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Plutarque,

 

 

Vie de Caton d'Utique

 

revu et corrigé

 

 

 

[1] La famille de Caton dut son illustration et sa gloire à son bisaïeul Caton le Censeur, que son éminente vertu rendit un des hommes les plus puissants et les plus célèbres qu'il y eût de son temps à Rome, comme nous l'avons dit dans sa Vie. Celui dont nous parlons maintenant resta de bonne heure orphelin de père et de mère, avec son frère Cépion et sa sœur Porcie. Il eut encore une autre sœur utérine, nommée Servilie. Ils furent tous nourris et élevés dans la maison de Livius Drusus, leur oncle maternel, qui jouissait alors de la plus grande autorité dans Rome : distingué par son éloquence et par sa sagesse, il ne le cédait en grandeur d'âme à aucun des Romains. Caton dès son enfance montra dans le son de sa voix, dans les traits de son visage et jusque dans ses yeux, un caractère ferme, une âme constante et inflexible. Il se portait à tout ce qu'il voulait faire avec une ardeur au-dessus de son âge. Rude et revêche à ceux qui le flattaient, il se roidissait encore davantage contre ceux qui cherchaient à l'intimider. Il était difficile de l'émouvoir assez pour le faire rire, et rarement la gaieté même du sourire paraissait sur son visage. Il n'était ni colère ni prompt à s'emporter; mais une fois irrité, il s'apaisait difficilement. Quand il commença ses études, on lui trouva l'esprit paresseux et lent à comprendre; mais ce qu'il avait une fois saisi, il le retenait, et sa mémoire était sûre; ce qui au reste est assez ordinaire, car les esprits vifs oublient aisément, et ceux qui n'apprennent qu'avec beaucoup d'application et de peine retiennent mieux; chaque chose qu'ils apprennent est pour eux comme un feu qui embrase leur âme d'une ardeur nouvelle. Mais ce qui rendait Caton si lent à apprendre, c'est qu'il avait de la peine à croire ; en effet, apprendre, c'est recevoir une impression, et ceux-là croient plus aisément qui peuvent moins combattre ce qu'on leur dit. De là vient que les jeunes gens et les malades se laissent persuader plus aisément que les vieillards et que ceux qui se portent bien. En général, plus la faculté qui doute est faible, et plus le consentement est prompt. Cependant Caton obéissait toujours à son gouverneur et faisait ce qui lui était prescrit; mais il demandait raison de tout, et voulait savoir pourquoi on l'exigeait de lui. Il est vrai que ce gouverneur était un homme instruit, et qu'il employait le raisonnement bien plus que la menace : il se nommait Sarpédon.

[2] Caton était encore dans l'enfance lorsque les alliés des Romains sollicitèrent le droit de bourgeoisie à Rome : Pompedius Sillo, grand homme de guerre et qui jouissait d'une haute considération, passa plusieurs jours chez Drusus, dont il était l'ami. Pendant le séjour qu'il y fit, il vécut avec les neveux de Drusus dans une grande familiarité. « Mes enfants, leur dit-il un jour, intercédez pour nous auprès de votre oncle, afin qu'il nous aide à obtenir le droit de bourgeoisie. » Cépion, en souriant, lui fit entendre d'un signe de tête qu'il le ferait ; mais Caton, sans rien répondre, fixait sur ces étrangers des regards durs et sévères. « Et vous, mon enfant, lui dit Pompedius, qu'en pensez-vous? Ne parlerez-vous pas en notre faveur, comme votre frère?" Caton, sans rien répondre encore, fit connaître, par son silence et par l'air de son visage, qu'il rejetait sa demande. Alors Pompedius l'enlevant dans ses bras et le tenant suspendu hors de la fenêtre, comme s'il allait le précipiter, lui dit de le promettre, le menaçant, s'il refusait, de le laisser tomber dans la rue. Il prononça ces mots d'un ton de voix rude, en le secouant plusieurs fois hors de la fenêtre. Caton le souffrit assez longtemps sans rien dire, sans donner aucun signe d'étonnement et de crainte. Pompedius, en le remettant à terre, dit tout bas à ses amis : « Quel bonheur pour l'Italie d'avoir un tel enfant! S'il était aujourd'hui dans un âge fait, je ne crois pas que nous eussions un seul suffrage pour nous dans tout le peuple. » Un jour, un de ses parents qui célébrait l'anniversaire de sa naissance, le pria du festin, avec d'autres enfants qui, n'ayant rien à faire, se mirent à jouer tous ensemble, grands et petits, dans un coin de la maison. Dans leur jeu ils représentaient un tribunal, où ils s'accusaient les uns les autres et mettaient en prison ceux qui étaient condamnés. Un de ces derniers, enfant d'une jolie figure, ayant été conduit dans une petite chambre par un autre plus âgé que lui, qui l'y enferma, appela Caton, qui, se doutant de ce que c'était, courut à la porte de la chambre; et, écartant tous ceux qui se mettaient devant lui pour l'empêcher d'entrer, il en tira l'enfant, et tout en colère l'emmena dans sa maison, où les autres le suivirent.

[3] Il était déjà si célèbre parmi les enfants de son âge, que Sylla voulant donner au peuple le spectacle de la course sacrée des enfants à cheval, que les Romains appellent Troie, et ayant rassemblé pour cela les enfants des meilleures maisons, afin de les dresser à cette course, il leur donna deux chefs, dont l'un fut agréé par tous ses camarades, à cause de Metellus, sa mère, femme de Sylla ; mais ils refusèrent l'autre, nommé Sextus, quoique neveu de Pompée, et déclarèrent qu'ils ne voulaient ni s'exercer sous lui ni le suivre. Sylla leur ayant demandé quel enfant ils voulaient donc avoir pour chef, ils demandèrent tous Caton. Sextus lui-même se retira, et céda cet honneur à Caton, comme au plus digne. Sylla, qui avait été l'ami particulier de leur père, faisait de temps en temps venir Caton et son frère Cépion, pour s'entretenir avec eux, faveur qu'il n'accordait qu'à très peu de personnes, à cause de la dignité de sa charge et de la grandeur de sa puissance. Sarpédon, gouverneur de ces jeunes gens, sentant de quel avantage cette distinction pouvait être pour la sûreté et l'avancement de ses élèves, menait souvent Caton dans la maison de Sylla, pour qu'il fît sa cour au dictateur. Cette maison était une véritable image de l'enfer, par le grand nombre de personnes qu'on y amenait tous les jours, pour les appliquer à la torture. Caton avait alors quatorze ans; il voyait emporter les têtes des personnages les plus illustres de Rome, et entendait gémir en secret ceux qui étaient témoins de ces cruelles exécutions. Un jour il demanda à son gouverneur pourquoi on n'avait pas encore tué cet homme. « C'est, lui répondit Sarpédon, qu'on le craint encore plus qu'on ne le hait. - Que ne me donniez-vous donc une épée? répliqua le jeune homme : j'aurais, en le tuant, délivré ma patrie de l'esclavage. » Sarpédon, effrayé de ces paroles, et plus encore de l'air de fureur qui respirait dans les yeux et sur le visage de Caton, l'observa depuis avec le plus grand soin et le garda pour ainsi dire à vue, de peur qu'il ne se portât à quelque entreprise téméraire contre Sylla. Il était encore dans la première enfance lorsqu'on lui demanda quelle personne il aimait le plus : il répondit que c'était son frère; on répéta une seconde et une troisième fois la même question; et comme il fit toujours la même réponse, on cessa de l'interroger. Dans un âge plus avancé, cette affection pour son frère ne fit que s'accroître de plus en plus; à vingt ans il n'avait jamais soupé sans Cépion; jamais il n'avait été à la campagne ni n'avait paru sur la place publique qu'avec lui. Mais lorsque son frère se parfumait d'essences, il ne l'imitait pas en cela; et dans tout le reste de sa vie il suivait un régime dur et austère. Aussi Cépion, dont on admirait d'ailleurs la tempérance et la frugalité, avouait que si on le comparait aux autres, on pouvait louer en lui des vertus : "Mais, ajoutait-il, quand je compare ma vie à celle de Caton, je ne me trouve pas différent d'un Sippius. » Ce Sippius était un des hommes les plus décriés de son temps pour son luxe et sa mollesse.

[4] Caton, ayant été nommé prêtre d'Apollon, se sépara de son frère et prit sa part du patrimoine, qui fut de cent vingt talents. Mais son genre de vie n'en fut que plus austère. Il se lia intimement avec Antipater de Tyr, philosophe stoïcien, et fit sa principale étude de la morale et de la politique. Épris d'un si grand amour pour toutes les vertus, qu'il y semblait porté par une inspiration divine, il préférait à toutes les autres la justice, mais cette justice sévère qui ne se prêtait jamais à la grâce ni à la faveur. Il se forma aussi à l'éloquence, afin de pouvoir parler, au besoin, dans les assemblées du peuple, persuadé que dans la philosophie politique, comme dans une grande ville, il faut entretenir des forces toujours prêtes pour les jours de combat. Cependant il ne s'exerçait pas à l'éloquence avec les jeunes gens de son âge, et jamais on ne l'entendit déclamer publiquement dans les écoles. Un de ses camarades lui ayant dit un jour : « Caton, on blâme ton silence. - Je m'en console, répondit-il, pourvu qu'on ne blâme pas ma conduite. Je parlerai quand je saurai dire des choses qu'il ne faille pas ensevelir dans le silence. »

[5] L'ancien Caton avait fait bâtir, pendant sa censure, la basilique Porcie : c'était là que les tribuns avaient coutume de donner leurs audiences ; et comme il y avait une colonne qui nuisait à leurs sièges, ils voulurent l'ôter ou la changer de place. Ce fut la première occasion qui obligea Caton, malgré lui, de paraître dans une assemblée publique; il s'opposa au dessein des tribuns; et l'essai qu'il fit alors de son éloquence et de son courage le fit admirer de tous les assistants. Son discours ne se sentait pas de sa jeunesse et n'avait rien de recherché : il était serré, plein de force et de sens. Mais cette brièveté dans les sentences était relevée par une certaine grâce qui charmait les auditeurs : la sévérité de ses mœurs et sa gravité naturelle, dont son style portait l'empreinte, étaient tempérées par un mélange de douceur et d'agrément qui plaisait à tout le monde. Sa voix, assez pleine pour se faire entendre aisément d'un peuple très nombreux, avait une vigueur et une force que rien n'affaiblissait; souvent il parlait tout un jour sans être fatigué. Après avoir gagné sa cause dans cette occasion, il rentra dans le silence et se renferma dans ses occupations ordinaires. Il voulut aussi endurcir son corps par les exercices les plus pénibles, et l'accoutumer à supporter les plus grandes chaleurs, les neiges et les glaces, la tête découverte; à voyager à pied en toute saison, tandis que les amis qui l'accompagnaient étaient à cheval : en marchant ainsi, il s'en rapprochait tour à tour et conversait avec eux. Il était, dans ses maladies, d'une tempérance et d'une patience admirables : lorsqu'il avait la fièvre, il passait les journées seul sans recevoir personne, jusqu'à ce qu'il fût guéri et qu'il se sentît en pleine convalescence.

[6] Dans ses repas, on tirait au sort à qui choisirait les parts, et quand le sort ne l'avait pas favorisé, ses amis lui déféraient le choix ; mais il s'y refusait toujours, en disant qu'il ne convenait pas de rien faire malgré Vénus. Au commencement il restait fort peu de temps à table, ne buvait qu'un seul coup, après quoi il se levait; mais dans la suite il prit plaisir à boire et passait souvent une grande partie de la nuit à table. Ses amis disaient, pour l'excuser, que les affaires du gouvernement, qui l'occupaient toute la journée, lui ôtant le loisir de converser, il donnait le temps du souper et de la nuit à s'entretenir avec des gens de lettres et des philosophes. Un certain Memmius ayant dit dans un cercle que Caton passait toutes les nuits à boire, Cicéron prenant la parole : "Vous n'ajoutez pas, lui dit-il, qu'il joue aux dés tout le jour." En général, Caton était persuadé que de son temps les mœurs étaient si corrompues et avaient besoin d'une si grande réforme, qu'il fallait, pour l'opérer, tenir une route entièrement opposée à celle qu'on suivait. Comme il vit que la pourpre la plus vive et la plus forte en couleur était très recherchée, il n'en porta que de la plus sombre. Il sortait souvent après son dîner sans souliers et sans tunique, non pour se faire honneur de cette singularité, mais pour s'accoutumer à ne rougir que de ce qui est honteux en soi, sans s'embarrasser de ce qui ne l'est que dans l'opinion des hommes. Un de ses cousins, nommé Caton, lui ayant laissé, par sa mort, une succession estimée cent talents, il la vendit, et prêta sans intérêt l'argent qu'il en retira à ceux de ses amis qui en avaient besoin : souvent il leur donnait ses terres et ses esclaves pour les engager au public, et il se rendait caution de ces engagements.

[7] Lorsqu'il crut qu'il était temps de se marier (et il n'avait encore eu commerce avec aucune femme), il voulut épouser Lépida, fiancée d'abord à Scipion Metellus, qui depuis, ayant changé d'avis et annulé le contrat, avait laissé Lépida libre. Mais Scipion s'étant repenti de cette rupture avant que Caton l'eût prise pour femme, il mit tout en oeuvre pour renouer son mariage et il y parvint. Caton, indigné d'un tel procédé, et ne se possédant pas de colère, voulait le poursuivre en justice; mais ses amis l'en ayant détourné, il exhala le feu de sa jeunesse et de son ressentiment dans des vers ïambiques contre Scipion, et versa sur lui toute l'amertume et tout le fiel d'Archiloque, sans se permettre cependant les obscénités et les plaintes puériles de ce poète. Depuis il épousa Attilia, fille de Serranus, qui fut sa première femme, mais non pas la seule; différent en cela de Lélius, l'ami de Scipion, qui, plus heureux que lui, n'eut dans le cours d'une longue vie d'autre femme que la première qu'il avait épousée.

[8] La guerre des esclaves, appelée aussi la guerre de Spartacus, éclata peu de temps après; et Gellius ayant été chargé de cette expédition, Caton alla servir sous lui en qualité de volontaire, par amitié pour son frère, qui commandait un corps de mille hommes; mais il ne put y faire paraître, autant qu'il l'aurait désiré, son ardeur et son courage, par la faute du général, qui se montra indigne de commander. Cependant, au milieu de la mollesse et du luxe qui régnaient dans cette armée, il fit toujours éclater à propos un tel amour de l'ordre et de la discipline, tant de courage et de prudence, qu'il ne parut en rien inférieur à l'ancien Caton. Gellius lui décerna les prix et les honneurs les plus considérables dont on récompensait la valeur; mais il les refusa, en disant qu'il ne les avait pas mérités : aussi passa-t-il pour un homme singulier. On fit dans ce temps-là une loi qui défendait aux candidats d'avoir auprès d'eux des nomenclateurs. Caton fut le seul qui, briguant l'emploi de tribun des soldats, obéit à la loi : il vint à bout de retenir les noms de tous les citoyens et de les saluer chacun par son nom. Il déplut par là à ceux mêmes qui l'admiraient : plus ils étaient forcés de reconnaître le mérite d'une telle conduite, plus ils étaient piqués de ne pouvoir l'imiter.

[9] Nommé tribun des soldats, il fut envoyé en Macédoine, auprès du préteur Rubrius. Au moment de son départ, sa femme, affligée de se séparer de lui, versait, des larmes : « Attilia, lui dit Munatius, un ami de Caton, soyez tranquille, je vous garderai votre mari. -Ce sera très bien fait », lui dit Caton. A la première journée, Caton, après le souper, dit à Munatius : « Pour tenir la promesse que tu as faite à Attilia, il faut que tu ne me quittes ni nuit ni jour. » En même temps il ordonna que tous les soirs on tendît deux lits dans une même chambre, où Munatius fut obligé de coucher; en sorte qu'il était gardé lui-même par Caton, qui s'en faisait un amusement. Caton menait à sa suite quinze esclaves, deux affranchis, et quatre de ses amis qui voyageaient à cheval, tandis qu'il marchait toujours à pied et s'entretenait alternativement avec eux. Quand il fut rendu au camp, qui était composé de plusieurs légions, le général lui en donna une à commander. Dans cet emploi, ce ne fut pas pour lui une chose pénible et extraordinaire, que de se montrer seul vertueux. Mais ayant l'ambition de rendre tous ses soldats semblables à lui-même, sans leur ôter la crainte qu'ils devaient avoir de son autorité, il y ajouta le pouvoir de la raison, et s'en servait en tout pour les persuader et les instruire. Il employait aussi les récompenses et les châtiments; et cette conduite eut un tel succès, qu'il serait difficile de décider s'il les rendit plus amis de la paix que belliqueux, et plus vaillants que justes; tant ils se montrèrent redoutables à leurs ennemis, doux envers leurs alliés, timides à commettre des injustices, ardents à mériter des louanges ! Par là il acquit le plus ce qu'il ambitionnait le moins, la gloire, le crédit, l'honneur et l'affection de ses soldats. Il faisait le premier ce qu'il commandait aux autres; et dans sa manière de se vêtir, de vivre et de voyager, il se rapprochait bien plus des soldats que des capitaines; mais la simplicité de ses mœurs, la noblesse de ses sentiments et la gravité de son éloquence, le mettaient au-dessus de tous les officiers et des généraux eux-mêmes : aussi devint-il bientôt singulièrement cher aux soldats. Car le véritable zèle pour la vertu n'est dans les âmes que le fruit de la bienveillance et du respect que l'on porte à ceux qui en donnent l'exemple. Pour ceux qui louent les personnes vertueuses sans les aimer, ils peuvent bien estimer leur gloire, mais ils n'admirent ni n'estiment leur vertu.

[10] Caton, informé qu'Athénodore, surnommé Cordylion, philosophe très instruit de la doctrine des stoïciens et fort avancé en âge, vivait retiré à Pergame, et qu'il s'était constamment refusé aux sollicitations de plusieurs généraux d'armée et même de plusieurs rois, qui lui avaient offert leur amitié et avaient voulu l'attirer auprès de leur personne, jugea qu'il serait inutile de lui écrire et de lui envoyer quelqu'un pour l'engager à se rendre auprès de lui. Profitant donc de deux mois de congé que la loi lui accordait, il s'embarque et passe en Asie pour aller trouver ce philosophe : la conscience des bonnes qualités qu'il sentait en lui-même lui donnait la confiance que sa chasse serait heureuse. Quand il fut auprès de lui, il combattit si bien ses motifs de refus, qu'il l'obligea de changer de résolution, et l'emmena dans son camp, ravi de joie et tout glorieux d'une conquête qu'il mettait bien au-dessus des exploits les plus éclatants de Pompée et de Lucullus, qui subjuguaient par la force des armes les peuples et les royaumes de l'Asie.

