DION.
I. Services rendus par l'Académie aux Grecs en formant Dion, et aux Romains en formant Brutus. — II. Traits généraux de conformité entre Dion et Brutus. — III. Denys s'empare de la tyrannie de Syracuse. Faveur de Dion auprès de lui. — IV. Caractère de Dion. Avantages qu'il retire de la conversation de Platon. — V. Denys, mécontent des vérités que lui dit Platon, le fait vendre. —VI. Franchise de Dion e^ers Denys. — VII. Mort de Denys. Offres que Dion fait à son fils, qui lui succède. — VIII. Les courtisans cherchent à corrompre Denys et à lui rendre Dion suspect. — IX. La sévérité du caractère de Dion déplaît à Denys. — X. Dion exhorte Denys à l'étude de la philosophie. — XI. Nouvelles instances de Dion auprès du tyran. — XII. Il le détermine à faire venir Platon en Sicile. — XIII. Les ennemis de Dion lui opposent Philistus. — XIV. Changement que la présence de Platon opère sur Denys. —XV. Les courtisans parviennent à rendre Dion suspect au tyran. — XVI. Il l'exile en Italie. — XVII. Passion de Denys pour Platon et pour la philosophie. — XVIII. Platon retourne en Grèce, et travaille à adoucir l'austérité de Dion. — XIX. Honneurs que Dion reçoit en Grèce. — XX. Denys presse Platon de revenir en Sicile. — XXI. Platon retourne à Syracuse. — XXII. Platon, maltraité par Denys, est redemandé par Archytas et renvoyé en Grèce. — XXlII. Denys force la femme de Dion d'épouser Timocrate. — XXIV. Dion se décide à faire la guerre contre Denys. — XXV. Il rassure ses troupes, effrayées d*aller en Sicile. — XXVI. Eclipse de lune. Interprétation que le devin Miltas donne de ce présage. — XXVII. Horrible tempête dont la flotte de Dion est assaillie. — XXVIII. Son arrivée en Sicile. — XXIX. Il marche vers Syracuse. —XXX. Il est joint par plusieurs corps de troupes. — XXXI. Les Syracusains sortent au-devant de lui. Timocrate prend la fuite.—XXXII. Dion entre dans Syracuse, où il est élu capitaine-général. — XXXIII. Négociations feintes de Denys avec les Syracusains. — XXXIV. Il attaque subitement la ville, et est repoussé avec une grande perte. — XXXV. Lettre de Denys, où il tâche de rendre Dion suspect aux Syracusains. — XXXVI. Effet qu'elle produit. Le peuple lui donne Héraclide pour collègue. — XXXVII. Intrigues d'Héridide pour perdre Dion.— XXXVU1. Accusation calomnieuse de Sosis contre Dion. — XXXIX. Sosis, convaincu d'imposture, est condamné à mort. — XL. Philistus battu par les Syracusains, pris et mis à mort. — XLI. Reproches à Timée sur ses calomnies, et à Ephore sur son amour pour la tyrannie. — XLII. Denys s'enfuit. Dion est destitué du commandement par les Syracusains.—XLIII. Dion sort de Syracuse. — XLIV. Les Syracusains le poursuivent et sont repoussés deux fois. — XLV. Dion se retire à Léontium. — XLVI. Nypsius, capitaine de Denys, surprend Syracuse. — XLVII. La ville envoie prier Dion devenir à son secours. — XLVIII. Dion se dispose à partir pour Syracuse.—XLIX. Les soldats de Denys commettent d'horribles cruautés dans Syracuse. — L. Dion arrive devant la ville. — LI. Victoire de Dion sur les troupes de Denys. — LII. Réponse de Dion à ses amis qui lui con- 365 seillent de faire mourir Héraclide et Théodote. — LIII. Il pardonne à Héraclide, qui est nommé de nouveau amiral.— LIV. Nouvelles intrigues d'Héraclide contre Dion. — LV. Son entreprise pour chasser Dion. Le Lacédémonien Gésylus les réconcilie. — LVI. Le fils de Denys abandonne la citadelle. — LVII. Dion reprend.sa femme Arété. — LVIII. Générosité et modestie de Dion. — LIX. Héraclide recommence ses intrigues. Dion consent à sa mort. — LX. Trame perfide de Callippus contre Dion. —LXI. Spectre qui apparaît à Dion. Mort de son fils. — LXII. Callippus rassure, par les plus forts serments, la femme et la sœur de Dion. — LXIII. Dion est tué par des soldats. Emprisonnement de sa femme et de.sa sœur. — LXIV. Callippus est bientôt tué. — LXV. Icétès fait mourir la femme et la sœur de Dion.
M. Dacier place l'expulsion du jeune Denys par Dion à l'an du monde 3593, la 4e année de la 105e olympiade, l'an de Rome 396, 355 ans avant J.-C. — Les éditeurs d'Amyot renferment sa vie depuis la première année de la 93e olympiade environ jusqu'à la 3e année de la 106e, 354 ans avant J.-C.
I. Simonide, mon cher Sossius Sénécion, dit que la ville de Troie n'eut aucun ressentiment contre les Corinthiens qui s'étaient unis aux Grecs pour lui faire la guerre (1), parce que Glaucus, originaire de Corinthe, combattait avec zèle pour sa défense. Les Grecs et les Romains n'ont pas non plus à se plaindre de l'Académie, qui les a également favorisés, comme vous le verrez dans ce volume, qui contient les vies de Dion et de Brutus. Le premier reçut les leçons de Platon lui-même ; l'autre fut nourri des principes de ce philosophe; et tous deux sortirent, comme d'une même salle d'exercices, pour aller livrer les plus grands combats. La ressemblance, et, pour ainsi dire, la fraternité de leurs actions, ont rendu ce témoignage au philosophe qui fut leur guide dans le chemin de la vertu, qu'un homme d'État, pour donner à sa conduite politique toute la grandeur et tout l'éclat dont elle est susceptible, doit, avec la fortune et la puissance, unir dans sa personne la prudence et la justice. Et l'on ne doit pas s'en étonner; car Hippomachus, le maître de gymnase, reconnaissait de loin, à ce qu'il assurait, ceux qui avaient fait leurs exercices dans sa palestre, 356 à la manière seule dont ils rapportaient leurs provisions du marché (2). De même les hommes qui ont été bien élevés ont pour compagne dans toutes leurs actions la raison, qui met dans leur conduite un accord et une harmonie toujours conformes à ce que prescrit la bienséance.
II. Les accidents de la fortune qu'ils éprouvèrent l'un et l'autre, et qui furent moins l'effet de leur détermination que la suite des événements, mettent dans leur vie une grande conformité. Ils ont péri tous deux avant d'avoir atteint le but de leurs entreprises, et sans avoir retiré aucun fruit de leurs grands et nombreux travaux. Mais des divers traits de ressemblance qu'ils ont entre eux, le plus étonnant sans doute, c'est que les dieux les firent avertir l'un et l'autre de leur mort par l'apparition d'un horrible fantôme. Bien des gens, il est vrai, rejettent ces sortes d'apparitions, et prétendent que jamais ni spectres ni esprits n'ont apparu à un homme sensé; et que les enfants, les femmes, et les hommes dont la tête est affectée par quelque maladie, dont l'esprit est aliéné ou le corps altéré, sont les seuls qui admettent ces imaginations vaines et absurdes, et se frappent de l'idée superstitieuse qu'ils ont en eux un mauvais génie. Mais si des hommes aussi graves, aussi instruits dans la philosophie, que Dion et Brutus, incapables de se laisser surprendre et entraîner par aucune passion, ont été si vivement affectés de l'apparition de ce fantôme, qu'ils en ont fait part à leurs amis, je ne sais si nous ne devons pas admettre cette opinion, tout étrange qu'elle est, que l'antiquité nous a transmise : qu'il existe des démons envieux et méchants, qui, jaloux des hommes vertueux, s'opposent à leurs bonnes actions, et portent dans leur esprit des troubles et des frayeurs qui agitent et quelquefois même ébranlent leur vertu. Ces mauvais génies craignent que si ces hommes demeuraient fermes et inébranlables dans le bien, ils n'eussent en partage, après leur mort, 357 une meilleure vie que la leur. Mais ce serait là le sujet d'un traité particulier : dans ce douzième livre de nos parallèles, nous allons raconter d'abord les actions du plus ancien des deux.
III. Denys l'ancien s'étant emparé de la tyrannie de Syracuse (3), épousa la fille d'Hermocrate, un des habitants de cette ville. Comme sa puissance n'était pas encore bien affermie, les Syracusains se révoltèrent contre lui, et exercèrent sur sa femme tant d'indignités et tant d'outrages, que, de désespoir, elle se donna la mort. Denys ayant recouvré et mieux établi sa domination, épousa en même temps deux femmes : l'une, du pays des Locriens, nommée Doris; l'autre, de Syracuse, appelée Aristomaque, fille d'Hipparinus, un des principaux Syracusains, et qui avait partagé le commandement la première fois que Denys avait été nommé général des troupes syracusaines. Il épousa ces deux femmes le même jour; et jamais on n'a su laquelle des deux avait été mariée la première. Tout le reste de sa vie, il témoigna constamment à l'une et à l'autre la même affection; elles mangeaient toutes deux ensemble à sa table, et passaient la nuit avec lui chacune à son tour. Le peuple de Syracuse voulait que celle de son pays eût la préférence sur l'étrangère; mais l'avantage que la Locrienne eut de donner la première un fils à son mari la soutint contre la prévention qu'avait fait naître son origine. Aristomaque fut longtemps sans devenir mère, quoique Denys désirât si fort d'en avoir des enfants, qu'il fit mourir la mère de Doris, l'accusant d'empêcher, par des sortiléges, Aristomaque de devenir grosse.Dion était frère d'Aristomaque ; et cette parenté lui attira d'abord de la considération de la part de Denys; dans la suite, le grand sens dont il donna des preuves le fit aimer et rechercher du tyran pour son propre mérite. Outre les autres témoignages que Denys lui donna de son estime, il ordonna à ses trésoriers 358 de remettre à Dion tout l'argent qu'il leur demanderait, à condition seulement de venir lui dire, le jour même, ce qu'ils lui auraient donné.
IV. Dion était d'un naturel fier, magnanime et courageux. Ces qualités s'accrurent encore en lui dans un voyage que Platon fit en Sicile par un bonheur vraiment divin, et auquel la prudence humaine n'eut aucune part. Il faut plutôt croire qu'un dieu, qui jetait de loin le fondement de la liberté des Syracusains, et préparait la ruine de la tyrannie, amena Platon d'Italie à Syracuse, et ménagea à Dion le bonheur de l'entendre. Sa grande jeunesse le rendait plus propre à s'instruire, et plus prompt à saisir les préceptes de vertu donnés par Platon, qu'aucun des disciples de ce philosophe. C'est le témoignage que lui rend Platon lui-même, et ses actions en sont encore une meilleure preuve. Élevé dans le palais d'un tyran, formé à des mœurs serviles, à une vie lâche et timide, toujours entouré d'un faste insolent, nourri dans un luxe effréné, rassasié de ces délices et de ces voluptés dans lesquelles on place le souverain bien, il n'eut pas plutôt goûté les discours de Platon et les leçons de sa sublime philosophie, que son âme fut enflammée d'amour pour la vertu. La facilité avec laquelle Platon lui avait inspiré l'amour du bien lui faisant croire, par une suite de cette simplicité naturelle à son âge, que les discours de ce philosophe auraient le même pouvoir sur le cœur du tyran, il pressa si vivement Denys, il lui fit tant d'instances, qu'il lui persuada enfin d'entendre Platon, et d'avoir à loisir des entretiens particuliers avec lui.
V. Dans leur première entrevue, la conversation eut pour objet la vertu, et l'on disputa longtemps sur le courage. Platon prouva qu'il n'y avait pas d'hommes moins courageux, que les tyrans. Ensuite, traitant de la justice, il fit voir que la vie de l'homme juste était la seule heureuse, et qu'il n'y en avait point de plus misérable que celle de l'homme injuste. Le tyran, qui se sentait convaincu par les raisonnements du philosophe, souffrait impatiemment cet entretien, et voyait avec 359 chagrin que tous ceux qui étaient présents, remplis d'admiration pour Platon, étaient entraînés par le charme de ses discours. N'étant plus maître enfin de sa colère, il demande à Platon ce qu'il est venu faire en Sicile. « Y chercher un homme, lui répondit le philosophe. — Comment! répliqua Denys, tu ne l'as donc pas encore trouvé? » Dion crut que la colère de Denys n'irait pas plus loin; et voyant que Platon désirait de s'en retourner, il le fit embarquer sur une galère à trois rangs de rames, qui transportait en Grèce le Spartiate Pollis. Mais le tyran pria Pollis en secret de faire périr ce philosophe dans le cours de la navigation, ou du moins de le vendre (4) : « Car, lui dit Denys, il ne perdra rien à ce changement d'état ; comme c'est un homme juste, il sera heureux, même dans l'esclavage. » Pollis, dit-on, mena Platon à Égine, et l'y vendit; les Éginètes, qui étaient en guerre avec les Athéniens, avaient ordonné par un décret que tout citoyen d'Athènes pris dans leur île serait vendu.
VI. Cependant Dion ne perdit rien de l'estime et de la confiance que Denys avait pour lui; il fut chargé de plusieurs ambassades importantes, et en particulier de celle de Carthage. Dion s'y fit singulièrement admirer; et à son retour il fut le seul qui osât dire sans crainte ce qu'il pensait, sans que le tyran fût blessé de sa franchise. La remontrance qu'il lui fit au sujet de Gélon en est une preuve. Denys raillait ce prince sur la manière dont il avait gouverné; il disait que Gélon avait été la risée de la Sicile (5). Tous les courtisans s'étant récriés sur la finesse de cette plaisanterie, Dion en fut indigné; et adressant la parole à Denys : « Ignorez vous donc, lui dit-il, que si vous régnez, c'est parce que la conduite de Gélon a fait prendre confiance en vous, et que vous serez cause qu'à l'avenir on ne se fiera plus à personne ? » En effet, Gélon 360 avait fait voir qu'il n'est pas de plus beau spectacle qu'une ville gouvernée par un bon prince; et Denys prouvait qu'il n'en est point de plus odieux que le gouvernement d'un tyran. Denys avait trois enfants de Doris et quatre d'Aristomaque; entre ces derniers il y avait deux filles, dont l'une, nommée Sophrosine, fut mariée à Denys, fils aîné du tyran : la seconde, qui s'appelait Arété, épousa Théoridès, frère du jeune Denys (6). Arété ayant perdu son mari, devint l'épouse de Dion, dont elle était nièce.
VII. Denys tomba malade; et sa fin paraissant prochaine, Dion voulut lui parler en faveur des enfants qu'il avait eus d'Aristomaque (7) : mais les médecins, pour faire leur cour au jeune Denys qui devait lui succéder, n'en laissèrent pas le temps à Dion. Le tyran, au rapport de Timée, ayant demandé un remède soporatif, ils lui en donnèrent un qui engourdit tous ses sens, et le fit passer promptement du sommeil à la mort (8). Cependant, la première fois que le jeune Denys assembla ses amis, Dion exposait si bien ce qu'exigeait la conjoncture présente, que tous les autres ne parurent auprès de lui en prudence que des enfants, et en franchise que des esclaves de la tyrannie, qui, par une crainte lâche, n'avaient cherché dans leurs avis qu'à complaire à ce jeune prince : mais ce qui les étonna le plus, ce fut de voir que pendant qu'ils redoutaient l'orage qui se formait du côté de Carthage, et menaçait la puissance de Denys, Dion osa promettre que si le prince voulait la paix, il s'embarquerait sur-le-champ pour l'Afrique, et la ferait conclure aux conditions les plus avantageuses ; que s'il préférait la guerre, il lui fournirait cinquante trirèmes qu'il équiperait à ses dépens. Le jeune Denys, plein d'admi- 361 ration pour des offres si généreuses, lui témoigna combien il était sensible à sa bonne volonté.
