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A LA TABLE DES MATIERES DE PLUTARQUE PLUTARQUE OEUVRES MORALES
DE L'AMOUR DES RICHESSES.
TRADUCTION
française :
Victor
BÉTOLAUD, Oeuvres complètes de Plutarque - Oeuvres morales, t. II , Paris,
Hachette, 1870.
autre traduction (à
faire)
« Ce serait au mieux, dit Hippomaque, s'il s'agissait de décrocher
la couronne suspendue bien haut. »
On peut en dire
autant à ceux pour qui les beaux domaines, les vastes maisons,
les monceaux d'or sont des objets d'admiration et de
convoitise :
ce serait au mieux, s'il fallait que le bonheur
s'achetât comme marchandise à vendre.
Et toutefois vous
en verrez plusieurs qui aiment mieux vivre au sein de la
richesse en étant malheureux, que s'assurer la félicité en donnant
de leur argent. Ce n'est pas chose qui s'achète, que le
calme de l'esprit, la générosité des sentiments, la constance,
la fermeté, le secret de se suffire à soi-même. Parce que l'on
est riche on n'apprend pas pour cela à mépriser les richesses;
et la possession du superflu ne fait pas que l'on sache s'en passer.
[2] De quels autres maux nous délivre donc la richesse, si
ce n'est pas même de l'amour des richesses ? En buvant on
éteint son désir de boire, en mangeant on assouvit son besoin
de manger ; et Hipponax qui s'écrie :
« Amis, je meurs de froid : ah ! de grâce, un manteau! »
Hipponax, si on lui en mettait plus d'un sur les épaules,
ne pourrait en supporter l'amas et les rejetterait. Mais l'avarice
ne s'éteint point par l'argent et par l'or, la cupidité
ne cesse pas parce qu'elle possède plus qu'il ne lui faut. On
pourrait dire à la richesse ce qu'on a le droit de dire à un
médecin qui s'en fait accroire :
« Tes remèdes ne font que redoubler le mal ».
Quand nous n'avons besoin que de pain, que d'un gîte, d'un
vêtement simple, des premiers mets venus, voilà que la richesse
fondant sur nous remplit notre coeur de convoitise.
Nous voulons de l'or, de l'argent, de l'ivoire, des émeraudes,
des meutes de chiens, des chevaux. C'est sur des objets
aussi rares qu'inutiles, aussi difficiles à posséder qu'à se
procurer, que la richesse nous fait porter nos désirs, au lieu
de permettre que nous nous bornions au nécessaire. Du
suffisant personne n'est pauvre. Jamais homme n'emprunta
de l'argent à intérêt pour acheter de la farine, du fromage,
du pain ou des olives. Mais l'un s'endette pour bâtir une
maison magnifique, l'autre pour acquérir un plant d'oliviers
attenant à sa terre, ou bien des champs de blé, des vignobles,
ou bien des mulets de Gaule, des chevaux d'attelage
« Destinés à traîner de vides chariots
».
Or ces dépenses les ont plongés dans un abîme de contrats,
d'intérêts ruineux, d'emprunts hypothécaires. Après quoi,
comme ceux qui, continuant de boire quand ils n'ont plus
soif, de manger quand ils n'ont plus faim, vomissent ce
qu'ils avaient pris pour apaiser leur faim et leur soif, de
même ces acquéreurs de biens inutiles et superflus ne conservent
pas même le nécessaire. Voilà pour une espèce de gens.
[3] D'autres ne dissipent rien; mais possédant beaucoup,
ils désirent toujours davantage. Leur folie paraîtra plus
étonnante encore si l'on se rappelle ce qu'a écrit Aristippe.