[11] Il était encore à l'armée lorsqu'on lui écrivit que son frère Cépion, qui se rendait en Asie, était tombé malade à Énus, ville de Thrace. La mer était agitée par une violente tempête et il n'y avait point dans le port de grands vaisseaux; mais, sans être arrêté par ces obstacles, il s'embarqua et partit de Thessalonique avec deux de ses amis et trois esclaves. Il manqua d'être submergé: et, ne s'étant sauvé que par un bonheur inespéré, il arriva à Enus comme son frère venait de mourir. Il ne soutint pas cette perte en philosophe : non content de s'abandonner aux plaintes et aux gémissements, de se jeter sur le corps de son frère, de le serrer étroitement dans ses bras, de donner toutes les démonstrations de la douleur la plus vive, il fit pour ses funérailles des dépenses extraordinaires; il prodigua les parfums, brûla sur le bûcher des étoffes précieuses et éleva sur la place publique d'Enus un tombeau de marbre de Thasos, qui coûta huit talents. Quelques personnes trouvèrent cette dépense répréhensible, en la comparant avec la modération qu'il observait dans tout le reste; mais elles ne considéraient pas quelle douceur et quelle sensibilité il joignait à une fermeté inflexible contre les voluptés, contre les craintes et les sollicitations déplacées. D'ailleurs, plusieurs villes et plusieurs princes lui envoyèrent de riches présents pour honorer les obsèques de son frère. Caton n'accepta l'argent de personne et ne prit que les parfums et les étoffes, qu'il paya même à ceux qui les lui avaient envoyés. Institué héritier avec la fille de Cépion, dans le partage qu'il fit des biens, il ne porta pas en compte les frais qu'il avait faits pour les funérailles de son frère. Ce désintéressement n'a pu empêcher qu'un auteur n'ait écrit que Caton passa dans un tamis les cendres du bûcher de Cépion pour en retirer l'or qui avait été fondu par le feu ; tant cet écrivain a cru pouvoir tout faire, non seulement avec l'épée, mais encore avec la plume, sans avoir à en rendre compte et sans craindre la censure!

[12] Quand le temps de son emploi fut expiré et qu'il quitta l'armée, il fut accompagné, non par des vœux et des louanges, témoignages ordinaires de bienveillance, mais par les larmes sincères de tous les soldats, qui l'embrassaient étroitement, qui partout où il passait étendaient leurs vêtements sous ses pieds et couvraient ses mains de baisers : honneur que les Romains ne faisaient alors et même avec peine qu'à très peu de généraux. Avant de retourner à Rome pour s'y occuper des affaires publiques, il voulut parcourir l'Asie, afin de s'instruire et de connaître par lui-même les mœurs, les coutumes et les forces de chacune de ces provinces. Il voulait aussi faire plaisir à Déjotarus, roi de Galatie, qui, ayant été lié avec son père par les nœuds de l'amitié et de l'hospitalité, l'avait invité à venir le voir. Sa manière de voyager mérite d'être connue : dès le matin il envoyait son boulanger et son cuisinier au lieu où il devait coucher. Ils y entraient modestement et sans bruit; et, s'il n'y avait dans l'endroit aucun ami de Caton ou qui l'eût été de son père, ni aucune personne de sa connaissance, ils allaient à l'hôtellerie, où ils lui préparaient à souper, sans se rendre à charge à personne. Si le lieu n'avait pas d'hôtellerie, ils s'adressaient aux magistrats et se contentaient du premier logement qu'on leur assignait. Souvent on ne voulait pas croire qu'ils fussent les domestiques de Caton, et on les traitait avec mépris, parce qu'en parlant aux magistrats ils n'employaient ni les cris ni les menaces; et Caton en arrivant ne trouvait rien de prêt. Quand on le voyait lui-même rester assis sur son bagage, sans proférer une parole, on en faisait encore moins de cas et on le prenait pour un homme bas et timide. Quelquefois il appelait les magistrats, et leur disait : "Malheureux ! quittez ces manières dures envers les étrangers; vous ne recevrez pas toujours des Caton dans votre ville. Émoussez par un accueil modeste la licence que le pouvoir donne sur vous à des hommes qui ne cherchent que des prétextes pour vous enlever de force ce que vous ne leur aurez pas donné de bon gré. »

[13] Il lui arriva, dit-on, en Syrie, une aventure fort plaisante. En arrivant à Antioche, il vit un grand nombre de personnes rangées en haie des deux côtés du chemin. Parmi elles, des jeunes gens vêtus de robes blanches et des enfants magnifiquement parés étaient partagés en deux bandes. On voyait d'un autre côté des hommes vêtus de blanc avec des couronnes sur la tête : c'étaient les prêtres des dieux et les magistrats. Caton, qui ne douta point que tout cet appareil ne le regardât, et que ce ne fût une réception magnifique que la ville lui avait préparée, se fâcha sérieusement contre ceux de ses gens qu'il avait envoyés devant lui de ce qu'ils ne l'avaient pas empêché; il fit descendre de cheval ses amis, et marcha à pied avec eux. Quand ils furent près de la porte de la ville, un homme avancé en âge, qui conduisait la cérémonie et rangeait en ordre toute cette multitude, tenant dans sa main une baguette et une couronne, s'approcha de Caton, qui marchait à la tête de sa troupe; et, sans même le saluer, il lui demanda où ils avaient laissé Démétrius et s'il allait bientôt arriver. Ce Démétrius était un affranchi de Pompée ; et, comme alors toute la terre avait les yeux fixés sur ce général, on faisait la cour à son affranchi, qui avait auprès de son maître un crédit bien au-dessus de sa condition. A cette demande, les amis de Caton firent des éclats de rire, qu'ils ne purent contenir en traversant cette multitude. Caton, tout confus : «O la malheureuse ville! » s'écria-t-il sans rien ajouter de plus. Mais dans la suite il ne pouvait s'empêcher de rire de cette aventure toutes les fois qu'il la racontait, ou même qu'elle lui revenait en pensée.

[14] Pompée, par son exemple, redressa ceux qui, par ignorance, commettaient de pareilles fautes envers Caton. Celui-ci, en arrivant à Éphèse, alla saluer Pompée, qui lui était supérieur en âge et en dignité, jouissait d'une plus grande réputation et commandait alors les plus puissantes armées de la république. Pompée ne l'eut pas plutôt aperçu, qu'au lieu de l'attendre sur son siège, il se leva; et, le traitant comme un des plus grands personnages de Rome, il alla au-devant de lui, le prit par la main et l'embrassa, loua sa vertu en sa présence et en fit encore de plus grands éloges lorsqu'il se fut retiré. Dès ce moment tous les yeux se tournèrent vers Caton, tout le monde s'occupa de lui ; on admirait en sa personne les choses même qui l'avaient d'abord fait mépriser; et en l'examinant de plus près, on reconnut sa douceur et sa grandeur d'âme. Mais on s'aperçut bientôt que cet accueil si distingué de Pompée venait plutôt de son estime que de son affection pour Caton; et que s'il lui avait rendu pendant qu'il l'avait eu chez lui des témoignages d'admiration et de respect, il avait été bien aise de le voir partir; car il n'épargnait rien pour retenir tous les jeunes Romains qui venaient le voir, pour leur prouver tout le désir qu'il avait qu'ils restassent auprès de lui. Mais il ne fit aucun effort pour arrêter Caton ; et comme si la présence de ce Romain eût été une sorte de censure de l'usage qu'il faisait de son autorité, il vit son départ avec plaisir. Cependant lorsque Caton prit congé de lui, Pompée lui recommanda sa femme et ses enfants; ce qu'il n'avait fait à aucun de ceux qui s'en étaient retournés à Rome : il est vrai que les enfants de Pompée étaient proches parents de Caton. Sa réputation s'étant répandue depuis dans l'Asie, toutes les villes s'empressèrent à l'envi de lui donner des banquets et des fêtes; mais pour ne pas se laisser enivrer de tant d'honneurs il priait ses amis de veiller sur lui, de peur que sans y penser il ne vérifiât un mot que lui avait dit Curion, son camarade et son ami, qui, fâché de la grande austérité de Caton, lui avait demandé un jour si lorsque le temps de son emploi serait fini il ne serait pas bien aise d'aller voir l'Asie. "Je la verrai avec plaisir, lui répondit Caton. -Vous ferez bien, répondit Curion; vous en reviendrez plus doux et plus traitable. » C'est le sens du mot latin dont il se servit.

[15] Déjotarus, roi de Galatie, étant d'un âge fort avancé, fit prier Caton de venir le voir, afin de lui recommander ses enfants et toute sa maison. Dès qu'il fut arrivé, ce prince lui envoya des présents de toutes espèces et employa les moyens les plus puissants, les instances les plus vives pour les lui faire accepter. Caton en fut tellement blessé qu'il ne passa qu'une nuit dans son palais, et en repartit le lendemain; mais en arrivant le soir à Pessinonte, il y trouva des présents plus considérables encore qui l'attendaient, et des lettres par lesquelles Déjotarus le conjurait de les recevoir ou, s'il persistait à les refuser, de les laisser au moins prendre à ses amis, « qui méritent, lui disait-il, de recevoir du bien de vous, mais que vous n'êtes pas en état d'enrichir de votre patrimoine ». Caton ne voulut jamais le permettre, quoiqu'il en vît quelques-uns qui n'auraient pas mieux demandé et qui murmuraient de son refus. Caton leur représenta que si une fois on se laissait gagner, on ne manquerait jamais de prétexte pour recevoir; que d'ailleurs il partagerait toujours avec ses amis ce qu'il aurait acquis par des voies honnêtes. Il renvoya donc à Déjotarus tous ses présents. Comme il allait s'embarquer pour repasser à Brindes, ses amis lui conseillèrent de mettre sur un autre vaisseau les cendres de Cépion : il leur répondit qu'il se séparerait plutôt de son âme que de ces restes précieux; et aussitôt il mit à la voile. Le hasard fit que le vaisseau qu'il montait courut un grand danger dans cette traversée, qui fut heureuse pour les autres.

[16] De retour à Rome, il passa tout son temps ou dans sa maison à s'entretenir avec Athénodore ou sur la place publique à rendre service à ses amis. Lorsqu'il fut en âge de briguer la questure, il ne voulut se mettre sur les rangs qu'après avoir lu toutes les lois relatives à cette magistrature, avoir consulté sur chaque objet ceux qui avaient plus d'expérience et s'être mis au fait de tous les droits du questeur. Aussi, dès qu'il eut été nommé à cette charge il fit de grandes réformes parmi les officiers et les greffiers du trésor public, qui, ayant toujours entre les mains les registres et les lois sur les finances, tiraient parti de l'ignorance et de l'inexpérience des jeunes questeurs, qui avaient besoin de maîtres pour être instruits de ce qu'ils avaient à faire : ces officiers ne leur laissaient donc aucune autorité, et ils étaient eux-mêmes les véritables questeurs. Mais Caton, qui s'occupait sérieusement des affaires, qui, peu content du titre et des honneurs de la questure, voulait en avoir l'esprit, le courage et le ton, réduisit les greffiers à n'être que ce qu'ils étaient en effet, des officiers subalternes; il les reprenait lorsqu'ils manquaient à leur devoir et les instruisait quand ils avaient fait quelque faute d'ignorance. Comme ils étaient naturellement audacieux, et que pour résister plus facilement à Caton ils flattaient les autres questeurs, il priva de son emploi le premier d'entre eux qui fut convaincu de fraude dans le partage d'une succession. Il en mit un autre en justice pour supposition de testament. Lutatius Catulus se présenta pour le défendre; il était alors censeur, et, outre la considération que lui donnait cette charge, il en tirait une plus grande encore de sa vertu, de sa sagesse et de sa justice, qui le mettaient au-dessus de tous les Romains, Il était d'ailleurs le panégyriste de Caton; et, plein d'estime pour ses mœurs, il vivait familièrement avec lui. Obligé de céder à la force des preuves, il demanda qu'on fît grâce au coupable, à sa considération. Caton le détournait de donner de la suite à sa demande ; mais, comme il redoublait ses instances : « Catulus, lui dit Caton, il est honteux pour vous, qui en qualité de censeur devez faire une recherche exacte de notre conduite et de nos mœurs, de vous exposer à être chassé d'ici par nos licteurs. » A ces paroles menaçantes, Catulus fixa Caton, comme prêt à lui répondre; mais, soit colère, soit honte, il garda le silence, et se retira tout confus. Cependant le coupable ne fut pas condamné : il y eut bien une voix de plus contre lui; mais Marcus Lollius, l'un des collègues de Caton dans la questure, n'ayant pu se trouver au jugement, retenu par une indisposition, Catulus l'envoya prier de venir sur-le-champ au secours de l'accusé, Lollius se fit porter en litière, et n'arriva qu'après le jugement; il opina cependant en faveur du coupable, qui fut renvoyé absous; mais Caton ne voulut plus se servir de lui pour greffier ni lui payer ses gages : il ne compta pas même la voix de Lollius.

[17] Ces exemples de sévérité ayant humilié et soumis les greffiers aux questeurs, Caton eut les registres à sa disposition et rendit en peu de temps la chambre du trésor plus respectable que le sénat même. Aussi disait-on généralement qu'il donnait à la questure la dignité du consulat. Il avait trouvé d'anciennes dettes des particuliers au trésor public et du trésor aux particuliers. Il fit cesser en même temps cette double injustice ; il exigea avec la dernière rigueur tout ce qui était dû à la république et paya sans aucun délai tout ce qu'elle devait. Le peuple conçut le plus grand respect pour Caton, quand il vit ceux qui avaient compté frustrer le trésor de ce qu'ils lui devaient, contraints de payer leurs dettes, et ceux qui avaient cru leurs créances perdues payés avec exactitude. C'était un usage assez général d'apporter au trésor des acquits qui n'étaient pas en règle et de fausses ordonnances, que les questeurs avant lui avaient coutume de recevoir, en cédant aux prières des intéressés. Caton n'eut pour personne aucune de ces complaisances injustes. Il portait même si loin la vigilance à cet égard, que, doutant de la validité d'une ordonnance qui lui était présentée, quoique certifiée par plusieurs témoins, il refusa de les croire et d'allouer l'ordonnance, jusqu'à ce que les consuls fussent venus affirmer par serment sa validité. Sylla, dans sa seconde proscription, avait donné aux assassins dont il s'était servi pour égorger ses victimes jusqu'à douze mille drachmes pour chaque tête qu'ils lui avaient apportée. Ils étaient détestés de tout le monde, comme des scélérats et des impies; mais personne n'osait provoquer la punition de leurs crimes. Caton les cita l'un après l'autre devant les tribunaux, comme des détenteurs des deniers publics; il leur reprocha avec autant de vérité que d'indignation l'injustice et l'impiété de ces meurtres, et les obligea de restituer l'argent qu'ils avaient reçu. Accusés ensuite d'homicide et déjà condamnés d'avance par l'ignominie de ce premier jugement, ils étaient traduits devant les juges et livrés au dernier supplice, à la satisfaction de tous les citoyens, qui par cette punition, croyaient voir détruire la tyrannie de ces temps affreux et Sylla lui même expier tous ses crimes.

[18] Un autre motif de satisfaction pour le peuple, c'était l'infatigable assiduité de Caton à toutes les fonctions de son emploi; il arrivait avant tous ses collègues à la chambre du trésor, et il en sortait le dernier. Il ne manquait jamais à aucune assemblée, soit du peuple, soit du sénat. Toujours en garde contre ceux qui cherchaient à obtenir par faveur les remises de leurs impositions ou d'autres dettes, et contre ceux qui se faisaient ordonner des gratifications non méritées, il veillait sans cesse pour l'empêcher. Par là il vint à bout de purger le trésor public de tous ces hommes avides et de le leur rendre inaccessible, en même temps qu'il le remplit d'argent et qu'il prouva qu'une ville peut s'enrichir sans commettre aucune injustice. Cette sévère exactitude l'avait d'abord rendu odieux et insupportable à ses collègues; mais ils finirent par l'aimer, parce que ce refus d'accorder des largesses sur le trésor public et de rien faire par faveur l'exposait seul pour tous à la haine des mécontents et donnait aux autres questeurs une excuse envers ceux qui les importunaient de sollicitations, en leur disant qu'il leur était impossible de rien accorder sans le consentement de Caton. Le dernier jour de sa questure, comme il était reconduit chez lui par une foule immense dé citoyens, on vint lui dire que Marcellus, un de ses collègues, était assiégé dans la chambre du trésor par un grand nombre de ses amis, tous des premiers personnages de Rome, qui lui faisaient en quelque sorte violence pour obtenir le payement de sommes qu'ils disaient leur être dues par la république. Marcellus était ami de Caton dès l'enfance, et quand ils étaient ensemble au trésor, il administrait avec exactitude son emploi; mais lorsqu'il y était seul, la honte l'empêchait de refuser ceux qui le sollicitaient, et il accordait facilement les grâces qui lui étaient demandées. Caton aussitôt retourne sur ses pas, et trouve que Marcellus, cédant à la violence, avait déjà enregistré son ordonnance pour ces payements. Il demande le registre, et rature l'ordonnance en présence même de Marcellus, qui ne dit pas un seul mot. En même temps il l'emmène hors de la chambre et le remet dans sa maison : loin que Marcellus lui en fit aucune plainte, soit dans le moment, soit depuis, il vécut avec lui jusqu'à sa mort dans la même intimité et la même familiarité qu'auparavant. Caton, sorti de la questure, ne laissa point pour cela la chambre du trésor sans surveillants; ses domestiques y passaient la journée, pour prendre note de tous les actes qui s'y faisaient; et lui-même ayant trouvé des registres qui contenaient tous les revenus de la république et les emplois qu'on en avait faits depuis Sylla jusqu'à sa questure, il les acheta cinq talents et les eut toujours depuis entre les mains.

[19] Il était le premier à entrer au sénat et le dernier à en sortir. Souvent, pendant que les autres sénateurs se rendaient tout à leur aise à l'assemblée, il se retirait à l'écart pour lire et mettait sa robe devant son livre. Jamais il n'allait à la campagne les jours où le sénat s'assemblait. Dans la suite, Pompée et ses partisans, perdant tout espoir de le déterminer, soit par la persuasion, soit par la force, à favoriser leurs injustes projets, cherchèrent à l'éloigner du sénat, en l'occupant à défendre ses amis dans les tribunaux, à faire des arbitrages, à terminer d'autres affaires. Mais Caton, qui s'aperçut bientôt du piège, se refusa à tout ce qu'on lui proposait et déclara formellement que les jours de sénat il ne s'occuperait d'aucune affaire. Car ce n'était ni par amour de la réputation, ni par le désir des richesses, ni par un effet de hasard, qu'il s'était jeté dans l'administration des affaires publiques; il avait choisi avec maturité cet état honorable, qu'il regardait comme l'apanage d'un homme de bien; et il se trouvait obligé d'y vaquer avec plus de soin que l'abeille n'en met à composer son miel. Aussi ne négligeait-il rien pour se faire envoyer, par les hôtes et les amis qu'il avait de toutes parts dans les provinces les actes, les ordonnances, les jugements, et généralement tout ce qui concerne les magistrats qui les gouvernaient. Un jour il s'éleva avec force contre Clodius, ce démagogue séditieux qui jetait des semences de nouveautés dangereuses et calomniait auprès du peuple les prêtres et les vestales, entre autres Fabia Terentiak, sœur de la femme de Cicéron, qui se vit exposée au plus grand danger. Caton prit leur défense et couvrit tellement Clodius de confusion, qu'il l'obligea de sortir de la ville. Cicéron lui en ayant fait ses remerciements : « C'est Rome, lui dit Caton, que vous devez remercier; car dans toutes les affaires du gouvernement ce sont ses intérêts seuls que j'ai en vue. » Il acquit par là une telle considération, que dans un procès où l'on ne produisait qu'un témoin un des orateurs dit aux juges qu'il ne serait pas juste d'avoir égard à la déposition d'un seul témoin, quand ce serait Caton lui-même. Il était comme passé en proverbe de dire d'une chose extraordinaire et incroyable : « On ne pourrait le croire, quand Caton même le dirait. » Un sénateur prodigue et débauché ayant fait dans le sénat un grand discours sur la tempérance et la simplicité, un autre sénateur nommé Amneus se leva. "Mon ami, lui dit-il, quel homme aurait assez de patience pour t'écouter, toi qui, tenant table de Crassus et bâtissant comme Lucullus, viens nous parler ici comme Caton?" Enfin ceux qui, vicieux et déréglés dans leur conduite, étaient graves et austères dans leurs discours, on les appelait, par ironie, des pseudo-Catons.

