fin. Celui qui connaît les causes naturelles de ces trois termes de l'existence, et qui peut embrasser leurs rapports mutuels, celui-là sait et peut annoncer

Le présent, l'avenir et les choses passées.

« C'est avec raison qu'Homère a d'abord mis le présent, ensuite l'avenir, et enfin le passé; car c'est du présent que, par la connexité des propositions entre elles, dépendent les raisonnements suivants : si telle chose est, telle autre a précédé ; si cela est, telle chose (387c) arrivera. Car  tout


page 234


l'art de la dialectique consiste, comme je l'ai déjà dit, à bien connaître la liaison de la conséquence avec les prémisses. Pour celles-ci, les sens tout seuls peuvent en donner la connaissance. Aussi, quoique la comparaison puisse paraître un peu commune, je ne craindrai pas de dire que le raisonnement est le trépied de la vérité ; qu'établissant d'abord le rapport de l'antécédent avec le conséquent, et le liant avec la question proposée, il en tire une conclusion évidente. Faut-il donc s'étonner qu'Apollon, qui aime la musique, qui se plaît au chant des cygnes et au son des instruments, ait, par amour pour la dialectique, adopté de préférence une conjonction (387d) qu'il voit si souvent employée par les philosophes? Hercule, avant qu'il eût délié Prométhée et conversé avec les sophistes Chiron et Atlas, lorsqu'il était encore très jeune et un véritable Béotien (21), entreprit d'abolir la dialectique ; et se moquant de cet axiome : « Si l'antécédent est vrai, le conséquent l'est aussi, » il enleva, dit-on, de force le trépied, et voulut se battre pour la dialectique avec Apollon. Mais, dans un âge plus mûr, il devint lui-même très habile dans cet art et dans celui de la divination. »

Théon ayant cessé deparier, ce fut, je crois, l'Athénien Eustrophe (22) qui m'adressa la parole : « Voyez-vous, dit-il, avec quel zèle Théon a défendu la dialectique ? Il ne lui manquait que d'être revêtu de la peau du lion. (387e) Mais vous convient-il de rester sans réplique, à vous qui rapportez an nombre tous les êtres, toutes les essences et les principes des choses divines et humaines ; qui le regardez comme la cause première et absolue des substances les plus belles et les plus précieuses; qui voulez offrir au dieu de ce temple les prémices de la géométrie, cette


page 235


science qui vous est si chère, et prouver que la lettre E ne diffère en rien des autres, ni par sa vertu, ni par sa forme, ni par sa signification ; manque le privilège glorieux qui la distingue, c'est qu'elle désigne le nombre cinq, qui a un si grand empire sur toute la nature, et dont les sages ont tiré le terme qui signifie compter ? »

Eustrophe disait cela (387f) sans plaisanter, et voulait, je crois, faire honneur aux mathématiques, qu'il savait que j'étudiais alors avec passion, sans oublier cependant, comme disciple de l'Académie, cette célèbre maxime : Rien de trop. Voici donc la réponse que je lui fis : Il est vrai qu'Eustrophe a fort bien éclairci la difficulté par le nombre. (388a) Le nombre se divise en pair et impair ; l'unité leur est commune, elle sert à l'un et à l'autre : si on l'ajoute au pair, elle le rend impair ; si on l'ajoute à l'impair, elle le rend pair. Deux est le premier fondement du nombre pair, trois celui de l'impair. Cinq est un nombre distingué, parce qu'il est composé des deux premiers ; il est appelé mariage, à cause du rapport du nombre pair avec la femelle, et de celui de l'impair avec le mâle. Lorsqu'on divise les nombres en parties égales, le pair laisse entre les deux membres entièrement égaux de sa division un espace vide, et comme une sorte de récipient. Après la division de l'impair, (388b) il reste un nombre milieu, principe de multiplication (23) ; aussi est-il plus fécond que le nombre pair. Quand il lui est uni, il conserve toutes ses propriétés, et il ne peut jamais les perdre. Cela est si vrai,


page 236


que le pair joint à l'impair, au lieu de produire le pair, ne produit jamais que l'impair. La combinaison de ces deux nombres en fait connaître la différence. Le pair joint au pair ne produit jamais l'impair. Sa propriété est invariable ; il n'a pas la puissance de produire un nombre différent ; au lieu que les impairs sont toujours féconds et produisent des nombres pairs quand ils sont joints à des impairs. Les circonstances ne me permettent pas de parler ici (388c) des autres propriétés et différences des nombres. J'ai déjà dit que la ressemblance du premier nombre pair avec la femme, et du premier impair avec l'homme, avait fait donner au nombre cinq, par les disciples de Pythagore, le nom de mariage.