VIII. Mais les courtisans, qui regardèrent la générosité de Dion comme la censure de leur avarice, et la puissance qu'il allait acquérir comme l'affaiblissement de leur crédit, saisirent sur-le-champ cette occasion de lui nuire, et n'oublièrent rien de ce qui pouvait aigrir l'esprit du jeune prince. Ils lui insinuèrent que des forces maritimes aussi considérables que celles de Dion étaient pour lui un moyen facile d'envahir la tyrannie, et de transporter aux fils d'Aristomaque, ses neveux, la puissance souveraine. Mais le motif le plus fort et le plus sensible de Ieur envie et de leur haine contre lui, était la différence qu'il y avait entre leur vie et la sienne, et le peu de société qu'il faisait avec eux. Ils s'étaient emparés de bonne heure de l'esprit du jeune prince, qui avait été très mal élevé; et toujours assidus auprès de sa personne; ils lui prodiguaient les flatteries, ils l'enivraient de plaisirs, ils lui ménageaient chaque jour de nouvelles voluptés, et, le plongeant dans la débauche de la table et dans l'amour des femmes, ils le livraient tout entier à la dissolution la plus honteuse. Une vie si voluptueuse, en amollissant la tyrannie comme le fer est amolli par le feu, la fit paraître plus douce aux sujets de Denys; émoussée, non par la bonté du prince, mais par sa paresse, elle perdit à leurs yeux ce qu'elle avait de dur et de farouche. Ce relâchement des ressorts de l'autorité s'augmentant de jour en jour, et affaiblissant peu à peu sa puissance, délia et fondit, pour ainsi dire, ces chaînes de diamant dont l'ancien Denys avait dit qu'il laisserait la tyrannie liée. Une fois enfoncé dans ces désordres, le jeune Denys passa, dit-on, trois mois de suite dans une débauche continuelle; et pendant tout ce temps son palais, fermé aux hommes vertueux et aux entretiens honnêtes, ne retentissait que des chants de l'ivresse, que du bruit des danses, du son des instruments, et des bouffonneries les plus obscènes.
IX. On sent combien devait être odieuse aux courtisans la 362 présence de Dion, lui qui ne se permettait même aucun des plaisirs et des amusements de son âge. Aussi, donnant à ses vertus les noms des vices qui semblaient y avoir quelque rapport, faisant de ces vertus l'objet de leurs calomnies, ils appelaient sa gravité arrogance, et sa franchise opiniâtreté. Donnait-il un avis sage, c'était une censure de la conduite des autres; refusait-il de participer à leur débauche, c'était mépris de sa part (9). Il est vrai qu'il avait naturellement une fierté, une austérité de moeurs, qui le rendaient d'un accès difficile et presque insociable. Ce n'était pas seulement à un jeune prince, dont les oreilles étaient corrompues par la flatterie, que son commerce paraissait désagréable et dur ; ceux même qui étaient le plus intimement liés avec lui, en admirant la noble simplicité de son caractère, lui reprochaient que son ton et ses manières avaient quelque chose d'austère et de sauvage qui ne convenait pas aux affaires politiques. C'était par rapport à ce défaut que, dans la suite, Platon, par une sorte de prophétie de ce qui devait lui arriver, lui écrivait de se défendre de la fierté, compagne ordinaire de la solitude. Cela n'empêchait pas qu'il ne fût traité avec la plus grande distinction; et l'état même des affaires en faisait une loi au prince, parce qu'il était le seul, ou du moins celui qui pouvait défendre le plus sûrement la tyrannie contre les orages qui la menaçaient. Il reconnut bientôt lui-même qu'il devait les honneurs et la puissance dont il jouissait, non à l'affection du prince, mais au besoin qu'il avait de lui, besoin qui lui arrachait ces hommages forcés.
X. Persuadé que les vices de Denys ne venaient que de son ignorance, Dion fit tous ses efforts pour lui donner le goût des occupations honnêtes, pour lui inspirer l'amour des sciences et des arts propres à former les mœurs, afin que, cessant de craindre la vertu, il s'accoutumât à trouver du 363 plaisir dans la pratique du bien. Ce jeune prince n'était pas, de son naturel, un des plus mauvais tyrans; mais son père craignant que si son esprit se développait, et qu'il vint à goûter les entretiens des personnes sensées, il ne conspirât contre lui, et ne lui enlevât le pouvoir suprême, l'avait tenu renfermé dans son palais, où séparé de tout commerce, absolument étranger aux affaires, il n'avait, à ce qu'on assure, d'autre occupation que de faire de petits chariots, des chandeliers, des sièges et des tables de bois. La crainte avait rendu cet ancien Denys si méfiant et si timide, que suspectant et redoutant tout le monde, il ne souffrait pas qu'on lui fît les cheveux avec des ciseaux; il se servait pour cela d'un garçon sculpteur (9b), qui, avec un charbon ardent, lui brûlait à l'entour sa chevelure. Il n'admettait dans son appartement, ni son frère, ni son fils, avec les habits qu'ils portaient en s'y présentant ; il fallait que chacun d'eux, avant d'entrer, quittât sa robe, et qu'après avoir été visité par les gardes, il en prît une autre. Un jour son frère Leptines, voulant lui faire le tableau d'une terre, prit la pique d'un des gardes de Denys, et en traça le plan sur le sable. Le tyran s'emporta contre lui avec beaucoup de violence, et fit mourir le garde qui avait donné sa pique. II suspectait ses amis mêmes, parce qu'il les connaissait, disait-il, pour des hommes de sens qui aimeraient mieux être tyrans eux-mêmes que d'obéir à un tyran. Il tua Marsyas, un de ses officiers, qu'il avait promu lui-même à un commandement dans ses armées, parce qu'il avait vu en songe cet officier qui l'égorgeait : il prétendit qu'il n'avait eu ce songe dans la nuit que parce que Marsyas en avait fait le complot pendant le jour, et l'avait communiqué à d'autres. Cependant cet homme si timide et st lâche, dont l'âme était remplie de tant d'indignes faiblesses, s'emportait contre Platon, qui ne voulait pas le déclarer le plus courageux des mortels.
364 XI. Dion, comme je viens de le dire, voyant le fils de ce tyran mutilé, s'il est permis de parler ainsi, par son ignorance, et dépravé dans ses moeurs, l'exhortait à se tourner vers l'étude : il le pressait d'employer auprès du premier des philosophes les instances les plus vives pour l'attirer en Sicile, et dès qu'il y serait venu, de s'abandonner entièrement à lui, afin que par ses discours il réformât ses moeurs et les dirigeât vers le bien, que, formé sur le modèle divin, le plus parfait de tous, celui qui conduit seul l'univers, et par qui tous les êtres tirés du sein du chaos constituent cet ordre de choses qu'on appelle le monde, il s'assurât à lui-même et à ses sujets une véritable félicité. Il verrait alors ses peuples, qui n'obéissaient qu'à la crainte et à la nécessité, s'attacher à un gouvernement paternel, fondé sur la tempérance et la justice, et, au lieu d'avoir à détester un tyran, aimer en lui un véritable roi. « Sachez, lui disait-il, que les chaînes de diamant ne sont pas, comme le croyait votre père, la crainte, la force, le grand nombre de vaisseaux, et ces milliers de Barbares qui composent votre garde; mais l'affection, le zèle et la reconnaissance qu'inspirent aux sujets la justice et la vertu de leurs rois. Ces derniers liens, quoique moins roides et bien plus doux que ces autres chaînes, ont beaucoup plus de force pour maintenir les empires : et sans cela un prince peut-il obtenir l'estime et l'affection des peuples, lorsque, couvrant son corps d'habits magnifiques, ornant sa maison avec la somptuosité la plus recherchée, il n'a, dans sa raison et dans ses discours, aucune supériorité sur le dernier de ses sujets, et qu'il ne daigne pas orner le palais de son âme avec la décence et la richesse qui conviennent à une reine? »
XII. Ces représentations souvent répétées, et appuyées encore de quelques maximes de Platon que Dion avait soin d'y semer de temps en temps, excitèrent dans l'âme de Denys un désir violent, une sorte de fureur de voir et d'entendre ce philosophe. Il partit aussitôt pour Athènes plusieurs lettres de 365 Denys, auxquelles Dion joignit ses propres sollicitations; il en vint aussi de l'Italie, de la part des philosophes pythagoriciens, qui pressaient Platon d'aller s'emparer de l'âme d'un jeune prince qui, aveuglé par sa puissance, se laissait entraîner à une vie licencieuse, et de l'en retirer par la force de ses raisonnements. Platon, cédant à ce qu'il se devait à lui-même, comme il le témoigne dans ses écrits (10), et ne voulant pas qu'on pût lui reprocher que, philosophe seulement de paroles, il ne justifiait pas ce titre par ses actions; espérant d'ailleurs qu'en guérissant un seul homme qui était comme la partie dominante du corps politique, il procurerait la guérison de toute la Sicile, travaillée de maladies dangereuses, il se détermina à partir pour Syracuse.
XIII. Les ennemis de Dion, qui redoutaient le changement de Denys, lui persuadèrent de rappeler de son exil Philistus, homme très instruit dans les lettres, et qui avait une grande habitude des moeurs des tyrans; ils voulaient avoir en lui un contrepoids qui pût balancer Platon et sa philosophie. Philistus, lors de l'établissement de la tyrannie, s'en était montré le plus zélé partisan, et avait longtemps commandé la garnison de la citadelle; on disait même qu'il avait vécu avec la mère de l'ancien Denys, et que le tyran ne l'avait pas ignoré. Mais après que Leptines, qui avait eu deux filles d'une femme déjà mariée à un autre, eut donné à Philistus une de ses filles en mariage sans en parler à Denys, le tyran irrité fit mettre en prison et charger de fers cette femme, et chassa de la Sicile Philistus, qui se retira chez des amis et des hôtes qu'il avait dans la ville d'Adria (11). Ce fut là que, jouissant d'un grand loisir, il composa la plus grande partie de son histoire : car il ne revint pas en Sicile tant que le vieux Denys vécut; ce ne fut qu'après sa mort, comme je viens de le dire, que l'envie des courtisans contre Dion le ramena dans sa patrie, parce qu'ils le crurent un instrument très propre à leur dessein, et 366 un des plus fermes appuis de la tyrannie. En effet, il fut à peine arrivé qu'il se déclara pour le parti du tyran, et que tous les autres courtisans renouvelèrent leurs calomnies contre Dion; ils lui imputèrent d'avoir cherché de concert avec Théodote et Héraclide, les moyens de détruire la tyrannie. Il paraît que Dion avait espéré que le séjour de Platon à Syracuse ferait perdre à la tyrannie ce qu'elle avait de despotique et d'arbitraire, et qu'il ferait de Denys un prince modéré, dont le gouvernement serait réglé par la justice. Si le tyran s'y refusait, et qu'il ne se laissât pas adoucir par les préceptes de la philosophie, il avait résolu de renverser sa domination, et de remettre l'autorité entre les mains des habitants de Syracuse; non qu'il approuvât la démocratie, mais il la croyait meilleure que la tyrannie, quand on ne pouvait pas établir une saine aristocratie.
XIV. Telle était la situation des affaires à l'arrivée de Platon en Sicile : il y reçut l'accueil le plus flatteur; on lui prodigua les honneurs les plus distingués, les marques d'affection les plus singulières. A la descente de sa galère, il trouva un char du prince magnifiquement paré, dans lequel il monta; et Denys offrit un sacrifice aux dieux, comme pour l'événement le plus heureux qui pût arriver à son empire. La frugalité qui régna depuis dans les repas, la modestie qui parut dans la cour, la douceur que le tyran lui-même montra dans ses audiences et dans ses jugements, tout fit concevoir aux Syracusains les plus grandes espérances d'un changement heureux. Les courtisans eux-mêmes se portaient tous avec une ardeur incroyable à l'étude des lettres et de la philosophie ; le nombre de ceux qui s'appliquaient à la géométrie était si grand, que le palais était semé partout de cette poussière sur laquelle les géomètres tracent leurs figures. Peu de jours après, dans un sacrifice solennel qui se faisait dans le palais, le héraut ayant, selon l'usage, prié les dieux de conserver longtemps la tyrannie à l'abri de tout revers, Denys, qui était présent : « Ne cesseras-tu pas, lui dit-il, de faire des 367 imprécations contre moi? » Cette parole affligea vivement Philistus, qui sentit combien le temps et l'habitude rendraient invincible le pouvoir de Platon, puisqu'en si peu de jours ses conversations avaient produit un tel changement dans l'esprit de ce jeune prince.
XV. Ce ne fut donc plus séparément ni en secret, mais tous ensemble et ouvertement, qu'ils se déchaînèrent contre Dion. « On ne peut plus douter, disaient-ils, qu'il ne se serve des discours de Platon pour charmer, pour ensorceler l'âme du prince, pour lui persuader d'abdiquer volontairement l'empire, afin de s'en saisir lui-même, et de le transporter aux fils d'Aristomaque, ses neveux. — Il est bien douloureux, disaient quelques autres, que les Athéniens, qui, étant venus autrefois en Sicile avec des forces si considérables de terre et de mer, ont tous péri avant d'avoir pu se rendre maîtres de Syracuse, parviennent aujourd'hui, par le moyen d'un seul sophiste, à détruire la tyrannie, en persuadant à Denys de se débarrasser de ces dix mille gardes dont il est environné, de renvoyer les quatre cents galères qu'il a dans ses ports, ses dix mille chevaux, et la plus grande partie de ses troupes de pied, pour aller, dans l'Académie, chercher ce souverain bien dont on fait un mystère, mettre son bonheur dans la géométrie, et abandonner à Dion, à ses neveux, la souveraineté bien plus réelle des richesses et des plaisirs. » Tous ces propos jetèrent d'abord des soupçons dans l'âme du tyran; des soupçons il passa à la colère, qui aboutit à une rupture ouverte.