[20] Comme la plupart de ses amis l'excitaient à briguer le tribunat, il leur dit qu'il n'en était pas encore temps ; qu'il ne fallait que dans une extrême nécessité avoir recours à une charge dont l'autorité était si puissante, comme on n'emploie une forte médecine que dans des maladies très graves. Les affaires publiques lui laissant donc alors un grand loisir, il fit provision de livres, emmena avec lui quelques philosophes et se retira en Lucanie, où il avait des terres dont le séjour était très agréable. En chemin il rencontra un grand nombre de bêtes de somme avec un bagage considérable et beaucoup d'esclaves. Il demanda à qui appartenaient ces équipages ; on lui répondit qu'ils étaient à Metellus Nepos, qui retournait à Rome pour demander le tribunat. A cette réponse, il s'arrête sans rien dire, et, après un moment de réflexion, il ordonne à ses gens de rebrousser chemin; ses amis paraissant étonnés d'un changement si subit : « Ignorez-vous leur dit-il, que Metellus est déjà assez redoutable par sa folie? Maintenant qu'il retourne à Rome, appelé par Pompée, il tombera sur le gouvernement comme la foudre, et mettra tout en feu. Ce n'est donc plus le moment d'aller à la campagne et de se reposer. Il faut retourner à Rome pour dompter ses fureurs, ou pour mourir glorieusement en défendant la liberté. » Cependant, sur les représentations que lui firent ses amis, il alla dans ses terres; et, après y avoir passé très peu de jours, il retourna promptement à Rome. Il y arriva le soir, et le lendemain à la pointe du jour il se rendit sur la place publique, et demanda le tribunat, par le seul motif de s'opposer à Metellus; car cette charge a plus de force pour empêcher que pour agir; quand tous les autres tribuns auraient rendu de concert un décret, l'opposition d'un seul qui refuse son consentement l'emporte sur l'avis de tous ses collègues.

[21] Caton ne se vit d'abord soutenu que par un petit nombre d'amis; mais quand on eut su le motif qui lui faisait demander le tribunat, tous les bons citoyens, toutes les personnes dont il était connu, se rangèrent autour de lui et l'encouragèrent de tout leur pouvoir à suivre sa demande. «Vous ne recevez pas une grâce, lui disaient-ils; votre patrie au contraire, et tout ce qu'elle a de gens honnêtes, vous auront la plus grande obligation de ce qu'ayant pu souvent obtenir cette charge dans un temps qui n'offrait aucune difficulté, vous la demandez aujourd'hui qu'il faut avec de grands dangers combattre pour le soutien de la liberté et du gouvernement.» La foule de ses amis et de tous ceux qui se pressaient autour de lui était si grande, qu'il courut le risque d'être étouffé, et qu'il eut bien de la peine à arriver jusqu'à la place. Il fut donc nommé tribun avec Metellus et d'autres collègues; et, voyant qu'on achetait les voix pour l'élection au consulat, il en fit de vives réprimandes au peuple dans un discours qu'il termina par le serment solennel de poursuivre en justice quiconque aurait donné de l'argent pour acheter les suffrages. Il n'en excepta que Silanus, parce qu'il était son allié et qu'il avait épousé Servilie, sœur de Caton. Ce fut par ce motif qu'il ne fit aucune démarche contre lui, lorsqu'il poursuivit en justice Lucius Murera, qui avait répandu de l'argent parmi le peuple pour se faire nommer consul avec Silanus. La loi autorisait l'accusé à donner un garde à l'accusateur, afin d'être instruit de toutes les preuves et de toutes les pièces du procès que celui-ci aurait rassemblées. Le garde que Murera avait mis auprès de Caton pour le suivre et l'observer, voyant qu'il n'usait ni de fraude ni d'injustice, qu'il procédait en tout avec autant de franchise que de noblesse, suivant sans détour la voie simple et droite de l'accusation, fut si charmé de ce procédé généreux et honnête, que tous les matins il allait le trouver à la place publique ou chez lui, pour s'informer s'il ferait ce jour-là quelque acte relatif à la procédure; et si Caton lui répondait qu'il n'en ferait pas, il le croyait sur sa parole et s'en retournait. Quand la cause fut plaidée, Cicéron, alors consul, défendit Murera; et dans son plaidoyer il plaisanta beaucoup les philosophes stoïciens dont Caton avait embrassé la secte, et tourna si agréablement en ridicule ceux de leurs dogmes qu'on appelle paradoxes, qu'il fit beaucoup rire ses juges, et que Caton lui-même, ne pouvant s'empêcher de sourire, dit à ses amis : "En vérité, nous avons un consul bien plaisant!" Murera fut absous; et, loin de se conduire dans la suite envers Caton en homme méchant ou déraisonnable, il prit ses conseils dans les affaires les plus importantes, et ne cessa point, tant qu'il fut consul, de l'honorer et de lui donner toute sa confiance. Au reste, c'était à lui-même que Caton devait cette considération si générale : sévère et redoutable seulement dans la tribune et au sénat, il était partout ailleurs plein de douceur et de bonté.

[22] Avant d'entrer dans l'exercice du tribunat, il seconda Cicéron de tout son pouvoir dans plusieurs affaires difficiles qu'il eut à soutenir pendant son consulat ; il l'aida surtout à terminer heureusement les grandes et glorieuses actions qu'il avait commencées contre Catilina. Ce scélérat avait formé le plan d'un changement total dans le gouvernement, et, dans le dessein de renverser la république, il excitait partout des séditions et des guerres ; mais, se voyant découvert par Cicéron, il était sorti précipitamment de Rome. Lentulus, Cethegus et plusieurs autres complices de sa conjuration, reprochant à Catilina sa faiblesse et sa pusillanimité dans l'exécution de ses projets audacieux, firent eux-mêmes le complot de mettre le feu à la ville, de la détruire entièrement et de ruiner l'empire en soulevant les nations et allumant des guerres étrangères. Leur projet ayant été dévoilé, Cicéron, comme nous le dirons dans sa Vie, porta l'affaire au sénat. Silanus, qui opina le premier, déclara qu'il jugeait les conjurés dignes du dernier supplice. Tous les autres sénateurs, jusqu'à César, furent du même avis. Mais César, homme éloquent et qui regardait tous les mouvements et toutes les nouveautés qu'on pouvait introduire dans Rome comme l'aliment des desseins pernicieux qu'il avait déjà conçus contre sa patrie, chercha plutôt à augmenter l'incendie qu'à l'éteindre : il se leva et fit un discours plein d'adresse, qui respirait l'humanité, dans lequel il représenta qu'il serait injuste de faire mourir les accusés sans suivre les formes ordinaires de la justice, et conclut à ce qu'on les resserrât dans une étroite prison, jusqu'à ce que leur procès fût instruit. Ce discours changea tellement les dispositions du sénat, qui craignit le ressentiment du peuple, que Silanus lui-même, expliquant son opinion, dit qu'il n'avait pas opiné à la mort, mais à la prison, qui, pour un Romain, était la dernière des peines.

[23] Ce changement inattendu ayant incliné tous ceux qui opinèrent ensuite au parti de la douceur, Caton s'éleva fortement contre cet avis; il parla avec un ton de véhémence qu'animaient encore la colère et l'emportement; il reprocha à Silanus la lâcheté de son changement, attaqua personnellement César, et lui fit entendre que ces manières populaires, ces discours pleins d'humanité, ne tendaient à rien moins qu'à jeter l'effroi dans le sénat et à causer la ruine de la ville; il devait plutôt, lui dit-il, craindre pour lui-même, et s'estimer heureux s'il pouvait paraître innocent de tout ce qui s'était fait et se mettre à l'abri du soupçon; lui qui, sans aucun déguisement et avec une audace extrême, proposait d'arracher à la sévérité de la justice des ennemis de la patrie; lui qui, indifférent au danger d'une ville si puissante qu'on avait mise à deux doigts de sa perte, réservait sa sensibilité et ses larmes pour des monstres qui n'auraient jamais dû naître; lui, enfin, qui semblait craindre que par leur mort on ne prévînt les meurtres et les périls affreux dont Rome était menacée. De tous les discours que Caton a prononcés, c'est le seul qu'on ait conservé, parce que Cicéron, dans son consulat, avait pris les copistes les plus habiles et les plus expéditifs, à qui il avait enseigné à se servir de notes qui, dans de petits traits, renfermaient la valeur de plusieurs lettres; il les avait répandus en divers endroits de la salle où le sénat était assemblé. Jusqu'alors on n'avait pas eu de ces écrivains par notes; et ce ne fut que sous le consulat de Cicéron qu'on fit les premiers essais de cette écriture abrégée. L'avis de Caton prévalut et ramena tellement les autres sénateurs, que les conjurés furent condamnés à mort.

[24] Comme les moindres traits servent à peindre les mœurs, et que c'est surtout le portrait de l'âme que je me propose de faire connaître dans ces Vies, je citerai un fait propre à mon dessein. Pendant que César et Caton étaient dans la plus grande chaleur de leur dispute, et qu'ils fixaient l'attention de tous les sénateurs, on apporta un billet à César. Caton, à qui ce message parut suspect, en fit un crime à César; et quelques sénateurs qui partageaient ces soupçons ordonnèrent qu'on fît tout haut la lecture du billet. César le remit à Caton, qui était auprès de lui, et qui, l'ayant lu, vit que c'était une lettre amoureuse que Servilie, sa sœur, écrivait à César, qui, l'ayant séduite, lui avait inspiré la passion la plus violente. Il la rejette à César, en lui disant : « Tiens, ivrogne ; » et il poursuit son discours. En général, Caton ne fut pas heureux du côté des femmes qui lui appartenaient. Cette Servilie fut fort décriée pour son commerce avec César. Son autre sœur, qui portait le même nom, eut encore une plus mauvaise réputation : mariée à Lucullus, un des Romains les plus célèbres de son temps, et dont elle avait eu un fils, elle le força, par ses débauches, de la répudier ; mais ce qu'il y eut de plus humiliant pour Caton, c'est que sa femme Attilia ne fut pas elle-même exempte de corruption, et qu'après en avoir eu deux enfants, il fut obligé de la chasser à cause de sa mauvaise conduite.

[25] Il épousa depuis Marcia, fille de Philippe, qui passa pour une femme honnête et eut une grande réputation. Mais dans cette partie de la vie de Caton, comme dans le nœud d'une tragédie, il y a toujours quelque chose de difficile et de problématique. Voici ce qu'en raconte l'historien Thraséas, sur la garantie de Munatius, intime ami de Caton, et qui passait avec lui sa vie. Caton avait une foule d'amis et d'admirateurs, entre lesquels on en distinguait quelques-uns qui faisaient éclater d'une manière plus marquée leurs sentiments pour lui. De ce nombre était Quintus Hortensius, homme de bien et d'une très grande considération, qui, désirant avec ardeur d'être non seulement l'ami et le compagnon assidu de Caton, mais encore son allié, et de mêler, de quelque manière que ce fût, sa maison et sa race avec celles d'un homme si vertueux, lui demanda en mariage sa fille Porcia, déjà mariée à Bibulus, dont elle avait eu deux enfants. Hortensius la regardait comme un excellent fonds dont il désirait d'avoir des fruits. Il avoua que dans l'opinion des hommes cette proposition devait paraître extraordinaire; mais qu'à consulter la nature il était aussi honnête qu'utile à la république qu'une femme belle, qui était à la fleur de l'âge, ne restât pas inutile en laissant passer l'âge d'avoir des enfants, et qu'elle ne fût pas non plus à charge à son mari et ne l'appauvrît pas en lui donnant plus d'enfants qu'il ne voulait en avoir; qu'en communiquant ainsi les femmes aux citoyens honnêtes, la vertu se multiplierait et deviendrait commune dans les familles; que par le moyen de ces alliances la ville se fondrait, pour ainsi dire, en un seul corps. "Si Bibulus, ajouta-t-il, veut absolument conserver sa femme, je la lui rendrai dès qu'elle sera devenue mère, et que par cette communauté d'enfants je me serai plus étroitement uni à Caton et à Bibulus. » Caton lui répondit qu'il avait beaucoup d'attachement pour lui et prisait fort son alliance; mais qu'il trouvait étrange qu'il voulût épouser sa fille, déjà mariée à un autre. Alors Hortensius, changeant de langage, ne craignit pas de demander ouvertement à Caton sa femme Marcia, qui était encore en âge d'avoir des enfants, et en avait donné suffisamment à Caton. On ne peut pas dire qu'il fit cette seconde proposition parce qu'il crut que Caton n'aimait point sa femme; car sa grossesse actuelle était une preuve de son amour pour elle. Caton voyant la passion d'Hortensius, et son désir extrême d'avoir Marcia pour femme, ne refusa pas de la lui céder; mais il voulut avoir le consentement du père de Marcia. Philippe, qu'il alla consulter, et qui vit que Caton avait donné son consentement, ne refusa pas le sien; mais il ne voulut marier sa fille qu'en présence de Caton, et il exigea qu'il signât le contrat. Cet événement est bien postérieur à l'époque de la vie de Caton où je suis maintenant; mais, comme je parlais des femmes de Caton, j'ai cru devoir prévenir l'ordre des temps.

[26] César, voyant Lentulus et les autres conjurés punis du dernier supplice, craignit les imputations qu'on avait avancées contre lui dans le sénat, et pour en éviter l'effet il se mit sous la sauvegarde du peuple, et attira à lui tous les membres vicieux et corrompus de la république, dont il se servit pour mettre le trouble partout. Caton, qui redouta son ascendant sur cette populace indigente, toujours prête à s'ameuter, persuada au sénat de la mettre dans ses intérêts, en lui faisant une distribution de blé, qui ne monta par an qu'à douze cent cinquante talents. Cette largesse, dictée par l'humanité, prévint les troubles dont la ville était menacée; mais bientôt Metellus, étant entré dans l'exercice de son tribunat, forma des assemblées séditieuses, et proposa une loi qui rappelait sur-le-champ Pompée en Italie, avec ses troupes, pour garder et protéger Rome que les complots de Catilina jetaient dans le plus grand danger. Ce n'était qu'un prétexte spécieux: l'intention et le but de la loi étaient de mettre Pompée à la tête des affaires et de l'investir d'une autorité absolue. Le sénat s'assembla ; et Caton, au lieu de tomber sur Metellus avec sa violence ordinaire, lui fit des représentations douces et modérées; il descendit même jusqu'aux prières, loua la maison des Metellus, comme une de celles qui s'étaient toujours déclarées pour l'aristocratie. Metellus, dont cette modération n'avait fait qu'accroître l'audace, en prend droit de mépriser Caton, comme un homme que la peur faisait céder; il se permet les menaces les plus insolentes, les discours les plus audacieux, et déclare qu'il fera, malgré le sénat, tout ce qu'il avait résolu. Alors Caton, changeant de contenance, de ton et de langage, parle à Metellus avec beaucoup d'aigreur, et finit par protester que tant qu'il vivrait Pompée n'entrerait pas en armes dans Rome. Le sénat jugea que ni Caton ni Metellus ne se possédaient et qu'ils ne faisaient point usage de leur raison. Metellus se conduisait en homme furieux, que l'excès de sa méchanceté portait à tout brouiller et à tout perdre; et Caton se laissait entraîner trop loin, par cet enthousiasme de vertu qui l'armait toujours pour la défense de la justice et de l'honnêteté.

[27] Le jour que le peuple devait donner ses suffrages sur cette loi, Metellus assembla sur la place ses esclaves, avec une troupe d'étrangers et de gladiateurs en armes, qu'il rangea comme en bataille. Il était soutenu par une grande partie du peuple, à qui l'espoir d'un changement faisait désirer le retour de Pompée. Enfin César, alors préteur, l'appuyait de tout son crédit. Caton avait pour lui les premiers d'entre les citoyens, qui partageaient toute son indignation, mais qui étaient, comme lui, plus exposés au danger, qu'ils ne pouvaient l'aider à le repousser. Toute sa maison était dans la crainte et dans l'abattement; quelques-uns de ses amis passèrent la nuit auprès de lui sans prendre de nourriture, incertains du parti qu'ils devaient lui conseiller; sa femme et ses sœurs, en proie aux plus vives inquiétudes, fondaient en larmes. Pour lui, inaccessible à la crainte, il leur parlait à tous avec fermeté et les consolait. Il soupa à son ordinaire, dormit profondément jusqu'au matin, quand Minucius Thermus, l'un de ses collègues au tribunat, vint le réveiller. Ils se rendirent à la place, accompagnés de très peu de monde, et trouvèrent en chemin plusieurs personnes qui venaient au-devant d'eux, pour les avertir de se tenir sur leurs gardes. En arrivant sur la place, Caton s'arrêta, et, voyant le temple de Castor et de Pollux environné de gens armés, les degrés occupés par des gladiateurs, et, sur le haut du temple, Metellus assis auprès de César, il se tourna vers ses amis et leur dit : « Oh! l'homme audacieux et lâche, qui contre un homme nu et sans armes a rassemblé tant de gens armés! » En même temps il s'avança d'un pas ferme avec Thermus. Ceux qui gardaient les degrés lui ouvrent le passage, mais ils le refusent à tous ceux qui le suivaient; et ce n'est qu'avec peine que Caton, tirant Thermus par la main, le fait passer avec lui. Il va s'asseoir entre Metellus et César, pour les empêcher de se parler bas; ce qui les embarrassa tous deux. Les gens honnêtes, pleins d'admiration pour la fermeté, le courage et l'audace de Caton, s'approchent en lui criant de ne rien craindre et s'exhortent les uns les autres à tenir ferme, à rester bien unis et à ne pas abandonner la liberté ni celui qui combat pour elle.