On lui donne aussi le nom de nature, parce qu'en le multipliant par lui-même, on a pour dernier terme un nombre cinq (24). Comme la nature qui reçoit du froment pour semence, après l'avoir multiplié et lui avoir fait subir plusieurs transformations nécessaires à la perfection de son œuvre, le ramène enfin à sa première substance et reproduit du froment, de même tandis que les autres nombres, multipliés par eux-mêmes, donnent dans leur multiplication des nombres différents, (388d) les nombres cinq et six sont les seuls dont les carrés se terminent au nombre de leur racine; car le carré de six est trente-six comme celui de cinq est vingt-cinq, avec cette différence cependant que le nombre six n'a la propriété de se reproduire dans son carré qu'une seule fois et d'une seule manière ; au lieu que le nombre cinq, outre la propriété de se reproduire lui-même par la multiplication, a de plus cette faculté particulière, que doublé, ou il produit une dizaine, ou il se reproduit lui-même alternativement, et ainsi de suite jusqu'à l'infini (25), en quoi il est l'image de


page 237


cette cause éternelle qui régit l'univers. En effet, comme cette cause, toujours subsistante, produit le monde, et que par le monde elle se perfectionne elle-même, car, dit Héraclite, (388e) toutes les substances se changent en feu, et le feu en toutes les autres substances (comme d'un lingot d'or on fait de la monnaie, et de la monnaie un lingot d'or); ainsi le nombre cinq joint avec lui-même ne peut rien produire d'imparfait ou d'hétérogène, et ses changements sont tellement déterminés, qu'il ne peut que se reproduire lui-même, ou une dizaine, c'est-à-dire un nombre de son espèce, ou un nombre parfait.

Maintenant, si quelqu'un me demande quel rapport , tout cela peut avoir avec Apollon, je répondrai que ce dieu n'est pas le seul à qui on puisse l'appliquer, et que cela convient également à Bacchus, qui n'a pas moins de droit qu'Apollon sur l'oracle de Delphes (26). J'ai entendu des théologiens prononcer dans leurs discours, (388f) ou chanter dans leurs vers, que Dieu, incorruptible et éternel de sa nature, subit, par la loi d'une destinée et d'une raison nécessaires, différentes transformations. Tantôt il change tout en feu et assimile entre elles toutes les substances ; tantôt il prend toutes sortes de formes avec des affections contraires et un assujettissement à des habitudes différentes ; et voilà ce qui constitue ce que nous appelons communément le monde. Les philosophes, qui voulaient cacher au vulgaire cette doctrine, ont appelé le changement du principe universel en feu, APOLLON, pour exprimer son unité, et PHÉBUS, pour marquer la parfaite pureté de sa lumière ; (389a) sa transformation en air, en eau et en terre ; ses changements en astres, en plantes et en animaux; les affections, les vicissitudes qu'il éprouve et


page 238


qui le distribuent dans les différents êtres, comme en autant de membres séparés ; ils les. désignent sous les noms énigmatiques de DIONYSIUS , de ZAGREE (27), de NYCTÉLIUS (28), d'ISODÈTE (29); son altération et sa dissolution dans les corps, sa mort et son retour à la vie, ont aussi des noms analogues à ces différentes révolutions. Ils chantent en l'honneur de Bacchus des dithyrambes pleins de mouvements vifs, de changements dans le nombre et dans la mesure, d'écarts et de digressions. Car, dit Eschyle, (389b) le dithyrambe, qui aime les cris confus, est fait pour accompagner le cortége de Bacchus. Mais ils chantent pour Apollon le péan, genre de poésie modeste et réglée. Ils peignent ce dieu dans la fleur d'une jeunesse immortelle, et donnent à Bacchus une multitude de formes et de figures différentes. En un mot, ils attribuent à l'un l'égalité, l'ordre et une activité paisible; à l'autre, les jeux folâtres et pétulants, le désordre et la fureur. Ils invoquent sous le nom d'Evius, ce dieu qui agite les bacchantes, et ils lui rendent des honneurs insensés. Cette différence de culte pour ces deux divinités a un rapport naturel aux divers changements de ce principe universel du monde

Mais comme la durée de ces révolutions périodiques n'est pas la même; que l'une, qu'ils appellent satiété, (389c) est plus longue que celle qu'ils nomment indigence, afin de suivre cette proportion, ils chantent le péan dans leurs


page 239


sacrifices pendant les trois premières saisons de l'année ; ensuite, quand l'hiver commence, ils interrompent ce dernier cantique pour reprendre le dithyrambe, et pendant ces trois derniers mois, ils invoquent Bacchus au lieu d'Apollon. Ils croient que la révolution qui change en feu toutes les substances dure trois fois plus que l'autre. Mais peut-être me suis-je arrêté sur ces objets plus longtemps qu'il ne convenait à la circonstance. Ce qu'il y a du moins de certain, c'est que ces théologiens attribuent à ce dieu le nombre cinq, qui tantôt se reproduit lui-même comme le feu, et tantôt forme le nombre dix (389d) comme le monde (30).