XVI. Dans ce même temps, on apporta secrètement à Denys des lettres que Dion avait écrites aux magistrats de Carthage, pour leur dire de ne pas traiter de la paix avec le tyran sans qu'il fût présent aux conférences, parce qu'il servirait à rendre le traité plus solide. Denys communiqua ces lettres à Philistus; et après en avoir délibéré avec lui, il amusa Dion, suivant Timée, par une feinte réconciliation. L'ayant trompé par de belles paroles, il le mena seul un jour au-dessous de la ci- 368 tadelle, sur le bord de la mer; là, il lui lut ses lettres, et l'accusa de s'être ligué contre lui avec les Carthaginois. Dion voulut se justifier; mais le tyran, sans l'écouter, le fit monter sur-le-champ tel qu'il était dans un brigantin, et commanda aux matelots d'aller le débarquer sur les côtes d'Italie. Cette violence ne fut pas plutôt connue du public, que Denys révolta tout le monde par sa cruauté : les femmes firent retentir le palais de leur douleur, et la ville de Syracuse reprit courage, dans l'espoir que le tumulte qui suivrait l'exil de Dion, et la défiance qu'il jetterait dans les esprits, amèneraient bientôt dans les affaires des changements favorables. Denys, qui craignit les suites de cette disposition des esprits, consola ses amis et les femmes du palais; il les assura que l'absence de Dion n'était pas un exil, mais un simple voyage qu'il lui avait ordonné, dans la crainte que son opiniâtreté ne le forçât à prendre contre lui des mesures plus violentes. Il fournit aux parents de Dion deux vaisseaux, pour y charger ce qu'ils voudraient emmener de ses biens et de ses domestiques, et l'aller joindre dans le Péloponnèse. Dion avait des possessions immenses, et l'état de sa maison différait peu de celui d'un tyran. Ses amis chargèrent ses richesses sur ces deux vaisseaux, et les lui portèrent en Grèce. Les femmes du palais et ses meilleurs amis y avaient ajouté des présents considérables, en sorte que Dion, par sa fortune et par l'éclat de sa dépense, tint le plus grand état dans la Grèce, et que l'opulence d'un banni fit juger de la puissance du tyran.
XVII. Après le départ de Dion, Denys logea Platon dans la citadelle : c'était, sous prétexte de le traiter avec honneur en l'approchant plus près de sa personne, lui donner une prison honnête, de peur qu'en allant trouver Dion, il ne fût auprès des Grecs un témoin de son injustice envers lui. Le temps et l'habitude lui inspirèrent un goût si vif pour les entretiens de ce philosophe, que, comme une bête féroce qui s'apprivoise enfin avec l'homme, son amour pour lui devint tyrannique; il voulait être aimé seul de Platon, ou du moins avoir plus de 369 part que personne à son estime, prêt à le rendre maître de tout ce qu'il possédait, et de l'empire même, s'il voulait ne pas préférer l'amitié de Dion à la sienne. Cette passion, ou plutôt cette manie, était pour Platon un véritable malheur, comme celle d'un amant jaloux en est un pour la personne qu'il aime. C'étaient presque en même temps des emportements subits, et des repentirs accompagnés de prières vives pour obtenir sa réconciliation. Il brûlait d'envie d'entendre Platon, et d'être initié aux secrets de la philosophie; et il en rougissait devant ceux qui cherchaient à l'en détourner, comme d'une étude capable de le corrompre.
XVIII. La guerre qui survint dans ce temps-là détermina Denys à renvoyer Platon en Grèce, après lui avoir promis de rappeler Dion au printemps. Mais il ne lui tint point parole, et fit passer seulement à Dion ses revenus, priant Platon d'excuser ce délai dont la guerre était la cause, et l'assurant qu'il le ferait revenir dès que la paix serait faite, à condition cependant qu'à son retour il vivrait tranquille, sans exciter aucun mouvement, et qu'il ne le décrierait pas auprès des Grecs.Platon fit son possible pour l'obtenir de Dion; il le dirigea vers l'étude de la philosophie, et le retint auprès de lui à l'Académie. Dion logeait à Athènes chez un de ses amis nommé Callippus (12). Il avait acheté une maison de plaisance, dont, à son départ pour la Sicile, il fit présent à Speusippe (13), celui de ses amis avec qui il avait vécu davantage. Platon, en les liant ensemble, avait voulu adoucir les moeurs austères de Dion par le commerce d'un homme aimable, qui savait mêler à propos à des conversations sérieuses des plaisanteries honnêtes; et tel était Speusippe, de qui, pour cette raison, le poète Timon a dit dans ses Silles qu'il raillait avec finesse. Pendant le séjour de Dion à Athènes, Platon fut obligé de donner des jeux et de défrayer le choeur des jeunes gens; Dion en fit seul tous les 370 frais (14) : Platon voulut lui fournir ce moyen de montrer devant les Athéniens une magnificence qui devait procurer à Dion plus de bienveillance de la part du peuple, que d'honneur à Platon même.
XIX. Dion parcourut les autres villes de la Grèce; il assista à leurs fêtes solennelles, et s'entretint avec les hommes les plus sages et les plus versés dans la politique. Jamais il ne montra ni affectation, ni arrogance, ni mollesse, ni rien qui se sentît de ses longues habitudes avec un tyran; partout il fit paraître sa tempérance, sa vertu, sa force d'âme, ses grandes connaissances dans la philosophie et dans les lettres. Cette conduite lui concilia tellement l'affection et l'estime générales, que la plupart des villes lui décernèrent, par des décrets publics, des honneurs particuliers, et que les Lacédémoniens eux-mêmes, sans s'inquiéter du ressentiment que pourrait en avoir Denys, qui les secondait puissamment dans leur guerre contre les Thébains, lui donnèrent le titre de citoyen de Sparte. On dit qu'il fut invité par Ptoïodorus de Mégare à venir dans sa maison; c'était un des hommes les plus riches et les plus puissants de la ville. Dion, en arrivant chez lui, trouva une foule de peuple assemblée à sa porte, qui, par la multitude d'affaires dont Ptoïodorus était chargé, ne pouvait aborder facilement. Dion voyant ses amis en murmurer hautement : « Pourquoi nous en plaindre? leur dit-il; ne faisions-nous pas de même à Syracuse? »
XX. Denys, dont la jalousie contre Dion augmentait de jour en jour, et qui craignait les effets de la bienveillance que les Grecs lui témoignaient, cessa de lui envoyer ses revenus, et les fit administrer par ses propres intendants. Mais en même temps, pour détruire la mauvaise opinion que sa conduite envers Platon avait donnée de lui aux philosophes de la Grèce, il assembla plusieurs hommes des plus savants ; et en voulant se piquer, dans les conférences qu'il avait avec eux, de les surpasser par son savoir, il lui arrivait nécessairement 371 d'appliquer fort mal à propos ce qu'il avait entendu dire à Platon. Se reprochant alors de n'avoir pas su profiter de sa présence, ni suivi assez longtemps les leçons admirables qu'il lui donnait, il désira de le revoir; et comme un tyran est toujours effréné dans ses désirs, toujours porté avec violence vers les extrêmes, dans l'impatience qu'il avait de le faire revenir en Sicile, il mit tout en œuvre pour y réussir. Il obligea Archytas, philosophe pythagoricien, de lui écrire pour l'engager à partir, et de se rendre caution auprès du philosophe athénien qu'il tiendrait toutes les paroles qu'il lui avait données; c'était Platon qui avait procuré à Archytas la connaissance et l'hospitalité de Denys (15). Archytas envoya donc de sa part Archidémus à Platon; et Denys fit partir deux trirèmes avec plusieurs de ses amis, qui devaient prier instamment Platon de faire ce second voyage. Il lui écrivit même de sa main pour lui déclarer sans détour que s'il ne se laissait pas persuader de revenir auprès de lui, Dion ne devait s'attendre à aucun traitement favorable; mais que s'il revenait à Syracuse, il n'y avait rien qu'il ne fît pour Dion.
XXI. Dion, de son côté, reçut plusieurs lettres de sa femme et de sa soeur qui le sollicitaient vivement de déterminer Platon à se rendre aux désirs du tyran, et de ne pas donner des prétextes à ses mauvais desseins. Ce fut ainsi que Platon, comme il le dit lui-même, aborda pour la troisième fois aux ports de Sicile,
Pour affronter encor cette horrible Charybde.
Son arrivée combla de joie Denys, et donna de grandes espérances à la Sicile, qui aux vœux les plus ardents joignait tous ses efforts afin que Platon l'emportât sur Philistus et que la philosophie triomphât de la tyrannie. Les femmes du palais lui firent un accueil distingué. Denys lui donna une marque singulière de confiance que personne n'avait encore reçue de lui : ce fut de le laisser approcher de sa personne 372 sans le faire visiter. Aristippe de Cyrène, souvent témoin des présents considérables que Denys offrait à Platon, et des refus constants de ce philosophe, disait que Denys ne risquait rien à se montrer généreux; qu'il donnait peu à ceux qui lui demandaient beaucoup, et qu'il donnait beaucoup à Platon qui n'acceptait jamais rien. Après les premiers témoignages d'amitié, Platon ne tarda pas à lui parler de Dion ; mais Denys renvoya d'abord à un autre moment ce sujet d'entretien. Bientôt ce furent des plaintes et des querelles qui n'éclataient pas au dehors; car Denys les cachait avec soin, et prodiguait en public à Platon tous les honneurs, toutes les complaisances qu'il pouvait imaginer, afin de le détacher de l'amitié qu'il avait pour Dion. Dans les premiers jours, Platon ne lui parla point de sa perfidie et de ses mensonges; il sut les supporter et les dissimuler. Pendant qu'ils étaient dans cette disposition réciproque, qu'ils croyaient ignorée de tout le monde, Hélicon de Cyzique (16), un des amis de Platon, prédit une éclipse de soleil; elle arriva au jour précis qu'il avait marqué; et le tyran en fut si ravi, qu'il lui donna un talent. Aristippe, badinant à cette occasion avec les autres philosophes, dit qu'il avait aussi à prédire quelque chose d'extraordinaire. Les philosophes l'ayant pressé de dire ce que c'était : « Je vous annonce, leur dit-il, qu'avant peu Denys et Platon seront ennemis. »
XXII. Enfin Denys ayant fait vendre tous les biens de Dion, en retint l'argent; il fit quitter à Platon l'appartement qu'il lui avait donné dans ses jardins, et le renvoya au milieu de ses satellites, qui, irrités des conseils qu'il donnait à Denys de renoncer à la tyrannie et de casser sa garde, le haïssaient depuis longtemps, et cherchaient à le tuer. Archytas, informé du péril où se trouvait Platon, envoya promptement à Denys, sur une galère à trente rames, des ambassadeurs chargés de lui 373 redemander Platon, et de le faire ressouvenir que ce philosophe n'était allé en Sicile que parce qu'Archytas s'était rendu caution auprès de lui qu'il y serait en sûreté. Denys, pour se justifier du reproche de haïr Platon, eut soin de le combler avant son départ de témoignages d'estime et d'amitié; et quand il fut sur le point de s'embarquer : « Platon, lui dit-il, je crois que, de retour à Athènes, vous direz bien du mal de nous avec vos philosophes. — A Dieu ne plaise, lui répondit Platon en souriant, que nos sujets de conversation à l'Académie soient assez stériles pour que nous ayons le temps d'y parler de vous ! » C'est ainsi que Platon fut renvoyé; cependant ce que ce philosophe lui-même en a écrit n'est pas entièrement conforme à ce récit (17). Dion fut indigné de la conduite de Denys; et peu de temps après, informé de la violence dont il avait usé envers sa femme, il prit contre lui les dispositions les plus hostiles. Platon fit entendre à Denys ce grief de Dion, mais en termes obscurs et presque énigmatiques. Il s'agissait de la femme de ce dernier. Après qu'il eut été chassé de Sicile, Denys en renvoyant Platon le chargea de demander secrètement à Dion s'il consentirait que sa femme fût mariée à un autre; car il courait un bruit, soit véritable, soit forgé par ses ennemis, que ce mariage n'avait pas été du goût de Dion, et que la société de sa femme ne lui plaisait pas.
XXIII. Platon ne fut pas plutôt de retour à Athènes, qu'après avoir instruit Dion de tout ce qui s'était passé en Sicile, il écrivit au tyran une lettre intelligible sur le reste à tout le monde, mais où l'article seul du mariage ne pouvait être entendu que de lui. Il mandait à Denys qu'à la première ouverture qu'il en avait faite, Dion lui avait déclaré qu'il serait très irrité contre Denys, s'il se permettait de le faire (18). Les espérances de réconciliation qui subsistaient encore empêchèrent 374 Denys de rien entreprendre contre sa sœur, et il lui permit de demeurer avec le fils qu'elle avait eu de Dion; mais lorsque tout espoir fut évanoui, et que Platon eut été renvoyé d'une manière odieuse, Denys força sa sœur Arété, femme de Dion, d'épouser Timocrate, un de ses amis. Il n'imitait point en cela la douceur de son père envers Polyxénus, mari de Thesta, soeur du tyran. Ce beaufrère, devenu l'ennemi de Denys, et craignant sa vengeance, s'enfuit de Sicile. Denys fit venir sa soeur, et se plaignit de ce qu'ayant su la fuite de son mari, elle ne l'en avait pas prévenu. Thesta, sans témoigner ni étonnement ni crainte : « Denys, lui dit-elle, me croyez-vous donc une femme si timide et si lâche, que, sachant la fuite de mon mari, je n'aie pas eu le courage de m'embarquer avec lui et de partager sa fortune? Mais je ne l'ai point sue; car j'aurais bien mieux aimé être appelée la femme de Polyxénus banni, que la soeur du tyran! » Denys ne put refuser son admiration à la liberté courageuse de Thesta : aussi les Syracusains, charmés de sa vertu, lui conservèrent, après le renversement de la tyrannie, les ornements et les honneurs de la dignité royale; et après sa mort tout le peuple accompagna son convoi. Je n'ai pas cru cette digression inutile.
XXIV. Le retour de Platon à Athènes décida Dion à la guerre. Ce philosophe s'y opposait, par égard pour l'hospitalité qui l'unissait à Denys, et à cause de sa vieillesse : mais Speusippe et les autres amis de Dion partageaient ses sentiments, et le pressaient d'aller rendre la liberté à la Sicile, qui lui tendait les bras et qui le recevrait avec ardeur; car Speusippe, pendant le séjour qu'il avait fait avec Platon à Syracuse, avait beaucoup fréquenté les habitants de cette ville, et s'était assuré de leurs dispositions. Ils avaient d'abord craint de lui parler ouvertement, dans la pensée que le tyran se servait de lui pour les sonder : mais quand ils eurent pris confiance en lui, il leur entendit dire à tous unanimement qu'ils désiraient fort le retour de Dion; qu'il pouvait arriver sans vaisseaux, sans infanterie, sans cavalerie, et monter sur le premier vais- 375 seau marchand qu'il trouverait, pour venir prêter son nom et son bras aux Siciliens contre Denys. Dion, encouragé par le rapport que Speusippe lui fit de ces dispositions, leva secrètement des troupes étrangères, et par des personnes interposées, afin de cacher ses projets. Un grand nombre de philosophes et d'hommes d'État secondèrent son entreprise; entre autres Ludémus de Cypre, dont la mort a été l'occasion du dialogue d'Aristote sur l'âme (19), et Timonides de Leucade, qui attirèrent dans son parti le devin Mitas de Thessalie, collègue de Dion dans l'Académie. De tous les Siciliens que le tyran avait bannis, et qui n'étaient pas moins de mille, il n'y en eut que vingt-cinq qui l'accompagnèrent à cette expédition; tous les autres l'abandonnèrent, retenus par la crainte (20).
