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Plutarque,

 

 

Vie de Pompée

 

Relu et corrigé.

texte grec

 

 

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POMPÉE

I. Haine des Romains contre Strabon, père de Pompée. Leur amour pour son fils. - II. Attachement extraordinaire de Flora pour Pompée. II est accusé de trop aimer les femmes. Sa frugalité. – III.. Il sauve la vie à son père et apaise la sédition de son armée. - IV. II est cité en justice. - V. Meurtre de Cinna. Pompée rassemble des troupes et va joindre Sylla. -VI. Il remporte plusieurs avantages sur les chefs du parti opposé. - VII. Honneurs que lui rend Sylla. Pompée va en Gaule pour secourir Métellus. - VIII. Il répudie sa femme Antistia , pour épouser Émilie. - IX. II marche en Sicile contre les généraux du parti contraire. X. II passe en Afrique. - XI. Il bat Domitius, et soumet l'Afrique en quarante jours. XII. Sylla le rappelle et lui donne le surnom de Grand. - XIII. Il obtient, malgré Sylla, les honneurs du triomphe. - XIV. Jalousie que Sylla conçoit de sa gloire. - XV. II chasse Lépidus de l'Italie. - XVI. Il va en Espagne faire la guerre à Sertorius. - XVII. Bataille de


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Sucron. - XVIII. Pompée écrit au sénat pour lui demander de l'argent. - XIX. La mort de Sertorius finit la guerre. Pompée taille en pièces les restes des esclaves révoltés. - XX. Il est nommé consul avec Crassus. -  XXI. II rétablit le tribunat. - XXII. Pompée et Crassus se réconcilient. Leur conduite après le consulat. – XXIII. Origine de la guerre des pirates. Leurs succès. – XXIV.. Leur insolence. – XXV. Pompée est nommé pour aller leur faire la guerre. - XXVI. Opposition de tous les bons citoyens au pouvoir excessif qu'on avait accordé à Pompée. Il finit par l'emporter. - XXVII. Rapidité de ses succès. - XXVIII. Il revient à Rome et va ensuite à Athènes. -XXIX. II termine toute cette guerre. – XXX. Sa conduite par rapport aux corsaires retirés en Crète. - XXXI. II est choisi pour aller faire la guerre à Mithridate. Comment il en reçoit la nouvelle. - XXXII. Sa conduite indécente envers Lucullus. - XXXIII. Mithridate, enfermé dans son camp par Pompée, s'échappe à son insu. – XXXIV. Bataille où ce prince est vaincu. – XXXV. Tigrane met à prix la tête de Mithridate. – XXXVI. Pompée fait la paix avec Tigrane. - XXXVII. II défait les Albaniens et les lbériens. - XXXVIII. Il remporte une seconde victoire sur les Albaniens. - XXXIX. Stratonice livre à Pompée le château où étaient les richesses de Mithridate. - XL. Il prend un autre château , où il trouve des lettres de ce prince. - XLI. II fait la conquête de la Syrie et de la Judée. – XLII. Insolence d'un de ses affranchis nommé Démétrius. -  XLIII. - Il apprend la mort de Mithridate. - XLIV. Présents que Pharnace lui envoie. II va à Mitylène et à Rhodes. - XLV. Comment il détruit les bruits qu’on avait répandus à Rome contre lui. -XLVI. Caton lui refuse ses deux nièces en mariage; l'une pour lui-même et l'autre pour son fils. - XLVII. Triomphe de Pompée. - XLVIII. Réflexions sur la conduite par laquelle Pompée prépare ses malheurs. - XLIX. Discours séditieux et violences de Pompée. - L. Insolences de Clodius. - LI. Pompée fait rappeler Cicéron de son exil. - LII. Il est chargé de faire venir du blé à Rome , et il y rétablit l'abondance - LIII. César vient en Italie. Ligue entre lui, Crassus et Pompée.- LIV. Pompée et Crassus se font nommer consuls par force, et font continuer à César le gouvernement de la Gaule. - LV. Mort de Julia. - LVI. Pompée et César se divisent. -LVII. Pompée est nommé seul consul. - LVIII. Il épouse Cornélie. - LIX. II se fait continuer son gouvernement pour quatre ans. - LX. Il demande le consulat pour César, alors absent. - LXI. Folle présomption de Pompée. - LXII. César s'avance vers l'Italie. -  LXIII. Préparatifs de Pompée contre César. Celui-ci passe le Rubicon. — LXIV. Pompée est mis à la tête de la république avec un pouvoir absolu. — LXV. Épouvante générale à Rome. — LXVI. César y arrive. — LXVII. Il se rend maître de toute l'Italie. - LXVIII. Pompée assemble des forces de terre et de mer. Personnages distingués qui se réunissent à lui. — LXIX. Accommodement proposé par César et refusé par Pompée qui ne sait pas profiter d'un premier avantage. — LXX. Présomption que ce succès inspire à Pompée. — LXXI. Il se met à la poursuite de César. — LXXII. Propos désavantageux répandus contre Pompée. — LXXIII.
Pompée met en délibération s'il livrera bataille. — LXXIV. Ordre de bataille de César et de Pompée. — LXXV. Réflexions sur l'ambition et l'entêtement de César et de Pompée. — LXXVI. La bataille s'engage et César remporte la vic-


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toire. — LXXVII. Fuite de Pompée. — LXXVIII. Péticius le reçoit sur un vaisseau. —LXXIX. Il va rejoindre Cornélie à Lesbos. — LXXX. Il conseille aux Mityléniens de se rendre à César. — LXXXI. Il fait quelques efforts pour remettre des troupes sur pied. — LXXXII. Il se retire en Égypte. — LXXXIII. Ptolémée se détermine à le faire assassiner, — LXXXIV. Il envoie Agésilas au-vain de lui. — LXXXV. Pompée est mis à mort. LXXXVI. Philippe, son affranchi, brûle son corps. — LXXXVII. Sa mort est vengée par César. — Parallèle d'Agésilas et de Pompée.

M. Dacier place l'expédition d'Afrique par Pompée à l'an du monde 3869, la 4e année de la 174e olympiade, l'an de Rome 672 , 79 ans avant J.-C. — Les éditeurs  d'Amyot renferment sa vie depuis l'an 648 jusqu'à l'an 706 de Rome, 48 ans avant J.-C

(01) I. Le peuple romain semble avoir été de très bonne heure envers Pompée dans la même disposition que Prométhée montre dans Eschyle à l'égard d'Hercule, lorsqu'il dit à ce Héros, qui venait de le délier :

Autant j'aime le fils, autant je hais le père.

Jamais, en effet, les Romains ne firent paraître pour aucun autre général une haine aussi forte et aussi violente que celle qu'ils eurent pour Strabon, père de Pompée. Sa puissance dans les armes (car c'était un grand homme de guerre) le leur avait rendu redoutable pendant sa vie ; mais quand il fut mort d'un coup de foudre et qu'on porta son corps sur le bûcher, ils l'arrachèrent du lit funèbre et lui firent mille outrages. Au contraire, jamais aucun Romain n'a éprouvé comme Pompée de la part de ce même peuple une bienveillance si forte, qui ait commencé si tôt, qui ait persévéré plus longtemps dans sa prospérité et qui se soit soutenue avec plus de constance dans ses revers. L'extrême aversion qu'on eut pour son père ne venait que d'une seule cause, de son insatiable avarice ; mais l'amour qu'on eut pour le fils avait plusieurs motifs : sa tempérance dans la manière de vivre, son adresse aux exercices des armes, son éloquence persuasive, la bonne foi qui paraissait dans ses mœurs et la facilité de son abord. Personne ne demandait des services avec plus de réserve et n'obligeait


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de meilleure grâce ; il donnait sans arrogance et recevait avec dignité.

(2) Dès ses premières années, la douceur de ses traits, en prévenant l'effet de ses paroles, contribua beaucoup à lui gagner les cœurs. Il joignait à l'air aimable de son visage une gravité tempérée par la bonté ; dans la fleur même de sa jeunesse, on voyait éclater en lui la majesté de l'âge mûr ; et ses manières nobles lui conciliaient le respect. Ses cheveux étaient un peu relevés ; ses regards, doux et à la fois pleins de feu, lui donnaient avec Alexandre une ressemblance plus frappante qu'elle ne le paraissait dans les statues de ce prince ; aussi reçut-il de bonne heure le nom d'Alexandre, qu'il ne refusait pas. D'autres, il est vrai, le nommaient ainsi par raillerie ; et on rapporte à ce sujet qu'un jour Philippe, homme consulaire, dit, en plaidant pour lui, qu'on ne devait pas s'étonner qu'étant Philippe, il aimât Alexandre. 

II. La courtisane Flora conservait encore dans sa vieillesse un souvenir agréable de ses liaisons avec Pompée : elle disait qu'après avoir passé la nuit auprès de lui, elle ne s'en séparait jamais sans lui faire quelque morsure. Elle racontait qu'un des amis de Pompée, nommé Geminius, étant devenu amoureux d'elle, l'importunait par ses sollicitations ; elle lui dit enfin, pour s'en défaire, que son amour pour Pompée, l'empêchait de consentir à ses désirs. Geminius ayant prié Pompée de le servir dans sa passion, il voulut bien s'y prêter, mais depuis il n'eut plus aucun commerce avec elle et cessa même de la voir, quoiqu'il parût toujours l'aimer. Flora ne supporta pas cette perte en courtisane ; elle fut longtemps malade de douleur et de regret. Cette femme était d'une si grande beauté, que Cécilius Metellus, qui voulait orner des plus belles statues et des plus beaux tableaux le temple de Castor et de Pollux, y fit mettre le portrait de Flora (01). Pompée se conduisit avec beaucoup de sagesse à l'égard de la femme de Démétrius, son affranchi, lequel avait eu auprès de lui le plus grand crédit, et qui, en mourant, laissa quatre mille


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talents de bien (02). Cette femme s'était rendue célèbre par sa beauté, et rien ne résistait à ses attraits : Pompée, contre la douceur de son naturel, la traita avec beaucoup de dureté, parce qu'il craignit qu'on ne l'accusât de s'être laissé vaincre par ses charmes. Mais sa retenue et les précautions qu'il prenait ainsi de loin ne purent le garantir des calomnies de ses ennemis, qui l'accusaient de vivre avec des femmes mariées et de dilapider les revenus publics, qu'il livrait à leur dissipation. On cite de lui un mot qui mérite d'être conservé et qui prouve la simplicité et la facilité de son régime. Il eut une maladie assez grave, accompagnée d'un grand dégoût, pour lequel son médecin lui ordonna de manger une grive ; mais la saison de ces oiseaux était passée, et l'on n'en trouva pas une seule à acheter dans Rome. Quelqu'un lui ayant dit qu'on en trouvait chez Lucullus, qui en faisait nourrir toute l'année : « Eh  quoi ! répondit-il, si Lucullus n'était pas si friand, Pompée ne pourrait pas vivre ? » Il laissa l'ordonnance du médecin, et se contenta d'un mets plus facile à trouver. Mais cela n'eut lieu que longtemps après l'époque où nous sommes. 

III. Dans sa première jeunesse, comme il servait sous son père, qui faisait la guerre à Cinna, il avait pour ami un certain Lucius Terentius, avec lequel il partageait sa tente, et qui, gagné par l'argent que Cinna lui offrit, promit de tuer Pompée, pendant que d'autres conjurés mettraient le feu à la tente du général. Pompée, informé à table de ce complot, ne laissa paraître aucun trouble ; il but même plus qu'à son ordinaire, fit beaucoup de caresses à Terentius, et, après qu'on fut allé se coucher, il sortit secrètement de sa tente, plaça des gardes autour de celle de son père, et se tint tranquille. Lorsque Terentius crut que l'heure était venue, il se lève, va, l'épée nue à la main, au lit de Pompée ; et, s'approchant du matelas sur lequel il le croyait couché, il donne plusieurs coups dans les couvertures. En même temps il s'élève dans le camp un


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 grand tumulte causé par la haine qu'on portait au général : déjà les soldats se mettent en mouvement pour aller se rendre à l'ennemi ; ils plient leurs tentes et prennent les armes. Le général, effrayé de ce mouvement séditieux, n'ose sortir de sa tente ; Pompée, se présentant au milieu de ces mutins, les conjure avec larmes de ne pas abandonner son père : ne pouvant les apaiser, il se jette enfin en travers sur la porte du camp, le visage contre terre, et, tout baigné de pleurs, il leur ordonne, s'ils veulent absolument s'en aller, de lui passer sur le corps. Les soldats, honteux de le voir en cet état, changèrent de disposition ; et, à l'exception de huit cents, ils se réconcilièrent tous avec leur général. 

IV. Après la mort de son père, il eut, en sa qualité d'héritier, un procès à soutenir sur le crime de péculat dont Strabon était accusé. Pompée ayant découvert qu'un des affranchis de son père, nommé Alexandre, avait détourné à son profit la plus grande partie des derniers publics, le traduisit devant ses juges. Mais il fut accusé en son propre nom d'avoir retenu des filets de chasse et des livres pris à Asculum ; son père, en effet, les lui avait donnés du butin de cette ville, et il les avait perdus depuis, lorsque les satellites de Cinna, après le retour de ce général à Rome, forcèrent la maison de Pompée et la pillèrent. Dans le cours de ce procès, il eut de grands combats à livrer contre son accusateur ; et il fit paraître dans sa défense une pénétration et une fermeté au-dessus de son âge, qui lui acquirent autant de réputation que de faveur. Le préteur Antistius, qui présidait à ce jugement, conçut pour lui une telle affection, qu'il résolut de lui donner sa fille en mariage, et lui en fit faire la proposition par ses amis. Pompée la reçut avec joie, et le mariage fut arrêté ; mais il resta secret. Cependant l'intérêt qu'Antistius montrait pour Pompée le fit découvrir au peuple ; et à la fin du procès, lorsque le préteur prononça la sentence qui déclarait Pompée absous, la multitude, comme si elle en eût reçu l'ordre, se mit à crier plusieurs fois : A Talasius ! mot qui, de toute antiquité, s'emploie à


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 Rome dans les noces. Voici, dit-on, l'origine de cet usage. Lorsque les plus nobles d'entre les Romains enlevèrent les filles sabines qui étaient venues à Rome pour y voir célébrer des jeux, des pâtres et des bouviers ravirent une jeune fille d'une beauté et d'une taille distinguées ; et, de peur qu'elle ne leur fût enlevée par quelqu'un des nobles, ils crièrent en courant : A Talasius ! C'était le nom d'un des Romains les plus connus et les plus estimés. Quand les passants l'entendirent nommer, ils battirent des mains et répétèrent ce cri, comme un signe de leur approbation et de leur joie. Ce mariage ayant été très heureux pour Talasius, on a depuis répété, par manière de jeu, cette acclamation pour ceux qui se marient. Ce récit est ce qui m'a paru de plus vraisemblable sur l'origine du cri de Talasius (03). 