Mais la musique que nous savons être si agréable à ce dieu, croirons-nous qu'elle n'a point de rapport avec le nombre cinq? La science de l'harmonie consiste, comme on sait, à former des accords justes. Or, les accords ne sont et ne peuvent être qu'au nombre de cinq, comme le montre la raison, et que l'expérience le confirme à quiconque en voudra faire l'épreuve sur des cordes tendues ou sur les trous de la flûte, et s'en rapporter au jugement seul de l'oreille sans faire usage de la raison. Ces accords se forment tous suivant les proportions des nombres. Celle de la quarte est sesqui-tierce; celle de la quinte, sesqui- altère; celle de l'octave, double ; celle de la quinte par-dessus l'octave, triple, et celle de la double octave, quadruple. (389e) L'accord de la quarte par-dessus l'octave, que quelques compositeurs veulent y ajouter, ne doit pas être admis, parce qu'il sort des règles de la mesure, et qu'ici le plaisir de l'oreille doit être sacrifié au maintien de la proportion, qui a force de loi. Sans parler des cinq positions du tétra-chorde, des cinq premiers tons, modes ou harmonies, comme on voudra les appeler, qui varient plus ou moins du grave à l'aigu, suivant que les cordes sont plus ou


page 240


moins tendues, tandis que les autres sont graves ou aiguës, n'est-il pas certain que quoiqu'il y ait entre les sons une infinité d'intervalles, il n'y en a pourtant que cinq qui entrent dans le chant, savoir : le dièse, le demi-ton , le ton, le triple demi-ton et le double ton ? (389f) on ne trouve jamais dans le chant un intervalle plus grand ou plus petit entre le grave et l'aigu.

Je laisse plusieurs autres objets de cette nature pour exposer le sentiment de Platon, qui dit qu'il n'y a qu'un seul monde, ou que s'il en existe plusieurs, il ne peut pas y en avoir plus de cinq. Mais en supposant que celui que nous voyons soit unique, comme le pense Aristote, il est du moins en quelque sorte composé de cinq mondes :  (390a) la terre, l'eau, l'air, le feu et le ciel, que les uns appellent la lumière, les autres, l'éther, d'autres enfin, la quintessence. Cette dernière substance est de tous les corps le seul qui tienne de la nature, et non de la nécessité ou du hasard, ce mouvement circulaire qui lui est propre.C'est aussi par analogie aux cinq formes les plus belles et les plus parfaites qui soient dans la nature, que Platon a assigné à ces cinq mondes la pyramide, le cube, l'octaèdre, l'icosaèdre et le dodécaèdre, et qu'il attribue à chacun d'eux la figure qui lui convient.

Il est même des philosophes qui rapportent à ces substances primitives les sens naturels, qui sont également au nombre de cinq : (390b) le tact à la terre, parce qu'il est dur et ferme ; le goût à l'eau, parce que son humidité lui fait discerner les propriétés des saveurs. L'air frappé dans l'ouïe devient son. Des deux autres sens, l'odorat affecté par les odeurs qui ne sont que des vapeurs subtiles que la chaleur élève, tient de la nature du feu. Le brillant des yeux a un rapport sensible avec l'éther et la lumière, deux substances assez semblables, et qui affectent de la même manière l'organe de la vue. Les êtres animés n'ont pas d'autres sens que ceux-là, ni le


page 241


monde d'autres substances simples et sans mélange; et l'on voit en toute cette distribution admirable, et, pour ainsi dire, cette association de cinq à cinq.

(390c) Je m'arrêtai là, et après quelques moments de silence : Eustrophe, m'écriai-je, qu'allais-je faire? peu s'en est fallu que je n'aie oublié Homère , comme si ce n'était pas lui qui le premier a divisé le monde en cinq parties, dont il assigne les trois qui sont situées au milieu à trois divinités. Les deux autres, l'Olympe et la terre, qui bornent, l'une les substances inférieures, et l'autre les supérieures, il les laisse en commun à tous les dieux, et n'en fait point de partage.

Mais, comme dit Euripide, revenons à notre sujet. Ceux qui relèvent les propriétés du nombre quatre prétendent avec assez de probabilité que c'est sur son analogie que tous les corps ont été formés. (390d) En effet, tout solide consiste dans ces trois dimensions : longueur, largeur et profondeur. Avant la longueur, est le point, qui est comme l'unité entre les nombres. La longueur conçue sans largeur fait la ligne. Le mouvement de la ligne en largeur produit la surface, qui est la troisième dimension. Joignez-y la profondeur, et vous avez le solide fermé sur quatre proportions.