Supposez, dit ce philosophe, un homme qui mange
et boive considérablement sans pouvoir se rassasier jamais :
il ira trouver les médecins, et leur demandera quelle
est sa maladie, à quoi tient cette disposition, comment
il peut se guérir. Mais qu'un autre, possédant cinq lits,
en veuille dix, qu'ayant dix tables il en achète encore autant,
que propriétaire de plusieurs domaines, de capitaux
considérables, il ne se trouve pas suffisamment pourvu,
qu'à réunir d'autres biens il s'épuise en contentions d'esprit
et en veilles, que rien ne puisse jamais le remplir; eh bien!
un tel personnage ne croira pas le moins du monde avoir
besoin qu'on le soigne ni qu'on lui indique la cause de
son mal. Quand un homme a soif et que la boisson lui
manque, on peut conjecturer qu'après avoir bu il cessera
d'avoir soif. Mais celui qui boira continuellement et ne se
désaltérera pas, nous jugerons qu'il a besoin de se purger
plutôt que de se remplir, et nous lui ordonnerons de
prendre un vomitif, pensant que cette disposition tient non
pas à un épuisement qui le fatigue, mais à une acrimonie
du sang et à un excès de chaleur qui n'est pas naturel.
Promenez vos regards sur ceux qui travaillent pour gagner
du bien. Quand parmi eux un homme indigent et
sans ressources aura acquis un foyer, il s'arrêtera très
probablement. Il s'arrêtera aussi, s'il vient à découvrir un
trésor, ou si un ami l'a aidé â payer ses dettes, à se délivrer
de ses créanciers. Voyez, au contraire, le richard qui
possède plus qu'il ne lui faut et qui veut encore davantage.
Il n'y a ni or, ni argent, ni chevaux, ni moutons, ni
boeufs qui puissent guérir son mal ; il a besoin d'être vidé
et purgé. Ce n'est point pauvreté que sa maladie : c'est
insatiabilité, c'est amour des richesses, par suite d'un jugement
mauvais et déraisonnable. Tant que cette erreur,
comme un mal funeste, n'aura pas été arrachée de son
esprit, il ne cessera d'éprouver le besoin du superflu, c'est-à-dire
de désirer ce dont il n'a que faire.
[4] Un médecin vient visiter un malade. Il le trouve
étendu dans son lit, se plaignant beaucoup et ne voulant
pas prendre de nourriture. Il le tâte, il l'interroge, il constate
qu'il n'y a pas de fièvre : « C'est l'esprit qui est malade,
dit-il, et il s'en va ». De même, toutes les fois que
nous verrons un homme se consumant sans cesse à gagner
de l'argent, désolé de ce qu'il dépense, ne reculant devant
aucune honte, devant aucune contrariété, pour s'enrichir,
quoiqu'il possède des maisons, des terres, de grands troupeaux,
des esclaves, des provisions de vêtements, pourrons-nous
autrement qualifier la maladie de cet homme qu'en
disant : « C'est son âme qui est indigente» ? Car la pauvreté
qui vient du manque d'argent, comme dit Ménandre,
un seul ami bienfaisant suffit à vous en débarrasser ; mais
celle qui tient à l'âme, tous les amis du monde, vivants et
morts, ne sauraient l'assouvir. C'est de ces gens-là que
Solon a dit avec tant de vérité :
« L'homme ne voit jamais de terme à la richesse ».
Pour les personnes sensées la richesse a des bornes toutes
naturelles, et ces bornes sont indiquées par l'accomplissement
du besoin d'une manière aussi précise qu'elle pourraient
l'être par la règle et le compas. Mais l'avarice présente
encore un caractère particulier : elle est un désir qui
combat pour n'être pas satisfait, tandis que toutes les autres
passions conspirent pour l'être. Ainsi, jamais une personne
raisonnable ne s'abstient d'un bon morceau par
amour des bons morceaux, de vin par amour du vin. Au
contraire on voit des gens s'abstenir de leurs biens précisément
parce qu'ils sont avides de richesses. N'est-ce pas là
une passion voisine de la folie, une passion bien déplorable?
Quoi ! On ne se couvrira pas d'un manteau parce
qu'on gèle de froid ! On se refusera le pain parce qu'on est
affamé! On n'utilisera pas ses trésors parce qu'on est insatiable
d'argent ! C'est là un des maux dont parle Thrasonide :
« Je les ai là, chez moi, je puis en profiter,
Ne diriez-vous pas un amant passionné ?
« ... et n'en veux point tâter ».