XXV. Ses troupes, rassemblées dans l'île de Zacynthe, ne formaient que près de huit cents hommes, mais tous déjà connus par plusieurs guerres importantes, tous singulièrement fortifiés par de rudes exercices, supérieurs à tous les autres soldats par leur expérience et leur audace, très capables enfin d'enflammer le courage des troupes plus nombreuses que Dion espérait trouver en Sicile, et de les animer à combattre avec la plus grande valeur. Cependant quand on leur annonça que c'était pour la Sicile et contre Denys que cet armement était destiné, ils furent saisis d'étonnement et perdirent courage. Cette expédition leur parut l'effet de la démence et de la fureur de Dion, qui, emporté par son ressentiment, et faute de meilleures espérances, se jetait en aveugle dans une entreprise désespérée. Ils s'emportèrent contre leurs capitaines et contre ceux qui, en les enrôlant, ne leur avaient pas déclaré d'abord à quelle guerre ils voulaient les mener. Mais Dion, dans le discours qu'il fit, leur exposa tout ce que la tyrannie avait de 376 faible, leur insinua que c'était moins comme soldats qu'il les conduisait à cette expédition, que comme des capitaines destinés à commander les Syracusains et les autres peuples de la Sicile, qui, depuis longtemps, étaient disposés à la révolte. Alcimène, le premier des Grecs par sa naissance et par sa réputation, leur ayant parlé après Dion, ils consentirent à partir. On était alors au milieu de l'été; les vents étésiens (21) régnaient sur la mer, et la lune était dans son plein. Dion, ayant fait préparer un sacrifice magnifique pour Apollon, se rendit en pompe au temple de ce dieu, avec ses soldats couverts de toutes leurs armes. Après le sacrifice il leur donna un grand festin dans le lieu de l'île où se faisaient les exercices. Ils furent très surpris de voir la quantité de vaisselle d'or et d'argent, et la magnificence des tables sur lesquelles ils étaient servis ; une telle opulence paraissait au-dessus de la fortune d'un particulier. Ils pensèrent alors qu'un homme d'un âge mûr, qui possédait de si grandes richesses, ne se serait pas jeté dans une entreprise si hasardeuse, s'il n'avait des espérances bien fondées, et si ses amis de Sicile ne lui fournissaient pas tous les secours nécessaires pour en assurer le succès.
XXVI. A la fin du repas, après les libations d'usage et les vœux solennels, la lune s'éclipsa. Ce phénomène n'étonna point Dion, qui connaissait les révolutions périodiques du soleil et de la lune sur l'écliptique, et qui savait que l'ombre qui couvre alors la lune est l'effet de l'interposition de la terre entre cette planète et le soleil ; mais les soldats en étaient troublés, et il leur fallait quelque éclaircissement qui les rassurât. Le devin Miltas se levant donc au milieu d'eux, leur dit de reprendre courage, et de concevoir les meilleures espérances. « Par ce signe, ajouta-t-il, la divinité fait connaître que ce qu'il y a aujourd'hui de plus brillant souffrira quelque éclipse. Or, rien en ce moment n'a plus d'éclat que la tyrannie de Denys, et vous allez la faire éclipser dès que 377 vous serez arrivés en Sicile. » Telle est l'explication que Miltas donna de l'éclipse au milieu de l'armée. Quant aux abeilles qu'on vit auprès des vaisseaux, et dont un essaim alla se poser sur celui que montait Dion, le devin dit en particulier à lui et à ses amis qu'il craignait que ses actions, qui lui attireraient certainement beaucoup de gloire, après avoir jeté de l'éclat pendant peu de temps, ne finissent bientôt par se flétrir. On dit que les dieux envoyèrent aussi au tyran plusieurs signes extraordinaires. Un aigle enleva la pique d'un de ses gardes, et, après l'avoir portée très haut dans les airs, la laissa tomber dans la mer. L'eau de la mer qui baigne la citadelle de Syracuse fut douce et potable pendant un jour; tous ceux qui en burent y trouvèrent cette douceur. Il naquit à Denys des cochons qui, bien conformés dans tout le reste, n'avaient point d'oreilles. Les devins, consultés sur ces divers prodiges, dirent que le dernier était un signe de désobéissance et de révolte; qu'il annonçait que les sujets du tyran n'écouteraient plus ses ordres. Ils expliquèrent la douceur des eaux de la mer, du changement heureux que la situation triste et pénible des Syracusains allait éprouver. Ils déclarèrent enfin, sur le premier prodige, que l'aigle étant le ministre de Jupiter, et la pique le symbole de la domination et de la puissance, c'était un signe que le plus grand des dieux se préparait à renverser, à faire disparaître la tyrannie. Voilà ce que rapporte Théopompe.
XXVII. Les soldats de Dion s'embarquèrent sur deux vaisseaux de charge (22), suivis d'un troisième d'une grandeur médiocre, et de deux galères à trente rames. Outre les armes dont ces troupes étaient couvertes, Dion avait encore sur ces navires deux mille boucliers, une grande quantité de traits et de piques, avec des provisions très abondantes, afin qu'elles ne manquassent de rien pendant la traversée ; car ils devaient, dans tout le cours de leur navigation, être à la merci des 378 vents et des flots, parce que, avertis que Philistus était à l'ancre, sur les côtes de l'Iapygie, pour les attaquer au passage, ils craignaient d'approcher de la terre. Après douze jours de navigation par un vent doux et frais, ils se trouvèrent le treizième au cap de Pachyne (23) en Sicile. Là, le pilote leur conseilla de débarquer promptement, s'ils ne voulaient pas, en s'éloignant des côtes et abandonnant le cap, s'exposer à être violemment agités en pleine mer, durant plusieurs jours et plusieurs nuits qu'il leur faudrait attendre le vent du midi, dans la saison de l'été où l'on était alors (24). Mais Dion, qui craignait de descendre à terre si près des ennemis, et qui préférait d'aborder plus loin, doubla le cap de Pachyne. A l'instant le vent du nord, se déchaînant avec violence sur la mer, souleva les flots et éloigna les vaisseaux de la Sicile : c'était le lever de l'Arcture. Les éclairs et les tonnerres, accompagnés de torrents de pluie, excitèrent une si furieuse tempête, que les matelots effrayés ne reconnaissaient plus leur route. Bientôt ils s'aperçurent que les vaisseaux, poussés par les vagues, étaient portés vers l'Afrique contre l'île de Cercine (25), à l'endroit où la côte, hérissée de rochers, les menaçait du plus grand danger. Déjà ils touchaient au moment d'être jetés et brisés contre ces roches, lorsque les matelots, faisant, avec leurs perches, les plus grands efforts, parvinrent, non sans peine, à s'éloigner de la côte. Enfin la tempête s'apaisa, et ils rencontrèrent un petit bâtiment qui leur apprit qu'ils étaient aux têtes de la grande Syrte (26). Le calme qui survint, et pendant lequel ils voguaient au hasard, augmentait leur découragement, lorsqu'ils sentirent de la côte quelques légers souffles du vent du midi ; changement auquel ils s'attendaient si peu, qu'ils avaient peine à le croire. Ce 379 vent ayant pris peu à peu de la force, ils déployèrent toutes leurs voiles; et, après avoir adressé leurs prières aux dieux, ils gagnèrent la haute mer, et, s'éloignant des côtes d'Afrique, cinglèrent vers la Sicile.
XXVIII. Une navigation rapide de quatre jours les conduisit dans le port de Minoa (27), petite ville de Sicile, de la dépendance des Carthaginois. Le commandant de la place, nommé Synalus, Carthaginois de nation, hôte et ami de Dion, était alors dans la ville; et comme il ignorait que ce fût la flotte de Dion, il voulut s'opposer à la descente des soldats : ils l'exécutèrent pourtant les armes à la main, mais sans tuer personne; car Dion le leur avait défendu, par égard pour ses liaisons avec le commandant : ils mirent aisément en fuite les troupes de Synalus, et entrèrent avec elles dans la ville, dont il se rendirent les maîtres. Mais après que les deux commandants se furent reconnus et salués, Dion rendit la ville à Synalus, sans y avoir causé aucun dommage; Synalus nourrit les soldats de Dion, et lui donna tous les secours dont il put avoir besoin. Mais rien ne l'encouragea plus, lui et ses troupes, que l'événement heureux de l'absence de Denys; il s'était embarqué peu de jours auparavant avec quatre-vingts vaisseaux, et avait fait voile pour l'Italie. Aussi, quoique Dion exhortât ses soldats à se refaire des maux qu'ils avaient soufferts dans une si longue et si pénible navigation, ils s'y refusèrent ; et voulant saisir une occasion si favorable, ils pressèrent Dion de les mener à Syracuse.
XXIX. Laissant donc à Minoa les armes qu'il avait de trop, avec tous ses bagages, qu'il pria Synalus de lui renvoyer quand il en serait temps, Dion marcha droit à Syracuse. En chemin, deux cents chevaux d'Agrigente, du quartier d'Ecnomus (28), 380 vinrent les premiers le joindre, et furent bientôt suivis de ceux de Géla. Le bruit de sa marche étant porté rapidement à Syracuse, Timocrate, celui qui avait épousé la femme de Dion, sœur de Denys, et que le tyran avait mis à la tête des partisans qui lui restaient dans la ville, envoya en toute diligence un courrier en Italie, avec des lettres qui apprenaient à Denys l'arrivée de Dion. Pour lui, il s'occupa de prévenir les troubles et les mouvements qui pouvaient naître de la disposition à la révolte où étaient tous les esprits; disposition que la crainte seule et la défiance les empêchaient de manifester. Il arriva au courrier envoyé à Denys par Timocrate un accident bien extraordinaire. Après être abordé en Italie et avoir traversé la ville de Rhège, il hâtait sa marche vers Caulonie (29), où était le tyran, lorsqu'il rencontra un homme de sa connaissance qui portait une victime qu'on venait d'immoler; il en reçut de lui une portion, et poursuivit sa route. Après avoir marché une partie de la nuit, la fatigue l'obligea de s'arrêter pour prendre quelque repos; il se coucha dans un bois qui touchait au chemin : un loup, attiré par l'odeur, vint enlever les chairs de la victime, que le courrier avait attachées avec la valise où étaient les lettres. Cet homme, à son réveil, ne trouvant plus sa valise, et l'ayant cherchée inutilement dans les environs, n'osa pas se présenter devant le tyran sans les lettres; il s'enfuit, et ne reparut plus; en sorte que Denys n'apprit que par d'autres, et beaucoup plus tard, la guerre qui se faisait en Sicile.
XXX. Dion fut joint dans sa marche par les habitants de Camarine (30), et par un grand nombre de Syracusains répandus dans les campagnes, et qui s'étaient révoltés contre le tyran. Les Léontins et les Campaniens gardaient, avec Timocrate, le quartier de Syracuse appelé l'Épipole : Dion leur ayant fait donner le faux avis qu'il allait commencer la guerre par le siège de leurs villes, ils abandonnèrent Timocrate pour aller 381 défendre leurs concitoyens. Sur la nouvelle qu'en eut Dion, qui campait alors auprès de Macres (31), il fit partir ses troupes la nuit même et arriva aux bords du fleuve Anapus, qui n'est qu'à dix stades (32) de la ville; il s'y arrêta, fit un sacrifice sur le rivage, et adressa ses prières au soleil levant. Les devins lui promirent la victoire de la part des dieux; et ceux qui étaient présents voyant Dion avec la couronne de fleurs qu'il avait mise pour le sacrifice; se couronnèrent tous, par un mouvement unanime et spontané. Ils n'étaient pas moins de cinq mille hommes, qu'il avait recueillis dans sa marche : ils avaient, à la vérité, de mauvaises armes, s'en étant fait de tout ce qui leur était tombé sous la main ; mais ils suppléaient par leur courage à ce qui leur manquait à cet égard. Aussi Dion n'eut pas plutôt donné l'ordre de partir, qu'ils coururent, transportés de joie, en poussant de grands cris, et s'animant les uns les autres à secouer le joug de la tyrannie.
XXXI. Les plus honnêtes et les plus considérables d'entre les Syracusains qui étaient restés dans la ville, ayant pris des robes blanches, allèrent au-devant d'eux aux portes de Syracuse; et le peuple courut se jeter sur les amis du tyran. Il enleva d'abord les prosagogides, gens détestables, ennemis des dieux et des hommes, qui, se répandant chaque jour dans la ville et se mêlant parmi les Syracusains, recherchaient tout avec curiosité, et allaient rapporter au tyran ce que l'on avait dit et ce qu'on avait pensé; ils furent les premiers punis par le peuple, qui les assomma sur-le-champ. Timocrate n'ayant pas eu le temps de s'enfermer dans la citadelle avec la garnison, prend un cheval, sort de la ville, et, dans sa fuite, sème partout le trouble et l'effroi, en exagérant à dessein les forces de Dion, pour ne pas paraître avoir abandonné la ville sur de 382 légers motifs de crainte. Dans ce moment, Dion parut à la vue des Syracusains; il marchait à la tête de ses troupes, couvert d'armes brillantes, ayant à ses côtés Mégaclès son frère et l'Athénien Callippus, tous deux couronnés de fleurs, et suivis de cent soldats étrangers qui lui servaient de gardes ; les autres marchaient en ordre de bataille, sous la conduite de leurs capitaines. Les Syracusains, ravis de les voir, les reçurent comme une pompe sacrée, digne du regard des dieux, et qui leur ramenait, après quarante-huit ans, la liberté et la démocratie, exilées de leur ville.
XXXII. Quand Dion fut entré dans la ville par les portes Ménitides, il fit apaiser le tumulte à son de trompe, et publier par un héraut que Dion et Mégaclès, qui étaient venus pour abolir la tyrannie, affranchissaient les Syracusains et les autres peuples de Sicile du joug du tyran. Comme il voulait haranguer la multitude, il monta le long de l'Achradine, et trouva que les Syracusains avaient dressé partout, des deux côtés de la rue, des tables chargées de coupes, et préparé des victimes. A mesure qu'il passait devant eux, ils jetaient sur lui des fleurs et des fruits, et lui adressaient leurs prières comme à un dieu. Au-dessous de la citadelle et du lieu appelé Pentapyle (33), était une horloge solaire fort élevée et très découverte, que Denys avait fait bâtir : ce fut là que Dion se plaça pour parler au peuple, et l'exhorter à défendre sa liberté. Les Syracusains, charmés de l'entendre, et jaloux de lui témoigner leur reconnaissance, le nommèrent, lui et son frère, capitaines généraux, avec un pouvoir absolu; mais, de leur consentement, ou même à leur prière, ils leur donnèrent pour collègues vingt de leurs concitoyens, dont dix étaient du nombre de ceux qui, bannis par le tyran, étaient revenus avec Dion. Les devins regardèrent comme un présage heureux que Dion, en haranguant le peuple, eût sous ses pieds le bâtiment que Denys avait élevé avec une magnificence affectée ; mais comme c'était une horloge solaire, et qu'il y avait été nommé général, ils craignirent qu'il n'éprouvât dans son entreprise quelque revers de fortune (34). Dion se rendit ensuite maître de l'Épipole, délivra tous les prisonniers qui y étaient détenus, et l'environna de fortifications.