Mais tout le monde voit évidemment que le nombre quatre, après avoir conduit la nature jusqu'à la formation parfaite des substances assez solides pour résister à une forte pression, la laisse privée de la faculté la plus importante ; car tout être privé de sentiment est imparfait, et, pour ainsi dire, orphelin. (390e) Dès que l'âme ne lui imprime pas de mouvement, il n'est propre à rien. Mais le mouvement ou l'affection qui introduit l'âme en lui opère ce nouvel état par l'analogie du nombre cinq, et donne à la nature toute sa perfection. En sorte que ce dernier nombre est autant supérieur au nombre quatre, que l'être animé l'est à la substance privée de vie.


 page 242


De plus, le nombre cinq portant encore plus loin son harmonie et son pouvoir, n'a pas laissé croître à l'infini les substances animées ; il les a bornées à cinq espèces différentes : les dieux, les génies, les héros, les hommes et les brutes. L'âme elle-même, d'après sa division naturelle , comprend cinq facultés : la végétative, (390f) qui est la plus grossière de toutes; la sensible, la concupiscible, l'irascible et la raisonnable, à laquelle la nature s'est arrêtée, parce qu'elle avait atteint, par cette cinquième faculté, le dernier degré de perfection.

Outre tant de propriétés si importantes, le nombre cinq a encore une origine remarquable, non celle dont nous avons déjà parlé, et qui se forme des nombres deux et trois réunis, mais celle qui naît de l'union du premier élément (391a) des nombres avec leur premier carré. L'unité est le principe de tous les nombres, et quatre est le premier carré. De ces deux nombres comme d'une matière et d'une forme parfaites, se compose le nombre cinq. Que si l'unité , comme quelques uns le pensent, est aussi un véritable carré, parce qu'elle se multiplie par elle-même et se termine à l'unité, dans ce cas, le nombre cinq, qui se forme de la réunion des deux premiers carrés, ne peut avoir une plus noble origine. J'aurais encore à ajouter une propriété plus excellente ; mais je crains, si j'en parle, de faire tort à Platon, comme il disait lui-même que la lune en faisait au philosophe Anaxagoras, qui donnait comme sienne, (391d) sur la lumière de cette planète, une opinion qui était de toute ancienneté (31). Platon, dis-je alors en m'adressant à Eustrophe, ne le dit-il pas dans son Cratylus ? « Sans doute, me répondit-il ; mais je ne vois pas quel rapport cela peut avoir avec ce que vous dites. »


page 243


Vous savez, repris-je, que dans son Sophiste il établit cinq idées universelles, I'ESSENCE , I'ÊTRE TOUJOURS LE MÊME, l'ÊTRE CHANGEANT, le MOUvEMENT et le REPOS. Dans son Philèbe, il pose une autre division également en cinq principes : l'infini, le fini, la production des êtres qui résulte du mélange de ces deux premiers principes ; la cause qui produit ce mélange est le quatrième, et il nous laisse à deviner le cinquième, par lequel les êtres unis sont de nouveau divisés et séparés. Pour moi, (391c) je pense que cette seconde division n'est qu'une image de la première. La production des êtres répond à l'essence, l'infini au mouvement, le fini au repos, la cause qui mêle les principes à l'être toujours le même, et celle qui sépare à l'être changeant. Mais en supposant que ces deux divisions ne soient pas les mêmes, on trouvera toujours dans l'une et dans l'autre cinq idées universelles et cinq différences. Quelque philosophe qui, bien avant Platon, avait connu cette division, aura peut-être consacré deux El (32) à Apollon, comme la marque et le symbole du nombre de tous les êtres.

Peut-être aussi avait-il vu que le bien en général est divisé en cinq espèces : (391d) la modération, la proportion, l'intelligence , les sciences avec les arts et les opinions vraies dont l'âme est le siège, enfin les plaisirs purs, sans
mélange d'aucune peine. C'est le terme que désigne Orphée, lorsqu'il dit :

Vous finirez vos chants à votre sixième âge.

Après tout ce que nous venons de dire, j'ajouterai encore un mot qui sera sûrement entendu de Nicandre. Le sixième jour du premier mois, lorsqu'on introduit la pythie dans le Prytanée (33) , le premier des trois sorts qu'on jette pour


page 244


vous est tiré sur le nombre cinq, d'abord trois, ensuite deux. La chose ne se fait-elle pas ainsi ? « Oui, répondit Nicandre, mais il est défendu (391e) d'en dire la raison aux étrangers. » Eh bien ! repris-je en riant, en attendant que nous soyons consacrés prêtres, et qu'en cette qualité le dieu nous fasse connaître la vérité, voilà toujours un nouveau privilège à ajouter à ceux que nous avons découverts dans le nombre cinq. C'est là que finit, autant que je puis m'en souvenir, l'éloge des propriétés arithmétiques et géométriques de la lettre E.