J'enferme tout, je mets tout sous le scellé. Quand j'ai fait
mes comptes avec mes banquiers et mes gens d'affaires, je
passe à autre chose : je m'occupe de mes recettes et de mes
rentrées. Ce sont de perpétuelles contestations avec mes intendants,
mes fermiers, mes débiteurs.
« Apollon, en sais-tu qui soit plus malheureux ?
Quel supplice d'amant serait plus douloureux »?
[5] Sophocle, interrogé s'il pouvait encore avoir commerce
avec une femme, répondit :
« Ami, parlez mieux.
Je suis devenu libre, et la vieillesse m'a débarrassé de
tyrans furieux et cruels. »
Il est de bon goût, en effet,
quand on a quitté l'âge des plaisirs, d'en quitter aussi le
goût, quoi qu'en dise Alcée, qui prétend que ni hommes ni
femmes ne peuvent se dérober à leur violence. Il n'en est
pas de même pour l'amour des richesses. C'est comme un
despote exigeant et impitoyable. Il force d'acquérir, et il défend
d'user. II excite le désir, et il interdit la jouissance.
Stratonicus raillait les Rhodiens sur leur manie de dépenser,
disant qu'ils bâtissaient comme s'ils eussent été
immortels et qu'ils se nourrissaient comme s'ils n'avaient
que peu de temps à vivre. Mais les avares acquièrent en
hommes qui sont riches et usent en hommes sordides. Ils
endurent les fatigues et ils n'ont pas le plaisir.
Démade assistait un jour au dîner de Phocion, et voyant à
quel point cette table était frugale et simple :
«Phocion,
lui dit-il, je ne comprends pas comment, lorsque vous pouvez
dîner ainsi, vous prenez part aux affaires publiques.»
C'est
que Démade lui-même n'y prenait part qu'afin d'avoir le
moyen de satisfaire son ventre ; et comme il trouvait que la
ville d'Athènes ne pourvoyait qu'insuffisamment à son
intempérance, il mettait encore la Macédoine à contribution
pour sa victuaille. Aussi, quand il fut vieux, Antipater, qui
eut occasion de le voir, disait-il de lui, qu'il ressemblait à une
victime dépecée et qu'il ne lui restait plus que la langue
et le ventre. Et toi, misérable avare, comment ne s'étonnerait-on
pas de ta conduite? Quoi ! lorsque tu peux te résoudre
à mener une existence si servile et si indigne d'un
homme, à ne rien donner à qui que ce soit, à repousser
durement tes amis, à décliner toute marque de munificence
envers ta ville, alors même tu te condamnes aux tourments
et aux veilles, tu travailles comme un mercenaire, tu cours
après des successions, tu te soumets humblement à tout !
Ta dégradation même ne t'autorise-t-elle pas grandement à
ne rien faire? On raconte qu'un Byzantin dont la femme
etait très laide, surprit auprès d'elle un amant adultère :
«Malheureux ! lui dit-il, qui t'y forçait? J'ai du moins la
dot pour excuse. Mais toi, tu portes ici gratuitement le
trouble en allumant des feux illégitimes ».
Il faut que les
rois, ainsi que leurs ministres, quand ils veulent conserver
l'autorité et la suprématie dans les villes se procurent force
argent. Leur amour-propre, leur faste, le besoin de
représentation, les obligent à donner des festins, à se rendre
agréables, à s'entourer de satellites, à envoyer des présents,
à nourrir des troupes, à acheter des gladiateurs. Toi, dans
quelle prévision entasses-tu ces immenses richesses? Pourquoi
t'agites-tu, te tourmentes-tu comme tu le fais, quand ton avarice « Te condamne à mener l'existence d'une huître
»?
Qui t'oblige à supporter toutes ces misères, à te refuser
les moindres douceurs? Je crois voir l'âne qui apporte le
bois et les sarments pour le bain. Toujours plein de fumée
et de cendres, il ne se lave jamais, jamais il ne profite du
bain pour se chauffer ou pour se décrasser.
[6] Notez que je m'adresse ici à cet amour des richesses
qui rapproche la créature humaine de l'âne ou de la fourmi.