XXXIII. Sept jours après, Denys entra, par mer, dans la citadelle; et le même jour on apporta sur des chariots les armes que Dion avait laissées en dépôt à Synalus ; il les distribua à ceux des Syracusains qui n'en avaient pas; ceux à qui il ne put en donner s'armèrent le mieux qu'il leur fut possible, et ils montrèrent tous la plus grande ardeur. Denys envoya d'abord en particulier des ambassadeurs à Dion, afin de le sonder; mais Dion lui ayant répondu qu'il devait s'adresser aux Syracusains, devenus un peuple libre, le tyran leur fit porter, par ces mêmes ambassadeurs, les propositions les plus favorables; il leur promettait une diminution considérables d'impôts, et une exemption de service, excepté dans les guerres qu'ils auraient eux-mêmes approuvées. Les Syracusains reçurent avec dérision ces promesses; et Dion répondit aux ambassadeurs que Denys n'eût plus à traiter avec lès Syracusains tant qu'il n'aurait pas abdiqué la tyrannie. « Cette démarche faite, ajouta-t-il, je l'aiderai volontiers, par égard pour notre ancienne liaison, à lui faire accorder ce qui sera juste, et même à obtenir tous les avantages qui dépendront de moi.» Denys parut content de ces offres, et envoya de nouveaux ambassadeurs pour demander qu'il vînt dans la citadelle quelques Syracusains, avec qui il traiterait des intérêts communs, et des sacrifices respectifs que chacun pourrait faire. On y envoya des députés dont Dion avait approuvé le choix : aussitôt le bruit se répandit, de la citadelle dans la ville, que Denys allait déposer la tyrannie, moins par égard pour Dion, que pour l'amour de lui-même. Mais ce n'était, de la part du tyran, qu'une ruse et une feinte pour surprendre les Syracusains; 384 car il retint prisonniers les députés; et le lendemain dès la pointe du jour, ayant fait boire avec excès ses soldats étrangers, il les envoya brusquement attaquer la muraille que les Syracusains avaient élevée autour de la citadelle.
XXXIV. Cette attaque imprévue et l'audace de ces Barbares, dont les uns abattaient avec un grand bruit la muraille, tandis que les autres tombaient rudement sur les Syracusains, effraya tellement ceux-ci, qu'il n'y en eut pas un qui osât résister, et que les troupes étrangères de Dion soutinrent seules le choc des ennemis. Elles n'eurent pas plutôt entendu le tumulte, qu'elles volèrent au secours des Syracusains, sans trop savoir d'abord ce qu'elles devaient faire, parce qu'elles n'entendaient pas les ordres qu'on leur donnait, troublées par les cris des Syracusains, qui en fuyant se jetaient au milieu d'elles et y portaient le désordre. Dion, enfin, voyant qu'il était impossible de se faire entendre, leur montre d'action ce qu'il faut faire; il fond le premier sur les Barbares; et comme il n'était pas moins connu des ennemis que de ses amis mêmes, il attire autour de lui le combat le plus vif et le plus terrible. Les soldats de Denys le chargent tous avec des cris effroyables; et quoique, appesanti par l'âge (35), il fût moins propre à des combats si vigoureux, il y supplée par sa force et son courage, soutient l'assaut de ceux qui fondent sur lui, et en taille plusieurs en pièces. Mais enfin il est blessé à la main d'un coup de pique; sa cuirasse résiste à peine à la multitude de traits et de coups de piques qu'il reçoit à travers son bouclier : frappé sans relâche par les javelines qui se brisent contre lui, il est renversé par terre. Ses soldats l'enlèvent aussitôt, et il leur laisse Timonide pour les commander : mais montant tout de suite à cheval, il court par toute la ville, arrête les fuyards ; et prenant avec lui les soldats étrangers qui gardaient l'Achradine, il mène ces troupes fraîches et pleines d'ardeur contre les Barbares, qu'elles trouvent fatigués et rebutés de l'essai qu'ils viennent de faire. Ils avaient espéré 385 qu'au premier assaut ils emporteraient la ville d'emblée; et voyant, contre leur attente, qu'ils avaient affaire à des hommes aguerris et pleins de vigueur, ils commencèrent à reculer vers la citadelle. Dès que les Grecs les voient plier, ils tombent sur eux avec plus de roideur; et les ayant bientôt mis en fuite, ils les obligent de se renfermer dans leurs murailles. Les Barbares ne tuèrent à Dion que soixante-quatorze hommes, et ils perdirent un grand nombre des leurs.
XXXV. Les Syracusains, pour récompenser les troupes d'une victoire si brillante, leur distribuèrent cent mines (36) par tête, et les soldats donnèrent à Dion une couronne d'or. Cependant il vint de la part de Denys des hérauts apporter à Dion des lettres des femmes du palais. Il y en avait une avec cette adresse, A mon père : on la crut d'Hipparinus; car c'était le nom du fils de Dion, quoique l'historien Timée prétende qu'il s'appelait Arétéus, du nom d'Arété sa mère : mais sur cela il faut, ce me semble, en croire plutôt Timonide, l'ami et le compagnon d'armes de Dion. Les autres lettres furent lues en présence des Syracusains : elles ne contenaient que des prières et des supplications de la part des femmes. Quand on en tint à celle qu'on croyait d'Hipparinus, les Syracusains ne voulaient pas qu'elle fût décachetée et lue publiquement; mais Dion s'obstina à l'ouvrir : elle était de Denys; et quoique adressée à Dion, elle était réellement écrite pour les Syracusains. Sous la forme de prière et d'apologie, elle n'était au fond qu'une calomnie adroitement dirigée contre Dion : il lui rappelait avec quel zèle il avait contribué autrefois à l'établissement de la tyrannie; il y joignait des menaces terribles contre les personnes qui lui étaient les plus chères, sa sœur, sa femme et son frère, et la terminait par des supplications et des gémissements sur son sort. Mais rien n'offensa tant Dion que la prière qu'il lui faisait de ne pas abolir la tyrannie, et de la garder pour lui; de ne pas rendre la liberté à des hommes qui le haïssaient et qui conservaient du ressentiment des maux 386 qu'il leur avait faits, de les tenir au contraire dans sa dépendance, afin de ménager à ses amis et à ses proches une entière sûreté.
XXXVI. La lecture publique de cette lettre, au lieu de faire admirer aux Syracusains, comme ils le devaient, la fermeté et la grandeur d'âme de Dion, qui sacrifiait à la justice et à l'honnêteté les liens les plus forts de la nature et du sang, leur inspira des soupçons et des craintes; ils en prirent occasion de le croire dans la nécessité de ménager le tyran, et ils jetèrent les yeux sur d'autres chefs pour les mettre à leur tête. La nouvelle du retour d'Héraclide les fortifia dans cette pensée. Héraclide était un des bannis de Sicile : il avait du talent pour la guerre, et s'était fait connaître dans les armées par les emplois qu'il y avait eus sous les tyrans; mais c'était un esprit mobile, léger en tout, et sur la stabilité duquel on pouvait encore moins compter, lorsqu'il s'agissait de prééminence et d'honneurs. Un différend qu'il avait eu dans le Péloponnèse avec Dion lui fit prendre le parti d'aller avec une flotte particulière contre le tyran; et en arrivant à Syracuse avec sept galères et trois autres vaisseaux, il trouva Denys assiégé pour la seconde fois dans la citadelle, et les Syracusains pleins de confiance. Son premier soin fut de s'insinuer dans les bonnes grâces du peuple, et il avait naturellement ce qu'il fallait pour attirer, pour exciter une populace qui veut toujours être flattée. Il gagna donc facilement à son parti la multitude, à qui la gravité de Dion commençait à déplaire; elle la regardait comme inconciliable avec l'esprit de gouvernement; et, dans cette disposition d'audace et de licence où la victoire l'avait mise, elle voulait être conduite d'une manière démocratique, avant d'être un peuple libre.
XXXVII. Ayant donc convoqué une assemblée de leur propre autorité, ils nommèrent Héraclide amiral. Dion s'étant rendu à l'assemblée, se plaignit du commandement qu'on venait de donner à Héraclide, et déclara que c'était lui ôter le pouvoir qu'ils lui avaient confié; qu'il n'était plus général 387 en chef, si un autre que lui commandait sur mer. Ces représentations forcèrent les Syracusains, quoique à regret, de dépouiller Héraclide de la charge dont ils venaient de le revêtir. Dion, après avoir reçu cette satisfaction, mande chez lui Héraclide, lui fait quelques légers reproches sur le tort qu'il avait eu de vouloir, contre la bienséance et l'utilité publique, rivaliser avec lui d'honneur dans une conjoncture difficile, où la moindre division pouvait tout perdre. Il convoque ensuite lui-même une nouvelle assemblée, nomme Héraclide amiral, et conseille au peuple de lui donner des gardes, comme il en avait lui-même. Héraclide, dans tout ce qu'il disait, dans tout ce qu'il faisait publiquement, s'étudiait à plaire à Dion; il avouait les obligations qu'il lui avait, l'accompagnait partout avec l'air le plus soumis, et exécutait ponctuellement ses ordres : mais en secret il travaillait à corrompre la multitude, à soulever ceux qui désiraient des nouveautés; et par ses intrigues il suscita tant de troubles, qu'il mit Dion dans le plus grand embarras. Celui-ci proposait-il de laisser sortir Denys de la citadelle par un traité, on l'accusait de vouloir épargner le tyran et de chercher à le sauver. Voulait-il, pour ne pas indisposer le peuple, continuer le siège, on lui imputait de prolonger à dessein la guerre, afin de faire durer son commandement et de tenir ses concitoyens sous sa dépendance.
XXXVIII. Il y avait à Syracuse un homme nommé Sosis, fort connu par son audace et par sa méchanceté, et qui regardait comme la perfection de la liberté de ne mettre aucune borne à sa licence. Il ne cessait de tendre des piéges à Dion : un jour, s'étant levé en pleine assemblée, il fit les reproches les plus outrageants aux Syracusains de ce qu'ils ne voyaient pas qu'en se délivrant d'une tyrannie marquée par l'ivresse et l'emportement, ils s'étaient donné un maître vigilant et sobre. Après cette déclaration publique de sa haine contre Dion il sortit de l'assemblée; et le lendemain on le vit courir dans la ville, la tête et le visage pleins de sang, et paraissant fuir des 388 gens qui le poursuivaient. Il se précipite dans cet état au milieu du peuple assemblé sur la place, dit que les soldats étrangers de Dion ont voulu le tuer, et montre une blessure qu'il avait à la tête. Il excite par ses plaintes l'indignation de bien des gens, qui, s'élevant contre Dion, l'accusent de tyrannie et de cruauté, et lui reprochent d'ôter aux citoyens la liberté de parler, en leur faisant craindre les plus grands dangers et la mort même.
XXXIX. Malgré le tumulte et les mouvements séditieux qui agitaient cette assemblée, Dion s'y rendit pour se justifier; il fit connaître que Sosis était frère d'un des gardes de Denys, et que c'était à l'instigation de son frère qu'il avait cherché à exciter le trouble et la sédition dans Syracuse, parce que le tyran ne voyait de salut pour lui que dans les dissensions et les défiances réciproques des habitants. D'un autre côté, les chirurgiens qui visitèrent la plaie de Sosis reconnurent qu'elle n'avait qu'effleuré la tête, et ne pouvait être l'effet d'un coup violent; car les blessures faites avec l'épée sont plus profondes dans le milieu : celle de Sosis, légère dans toute sa longueur, avait d'ailleurs plusieurs têtes, parce qu'elle avait été faite à plusieurs reprises, la douleur l'ayant forcé de s'arrêter et de recommencer ensuite. Il vint en même temps des personnes connues qui apportèrent un rasoir à l'assemblée, et déclarèrent qu'ils avaient rencontré dans la rue Sosis tout ensanglanté, et criant qu'il fuyait les soldats étrangers de Dion qui venaient de le blesser; qu'ils s'étaient mis aussitôt à la poursuite de ces soldats, mais qu'ils n'avaient vu personne, et que près de là ils avaient trouvé ce rasoir sous une roche creuse d'où ils avaient vu sortir Sosis. Son affaire allait déjà fort mal, lorsque ses propres domestiques vinrent fournir de nouvelles preuves, en déposant que Sosis était sorti seul de sa maison avant le jour, avec ce rasoir dans sa main. Tous les calomniateurs de Dion se retirèrent alors de l'assemblée; et le peuple ayant condamné Sosis à mort, se réconcilia avec Dion : cependant les soldats étrangers lui furent toujours suspects, surtout depuis que la plupart des combats contre le tyran se donnaient sur mer (37).
XL. Mais après que Philistus fut arrivé de l'Iapygie avec plusieurs galères qu'il amenait à Denys, les Syracusains, voyant que ces troupes étrangères n'étaient propres qu'à des combats de terre, et qu'elles devenaient inutiles pour cette guerre, crurent qu'elles allaient être sous la dépendance de leurs soldats qui combattaient sur mer, et que leurs vaisseaux rendaient les plus forts. La victoire navale qu'ils remportèrent sur Philistus ayant encore augmenté leur fierté, ils se montrèrent cruels et barbares envers cet ennemi. Éphore, il est vrai, dit que Philistus, lorsqu'il vit sa galère prise, se donna lui-même la mort : mais Timonide, qui depuis le commencement de cette guerre combattit toujours auprès de Dion, raconte, dans une lettre au philosophe Speusippe, que la galère de Philistus avant échoué contre terre, il fut pris en vie par les Syracusains, qui d'abord lui ôtèrent sa cuirasse, le dépouillèrent de tous ses vêtements, et, sans respect pour sa vieillesse, lui firent mille outrages. Ils finirent par lui couper la tête, et livrèrent son corps à leurs enfants, qu'ils obligèrent de le traîner le long de l'Achradine, et d'aller ensuite le jeter dans les Carrières. Timée, ajoutant encore à l'indignité de ce traitement, dit que ces enfants ayant pris le cadavre par la jambe boiteuse, le traînèrent dans toutes les rues de la ville, pendant que les Syracusains en faisaient mille plaisanteries, et s'amusaient de voir traîner ainsi par sa jambe celui qui avait dit que Denys aurait tort de prendre un cheval léger à la course pour s'enfuir dela tyrannie, et qu'il devait s'en laisser tirer par la jambe plutôt que de la quitter volontairement (38). Cependant Philistus rapporte ce mot comme dit à Denys par un autre que lui.
XLI. Mais Timée, se faisant un prétexte, d'ailleurs assez 390 fondé, du zèle et de la fidélite de Philistus pour maintenir la tyrannie, a rempli son histoire d'imputations calomnieuses contre lui. Ceux qui eurent à souffrir des injustices du tyran peuvent être excusables d'avoir assouvi leur colère sur un cadavre insensible; mais que, dans un temps si éloigné, des historiens à qui Philistus n'a fait aucun tort, et qui au contraire ont profité de ses écrits, se permettent de lui reprocher, avec une raillerie insultante, des malheurs dans lesquels la fortune peut précipiter les hommes même les plus vertueux, c'est une injustice dont le soin de leur réputation aurait dû seul les garantir. Éphore ne montre pas plus de sagesse dans les louanges qu'il donne à Philistus : quelque talent qu'ait cet historien pour colorer de prétextes spécieux les actions les plus injustes, pour donner à des moeurs dépravées des motifs raisonnables, pour trouver des discours capables d'en imposer, il ne pourra jamais détruire l'idée qu'on a que Philistus fut le plus grand partisan de la tyrannie, l'admirateur le plus passionné du faste, de la puissance, des richesses et des alliances des tyrans (39). Celui donc qui s'abstient et de louer les actions de Philistus, et de lui reprocher ses malheurs, est un historien fidèle et impartial.