[28] Alors un greffier ayant pris la loi pour en faire lecture, Caton l'en empêcha; Metellus la prit des mains du greffier et se mit à la lire ; mais Caton la lui arracha. Metellus, qui la savait par cœur, voulut la réciter, Thermus lui mit la main sur la bouche et l'empêcha de parler. Enfin Metellus, voyant l'obstination de ces deux hommes à lui résister, et s'apercevant que le peuple commençait à céder, emploie des moyens plus décisifs; il ordonne aux satellites qui étaient en armes autour du temple d'accourir à grands cris, afin de répandre partout la terreur. Cet ordre est exécuté, et le peuple se disperse; Caton demeure seul immobile au milieu d'une grêle de pierres et de bâtons qu'on faisait pleuvoir sur lui d'en haut. Murera, celui que Caton avait accusé d'avoir acheté les suffrages pour le consulat, ne l'abandonne pas dans ce danger; il le couvre de sa robe, crie à ceux qui lui jettent des pierres de s'arrêter; et, à force de représentations et de prières, il parvient à l'entraîner hors de la place, le tenant toujours entre ses bras, et le fait entrer dans le temple de Castor et de Pollux. Metellus, voyant la tribune déserte et la place abandonnée par ses adversaires, ne doute plus du succès : il fait retirer ses gens armés, et, s'avançant d'un air modeste, il propose au peuple d'autoriser la loi. Mais les défenseurs de Caton, revenus de leur effroi, accourent sur la place en jetant de grands cris qui annoncent leur confiance. A cette vue, le trouble et la frayeur s'emparent de Metellus et de ses partisans : persuadés que ceux du parti contraire ne montrent tant d'audace que parce qu'ils ont trouvé des armes, ils prennent eux-mêmes la fuite, sans qu'il en reste un seul sur la place. Caton, les voyant tous dispersés, revient à la tribune; il donne des louanges au peuple, l'encourage et lui persuade de se ranger de son côté et de prendre avec lui tous les moyens d'opprimer Metellus. Le sénat s'assemble à l'instant, ordonne de secourir Caton et de s'opposer à une loi qui excitait la sédition dans Rome et allait causer une guerre civile.

[29] Metellus montrait toujours la même opiniâtreté et la même audace; mais, s'apercevant que la fermeté de Caton en impose à ses partisans, qui croient impossible de le vaincre, il court précipitamment sur la place, assemble le peuple, fait son possible pour exciter contre Caton la haine publique, en disant qu'il veut fuir la tyrannie de cet homme et ne prendre aucune part à cette conspiration de Caton contre Pompée, dont la ville ne tarderait pas à se repentir, quand elle aurait rejeté ce grand homme. Metellus, au sortir de l'assemblée, part pour l'Asie et va rendre compte à Pompée de ce qui venait de se passer. Caton s'attira la plus grande estime pour avoir ainsi délivré Rome du pesant fardeau du tribunat de Metellus et détruit en quelque sorte dans sa personne la puissance même de Pompée. Il se fit encore plus d'honneur en s'opposant au dessein qu'avait le sénat de noter Metellus d'infamie et en obtenant par ses prières qu'on lui épargnât cet affront. Le peuple lui sut gré de traiter un ennemi avec tant de modération et d'humanité; de se contenter de l'avoir abattu par la force, sans vouloir encore lui insulter et le fouler aux pieds. Les gens sages jugèrent qu'il avait agi avec autant de prudence que d'utilité pour la république, en évitant d'irriter Pompée et de le pousser à bout. Ce fut vers ce temps-là que Lucullus, revenant d'Asie, où Pompée semblait lui avoir enlevé toute la gloire de ses exploits, en l'empêchant de les terminer, se vit en danger d'être privé du triomphe. Caïus Memmius le chargea, devant le peuple, de plusieurs chefs d'accusation, moins par un sentiment de haine personnelle, que pour faire sa cour à Pompée. Mais Caton, excité à la fois et par son intérêt pour Lucullus, qui avait épousé sa sœur Servilie, et par l'injustice de cette opposition, résista fortement à Mencius et se vit lui-même en butte aux calomnies et aux accusations; mais, bravant toutes les imputations de ses ennemis, qui lui reprochaient d'avoir abusé tyranniquement du pouvoir de sa charge, il l'emporta sur Mencius, qu'il obligea de sortir de la lice et de se désister de ses accusations. Lucullus, après avoir obtenu l'honneur du triomphe, s'attacha plus que jamais à Caton, dont l'amitié lui parut le boulevard le plus assuré contre la puissance de Pompée.

[30] Celui-ci cependant revenait de ses expéditions, couvert de gloire; et persuadé, après la réception brillante qu'il avait reçue et l'affection qu'on lui avait témoignée partout, que ses concitoyens ne pouvaient lui rien refuser, il envoya devant lui quelques personnes pour demander au sénat de différer jusqu'à son arrivée les comices consulaires, afin qu'il pût y assister et favoriser la poursuite de Pison. La plupart des sénateurs étaient disposés à le lui accorder; mais Caton s'y opposa, non qu'il crût que ce délai fût d'une grande conséquence; mais il voulait, en arrêtant cette première tentative, ruiner les espérances de Pompée. Et son opinion changea tellement les dispositions du sénat, que la demande fut rejetée. Ce refus affecta vivement Pompée, qui, sentant bien que, s'il n'avait Caton pour ami, il le trouverait souvent sur son chemin, manda auprès de lui Munatius, l'intime ami de Caton, et le pria de lui demander ses deux nièces, qui étaient en âge d'être mariées, l'aînée pour lui-même et la seconde pour son fils. Suivant d'autres, ce ne fut pas ses nièces, mais ses propres filles, qu'il lui fit demander. Munatius en ayant fait la proposition à Caton, à sa femme et à ses sœurs, celles-ci, ne considérant que la grandeur et la dignité de Pompée, étaient ravies de cette alliance; mais Caton, sans prendre un moment de réflexion, frappé tout à coup des motifs de Pompée : « Allez, dit-il à Munatius, allez promptement retrouver Pompée, et dites-lui que ce n'est point par les femmes qu'on peut prendre Caton; que je mets d'ailleurs un grand prix à son amitié, et que tant qu'il ne fera rien que de juste il trouvera en moi un attachement plus solide que toutes les alliances. Mais je ne donnerai jamais à la gloire de Pompée des otages contre ma patrie. » Les femmes furent mécontentes de ce refus ; et ses amis mêmes blâmèrent la hauteur et l'incivilité de sa réponse. Mais bientôt après, Pompée, pour procurer le consulat à un de ses amis, fit distribuer de l'argent dans les tribus, et l'on ignora si peu cette corruption, que l'argent fut compté dans ses jardins mêmes. « Eh bien! dit alors Caton à sa femme et à ses sœurs, voilà des actions dont il m'aurait fallu partager l'infamie, si je m'étais allié avec Pompée. » Elles convinrent qu'il avait été plus sage qu'elles, en refusant cette alliance. Mais, à en juger par l'événement, Caton, ne l'acceptant pas, commit une très grande faute : il obligea Pompée de se tourner du côté de César, et de faire un mariage qui, en réunissant la puissance de Pompée à celle de César, manqua de renverser l'empire même et perdit au moins la république. Ce malheur ne serait peut-être jamais arrivé si Caton, pour avoir trop craint des fautes légères de la part de Pompée, ne lui en eût pas laissé faire de plus considérables, en souffrant qu'il fortifiât la puissance de César, mais cela n'eut lieu que longtemps après.

[31] Cependant il s'éleva une vive dispute entre Lucullus et Pompée, sur les ordonnances qu'ils avaient rendues dans le Pont; chacun voulait que les siennes prévalussent. Caton, qui vit l'injustice manifeste qu'on faisait à Lucullus prit sa défense; et Pompée, ayant succombé dans le sénat, proposa, pour mettre le peuple dans son parti, de faire aux soldats une distribution de terres. Caton s'opposa encore à cette loi, et la fit rejeter. Alors Pompée s'unit à Clodius, le plus audacieux de tous les démagogues, et forma avec César une liaison dont Caton fournit lui-même le prétexte. César, qui arrivait de son gouvernement d'Espagne, voulait briguer en même temps le consulat et solliciter le triomphe; mais, arrêté par une loi, qui obligeait les prétendants aux charges d'être présents pour les solliciter, et ceux qui aspiraient au triomphe, de rester hors de la ville, il demandait au sénat de pouvoir briguer le consulat par ses amis. La plupart des sénateurs penchaient à le lui accorder; mais Caton s'y opposa; et, voyant que, pour faire plaisir à César, on finirait par y consentir, il parla tout le reste du jour, et empêcha le sénat de rien conclure. César donc, abandonnant le triomphe, entra dans Rome, rechercha l'amitié de Pompée et poursuivit le consulat. A peine il l'eut obtenu, qu'il donna sa fille Julie en mariage à Pompée ; et tous deux ayant formé une ligue contre la république, l'un proposa des lois pour distribuer des terres aux citoyens pauvres, et l'autre se présenta pour appuyer ces lois. Lucullus et Cicéron, s'étant joints à Bibulus, l'autre consul, en arrêtaient la promulgation; Caton de son côté y opposait une plus grande résistance, parce que l'alliance de César et de Pompée lui était déjà suspecte : persuadé que leur ligue n'avait aucun motif honnête, ce n'était pas, disait-il, la distribution des terres qu'il redoutait, mais la récompense qu'en demanderaient ceux qui par ces largesses flattaient et amorçaient le peuple.

[32] Le sénat pensait comme lui, et plusieurs autres citoyens honnêtes, indignés de l'étrange conduite de César, se joignirent à Caton; ils voyaient que les propositions faites par les plus insolents et les plus séditieux des tribuns, dans la vue de plaire au peuple, César les appuyait de tout le pouvoir consulaire et s'insinuait ainsi, avec autant de honte que de bassesse, dans les bonnes grâces de la multitude. César donc et Pompée, redoutant de si puissants adversaires, eurent recours à la force; et d'abord ils firent insulter le consul Bibulus : lorsqu'il se rendait à la place publique, on lui jeta un panier de fumier sur la tête; ensuite la populace, s'étant jetée sur ses licteurs, mit leurs faisceaux en pièces ; on fit pleuvoir enfin dans la place une grêle de pierres et de traits, qui blessèrent plusieurs personnes et obligèrent tous les autres de prendre la fuite. Caton se retira le dernier; il marchait lentement, tournait souvent la tête et maudissait de pareils citoyens. César et Pompée, non contents d'avoir fait passer la loi, y ajoutèrent que le sénat la confirmerait; qu'il jurerait de la maintenir et de la défendre, malgré les oppositions qu'on pourrait y former, si l'on voulait s'y opposer. Ils décernaient en même temps de très grandes peines contre ceux qui refuseraient le serment. Ils jurèrent tous par nécessité, se souvenant de ce qui était arrivé à l'ancien Metellus, qui, n'ayant pas voulu faire le serment pour une loi semblable, fut banni de l'Italie, sans que le peuple fît rien pour l'empêcher. La femme et les sœurs de Caton, les larmes aux yeux, le conjuraient de céder et de prêter le serment qu'on exigeait; ses parents et ses amis lui faisaient aussi les plus vives instances; mais ce fut surtout l'orateur Cicéron qui, par ses insinuations et ses conseils, lui persuada de jurer : il lui représenta qu'il n'était peut-être pas aussi conforme à la justice qu'il le croyait de s'opposer seul à ce qui avait été généralement résolu; mais que de s'exposer à un péril évident pour changer ce qui était déjà fait et tenter une chose impossible, ce serait une folie ou plutôt une fureur, «Le dernier des maux, ajouta Cicéron, est d'abandonner, de livrer à la discrétion d'hommes pervers, une ville pour laquelle vous avez tout fait, et de laisser croire par là que vous êtes bien aise de n'avoir plus de combats à soutenir pour sa défense. Si Caton n'a pas besoin de Rome, Rome a besoin de Caton; tous ses amis en ont besoin; moi le premier, qui suis en butte aux traits de Clodius et qui le vois marcher ouvertement contre moi, armé de toute la puissance de son tribunat. » Caton, dit-on, amolli par ces discours et par les prières dont on les appuyait, soit chez lui, soit sur la place publique, se laissa forcer avec bien de la peine à aller faire ce serment; et, à l'exception de Favonius, un de ses intimes amis, il s'y présenta le dernier.

[33] Enflé de cette victoire, César proposa une nouvelle loi pour partager aux citoyens pauvres et indigents presque toutes les terres de la Campanie. Caton seul osa s'opposer à cette loi ; et César, l'ayant fait saisir par ses licteurs, le traîna de la tribune dans la prison, sans que Caton diminuât rien de sa liberté : au contraire, en marchant, il ne cessait de parler contre la loi, et il exhortait le peuple à réprimer des hommes qui gouvernaient si mal. Le sénat le suivait, avec un air consterné; et la plus saine partie du peuple témoignait assez, par son silence, sa douleur et son indignation. César, qui s'aperçut de ce mécontentement, s'obstina néanmoins à le faire conduire en prison, dans l'espérance que Caton en appellerait au peuple et aurait recours aux prières. Mais quand il fut assuré que Caton n'en ferait rien, alors, vaincu par la honte et par l'indignité de son action, il envoya secrètement un des tribuns, pour tirer Caton des mains des licteurs. Tout ce qu'ils gagnèrent par ces lois et par ces largesses, ce fut de faire décréter à César par le peuple, qu'ils avaient mis dans leurs intérêts, le gouvernement pour cinq ans des deux Illyries et de toute la Gaule, avec quatre légions, quoique Caton ne cessât de leur prédire que par leurs décrets ils établissaient eux-mêmes la tyrannie dans la forteresse. On fit aussi, au mépris des lois, passer Publius Clodius, de la famille patricienne à laquelle il appartenait, dans une famille plébéienne; et il fut porté au tribunat, sur la promesse qu'il leur fit de se conduire en tout à leur gré, ne demandant pour cela d'autre récompense que le bannissement de Cicéron. Ils parvinrent encore à faire désigner consul pour l'année suivante Calpurnius Pison, beau père de César, et Aulus Gabinius, homme tout dévoué à Pompée, comme l'assurent ceux qui ont connu sa vie et ses mœurs.

[34] Parvenus ainsi à se rendre maîtres des affaires, dominant dans la ville par l'affection des uns et par la crainte des autres, Pompée et César n'en redoutaient pas moins Caton; ils ne pouvaient se dissimuler qu'ils n'avaient jamais eu l'avantage sur lui qu'avec beaucoup de difficultés et de peines : ce succès même était honteux, par le reproche humiliant qu'on pouvait leur faire de n'y être parvenus qu'à force ouverte; d'ailleurs Clodius ne se flattait pas de chasser Cicéron de Rome, tant que Caton y serait. Tout occupé de son projet, il fut à peine entré en charge, qu'il envoya chercher Caton et lui dit que, le regardant comme celui des Romains dont la conduite était la plus pure, il voulait lui prouver qu'il avait réellement de lui cette opinion. « Bien des gens, continua-t-il, me demandent avec les plus vives instances de les envoyer commander à Chypre; mais je vous crois seul digne de ce gouvernement, et je me fais un plaisir de vous y nommer. » Caton se récria que cette proposition était un piège et une injure, plutôt qu'une grâce. « Eh bien! reprit Clodius d'un ton fier et méprisant, puisque vous ne voulez pas y aller de gré, vous irez de force. » Il se rendit aussitôt à l'assemblée du peuple et y fit passer le décret qui envoyait Caton à Chypre. A son départ, il ne lui donna ni vaisseaux, ni troupes, ni officiers publics, mais seulement deux greffiers, dont l'un était un voleur et un scélérat, et l'autre un client de Clodius. Et comme si c'eût été une chose aisée que de chasser de Chypre le roi Ptolémée, il y fit joindre la commission de ramener dans Byzance ceux qui en avaient été bannis; il voulait le retenir hors de Rome le plus longtemps qu'il pourrait, ou du moins pendant tout son tribunat.

[35] Réduit à la nécessité d'obéir, Caton exhorta Cicéron, déjà poursuivi par Clodius, à prévenir une sédition ou une guerre civile qui remplirait Rome de meurtres, et à s'absenter pour un temps, afin d'être une seconde fois le sauveur de sa patrie. Caton, en attendant le jour de son départ, envoya devant lui à Chypre un de ses amis, nommé Canidius, pour engager Ptolémée à se retirer de cette île sans combat, et lui représenter qu'il ne manquerait jamais ni de richesses ni d'honneurs; que le peuple romain lui conférerait la grande prêtrise de Vénus à Paphos. Pour lui, il s'arrêta à Rhodes pour y faire ses préparatifs et attendre la réponse de ce prince. Dans ce même temps, Ptolémée, roi d'Égypte, irrité d'un différend qu'il avait eu avec ses sujets, partit d'Alexandrie pour Rome, dans l'espérance que César et Pompée le ramèneraient en Égypte avec une puissante armée. Mais, désirant de voir Caton, il députa vers lui un de ses officiers, ne doutant pas que dès que Caton le saurait à Rhodes, il ne vînt lui faire visite. Lorsque son messager arriva, Caton était par hasard dans sa garde-robe et il répondit que si Ptolémée avait affaire à lui, il pouvait venir le trouver. Quand le roi entra, Caton n'alla pas au-devant de lui ; il ne se leva pas de son siége, et, après l'avoir salué comme un simple particulier, il le fit asseoir : cet accueil troubla Ptolémée, qui fut étonné de trouver sous un extérieur si simple et si populaire tant de sécheresse et de fierté dans les manières. Mais quand il eut commencé à l'entretenir de ses affaires, il l'entendit parler avec autant de bon sens que de franchise. Caton blâma la démarche qu'il voulait faire; il lui représenta quelle vie heureuse et tranquille il abandonnait pour aller se mettre à Rome dans un véritable esclavage, s'exposer à des peines sans nombre, se livrer à la corruption et à l'avarice des hommes puissants de Rome, que l'Égypte tout entière, fût-elle convertie en or, pourrait à peine assouvir. Il lui conseilla de retourner dans son royaume et de se réconcilier avec ses sujets; il lui offrit même de l'accompagner et d'aller ménager avec lui ce raccommodement. Ce prince, rappelé par ces remontrances, comme d'un état de délire ou de fureur, au bon sens et à la raison, frappé de la sagesse de Caton et de la vérité de ses conseils, était tout disposé à les suivre. Mais, entraîné par ses amis, il se rendit à Rome, où, la première fois qu'il se présenta à la porte d'un des magistrats, il eut bien à gémir d'avoir préféré un si mauvais conseil ; et il reconnut le tort qu'il avait eu de rejeter non l'avis d'un homme sage, mais l'oracle même d'un dieu.

[36] Cependant Ptolémée, roi de Chypre, par un bonheur que Caton ne pouvait espérer, prit du poison et se donna la mort. Comme il laissait des trésors immenses, Caton, qui voulait aller lui-même à Byzance, envoya à Chypre Brutus, fils de sa sœur, parce qu'il ne se fiait pas trop à Canidius. Après avoir remis les bannis en grâce avec les Byzantins et rétabli la concorde dans la ville, il revint à Chypre. Il y trouva des richesses prodigieuses et vraiment royales, en vaisselle d'or et d'argent, en tables précieuses, en pierreries, en étoffes de pourpre, qu'il fallut vendre, pour en retirer de l'argent. Jaloux de tout faire avec la dernière exactitude et de porter ces effets à leur plus haute valeur, Caton assista lui-même à la vente et tint compte de tout jusqu'à la plus petite somme; car il ne s'en tint pas aux formes ordinaires des encans : suspectant également les officiers, les crieurs, les enchérisseurs et jusqu'à ses amis, il parlait en particulier à ceux qui mettaient les enchères et les forçait de les porter plus haut; par ce moyen tout fut vendu à sa juste valeur. Tous les amis de Caton furent très offensés de sa méfiance; surtout Munatius, qui vivait avec lui dans la plus grande intimité, et dont le ressentiment, presque implacable, fut porté si loin, que lorsque dans la suite César écrivit contre Caton, les détails que Munatius fournit sur cette vente firent la partie la plus amère de cette satire.