Mais il y a une autre avarice, qui est féroce, calomniatrice,
avide d'héritages, menteuse, remuante, inquiète, comptant
toujours combien il y a de ses amis encore vivants, et ne
jouissant pas davantage, après cela, de ce qu'elle a amassé
de tous côtés. Eh bien! comme vipères, cantharides, tarentules
nous inspirent plus de répulsion et d'effroi qu'ours et
lions, parce qu'elles piquent et font mourir sans retirer aucun
avantage du mal qu'elles ont causé ; de même la perversité
qui vient d'une basse et sordide avarice, est plus
détestable que celle qui vient de l'intempérance et du désordre.
La dégradation de l'avare enlève aux autres ce dont
il ne peut jouir, ce qu'il ne saurait utiliser; celle de
l'homme dissolu fait du moins trêve avec la cupidité quand
elle a de quoi satisfaire son intempérance. C'est ce que
Démosthène disait à ceux qui croyaient Démade corrigé de ses
vices :
«Vous le voyez dans ce moment repu comme les lions. »
Mais pour ceux qui se mêlent aux affaires publiques sans
aucun but de plaisir ou d'utilité, leur ardeur d'acquérir ne
cesse jamais. Ils ne connaissent pas de repos, parce qu'ils
sont toujours vides, toujours également nécessiteux.
[7] « Par Jupiter, dira
quelqu'un, c'est peut-être dans l'intérêt de leurs enfants, de leurs héritiers,
qu'ils gardent et qu'ils thésaurisent. »
Pourquoi alors ne leur donnent-ils
rien de leur vivant? Ils sont comme les rats qui vivent dans
les mines et qui y mangent de la terre mélangée d'or : on ne
peut tirer d'eux le précieux métal que quand ils sont crevés
et qu'on leur a ouvert le ventre. Pourquoi de tels hommes
veulent-ils laisser de grandes richesses et une fortune
considérable à leurs fils et à leurs héritiers ? C'est, sans
doute, pour que ceux-ci, à leur tour, conservent ces trésors
à d'autres, et ces autres, à leurs enfants? Il me semble voir
ces tuyaux en terre cuite, dont la capacité ne retient rien, et
qui se vident de l'un dans l'autre. En fin de compte un étranger,
un calomniateur, un tyran, anéantit et brise le dépositaire,
espèce de conduit; et c'est dans une autre direction
que les flots de cet or se détournent et s'épanchent. Ou bien
encore, comme on dit, survient un héritier, le plus mauvais
de sa race, qui bientôt a tout dévoré. Ce vers d'Euripide :
« L'intempérance échoit à tous les fils d'esclaves »,
ne s'applique pas exclusivement à ces fils d'esclaves, mais
encore aux fils des avares. C'est en ce sens que Diogène
disait un jour par raillerie, qu'il valait mieux être le bélier
que le fils d'un Mégarien. En paraissant donner de l'éducation
à leurs enfants, les avares les perdent et les pervertissent.
Ils inculquent en eux la cupidité et l'avarice paternelle.
Ils bâtissent en quelque sorte à l'usage de leurs
héritiers une forteresse, où se conserve l'héritage. Leurs
conseils et leur enseignement se bornent à ceci :
« Gagne,
ménage, et sois convaincu que tu seras estimé en raison
de ce que tu possèderas. »
Est-ce là donner de l'éducation?
Non : c'est faire de ses enfants des sacs que l'on resserre
et que l'on rapetasse afin qu'ils puissent contenir et garder
ce que l'on y jette. Et encore, les sacs ne deviennent-ils sales
et crasseux que quand on y a entassé des écus; mais les
fils de l'avare, avant d'avoir reçu leur fortune, sont souillés
de la cupidité qui leur vient de leurs pères. Du reste ils les
récompensent dignement des préceptes qu'ils ont reçus
d'eux. Loin d'aimer leurs parents parce que ceux-ci leur
laisseront une grande richesse, les fils des avares les détestent
parce qu'elle n'est pas encore en leur pouvoir.