XLII. Après la mort de Philistus, Denys envoya dire à Dion qu'il lui abandonnerait la citadelle, et lui livrerait les armes et les troupes qu'il avait à sa solde, avec l'argent nécessaire pour les entretenir pendant cinq mois, si, par un traité, on voulait lui permettre d'aller vivre en Italie des revenus d'une contrée du territoire de Syracuse, appelée Gyate, pays riche et fertile, qui s'étendait depuis la mer jusqu'au milieu des terres. Dion ne reçut pas ces propositions, et le renvoya aux Syracusains, qui, espérant prendre Denys en vie, chas- 391 sèrent ses ambassadeurs. Le tyran alors remit la citadelle à l'aîné de ses fils, Apollocrate; et lui-même, profitant d'un vent favorable, embarqua sur ses vaisseaux les personnes qui lui étaient les plus chères, avec ce qu'il avait de plus précieux, et mit à la voile sans être aperçu par Héraclide. Cet amiral voyant que ses concitoyens mécontents l'accablaient de reproches, leur détache un démagogue nommé Hippon, qui appelle le peuple au partage des terres, en disant que l'égalité des biens est la base de la liberté, comme la pauvreté est la source de la servitude. Héraclide, en appuyant les discours d'Hippon, et excitant contre Dion, qui les combattait, des mouvements séditieux, persuada aux Syracusains de décréter ce partage, de supprimer la paye des soldats étrangers, et de nommer d'autres généraux, afin de se délivrer de l'austérité de Don. Les Syracusains, croyant pouvoir se délivrer en un instant de la tyrannie, cette longue et funeste maladie, et se gouverner, avant le temps, comme un peuple libre, prirent les plus fausses mesures, et conçurent de l'aversion pour Dion, qui, comme un habile médecin, voulait les assujettir encore à un régime exact et sage.
XLIII. Lorsqu'ils furent assemblés pour élire de nouveaux magistrats (on était alors au milieu de l'été), il survint tout à coup des tonnerres affreux et des signes effrayants qui durèrent quinze jours sans interruption, et qui, frappant le peuple d'une terreur religieuse, l'empêchèrent de procéder à ces élections. Quand le calme parut rétabli, les orateurs assemblèrent de nouveau le peuple; et, pendant qu'ils nommaient leurs magistrats, un boeuf qui traînait un chariot, et pour qui le bruit de la foule n'était pas nouveau, s'étant ce jour- là irrité contre son conducteur, secoua le joug, et courut au théâtre, où il écarta le peuple, qui prit la fuite dans le plus grand désordre. Du théâtre, l'animal se jeta dans le quartier de la ville qui fut depuis occupé par les ennemis, bondissant, et renversant tout ce qui se trouvait sur son passage. Les Syracusains, ne tenant aucun compte de cet accident, nommèrent 392 vingt-cinq magistrats, du nombre desquels fut Héraclide. Ils firent ensuite proposer secrètement aux soldats étrangers d'abandonner Dion et de s'attacher à eux, en leur promettant de leur donner tous les droits de citoyen; mais ils rejetèrent leurs offres, et gardèrent à Dion la fidélité et l'affection la plus entière. Ils le prirent au milieu d'eux, et, lui faisant un rempart de leurs corps et de leurs armes, ils le conduisirent ainsi hors de la ville, sans faire du mal à personne; mais reprochant à tous ceux qu'ils rencontraient leur perfidie et leur ingratitude. Les Syracusains, méprisant leur petit nombre, et prenant pour crainte leur réserve à ne pas les attaquer, se fiant d'ailleurs sur leur propre multitude, coururent sur eux, ne doutant pas qu'il ne leur fût aisé de les défaire dans la ville et de les massacrer tous.
XLIV. Dion, réduit à la nécessité que lui imposait la fortune, ou de combattre contre ses concitoyens, ou de mourir avec ses soldats, tendait les mains aux Syracusains, et les conjurait de la manière la plus pressante de se retirer, en leur montrant la citadelle pleine d'ennemis qui, placés sur les murailles, considéraient avec joie tout ce qui se passait. Mais quand il vit que rien ne pouvait arrêter la fougue impétueuse du peuple, et que la ville, semblable à un vaisseau battu de la tempête, était livrée au souffle orageux de ses orateurs, il défendit à ses soldats de charger les Syracusains : ils se bornèrent donc à jeter de grands cris et à faire retentir leurs armes, comme s'ils allaient fondre sur eux. Les Syracusains en furent si effrayés, qu'il n'y en eut pas un seul qui osât tenir ferme, et qu'ils se dispersèrent dans toutes les rues, quoique personne ne les poursuivît; car Dion ne les vit pas plutôt prendre la fuite, qu'il fit avancer ses soldats pour aller au pays des Léontins. Les chefs des Syracusains, devenus l'objet des railleries de toutes les femmes, et voulant se laver d'une fuite si honteuse, armèrent de nouveau leurs troupes, et se mirent à la poursuite de Dion. Ils l'atteignirent au passage d'une rivière, et commencèrent à le harceler avec leur cava- 393 lerie; mais lorsqu'ils virent qu'au lieu de supporter comme auparavant leurs insultes avec une douceur paternelle, il n'écoutait plus que sa colère, et que, faisant tourner tête à ses soldats, il les mettait en bataille, ils prirent la fuite, avec plus de honte encore que la première fois, et regagnèrent promptement Syracuse après avoir perdu quelques-uns des leurs.
XLV. Les Léontins comblèrent Dion d'honneurs, prirent ses troupes à leur solde, et leur donnèrent le droit de bourgeoisie. lls envoyèrent à Syracuse des ambassadeurs chargés de demander justice pour ces étrangers, et les Syracusains députèrent de leur côté vers les Léontins, pour accuser Dion. Tous les alliés s'assemblèrent dans la ville de Léontium; et, après avoir entendu les deux partis, ils donnèrent le tort aux Syracusains, qui, devenus fiers et insolents, parce qu'ils n'obéissaient plus à personne, et que leurs commandants eux-mêmes étaient leurs esclaves, refusèrent de s'en tenir au jugement des alliés. Cependant des galères envoyées par Denys, sous les ordres de Nypsius de Naples, pour porter du blé et de l'argent aux assiégés, arrivèrent à Syracuse. Dans le combat naval qui eut lieu à cette occasion, la victoire resta aux Syracusains, qui prirent quatre galères ennemies. L'ivresse de ce succès, et l'anarchie dans laquelle ils vivaient, leur inspirèrent tant de joie, qu'ils se livrèrent aux festins les plus licencieux, aux réjouissances les plus folles, et que, négligeant toutes les précautions de sûreté, au moment où ils se croyaient déjà maîtres de la citadelle, ils perdirent la ville.
XLVI. Nypsius voyant que tous les quartiers de Syracuse étaient atteints de la même folie; que le peuple, depuis le matin jusque fort avant dans la nuit, n'avait fait que boire et danser au son de la flûte; que les magistrats eux-mêmes, partageant les plaisirs de ces assemblées tumultueuses, n'osaient donner aucun ordre à des hommes plongés dans l'ivresse, et ne pouvaient s'en faire obéir; Nypsius, dis-je, saisit habilement l'occasion; et faisant donner l'assaut à la muraille qui enfermait la citadelle, il s'en rendit maître, en abat- 394 tit une partie, et lâcha les Barbares dans la ville, avec ordre de traiter à leur gré, et comme ils pourraient, tous ceux qui leur tomberaient sous la main. Les Syracusains ne tardèrent pas à sentir leur danger ; mais la frayeur où ils étaient les empêcha dé remédier promptement au mal. La ville était véritablement au pillage; on massacrait les habitants; on détruisait les murailles, on emmenait dans la citadelle les femmes et les enfants, sans être touché de leurs gémissements et de leurs cris. Les magistrats ne pouvaient faire agir les Syracusains contre les ennemis, qui, partout, étaient confondus avec eux; et ils désespéraient de rétablir l'ordre dans la ville. Déjà le quartier de l'Achradine était menacé; et, dans une situation si critique, tout le monde pensait au seul homme en qui la ville pût mettre sa dernière espérance : mais personne n'osait le nommer, tant on avait honte de l'excès d'ingratitude et de démence auquel on s'était porté envers Dion. Enfin l'extrême nécessité où ils se trouvaient leur en faisant une loi, il s'éleva, du côté des alliés et de la cavalerie, une voix qui demanda le rappel de Dion, et des troupes du Péloponnèse qui étaient chez les Léontins.
XLVII. Dès que cette parole qu'on avait eu enfin le courage de prononcer eut été entendue, ce ne fut, de la part des Syracusains, qu'un cri unanime accompagné de larmes de joie; ils suppliaient les dieux de le leur renvoyer; ils témoignaient le plus grand désir de le revoir; ils se rappelaient son courage et son ardeur au milieu des périls, où son intrépidité les rendait eux-mêmes intrépides et leur faisait affronter l'ennemi sans aucune crainte. Ils lui députèrent donc sur-le- champ deux des alliés, Archonides et Télésidès, et cinq cavaliers, au nombre desquels était Hellanicus. Ces députés, courant à toute bride, arrivent chez les Léontins avant la nuit; ils ont à peine mis pied à terre, que, se jetant aux genoux de Dion et fondant en larmes, ils lui exposent le danger où se trouve Syracuse. Déjà quelques Léontins, et plusieurs d'entre les soldats du Péloponnèse, se doutant, à l'empressement de ces 395 députés et à leur humble posture, qu'il était arrivé quelque chose d'extraordinaire, s'étaient rassemblés autour de Dion. Il mène aussitôt les députés à l'assemblée, où tout le peuple se rend avec ardeur; là, Archonides et Hellanicus exposent rapidement la grandeur de leurs maux, et conjurent les soldats étrangers de venir au secours de Syracuse, et d'oublier des injures dont le peuple de cette ville était plus rigoureusement puni que ne l'auraient désiré ceux même qu'il avait le plus maltraités.
XLVIII. Dès qu'ils eurent fini de parler, et qu'un silence profond régna dans tout le théâtre, Dion se leva; mais à peine il eut pris la parole, que les larmes qu'il répandit en abondance lui étouffèrent la voix. Les soldats étrangers, touchés de sa douleur, l'exhortèrent à la confiance. Enfin il se remit, et reprenant son discours : « Péloponésiens, leur dit-il, et vous nos alliés, je vous ai rassemblés ici, afin que vous délibériez sur ce qui vous concerne personnellement; car il me serait honteux de penser à moi, quand Syracuse est au moment de périr. Si je ne puis la sauver, j'irai du moins me jeter au milieu des feux qui la consumeront, et m'ensevelir sous ses ruines. Pour vous, si vous daignez encore nous secourir, nous les plus imprudents et les plus malheureux des hommes, venez relever une ville qui est votre ouvrage. Que si les sujets de plainte que vous ont donnés les Syracusains vous portent à les abandonner, je prie les dieux de vous récompenser dignement de la vertu et du zèle que vous m'avez précédemment témoignés. Souvenez-vous de Dion, qui ne vous a pas abandonnés quand ses concitoyens ont été injustes envers vous, et qui n'abandonne pas ses concitoyens quand ils sont dans l'infortune. » Il parlait encore, lorsque les troupes étrangères, s'étant levées, poussent de grands cris, et le pressent de les mener à l'instant même au secours des Syracusains. Les députés, pleins de reconnaissance, les serrent dans leurs bras, et leur souhaitent, ainsi qu'à Dion, tous les biens que les dieux peuvent 396 accorder aux hommes. Quand le bruit eut cessé, Dion dit à ses soldats d'aller se préparer pour le départ, et, après qu'ils auraient pris leur repas, de revenir avec leurs armes dans ce même lieu, parce qu'il voulait partir la nuit même pour aller au secours des Syracusains.
XLIX. Cependant, à Syracuse, les généraux de Denys, après avoir fait pendant tout le jour le plus de mal qu'ils avaient pu, se retirèrent dans la citadelle à l'entrée de la nuit, avec perte de quelques-uns des leurs. Alors les orateurs des Syracusains reprenant confiance, dans l'espoir que les ennemis, contents des maux qu'ils leur avaient causés, se tiendraient tranquilles, conseillèrent aux habitants de ne plus penser à Dion; ou s'il venait à leur secours avec ses troupes, de ne pas le recevoir, et de ne pas céder en courage à ces étrangers, comme s'ils étaient plus braves que les Syracusains; mais de ne devoir qu'à eux-mêmes le salut et la liberté de leur patrie. Les magistrats de Syracuse envoient donc de nouveaux députés à Dion pour le détourner de venir, tandis que le corps de la cavalerie et les principaux habitants en font partir d'autres pour presser sa marche. Ce fut un motif pour lui de la ralentir. La nuit était fort avancée lorsque les ennemis de Dion se saisirent des portes, pour lui fermer l'entrée de là ville : mais Nypsius faisant sortir de la ville les soldats en plus grand nombre et plus ardents que la veille, ils achevèrent de détruire la muraille qui les enfermait; de là, se répandant de tous côtés dans la ville, ils la mettent au pillage ; ils égorgent non seulement les hommes, mais les femmes et les enfants : peu s'arrêtent à piller, tous les autres ne s'occupent qu'à détruire. Denys, qui désespérait de son rétablissement, et qui avait voué aux Syracusains une haine implacable, voulait en quelque sorte ensevelir la tyrannie sous les ruines de Syracuse (40). Les soldats, pour prévenir le secours de Dion, eurent recours au moyen de destruction le plus rapide, 397 celui du feu; ils brûlaient avec des torches et des flambeaux tout ce qui était à leur portée, et lançaient des traits enflammés sur les maisons éloignées. Les Syracusains qui fuyaient pour éviter les flammes étaient arrêtés et égorgés dans les rues; ceux qui se réfugiaient dans les maisons en étaient chassés par les flammes; plusieurs édifices embrasés tombaient sur les passants, et les écrasaient.
L. Cet incendie, en ramenant tous les esprits à un même sentiment, ouvrit à Dion les portes de Syracuse. Dès qu'il avait su que les ennemis s'étaient renfermés dans la citadelle, il avait ralenti sa marche : mais le matin des cavaliers allèrent au-devant de lui pour l'informer de la seconde irruption que les troupes de Denys avaient faite dans la ville; et, bientôt après, quelques-uns même de ceux qui lui étaient opposés vinrent le prier de hâter sa marche. Comme le mal croissait à chaque instant, Héraclide lui dépêcha d'abord son frère, et ensuite son oncle Théodote, pour le supplier d'accourir à leur secours, parce que personne n'était plus en état de tenir contre l'ennemi, qu'il était lui-même blessé, et la ville presque ruinée et réduite en cendres. Dion était à soixante stades (41) des portes de Syracuse, lorsqu'il reçut ces nouvelles; il apprit à ses soldats le danger extrême où était Syracuse ; et après leur avoir donné ses ordres, il changea de pas, et les mena avec le plus de précipitation qu'il lui fut possible, pressé par les courriers qui venaient coup sur coup le prier d'avancer. Ses soldats montrèrent tant d'ardeur et firent une telle diligence, qu'il arriva très promptement aux portes, dans le quartier appelé Hécatompédon. Là il fit prendre les devants aux troupes légères, pour aller sur-le-champ attaquer l'ennemi, et rendre, par leur présence, le courage aux Syracusains. Il rangea lui-même en bataille son infanterie, et ceux qui venaient par troupes se joindre à lui; il les divisa en petits corps séparés, auxquels il donna de la profondeur, et mit à leur tête diffé- 398 rents chefs, afin qu'en attaquant les ennemis de plusieurs côtés à la fois, ils leur inspirassent plus de terreur. Après avoir fait toutes ses dispositions et adressé sa prière aux dieux, il traverse la ville et marche à l'ennemi.