[37] Au reste, Munatius avoue que sa colère venait moins de cette méfiance que du peu d'égards que lui témoignait Caton et de la jalousie qu'il avait conçue lui-même contre Canidius. Il publia un écrit dans lequel il se plaignait de Caton, et c'est celui que Thraséas a principalement suivi dans son histoire. Munatius y dit qu'arrivé le dernier à Chypre, on lui donna un logement que tout le monde avait dédaigné; que, s'étant présenté à la porte de Caton, on lui en refusa l'entrée, parce qu'il faisait emballer quelques meubles avec Canidius; que s'en étant plaint sans aigreur, il reçut une réponse qui n'était rien moins que modérée. « Selon le sentiment de Théophraste, lui dit Caton, une grande amitié produit souvent une grande haine. Vous-même, parce que vous m'aimez beaucoup et que vous ne croyez pas que j'aie pour vous les égards convenables, vous êtes fâché contre moi; mais j'emploie Canidius plutôt que les autres, parce qu'il a beaucoup d'expérience et de fidélité, et qu'arrivé ici des premiers, il a toujours conservé ses mains pures. » Il paraît que Caton fit confidence à Canidius de l'entretien qu'il avait eu tête à tête avec Munatius, qui, en ayant été instruit, n'alla plus souper chez Caton et ne se rendit pas même au conseil lorsqu'il y était appelé. Caton le menaça de le traiter en homme désobéissant et de faire prendre chez lui des gages ; Munatius n'en tint aucun compte, et repartit pour Rome, où il conserva longtemps son ressentiment. Mais après une conversation qu'eut avec lui Marcia, qui était encore dans la maison de Caton, il fut prié à souper avec elle chez Barca. Caton s'y rendit un peu tard; et comme tout le monde était déjà placé, il demanda où il se mettrait : « Où vous voudrez, » lui répondit Barca. Il regarda de tous côtés, et dit qu'il se placerait auprès de Munatius. Ayant fait le tour de la table, il alla se mettre auprès de lui, et ne lui donna pas d'autre marque d'amitié pendant tout le souper. Mais peu de jours après, à la prière de Marcia, Caton lui écrivit qu'il voulait lui parler. Munatius, s'étant rendu chez lui dès le matin, fut retenu par Marcia jusqu'à ce que toutes les personnes qui étaient chez Caton fussent sorties. Caton, en entrant dans la chambre de Marcia, se jette au cou de Munatius, l'embrasse tendrement et lui donne tous les témoignages d'une amitié véritable. Je me suis attaché à rapporter en détail toutes ces particularités, parce qu'elles ne servent pas moins à faire connaître le caractère et les mœurs des hommes dont j'écris la vie, que les actions les plus importantes qu'ils ont faites en public.

[38] Caton avait retiré de la vente faite à Chypre près de sept mille talents; et comme il craignait les dangers d'une longue navigation, il fit faire plusieurs petites caisses, qui contenaient chacune deux talents cinq cents drachmes, il fit attacher à chaque caisse une longue corde, au bout de laquelle on mit une grande pièce de liège, afin que, si le vaisseau venait à se briser, les pièces de liège indiquassent l'endroit où les caisses seraient tombées. Tout cet argent, à peu de choses près, arriva heureusement à Rome. Caton avait écrit avec soin, dans un double registre, tout ce qu'il avait reçu et dépensé dans ce voyage; mais il ne conserva ni l'un ni l'autre. L'un était entre les mains de Philargyre, son affranchi, qui, s'étant embarqué au port de Cenchrès, fit naufrage et perdit le registre avec tous les ballots. Caton porta l'autre jusqu'à Corcyre, où il fit tendre ses tentes sur la place publique. La nuit, les matelots ayant allumé un grand feu, parce qu'il faisait un froid piquant, le feu prit aux tentes, qui furent brûlées avec le registre. Il est vrai que les officiers du roi de Chypre, qui de son vivant avaient la garde de ses richesses, étaient présents, et pouvaient fermer la bouche à ceux de ses ennemis qui auraient voulu le calomnier ; mais Caton n'en fut pas moins sensible à cette perte ; car, dans la confection de ces registres, il n'avait pas eu seulement en vue de prouver sa fidélité, il voulait surtout avoir la gloire de donner aux autres l'exemple de la plus sévère exactitude, et la fortune lui envia cette gloire.

[39] Dès qu'on sut à Rome qu'il approchait avec ses vaisseaux, tous les magistrats, les prêtres, le sénat en corps et la plus grande partie du peuple allèrent au-devant de lui le long du Tibre, dont les deux rives furent couvertes d'une foule immense; et sa flotte, en remontant ainsi la rivière au milieu de cette multitude innombrable de spectateurs, offrait l'image du plus superbe triomphe. Mais il montra dans cette occasion une fierté déplacée : au lieu de descendre et de faire arrêter son vaisseau à l'endroit même où il rencontra les consuls et les préteurs, il continua de voguer sur la galère royale à six rangs de rames et ne s'arrêta que lorsqu'il fut entré dans le port avec sa flotte. Quand le peuple vit porter à travers la place publique ces sommes immenses d'or et d'argent, il ne pouvait revenir de sa surprise : le sénat, s'étant assemblé, combla Caton d'éloges, et lui décerna une préture extraordinaire, avec le privilège d'assister aux jeux vêtu d'une robe bordée de pourpre. Caton refusa ces honneurs et demanda seulement au sénat la liberté de Nicias, intendant du feu roi Ptolémée, dont il attesta les soins et la fidélité. Philippe, père de Marcia, était alors consul, et toute la dignité, toute la puissance consulaire rejaillirent en quelque sorte sur Caton ; car l'autre consul ne le respectait pas moins pour sa vertu, que Philippe, son beau-père, ne l'honorait pour son alliance avec lui.

[40] Cependant Cicéron était revenu de l'exil auquel Clodius l'avait fait condamner; et, comme il jouissait d'un grand crédit, il arracha du Capitole, en l'absence de Clodius, les tables que ce tribun y avait attachées, et qui contenaient tout ce qui s'était passé pendant son tribunat. Le sénat s'étant assemblé, Clodius y dénonça Cicéron, qui répondit que Clodius ayant été nommé tribun contre les lois, tout ce qu'il avait fait ou écrit pendant l'exercice de sa charge était nul et devait être cassé. Mais Caton s'étant levé l'interrompit, et, prenant la parole, il convint que Clodius, durant son tribunat, n'avait rien fait de bien ni de bon. « Mais, ajouta-t-il, si l'on annule tous les actes qu'il a faits comme tribun, on cassera aussi tout ce que j'ai fait à Chypre; et ma commission, émanée d'un tribun créé contre les lois, deviendra illégale. La nomination de Clodius n'a pas été une infraction aux lois, puisqu'elles l'autorisaient à passer d'une famille patricienne dans une maison plébéienne : si, comme bien d'autres tribuns, il a prévariqué dans l'exercice de sa charge, il faut punir ses injustices et ne pas les faire retomber sur la charge même, qui n'a que trop souffert de ses infractions aux lois." Cicéron, irrité de ce discours, conserva longtemps du ressentiment contre Caton, qu'il ne regarda plus comme son ami; mais enfin ils se réconcilièrent.

[41] Crassus et Pompée, étant allés trouver César, qui avait repassé les Alpes, convinrent avec lui qu'ils demanderaient un second consulat pour l'année suivante, et qu'à peine entrés en charge, ils feraient décerner à César la prolongation, pour cinq autres années, de son gouvernement des Gaules; et à eux-mêmes les plus belles provinces, avec de puissantes armées et des fonds pour les entretenir. Cet accord fut une véritable conspiration, dont le but était de partager entre eux l'empire et de ruiner la république. Plusieurs citoyens honnêtes se préparaient à demander le consulat; mais quand ils virent Crassus et Pompée au nombre des candidats, ils cessèrent leur poursuite, à l'exception de Lucius Domitius, mari de Porcia, sœur de Caton, qui lui persuada de ne pas se retirer et de n'avoir pas l'air de fuir un combat où il s'agissait moins du consulat que de la liberté de Rome. On commençait même à dire, dans la plus saine partie du peuple, qu'on ne devait pas souffrir que César et Pompée, en réunissant ainsi leur puissance, rendissent trop pesante l'autorité du consulat, et qu'il fallait l'ôter à l'un des deux. Tous ceux qui étaient de cet avis, s'étant déclarés pour Domitius, l'encouragèrent vivement à poursuivre sa demande, en l'assurant que la plupart des citoyens que la crainte forçait au silence lui donneraient leur suffrage. Pompée et Crassus, qui le craignirent, dressèrent une embuscade à Domitius, lorsqu'il descendait avant le jour au champ de Mars, précédé de flambeaux. Le premier esclave qui marchait devant lui pour l'éclairer reçut une blessure, dont il mourut; la plupart des autres, ayant aussi été blessés, prirent la fuite, excepté Domitius et Caton : ce dernier, quoique blessé au bras, retint son beau-frère, l'exhorta à tenir ferme et à ne pas abandonner, tant qu'il leur resterait un souffle de vie, la défense de la liberté contre des tyrans qui, en s'élevant au consulat par de si grandes injustices, montraient assez quel usage ils feraient de leur puissance.

 [42] Mais enfin Domitius, n'osant braver plus longtemps un péril si évident, s'enfuit dans sa maison. Pompée et Crassus furent donc nommés consuls; mais Caton, loin de perdre courage, se présenta pour la préture, afin que, n'étant plus simple particulier, il eût dans cette charge comme une forteresse d'où il combattrait toujours contre eux et leur résisterait avec plus d'avantage. Les consuls, qui craignirent les suites de cette démarche, parce qu'ils sentaient bien que la préture, entre les mains de Caton, ferait tête au consulat, assemblèrent le sénat à la hâte; et, à l'insu du plus grand nombre des sénateurs, ils firent décréter que ceux qui seraient désignés préteurs entreraient tout de suite en charge, sans attendre les délais prescrits, qui auraient laissé le temps de mettre en justice ceux de ces nouveaux magistrats qui seraient prévenus d'avoir acheté les suffrages. Ce décret assurant l'impunité aux candidats qui se seraient rendus coupables de cette corruption, ils mirent en avant pour la préture quelques-uns de leurs amis et de leurs officiers, donnèrent eux-mêmes de l'argent pour acheter les voix et présidèrent aux élections. Mais la vertu et la réputation de Caton allaient triompher de toutes ces intrigues; le peuple, plein de respect pour lui, croyait se déshonorer en vendant avec lâcheté, par ses suffrages, un homme que la ville eût dû acheter pour préteur. La première tribu qui fut appelée lui ayant donné sa voix, Pompée feignit d'avoir entendu tonner; et, à la faveur de ce mensonge honteux, il rompit sur-le-champ l'assemblée ; car les Romains regardent le tonnerre comme un funeste présage et ne ratifient jamais rien quand il paraît quelque signe céleste. Dans la suite, Crassus et Pompée ayant répandu beaucoup plus d'argent et chassé du champ de Mars tous les citoyens honnêtes, parvinrent, à force de violences, à faire nommer préteur Vatinius, à la place de Caton. Ceux qui avaient donné leurs suffrages d'une manière si injuste et si contraire aux lois en eurent, dit-on, tant de honte, qu'ils s'enfuirent aussitôt dans leurs maisons. Les autres s'étant réunis, et ayant témoigné toute leur indignation, un tribun du peuple, qui se trouvait là, tint sur le lieu même une assemblée du peuple; et Caton, s'étant avancé, prédit, comme s'il eût été inspiré par quelque dieu, tous les malheurs qui allaient tomber sur la ville; il anima les citoyens contre Crassus et Pompée, qui, disait-il, se sentant coupables des plus grands crimes, et préparant le gouvernement le plus injuste, avaient craint un préteur tel que Caton, dont la fermeté aurait réprimé leurs pernicieux desseins. Lorsqu’après l'assemblée il s'en retourna chez lui, il fut reconduit par une plus grande multitude de peuple que n'en avaient jamais eu ensemble tous les préteurs désignés.

[43] Caïus Trebonius proposa de faire un décret pour distribuer les provinces aux consuls; il assignait à l'un l'Espagne et l'Afrique, à l'autre la Syrie et l'Égypte, avec le pouvoir d'attaquer et de soumettre, par terre et par mer, tous les peuples qu'ils voudraient. Les autres citoyens, n'espérant pas que leur résistance empêchât la loi de passer, n'y firent aucune opposition. Caton seul, étant monté à la tribune avant qu'on prît les voix, et ayant dit qu'il voulait parler, on eut bien de la peine à lui accorder deux heures : quand il eut employé ce temps à éclairer le peuple sur ses intérêts, à lui faire des remontrances, à prédire tout ce qui arriverait, on ne lui permit pas de continuer; et comme il s'obstinait à rester dans la tribune, un licteur vint l'en arracher. Il ne laissa pas de crier toujours d'en bas avec force, et de se faire écouter de bien des gens qui partageaient son indignation : le licteur, l'ayant saisi une seconde fois, l'entraîna hors de la place. Mais cet officier l'eut à peine lâché, qu'il courut de nouveau vers la tribune ; et, criant encore avec plus de force, il exhortait les citoyens à le soutenir. Il répéta plusieurs fois cette invitation, de sorte que Trebon us, ne se possédant plus, ordonne au licteur de le conduire en prison; mais la multitude l'ayant suivi pour écouter les discours qu'il continuait de tenir en marchant, la crainte obligea Trebonius de le relâcher; et tout le jour se passa sans rien conclure. Le lendemain les partisans des consuls, ayant intimidé une partie des citoyens et gagné les autres à prix d'argent ou par de belles promesses, employèrent la force des armes pour empêcher le tribun Aquilius de sortir du sénat, chassèrent de la place publique Caton, qui criait qu'il avait entendu le tonnerre, blessèrent plusieurs personnes dont quelques-unes moururent sur-le-champ; et, par ces moyens odieux, ils firent passer le décret. Un grand nombre de citoyens, irrités de tant de violences, s'étant attroupés, allaient renverser les statues de Pompée; mais Caton, qui survint, les en empêcha. Quand ensuite on eut proposé la loi pour les provinces et les légions qu'on donnerait à César, Caton, au lieu de s'adresser au peuple comme auparavant, se tourna vers Pompée et lui protesta qu'il se mettait lui-même sous le joug de César : qu'il ne s'en apercevait pas maintenant; mais que lorsqu'il commencerait à en sentir tout le poids et à en être accablé, ne pouvant plus ni le supporter ni s'en défaire, il le ferait retomber sur la ville; qu'il se souviendrait alors des avertissements de Caton, et serait forcé de convenir que, s'il les eût suivis, ils lui auraient été aussi utiles qu'ils étaient honnêtes et justes en soi. Il eut beau lui répéter plusieurs fois ces sages remontrances, Pompée n'y eut aucun égard et poursuivit toujours ses projets. La confiance qu'il avait en sa prospérité et en sa puissance ne lui permettait pas de croire que César pût jamais changer.

[44] Caton, élu préteur pour l'année suivante, encourut le reproche d'avoir moins ajouté à l'éclat et à la dignité de cette magistrature par la sagesse de son administration, qu'il ne l'avait flétrie en se rendant nu-pieds et sans robe au tribunal, et présidant ainsi aux procès criminels des citoyens même les plus considérables. On a dit qu'il donnait ses audiences après dîner, lorsqu'il avait bien bu; mais c'est une fausseté. Comme il voyait le peuple tout corrompu par les largesses de ceux qui aspiraient aux charges, et la plupart en faire un métier dont ils gagnaient leur vie, il voulut déraciner de la ville cette funeste maladie : il fit rendre dans le sénat un décret par lequel ceux qu'on aurait nommés aux charges et qui ne seraient accusés par personne étaient obligés de se présenter eux-mêmes devant les juges, et, après avoir fait serment de dire la vérité, d'y rendre compte des moyens qu'ils avaient employés pour être élus. Ce décret le rendit odieux à ceux qui sollicitaient les magistratures, et plus encore à ceux qui vendaient leurs suffrages. Un matin qu'il se rendait à son tribunal, il fut assailli par une troupe de ces mécontents, qui, le suivant avec de grands cris, l'accablaient d'injures et lui jetaient des pierres. Tout le monde s'enfuit de l'audience ; et Caton lui-même, poussé, emporté par la foule, ne put gagner le tribunal qu'avec peine. Là, il se tint debout avec un visage ferme et un air de confiance qui en eurent bientôt imposé à ces mutins et apaisé le tumulte. Alors, leur ayant parlé d'une manière convenable aux circonstances, il fut écouté tranquillement et fit cesser entièrement la sédition. Les sénateurs ayant loué son courage : « Pour moi, leur dit Caton, je ne vous loue point d'avoir laissé votre préteur dans le danger, sans lui donner aucun secours. » Chacun de ceux qui briguaient les charges se trouvait dans une position critique; il n'osait, par la crainte du décret, donner de l'argent au peuple; d'un autre côté, il craignait qu'un de ses concurrents, venant à en donner, ne le supplantât. Ils s'assemblèrent donc et convinrent entre eux de déposer chacun la somme de cent vingt-cinq mille drachmes; de faire ensuite les démarches pour les magistratures avec toute la droiture et toute la justice possibles, à condition que celui qui aurait violé la loi en achetant les suffrages perdrait la somme déposée. L'accord ainsi fait, ils choisirent Caton pour dépositaire, pour témoin et pour arbitre. Ils passèrent chez lui le contrat et lui apportèrent leur argent; mais il refusa de le garder et se contenta de prendre des cautions. Le jour de l'élection, Caton, placé près du tribun qui présidait les comices, et observant avec soin la manière dont on donnait les suffrages, s'aperçut qu'un de ceux qui avaient signé l'accord en violait la condition, et il ordonna sur-le-champ qu'on partageât entre les autres la somme convenue. Mais ses compétiteurs, en rendant justice à la droiture de Caton, en admirant son exactitude, refusèrent l'amende et se crurent assez vengés du prévaricateur par la honte qu'il avait d'être condamné par Caton. Cependant cette convention fut généralement blâmée, et l'envie se déchaîna contre Caton, qu'on accusait d'avoir voulu attirer à lui seul toute l'autorité du sénat, des magistrats et des juges. Il n'est point de vertu dont la constance et la gloire exposent plus à l'envie que la justice, parce que la confiance que le peuple prend en cette vertu lui assure une grande puissance. On ne se contente pas d'honorer la justice comme la valeur, ou de l'admirer comme la prudence; on aime encore l'homme juste, on se livre à lui avec une entière confiance. On craint l'homme courageux, on se défie de l'homme prudent; on croit qu'ils doivent plutôt à la nature qu'à leur volonté les vertus qui les distinguent; on regarde la prudence comme une grande pénétration d'esprit, et le courage comme une force extraordinaire de l'âme ; mais pour être juste il suffit de le vouloir : aussi l'injustice est-elle le vice dont on rougit le plus, parce qu'il est inexcusable.