Alors Ammonius, qui, par l'estime qu'il faisait des mathématiques, prenait un grand plaisir à cet entretien, prit la parole : « Il n'est pas nécessaire, dit-il, de réfuter sérieusement ce que ces jeunes gens viennent de dire. Je ne dissimulerai pas cependant qu'il n'est point de nombre qui ne puisse fournir aisément la matière du plus vaste éloge (391f) à qui voudrait l'entreprendre. Et sans parler des autres, le nombre sept, qui est consacré à Apollon (34), ne tiendrait-il pas un jour entier avant qu'on eût parcouru toutes ses propriétés ? Nous convient-il d'ailleurs de condamner les anciens sages, et de dire qu'ils ont combattu l'usage consacré par le temps, de donner au nombre sept la prééminence sur celui de cinq en consacrant à Apollon ce dernier nombre, qu'ils croyaient lui convenir davantage ? Pour moi, je pense que cette lettre E ne désigne ni un nombre, ni un ordre, ni une conjonction, ni quel-


page 245


que partie du discours, mais qu'elle est en soi une dénomination parfaite de ce dieu, dont elle nous fait connaître, par cette énonciation, la puissance et les qualités. En effet, lorsque nous approchons du sanctuaire, le dieu nous adresse ces mots : CONNAIS-TOI TOI-MÊME, ce qui est un véritable salut. Et nous lui répondons par ce monosyllabe : Ei, VOUS ÊTES, c'est-à-dire que nous attribuons à lui seul la propriété véritable, unique et incommunicable, d'exister par lui-même.

« Pour nous, l'existence n'est pas proprement notre partage. Toutes les substances périssables placées, pour ainsi dire, entre la naissance et la mort, n'ont qu'une apparence incertaine, et existent dans notre opinion plutôt qu'elles n'existent réellement. (392b) Veut-on appliquer son esprit pour les saisir par la pensée ? il en est d'elles comme d'un liquide qu'on presse dans ses mains ; à mesure qu'on le serre davantage, il s'écoule et se perd. Ainsi la raison, en voulant se former une idée évidente des substances passibles et muables, s'égare nécessairement, parce qu'elle s'attache à leur naissance ou à leur mort, sans pouvoir saisir en elles rien de permanent et qui ait une existence réelle. On ne descend pas deux fois dans le même fleuve, dit Héraclite (35). On ne trouve pas non plus deux fois dans le même état une substance périssable. Telle est la rapidité de ses changements, qu'un instant en réunit les parties et un instant les disperse ; elle ne fait que paraître (392c) et disparaître. Aussi ne parvient-elle jamais à un état qu'on puisse appeler existence, parce qu'elle ne cesse point de naître et de se former. Passant depuis le premier instant de sa conception par des vicissitudes continuelles, elle est successivement embryon, être animé, enfant, adolescent, jeune homme, homme fait, vieillard et décrépit. Une génération nouvelle détruit sans cesse les précédentes.


page 246


« Après cela, n'est-il pus ridicule que nous craignions la mort, nous qui sommes déjà morts tant de fois et qui mourons tous les jours? Héraclite disait que la mort du feu était la naissance de l'air, et que la mort de l'air donnait naissance à l'eau. Mais cela se vérifie bien plus sensiblement en nous-mêmes. L'homme fait (392d) meurt quand le vieillard commence ; et il n'avait lui-même existé que par la mort du jeune homme, et celui-ci parcelle de l'enfant. L'homme d'hier est mort aujourd'hui, et celui d'aujourd'hui mourra demain. Il n'est personne qui subsiste et qui soit toujours un. Nous sommes successivement plusieurs êtres, et la matière dont nous sommes formés s'agite et s'altère sans cesse autour d'un simulacre et d'un moule commun. En effet, si nous demeurons toujours les mêmes, pourquoi changeons-nous si souvent de goûts ? Pourquoi nous voit-on aimer, haïr, admirer, blâmer tour à tour les objets les plus contraires, varier à tous moments dans nos discours, nos sentiments, nos affections, (392e) et jusque dans notre figure ? Il n'est pas vraisemblable que cette diversité dans notre manière d'être se fasse sans quelque changement, et quiconque change n'est pas le même : s'il n'est pas le même, il n'a donc pas proprement l'existence ; mais par des changements continuels il passe d'une manière d'être à une autre. Nos sens, par l'ignorance de ce qui est réellement, nous font attribuer la réalité de l'être à ce qui n'en a que l'apparence.

« Quel est donc l'être véritable ? c'est celui qui existe de toute éternité, qui n'a ni origine, ni terme, à qui le temps ne fait éprouver aucune vicissitude. Le temps, cette durée mobile, qu'on conçoit sous l'idée du mouvement, qui s'écoule sans cesse, et ne peut être fixé, est comme l'espace où commencent et finissent toutes les générations. Les différentes dénominations sous lesquelles on l'exprime, d'antérieur, de postérieur, de futur et de passé, sont un aveu de sa non-existence ; car il serait ab-


page 247


surde d'admettre (392f) comme existant ce qui n'est pas encore ou ce qui cesse d'être. Lorsque, pour nous former une idée du temps, nous voulons nous fixer au moment présent, il échappe à la pensée et la raison s'y perd. Il se divise en passé et en avenir, et nous sommes forcés, malgré nous, de ne le voir que dans ce partage. Or la nature, qui se mesure par le temps, n'est pas plus facile à saisir que le temps même, puisqu'elle n'a rien de permanent, rien qui ait une véritable existence. Toutes les substances qui naissent et périssent en elle, sont nécessairement (393a) confondues avec le temps; mais ce qui est réellement, on ne peut pas dire qu'il a été ou qu'il sera. Ces termes désignent un passage d'un état à un autre, un changement, une révolution qui ne peut avoir lieu que dans ce qui n'a point une véritable existence.