LI. Les Syracusains en le voyant jettent des cris de joie, et mêlent à leurs acclamations des prières et des encouragements pour Dion, qu'ils appellent leur sauveur et leur dieu, en même temps qu'ils donnent aux soldats étrangers les noms de citoyens et de frères. Il n'y eut personne dans cette occasion qui s'aimât assez soi-même, ou qui fût assez attaché à la vie, pour n'être pas moins inquiet du salut de tous les autres que de celui de Dion, qu'on voyait marcher à un si grand péril à travers le sang, le feu et les morts dont les rues étaient couvertes. Les ennemis, de leur côté, offraient l'aspect le plus redoutable : animés par la rage, ils étaient rangés en bataille le long du mur qu'ils avaient abattu, et dont les décombres rendaient l'abord pénible et difficile à forcer. Mais rien n'embarrassait et ne troublait plus la marche des troupes de Dion, que le danger dont les feux les menaçaient. Environnées de toutes parts des flammes qui dévoraient les maisons, obligées de marcher sur des ruines brûlantes, près à tout moment d'être écrasées par la chute de toits ou dé pans de muraille, il fallait que, sans rompre leurs rangs, elles s'ouvrissent un chemin au travers d'un nuage de fumée et de poussière. Lorsqu'elles eurent joint les ennemis, il n'y en eut qu'un petit nombre qui put en venir aux mains dans un terrain si inégal et si étroit : mais enfin les soldats de Dion, animés par les cris et par l'ardeur des Syracusains, forcèrent ceux de Nypsius, dont le plus grand nombre se sauva dans la citadelle, très voisine du lieu où l'on combattait; ceux qui restèrent dehors s'étant dispersés, furent poursuivis et taillés en pièces par les soldats étrangers. La circonstance ne permit pas de goûter sur-le-champ le fruit de la victoire, ni de se livrer à la joie et aux plaisirs que méritait un si grand exploit; tous les Syracusains ne songèrent qu'à aller au secours de leurs mai- 399 sons; et ils eurent bien de la peine, en travaillant toute la nuit, à éteindre l'incendie.
LII. Dès que le jour eut paru, aucun des orateurs n'osa rester dans la ville; la conscience de leurs crimes leur fit prendre à tous la fuite. Héraclide et Théodote seuls vinrent se livrer eux-mêmes à Dion en s'avouant coupables, et le priant d'être meilleur pour eux qu'ils ne l'avaient été pour lui. Ils ajoutèrent qu'il était digne de Dion, déjà si supérieur par toutes ses autres vertus au reste des hommes, de surpasser, par son courage à triompher de son ressentiment, des ingrats forcés aujourd'hui de se reconnaître vaincus dans la vertu même qu'ils avaient osé lui disputer. Les amis de Dion, témoins de ces prières, conseillaient à Dion de ne pas épargner des hommes envieux et méchants, de livrer Héraclide aux soldats, et d'extirper du gouvernement cette adulation envers le peuple, maladie furieuse et non moins funeste que la tyrannie. Dion ayant pris la parole pour les adoucir : « Les autres capitaines, leur dit-il, font leur principal exercice de la guerre et des armes; pour moi, j'ai vécu longtemps dans l'Académie pour apprendre à dompter la colère, l'envie et l'opiniâtreté. La preuve de cette victoire sur ses passions n'est pas la douceur et la modération. que l'on montre envers ses amis et les personnes vertueuses : c'est la clémence et l'humanité qu'on exerce envers ceux qui nous ont fait des injustices. Je me propose bien moins de surpasser Héraclide en prudence et en autorité, qu'en douceur et en justice; c'est dans ces vertus que consiste la véritable supériorité. Les exploits guerriers, lors même que personne ne prétend nous en disputer la gloire, sont au moins en partie revendiqués par la fortune. Si Héraclide est un homme méchant, perfide et envieux, faut-il pour cela que Dion altère sa vertu en se livrant à la colère? Les lois, il est vrai, autorisent la vengeance, plutôt que l'injustice qui l'a provoquée ; mais le sentiment naturel nous apprend qu'elles viennent l'une et l'autre de la même faiblesse. La méchanceté humaine, dif- 400 ficile sans doute à guérir, n'est pourtant pas si sauvage et si brutale, qu'elle ne cède à des bienfaits souvent répétés.
LIII. Dion, réglant sa conduite sur ces sages raisonnements, mit Héraclide en liberté, et s'occupa tout de suite de relever la muraille dont il avait enfermé la citadelle; il ordonna à tous les Syracusains d'aller couper chacun un pieu, et de l'apporter. Dès que la nuit fut venue, et pendant que les Syracusains dormaient, il y fit travailler les soldats étrangers; et la citadelle se trouva environnée d'une bonne palissade avant que personne s'en fût aperçu. Lorsque, le lendemain matin, on vit avec quelle promptitude cet ouvrage avait été fait, les citoyens et les ennemis en furent également dans l'admiration; le travail fini, il fit enterrer les morts d'entre les Syracusains, délivra les prisonniers, qui n'étaient pas moins de deux mille, et convoqua l'assemblée du peuple. Héraclide s'étant avancé, proposa d'élire Dion généralissime des troupes de terre et de mer. Tout ce qu'il y avait de meilleurs citoyens reçut avec empressement cette proposition, et demanda qu'elle fût sanctionnée par les suffrages du peuple; mais la tourbe des mariniers et des artisans ne pouvant souffrir de voir Héraclide dépouillé de la charge d'amiral, et persuadée que, quelque peu estimable qu'il fût dans tout le reste, il était au moins plus populaire que Dion et plus dépendant de la multitude, s'y opposa jusqu'à causer du tumulte. Dion céda sur ce point au désir de cette populace, et remit à Héraclide le commandement des forces maritimes; mais il lui déplut singulièrement en empêchant le partage qu'elle voulait faire des terres et des maisons, et en annulant tout ce qui avait été décrété sur cet objet.
LIV. Ce fut pour Héraclide un nouveau prétexte d'intrigues : il était alors à Messine, où il ne cessait de pratiquer les soldats et les matelots qui s'étaient embarqués avec lui; il les aigrissait contre Dion, qu'il accusait d'aspirer à la tyrannie; et pendant ce temps-là il traitait lui-même secrètement avec Denys, par l'entremise du Spartiate Pharax. Les principaux d'entre 401 les Syracusains en ayant eu le soupçon, il s'excita dans le camp une sédition qui réduisit Syracuse à une si grande disette, que Dion, embarrassé sur le parti qu'il devait prendre, se voyait encore blâmé par tous ses amis d'avoir fortifié contre lui-même un homme aussi intraitable, aussi corrompu par l'ambition et par l'envie, que l'était Héraclide. Pharax s'étant campé sous les murs de Néapolis, dans le territoire d'Agrigente, Dion marcha contre lui avec les Syracusains; et comme il attendait, pour le combattre, un moment plus favorable, Héraclide et ses matelots se récrièrent que Dion ne voulait pas terminer la guerre dans un seul combat, mais la traîner en longueur pour faire durer son commandement. Il fut donc forcé de livrer la bataille, et la perdit ; la défaite, il est vrai, fut peu considérable, et vint surtout de la mutinerie des soldats. Dion se préparait à un second combat, et déjà il rangeait ses troupes en bataille, en les encourageant à bien faire, lorsqu'à l'entrée de la nuit il reçut l'avis qu'Héraclide faisait voile vers Syracuse avec toute sa flotte pour s'emparer de la ville et en défendre l'entrée à ses soldats.
LV. Il choisit à l'instant même les plus braves et les plus dispos de ses cavaliers ; et après avoir marché toute la nuit avec une extrême célérité, il arrive aux portes de Syracuse vers la troisième heure du jour (42), ayant fait sept cents stades (43). Héraclide voyant son entreprise manquée, malgré la diligence qu'il avait faite, se remit en mer, errant de côté et d'autre sans aucun projet arrêté. Dans cette incertitude, il rencontre le Spartiate Gésyle, qui lui dit qu'il vient de Lacédémone pour commander les Siciliens, comme l'avait fait autrefois Gylippe. Héraclide le reçoit avec joie, et, l'attachant à sa personne comme un préservatif contre Dion, il le montre avec complaisance aux alliés, et envoie un héraut porter l'ordre aux Syracusains de recevoir ce Spartiate pour leur commandant. Dion 402 répondit que Syracuse ne manquait pas de généraux. Mais, ajouta-t-il, si l'état des affaires exige absolument un Spartiate pour chef, c'est moi-même qui dois commander, puisque j'ai été reçu citoyen de Sparte. D'après cette réponse, Gésyle renonça au commandement, et, s'étant rendu auprès de Dion, il ménagea la réconciliation d'Héraclide, qui garantit sa fidélité sous les serments les plus sacrés et les protestations les plus fortes. Gésyle étant intervenu dans cette promesse, jura qu'il vengerait Dion, et punirait lui-même Héraclide, si jamais il devenait parjure.
LVI. Les Syracusains licencièrent aussitôt leurs troupes de mer, qui leur devenaient inutiles, qui d'ailleurs étaient un grand objet de dépense pour ceux qui faisaient ce service, et un prétexte continuel de séditions pour les commandants; ils travaillèrent ensuite à rétablir la muraille dont ils avaient enfermé la citadelle, et reprirent le siége. Comme les assiégés ne recevaient aucun secours, que les vivres commençaient à leur manquer, et les soldats à secouer le joug de la discipline, le fils du tyran, désespérant de pouvoir s'y soutenir, capitula avec Dion, à qui il remit la citadelle, les armes, et les autres provisions de guerre; après quoi, prenant sa mère et ses soeurs, il remplit cinq galères de ses effets et des personnes qu'il emmenait avec lui; et ayant eu de Dion toute sûreté pour son départ, il alla rejoindre son père. Il n'y eut personne dans Syracuse qui ne voulût jouir du spectacle de sa retraite; l'on se récriait contre ceux qui ne venaient pas être témoins d'un si beau jour, où le soleil éclairait de ses rayons naissants la liberté de Syracuse. Si encore aujourd'hui la fuite de Denys est regardée comme un des plus éclatants et des plus mémorables exemples des vicissitudes de la fortune, quelle ne dut pas être alors la joie des Syracusains, quelle noble fierté ne durent-ils pas concevoir, eux qui, par des moyens si faibles, venaient de renverser la tyrannie la plus puissante qui eût jamais existé!
LVII. Apollocrate ayant mis à la voile, Dion marcha vers 403 la citadelle. Les femmes que le tyran y avait renfermées n'eurent pas la patience de l'attendre, et allèrent au-devant de lui jusqu'aux portes. Aristomaque conduisait le fils de Dion; Arété marchait derrière elle, fondant en larmes, et ne sachant comment elle devait saluer son mari, après en avoir épousé un autre. Dion embrassa sa soeur et son fils. Aristomaque lui présentant Arété : « Dion, lui dit-elle, votre exil nous a rendues bien malheureuses, votre retour et votre victoire nous délivrent tous du poids de nos miséres, excepté cette infortunée, que j'ai eu la douleur de voir forcée de prendre un autre mari, pendant que vous viviez encore. Puisque la fortune vous rend l'arbitre de notre sort, que prononcez-vous sur cette funeste nécessité qui lui a été imposée? vous saluera-t-elle comme son oncle? vous embrassera-t-elle comme son mari? » Ce discours d'Aristomaque toucha vivement Dion : le visage baigné de larmes, il embrassa tendrement sa femme, lui remit son fils entre les mains, et l'envoya dans la maison où il habitait, parce qu'il avait rendu la citadelle aux Syracusains.
LVIII. Après un succès si complet, Dion ne voulut pas jouir de sa nouvelle fortune, qu'il n'eût auparavant témoigné sa reconnaissance à ses amis, fait des présents à ses alliés, et distribué surtout aux citoyens avec qui il avait des liaisons, et aux soldats étrangers, une partie des récompenses et des honneurs qui leur étaient dus. Généreux envers les autres au-delà de son pouvoir, il était pour lui-même simple et modeste, et se contentait des choses les plus communes. Il était l'objet de l'admiration générale; lorsque fixant par ses prospérités les regards non seulement de la Sicile et de Carthage, mais de la Grèce entière, et reconnu pour le capitaine de son temps dont la valeur et la fortune avaient été les plus éclatantes, il était aussi simple dans ses habits, ses équipages et sa table, que s'il eût vécu dans l'Académie de Platon, et non avec des officiers et des soldats, pour qui les débauches et les plaisirs sont les adoucissements ordinaires de leurs fatigues et de leurs dan- 404 gers. Aussi Platon lui écrivait-il que la terre entière avait les regards tournés vers lui (44). Mais Dion n'avait les siens attachés que sur une petite maison d'une seule ville, l'Académie : il ne reconnaissait d'autres spectateurs de sa conduite que les philosophes qui la fréquentaient, et qui, au lieu d'admirer ses exploits, son courage et ses victoires, examinaient seulement s'il userait avec sagesse et avec modération de sa fortune, et s'il se montrerait modeste dans de si grands succès. Pour la gravité qu'il portait dans son commerce, et la sévérité qu'il exerçait envers le peuple, il se fit un devoir de n'en rien relâcher, quoique sa situation eût demandé de la douceur et de la grâce, et quoique Platon même lui en fît des reproches, et lui écrivît, comme nous l'avons déjà rapporté (45), que l'opiniâtreté était la compagne de la solitude. Mais son caractère était opposé à ces moyens d'insinuation, et il voulait ramener à des moeurs plus sévères les Syracusains, corrompus par la flatterie.
LIX. Cependant Héraclide recommençait ses intrigues. Appelé au conseil par Dion, il refusa de s'y rendre, et dit que, n'étant plus que simple particulier, il se trouverait à l'assemblée avec tous les autres citoyens (46). En second lieu, il fit un crime à Dion de n'avoir ni rasé la citadelle, ni permis au peuple d'ouvrir le tombeau de l'ancien Denys, pour en tirer son cadavre et le jeter à la voirie; d'avoir, par un dédain insultant pour ses concitoyens, fait venir des gens de Corinthe, pour l'aider de leurs conseils et gouverner avec lui. Dion, en effet, avait appelé des Corinthiens, dans l'espérance qu'aidé de leur secours, il lui serait plus facile d'établir la forme de gouvernement qu'il se proposait d'introduire; il voulait bannir cette démocratie pure, qu'il regardait moins comme un gouvernement, que comme un encan public de toutes les espèces de gouvernements, suivant Platon (47), et y substituer une forme 405 de république composée de celles de Lacédémone et de Crète, qui étaient un mélange de royauté et de démocratie, en sorte que l'aristocratie y dominât et décidât des plus grandes affaires ; il voyait que le gouvernement de Corinthe tenait plus de l'oligarchie, et que la plupart des affaires n'y étaient pas soumises à la discussion du peuple. Mais s'attendant bien qu'Héraclide traverserait tous ses projets, le connaissant pour un esprit turbulent, léger et séditieux, il l'abandonna à ceux qu'il avait autrefois empêchés de le tuer, et qui alors s'étant transportés dans sa maison, l'y mirent à mort. Il fut fort regretté des Syracusains : mais les magnifiques obsèques que lui fit Dion, le soin qu'il eut d'accompagner son convoi avec toute l'armée, et de haranguer ensuite le peuple, lui firent pardonner aisément ce meurtre; ils sentaient d'ailleurs que tant qu'Héraclide et Dion auraient gouverné ensemble, la ville aurait été sans cesse agitée de séditions et de troubles.