[45] La haine des grands contre Caton venait donc de l'opinion qu'ils avaient de sa justice, qui leur paraissait un reproche d'en manquer eux-mêmes. Pompée surtout, qui regardait la gloire de Caton comme la ruine de sa puissance, ameutait sans cesse des gens contre lui pour l'accabler d'injures. De ce nombre était Clodius, cet ardent démagogue qui, s'étant réconcilié avec Pompée, déclamait continuellement contre Caton, l'accusait d'avoir dérobé beaucoup d'argent en Chypre, et de ne s'être déclaré l'ennemi de Pompée que parce que celui-ci avait refusé d'épouser sa fille. Caton répondait à ces imputations que, sans avoir jamais pris de la république ni un cheval, ni un soldat, il lui avait rapporté de Chypre plus d'or et plus d'argent que Pompée ne lui en avait acquis par tant de guerres et de triomphes, après avoir bouleversé la terre entière; qu'il n'avait jamais désiré d'avoir Pompée pour gendre, non qu'il l'en crût indigne, mais parce qu'il n'avait pas les mêmes vues que lui pour le gouvernement. « Car, ajouta-t-il, lorsqu'à la fin de ma préture on me décerna le commandement d'une province, je le refusai; Pompée, au contraire, s'empara de certaines provinces et donna les autres à ses amis. Tout récemment encore, il a prêté six mille hommes à César pour la guerre des Gaules, sans que César vous les ait demandés, sans que Pompée ait cru avoir besoin de votre consentement; des troupes nombreuses, tant d'armes et de chevaux, sont devenus des présents réciproques entre les particuliers. Pompée, satisfait du titre de général et de chef absolu, distribue aux autres les armées et les provinces, et se tient lui-même dans la ville pour y diriger les séditions, comme s'il présidait à des jeux publics, et pour y exciter sans cesse de nouveaux troubles : il est évident que par l'anarchie qu'il veut introduire il se prépare les voies à la monarchie."

[46] C'est ainsi que Caton repoussait les attaques de Pompée. Il avait pour ami Marcus Favonius, son partisan aussi zélé qu'Apollodore de Phalère l'était autrefois de Socrate. Favonius fut tellement frappé du discours de Caton, que, sortant de l'assemblée tout hors de lui-même, et ne gardant aucune modération, il parut être dans une sorte d'ivresse et de fureur. Il se mit sur les rangs pour l'édilité, et fut refusé. Caton, qui le favorisait, s'aperçut que les tablettes des suffrages étaient toutes écrites de la même main; et, ayant fait reconnaître la fraude, il en appela aux tribuns et rendit ainsi l'élection nulle. Depuis, Favonius ayant été nommé édile, Caton partagea avec lui toutes les fonctions de sa charge, et en particulier il régla au théâtre la dépense des jeux que célébra Favonius. Il fit donner aux musiciens non des couronnes d'or, comme les autres édiles, mais des couronnes d'olivier sauvage, comme aux jeux olympiques : au lieu des dons magnifiques qu'il était d'usage de faire, il distribua aux Grecs des poireaux, des laitues, des raves et des poires ; aux Romains, des pots de vin, de la chair de porc, des figues, des concombres et des fagots de bois. Les uns se moquaient de l'extrême simplicité de ces présents; d'autres en étaient charmés et voyaient avec plaisir que Caton se relâchât de son austère rigidité, pour se prêter à ces amusements. Enfin Favonius lui-même s'étant jeté au milieu de la foule, et ayant pris place parmi les spectateurs, applaudissait à Caton, lui criait de donner des récompenses honorables aux acteurs qui jouaient bien leur rôle, et engageait les assistants à faire de même, en leur assurant qu'il avait donné tout pouvoir à Caton. Dans le même temps, Curion, un des collègues de Favonius, donnait dans un autre théâtre des jeux magnifiques; mais le peuple l'abandonna pour aller aux autres spectacles, où il s'amusait à voir Favonius assis parmi les spectateurs, et Caton présidant aux jeux. En cela le but de Caton était de se moquer des folles dépenses qu'on faisait pour ces spectacles, de montrer qu'il fallait en faire un divertissement et les accompagner d'un agrément simple et naturel, plutôt que de cet appareil et de cette magnificence qui jettent dans des soins et des embarras inutiles.

[47] Quelque temps après, Scipion, Hypséus et Milon briguèrent le consulat, non seulement par la distribution d'argent et la corruption des suffrages, ces voies injustes devenues si ordinaires et si communes dans la république, mais à force ouverte, par la voie des armes et des meurtres, par tous ces moyens d'une audace et d'une témérité effrénées qui tendaient à une guerre civile. Quelqu'un ayant proposé de charger Pompée de présider aux comices consulaires, Caton s'y opposa d'abord, en disant qu'il ne fallait pas que les lois tirassent leur sûreté de Pompée, mais que Pompée dût la sienne aux lois. Cependant, comme l'anarchie se prolongeait, que chaque jour trois armées assiégeaient la place, et que bientôt le mal allait devenir irrémédiable, il jugea que, sans attendre l'extrême nécessité, il fallait, avec l'agrément du sénat, confier toutes les affaires à Pompée et, en faisant du moindre des maux un remède aux plus grands, établir volontairement une espèce de monarchie, plutôt que de laisser régner une sédition qui finirait par la tyrannie. Bibulus donc, allié de Caton, ouvrit dans le sénat l'avis de nommer Pompée seul consul. "Par là, dit-il, ou les affaires se rétabliront par l'ordre qu'il y mettra, ou la ville sera assujettie à celui qui est le plus digne d'y commander." Caton se leva, et, contre l'attente de tout le monde, il adopta cet avis. « Il n'est pas de domination, ajouta-t-il, qui ne soit préférable à l'anarchie; j'espère que Pompée usera modérément de son autorité, et que, dans les conjonctures difficiles où nous nous trouvons, il conservera une ville qu'on remet entre ses mains. »

[48] Pompée n'eut pas été plutôt nommé seul consul, qu'il fit prier Caton de venir le trouver dans les jardins qu'il avait dans un des faubourgs de Rome. Caton s'y rendit; et Pompée le reçut avec les démonstrations de la plus vive amitié, le remercia de l'honneur qu'il lui avait procuré, le pria de l'aider de ses conseils et de présider en quelque sorte à son consulat. « Dans ma conduite précédente, lui répondit Caton, je n'ai point agi par un sentiment de haine, ni dans ce que je viens de faire, par un motif de faveur; je n'ai consulté que l'intérêt de l'État : toutes les fois que vous me demanderez conseil sur vos affaires privées, je vous le donnerai volontiers; dans les affaires publiques, quand même vous ne me le demanderiez pas, je dirai toujours ce que je croirai le meilleur; » et il le fit comme il l'avait promis. Pompée ayant proposé de faire une loi qui prononçât de nouvelles amendes et des peines considérables contre ceux qui auraient acheté les suffrages, il lui conseilla d'oublier le passé et de ne s'occuper que de l'avenir. "Il n'est pas facile, ajouta-t-il, de fixer le terme où s'arrêteraient ces recherches sur les prévarications passées; et si l'on établissait de nouvelles amendes contre d'anciennes fautes, ce serait se rendre coupable d'une grande injustice que de punir quelqu'un en vertu d'une loi qu'il n'aurait pas transgressée." Plusieurs des principaux de Rome, amis ou parents de Pompée, ayant été depuis traduits devant les tribunaux, Caton, qui le vit mollir et se relâcher en bien des choses, le reprit sévèrement et le remit dans l'ordre. Pompée avait aboli, par une loi, l'usage ancien de louer publiquement les accusés pendant l'instruction du procès; cependant il fit lui-même l'éloge de Munatius Plancus, et l'envoya au tribunal le jour du jugement. Caton, qui était au nombre des juges, se boucha les oreilles et empêcha qu'on ne lût ce témoignage. Munatius, après les plaidoyers pour et contre, récusa Caton; mais il n'en fut pas moins condamné. En général, Caton était pour les accusés un personnage embarrassant, qui leur donnait beaucoup d'inquiétude ; ils n'auraient pas voulu l'avoir pour juge, et ils n'osaient le récuser. Plusieurs furent condamnés, par ce motif seul qu'en récusant Caton ils avaient paru se défier de la justice de leur cause; on reprochait à d'autres, comme un grand opprobre, de n'avoir pas voulu Caton pour juge.

[49] Cependant César, qui, avec ses légions, faisait la guerre dans les Gaules et en paraissait uniquement occupé, employait en même temps ses richesses et ses amis à acquérir du crédit et de l'autorité dans la ville. Déjà les prédictions de Caton commençaient à réveiller Pompée, à lui faire voir, comme dans un songe, le péril qui le menaçait et auquel il n'avait jamais voulu croire. Mais comme il mettait beaucoup de paresse et de lenteur à lui résister et à prévenir ses desseins, Caton prit le parti de demander le consulat, dans l'intention d'arracher aussitôt les armes des mains de César, où de découvrir les trames qu'il ourdissait contre la république. Il avait pour compétiteurs deux hommes très estimables, dont l'un, Sulpicius, devait en grande partie son avancement au crédit et à l'autorité de Caton, et parut aussi malhonnête qu'ingrat en disputant le consulat à Caton, qui pourtant ne s'en plaignit pas. "Faut-il s'étonner, disait-il, qu'on ne cède pas à un autre ce qu'on regarde comme le plus grand des biens?" Mais il fit ordonner par le sénat que les candidats solliciteraient eux-mêmes le peuple et ne pourraient employer personne pour aller, à leur place, briguer les suffrages. Ce décret aigrit encore davantage les esprits contre Caton; le peuple se plaignit que par cette disposition il lui ôtait non-seulement le gain qu'il avait fait jusqu'alors, mais encore les moyens d'obliger, et le réduisait ainsi à la misère et au mépris. Aussi, comme il était peu propre à gagner la multitude en sollicitant pour lui-même, et qu'il aima mieux conserver la dignité de son caractère et de ses mœurs que d'acquérir celle du consulat, il voulut faire lui-même ses sollicitations, sans permettre à ses amis de faire aucune de ces démarches qui flattent et gagnent le peuple; et il fut refusé.

[50] Ces sortes de refus, outre la honte qu'ils causaient à ceux qui les avaient éprouvés, les jetaient encore pour plusieurs jours, eux, leurs parents et leurs amis, dans la tristesse et dans le deuil. Caton y fut si peu sensible, que le jour même il se fit frotter d'huile, alla jouer à la paume dans le champ de Mars, et après son dîner il se promena, suivant son usage, sur la place publique, sans souliers ni ceinture. Cicéron le blâme de ce que, dans un temps où les affaires demandaient un consul comme lui, il n'avait mis aucun soin ni aucune étude à gagner le peuple par des manières insinuantes, et que ce refus l'avait fait renoncer pour toujours au consulat, quoiqu'il eût demandé une seconde fois la préture qu'on lui avait d'abord refusée. Caton lui répondit que ce n'était pas de son propre mouvement, mais par un effet de la violence et de la corruption, que le peuple l'avait refusé pour la préture; que dans la poursuite du consulat il ne s'était rien passé de contraire aux lois; qu'il ne pouvait donc se dissimuler que c'étaient ses mœurs qui déplaisaient au peuple, et qu'il n'était pas d'un homme de sens de les changer au gré des autres, ou de s'exposer à un nouveau refus en voulant les conserver.

[51] Cependant César, après avoir attaqué et soumis, au milieu des plus grands dangers, les nations belliqueuses de la Gaule, marcha contre les Germains, avec lesquels Rome avait fait un traité de paix, et leur tua trois cent mille hommes. A cette nouvelle, on demanda généralement de faire aux dieux un sacrifice d'actions de grâces; mais Caton ouvrit l'avis de livrer César à ces peuples, envers lesquels il s'était rendu coupable d'une si grande perfidie, afin de n'en pas attirer la punition sur la ville. « Cependant, ajouta-t-il, sacrifions aux dieux, pour les remercier de ce qu'ils ne font pas retomber sur l'armée la folie et la témérité du général, et qu'ils daignent épargner Rome. » César ne l'eut pas plutôt appris, qu'il écrivit au sénat une lettre pleine d'injures et d'accusations contre Caton. Après qu'on en eut fait la lecture, Caton se leva; et, parlant sans colère, sans contention, avec beaucoup de sang-froid, et comme s'il eût préparé ce qu'il allait dire, il prouva que toutes ces imputations n'étaient que des injures ou plutôt des plaisanteries que César avait imaginées pour s'amuser. Ensuite, s'attachant à développer les desseins que César avait conçus depuis longtemps, à montrer le but auquel il tendait, et le faisant non en ennemi, mais en homme qui aurait été dans tous les secrets de la conjuration, il fit voir au sénat que ce n'étaient ni les Germains ni les Gaulois qu'on avait à craindre, et que le bon sens tout seul montrait que c'était de César qu'il fallait se défier. Ces réflexions frappèrent si vivement les sénateurs et les irritèrent tellement, que les amis de César se repentirent d'avoir par la lecture de cette lettre donné lieu à Caton de dire des choses très justes et de faire contre César les accusations les mieux fondées. Il n'y eut rien d'arrêté dans le sénat; on y dit seulement qu'il serait à propos de donner un successeur à César; ses amis ayant demandé que Pompée posât aussi les armes et se démît du commandement des provinces qu'il occupait, ou que César n'y fût pas obligé, Caton se récria avec force contre cette proposition; il dit aux sénateurs qu'ils voyaient arriver ce qu'il leur prédisait depuis longtemps; que César marchait ouvertement à l'oppression de la république, et se servait pour cela des troupes qu'il avait obtenues de la ville, en la trompant par ses artifices. Mais il ne gagna rien hors du sénat; le peuple voulait que César parvînt à la plus grande puissance; et le sénat, qui pensait comme Caton, n'osa rien faire, par la crainte du peuple.

[52] Cependant on apprit bientôt que César s'était emparé d'Ariminium, et qu'il marchait vers Rome avec son armée. Tous les yeux alors se tournèrent vers Caton; le peuple et Pompée lui-même avouèrent qu'il était le seul qui dès le commencement eût pressenti et annoncé les vues de César. « Si vous aviez cru, leur dit-il alors, ce que je vous ai si souvent prédit et que vous eussiez suivi mes conseils, vous n'en seriez pas réduits maintenant à tout craindre d'un seul homme et à mettre en un seul toutes vos espérances. - Il est vrai, répondit Pompée, que Caton a tout vu en prophète, et que j'ai agi en ami. » Caton conseilla au sénat de confier à Pompée la conduite des affaires. « C'est, dit-il, à ceux qui ont fait de grands maux de les réparer. » Mais Pompée, qui n'avait point d'armée qu'il pût opposer à César, et qui voyait le petit nombre de troupes qu'il avait levé lui témoigner peu d'ardeur, prit le parti de sortir de Rome. Caton, résolu de le suivre et de l'accompagner dans sa fuite, envoya le plus jeune de ses fils à Munatius, dans le pays des Bruttiens, et garda l'aîné auprès de lui. Et comme sa maison et ses filles exigeaient quelqu'un qui en eût soin, il reprit Marcia, qui était devenue veuve et possédait une grande fortune qu'Hortensius lui avait laissée en mourant. C'est là surtout ce que César reproche à Caton dans le libelle qu'il a composé contre lui; il l'accuse d'avoir aimé l'argent, et trafiqué de ses mariages par intérêt. « Car, dit-il, s'il avait besoin d'une femme, pourquoi la céder à un autre? Et s'il n'en avait pas besoin, pourquoi la reprendre? Ne l'avait-il donnée à Hortensius que comme un appât, en la lui prêtant jeune, pour la retirer riche? » Mais sur ces sortes d'imputations, il faut dire, avec la modération d'Euripide : "Ce de sont de vains propos; et quel plus grand outrage Que dire qu'Alcide a manqué de courage"? Car n'est-ce pas une aussi grande injure d'accuser Hercule de lâcheté que Caton d'avarice? Si sous d'autres rapports il a commis une faute clans ce mariage, c'est une question à examiner. Après qu'il eut repris Marcia, et qu'il lui eut confié le soin de sa maison, il suivit Pompée;

[53] et depuis ce jour-là, dit-on, il ne se rasa plus ni les cheveux ni la barbe; il ne mit plus de couronne sur sa tète et persévéra jusqu'à sa mort dans le deuil, l'abattement et la tristesse, gémissant sur les calamités de sa patrie et ne changeant rien à son extérieur, que son parti fût vainqueur ou vaincu. La Sicile lui étant échue en partage, il se rendit à Syracuse. Là, ayant appris qu'Asinius Pollion, qui était dans le parti de César, venait d'arriver à Messine avec une armée, il envoya s'informer du motif de son passage. Pollion, de son côté, lui fit demander d'où venait ce changement dans ses affaires. Caton ayant su que Pompée avait abandonné entièrement l'Italie et qu'il était campé à Dyrrachium : « Que les voies de la Providence divine, s'écria-t-il, sont obscures et impénétrables ! Lorsque Pompée n'a mis dans sa conduite ni raison ni justice, il a toujours été invincible; aujourd'hui qu'il veut sauver sa patrie et qu'il combat pour la liberté, sa fortune l'abandonne. » Il ajouta qu'il avait assez de troupes pour chasser Asinius de la Sicile; mais que sachant qu'il arrivait à cet officier une armée plus nombreuse que celle qu'il avait déjà, il ne voulait pas ruiner cette île, en attirant la guerre dans son sein. Il conseilla aux Syracusains de s'attacher au parti le plus fort, afin de se conserver, et s'embarqua. Quand il fut auprès de Pompée, il n'eut jamais qu'un même avis : ce fut de traîner la guerre en longueur, dans l'espérance qu'on en viendrait enfin à un accommodement; il voulait prévenir une bataille où Rome, divisée contre elle-même, verrait nécessairement le parti le plus faible passé au fil de l'épée. Il persuada donc à Pompée et à ceux qui formaient son conseil d'empêcher qu'on ne pillât aucune ville qui fût soumise aux Romains, et qu'on ne fit périr aucun Romain hors du champ de bataille. Cet avis fit beaucoup d'honneur à Caton; et la bonté, l'humanité de Pompée grossirent considérablement son parti.

[54] Envoyé ensuite en Asie pour seconder ceux qu'on avait chargés d'y rassembler des vaisseaux et des troupes, Caton mena avec lui sa sœur Servilie et le fils encore enfant qu'elle avait eu de Lucullus; car depuis son veuvage elle avait toujours suivi son frère, et en se soumettant ainsi volontairement à la garde de Caton, en partageant assidûment la fatigue de ses voyages et la frugalité de sa vie, elle avait beaucoup affaibli les bruits qui couraient de sa mauvaise conduite. Cependant César ne lui en reprochait pas moins, dans son libelle, les déportements de sa sœur. Les lieutenants de Pompée n'employèrent Caton qu'à Rhodes, dont il attira les habitants à son parti; il leur confia sa sœur Servilie avec son fils, et retourna auprès de Pompée, qui avait déjà rassemblé une puissante armée de terre et de mer. Ce fut surtout dans cette occasion que Pompée fit connaître ses intentions secrètes : d'abord il avait eu la pensée de donner à Caton le commandement de la flotte, composée de cinq cents vaisseaux de guerre, sans les bâtiments plus faibles et les autres vaisseaux découverts, dont le nombre était infini; mais bientôt ayant fait réflexion, ou de lui-même, ou d'après le conseil de ses amis, que Caton, dans toute sa conduite politique, n'avait jamais eu d'autre but que de rendre la liberté à sa patrie, et que s'il se voyait maître d'une si grande puissance, le même jour qu'on aurait vaincu César, il voudrait faire poser les armes à Pompée et le soumettre au pouvoir des lois, il changea d'avis; et, quoiqu'il en eût déjà fait l'ouverture à Caton, il donna le commandement de la flotte à Bibulus. Il n'en trouva pas Caton moins affectionné pour son service : on dit même que dans un combat qui se donna devant Dyrrachium, Pompée exhortant ses troupes à se bien conduire, et chacun de ses capitaines en ayant fait autant par son ordre, ils furent écoutés froidement et en silence. Caton, s'étant présenté après tous les autres, leur exposa, autant que la circonstance le permettait, ce que la philosophie enseigne sur la liberté, sur la vertu, sur la mort et sur la gloire; il parlait avec beaucoup de véhémence, et ayant terminé son discours par une invocation aux dieux, comme présents au combat qu'on allait livrer, et témoins du courage avec lequel on défendrait la patrie, les soldats firent éclater tout à coup les plus vifs transports de joie; et il se fit un tel mouvement dans toute l'armée, dont ses discours avaient ranimé la confiance, que les capitaines, remplis d'espoir, se précipitèrent tête baissée au milieu du danger. Ils renversèrent l'ennemi et le défirent; mais la fortune leur enleva l'honneur d'une victoire complète, sans employer d'autre moyen que l'extrême précaution de Pompée, qui se défia de son bonheur, comme je l'ai écrit dans sa Vie. Tous les officiers se félicitaient de ce succès, Caton seul versait des larmes sur sa patrie, et déplorait cette funeste et maudite ambition de régner, en voyant le champ de bataille jonché des corps de tant de bons citoyens, qui étaient tombés les uns sous le fer des autres.