« Dieu est donc nécessairement, et son existence est hors du temps. Il est immuable dans son éternité. Il ne connaît pas la succession des temps : il n'y a en lui ni temps antérieur, ni temps postérieur, ni rien de récent. Seul il EST ; son existence est l'éternité, (392b) et par la raison qu'il EST, il EST véritablement. On ne peut pas dire de lui qu'il a été, qu'il sera, qu'il a eu un commencement et qu'il aura une fin. Voilà sous quelle dénomination il faut reconnaître et adorer cet Être suprême, à moins que nous n'adoptions cette formule de quelques anciens : Vous ÊTES UN.

« Il n'y a pas plusieurs dieux, il n'y en a qu'un seul ; et ce dieu n'est pas comme chacun de nous un composé et un assemblage de mille et mille passions différentes, tel qu'une assemblée nombreuse d'hommes de toute espèce. Ce qui EST par essence ne peut être qu'un ; et ce qui est un, ne peut pas ne point exister. S'il y avait plusieurs dieux, l'existence en serait différente, et cette diversité produirait ce qui n'a pas une véritable existence.


page 248


« Ainsi les trois noms qu'on a donnés à ce dieu lui conviennent parfaitement : celui à Apollon, parce qu'il exclut la multiplicité ; (393c) celui d'Iéius, parce qu'il est seul et unique; enfin, celui de Phébus, par lequel les anciens exprimaient tout ce qui est chaste et pur. Encore aujourd'hui les Thessaliens disent que leurs prêtres se phébonomisent, lorsqu'ils passent les jours néfastes dans la retraite et hors des temples. Ce qui est un, est pur et sans mélange. L'altération est la propriété de tout mélange. Aussi Homère dit-il que l'ivoire teint en pourpre est une substance souillée, et les teinturiers appellent corruption le mélange de leurs couleurs ; une substance pure et incorruptible doit donc être une et sans partage.

« Pour ceux qui croient qu'Apollon et le soleil sont (393d) une même chose, il faut approuver et aimer la bonté de leur esprit, lorsqu'ils appliquent l'idée qu'ils ont de la divinité à l'objet qui leur paraît le plus désirable et le plus digne de leurs hommages. Mais nous, afin de nous former ici-bas, comme dans le plus beau des songes, une juste idée de ce dieu, donnons l'essor à nos esprits, et élevons nos pensées au-dessus de tout ce que la nature renferme. Respectons néanmoins dans le soleil son image, qui par sa fécondité (autant qu'une substance sensible et périssable peut le faire d'un pur esprit et d'un être éternel) fait briller à nos yeux quelques traits de la bonté et de la félicité de cet être suprême.

« Quant aux émanations de Dieu hors de lui-même, à ces changements par lesquels il devient feu, (393e) se resserre ensuite, et se condense et devient terre, mer, vent, animal ou plante ; quant à l'idée qu'il subit d'autres vicissitudes aussi indignes de lui, c'est une impiété de l'entendre.

« Ne serait-ce pas en effet le rabaisser au-dessous de cet enfant dont parle un poète, qui, seul, pour s'amuser, traçait sur le sable des figures qu'il détruisait aussitôt?


 page 249


Peut-on supposer que Dieu agisse de même pour cet univers, et qu'après avoir créé un monde qui n'existait pas, (393f) il le détruise un instant après ? Au contraire, tout ce qu'il a mis dans le monde en lie étroitement toutes les substances, et contient cette matière fragile qui tend sans cesse à sa destruction. Rien aussi n'est plus contraire à cette opinion que ce mot : Vous ÊTES, par lequel on témoigne que Dieu ne sort jamais (394a) de lui-même et qu'il n'éprouve aucune vicissitude. Ces changements et ces opérations ne peuvent convenir qu'à un autre dieu, ou plutôt quelque génie qui préside à la nature, dans laquelle la naissance et la mort se succèdent continuellement ; c'est ce que prouvent sensiblement les noms qu'on donne à ce génie, et qui expriment des qualités si contraires à celles de notre dieu : ce dernier s'appelle Apollon; l'autre est nommé Pluton; celui-ci, Délius; le premier, Aidonée; l'un, Phébus, et l'autre, Scotius (36) ; l'un a pour compagnes les Muses et Mnémosyne (37) ; l'autre, l'oubli et le silence ; l'un s'appelle Théorius et Phanaius (38) ; pour l'autre,

Il préside à la nuit, au tranquille sommeil;

aussi l'un

Est-il de tous les dieux le plus craint des mortels.

Pour l'autre, Pindare a dit de lui agréablement :

(394b) Du Destin la loi suprême
A voulu qu'aux humains il fût plein de bonté.