Comme on leur a appris à ne rien admirer que l'or, à ne
vivre que pour amasser beaucoup d'or, ils regardent la vie
paternelle comme un obstacle à la leur: ils se figurent que
leur existence est diminuée de tout le temps que celle-là se
prolonge. Aussi, tant que vivent leurs pères c'est à la dérobée,
en quelque sorte, et en le leur laissant ignorer que
les fils se procurent du plaisir. Il leur semble que le bien
paternel soit un bien d'étranger sur lequel ils fassent quelques
libéralités à leurs amis, sur lequel ils dépensent pour
satisfaire leurs propres désirs, pour écouter des maîtres et
pour s'instruire. Mais lorsqu'à la mort des parents ils
ont pris en main les clefs et les cachets, leur manière de
vivre est tout autre. Leur visage ne se déride plus ; ils ont
l'air sombre: ils deviennent inabordables. Plus de paume,
plus de balle, plus de luttes, plus d'Académie, plus de
Lycée. Ils ne s'occupent qu'à surveiller leurs esclaves, à
vérifier leurs registres, à compter avec leurs intendants ou
avec leurs débiteurs. La préoccùpation et le souci leur en
font perdre le dîner, et ne leur permettent d'aller au bain
que quand la nuit est venue. Les gymnases où ils ont été
élevés, et l'eau de la fontaine de Dircé ne se trouvent plus
sur leur chemin. Qu'on vienne à leur dire :
«N'irez-vous
pas entendre ce philosophe? »
Ils répondent :
« Que m'importe!
Je n'ai plus le temps depuis que mon père est mort. »
Eh! malheureux! T'a-t-il rien laissé qui vaille ce qu'il t'a
ravi, à savoir le loisir et la liberté? Ou plutôt, ce n'est pas
même lui qui t'a ravi ces biens. Tu en as été dépossédé par
cette richesse qui s'est répandue autour de toi, qui s'est instituée
ton despote, et qui, semblable à la femme dont parle Hésiode,
« Consume sans tison et rend vieux avant l'âge
».
En guise de rides ou de cheveux blancs prématurés, cette
richesse te donne les soucis de l'âme, en même temps qu'elle
t'a condamné à l'amour de l'or et à une vie constamment
occupée. Désormais en ton coeur est tarie la source de la
joie, ainsi que celle des pensées généreuses et bienfaisantes.
[8] « Mais, dira quelqu'un,
ne voyez-vous pas des gens faire emploi de leurs richesses jusqu'à la
prodigalité. »
Nous
leur répondrons:
« Et vous, ne savez-vous pas qu'Aristote a
dit : « Les uns usent et les autres abusent. »
De cette manière
ni les uns ni les autres n'agissent convenablement.
Ceux-ci ne savent ni profiter de leur fortune ni s'en faire
honneur, ceux-là y trouvent la ruine et l'infamie. Du reste,
examinons les choses à leur principe. L'emploi de la richesse,
l'usage qui la fasse admirer, quel est-il? Est-ce le soin de se
procurer le suffisant? A ce compte, l'opulence n'est pas plus
avancée que la médiocrité. Dès lors, selon l'expression de
Théophraste, « la richesse n'est plus richesse », et elle ne
mérite véritablement pas d'être un objet d'envie, si Callias,
le plus opulent des Athéniens, Isménias, le plus riche des
Thébains, ont eu à user des mêmes choses que Socrate et
qu'Epaminondas. Comme Agathon interdisait la salle du
festin au joueur de flûte et le renvoyait aux femmes, pensant
que les entretiens des convives suffisaient; de même,
on aura le droit de renvoyer ces tapis de pourpre, ces tables
somptueuses et tout ce superflu, quand on verra les riches
user des mêmes choses que les pauvres.
On se gardera, à la vérité, de dire :
« Laissons oisif le joug au-dessus du foyer.
Que le mulet, le boeuf cessent de travailler ».