V. Peu de jours après le jugement de cette affaire, Pompée épousa la fille d'Antistius, et se rendit ensuite au camp de Cinna, où il se vit bientôt en butte à des calomnies qui, lui donnant des sujets de crainte, l'obligèrent de se dérober secrètement. Comme il ne reparut pas, le bruit se répandit dans l'armée que Cinna l'avait fait tuer ; à l'instant ceux qui avaient pour ce général une haine déclarée coururent pour se jeter sur lui. Il prit la fuite ; mais, atteint par un capitaine qui le poursuivait l'épée à la main, il se jette à ses genoux et lui présente son cachet, qui était d'un fort grand prix. « Je ne viens pas sceller un contrat, lui répondit avec insulte le  »capitaine, mais punir un tyran aussi injuste qu'impie ;«  et en disant ces mots il le tua. Cinna ayant péri de cette manière eut pour successeur dans la conduite des affaires, Carbon, tyran plus cruel encore. Bientôt Sylla revint, désiré de la plupart des Romains, à qui les maux dont ils étaient accablés faisaient envisager comme un grand bien un changement de maître. Tel était le sort déplorable où les malheurs passés avaient réduit la ville, que désespérant de recouvrer sa liberté, elle ne cherchait qu'une servitude plus douce. Pompée


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était alors dans le Picénum, contrée de l'Italie où il avait des terres ; il s'y était retiré parce qu'il se plaisait dans ce pays, dont les villes avaient pour sa famille une affection héréditaire. Il vit que les plus considérables et les plus honnêtes d'entre les Romains abandonnaient leurs maisons pour se rendre de tous côtés au camp de Sylla, comme dans un port assuré. Il prit aussi la résolution d'y aller ; mais il ne crut pas qu'il fût de sa dignité d'y paraître comme un fugitif qui ne contribuait en rien à la défense commune et qui venait mendier du secours. Il voulut, en rendant à Sylla un service important, arriver d'une manière honorable dans son camp, à la tête d'une armée. Il commença donc à sonder les Picéniens et à les solliciter de prendre les armes ; ils y consentirent, et ne voulurent pas même écouter les émissaires de Carbon. Un d'entre eux, nommé Vindicius, leur ayant dit que Pompée, à peine sorti de l'école, était donc devenu pour eux un grand orateur, ils en furent tellement irrités, qu'ils se jetèrent sur lui et le massacrèrent. Pompée, alors âgé de vingt-trois ans, n'attendit pas qu'on lui déférât le commandement ; mais, s'en donnant à lui-même l'autorité, il fit dresser un tribunal sur la place d'Auximum, ville considérable du Picénum ; là il rendit une sentence pour ordonner à deux frères, nommés Ventidius, qui étaient les premiers du pays, et qui, par intérêt pour Carbon, s'opposaient aux desseins de Pompée, de sortir sur l'heure de la ville. Ayant ensuite levé des gens de guerre, nommé des capitaines, des chefs de bande et établi les divers grades de la milice romaine, il parcourut les autres villes et fit partout de même. Tous les partisans de Carbon se retiraient à son approche et lui cédaient la place ; les autres s'étaient joints à lui avec empressement. Il eut bientôt complété trois légions et rassemblé les vivres, les bagages, les chariots et tout l'appareil nécessaire. Alors il se mit en chemin pour aller trouver Sylla, sans hâter sa marche, sans vouloir se cacher ; au contraire ; il s'arrêtait souvent sur sa route, pour faire le plus de mal qu'il pouvait à ses en-


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nemis et pour exciter toutes les villes d'Italie à se déclarer contre Carbon. 

VI. Trois chefs du parti contraire vinrent l'assaillir en même temps ; c'étaient Carrinnas, Célius et Brutus ; ils ne l'attaquèrent pas de front ni tous ensemble, mais par trois différents côtés et avec trois corps d'armée séparés, dans l'espoir de l'envelopper et de l'enlever facilement. Pompée, sans s'effrayer de leur nombre, rassemble toutes ses forces, tombe sur les troupes de Brutus avec sa cavalerie, qu'il commandait en personne et qu'il avait placée au front de la bataille. La cavalerie des ennemis, composée de Gaulois, donna aussi la première ; Pompée, prévenant celui qui en était le chef et qui paraissait le plus fort de la troupe, le perce de sa lance et le renverse par terre ; à l'instant tous les autres tournent le dos, jettent le désordre parmi l'infanterie et l'entraînent dans leur fuite. Cette déroute mit la division entre les trois généraux, qui se retirèrent chacun de son côté ; les villes, attribuant à la crainte cette dispersion des ennemis, se rendirent à Pompée. Le consul Scipion marcha aussi contre lui ; mais, avant que les deux armées fussent à la portée du trait, les soldats de Scipion, saluant ceux de Pompée, passèrent de leur côté, et Scipion fut obligé de prendre la fuite. Enfin, Carbon ayant détaché contre lui, près de la rivière d'Arsis, plusieurs compagnies de sa cavalerie, Pompée les chargea si vigoureusement, qu'il les mit en fuite, et que, les ayant poursuivies avec vivacité, il les força de se jeter dans des lieux difficiles, où la cavalerie ne pouvait agir ; elle perdit tout espoir de se sauver, et se rendit à Pompée avec ses chevaux et ses armes. 

VII. Sylla ignorait encore tous ces combats ; mais aux premières nouvelles qu'il en reçut, il craignit pour Pompée, en le voyant environné de tant et de si grands capitaines ; et il se hâta d'aller à son secours. Pompée, informé de son approche, ordonne à tous ses officiers de faire prendre les armes à leurs soldats et de les ranger en bataille, afin que l'armée parût devant son général dans le meilleur état et dans l'appareil le


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plus brillant. Il s'attendait à de grands honneurs, et il en reçut de plus grands encore. Dès que Sylla le vit venir à lui, et qu'il aperçut ses troupes dans le plus bel ordre, toutes composées de beaux hommes, à qui leurs succès inspiraient autant de fierté que de joie, il descendit de cheval, et salué par Pompée du nom d'imperator, il le salua du même titre, au grand étonnement de tous ceux qui l'environnaient, et qui ne s'attendaient pas que Sylla communiquât à un jeune homme qui n'était pas encore sénateur un titre si honorable, pour lequel il faisait la guerre aux Scipion et aux Marius. Le reste de sa conduite répondit à ces premiers témoignages de satisfaction : il se levait toujours devant Pompée, et ôtait de dessus sa tête le pan de sa robe, ce qu'il ne faisait pas facilement pour tout autre, quoiqu'il fût environné d'un grand nombre d'officiers distingués. Pompée ne s'enfla point de ces honneurs ; au contraire, Sylla ayant voulu l'envoyer dans la Gaule, où Metellus commandait et ne faisait rien qui répondît aux grandes forces dont il disposait, il lui représenta qu'il ne serait pas honnête d'enlever le commandement de l'armée à un général plus âgé que lui et qui jouissait d'une plus grande réputation ; mais que si Metellus y consentait et qu'il l'engageât de lui-même à venir l'aider dans cette guerre, il était tout prêt à l'aller joindre. Metellus accepta volontiers cette offre, et lui écrivit de se rendre auprès de lui. Pompée entra donc dans la Gaule, où les exploits étonnants qu'il fit réchauffèrent l'audace et l'ardeur guerrière de Metellus, que la vieillesse avait presque éteintes : ainsi, le fer embrasé et mis en fusion, si on le verse sur un fer dur et froid, l'amollit et le fond plus vite que le feu même. Lorsqu'un athlète est devenu le premier entre tous ses rivaux, et qu'il s'est couvert de gloire dans tous les combats, on ne parle plus des victoires de son enfance, on ne les inscrit pas dans les fastes publics ; de même j'ai évité de toucher aux exploits que fit alors Pompée, quelque admirables qu'ils soient en eux-mêmes, parce qu'ils sont comme ensevelis sous le nombre et la grandeur de ses dernières actions ; je n'ai pas


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voulu, en m'arrêtant trop sur les premiers, m'exposer à passer légèrement sur ses plus beaux faits d'armes et sur les événements de sa vie qui font le mieux connaître le caractère et les mœurs de cet homme célèbre. 

VIII. Sylla, devenu maître de l'Italie et déclaré dictateur, récompensa ses lieutenants et ses capitaines par des richesses, des dignités et des grâces de toutes sortes, qu'il leur accordait avec autant de libéralité que de satisfaction ; mais plein d'estime et d'admiration pour la vertu de Pompée, et le jugeant propre à donner un grand appui à son autorité, il voulut absolument se l'attacher par une alliance. Sa femme Métella étant entrée dans ce projet, ils persuadèrent à Pompée de répudier Antistia et d'épouser Emilie, petite-fille de Sylla par Métella sa fille, femme de Scaurus, laquelle était déjà mariée et actuellement enceinte. Ce mariage, dicté par la tyrannie, était plus convenable aux temps de Sylla qu'à la vie et aux mœurs de Pompée : quoi de moins digne en effet de lui que d'introduire dans sa maison une femme enceinte, du vivant même de son mari, et d'en chasser, avec autant d'ignominie que de dureté, Antistia, dont le père venait de périr pour ce mari même qui la répudiait ? Car Antistius avait été tué dans le sénat, parce que son alliance avec Pompée fit croire qu'il était du parti de Sylla. La mère d'Antistia, ne pouvant supporter l'affront de sa fille, se tua de sa propre main ; et cette mort funeste fut comme un épisode de la tragédie de ses noces, que suivit bientôt celle d'Émilie, qui mourut en couche dans la maison de Pompée.

IX. On apprit dans le même temps à Rome que Perpenna s'était emparé de la Sicile, dont il voulait faire une retraite pour tous ceux qui restaient encore de la faction contraire à celle de Sylla ; que Carbon croisait avec une flotte dans les mers de cette île; que Domitius était passé en Afrique, et que les plus illustres d'entre les bannis qui avaient pu échapper à la proscription s'y étaient retirés. Pompée, envoyé contre eux avec une puissante armée, n'eut pas plutôt paru qu'il


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fit abandonner la Sicile à Perpenna ; il adoucit le sort des villes opprimées, et les traita avec beaucoup d'humanité, à l'exception des Mamertins, habitants de Messine, qui, se fondant sur une ancienne loi des Romains, refusaient de comparaître à son tribunal, et déclinaient sa juridiction. « Ne cesserez-vous pas, leur dit Pompée, de nous alléguer vos lois, à nous qui portons l'épée ? » On trouva qu'il insultait, avec une sorte d'inhumanité, au malheur de Carbon ; si sa mort était nécessaire, comme elle pouvait l'être, il fallait le faire mourir aussitôt qu'il avait été arrêté, et l'odieux en serait retombé sur celui qui l'avait ordonnée ; au contraire, Pompée fit traîner devant lui, chargé de chaînes, un Romain illustre, trois fois honoré du consulat ; du haut de son tribunal, il le jugea lui-même en présence d'une foule nombreuse, qui faisait éclater sa douleur et son indignation, et donna ordre qu'on l'emmenât pour être exécuté : lorsqu'on l'eut conduit au lieu du supplice, et qu'il vit l'épée nue, il demanda à se retirer un moment à l'écart pour un besoin qui le pressait. Caïus Oppius, l'ami de César, rapporte que Pompée traita avec la même inhumanité Quintus Valérius : comme il le connaissait pour un homme de lettres et d'un savoir peu commun, quand on l'eut amené, il le tira à part, se promena quelque temps avec lui et, après l'avoir interrogé et en avoir appris ce qu'il voulait savoir, il ordonna à ses satellites de le conduire au supplice ; mais il ne faut croire qu'avec beaucoup de réserve ce qu'Oppius écrit des ennemis et des amis de César. Pompée ne pouvait se dispenser de faire punir les ennemis de Sylla les plus connus, et ceux qui avaient été pris au su de tout le monde ; pour ceux qui purent s'échapper, il fit semblant, autant que cela fut possible, de ne pas s'en apercevoir ; il y en eut même dont il favorisa la fuite. Il avait résolu de châtier les Himéréens, qui avaient embrassé le parti de ses ennemis ; mais un de leurs orateurs, nommé Sthénis, ayant demandé la permission de parler, lui représenta qu'il serait injuste de pardonner au coupable, et de faire périr ceux qui n'avaient aucun tort.


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Pompée lui demanda de quel coupable il voulait parler : « De moi-même, lui répondit Sthénis ; c'est moi qui ai séduit mes amis et forcé mes ennemis de se jeter dans le parti qu'ils ont suivi ». Pompée, charmé de sa franchise et de sa magnanimité, lui pardonna d'abord, et ensuite à tous les autres Himéréens. Informé que ses soldats commettaient des désordres dans leur marche, il scella leurs épées de son cachet, et punit tous ceux qui rompirent le sceau.