« Euripide a donc eu raison de dire :

Laissons aux tristes morts les larmes, les regrets,
Le brillant Apollon ne les connut jamais.


page 250


« Stésichore avait dit avant lui :

Apollon ne chérit que les chants et les ris;
Le sort laisse à Pluton les douleurs et les cris.

« Sophocle assigne à chacun d'eux l'instrument qui  leur convient en disant :

La flûte exprime la tristesse,
La lyre enfante l'allégresse.

C'est depuis bien peu de temps que la flûte a osé se faire entendre dans les jeux. Auparavant elle n'appelait les hommes qu'aux cérémonies lugubres, et remplissait un ministère aussi triste (394c) que peu honorable. Dans la suite, tout a été confondu ; et cette confusion du culte des dieux avec celui des génies a été une source de troubles parmi les hommes. Mais l'inscription Ei, et la maxime Connais-toi toi-même, qui paraissent se contredire sous un rapport, s'accordent sous un autre. La première nous imprime un profond respect pour la divinité et nous invite à l'adorer comme l'être suprême et éternel; l'autre avertit les mortels de la fragilité de leur nature. »


(01)  Poète athénien, contemporain de Plutarque, et qui avait composé en vers plusieurs ouvrages philosophiques. Il parait, par ce qui va être dit plus bas, qu'il était à Athènes lorsque Plutarque lui adressa ce traité. ( Voyez Fabricius, Bibl. Gr.,liv. v, ch. 21, p. 191. )

(02) Dicéarque, historien célèbre et disciple d'Aristote, était de Messine; il avait écrit plusieurs ouvrages d'histoire, de philosophie et de politique, donc on peut voir la liste dans Vossius, de Hist. Grœc., liv. i, ch. 9, et dans Fabricius, Bibl. Gr., t. II, p. 295.

(03)  Cet Archélaüs était le treizième roi de Macédoine depuis Caranus, et aimait beaucoup le poète Euripide, qu'il avait souvent à sa cour.

(04) Expression prise des sacrifices, dans lesquels il était d'usage d'offrir aux dieux les prémices de la victime.

(05)  C'est sûrement Athènes dont il est question ici, puisque Sérapion en était. Plutarque vivait à Chéronée, ville de Béotie bien moins considérable qu'Athènes.

(06) Le texte ajoute : ce dieu qui nous en cher ; ce qui veut dire simplement notre dieu, parce que Plutarque était grand-prètre d'Apollon dans ta patrie. 

(07) Cette inscription était une simple lettre que les Grecs écrivaient indifféremment E ou El, et qui était susceptible de plusieurs significations, comme nous le verrons dans la suite de ce traité.

(08) Philosophe d'Alexandrie dont Plutarque fut le disciple; il n'était attaché à aucune secte particulière, et faisait également profession des dogmes de Platon, d'Aristote et îles stoïciens. Il mourut à Athènes. 

(09) L'empereur Néron vint à Delphes pour consulter l'oracle sur une prédiction des astrologues, qui lui annonçaient qu'il serait dépouillé de l'empire. Le dieu lui répondit de prendre garde à la soixante-treizième année ; réponse équivoque comme l'étaient toutes celles des oracles, qui fit croire à Néron qu'il régnerait tranquillement au moins jusqu'à la soixante-treizième année de son âge , mais qui, par l'événement, se trouva convenir à Galba, qui était âgé de soixante-treize ans lorsqu'il détrôna Néron.

(10) Ces différents surnoms sont dérivés, le premier du verbe grec πύθεσθαι, interroger, demander; le second, du mot δῆλος, clair, apparent; le troisième, du verbe φαέιν , luire, éclairer; le quatrième, du verbe  ἵσημι, connaît, est savant; le cinquième, du substantif λέσχη, discours, entretien.

(11) Plutarque eut un aïeul, un frère et un fils du nom de Lamprias. Celui dont il est question en cet endroit et dans plusieurs autres traités, était, ainsi que Timon, autre frère de Plutarque, d'un esprit orné et d'une érudition étendue, comme on en peut juger par les matières qu'ils traitent.

(12) Lindes était une ville de l'île de Rhodes.

(13) Ceci s'entend de l'alphabet grec, dans lequel, outre les cinq voyelles ordinaires, il y a l'A et l'O longs, qui sont l'H et l'Ω

(14) Les astrologues donnaient le premier rang à la lune, comme influant le plus sur notre planète, et ayant la principale part aux charmes magiques.

(15) Allusion à ces charlatans qui, montés sur des tréteaux, et une baguette à la main, expliquent les figures d'un tableau.

(16) Par la forme de la lettre, ou par la vue, comme porte le texte, il fait allusion au sentiment de Lamprias, qui croyait que cette lettre désignait le nombre cinq ; et par le son il indique l'explication du Chaldéen, qui avait dit qu'elle était la seconde des voyelles. 