Mais les orfévres, les ciseleurs, les parfumeurs, les cuisiniers,
dont l'art devient inutile, seront l'objet d'une édifiante
et sage proscription. Au contraire, tout en reconnaissant
que ce qui suffit à la nature est commun au pauvre aussi
bien qu'au riche , prétendez-vous que le mérite de la richesse
doive consister dans le superflu? Louez-vous cette parole
du Thessalien Scopas? Des meubles de sa maison on lui
en demandait un, que l'on pensait ne pas lui servir et être
pour lui du superflu :
« C'est précisément, dit-il, par ce
superflu que nous sommes heureux et fortunés, et non par la
possession du nécessaire. »
S'il en est ainsi, répondrai-je,
prenez-y garde. Vous semblez moins louer la vie que ce qui
sert à la pompe et à l'ostentation. Notre fête nationale des
Dionysiaques se célébrait jadis de la manière la plus simple
et la plus gaie. On voyait paraître une amphore pleine de
vin et un cep de vigne. Puis venait un homme qui traînait
un bouc; un autre suivait, portant un cabas de figues; et
la marche était fermée par le Phallus. Aujourd'hui l'on
méprise cette simplicité, et toute trace en a disparu. Ce sont
des vases d'or, des tapis somptueux que l'on étale aux regards,
des attelages, des costumes sous lesquels on se déguise.
De même, ce qu'il y a de nécessaire et d'utile dans la
richesse disparaît sous l'inutile et le superflu.
[9] Nous sommes presque tous comme Télémaque. Par
inexpérience, ou plutôt par défaut de jugement, ce jeune
prince, qui voyait la maison de Nestor pourvue de lits, de
tables, de vêtements, de tapis, de vin agréable, ne songeait
pas à trouver heureux un prince qui possédait le nécessaire,
ou, si l'on veut même, l'utile. Puis ayant contemplé dans le
palais de Ménélas l'ivoire, l'or, ainsi que d'autres métaux
précieux, il est frappé d'admiration et il s'écrie :
« C'est ici le palais du souverain des cieux.
Que de riches trésors éblouissent mes yeux » !
Mais Socrate aurait dit, ou bien encore Diogène :
« Que d'objets superflus ici choquent mes yeux!
Que d'inutilités! J'en ris, et c'est le mieux ».
Qu'est-ce à dire, homme dépravé ! Lorsque tu devrais interdire
à ta femme cette pourpre et ces parures afin d'étouffer
en elle l'amour du luxe et une passion furieuse pour ce
qui vient de l'étranger, tu embellis au contraire ta maison,
et tu en fais pour ceux qui entrent chez toi un théâtre ou
une salle de concert !
[10] En quoi consiste le bonheur de la richesse? C'est
qu'il en soit fait montre devant des témoins et des admirateurs :
sans quoi elle n'est rien du tout. Il n'en est point
ainsi de la modération, de la sagesse, de la connaissance
exacte de ce que l'on doit aux Dieux. Ce sont là des trésors
qui, même quand ils échappent et se dérobent à tous les
hommes, ont un éclat particulier et inondent l'âme d'une lumière
merveilleuse. Ils lui communiquent une joie intérieure
qui ne l'abandonne jamais, parce qu'ils la mettent en
possession du vrai bien. Peu lui importe que ce bien soit vu
par quelqu'un ou qu'il soit ignoré des hommes et des Dieux.
Voilà quel est l'avantage de la vertu, de la vérité, des belles
découvertes de la géométrie et de l'astronomie. A laquelle
de ces possessions aurait-on le droit de comparer les biens
de la richesse, vains harnais, colliers, spectacles de petites filles?
Supprimez une assistance et des témoins, la richesse
est véritablement aveuglée et ne rend aucun éclat. Si le
riche dîne seul avec sa femme et quelques-uns de ses familiers,
il ne se donne pas la peine de dresser ses tables de gala,
d'étaler sa vaisselle d'or. Il se sert de ce qu'il a sous
la main. Sa compagne, à ses côtés, ne porte ni or ni pourpre :
elle est vêtue tout simplement. Mais quand il s'agit
d'organiser un festin, c'est-à-dire une cérémonie et une
représentation où le riche se donne en spectacle et où il s'agit
pour lui de jouer son rôle d'homme opulent,
« Les vases, les trépieds sont tirés des navires » ;
on prépare les lustres, on nettoie les coupes, on change la
robe des échansons. Tout est en mouvement, l'or, l'argent,
les pierreries; on proclame hautement que le personnage
est riche. A tout cela néanmoins manquent deux choses,
desquelles on a besoin même quand on dîne seul, à savoir:
le contentement de l'âme et la joie du festin.
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