X. Pendant qu'il agissait ainsi en Sicile, il reçut un décret du sénat et des lettres de Sylla, qui lui ordonnaient de passer en Afrique, et d'y faire vigoureusement la guerre à Domitius, qui avait mis sur pied une armée beaucoup plus nombreuse que celle qu'avait Marius lorsqu'il était repassé depuis peu d'Afrique en Italie, et que, de fugitif devenu tyran, il avait porté dans Rome le trouble et le désordre. Pompée fit promptement tous les préparatifs nécessaires ; et, laissant pour commander à sa place, en Sicile, Memnius, le mari de sa sœur, il se mit en mer avec cent vingt vaisseaux de guerre et quatre-vingts vaisseaux de charge qui portaient des vivres, des armes, de l'argent et de machines de guerre. Sa flotte eut à peine abordé, partie à Utique, partie à Carthage, que sept mille des ennemis vinrent se rendre à lui et se joindre aux six légions complètes qu'il avait amenées. Il eut là, dit-on, une aventure assez plaisante : quelques-uns de ses soldats trouvèrent un trésor considérable, qu'ils partagèrent entre eux ; le bruit s'en étant répandu, tous les autres furent persuadés que ce lieu était plein de richesses que les Carthaginois y avaient cachées dans le temps de leurs revers. Il ne lui fut pas possible pendant plusieurs jours, de tirer aucun service de ses troupes, qui ne travaillaient qu'à chercher des trésors ; il se promenait lui-même au milieu d'eux, riant de voir tant de milliers d'hommes fouiller et remuer tout le sol de cette plaine : lassés enfin de ces recherches inutiles, ils lui dirent qu'il pouvait les mener où il voudrait, et qu'ils étaient assez punis de leur sottise.

XI. Domitius avait mis son armée en bataille ; mais, comme


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 il avait devant lui une fondrière profonde et difficile à passer, que d'ailleurs il tombait depuis le matin une pluie abondante, accompagnée d'un grand vent, il crut qu'on ne pourrait pas combattre ce jour-là, et fit donner l'ordre de se retirer. Pompée, au contraire, saisissant cette occasion favorable, se met promptement en marche, et passe la fondrière. Les ennemis, quoique en désordre et troublés d'une attaque imprévue, où ils ne pouvaient agir tous ensemble ni prendre leurs rangs, soutinrent le choc, incommodés d'ailleurs par la pluie, que le vent leur poussait dans le visage. L'orage nuisait aussi aux Romains, qui ne pouvaient ni se voir ni se distinguer les uns les autres : Pompée lui-même fut en danger d'être tué, parce qu'il ne répondit pas assez tôt à un soldat qui, ne le reconnaissant pas, lui demanda le mot. Mais enfin ils enfoncèrent les ennemis, et en firent un horrible carnage : sur vingt mille qu'ils étaient, il ne s'en sauva que trois mille. Les soldats de Pompée le saluèrent du nom d'imperator ; mais il leur déclara qu'il n'accepterait pas ce titre tant que le camp des ennemis subsisterait ; et que, s'ils le jugeaient digne de cet honneur, il fallait commencer par abattre ces retranchements. Ils vont à l'instant les assaillir ; et Pompée, pour ne plus courir le danger auxquels il venait d'être exposé, combattit sans casque ; le camp fut emporté de force, et Domitius y périt. Cette victoire attira la plupart des villes dans le parti de Sylla, et l'on emporta d'assaut celles qui firent quelque résistance. Pompée fit prisonnier le roi Barbas, qui avait combattu avec Domitius, et il donna son royaume à Hiempsal. Mais, pour profiter de sa fortune et de l'ardeur de ses troupes, il se jeta dans la Numidie, s'y avança de plusieurs journées de chemin, soumit tout ce qui était sur son passage, et rendit la puissance des Romains plus redoutable à ces barbares, qui commençaient à ne plus tant la craindre. Il ne fallait pas même, disait-il, laisser les bêtes féroces répandues dans l'Afrique, sans leur faire éprouver la force et la fortune des Romains. Il passa donc plusieurs jours à la chasse des


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 lions et des éléphants, et ne mit, à ce qu'on assure, que quarante jours à détruire les ennemis, à soumettre l'Afrique, à terminer les affaires des rois du pays ; et il n'avait encore que vingt-quatre ans. 

XII. De retour à Utique, il reçut des lettres de Sylla, qui lui ordonnait de licencier ses troupes, et d'attendre là, avec une seule légion, le capitaine qui devait le remplacer. Cet ordre lui causa un secret déplaisir, qu'il eut de la peine à contenir ; mais les soldats témoignèrent ouvertement leur indignation ; et lorsque Pompée les pria de partir pour l'Italie, ils éclatèrent en injures contre Sylla ; ils protestèrent qu'ils n'abandonneraient point Pompée, et qu'ils ne souffriraient pas qu'il se fiât à un tyran. Il essaya d'abord de les adoucir par ses représentations ; mais, voyant qu'il ne pouvait rien gagner sur eux, il descendit de son tribunal, ils passèrent la plus grande partie du jour, eux à le presser de rester et de garder le commandement, lui à les prier d'obéir et de ne pas se révolter. Comme ils continuaient leurs instances et leurs cris, il leur jura que s'ils voulaient le forcer, il se tuerait lui-même ; ce qui eut encore bien de la peine à les calmer. La première nouvelle qui vient à Sylla fut que Pompée était en rébellion ouverte. « Il est donc de ma destinée, dit-il à ses amis, d'avoir dans ma vieillesse à combattre contre des enfants ! ». Il disait cela à cause du jeune Marius, qui lui avait donné beaucoup d'inquiétude, et l'avait mis dans le plus grand danger. Mais, quand il apprit la vérité, et qu'il sut d'ailleurs que tout le peuple allait au-devant de Pompée et l'accompagnait en lui prodiguant des témoignages de bienveillance, il voulut les surpasser tous ; il sortit à sa rencontre, l'embrassa de la manière la plus affectueuse, et le proclama du nom de Grand, en ordonnant à tous ceux qui le suivaient de lui donner le même titre. Suivant d'autres historiens, ce surnom lui avait été déjà donné en Afrique par toute l'armée ; et Sylla


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en le lui confirmant le rendit irrévocable. Mais Pompée fut le dernier à le prendre, et ne se le donna que longtemps après, lorsqu'il fut envoyé en Espagne contre Sertorius, avec le titre de proconsul ; alors seulement il commença à mettre dans ses lettres et dans ses ordonnances Pompée le Grand ; ce titre auquel on était accoutumé ne pouvait plus exciter l'envie. Cet exemple doit nous faire admirer ces anciens Romains, qui récompensaient par des titres et des surnoms honorables non seulement les exploits militaires, mais encore les vertus politiques. Il y avait déjà eu deux hommes à qui le peuple avait conféré le nom de Maximus, très grand : l'un fut Valérius, pour avoir réconcilié le peuple avec le sénat ; et l'autre Fabius Rullus, pour avoir chassé du sénat quelques fils d'affranchis, qui à la faveur de leurs richesses s'étaient fait élire sénateurs.

XIII. Pompée, de retour à Rome, demanda le triomphe, qui lui fut refusé par Sylla, sous prétexte que la loi ne l'accordait qu'à des consuls ou des préteurs ; que le premier Scipion lui-même, après avoir remporté en Espagne les victoires les plus glorieuses et les plus importantes sur les Carthaginois, ne l’avait pas demandé, parce qu’il n’était ni consul ni préteur : si donc Pompée, qui était encore sans barbe, et à qui sa jeunesse ne permettait pas d'être sénateur, entrait triomphant dans Rome, cette distinction rendrait odieuse la puissance dictatoriale, et deviendrait pour Pompée lui-même une source d'envie. A ces motifs de refus le dictateur ajouta qu'il s'opposerait à son triomphe, et que si Pompée s'y obstinait, il emploierait tout son pouvoir à réprimer son ambition. Pompée, sans s'étonner de sa résistance, lui dit de considérer que plus de gens adoraient le soleil levant que le soleil couchant ; voulant lui insinuer par là que sa propre puissance croissait tous les jours, et que celle de Sylla ne faisait que diminuer et s'affaiblir. Sylla, qui ne l'avait pas bien entendu, et qui s'aperçut au visage et aux gestes des autres qu'ils étaient saisis d'étonnement, demanda ce qu'il avait dit. Lorsqu'on le lui eut répété, surpris de son audace, il s'écria par


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deux fois :  "Qu'il triomphe, qu'il triomphe ! ". Et comme Pompée vit que la plupart de ceux qui étaient présents témoignaient du dépit et de l'indignation, il résolut, pour les irriter encore davantage, de triompher sur un char traîné par quatre éléphants ; car il en avait amené d'Afrique un grand nombre qu'il avait pris aux rois vaincus. Mais la porte de la ville s'étant trouvée trop étroite, il y renonça, et son char fut traîné par des chevaux. Ses soldats, qui n'avaient pas eu de lui tout ce qu'ils en avaient espéré, voulaient exciter du tumulte et troubler son triomphe ; mais il déclara qu'il s'en souciait fort peu et qu'il aimerait mieux ne pas triompher que de se soumettre à les flatter. Ce fut alors que Servilius, un des plus illustres personnages de Rome, et qui s'était le plus opposé à son triomphe, avoua qu'il voyait maintenant dans Pompée un homme véritablement grand et digne du triomphe. Il paraît certain, d'après cela, qu'il n'eût tenu qu'à lui d'être reçu dès lors dans le sénat ; mais il ne montra aucun empressement pour y entrer, parce qu'il ne cherchait, dit-on, la gloire que dans les choses extraordinaires. Il n'eût pas été surprenant que Pompée fût sénateur avant l'âge ; mais quelle gloire pour lui d'avoir obtenu les honneurs du triomphe avant d'être sénateur ! Cette distinction lui gagna même de plus en plus l'affection du peuple, qui vit avec plaisir qu'après avoir été décoré du triomphe il restait dans l'ordre des chevaliers, soumis comme eux à la revue des censeurs.

XIV. Sylla ne le voyait pas sans peine s'élever à un si haut degré de gloire et de puissance ; mais il eut honte d'y mettre obstacle, et se tint en repos jusqu'à ce que Pompée eut, par force et malgré le dictateur, fait nommer Lépidus au consulat en l'appuyant de son crédit et lui rendant le peuple favorable. Sylla, qui après l'élection le vit traverser la place publique suivi d'une foule nombreuse, lui adressa la parole : « Jeune homme, lui dit-il, je vous vois tout glorieux de votre victoire. N'est-ce pas en effet un exploit bien honorable et bien flatteur que d'être parvenu, par vos intrigues auprès du


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 peuple, à faire que Catulus, le citoyen le plus vertueux, ne fût nommé au consulat qu'après Lépidus, le plus méchant des hommes ? Je vous préviens, au reste, de ne pas vous endormir, mais de veiller avec soin vos propres affaires ; car vous vous êtes donné un adversaire beaucoup plus fort que vous. » Ce fut surtout dans son testament que Sylla fit paraître son peu d'affection pour Pompée. Il laissa des legs à tous ses amis, et nomma des tuteurs à son fils, sans faire seulement mention de lui. Pompée supporta cette mortification avec une douceur digne d'un homme d'État, au point que, Lépidus et quelques autres voulant empêcher que Sylla fût enterré dans le champ de Mars et qu'on fît publiquement ses funérailles, Pompée les arrêta et procura à ses obsèques la décence et la sûreté.

XV. Sylla fut à peine mort, qu'on vit se vérifier ses prédiction sur Lépidus, qui, voulant succéder à l'autorité du dictateur, au lieu d'user de détours et de déguisements, prit sur-le-champ des armes ; et, rallumant les restes des anciennes factions qui avaient échappé aux recherches de Sylla, il se fortifia de leur puissance. Catulus, son collègue au consulat, à qui la meilleure et la plus saine partie du sénat et du peuple s'était attachée, avait la plus grande réputation de sagesse et de justice, et passait pour le plus grand des Romains. Mais on le jugeait plus propre à l'administration civile qu'au commandement des armées. Pompée, qui se voyait appelé au gouvernement par la nature même des circonstances, ne balança pas sur le parti qu'il devait suivre ; il se rangea du parti le plus honnête, et fut nommé général de l'armée qu'on faisait marcher contre Lépidus, qui, avec les troupes de Brutus, avait déjà soumis la plus grande partie de l'Italie, et occupait les contrées de la Gaule cisalpine. La présence seule de Pompée eut facilement réduit toutes les villes ; Mutine seule, défendue par Brutus, l'arrêta longtemps. Cependant Lépidus, profitant de ce délai, et s'étant porté vers Rome, campa sous ses murs avec une troupe de gens sans aveu, dont il ef-


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frayait les Romains, et il demandait un second consulat. Mais une lettre de Pompée, qui mandait que la guerre avait été terminée sans combat, dissipa cette frayeur. Brutus, ou traître à son armée, ou trahi par elle, se rendit à Pompée, qui lui donna quelques cavaliers pour l'escorter jusqu'à une petite ville située sur le Pô, où il se retira ; le lendemain, Pompée envoya Geminius avec ordre de le tuer. Ce meurtre fut généralement blâmé ; car, aussitôt après le changement de Brutus, Pompée avait écrit au sénat que ce général s'était rendu volontairement, et ensuite il écrivit une autre lettre pour accuser Brutus, qu'il venait de faire mourir. Ce Brutus était père de celui qui, avec Cassius, donna la mort à César ; mais ce fils ne ressembla à son père ni dans la manière de faire la guerre ni dans le genre de sa mort, comme nous l'avons rapporté dans sa vie. Lépidus, chassé de l'Italie, se réfugia dans la Sardaigne, où il mourut, d'une maladie que lui causa non la douleur de voir ses affaires ruinées, mais le chagrin d'avoir appris, par une lettre qui lui tomba entre les mains, l'adultère de sa femme.