[55] Après cette défaite, César se retira dans la Thessalie, où Pompée le suivit; il laissait à Dyrrachium une grande quantité d'armes et d'argent, avec plusieurs de ses parents et de ses alliés, auxquels il donna Caton pour défenseur et pour capitaine, avec quinze cohortes  seulement; car il le craignait et se méfiait de lui. Il savait que s'il perdait la bataille, personne ne lui serait plus fidèle que Caton; mais que s'il était vainqueur, Caton, tant qu'il serait présent, ne lui laisserait pas gouverner les affaires à son gré. Plusieurs autres personnes d'un rang distingué furent rejetées et laissées avec Caton à Dyrrachium. Sur la nouvelle de la déroute de Pharsale, Caton résolut, si Pompée avait péri, de ramener en Italie les troupes qu'il commandait et de fuir ensuite lui-même, pour aller vivre le plus loin qu'il pourrait de la tyrannie; ou si Pompée vivait, de lui conserver fidèlement ses troupes. Il passa donc à Corcyre, où était l'armée navale; il y trouva Cicéron, et voulut lui céder le commandement, parce qu'il était personnage consulaire et que lui-même n'avait été que préteur; mais Cicéron le refusa et s'embarqua pour l'Italie. Caton voyant que le fils de Pompée, par une fierté et une arrogance très déplacées, voulait punir tous ceux qui abandonnaient l'armée, et qu'il allait d'abord mettre la main sur Cicéron, l'en reprit très vivement en particulier; et l'ayant ramené à des sentiments plus doux, il sauva évidemment Cicéron de la mort, et procura la sûreté des autres.

[56] Ses conjectures lui faisant croire que Pompée se serait retiré en Égypte ou en Afrique, et étant pressé de le rejoindre, il s'embarqua avec tout ce qu'il avait de troupes : mais avant que de mettre à la voile, il laissa à tous ceux qui avaient peu d'ardeur pour le suivre, la liberté de s'en aller ou de rester. Arrivé en Afrique, il rencontra, pendant qu'il rangeait la côte, Sextus, le plus jeune des fils de Pompée, qui lui apprit la mort de son père en Égypte. Caton et tous ses soldats en furent vivement affligés; et il n'y en eut pas un qui, voyant Pompée mort, voulût seulement souffrir qu'on lui parlât de reconnaître d'autre chef que Caton. Touché du sort de ces braves soldats, qui avaient donné tant de preuves de leur fidélité, il eut honte de les laisser seuls et sans secours dans une terre étrangère : il accepta donc le commandement et passa à Cyrène, dont les habitants le reçurent avec plaisir, quoique peu de jours auparavant ils eussent fermé leurs portes à Labienus. Là, ayant appris que Scipion, le beau-père de Pompée, avait été bien reçu par le roi Juba, et qu'Accius Varus, à qui Pompée avait donné le gouvernement de l'Afrique, y était aussi avec une armée, il prit le parti de les aller joindre. Comme on était alors en hiver, il prit la route par terre, après avoir rassemblé un grand nombre de mulets pour porter de l'eau, beaucoup de chariots et de provisions de vivres. Il menait aussi plusieurs de ces hommes appelés psylles, qui guérissent les morsures des serpents en suçant le venin, et qui, par leurs enchantements magiques, émoussent la fureur de ces animaux et les apprivoisent. Pendant les sept jours que dura cette marche, il fut toujours à la tête des troupes, sans jamais se servir de cheval, ni d'aucune bête de somme. Du jour qu'il apprit la déroute de Pharsale, il ne mangea plus qu'assis, et ajouta à son deuil ordinaire de ne se coucher que la nuit pour dormir. Après avoir passé l'hiver en Afrique, il se remit en marche avec son armée, qui était d'environ dix mille hommes.

[57] Il trouva les affaires de Scipion et de Varus en mauvais état; la mésintelligence et la division qui régnaient entre eux les obligeaient de faire la cour à Juba, et ce prince, enflé de ses richesses et de sa puissance, était d'une fierté et d'un orgueil insupportable. Lorsqu'il donna à Caton sa première audience, il fit placer son siège entre ceux de Caton et de Scipion. Mais Caton, prenant son siège, le porta à côté de Scipion, qu'il mit ainsi au milieu, quoique Scipion fût son ennemi et qu'il eût écrit contre lui un libelle rempli d'injures. Cependant, loin de lui savoir gré de ce trait de courage, on lui reproche d'avoir, en se promenant en Sicile avec Philostrate, mis ce philosophe au milieu, par honneur pour la philosophie. Mais dans cette occasion il sut réprimer l'arrogance de ce Juba, qui faisait de Scipion et de Varus ses satrapes, et il réconcilia ces deux généraux. Tous les officiers l'invitèrent à prendre le commandement de l'armée; Scipion et Varus étaient les premiers à le lui céder : mais il répondit qu'il ne violerait pas les lois, dont la conservation était le seul motif de la guerre qu'on faisait à celui qui les avait violées; qu'il n'était que propréteur et qu'il ne commanderait pas en présence d'un proconsul. Il est vrai que ce titre avait été donné à Scipion ; et d'ailleurs son nom seul inspirait de la confiance aux troupes, qui ne doutaient pas qu'elles n'eussent du succès en Afrique lorsqu'un Scipion y commanderait.

[58] Scipion se mit donc à la tête de l'armée, et d'abord pour faire sa cour à Juba, il voulut faire égorger, sans distinction d'âge ni de sexe, tous les habitants d'Utique, et raser la ville jusqu'aux fondements, parce qu'elle suivait le parti de César. Caton, indigné de cette proposition, protesta hautement dans le conseil, et prit les dieux à témoin contre une pareille cruauté, dont il eut encore bien de la peine à garantir les habitants d'Utique. Enfin, à leur prière et sur les instances mêmes de Scipion, il se chargea de garder cette ville, afin que de gré ou de force César n'en devînt pas le maître. Utique était d'une grande ressource pour ceux qui l'occupaient; elle était abondamment pourvue de tout, et Caton la fortifia encore davantage; car, outre qu'il y ramassa d'immenses provisions de blé, il répara les murailles, donna plus de hauteur aux tours et l'environna d'un fossé profond, qu'il défendit par plusieurs forts dans lesquels il logea toute la jeunesse d'Utique, après l'avoir désarmée, et retint le reste des habitants dans la ville; il veilla avec le plus grand soin à ce qu'ils ne fussent ni pillés ni maltraités par la garnison romaine. Il envoya aussi à ceux qui étaient dans le camp des armes, de l'argent et du blé; en un mot, il fit de la ville d'Utique le magasin de l'armée. Le conseil qu'il avait auparavant donné à Pompée, il le donna encore alors à Scipion : c'était de ne pas livrer bataille à un ennemi plein de valeur et d'expérience, mais de traîner la guerre en longueur et d'attendre le bienfait du temps, qui émoussait toute la vigueur de la tyrannie. Scipion, naturellement présomptueux, méprisa ce conseil, et reprocha même à Caton sa timidité, en lui demandant, dans une de ses lettres, s'il ne lui suffisait pas de se tenir tranquillement renfermé dans une ville bien fortifiée, sans vouloir empêcher les autres de saisir une occasion favorable pour exécuter courageusement ce qu'ils avaient résolu. Caton lui répondit qu'il était prêt à repasser en Italie avec les troupes qu'il avait amenées en Afrique, afin d'éloigner d'eux César et de l'attirer sur lui-même. Scipion s'étant encore moqué de ces offres, Caton ne dissimula pas le regret qu'il avait de lui avoir cédé le commandement de l'armée; il voyait que Scipion conduirait mal cette guerre, et que quand même, contre toute apparence, il resterait vainqueur, il n'userait pas avec modération de la victoire envers ses concitoyens. Il reconnut alors et il avoua à ses amis que l'inexpérience et la présomption des chefs ne laissaient plus rien à espérer de bon de cette guerre ; mais que si, par un bonheur inespéré, César était vaincu, il quitterait Rome pour fuir la cruauté et l'inhumanité de Scipion, qui déjà menaçait insolemment un grand nombre de Romains. Ce que Caton avait prévu se vérifia plus tôt qu'il ne l'attendait, car le soir même il arriva fort tard un courrier, qui, venu en trois jours du camp de Scipion, apportait la nouvelle qu'il s'était livré un grand combat près de la ville de Thapse, et que les affaires étaient perdues sans ressource : César, après une victoire signalée, s'était rendu maître des deux camps; Scipion et Juba avaient pris la fuite avec un petit nombre des leurs, et le reste de l'armée avait été taillé en pièces.

[59] La nouvelle de ce désastre, apportée au milieu de la nuit dans un temps de guerre, devait naturellement jeter le trouble dans la ville; les habitants en furent si effrayés, qu'ils eurent peine à se contenir dans leurs murailles. Mais Caton, s'étant présenté à eux, arrêta ceux qu'il rencontra sur son chemin, et qui couraient de tous côtés, en poussant de grands cris'; il les consola de son mieux, et s'il ne calma pas leur frayeur, il fit cesser du moins l'étonnement et le trouble, en leur disant que la défaite n'était peut-être pas aussi grande qu'on le disait, et que presque toujours on exagérait les mauvaises nouvelles. Ses représentations apaisèrent enfin le tumulte. Le lendemain, à la pointe du jour, il fit publier que les trois cents citoyens qui composaient son conseil, et qui tous étaient des Romains que le négoce ou la banque avaient attirés en Afrique, s'assemblassent dans le temple de Jupiter, avec tous les sénateurs qui étaient à Utique, et leurs enfants. Pendant que l'assemblée se formait, il se rendit lui-même au lieu indiqué sans avoir l'air agité, et avec une contenance aussi ferme que s'il n'était rien arrivé de fâcheux; il tenait dans sa main un livre qu'il lisait en marchant; c'était un état des armes, des machines de guerre, des arcs, des provisions et des troupes qui étaient dans Utique. Quand ils furent tous assemblés, il adressa d'abord la parole aux trois cents, loua le zèle et la fidélité qu'ils avaient montrés en servant si utilement l'État de leurs biens, de leurs personnes et de leurs conseils. Il les exhorta à ne pas perdre toute espérance et à ne point se séparer pour chercher à fuir chacun de son côté. « Si vous restez tous unis, leur dit-il, César vous méprisera moins, dans le cas où vous voudriez continuer la guerre; si vous préférez le parti de la soumission, vous en serez bien mieux traités. Examinez donc ce que vous avez à faire : je ne blâmerai aucun des deux partis; si vos sentiments changent avec la fortune, je n'attribuerai ce changement qu'à la nécessité. Voulez-vous faire tête au malheur et braver les plus grands périls pour défendre votre liberté, je louerai, j'admirerai même cet effort de vertu, et je m'offre à combattre à votre tète, jusqu'à ce que vous ayez éprouvé la dernière fortune de votre patrie. Cette patrie n'est ni Utique, ni Adrumette, c'est Rome seule, que vous avez souvent vue se relever, par sa propre grandeur, de chutes bien plus funestes. Il vous reste encore plusieurs moyens de pourvoir à votre sûreté; et le plus grand sans doute, c'est de continuer la guerre contre un homme que la nécessité des affaires entraîne à la fois de plusieurs côtés. L'Espagne, révoltée coutre lui, a embrassé le parti du jeune Pompée. Rome elle-même n'a pas encore subi un joug auquel elle n'est pas accoutumée; elle s'indigne et se cabre contre la servitude, prête à se soulever au moindre changement. Au lieu de fuir le danger, instruisez-vous par l'exemple de votre ennemi lui-même, qui, pour commettre les plus grandes injustices, prodigue tous les jours sa vie, sans avoir, comme vous, pour terme d'une guerre dont le succès est incertain, ou la plus heureuse vie si vous êtes vainqueurs, ou la mort la plus glorieuse si vous succombez. Il faut donc que vous en délibériez entre vous, en priant les dieux que, pour prix de la vertu et du zèle que vous avez fait paraître jusqu'à présent, ils vous inspirent la résolution qui vous sera la plus avantageuse. »

[60] Caton par ce discours ranima la confiance de quelques-uns d'entre eux; le plus grand nombre, voyant son courage, sa générosité et son humanité pour eux, oublièrent presque le danger de leur situation présente; et, le regardant comme le seul chef qui fût invincible et supérieur à tous les accidents de la fortune, ils le conjurèrent d'user comme il le jugerait à propos de leurs personnes, de leurs biens et de leurs arrhes; persuadés qu'il valait mieux mourir en lui obéissant que de sauver leur ville en abandonnant un chef d'une vertu si parfaite. Quelqu'un ayant proposé de rendre la liberté aux esclaves, le plus grand nombre approuva cet avis; Caton s'opposa à une proposition qu'il ne trouvait ni juste ni légitime; il dit que si les maîtres voulaient les affranchir, il recevrait volontiers dans ses troupes ceux qui seraient en âge de porter les armes. Plusieurs le promirent; et Caton, ayant ordonné qu'on enregistrât ceux qui en faisaient l'offre, se retira. Mais peu de temps après il reçut des lettres de Juba et de Scipion : Juba, caché dans une montagne avec peu de monde, lui demandait quelle résolution il avait prise. Si vous devez abandonner Utique, lui disait-il, je vous attendrai; si vous voulez en soutenir le siége, j'irai vous joindre avec une armée. » Scipion, qui était à l'ancre au-dessous d'un cap voisin d'Utique, attendait aussi quel parti Caton prendrait.

[61] Caton fut d'avis de retenir les courriers qui avaient apporté ces lettres, jusqu'à ce qu'il fût assuré de la résolution que prendrait le conseil des trois cents. Les sénateurs de Rome avaient montré la plus grande ardeur, et, après avoir affranchi leurs esclaves, ils les avaient enrôlés. Mais les trois cents qui tous faisaient le commerce maritime ou la banque, et dont la principale richesse consistait dans leurs esclaves, ne se souvinrent pas longtemps des discours de Caton, et les laissèrent promptement s'écouler de leur esprit. Il est des corps qui perdent la chaleur aussi facilement qu'ils la reçoivent, et qui se refroidissent dès qu'on les éloigne du feu; de même ces marchands étaient échauffés et embrasés par la présence de Caton ; mais lorsque, éloignés de lui, ils étaient laissés à leurs propres réflexions, la crainte de César bannissait de leur cœur le respect qu'ils avaient pour Caton et leur penchant à la vertu. « Car, disaient-ils, qui sommes-nous? et à qui refusons-nous d'obéir? n'est-ce pas à César, entre les mains duquel est aujourd'hui toute la puissance romaine? Aucun de nous n'est ni un Scipion, ni un Pompée, ni un Caton; et, dans un temps où tout le monde cède à la terreur et se rabaisse beaucoup plus qu'il ne convient, nous voulons combattre pour la liberté de Rome, et, renfermés dans Utique, soutenir la guerre contre un général devant lequel Caton et Pompée ont pris la fuite, en lui abandonnant toute l'Italie. Nous affranchissons nos esclaves pour les enrôler contre César; et nous-mêmes, nous n'avons de liberté qu'autant qu'il plaît à César de nous en laisser. Revenons donc de notre égarement, voyons ce que nous sommes; et pendant qu'il en est temps encore, ayons recours à la clémence du vainqueur, et prions-le de nous recevoir. » Tels étaient les discours des plus modérés d'entre les trois cents ; mais le plus grand nombre épiaient l'occasion de se saisir des sénateurs, dans la pensée que, s'ils pouvaient les livrer à César, ils apaiseraient plus facilement sa colère.

[62] Caton soupçonna d'abord ce changement, mais il ne voulut pas en avoir la conviction; il écrivit à Scipion et à Juba de se tenir éloignés d'Utique, parce qu'il se défiait des trois cents ; et il renvoya les courriers chargés de ses lettres. Les cavaliers qui s'étaient sauvés de la bataille, et dont le nombre était assez considérable, s'étant approchés d'Utique, députèrent à Caton trois d'entre eux. Ils ne lui apportaient pas une résolution unanime de toute leur troupe : les uns voulaient aller trouver Juba; les autres préféraient de se rendre auprès de Caton ; d'autres, enfin, craignaient d'entrer dans Utique. Caton, instruit de cette diversité de sentiments, chargea Marcus Rubrius de veiller sur les trois cents, d'employer la douceur, et non la force, pour avoir les signatures de ceux qui voudraient affranchir leurs esclaves. Lui-même, prenant tous ceux qui étaient membres du sénat, sortit de la ville et alla s'aboucher avec les officiers de cette cavalerie. Il les conjura de ne pas abandonner tant de sénateurs romains; de ne pas choisir Juba pour leur chef, plutôt que Caton; de pourvoir tous au salut commun en entrant dans Utique, ville qui n'était pas facile à prendre d'emblée et qui avait des munitions et des vivres pour plusieurs années. Les sénateurs leur firent la même prière les larmes aux yeux ; et les officiers étant allés parler à leur troupe, Caton s'assit avec les sénateurs sur une éminence, pour attendre la réponse.