LX. Dion avait pour ami un Athénien nommé Callippus, qu'il avait connu, suivant Platon (48), non dans le cours de ses études, mais dans le commerce du monde et dans les initiations aux mystères. Ils avaient fait la guerre ensemble, et Callippus s'y était distingué; il fut même de tous les amis de Dion le premier qui entra dans Syracuse une couronne sur la tête; et, dans tous les combats où il s'était trouvé, il avait donné des preuves éclatantes de valeur. Mais lorsque la guerre eut privé Dion de ses meilleurs amis, et qu'Héraclide eut été mis à mort, Callippus, qui vit que le peuple de Syracuse n'avait plus de chef, et que les soldats mêmes de Dion jetaient les yeux sur lui, se montra alors le plus scélérat des hommes : ne doutant pas que la Sicile ne devînt le prix du meurtre de son hôte et de son ami ; ayant même reçu, à ce qu'on assure, des ennemis de Dion, vingt talents (49), pour salaire de ce crime, il corrompit 406 quelques soldats étrangers, et les aposta pour ourdir la trame la plus perfide et la plus criminelle. Il rapportait tous les jours à Dion les discours vrais ou faux qu'on tenait contre lui, et par là il sut si bien s'insinuer dans sa confiance et s'assurer une grande liberté, qu'il pouvait parler en secret à qui il voulait, et dire contre Dion tout ce qu'il jugeait à propos. Dion même le lui avait ordonné, afin de connaître tous ceux qui nourrissaient des germes de haine et de sédition. Il en résulta que Callippus connut bientôt ceux qui avaient l'esprit corrompu, et qu'il lui fut facile de les soulever contre Dion. Si quelqu'un des soldats rejetait ses propositions, et allait dénoncer à Dion ses intrigues, celui-ci n'en était ni inquiet ni troublé, puisque Callippus, à ce qu'il croyait, n'avait fait qu'exécuter ses ordres.
LXI. Le complot était déjà formé, lorsqu'il apparut à Dion un fantôme effrayant et monstrueux. Un jour qu'il était assis dans un portique de sa maison, seul et livré à ses réflexions, il entend tout à coup du bruit à l'autre bout du portique; il y porte ses regards, et, à la faveur du jour qui restait encore, il aperçoit une grande femme qui, par les traits de son visage et par son habillement, ressemblait à une furie de théâtre, et balayait la maison. Surpris et effrayé de cette apparition, il fait appeler ses amis, leur raconte la vision qu'il a eue, et les prie de passer la nuit auprès de lui, en leur avouant qu'il est hors de lui-même, et qu'il craint que ce fantôme ne vienne s'offrir encore à lui quand il sera seul ; mais il ne reparut pas. Peu de jours après, son fils, qui touchait à l'adolescence, ayant eu quelque sujet assez léger de colère, se précipita du toit de la maison, la tête la première, et se tua. Ce malheur fut pour Callippus un motif de presser l'exécution de son dessein ; il fit courir le bruit parmi les Syracusains que Dion, n'ayant plus d'enfants, avait résolu d'appeler Apollocrate, le fils de Denys, pour le faire son héritier, comme cousin de sa femme et fils de la fille de sa sœur.
LXII. Déjà Dion, sa femme et sa sœur, soupçonnaient les 407 intrigues de Callippus, et ils en recevaient de toutes parts des avis; mais Dion, que le meurtre d'Héraclide affligeait toujours, et qui, le regardant comme une tache sur sa vie et sur ses actions, en était sans doute toujours tourmenté, dit qu'il aimait mieux mourir mille fois, et présenter sa gorge au premier qui voudrait le frapper, que de vivre ainsi dans la défiance et dans les précautions, non seulement contre ses ennemis, mais contre ses amis mêmes. Cependant Callippus voyant que la femme et la sœur de Dion faisaient des recherches exactes du complot qu'on leur avait dénoncé, et craignant qu'elles ne parvinssent à en acquérir la certitude, alla les trouver, et là, fondant en larmes, il traita de calomnie tout ce qu'on lui imputait, et leur offrit telle garantie qu'elles voudraient exiger de sa fidélité à Dion. Elles lui demandèrent de faire le grand serment, dont voici la forme. Celui qui doit le prêter descend au temple des Thesmophores (50), et, après les sacrifices d'usage, se couvre du manteau de pourpre d'une des déesses; ensuite, une torche allumée à la main, il prononce la formule du serment. Callippus, après avoir satisfait à toutes ces cérémonies, et prêté le serment, témoigna tant de mépris pour ces déesses, qu'il renvoya l'exécution du meurtre de Dion au jour même où l'on célébrait la fête de Proserpine, par laquelle il avait juré; insultant ainsi à la déesse, qu'il aurait sans doute toujours offensée dans quelque autre temps qu'il eût fait périr un homme qu'il avait initié lui-même aux saints mystères, mais dont la majesté était bien plus violée par le choix qu'il faisait, pour ce meurtre, du jour même de sa fête.
LXIII. Callippus s'était associé plusieurs complices; et un jour que Dion était avec ses amis dans une salle où il y avait plusieurs lits, les conjurés entourèrent sa maison : les uns gardèrent les portes et les fenêtres; les autres, qui devaient 408 porter les mains sur lui (c'étaient des soldats de Zacynthe (51)), entrèrent dans la salle en simple tunique et sans épée. Ceux qui étaient restés en dehors fermèrent la porte sur eux. Les meurtriers s'étant jetés sur Dion, s'efforcèrent de l'étouffer; mais n'ayant pu en venir à bout, ils demandèrent une épée. Personne de ceux qui étaient en dedans n'eut le courage d'ouvrir la porte, quoique Dion eût auprès de lui plusieurs de ses amis, qui, espérant chacun qu'en le laissant périr il sauverait sa vie, n'osèrent pas le secourir. Après quelque délai, un Syracusain nommé Lycon tendit par la fenêtre, à un des soldats, un poignard, avec lequel ils égorgèrent Dion, comme une victime qui, tremblante de frayeur, se voyait depuis longtemps menacée du coup fatal. Ils enfermèrent aussitôt sa soeur et sa femme qui était grosse, et qui accoucha misérablement d'un fils dans la prison : elles résolurent de le nourrir; et les gardes, qui savaient que Callippus se trouvait dans une situation assez embarrassante, le leur accordèrent facilement.
LXIV. Après le meurtre de Dion, Callippus jouit d'abord d'une fortune brillante, et se vit le maître dans Syracuse; il informa même de cet événement la ville d'Athènes, celle qu'un si grand forfait aurait dû, après les dieux immortels, lui faire le plus respecter et craindre. Mais on a dit avec vérité de cette ville, que les hommes de bien y étaient parfaitement bons, et que les méchants y étaient d'une malice profonde : semblable en cela à son propre terroir, qui produit le meilleur miel (52) et la ciguë la plus mortelle. Au reste, Callippus ne justifia pas longtemps le reproche qu'on pouvait faire à la fortune et aux dieux de souffrir qu'un homme eût acquis par un crime si impie une si grande puissance; il ne tarda pas à en recevoir le juste châtiment. En voulant s'emparer de Catane, il perdit bientôt Syracuse, et dit lui-même, à cette occasion, qu'il avait 409 perdu une grande ville pour ne prendre qu'une râpe à fromage. Étant allé ensuite attaquer Messine, il y perdit un grand nombre des siens, et en particulier les soldats de Zacynthe qui avaient tué Dion. Rejeté de toutes les villes de Sicile, qui le chassaient comme un monstre digne de toute leur haine, il se retira à Rhège, où, réduit à la plus grande détresse, et nourrissant fort mal les soldats mercenaires qu'il commandait, il fut assassiné par Leptines et Polyperchon, et, à ce qu'on assure, avec le même poignard dont on s'était servi pour tuer Dion : on le reconnut à sa forme et à la beauté de l'ouvrage; il était court comme ceux de Sparte, et d'un travail parfait. Ce fut ainsi que Callippus porta la punition de son crime.
LXV. Aristomaque et Arété, en sortant de prison, furent reçues par Icétès de Syracuse, un ami de Dion. Il en eut d'abord le plus grand soin, et leur garda la fidélité qu'il devait à la mémoire de son ami; mais enfin, gagné par les ennemis de Dion, il fit préparer un vaisseau, et y embarqua ces femmes, comme pour les envoyer dans le Péloponnèse, avec ordre à ceux qui les conduisaient de les égorger en chemin et de les jeter dans la mer. On prétend qu'ils les y jetèrent en vie, et l'enfant avec elles. Icétès fut aussi bientôt puni de sa perfidie : il tomba dans les mains de Timoléon, qui le mit à mort ; et, pour achever la vengeance du meurtre de Dion, les Syracusains firent mourir les deux filles d'Icétès, comme nous l'avons rapporté dans la Vie de Timoléon.
(1) Aristote, dans sa Rhétorique, l I, c. vi, nous a conservé le vers entier de Simonide :
Ilion n'en veut point aux habitants d'Ephyra.
(2) Telle était la simplicité des mœurs des Grecs : ils allaient eux-mêmes au marché, et en rapportaient leurs provisions. On en voit les preuves dans les Caractères de Théophraste.
(3) Denys l'ancien, père de Denys le jeune, s'empara de la tyrannie la quatrième année de la quatre-vingt-treizième olympiade, quatre cent trois ans avant J.-C.
(4) Platon dans ses Lettres, ne parle point de cette circonstance, qu'il n'aurait sûrement pas oubliée si elle était vraie. Peut-être ne fut-ce qu'un soupçon de la part des amis du philosophe.
(5) C'est une froide plaisanterie sur le nom de Gélon, qui en grec signifie rire.
(6) Le texte ne dit pas si Théoridès était frère d'Arété ou du jeune Denys : mais le second paraît plus vraisemblable; car Cornélius Népos, au commencement de la Vie de Dion, nomme les deux frères d'Arété Hipparinus et Nyséus.
(7) Les enfants d'Aristomaque, étant fils d'une Syracusaine, méritaient d'être préférés; d'ailleurs ils étaient les beaux-frères et les neveux de Dion.
(8) Il mourut après trente-huit ans de règne, la première année de la cent troisième olympiade, avant J.-C 368 ans.
(9) Il semble que Plutarque, en écrivant cet endroit, ait eu sous les yeux la troisième satire du premier livre d'Horace, où cette manière de décrier les hommes vertueux est si bien dépeinte.
(9b) Ce dernier mot a paru suspect à M. Mosés Dusoul, qui pense avec raison que Denys n'avait pas besoin d'un garçon de cet état pour un pareil ministère. Il propose d'y substituer celui de client. Cicéron Tuscul., liv. V, c. xx, dit que c'étaient la fille mêmes du tyran qui lui rendaient ce service,
(10) Dans sa septième lettre.
(11) Ville du Picenum, aujourd'hui la marche d'Ancône.
(12) C'est un autre que celui qui réforma le calendrier de Méton, la troisième année de la cent douzième olympiade.
(13) Il succéda à Platon dans son école, la première année de la cent huitième olympiade.
(14) Voy. la Vie d'Aristide, ch. II.
(15) Voy. la septième Lettre de Platon.
(16) Hélicon de Cyzique, disciple de Platon, était un de ces philosophes qu'on appelait mathématiciens, nom sous lequel on désignait
(17) Platon, dans sa septième Lettre, dit simplement que Denys, à la demande d'Arcliytas, le renvoya sur une galère, et lui donna ses provisions de voyage.
(18) Voy. son Épitre treizième.
(19) Ce dialogue d'Aristote est perdu. Eudémus, qui en avait été l'occasion, n'est connu que comme ami d'Aristote ; car il ne faut pas le confondre avec Eudémus de Rhodes, à qui le fondateur du Lycée avaiu adressé son grand Traité des morales, et qui lui-même avait composé plusieurs ouvrages philosophiques.
(20) Diodore de Sicile en met trente. l. XVI, c. x.
(21) Ces vents soufflaient périodiquement du nord et du nord ouest, vers la canicule.
(22) Il y a dans le texte des vaisseaux ronds, pour les opposer aux vaisseaux de guerre, qu'on appelait des vaisseaux longs.
(23) Entre Cyrène et Tripoli, au sud-est de la Sicile.
(24) Parce que les vents étésiens soufflaient pendant quarante-cinq ou cinquante jours.
(25) Située à l'entrée de la petite Syrte.
(26) II γ en avait deux, la grande et la petite : c'étaient des bas-fonds pleins de sable que les flots y déposaient, et d'où les vaisseaux, une fois qu'ils y étaient engagés, ne pouvaient presque plus se retirer.
(27) Ville sur la côte méridionale de Sicile, entre Agrigente et le promontoire de Lilybée.
(28) Ecnomus était, à ce qu'il paraît, un quartier d'Agrigente, ville considérable de Sicile, dont on trouve une description détaillée dans Polybe, l. IX, c. xxi, p. 779. Elle était située sur le bord du fleuve Hypsas, entre le cap de Pachyne et celui de Lilybée. Cela était dans son voisinage.
(29) Caulonie se nommait autrefois Aulonie, et tirait son nom d'Aulon, vallon de la Calabre, célèbre par son vignoble.
(30) Ville sur la côte méridionale de Sicile.
(31) Ce nom est inconnu : c'est Acres qu'il faut lire : c'était une petite ville, entre le promontoire Pachyne et Syracuse. Elle avait été bâtie par les Syracusains, soixante-dix ans après Syracuse, la deuxième année de la vingt-neuvième olympiade, six cent soixante-deux ans avant J.-C.
(32) Une demi-lieue.
(33) Les cinq portes.
(34) On regardait les révolutions de l'ombre solaire, qui monte et descend tour à tour, comme une image des revers et des vicissitudes que les hommes peuvent éprouver.
(35) Il avait cinquante ans.
(36) Neuf mille livres.
(37) Ils craignaient que, pendant l'un de ces combats, ces soldats, qui ne servaient pas, ne s'emparassent de la ville.
(38) Voy. Diodore de Sicile, l. XIV, c. vii
(39) D'autres entendent d'Éphore ce que j'applique à Philistus, et le texte grec y parait conforme : mais le sens que j'ai suivi me semble plus analogue au raisonnement de Plutarque. Xylandre, l'interprète latin, l'avait déjà proposé, et le traducteur anglais l'a adopté. Il n'y a d'ailleurs qu'un accent de différence pour les deux manières de traduire.
(40) Denys n'était pas à Syracuse, mais il avait pu, en parlant, laisser à Nypsius ces ordres barbares.
(41) Trois lieues.
(42) Neuf heures du matin.
(43) Trente-cinq lieues ; ce qui paraît presque impossible à faire depuis l'entrée de la nuit jusqu'à neuf heures du matin : c'est aux militaires à en juger.
(44) Épître IV.
(45) Voy. ch. ix, de cette Vie.
(46) Le conseil était la marque de l'aristocratie; et l'assemblée celle de la démocratie : ainsi, par ce refus, Héraclide. faisait sa cour au peuple.
(47) Voy, le livre huitième de la République, où Platon dit que, dans un gouvernement purement démocratique, chacun vit à sa guise avec une entière licence.
(48) Voy. son Épitre vu, où Platon parle de deux meurtriers de Dion, mais ne les somme pas.
(49) Cent mille livres.
(50) Ces déesses sont Cérès et Proserpine, dont le surnom signifie, qui ont établi les lois; on le leur donna, parce qu'on les regardait comme les inventrices de l'agriculture, source des lois.
(51) Aujourd'hui Zante, île et ville de la mer Ionienne, à l'ouest de la Morée, vers le midi de l'île de Céphalonie, dont elle n'est séparée que par le bras de mer qu'on appelle le canal de Zante.
(52) Celui du mont Himette dans l'Attique.