XVI. Cependant Sertorius, général si différent en tout de Lépidus, s'était rendu maître d'une partie de l'Espagne et se faisait redouter des Romains, qui se voyaient menacés des plus grands revers. Tous les restes des guerres civiles, tels qu'une dernière maladie du corps politique, s'étaient rassemblés autour de lui. Il avait déjà défait plusieurs généraux sans expérience ; et alors il faisait la guerre contre Metellus Pius, capitaine distingué et d'une grande réputation, mais qui, appesanti par l'âge, laissait échapper les occasions favorables que la guerre lui présentait et que Sertorius lui ravissait toujours par sa promptitude et son activité. Celui-ci paraissait tout à coup devant Metellus avec une extrême audace, et, faisant la guerre à la manière des brigands, il troublait sans cesse par ses embûches, par ses courses imprévues, un général accoutumé, comme un athlète, à des combats réguliers, et qui ne savait conduire que des troupes pesamment armées,


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faites pour combattre de pied ferme. Pompée, qui avait encore toutes ses troupes, intriguait à Rome pour être envoyé au secours de Metellus, et, sans égard à l'ordre que lui avait donné Catulus de licencier ses troupes, il se tenait, sous divers prétextes, toujours en armes autour de la ville, jusqu'à ce qu'enfin, sur la proposition de Philippe, on lui donna le commandement qu'il désirait. Quelqu'un des sénateurs ayant demandé à Philippe avec étonnement s'il croyait qu'il fallût envoyer Pompée en Espagne pour le consul : « Non seulement pour le consul, repartit Philippe, mais pour les consuls ; voulant faire entendre par là que les deux consuls n'étaient propres à rien. Pompée ne fut pas plutôt arrivé en Espagne, que les nouvelles espérances qu'il fit concevoir, comme il est ordinaire à un nouveau général qui jouit d'une grande réputation, changèrent les dispositions des esprits ; les peuples qui n'étaient pas solidement attachés à Sertorius se révoltèrent contre lui ; et Sertorius, vivement piqué de cette désertion, se permit contre Pompée des propos pleins d'arrogance et des railleries insultantes : « Si je ne craignais cette vieille, disait-il en parlant de Metellus, je ne ferais usage contre cet enfant que de la férule ou du fouet. » Mais au fond il redoutait Pompée ; et cette crainte l'obligea de se tenir sur ses gardes et de faire la guerre avec plus de précautions. Car Metellus (ce qu'on aurait eu peine à croire) menait une vie déréglée et s'abandonnait à toutes sortes de voluptés ; il s'était fait subitement en lui un changement si extraordinaire, qu'il donnait dans le plus grand luxe et faisait une dépense excessive. Cette conduite attirait à Pompée une bienveillance singulière, et augmentait de plus en plus la bonne opinion qu'on avait de lui : on le voyait avec plaisir ajouter de jour en jour à une frugalité qui ne paraissait pas susceptible de retranchement ; car il était naturellement porté à la tempérance et à la modération dans tous ses désirs.

XVII. Des divers événements qui eurent lieu dans cette guerre, aucun n'affligea autant Pompée que la prise de Lau-


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ron par Sertorius ; il croyait le tenir renfermé devant cette ville, et il s'en était même vanté avec assez de complaisance, quand tout à coup il se trouva lui-même tellement enveloppé, que, n'osant faire aucun mouvement, il vit Lauron livrée aux flammes en sa présence. Il est vrai que bientôt après il vainquit, près de Valence, Hérennius et Perpenna, deux officiers distingués qui s'étaient réfugiés auprès de Sertorius, dont ils étaient les lieutenants, et leur tua plus de dix mille hommes. Enflé de cette victoire, il conçut de plus hautes espérances, et se hâta de marcher contre Sertorius, afin que Metellus ne partageât point avec lui l'honneur de la victoire. Les armées en vinrent aux mains vers la fin du jour, près de la rivière de Sucron ; les deux généraux craignaient également l'arrivée de Metellus : Pompée, pour combattre seul ; Sertorius, pour n'avoir à combattre qu'un général. Le succès fut douteux, il y eut des deux côtés une aile victorieuse ; mais, des deux généraux, Sertorius y acquit plus de gloire, car il renversa et mit en déroute l'aile qui lui était opposée. Durant l'action, Pompée fut attaqué par un cavalier d'une taille avantageuse qui était démonté ; ils se chargèrent vigoureusement, et, leurs épées ayant glissé sur leurs mains avec des effets bien différents, Pompée fut légèrement blessé, et il coupa la main de son ennemi. Une foule de barbares, voyant les troupes de Pompée en fuite, coururent tous ensemble sur lui ; mais il se sauva contre toute espérance, en abandonnant son cheval, dont le harnais d'or et les riches ornements arrêtèrent les ennemis, qui en se battant pour le partage du butin donnèrent à Pompée le temps de s'échapper. Le lendemain, à la pointe du jour, les deux généraux remirent leurs troupes en bataille, pour assurer la victoire que chacun d'eux disait avoir remportée ; mais l'arrivée de Metellus obligea Sertorius de se retirer et de laisser son armée se débander ; car ses soldats étaient accoutumés ainsi à se disperser et à se rassembler en un instant ; en sorte que souvent Sertorius errait seul dans la campagne, et que tout à coup il reparaissait à la tête de cent


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cinquante mille combattants, comme un torrent qui, souvent à sec, se trouve plein en un instant.

XVIII. Après la bataille, Pompée alla au-devant de Metellus ; et quand il fut près de lui, il donna ordre à ses lieutenants de baisser leurs faisceaux, pour faire honneur à ce général, qui le surpassait en dignité. Metellus s'y opposa, et en toute occasion il montra la plus grande modestie, ne s'attribuant, soit comme consulaire, soit comme son ancien d'autres prérogatives que de donner, quand ils campaient ensemble, le mot d'ordre à toute l'armée : mais le plus souvent leurs camps étaient séparés, car ils avaient affaire à un ennemi qui, toujours en activité, et sachant en un clin d'œil les attirer d'un combat à un autre, les obligeait de diviser souvent leurs forces ; enfin, en leur coupant les vivres, en ravageant tout le pays, en se rendant maître de la mer, il les chassa tous deux de l'Espagne, et les força faute de subsistances, de se retirer dans d'autres provinces. Cependant Pompée, qui avait sacrifié à cette guerre la plus grande partie de sa fortune, écrivit au sénat de lui envoyer de l'argent, s'il ne voulait pas qu'il ramenât son armée en Italie. Lucullus, alors consul, et ennemi de Pompée, aspirant à être chargé de la guerre contre Mithridate, réussit à lui en faire envoyer ; il craignait que le refus de cet argent ne fournît à Pompée le prétexte qu'il cherchait de laisser là Sertorius et de tourner ses armes contre Mithridate, qui lui offrait une expédition plus glorieuse, et un adversaire plus facile à vaincre.

XIX. Cependant Sertorius victime de la trahison de ses propres officiers : à la tête de cette conjuration était Perpenna, qui crut pouvoir le remplacer, parce qu'il avait la même armée et les mêmes appareils de guerre ; mais il n'avait pas le même talent pour en faire usage. Pompée, qui s'était aussitôt mis en campagne, informé que Perpenna ne savait par où s'y prendre, lui détacha dix cohortes, comme une amorce pour le combat, avec ordre de s'étendre dans la plaine. Perpenna, ayant donné dans le piège, se mit à la pour-


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suite de ces troupes ; mais Pompée, paraissant tout à coup avec le reste de son armée, le charge, le défait et le met en déroute. La plupart des officiers périrent dans le combat ; Perpenna fut pris et amené à Pompée, qui le fit tuer sur-le-champ : en cela il ne manqua pas à la reconnaissance, et n'oublia pas les services qu'il en avait reçus en Sicile, comme quelques-uns l'en ont accusé ; au contraire, il fit un trait de grandeur d'âme qui sauva la République : car Perpenna, s'étant saisi des papiers de Sertorius, montrait des lettres des plus puissants d'entre les Romains qui, dans l'intention de troubler l'Etat et de changer la forme du gouvernement, appelaient ce général en Italie. Pompée, qui craignit que la publicité de ces lettres n'allumât des guerres plus vives que celles qu'on venait d'éteindre, les brûla sans les lire et fit mourir Perpenna. Après avoir séjourné en Espagne autant de temps qu'il en fallut pour assoupir les plus grands troubles, pour apaiser et dissiper les émotions qui auraient pu ranimer la guerre, il ramena son armée en Italie, où il arriva fort à propos, lorsque la guerre des esclaves était dans sa plus grande vigueur. Crassus, qui commandait les Romains contre ces rebelles, sachant que Pompée approchait, se hâta de livrer témérairement la bataille ; il eut le bonheur de la gagner, et tua douze mille trois cents de ces esclaves ; mais la fortune, qui voulait absolument faire partager à Pompée la gloire de ce succès, fit que cinq mille de ces fugitifs qui s'étaient sauvés du combat, tombèrent entre ses mains ; il les tailla tous en pièces, et, se hâtant de prévenir Crassus, il écrivit promptement au sénat qu'à la vérité, lui il avait extirpé les racines de cette guerre ; ce que les Romains, remplis d'affection pour Pompée, aimaient à entendre et à répéter. Pour la défaite de Sertorius en Espagne, personne n'eût osé dire, même en plaisantant, qu'un autre que Pompée y eût eu part.

XX. Malgré l'estime singulière qu'on avait pour lui, et les hautes espérances qu'il avait fait concevoir, les Romains ne


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 laissaient pas de craindre qu'il ne voulût pas licencier son armée, et que, s'élevant par la force à la suprême puissance, il ne succédât à la tyrannie de Sylla. Aussi, dans cette foule si nombreuse qui allait au-devant de lui sur les chemins pour le recevoir, la crainte en conduisait autant que l'affection ; mais l'assurance qu'il donna qu'après son triomphe il congédierait ses troupes ayant dissipé ce soupçon, ses envieux n'eurent plus à lui reprocher que la préférence qu'il donnait au peuple sur le sénat, et le projet qu'il avait formé, pour plaire à la multitude, de relever la dignité du tribunat, abattue par Sylla : ce reproche était fondé, car il n'y avait rien que le peuple romain ne désirât plus ardemment et avec plus de fureur que le rétablissement de cette magistrature. Pompée regardait donc comme un grand bonheur pour lui l'occasion qui se présentait de la lui rendre ; il sentait que s'il était prévenu par un autre, il ne s'offrirait jamais une grâce à faire au peuple, par laquelle il pût reconnaître l'affection qu'on lui portait. Il obtint à la fois un second triomphe, et le consulat et la réunion de ces deux honneurs n'ajouta point à l'estime et à l'admiration qu'il inspirait ; mais ce qui parut le témoignage le plus illustre de sa grandeur, c'est que Crassus, le plus riche, le plus éloquent, la plus grand de tous ceux qui avaient part au gouvernement, qui méprisait même Pompée et tous les autres magistrats n'osa cependant briguer le consulat qu'après en avoir demandé la permission à Pompée, à qui cette démarche fit plaisir ; car depuis longtemps il cherchait l'occasion d'obliger Crassus et de se lier avec lui ; aussi appuya-t-il sa demande avec le plus grand zèle, et en sollicitant le peuple en faveur de Crassus il protesta qu'il ne saurait pas plus de gré du consulat même, que du choix qu'on ferait de Crassus pour son collègue. Cependant, lorsqu'ils eurent été nommés consuls, ils ne cessèrent d'être toujours en opposition.

XXI. Crassus avait plus d'autorité dans le sénat, et Pompée plus de crédit auprès du peuple ; il lui avait rendu le tribunat


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 et avait permis que, par une loi expresse, les jugements fussent de nouveau transférés aux chevaliers. Le peuple le vit avec un plaisir singulier paraître devant les censeurs pour demander l'exemption du service militaire. C'était la coutume à Rome que les chevaliers, après avoir servi le temps prescrit par la loi amenassent leur cheval sur la place publique, devant les deux magistrats qu'on appelle censeurs ; et là, après avoir nommé les généraux et les capitaines sous lesquels ils avaient servi, après avoir rendu compte des campagnes qu'ils avaient faites, ils obtenaient leur congé et recevaient publiquement l'honneur ou la honte que chacun méritait par sa conduite. Les censeurs Gellius et Lentulus étaient assis alors sur leur tribunal, avec les ornements de leur dignité, et ils faisaient la revue des chevaliers, lorsqu'on vit de loin Pompée descendre vers la place, précédé de tout l'appareil de la dignité consulaire, et menant lui-même son cheval par la bride. Quand il fut assez près pour être reconnu des censeurs, il ordonna à ses licteurs de s'ouvrir, et approcha son cheval du tribunal de ces magistrats. Le peuple, saisi d'admiration, gardait un profond silence ; et les censeurs à cette vue montraient une joie mêlée de respect. Le plus ancien de ces magistrats lui adressant la parole : « Pompée le Grand, lui dit-il, je vous demande si vous avez fait toutes les campagnes ordonnées par la loi. - Oui, je les ai toutes faites, répondit Pompée à haute voix, et je n'ai jamais eu que moi pour généra (04)l. » A ces mots, le peuple poussa de grands cris, et, dans les transports de sa joie, il ne pouvait mettre fin à ses acclamations ; les censeurs se levèrent et le reconduisirent chez lui, pour faire plaisir à la foule de citoyens qui le suivaient avec de grands applaudissements.