[63] Dans ce moment il voit arriver Rubrius tout en colère, qui se plaint que les trois cents se sont mutinés, qu'ils jettent le trouble et le désordre dans la ville, et qu'ils cherchent à en soulever les habitants. Les sénateurs, perdant alors tout espoir, fondent en larmes et déplorent leur malheur. Caton les exhorte à prendre courage et envoie dire aux trois cents d'attendre encore quelque temps. Cependant les officiers de la cavalerie reviennent avec une réponse très dure. « Ils n'avaient pas besoin, disaient-ils, de se mettre à la solde de Juba; et ils ne craignaient pas César, tant qu'ils seraient commandés par Caton : mais il leur paraissait dangereux de s'enfermer dans une ville dont les habitants étaient Phéniciens, nation naturellement si inconstante. Ils sont tranquilles maintenant; mais dès que César arrivera, ils conspireront contre nous et nous livreront à lui. Si Caton désire que nous nous incorporions dans ses troupes pour faire la guerre de concert, il faut qu'il chasse ou qu'il égorge tous les habitants d'Utique, et qu'alors s il nous appelle dans une ville qui n'aura plus d'ennemis ni de barbares. » Caton trouva de la cruauté et de la barbarie dans ces propositions; cependant il répondit avec douceur qu'il en délibérerait avec les trois cents, et il rentra dans la ville pour leur parler. Mais, malgré le respect qu'ils avaient pour lui, ils ne cherchèrent plus de détours et de défaites, et lui déclarèrent nettement qu'ils ne souffriraient pas qu'on voulût les forcer à combattre contre César; qu'ils ne le pouvaient ni ne le voulaient. Quelques-uns même disaient tout bas qu'il fallait retenir les sénateurs dans la ville, jusqu'à l'arrivée de César; mais Caton fit semblant de ne pas l'entendre, d'autant qu'il avait l'oreille un peu dure. Cependant on vint lui annoncer que les cavaliers s'en allaient. Caton, qui craignit de la part des trois cents quelque violence contre les sénateurs, se leva et courut avec ses amis vers ces cavaliers; comme ils étaient déjà loin, il prit un cheval et se mit à les suivre. Ils furent charmés de le voir, le reçurent avec plaisir au milieu d'eux, et l'exhortèrent à se sauver avec eux. On assure que Caton, les larmes aux yeux, les conjura de sauver ces sénateurs : il leur tendait les mains, il faisait même tourner bride à quelques-uns et saisissait leurs aunes; il obtint enfin qu'ils resteraient ce jour-là, pour assurer la retraite des sénateurs.

[64] Lorsqu'il fut rentré avec eux dans la ville, il plaça les uns aux portes et remit aux autres la garde de la citadelle. Alors les trois cents, craignant qu'on ne les punît de leur changement, envoyèrent prier Caton de venir les trouver; mais les sénateurs, l'enfermant au milieu d'eux, ne voulurent pas l'y laisser aller et protestèrent qu'ils n'abandonneraient pas leur protecteur, leur sauveur à des perfides et à des traîtres. Car la vertu de Caton était alors universellement reconnue; elle lui avait attiré l'admiration et l'amour de tous ceux qui étaient dans Utique, et qui ne voyaient dans toutes ses actions ni artifice, ni fausseté. Résolu depuis longtemps de se tuer, il ne s'en donnait pas moins les plus grandes peines et les plus grands tourments, jusqu'à éprouver pour les autres la douleur la plus vive, afin qu'après avoir pourvu à leur sûreté, il pût tranquillement se délivrer de la vie; car son impatience de mourir ne pouvait se cacher, quoiqu'il n'en laissât échapper aucun signe. Il eut donc égard au désir des trois cents, et après avoir rassuré les sénateurs, il alla seul les trouver. Ils le remercièrent d'abord de sa complaisance, le prièrent de les employer et d'avoir en eux toute confiance. Ils ajoutèrent que s'ils n'étaient pas tous des Catons et n'avaient pas son courage, il devait compatir à leur faiblesse ; que, résolus de députer vers César pour lui demander grâce, il serait le premier pour qui ils la solliciteraient; que s'ils ne pouvaient l'obtenir ils la refuseraient pour eux-mêmes et combattraient pour l'amour de lui jusqu'à leur dernier soupir. Caton les remercia de leur bonne volonté, et leur conseilla de députer au plus tôt vers César, pour assurer leur vie. « Mais, ajouta-t-il, ne lui demandez rien pour moi, c'est aux vaincus qu'il convient d'avoir recours aux prières, c'est aux coupables à demander pardon. Pour moi, non seulement j'ai été invincible toute ma vie, mais encore j'ai vaincu tant que je l'ai voulu, et j'ai toujours été supérieur à César en justice et en honnêteté. C'est lui qui est véritablement vaincu et pris dans ses paroles; car ses desseins criminels contre sa patrie, qu'il a toujours niés, sont aujourd'hui publiquement reconnus. »

[65] Après avoir ainsi parlé aux trois cents, il se retira; et apprenant que César était en marche avec toute son armée : « Eh quoi! dit-il, César nous traite donc en hommes? » Et se tournant vers les sénateurs, il leur conseilla de ne plus différer, et de pourvoir à leur retraite pendant que la cavalerie était encore dans Utique. Il fit fermer toutes les portes, excepté celle qui menait au port, distribua des vaisseaux à toutes les personnes qui lui étaient attachées, veilla à ce que tout se passât avec ordre, empêcha les injustices, prévint la confusion et le trouble, et fit donner à ceux qui étaient pauvres des provisions pour leur voyage. Cependant Marcus Octavius arrive à la tête de deux légions, et, s'étant campé assez près d'Utique, il envoie un de ses officiers à Caton pour régler avec lui la manière dont ils partageraient entre eux le commandement. Caton ne donna aucune réponse; mais s'adressant à ses amis: « Faut-il s'étonner, leur dit-il, que nos affaires soient dans un si funeste état, lorsque cette ambition de commander survit en quelque sorte à notre perte? » Dans ce moment même on vint lui dire que les cavaliers, en partant, pillaient les biens des habitants d'Utique et les emportaient comme des dépouilles ennemies. II y court aussitôt; et, ayant atteint les premiers, il leur arrache leur butin. A l'instant chacun des autres abandonne ce qu'il avait pris, et tous, couverts de confusion et de honte, se retirent les yeux baissés et en silence. Caton, ayant assemblé tous les habitants d'Utique, les supplie de ne pas irriter César contre les trois cents, mais de travailler tous au salut commun. Ensuite étant retourné au port pour veiller à l'embarquement de ceux qui partaient, il embrasse ceux de ses amis et de ses hôtes qu'il avait pu déterminer à fuir, et les conduit jusqu'à leur vaisseau. Pour son fils, il ne lui conseilla pas de s'en aller, et ne crut pas devoir le presser de se séparer de son père. Il y avait parmi les amis de Caton un jeune homme, nommé Statyllius, qui se piquait d'un grand courage et voulait imiter l'impassibilité de Caton. Pressé de partir avec les autres, parce qu'il était connu pour ennemi de César, il le refusa constamment. Caton alors, se tournant vers le stoïcien Apollonide et Démétrius le péripatéticien : « C'est à vous, leur dit-il, à guérir l'enflure de ce jeune homme, à lui faire connaitre ce qui lui est plus utile. » Cependant il conduisit tous les autres à leur vaisseau, écouta ceux qui avaient quelque chose à lui demander, et employa à cette occupation toute la nuit et une grande partie du lendemain.

[66] Lucius César, parent du vainqueur, avait été choisi pour aller intercéder en faveur des trois cents ; il vint prier Caton de lui composer un discours qui pût intéresser César pour eux. « Car, ajouta-t-il, quand je parlerai pour vous, je me ferai gloire de baiser ses mains et d'embrasser ses genoux. » Mais Caton le lui défendit. «Si je voulais, lui dit-il, devoir la vie au bienfait de César, j'irais moi-même le trouver seul ; mais je ne veux pas tenir d'un tyran ce qu'il ne doit qu'à des injustices; et c'en est une de sa part que de donner la vie comme maître à ceux qu'il n'a pas le droit de commander. Mais si vous voulez, voyons ensemble ce que vous direz pour obtenir le pardon des trois cents. » Il en conféra quelque temps avec Lucius; et quand il fut sur le point de partir, il lui recommanda son fils et ses amis; après l'avoir conduit et lui avoir fait ses adieux, il rentra dans sa maison, appela auprès de lui son fils et ses amis, les entretint de divers objets, et conseilla surtout à son fils de ne jamais se mêler du gouvernement. « Les affaires, lui dit-il, ne permettent pas de s'en occuper d'une manière digne de Caton; et il serait honteux de s'en mêler autrement. » Sur le soir il alla se baigner; et comme il était dans le bain, il se souvint de Statyllius et s'écria : «Eh bien ! Apollonide, vous êtes donc parvenu à ôter à Statyllius cette fierté dont il se piquait, et il est parti sans me dire adieu? - Comment! lui dit Apollonide, nous avons disputé longtemps ensemble, et il est plus fier, plus inflexible que jamais; il déclare qu'il restera et qu'il fera tout ce que vous ferez. - C'est ce qu'on verra bientôt, » reprit Caton en souriant.

[67] Après le bain, il soupa avec une compagnie nombreuse, mais assis, comme il avait toujours fait depuis la bataille de Pharsale, ne s'étant couché que la nuit pour dormir. Il avait à souper ses meilleurs amis et les magistrats d'Utique. Après le repas, on se mit à boire et on entama une conversation aussi agréable que savante, où l'on traita successivement plusieurs matières philosophiques; elle finit par une discussion de ces dogmes qu'on appelle les paradoxes des stoïciens : par exemple, que l'homme de bien est seul libre, et que tous les méchants sont esclaves. Le philosophe péripatéticien ne manqua pas de s'élever contre ce dogme; mais Caton l'avant contredit avec beaucoup de force, et d'un ton de voix plus rude que de coutume, poussa si loin la dispute, que personne ne put douter qu'il n'eût résolu de mettre fin à sa vie, pour se délivrer de la situation pénible où il se trouvait. Aussi, quand il eut cessé de parler, voyant tous les convives dans le silence et dans la tristesse, il s'occupa de les rassurer, et d'éloigner d'eux ce soupçon. Il remit la conversation sur les affaires présentes, témoigna de l'inquiétude et de la crainte pour ceux qui s'étaient embarqués, et ne parut pas moins en peine pour ceux qui, s'en allant par terre, avaient à traverser un désert sauvage et sans eau.

[68] Lorsqu'il eut congédié ses convives, il se promena quelque temps avec ses amis, comme il avait coutume de faire après le souper. ll donna aux capitaines qui commandaient la garde les ordres que les circonstances exigeaient; et quand il se retira dans sa chambre, il embrassa son fils, et chacun de ses amis en particulier : et, en leur donnant des témoignages d'amitié plus marqués qu'à l'ordinaire, il renouvela leurs soupçons sur ce qu'il avait résolu de faire. Quand il fut dans son lit, il prit le dialogue de Platon sur l'immortalité de l'âme, et après en avoir lu la plus grande partie, il regarda au-dessus de son chevet; et n'y voyant pas son épée suspendue (car son fils l'avait enlevée pendant le souper), il appela un de ses esclaves, et lui demanda qui lui avait ôté son épée. L'esclave n'ayant rien répondu, il reprit sa lecture; et, après avoir laissé passer quelque temps, pour ne montrer ni empressement ni impatience d'avoir son épée, et seulement pour savoir où elle était, il commanda qu'on la lui apportât. Il s'écoula assez de temps pour qu'il eût achevé sa lecture, et on ne lui avait pas encore apporté son épée. Il appela donc ses esclaves l'un après l'autre, et d'un ton de voix très-haut il la leur demanda; il donna même un si furieux coup de poing sur le visage d'un de ses esclaves, que sa main en fut tout ensanglantée; et il s'écria avec beaucoup d'emportement que son fils et ses esclaves voulaient le livrer sans armes entre les mains de son ennemi. Son fils, fondant en larmes, entre avec ses amis, et, se jetant au cou de son père, il déplore son malheur et le conjure de conserver sa vie. Caton s'étant levé sur son séant, et jetant sur lui un regard sévère : « Quand et en quel lieu, lui dit-il, m'a-t-on vu donner, sans m'en apercevoir, des preuves de folie? Pourquoi, si j'ai pris un si mauvais parti, personne ne cherche-t-il à m'éclairer et à me détromper? Pourquoi ne veut-on que m'empêcher de suivre ma résolution, et qu'on m'enlève mes armes? que ne fais-tu aussi attacher ton père? que ne lui fais-tu lier les mains derrière le dos, jusqu'à ce que César arrive et me trouve hors d'état de me défendre? Ai-je donc besoin d'une épée pour m'ôter la vie? ne me suffit-il pas pour me donner la mort de retenir quelque temps mon haleine, ou de me frapper une seule fois la tête contre la muraille?"

[69] A ces paroles, son fils sortit de sa chambre en versant des torrents de larmes, et tous ses amis le suivirent. Démétrius et Apollonide restèrent seuls auprès de Caton, qui, prenant un ton plus radouci : « Et vous, leur dit-il, voulez-vous aussi retenir par force dans la vie un homme de mon âge? et restez-vous auprès de moi pour me garder en silence? ou avez-vous préparé quelques beaux raisonnements pour me prouver que, n'ayant pas d'autre moyen de sauver ma vie, il n'est ni déshonorant ni affreux pour Caton de la tenir de son ennemi? Que ne cherchez-vous à me convaincre de cette belle maxime, à me faire changer de résolution, à me dégoûter de ces opinions dans lesquelles j'ai vécu jusqu'à présent, afin que, devenu plus sage, grâce à César, je lui en doive plus de reconnaissance? Ce n'est pas que j'aie encore rien arrêté par rapport à moi-même; mais ma résolution une fois prise, je dois être le maître de l'exécuter. J'en délibérerai en quelque sorte avec vous, puisque je consulterai les raisons que vous donnez sur cette matière dans votre philosophie. Allez-vous-en donc sans rien craindre, et dites à mon fils de ne pas prétendre forcer son père quand il ne peut pas le persuader. »

[70] Démétrius et Apollonide ne lui répondirent pas; ils sortirent de sa chambre en versant des larmes, et on lui envoya son épée par un enfant. Il la prit, la tira du fourreau, examina si elle était en bon état; et lorsqu'il vit que la pointe en était bien acérée et le tranchant bien aiguisé : « Je suis maintenant mon maître; » dit-il; et, ayant mis son épée auprès de lui, il reprit son livre de Platon, qu'il relut, dit-on, deux fois tout entier. Après cette lecture, il s'endormit d'un sommeil si profond, que ceux qui étaient en dehors l'entendaient ronfler. Vers minuit, il appela deux de ses affranchis, Cléanthe, le médecin, et Butas, celui qu'il employait le plus dans les affaires politiques. II envoya ce dernier au port, pour s'assurer si tout le monde était embarqué, et pour venir lui en dire des nouvelles. Il présenta ensuite au médecin sa main, qui était enflée du coup qu'il avait donné à son esclave, et lui dit d'y mettre un bandage. Cela fit croire qu'il tenait encore à la vie, et causa dans toute la maison une grande joie. Peu de temps après, Butas revint et lui rapporta que tous ceux qu'il avait renvoyés avaient mis à la voile, excepté Crassus, que quelque affaire avait retenu, et qui allait s'embarquer dans un instant. Il ajouta qu'il faisait un très grand vent et que la mer était agitée d'une tempête violente. Ce rapport fit soupirer Caton : il craignait pour ceux qui étaient en mer, et il renvoya Butas au port, pour voir si quelques-uns d'entre eux, obligés d'y relâcher, n'auraient pas besoin de secours. Comme les oiseaux commençaient à chanter, il se rendormit pour quelques moments. Butas lui ayant dit, à sen retour, que tous les environs du port étaient fort tranquilles, il lui commanda de se retirer et de fermer la porte de sa chambre; il se remit ensuite dans son lit, comme pour dormir le reste de la nuit. Dès que Butas fut sorti, il tira son épée et se l'enfonça sous la poitrine; mais l'inflammation de la main ayant affaibli le coup, il ne se tua pas tout de suite; en luttant contre la mort, il tomba de son lit et renversa une table qu'il avait auprès de lui et qui servait à tracer des figures de géométrie. Au bruit qu'elle fit en tombant, ses esclaves jetèrent un grand cri, et son fils entra dans sa chambre avec ses amis : ils le virent tout baigné de sang; la plus grande partie de ses entrailles lui sortaient du corps; il vivait encore et les regardait fixement. Ce spectacle les pénétra de la plus vive douleur; le médecin arriva, et, ayant reconnu que les entrailles n'étaient pas offensées, il essaya de les remettre et de coudre la plaie. Caton, revenu de son évanouissement, commençait à reprendre ses sens, lorsque, repoussant le médecin, il arracha l'appareil qu'on lui avait mis sur ses entrailles, et, ayant rouvert la plaie, il expira sur-le-champ.

[71] On ne croyait pas que toutes les personnes de la maison pussent encore être instruites de ce funeste événement, lorsque les trois cents se présentèrent à la porte; et un moment après tout le peuple d'Utique y fut rassemblé. Tous d'une commune voix lui donnaient les noms de bienfaiteur, de sauveur, d'homme seul libre, seul invincible; et cela dans le temps même qu'ils venaient d'apprendre que César arrivait, Mais ni la crainte du péril, ni l'envie de flatter le vainqueur, ni les dissensions et les querelles qui les divisaient, ne purent affaiblir le respect qu'ils avaient pour Caton. Ils couvrirent magnifiquement son corps, lui firent des obsèques honorables et l'enterrèrent sur le rivage de la mer, où l'on voit encore aujourd'hui sa statue, ayant dans sa main une épée. Ce devoir une fois rempli, ils s'occupèrent de leur salut et de celui de la ville.

 [72] César, informé, par ceux qui venaient se rendre à lui, que Caton restait dans Utique, qu'il ne songeait pas à s'enfuir, et qu'après avoir renvoyé tous les autres, il s'y tenait tranquillement avec son fils et ses amis, sans laisser paraître aucune crainte, eut de la peine à imaginer quelle pouvait être sa résolution; et comme il avait pour lui la plus grande estime, il marchait en diligence avec son armée. Mais, ayant appris sa mort en chemin, il s'écria : «O Caton! je t'envie ta mort, puisque tu m'as envié la gloire de te sauver la vie. » Il est vrai que si Caton eût pu consentir à devoir la vie à César, il aurait moins terni sa propre gloire qu'il n'eût relevé celle de César. Au reste, on ne peut assurer ce que César aurait fait; mais on conjecture qu'il aurait pris le parti le plus honnête.

[73] Caton mourut âgé de quarante-huit ans. Son fils n'eut point à se plaindre de César; mais on dit qu'il montra peu d'énergie et se rendit méprisable par son amour pour les femmes. Pendant qu'il était en Cappadoce, logé chez un prince du sang royal, nommé Marphadate, qui avait une très belle femme, il y fit un plus long séjour qu'il ne convenait et s'attira beaucoup de railleries. Un jour on écrivait : « Caton part demain en trente jours. » Une autre fois : « Porcius et Marphadate sont deux bons amis, ils n'ont qu'une même âme. » C'est que la femme de Marphadate s'appelait Psyché, qui signifie âme : "Caton est noble et généreux, il a l'âme royale." Mais il effaça par sa mort la honte de sa première réputation. Il combattait à Philippes pour la liberté, contre Octavius César et Antoine; et voyant l'armée en déroute, il ne voulut ni fuir ni se cacher; mais, défiant les ennemis et se jetant au-devant d'eux, il ranima le courage de ceux de son parti qui restaient encore, et mourut en laissant aux ennemis mêmes une grande admiration pour son courage. Sa sœur, qui ne le cédait à son père ni en sagesse ni en grandeur d'âme, se rendit encore plus admirable. Mariée à Brutus, celui qui tua César, elle eut part à la conjuration, et, comme je le dirai dans la Vie de Brutus, elle se donna la mort avec un courage digne de sa naissance et de sa vertu. Statyllius, qui avait promis d'imiter Caton en tout, voulut aussi se tuer; mais il en fut empêché par les philosophes qui étaient auprès de Caton; et après avoir été aussi utile que fidèle à Brutus, il mourut enfin à la bataille de Philippes.