(17) Nicandre était un des prêtres du temple d'Apollon, et c'est un des interlocuteurs de ce dialogue, quoique Plutarque ne l'ait pas annoncé.

(18) Néobulé, fille de Lycambe, citoyen de Thèbes, avait été promise en mariage au poète Archiloque. Lycambe, sans égard à cette promesse, la maria à un riche Thébain. Le poêle, outré de ce manque de parole, fit contre le père et la fille des vers iambes si piquants, que Lycambe, ne pouvant supporter le ridicule qu'on lui donnait, se pendit de désespoir.

(19) Sophron, poète comique de Syracuse, vivait avant Euripide. Il avait composé des mimes si agréables, que Platon en faisait ses délices.

(20) Ce Théon était un grammairien grec qui enseignait à Rome, sous les empereurs Tibère et Claude. Il avait composé plusieurs ouvrages dont Fabricius donne la liste.

(21) Hercule était né à Thèbes en Béotie, selon la fable. Les Béotiens avaient peu d'aptitude pour les sciences.

(22) Cet Eustrophe était un des amis de Plutarque, qui parle encore de lui dans ses Propos de table.

(23) Si on divise huit en portions égales, on a quatre pour premier membre, et quatre pour le second. Entre ces deux membres, il reste un espace vide que les pythagoriciens disaient être un principe propre à recevoir. Divisez neuf en deux parties, vous aurez quatre d'un côté et cinq de l'autre ; il y a donc entre les deux membres de la division une inégalité, et le nombre excédant est un milieu qui est un principe de multiplication. C'est sous ce rapport que les pythagoriciens comparaient le nombre pair à la femme, et le nombre impair à l'homme, et le nombre cinq, composé des deux premiers pair et impair, au mariage.

(24) Cinq multiplié par lui-même donne pour produit le nombre vingt-cinq, qui se termine par un nombre qui est le même que son multiplicateur. 

(25) C'est-à-dire qu'en ajoutant cinq à cinq, on a dix ; en ajoutant encore cinq, on a quinze, ou trois fois cinq, et ainsi de suite, on a toujours pour terme du produit ou une dizaine ou le nombre cinq.

(26) L'oracle de Delphes avait été, pendant quelque temps, commun à ces deux divinités; mais enfin il resta en propriété à Apollon.

(27)  Zagrée, fils de Jupiter et de Proserpine, est le même que le premier Bacchus dont parle Diodore de Sicile, liv. I et III. Son nom signifie qui prend tout ; et on croit que ce Bacchus est le même que Pluton, qui s'empare de toutes les âmes, et les entraîne dans son royaume. 

(28) Nyctelius est encore un surnom de Bacchus employé très fréquemment par les poètes. Il signifie nocturne, parce que les fêtes ou les orgies de ce dieu se célébraient la nuit, et s'appelaient nyctelies.

(29) Ce nom, que je n'ai trouvé dans aucun des lexiques que j'ai consultés, vient de deux mots grecs, ἴσος, pair, égal, et de δαϊέω, diviser, distribuer, et doit, je crois, signifier que le principe universel, qui était l'âme du monde, se communiquait également à tous les êtres.

(30) Il semble, d'après ce que Plutarque dit ici, que cette allégorie pourrait s'appliquer au soleil dans ses différents effets.

(31) Anaxagoras de Clazomène, dont on a déjà eu plusieurs fois occasion de parler, enseignait que la lumière de la lune venait du soleil, dont les rayons étaient réfléchis sur la terre par cette planète ; et cette opinion, qu'il donnait comme nouvelle, était, suivant Platon, île la plus grande antiquité.

(32) Je soupçonne qu'il y a ici une faute, et qu'il ne doit point y avoir deux El, mais seulement un.

 (33) Prytanée signifie proprement un lieu où l'on conservait le feu. Comme le culte du feu suivit de près celui du soleil, presque toutes les villes avaient leurs prytanées. A Delphes, comme on l'a vu au commencement de ce traité, on entretenait dans le temple d'Apollon, qui était le prytanée de cette ville, un feu sacré qu'on ne devait jamais laisser éteindre. Dans l'origine, Apollon n'inspirait la pythie qu'une fois l'an, et tout le reste de l'année était employé à se rendre le dieu favorable par des sacrifices.

(34) On a vu dans les Questions grecques que, suivant la tradition de Delphes, Apollon était venu au monde le septième jour du mois bysius, Aussi ce dieu était-il appelé Ἑβδομογρνές, c'est-à-dire ne le septième jour.

(35) Sans doute parce qu'à chaque instant le premier était changé, comme l'eau du fleuve était renouvelée.

(36) Apollon, comme on l'a déjà dit, signifie unique. Platon, selon l'étymologie que Plutarque lui donne ici, veut dire multitude.

(37)  Mnémosyne était la déesse de la Mémoire et la mère des Muses.

(38) Theorius vient du mot grec θεωρὸς , qui veut dire contemplateur; et Phanaius, de φαίνω, je luis, je brille.