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XXII. Le consulat de Pompée touchait à sa fin, et ses dissensions avec Crassus n'avaient fait qu'augmenter ; un certain Caïus Aurélius, de l'ordre des chevaliers, qui ne prenait aucune part aux affaires publiques, montant à la tribune un jour d'assemblée, dit publiquement que Jupiter lui avait apparu dans son sommeil et lui avait ordonné de dire aux consuls de ne point sortir de charge avant de s'être réconciliés. Pompée, après cette déclaration, resta toujours debout, sans proférer une seule parole ; mais Crassus, lui prenant la main et le saluant le premier, dit à haute voix : « Romains, je ne crois pas descendre au-dessous de ma dignité en faisant les avances à Pompée, à cet homme que vous avez vous-mêmes honoré du titre de Grand dans sa première jeunesse (05), et à qui vous avez décerné le triomphe avant qu'il eût entré au sénat. » Après cette réconciliation publique ils se démirent du consulat. Crassus continua le genre de vie qu'il avait mené jusqu'alors, et Pompée évita de plaider, autant qu'il lui fut possible ; il se retira peu à peu de la place, parut rarement en public et toujours accompagné d'une suite nombreuse ; il n'était plus facile de le voir et de lui parler qu'au milieu de la foule ; il aimait à se monter entouré d'un grand nombre de personnes qui lui faisaient la cour, persuadé que ce cortège lui donnait un air de grandeur et de majesté qui attirait le respect, et qu'il fallait pour conserver sa dignité ne jamais se familiariser avec des gens d'une condition obscure. Ceux en effet qui doivent leur grandeur à leurs succès dans les armes, et qui ne savent pas se plier à l'égalité populaire, courent risque d'être méprisés quand, reprenant la toge, ils veulent être les premiers dans la ville, comme ils l'ont été dans les camps : d'un autre côté, ceux qui n'ont joué à l'armée qu'un rôle inférieur ne peuvent supporter de ne pas avoir au moins dans la ville le premier rang ; aussi quand ils tiennent dans les assemblées un homme qui s'est


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illustré par ses victoires, ils le rabaissent autant qu'ils peuvent, et le mettent presque sous leurs pieds ; mais s'il leur cède dans la ville d'honneur et l'autorité, alors ils ne lui envient pas sa gloire militaire ; c'est ce que donnèrent clairement à connaître les événements qui eurent lieu peu de temps après.

XXIII. La puissance des pirates, qui prit naissance en Cilicie, eut une origine d'autant plus dangereuse, qu'elle fut d'abord à peine connue. Les services qu'ils rendirent à Mithridate pendant sa guerre contre les Romains augmentèrent leurs forces et leur audace. Dans la suite, les Romains, qui, occupés par leurs guerres civiles, se livraient mutuellement des combats jusqu'aux portes de Rome, laissèrent la mer sans armée et sans défense. Attirés insensiblement par cet abandon, les pirates firent de tels progrès, que, non contents d'attaquer les vaisseaux, ils ravageaient les îles et les villes maritimes. Déjà même les hommes les plus riches, les plus distingués par leur naissance et par leur capacité, montaient sur des vaisseaux corsaires et se joignaient à eux; il semblait que la piraterie fût devenue un métier honorable et qui dût flatter l'ambition. Ils avaient en plusieurs endroits des arsenaux, des ports et des tours d'observation très bien fortifiés ; leurs flottes, remplies de bons rameurs et de pilotes habiles, fournies de vaisseaux légers, que leur vitesse rendait propres à toutes les manœuvres, affligeaient encore plus par leur magnificence qu'elles n'effrayaient par leur appareil : leurs poupes étaient dorées ; ils avaient des tapis de pourpre et des rames argentées ; on eût dit qu'ils faisaient trophée de leur brigandage : on entendait partout, on voyait des hommes plongés dans l'ivresse ; partout, à la honte de la puissance romaine, des officiers du premier ordre étaient jetés dans les fers et des villes captives se rachetaient à prix d'argent : on comptait plus de mille de ces vaisseaux corsaires qui infestaient les mers et qui déjà s'étaient emparés de plus de quatre cents villes. Les temples, jusqu'alors inviolables, étaient profanés


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 et pillés ; tels que ceux de Claros, de Didyme, de Samothrace, ceux de Cérès à Hermione et d'Esculape à Épidaure ; ceux de Neptune dans l'isthme, à Ténare et à Calaurie, d'Apollon à Actium et à Leucade ; enfin, ceux de Junon à Samos, à Argos et à Lacinie. Ils faisaient aussi des sacrifices barbares qui étaient en usage à Olympe, et ils célébraient des mystères secrets, entre autres ceux de Mithrès, qui se sont conservé jusqu'à nos jours, et qu'ils avaient, les premiers, fait connaître.

XXIV. Non contents d'insulter ainsi les Romains, ils osèrent encore descendre à terre, infester les chemins par leurs brigandages et ruiner même les maisons de plaisance qui avoisinaient la mer. Ils enlevèrent deux préteurs, Sextilius et Bellinus, vêtus de leurs robes de pourpre, et les emmenèrent avec leurs domestiques et les licteurs qui portaient les faisceaux devant eux. La fille d'Antonius, magistrat honoré du triomphe, fut aussi enlevée en allant à sa maison de campagne, et obligée, pour obtenir sa liberté, de payer une grosse rançon. Leur insolence, enfin, était venue à un tel point, que lorsqu'un prisonnier s'écriait qu'il était Romain et qu'il disait son nom, ils feignaient d'être étonnés et saisis de crainte ; ils se frappaient la cuisse, se jetaient à ses genoux et le priaient de leur pardonner. Leur humiliation, leur état de suppliants faisaient d'abord croire au prisonnier qu'ils agissaient de bonne foi ; car les uns lui mettaient des souliers, les autres une toge, afin, disaient-ils, qu'il ne fût plus méconnu. Après s'être ainsi longtemps joués de lui et avoir joui de son erreur, ils finissaient par descendre une échelle au milieu de la mer, lui ordonnaient de descendre et de s'en retourner paisiblement chez lui ; s'il refusait de le faire, ils le précipitaient eux-mêmes dans les flots et le noyaient.

XXV. Toute notre mer (06), infestée par ces pirates, était fermée à la navigation et au commerce. Ce motif, plus qu'aucun autre, détermina les Romains, qui, commençant à manquer de vivres, craignaient déjà la famine, à envoyer Pompée contre


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 ces brigands, pour leur ôter l'empire de la mer. Gabinius, un de ses amis, en proposa le décret, qui non seulement conférait à Pompée le commandement de toutes les forces maritimes, mais qui lui donnait encore une autorité monarchique et une puissance absolue sur toutes les personnes, sans avoir à en rendre compte ; il lui attribuait aussi l'empire sur toute la mer, jusqu'aux colonnes d'Hercule, et sur toutes les côtes à la distance de quatre cents stades (07). Cet espace renfermait la plus grande partie des terres de la domination romaine, les nations les plus considérables et les rois les plus puissants. Il était autorisé enfin à choisir dans le sénat quinze lieutenants, qui rempliraient sous lui les fonctions qu'il voudrait leur assigner ; à prendre chez les questeurs et les receveurs des deniers publics tout l'argent qu'il voudrait ; à équiper une flotte de deux cents voiles, à lever tous les gens de guerre, tous les rameurs et tous les matelots dont il aurait besoin.

XXVI. Ce décret, lu publiquement, fut ratifié par le peuple avec l'empressement le plus vif. Mais les premiers et les plus puissants d'entre les sénateurs jugèrent que cette puissance absolue et illimitée, si elle pouvait être au-dessus de l'envie, était faite au moins pour inspirer de la crainte ; ils s'opposèrent donc au décret, à l'exception de César, qui l'approuva, moins pour favoriser Pompée que pour s'insinuer de bonne heure dans les bonnes grâces du peuple et se ménager à lui-même sa faveur. Tous les autres s'élevèrent avec force contre Pompée ; et l'un des consuls lui ayant dit qu'en voulant suivre les traces de Romulus, il aurait la même fin que lui, il fut sur le point d'être mis en pièces par le peuple, qui le respectait, l'écouta dans le plus grand silence. Il fit d'abord un grand éloge de Pompée, sans laisser voir aucun sentiment d'envie ; il conseilla au peuple de le ménager, de ne pas exposer sans cesse aux périls de tant de guerres un si grand personnage. « Car enfin, leur dit-il, si vous venez à le perdre, quel autre


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 général aurez-vous pour le remplacer ? - Vous-même, » s'écria-t-on tout d'une voix. Catulus, voyant qu'il ne pouvait rien gagner sur le peuple, se retira. Roscius se présenta ensuite ; et personne n'ayant voulu l'écouter, il fit signe des doigts qu'il ne fallait pas nommer Pompée seul, mais lui donner un second. Le peuple, impatienté par ces difficultés, jeta de si grands cris, qu'un corbeau qui volait dans ce moment au-dessus de l'assemblée en fut étourdi et tomba au milieu de la foule : ce qui prouve que ce n'est pas la rupture et la séparation de l'air agité qui fait quelquefois tomber des oiseaux à terre ; cela vient de ce qu'ils sont frappés par ces clameurs qui, poussées avec force, excitent dans l'air une secousse violente et un tourbillon rapide. L'assemblée se sépara sans rien conclure ; mais le jour qu'on devait donner les suffrages Pompée s'en alla secrètement à la campagne ; et dès qu'il sut que le décret avait été confirmé il rentra de nuit dans Rome, pour éviter l'envie qu'aurait excitée l'empressement du peuple à aller à sa rencontre.

XXVII. Le lendemain, à la pointe du jour, il sortit pour sacrifier aux dieux ; et le peuple s'étant assemblé, il obtint presque le double de ce que le décret lui accordait pour ses préparatifs de guerre. Il était autorisé à équiper cinq cents galères, à mettre sur pied cent vingt mille hommes d'infanterie et cinq mille chevaux. On choisit pour ses lieutenants vingt-quatre sénateurs, qui tous avaient commandé des armées, et on y ajouta deux questeurs. Le prix des denrées ayant baissé tout à coup, le peuple satisfait en prit occasion de dire que le nom seul de Pompée avait déjà terminé cette guerre. Pompée divisa d'abord toute la mer Méditerranée en treize régions ; il assigna à chaque division une escadre avec un commandant ; et, étendant ainsi de tous côtés ses forces navales, il enveloppa, comme dans des filets, tous les vaisseaux des corsaires, leur donna la chasse, et les fit conduire dans ses ports. Ceux qui, l'ayant prévenu, s'étaient hâtés de lui échapper en se séparant, avaient cherché une retraite en divers endroits de la Cilicie,


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 comme des essaims d'abeilles dans leurs ruches : il se disposa à les poursuivre avec soixante de ses meilleurs vaisseaux ; mais il ne voulut partir qu'après avoir purgé la mer de Toscane et celles d'Afrique, de Sardaigne, de Corse et de Sicile, des brigands qui les infestaient ; il le fit en quarante jours : il est vrai qu'il lui en coûta des peines infinies, et que ses lieutenants le secondèrent avec la plus grande ardeur.

XXVIII. Cependant à Rome le consul Pison, transporté de colère et d'envie, cherchait à ruiner les préparatifs de Pompée, et déjà il avait congédié les rameurs. Pompée, qui en fut instruit, envoya toutes ses flottes à Brunduse, et se rendit lui-même à Rome par la Toscane. Dès qu'on y fut informé de son arrivée, le peuple sortit en foule au-devant de lui, comme s'il y eût eu longtemps qu'il l'avait conduit hors de la ville à son départ. Ce qui causait la joie de la multitude, c'est que, par un changement aussi prompt qu'inespéré, les vivres arrivaient avec la plus grande abondance. Aussi Pison risqua-t-il d'être déposé du consulat : Gabinius en avait déjà dressé le décret ; mais Pompée empêcha qu'il ne fût proposé. Après avoir terminé les affaires avec beaucoup de douceur et avoir pourvu à tous ses besoins, il se rendit à Brunduse, où il s'embarqua. Comme il était pressé par le temps, il n'entra dans aucune des villes qui se trouvaient sur son passage ; il s'arrêta seulement à Athènes, et, après y avoir fait des sacrifices aux dieux et salué le peuple, il s'en retourna. En sortant, il vit des inscriptions qu'on avait faites à sa louange, et qui n'avaient chacune qu'un seul vers, l'une était au-dedans de la porte, et disait :

Plus tu te montres homme, et plus tu parais dieu ;

L'autre, placée en dehors, était conçue en ces termes :

Athènes t’attendait : elle te voit, t’honore (08).

XXIX. Quelques-uns de ces pirates qui, réunis ensemble, écumaient encore les mers, ayant eu recours aux prières, il les


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avait traités avec beaucoup de douceur : maître de leurs vaisseaux et de leurs personnes, il ne leur avait fait aucun mal. Cet exemple ayant donné à un grand nombre d'autres d'heureuses espérances, ils évitèrent les lieutenants de Pompée et allèrent se rendre à lui avec leurs enfants et leurs femmes. Il leur fit grâce à tous et se servit d'eux pour suivre à la piste ceux qui, se sentant coupables de trop grands crimes pour en espérer le pardon, se cachaient avec soin ; il en prit plusieurs. Le plus grand nombre (c'étaient aussi les plus puissants) ayant mis en sûreté leurs familles, leurs richesses, et la multitude inutile, dans des châteaux et des forteresses du mont Taurus, montèrent sur leurs vaisseaux devant la ville de Coracésium en Cilicie, et attendirent Pompée, qui venait les attaquer. Après un grand combat, dans lequel ils furent battus, ils se renfermèrent dans la ville, où Pompée les assiégea ; mais bientôt, ayant demandé à être reçus à composition, ils se rendirent, livrèrent les villes et les îles qu'ils occupaient et qu'ils avaient si bien fortifiées, qu'elles étaient non seulement difficiles à forcer, mais presque inaccessibles. Leur soumission termina la guerre. Pompée n'avait pas mis plus de trois mois à purger les mers de tous ces pirates. Il prit un très grand nombre de vaisseaux, entre autres quatre-vingt-dix galères armées d'éperons d'airain, et fit vingt mille prisonniers. Il ne voulut pas les faire mourir ; mais il ne crut pas sûr de renvoyer tant de gens pauvres et aguerris, ni de leur laisser la liberté de s'écarter ou de se rassembler de nouveau. Réfléchissant que l'homme n'est pas, de sa nature, un animal farouche et indomptable ; qu'il ne le devient qu'en se livrant au vice contre son naturel ; qu'il s'apprivoise en changeant d'habitation et de genre de vie, que les bêtes sauvages elles-mêmes, quand on les accoutume à une vie plus douce, dépouillent leur féro-


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cité, il résolut d'éloigner ces pirates de la mer, de les transporter dans les terres et de leur inspirer le goût d'une vie paisible, en les occupant à travailler dans les villes ou à cultiver les champs. Il plaça les uns dans les petites villes de la Cilicie les moins peuplées, qui les reçurent avec plaisir, parce qu'il leur donna des terres pour leur entretien. Il en mit un grand nombre dans la ville de Soles, que Tigrane avait depuis peu détruite et dépeuplée, et qu'il fit rebâtir. Enfin, il envoya les autres à Dyme, ville d'Achaïe, qui manquait d'habitants, et dont le territoire était aussi étendu que fertile.

XXX. Cette conduite fut blâmée par ses envieux ; mais ses procédés en Crète à l'égard de Metellus affligèrent ses meilleurs amis mêmes. Ce Metellus, parent de celui que Pompée avait eu pour collègue en Espagne, était allé commander en Crète avant que Pompée fût nommé pour faire la guerre aux corsaires. Après la Cilicie, l'île de Crète était une seconde pépinière de pirates ; Metellus, en ayant pris un grand nombre, les avait fait punir de mort. Ceux qui restaient, étant assiégés par ce général, envoyèrent des députés à Pompée pour le supplier de venir dans leur île, qui faisait partie de son gouvernement et se trouvait renfermée de tous côtés dans l'étendue de mer soumise à son autorité. Pompée accueillit leur demande et écrivit à Metellus pour lui défendre de continuer la guerre. Il manda aussi aux villes de ne plus recevoir les ordres de Metellus, et envoya son lieutenant Lucius Octavius pour commander à sa place. Octavius étant entré dans les villes assiégées, y combattit pour la défense des pirates et rendit Pompée non moins ridicule qu'odieux, de prêter ainsi son nom à des scélérats, à des impies, et par suite de sa rivalité, de sa jalousie contre Metellus, de les couvrir de sa réputation comme d'une sauvegarde : car, disait-on, Achille même dans Homère se conduit non en homme sensé, mais comme un jeune étourdi qu'emporte un vain amour de gloire, lorsqu'il fait signe aux autres Grecs de ne pas tirer sur Hector,

Pour qu'on laisse à lui seul l'honneur de la victoire


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Que penser donc de Pompée combattant pour sauver les ennemis communs du genre humain, afin de priver des honneurs du triomphe un général qui avait pris tant de peine à les détruire ? Metellus ne céda point à l'autorité de Pompée ; il prit d'assaut ces corsaires, les fit punir de mort ; et après avoir accablé de reproches Octavius au milieu même du camp, il le renvoya couvert de mépris.

XXXI. Quand on apprit à Rome que la guerre des pirates était terminée, et que Pompée profitait de son loisir pour visiter les villes de son gouvernement, un tribun du peuple, nommé Manilius, proposa un décret qui, donnant à Pompée le commandement de toutes les provinces et de toutes les troupes que Lucullus avait sous ses ordres, y joignait la Bithynie, occupée par Glabrion, le chargeait d'aller faire la guerre aux rois Mithridate et Tigrane, l'autorisait à conserver toutes les forces maritimes et à commander avec la même puissance qu'on lui avait conférée pour la guerre précédente. C'était soumettre à un seul homme tout l'empire romain ; car les provinces que le premier décret ne lui donnait pas à gouverner, telles que la Phrygie, la Lycaonie, la Galatie, la Cappadoce, la Cilicie, la Haute Colchide et l'Arménie, lui étaient attribuées par le second, avec toutes les forces, toutes les armées que Lucullus avait employées à vaincre Mithridate et Tigrane. Le tort que ce décret faisait à Lucullus, en le privant de la gloire de ses exploits, en lui donnant un successeur aux honneurs du triomphe plutôt qu'aux travaux de la guerre, affligea les nobles, qui ne pouvaient se cacher l'injustice et l'ingratitude dont on payait ses services ; mais ce n'était pas ce qui les touchait le plus : rein ne leur paraissait plus intolérable que de voir élever Pompée à un degré de puissance qu'ils regardaient comme une tyrannie véritable et déjà tout établie. Ils s'encourageaient donc les uns les autres à faire rejeter cette loi et à ne pas trahir la cause de la liberté. Mais quand le jour fut venu, la crainte qu'ils eurent du peuple leur ôta le courage, et ils gardèrent tous le silence, à l'exception de Catulus, qui,


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après avoir longtemps combattu la loi, voyant qu'il ne gagnait personne du peuple, adressa la parole aux sénateurs et leur cria plusieurs fois, du haut de la tribune, de chercher, comme leurs ancêtres, une montagne ou une roche, où ils pussent se retirer et se conserver libres. Mais tout fut inutile ; la loi passa au suffrage unanime des tribus ; et Pompée, absent, fut déclaré maître absolu de presque tout ce que Sylla avait usurpé par les armes, en faisant la guerre à sa patrie. Quand il reçut les lettres qui lui apprenaient ce que le peuple venait de décréter pour lui, et que ceux de ses amis qui étaient présents l'en félicitèrent, il fronça les sourcils, se frappa la cuisse et s'écria, comme affligé et surchargé même de ce nouveau commandement : « Ah ! mes travaux ne finiront donc pas ! Quel bonheur pour moi si je n'avais été qu'un particulier inconnu ! Passerai-je sans cesse d'un commandement à un autre ! Ne pourrai-je jamais me dérober à l'envie et mener à la campagne, avec ma femme, une vie douce et paisible ! ». Cette dissimulation déplut à ses meilleurs amis, qui savaient très bien que son ambition naturelle et sa passion pour le commandement, enflammées encore par ses différends avec Lucullus, lui rendaient très agréable ce nouvel emploi. 

XXXII. Ses sanctions l'eurent bientôt démasqué, car il fit afficher partout ses ordonnances pour rappeler les gens de guerre et mander auprès de lui les rois et les princes compris dans l'étendue de son gouvernement. Quand il fut arrivé en Asie, il ne laissa rien subsister de ce que Lucullus avait ordonné, remit aux uns les peines prononcées contre eux, priva les autres des récompenses qui leur avaient été décernées ; enfin, il prit à tâche de monter aux admirateurs de Lucullus que ce général n'avait plus aucune autorité. Lucullus lui en fit porter ses plaintes par des amis communs, qui furent d'avis qu'ils eussent ensemble une conférence ; elle eut lieu dans la Galatie : comme c'étaient deux grands généraux, qui s'étaient illustrés par les plus glorieux exploits, les faisceaux des licteurs qui marchaient devant eux étaient entourés de branches


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 de laurier. Ces officiers furent les premiers qui se rencontrèrent. Lucullus venait d'un pays couvert de bois et de verdure ; Pompée, au contraire, avait fait une longue marche à travers des lieux arides, où l'on ne trouvait pas un seul arbre. Les licteurs de Lucullus, voyant que ceux de Pompée avaient leurs lauriers flétris et desséchés, leur firent part des leurs qui étaient fraîchement cueillis et en couronnèrent leurs faisceaux : on en tira le présage que Pompée venait pour frustrer Lucullus du prix de ses victoires et lui en dérober toute la gloire. Lucullus avait sur Pompée l'avantage d'avoir été plus tôt consul que lui et d'être plus âgé ; Pompée, honoré de deux triomphes, avait plus de dignités. Leur entrevue fut d'abord très honnête ; ils se donnèrent réciproquement les plus grandes marques d'amitié, exaltèrent les exploits l'un de l'autre et se félicitèrent de leurs succès ; mais dans la suite de leur  conversation ils ne gardèrent plus ni tenue ni mesure, et en vinrent jusqu'aux injures ; Pompée blâma l'avarice de Lucullus, Lucullus censura l'ambition de Pompée, et leurs amis eurent bien de la peine à les séparer. Lucullus distribua comme il voulut les terres de la Galatie qu'il avait conquises, et fit beaucoup d'autres présents. Pompée, s'étant campé auprès de lui, défendit de lui obéir et lui enleva tous ses soldats, à la réserve de seize cents, dont il voyait bien qu'il ne pourrait tirer lui-même aucun service, à cause de leur mutinerie, et qu'il savait d'ailleurs mal disposés pour Lucullus. Non content de ces mauvais procédés, il décriait hautement ses exploits : Lucullus, disait-il, n'avait fait la guerre que contre la pompe et le vain faste des deux rois, et lui avait laissé à combattre leur véritable puissance, puisque Mithridate, instruit enfin par ses revers, avait eu recours aux boucliers, aux épées, et à la cavalerie qui faisait sa force. Lucullus, usant de représailles, disait qu'il ne restait plus à Pompée qu'un fantôme, une ombre de guerre; que, comme un oiseau de proie lâche et timide, il avait coutume de se jeter sur les corps qu'il n'avait pas tués et de déchirer, pour ainsi dire, des restes de guerre; il s'était de même attribué la dé-


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faite de Sertorius, celles de Lépidus et de Spartacus, quoiqu'elles fussent l'ouvrage de Crassus, de Metellus et de Catulus ; il n'était donc pas étonnant qu'il voulût usurper la gloire d'avoir terminé les guerres d'Arménie et du Pont, lui qui était parvenu, par toutes sortes de voies, à s'ingérer dans le triomphe de Crassus pour les esclaves fugitifs.

XXXIII. Lucullus ne tarda pas à partir pour l'Italie ; et Pompée, après avoir occupé avec sa flotte toute la mer qui s'étend depuis la Phénicie jusqu'au Bosphore, afin d'en rendre la navigation sûre, alla par terre chercher Mithridate : ce prince avait une armée de trente mille hommes de pied et de deux mille chevaux ; mais il n'osait risquer la bataille. Campé d'abord sur une montagne très forte d'assiette et où il n'était pas facile de l'attaquer, il fut obligé de l'abandonner, parce qu'il y manquait d'eau. Pompée s'en saisit aussitôt ; et, conjecturant, par la nature des plantes qu'elle produisait et par les ravins qui la coupaient en plusieurs endroits, qu'il devait y avoir des sources, il fit creuser partout des puits, et dans peu de temps le camp eut de l'eau en abondance. Pompée ne concevait pas que Mithridate eût ignoré si longtemps un tel avantage. Il alla se camper autour de ce prince, dont il environna le camp d'une muraille ; mais Mithridate, qu'il y tenait assiégé depuis quarante-cinq jours, se sauva sans être aperçu, avec l'élite de son armée, après avoir fait tuer tous les malades et toutes les personnes inutiles.

XXXIV. Pompée, l'ayant atteint près de l'Euphrate, campa dans son voisinage ; et, craignant qu'il ne se pressât de passer le fleuve, il fit marcher au milieu de la nuit son armée en ordre de bataille, et, à ce qu'on assure, à l'heure même où Mithridate avait eu, pendant son sommeil, une vision qui lui présageait sa destinée future. Il lui sembla que, faisant voile sur la mer du Pont par un vent favorable, il était déjà en vue du Bosphore, et que, ne doutant plus de son salut, il s'en réjouissait avec ceux qui étaient dans le vaisseau, lorsqu'il se vit subitement privé de tout secours et emporté au gré


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 des vents sur un des débris de son naufrage : comme il était violemment agité par ce songe, ses amis entrèrent dans sa tente pour le réveiller et lui apprendre que Pompée allait arriver. Il se vit dans la nécessité de combattre pour la défense de son camp ; et ses généraux, ayant fait prendre les armes à ses troupes les rangèrent en bataille. Pompée, averti qu'ils se préparaient à le recevoir, n'osait risquer un combat nocturne ; il voulait se borner à les envelopper pour empêcher qu'ils ne prissent la fuite, et les attaquer le lendemain à la pointe du jour avec des troupes meilleures que celles des ennemis ; mais les plus vieux officiers le déterminèrent, par leurs plus vives instances, à combattre sans différer, parce que la nuit n'était pas tout à fait obscure, et que la lune, qui était déjà basse, faisait suffisamment reconnaître les objets. Ce fut là surtout ce qui trompa les troupes du roi. Les Romains avaient la lune derrière le dos, et, comme elle penchait vers le couchant, les ombres des corps, en se prolongeant fort loin, tombaient sur les ennemis et les empêchaient de juger avec sûreté quel était l'intervalle qui les séparait des troupes de Pompée. Ils s'en croyaient donc très près, et, comme si l'on en fût déjà venu aux mains, ils lançaient leurs javelots, qui n'atteignaient personnes. Les Romains s'en étant aperçus courent sur eux en jetant de grands cris, et les barbares n'osant pas les attendre, saisis de frayeur, prennent ouvertement la fuite: il en périt plus de dix mille, et leur camp tomba au pouvoir de Pompée.

XXXV. Dès le commencement de l'action, Mithridate s'était fait jour à travers les Romains avec huit cents chevaux, et avait abandonné le champ de bataille ; mais bientôt ses cavaliers se dispersèrent, et il resta seul avec trois personnes, parmi lesquelles étaient Hypsicratia, une de ses concubines, qui avait toujours montré un courage si mâle et une audace si extraordinaire, que le roi l'appelait Hypsicratès (09) : habillée ce jour-là à la mode des perses et montant aussi un cheval, perse, elle supporta sans


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fatigue les plus longues courses, servant toujours le roi et pansant elle-même son cheval, jusqu'à ce qu'enfin ils arrivassent à une forteresse appelée Inora, où étaient les trésors et les meubles de Mithridate : là ce prince prit les robes les plus magnifiques, qu'il distribua à ceux qui s'étaient rassemblés autour de lui, et donna à chacun de ses amis un poison mortel, afin qu'aucun d'eux ne tombât vivant, malgré lui, entre les mains des ennemis. De là il prit le chemin de l'Arménie pour aller joindre Tigrane, qui lui refusa l'entrée de ses Etats, et fit même publier qu'il donnerait cent talents (10) à quiconque lui apporterait sa tête; ce qui obligea Mithridate d'aller passer l'Euphrate à sa source, pour s'enfuir par la Colchide.

XXXVI. Cependant Pompée entra dans l'Arménie, où il était appelé par le jeune Tigrane, qui s'était déjà révolté contre son père et qui vint au-devant du général romain jusqu'aux bords de l'Araxe : ce fleuve prend sa source dans les mêmes lieux que l'Euphrate, et, continuant son cours vers le levant, il va se jeter dans la mer Caspienne. Lorsque Pompée et le jeune Tigrane se furent joints, ils avancèrent ensemble dans le pays et reçurent les villes qui se soumettaient. Le roi Tigrane, qui venait d'être entièrement défait par Lucullus, informé que Pompée était d'un caractère doux et facile, reçut dans sa capitale une garnison romaine ; et, prenant avec lui ses parents et ses amis, il partit pour aller se rendre à Pompée. Il arrivait à cheval près des retranchements, lorsque deux licteurs de Pompée, allant à sa rencontre, lui ordonnèrent de descendre de cheval et d'entrer à pied, en lui disant que jamais on n'avait vu personne à cheval dans un camp romain. Tigrane obéit et ôta même son épée, qu'il remit aux licteurs. Quand il fut auprès de Pompée, il détacha son diadème pour le mettre aux pieds de ce général, et, en se prosternant bassement à terre, lui embrasser les genoux. Pompée le prévint, et, le prenant par la main, il le conduisit dans sa tente, le fit asseoir à un de ses côtés, et Tigrane, son fils, à l'autre : « Ti-


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grane, lui dit-il, c'est à Lucullus que vous devez vous en prendre des pertes que vous avez faites jusqu'ici; c'est lui qui vous a enlevé la Syrie, la Phénicie, la Cilicie, la Galatie et la Sophène : je vous laisse tout ce que vous aviez lorsque je suis venu dans ces contrées, à condition que vous payerez aux Romains six mille talents (11), pour réparer les torts que vous leur avez faits : je donne à votre fils le royaume de Sophène. » Tigrane, satisfait de ces conditions et salué roi par les Romains, fut si transporté de joie, qu'il promit de donner à chaque soldat une demi-mine, dix mines à chaque centurion et un talent à chaque tribun (12); mais son fils parut très mécontent, et Pompée l'ayant fait inviter à souper, il répondit qu'il n'avait pas besoin de Pompée ni des honneurs qu'il donnait ; qu'il trouverait d'autres Romains qui sauraient lui en procurer de plus considérables. Pompée, piqué de cette réponse, le fit charger de chaînes, et le réserva pour son triomphe. Peu de temps après, Phraate, roi des Parthes, envoya redemander ce jeune prince, qui était son gendre, et représenter à Pompée qu'il devait borner ses conquêtes à l'Euphrate.  Pompée répondit que le jeune Tigrane tenait de plus près à son père, qu'à son beau-père, et que la justice réglerait seule les bornes qu'il mettrait à ses conquêtes.

XXXVII. Après avoir préposé Afranius à la garde de l'Arménie, il fut obligé, pour suivre Mithridate, de prendre sa route à travers les nations qui habitent les environs du Caucase. Les plus puissantes sont les Albaniens et les Ibériens ; ces derniers s'étendent jusqu'aux montagnes Moschiques et au royaume du Pont ; les Albaniens tournent plus à l'orient et vers la mer Caspienne. Ces derniers accordèrent d'abord le passage que Pompée leur avait demandé sur leurs terres ; mais l'hiver ayant surpris son armée dans leur pays, et la fête des Saturnales étant arrivée dans ce temps-là, ces barbares, au nombre au moins de quarante mille, voulurent les attaquer ;


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 et dans cette intention ils passèrent le fleuve Cyranus, qui prend sa source dans les montagnes d'Ibérie et, après avoir reçu l'Araxe, qui descend de l'Arménie, se jette par douze embouchures dans la mer Caspienne. Suivant d'autres auteurs, le Cyrnus ne reçoit pas l'Araxe ; il a son cours séparé près de ce dernier fleuve et se décharge dans la même mer. Pompée eût pu facilement s'opposer au passage des ennemis ; mais il les laissa traverser sans obstacle ; et dès qu'ils furent passés il les chargea si brusquement qu'il les mit en fuite et en fit un grand carnage. Leur roi eut recours aux prières, et envoya des ambassadeurs à Pompée, qui lui pardonna son injustice, fit la paix avec lui, et marcha contre les Ibériens, qui, aussi nombreux et plus aguerris que les Albaniens, avaient le plus grand désir de servir Mithridate et de repousser Pompée. Ces Ibériens n'avaient jamais été soumis ni aux Mèdes ni aux Perses ; ils avaient même évité l'empire des Macédoniens, parce qu'Alexandre avait été obligé de quitter promptement l'Hyrcanie. Pompée les vainquit dans un grand combat, leur tua neuf mille hommes, et fit plus de dix mille prisonniers : il entra tout de suite dans la Colchide, où Servilius vint le retrouver à l'embouchure du Phase, avec les vaisseaux qui lui avaient servi à garder le Pont-Euxin. 

XXXVIII. La poursuite de Mithridate, qui s'était caché parmi les nations du Bosphore et du Palus Maeotis, entraînait de grandes difficultés : d'ailleurs Pompée reçut la nouvelle que les Albaniens s'étaient révoltés de nouveau. La colère et le désir de se venger l'ayant ramené contre eux, il repassa le Cyrnus avec beaucoup de peine et de danger : les barbares en avaient fortifié la rive par une palissade de troncs d'arbres : après l'avoir traversé, il lui restait une longue route à faire dans un pays sec et aride; il fit donc remplir d'eau dix mille outres et continua sa marche pour aller joindre les ennemis, qu'il trouva rangés en bataille sur le bord du fleuve Abas : ils avaient soixante mille hommes de pied, et douze mille chevaux ; mais ils étaient mal armés et n'avaient la plupart, pour


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toute défense que des peaux de bêtes. Cosis, frère du roi, les commandait : dès que le combat fut engagé, ce prince, courant sur Pompée, lui lança son javelot et l'atteignit au défaut de sa cuirasse. Pompée, l'ayant joint, le perça de sa javeline, et l'étendit roide mort. On dit que les Amazones, descendues des montagnes voisines du fleuve Thermodon, combattirent à cette bataille avec les barbares ; car les Romains en dépouillant les morts après le combat trouvèrent des boucliers et des brodequins tels que les Amazones en portent ; mais on ne découvrit pas un seul corps de femme. Les Amazones habitent la partie du Caucase qui regarde la mer d'Hyrcanie; elles ne sont pas limitrophes des Albaniens, dont les Gèles et les Lèges les séparent ; elles vont tous les ans passer deux mois avec ces derniers peuples sur les bords du Thermodon; et ce terme expiré elles rentrent dans leur pays, où elles vivent absolument seules, sans aucun commerce avec les hommes.

XXXIX. Après ce combat, Pompée se mit en chemin pour aller dans l'Hyrcanie, et de là jusqu'à la mer Caspienne; il n'en était qu'à trois journées de chemin, mais, arrêtés par le grand nombre de serpents venimeux qu'on trouve dans ces contrées, il revint sur ses pas et se retira dans la petite Arménie, où il reçut des ambassadeurs des rois des Elymiens et des Mèdes, à qui il écrivit des lettres remplies de témoignages d'amitié. Le roi des Parthes s'était jeté dans la Gordyenne, où il opprimait les sujets de Tigrane ; Pompée détacha contre lui Afranius qui le chassa et le poursuivit jusqu'à l'Arbélitide. Pompée ne voulut voir aucune des concubines de Mithridate qui lui furent amenées ; il les renvoya toutes à leurs parents ou à leur proches, car elles étaient la plupart femmes ou filles des capitaines et des courtisans de Mithridate. Stratonice, celle qui avait le plus de crédit auprès du roi, et à qui il avait confié la garde de la forteresse où était déposée la plus grande partie de ses richesses, était, dit-on, fille d'un musicien vieux et pauvre. Un jour qu'elle chanta, pendant le souper, devant Mithridate, ce prince en fut si ravi qu'il voulut l'avoir la nuit


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même, et qu'il renvoya le père très mécontent de ce qu'il ne lui avait pas dit un seul mot d'honnêteté ; mais le lendemain, à son réveil, il vit dans la maison où il était des tables couvertes de vaisselle d'or et d'argent, un grand nombre de domestiques, des eunuques et des pages qui lui apportaient des habits magnifiques, et à sa porte un cheval couvert d'un riche harnais, tel qu'on en donnait aux amis du roi (13). Il crut que c'était une plaisanterie, et voulut s'enfuir de sa maison ; mais ses domestiques l'arrêtèrent, et lui dirent que le roi lui avait donné la maison d'un homme fort riche qui venait de mourir ; que ce n'était là qu'un échantillon et comme une montre des autres biens qui lui reviendraient de cette succession. Il avait de la peine à croire ce qu'on lui disait ; mais enfin il se laissa revêtir d'une robe de pourpre, et, montant à cheval, il traversa la ville, en criant : « Tous ces biens sont à moi ! » et lorsqu'il voyait quelqu'un se moquer de lui : « Ce ne sont pas mes folies, disait-il, qui doivent vous surprendre; vous devez plutôt vous étonner que, dans cet excès de joie qui me rend fou, je ne jette pas des pierres à tous les passants. » Voilà de quelle famille et de quel sang était Stratonice. Elle livra à Pompée la forteresse qu'elle avait en garde, et lui fit de riches présents ; mais Pompée ne prit que ce qui pouvait servir à la décoration des temples et à l'ornement de son triomphe; il voulut que Stratonice gardât tout le reste pour elle.

XL. Le roi des Ibériens lui envoya un lit, une table et un trône, le tout d'or massif, et le fit prier de les recevoir comme un gage de son amitié. Pompée les remit aux questeurs pour le trésor public. Dans un château appelé Cénon, il trouva des papiers secrets de Mithridate, qu'il lut avec plaisir, parce qu'ils contenaient des preuves frappantes du caractère de ce prince. C'étaient des Mémoires qui attestaient qu'il avait empoisonné


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 plusieurs personnes, entre autres son fils Ariarathe et Alcée de Sardis, qui avait remporté sur lui le prix de la course des chevaux (14). Il y avait des explications des songes qu'il avait eus, lui et ses femmes ; enfin, des lettres amoureuses de Monime à Mithridate, et de ce prince à Monime. Théophane prétend qu'il y trouva aussi un discours de Rutilius, dont le but était d'engager Mithridate à faire massacrer tous les Romains qui étaient dans l'Asie ; mais la plupart des auteurs soupçonnent, avec bien de la vraisemblance, que c'est une méchanceté de Théophane, qui haïssait Rutilius, sans doute parce qu'il ne lui ressemblait en rien. Peut-être a-t-il inventé ce fait pour faire plaisir à Pompée, dont le père était représenté dans l'histoire de Rutilius comme le plus méchant des hommes. Pompée, s'étant remis en marche, gagna la ville d'Amisus, où son ambition lui fit tenir la conduite la plus blâmable : il avait repris Lucullus avec aigreur d'avoir, avant la fin de la guerre, disposé des gouvernements, décerné des dons et des honneurs, ce que les vainqueurs ne font ordinairement que lorsque la guerre est terminée ; et lui-même lorsque Mithridate dominait encore dans le Bosphore, qu'il y avait rassemblé une puissante armée, il fit ce qu'il avait condamné dans Lucullus ; et comme si la guerre eût été finie, il donna des commandements de provinces et distribua des présents. Plusieurs capitaines et plusieurs princes, entre autres douze rois barbares, se rendirent auprès de lui ; et pour lui faire plaisir, en écrivant au roi des Parthes, il ne lui donna pas dans ses lettres, comme les autres princes le faisaient, le titre de roi des rois. 

XLI. Pendant son séjour dans cette ville, il conçut le plus violent désir de reconquérir la Syrie et de pénétrer par l'Arabie jusqu'à la mer Rouge, afin d'avoir de tous côtés, pour bornes de ses conquêtes, l'Océan, qui environne la terre. En Afrique, il était le premier qui se fût ouvert par ses victoires, un che-


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min jusqu'à la mer extérieure (15) ; en Espagne, il avait donné la mer Atlantique pour borne à l'empire romain ; et tout récemment encore, en poursuivant les Albaniens, il s'était approché de bien près de la mer d'Hyrcanie. Il partit donc dans la résolution de faire le tour de la mer Rouge ; car il voyait que Mithridate était difficile à suivre à main armée, et plus dangereux dans sa fuite que dans sa résistance. Et, disant qu'il allait lui laisser un ennemi plus fort que lui-même, c'est-à-dire la famine, Pompée mit des vaisseaux en croisière sur le Pont-Euxin, afin d'enlever les marchands qui porteraient des provisions dans le Bosphore ; la peine de mort était décernée contre tous ceux qui seraient pris. En poursuivant sa route avec la plus grande partie de son armée, il arriva sur le champ de bataille où étaient les cadavres des soldats romains qui, sous Triarius, avaient combattu malheureusement contre Mithridate, et dont les corps étaient restés sans sépulture. Il les fit tous enterrer avec autant de soin que de magnificence ; ce devoir, négligé par Lucullus, fut, à ce qu'il paraît, une des principales causes de la haine que ses soldats conçurent contre lui. Pompée, après avoir soumis, par son lieutenant Afranius, les Arabes qui habitent autour du mont Amanus, descendit dans la Syrie ; et, comme elle n'avait pas de rois légitimes, il en fit une province romaine. Il subjugua la Judée et fit prisonnier le roi Aristobule ; il y fonda quelques villes, rendit la liberté à d'autres et punit les tyrans qui en avaient usurpé l'autorité. Mais il s'y occupa surtout de rendre la justice, de concilier les différends des villes et des rois; et quand il ne pouvait s'y transporter en personne, il y envoyait ses amis : c'est ce qu'il fit en particulier pour les Arméniens et les Parthes qui se disputaient quelque province ; ils s'en rapportèrent à sa décision, et il leur envoya trois arbitres pour juger leurs prétentions respectives, car l'opinion qu'on avait de sa justice et de sa douceur égalait celle de sa puissance ; c'était même par là qu'il couvrait la plupart des fautes de ses amis et de ceux qui avaient sa confiance :


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 trop faible pour les empêcher de les commettre ou pour les en punir, il montrait une si grande douceur à ceux qui venaient se plaindre, qu'il leur faisait supporter patiemment l'avarice et la dureté de ses agents. 

XLII. Démétrius, son affranchi, était de tous ses domestiques celui qui avait le plus de crédit auprès de son maître ; il était jeune et ne manquait pas d'esprit, mais il abusait de sa fortune. On raconte à ce sujet que Caton le philosophe, qui dans sa jeunesse même avait déjà une grande réputation de sagesse et de grandeur d'âme, alla voir la ville d'Antioche, pendant que Pompée en était absent. Il marchait à pied, selon sa coutume, et ses amis le suivaient à cheval. En arrivant aux portes de la ville, il vit une foule de gens vêtus de robes blanches, et des deux côtés du chemin de jeunes garçons et des enfants rangés en haie. Caton, qui crut que tous ces préparatifs étaient faits pour lui et qu'on venait par honneur au-devant de lui, en fut très mécontent, car il ne voulait aucune cérémonie. Il ordonna donc à ses amis de descendre de cheval et de l'accompagner à pied. Lorsqu'ils eurent joint cette troupe, celui qui réglait la fête et qui avait placé tout le monde, étant venu au-devant d'eux, avec une verge à la main et une couronne sur la tête, leur demanda où ils avaient laissé Démétrius et à quelle heure il arriverait. Les amis de Caton éclatèrent de rire : « O malheureuse ville ! » s'écria Caton; et il continua sa route sans rien ajouter. Il est vrai que Pompée lui-même adoucissait la haine qu'on portait à son affranchi, par la patience avec laquelle il souffrait son audace sans jamais se fâcher. On assure que souvent Pompée attendait les convives qu'il avait priés à souper, afin de les recevoir, pendant que Démétrius était déjà assis à table et qu'il avait sur sa tête son bonnet insolemment enfoncé jusqu'au-dessous des oreilles. Avant son retour en Italie, il avait acquis dans les environs de Rome les plus belles maisons de campagne, les plus beaux parcs pour les exercices ; il avait des jardins magnifiques qu'on appelait les jardins de Démétrius, tandis que Pompée jusqu'à son


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 troisième triomphe était logé de la manière la plus simple et la plus modeste. Ce ne fut qu'après avoir construit ce théâtre si magnifique et si célèbre qui porte son nom, qu'il se fit bâtir, comme une espèce d'accessoire, une maison plus belle que la première, mais qui n'était pas faite pour exciter l'envie. Aussi celui qui en fut le maître après Pompée, étonné, en y entrant, de sa simplicité, demanda où était la salle à manger du grand Pompée ; c'est du moins ce qu'on rapporte.

XLIII. Le roi de l'Arabie Pétrée, qui ne s'était pas fort inquiété jusqu'alors de la puissance romaine, effrayé à l'approche de Pompée, lui écrivit qu'il était disposé à faire tout ce qu'il lui ordonnerait. Pompée, pour l'affermir dans cette résolution, mena son armée devant Pétra : mais cette expédition fut généralement blâmée ; on crut que c'était un prétexte pour cesser de poursuivre Mithridate, contre lequel il devait, disait-on, tourner toutes ses forces, parce que c'était l'ancien ennemi des Romains, qu'il commençait à rallumer la guerre, et que, d'après les nouvelles qu'on en avait reçues du Bosphore, il se préparait à traverser la Scythie et la Péonie, pour entrer avec son armée en Italie. Pompée, persuadé qu'il était plus facile de ruiner sa puissance, en lui laissant continuer la guerre, que de le prendre dans la fuite, ne voulut pas inutilement le poursuivre ; et pour gagner du temps, il chercha dans l'intervalle à faire d'autres expéditions. Mais la fortune trancha la difficulté : il n'était pas loin de Pétra, et, après avoir assis son camp pour ce jour-là, il s'exerçait hors des retranchements à faire manœuvrer un cheval, lorsqu'il vit arriver du royaume du Pont des courriers qui lui apportaient d'heureuses nouvelles ; on le reconnut aux lauriers qui en pareil cas entourent, selon la coutume des Romains, la pointe de leurs javelines. Les soldats, les ayant aperçus accoururent auprès de Pompée ; il voulait, avant de donner audience aux courriers, achever son exercice ; mais, les soldats l'ayant supplié à grands cris de lire ces lettres, il descendit de cheval, prit les dépêches et rentra dans son camp. Il n'y avait point de tribunal dressé,


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et les soldats, aussi curieux qu'impatients de savoir les nouvelles, ne se donnent pas le temps d'en élever un, tel qu'il est d'usage de le faire dans les camps ; ils coupent d'épaisses mottes de terre qu'ils entassent les unes sur les autres, mettent en un monceau les bâts des bêtes de somme et en font un tribunal. Pompée y monte et leur annonce que Mithridate est mort ; que la révolte de son fils Pharnace l'a porté à se tuer lui-même ; que Pharnace s'est emparé de tous les États de son père, et qu'il lui mande dans ses lettres, qu'il en a pris possession pour lui et pour les Romains.

XLIV. Aussitôt l'armée, se livrant aux transports de joie que devait lui causer cette nouvelle, fit des sacrifices et des festins, comme si la mort de Mithridate l'eût délivrée d'un nombre infini d'ennemis. Pompée, ayant ainsi mis à ses exploits une fin beaucoup plus facile qu'il n'avait pu l'espérer, partit de l'Arabie, et, traversant d'une marche rapide les provinces qui la séparent de la Galatie, il se rendit à Amisus, où il trouva des présents magnifiques que Pharnace lui envoyait, et plusieurs corps morts des princes du sang royal, au nombre desquels était celui de Mithridate : ce dernier n'était pas facile à reconnaître aux traits du visage, parce que les esclaves qui l'avaient embaumé avaient oublié d'en dessécher la cervelle ; mais ceux qui furent curieux de l'examiner le reconnurent à des cicatrices qu'il avait au visage. Pompée refusa de le voir, et, pour détourner de lui la vengeance céleste ; il le renvoya à Sinope. Mais il admira la magnificence de son habillement, la grandeur et l'éclat de ses armes. Car un certain Publius avait volé le fourreau de son épée qui avait coûté quatre cents talents (16), et qu'il vendit à Ariarathe; Caïus, qui avait été nourri avec Mithridate, prit le diadème de ce prince, dont le travail était admirable, et qu'il donna secrètement à Faustus, fils de Sylla, qui le lui avait demandé. Pompée ignora alors ces deux vols ; mais dans la suite Pharnace les ayant découverts en fit punir les auteurs. Pompée, après avoir tout réglé, tout affermi dans ces


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 provinces, voyagea avec beaucoup de pompe, en célébrant sur sa route des fêtes et des réjouissances publiques. A Mitylène, il déclara la ville libre, par estime pour Théophane, et il assista aux combats des poètes usités dans ce pays ; ils avaient pris pour sujet de leurs ouvrages de poésie les exploits de Pompée. Il fut si charmé de leur théâtre, qu'il en fit lever et dessiner le plan pour en faire exécuter à Rome un pareil, mais plus grand et plus magnifique. De là passant à Rhodes, il y entendit discourir tous les sophistes, et leur donna à chacun un talent (17). Posidonius a laissé par écrit le discours qu'il prononça devant lui, pour réfuter l'opinion d'Hermagoras sur la question générale. Dans Athènes, il traita les philosophes avec la même générosité qu'à Rhodes, et fit présent à la ville de cinquante talents (18)pour la réparer. 

XLV. Pompée comptait arriver en Italie comblé de gloire, et aussi désiré dans sa maison qu'il désirait lui-même de s'y retrouver. Mais ce démon ennemi qui a toujours soin de mêler aux plus grands biens et aux plus éclatantes faveurs de la fortune cette portion de mal qui suffit pour les corrompre, lui préparait depuis longtemps un retour triste et affligeant. Sa femme Mucia avait tenu depuis son départ la conduite la plus scandaleuse ; tant qu'il fut éloigné, il ne tint aucun compte des bruits qui lui en revenaient. Mais quand il se vit près de l'Italie et qu'il eut réfléchi à loisir sur les rapports qu'on lui avait faits, il lui envoya l'acte de divorce, sans avoir fait connaître ni alors ni depuis les motifs de cette répudiation ; mais on les trouve dans les lettres de Cicéron. Il avait été précédé à Rome par divers bruits qui couraient sur son compte ; ils y causèrent même un grand trouble, parce qu'on avait répandu qu'il entrerait dans la ville avec son armée et qu'il usurperait le pouvoir souverain. Crassus, soit qu'il le craignit réellement, ou, comme il est plus vraisemblable, pour accréditer ce bruit calomnieux et aigrir encore l'envie qu'on portait à Pompée, sortit secrètement de Rome avec ses enfants et ce qu'il avait de plus précieux.


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Mais Pompée, à peine entré en Italie, assembla ses soldats ; et, après leur avoir parlé selon que l'exigeaient les circonstances, et les avoir remerciés de leurs services, il leur ordonna de se disperser chacun dans sa ville et de ne pas oublier de revenir à Rome pour son triomphe. Son armée se sépara ; et la nouvelle s'en étant bientôt répandue partout, elle produisit un effet admirable. Les villes qu'il traversait dans sa route voyant le grand Pompée sans aucune escorte de gens de guerre, accompagné seulement d'un petit nombre d'amis, comme au retour d'un simple voyage, entraînées par un vif sentiment d'affection, se répandirent en foule au-devant de lui, et le suivirent jusqu'à Rome, où il arriva avec de plus grandes forces que celles qu'il avait ramenées ; et s'il avait eu envie de remuer et d'introduire des nouveautés dans le gouvernement, il n'aurait pas eu besoin de son armée. 

XLVI. La loi ne lui permettant pas d'entrer dans Rome avant son triomphe, il envoya prier le sénat de différer l'élection des consuls et de lui accorder la grâce de pouvoir solliciter en personne pour Pison. Mais, sur l'opposition de Caton, sa demande fut rejetée. La liberté de Caton et sa fermeté à soutenir ouvertement le parti de la justice inspiraient tant d'admiration à Pompée, qu'il désira vivement de l'acquérir à quelque prix que ce fût. Il résolut donc d'épouser une de ses deux nièces et de donner l'autre à son fils. Caton, ayant soupçonné que cette demande était un moyen imaginé par Pompée pour le corrompre et le séduire à la faveur de cette alliance, le refusa, au grand regret de sa femme et de sa sœur, qui ne lui pardonnaient pas de rejeter l'alliance du grand Pompée. Cependant Pompée, qui voulait porter Afranius au consulat, répandit de l'argent parmi les tribus : et ce fut dans ses jardins mêmes qu'on le distribua. On le sut bientôt dans toute la ville, et Pompée fut généralement blâmé de rendre vénale, pour des hommes qui ne pouvaient l'obtenir par leur vertu, une charge qu'il avait lui-même obtenue comme le prix de ses exploits. « Voilà, dit alors Caton à sa femme et à sa sœur, voilà les re-


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proches que notre alliance avec Pompée nous aurait fait partager. » Elles convinrent qu'il avait mieux jugé qu'elles ce qu'il convenait de faire. 

XLVII. Quoique le triomphe de Pompée eût occupé deux journées entières, ce temps ne suffit pas pour en étaler toute la magnificence. Une grande partie de ce qu'on avait préparé ne put être exposée aux regards du public ; et ce qui resta était si considérable, qu'on aurait pu en orner un second triomphe : la pompe était précédée de plusieurs écriteaux qui portaient les noms des nations conquises; c'étaient le Pont, l'Arménie, la Cappadoce, la Paphlagonie, la Médie, la Colchide, les Ibériens, les Albaniens, la Syrie, la Cilicie, la Mésopotamie, la Phénicie, la Palestine, la Judée, l'Arabie, les pirates vaincus sur terre et sur mer. On y lisait que, dans ces divers pays, Pompée avait pris mille forteresses et près de trois cent villes, enlevé aux pirates huit cents vaisseaux, et repeuplé trente-neuf villes que leurs habitants avaient abandonnées. On y voyait que les revenus publics, qui ne montaient avant Pompée qu'à cinq mille myriades ou cinquante millions de drachmes, avaient été portés par ses conquêtes à huit mille cinq cents myriades, ou quatre-vingt un millions cinq cent, vingt mille talents (20), outre ce qu'il avait donné à ses soldats, dont le moins récompensé avait reçu quinze cents drachmes (21). Les prisonniers menés en triomphe furent, outre les chefs des pirates, le fils de Tigrane, roi d'Arménie, avec sa femme et sa fille ; Zozime, femme du vieux Tigrane ; Aristobule, roi des Juifs ; la sœur de Mithridate, avec cinq de ses enfants, des femmes scythes ; les otages des Albaniens et des Ibériens, et ceux du roi de Commagène ; on y portait autant de trophées qu'il avait gagné de batailles, soit en


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personne, soit par ses lieutenants. Mais ce qui relevait encore plus sa gloire, et qui n'était arrivé à aucun autre Romain avant lui, c'est qu'après avoir triomphé de deux parties du monde, il triomphait alors de la troisième. On avait bien vu déjà d'autres Romains honorés de trois triomphes ; mais Pompée avait triomphé la première fois de l'Afrique ; la seconde, de l'Europe, et la troisième, de l'Asie : ainsi dans ses trois triomphes il avait triomphé de la terre entière. Il était pourtant encore assez jeune ; et ceux qui, le comparant à Alexandre, veulent, à quelque prix que ce soit, qu'il ressemblât en tout à ce prince, disent qu'il n'avait pas tout à faire trente-quatre ans ; mais, dans la vérité, il approchait de quarante (22).

XLVIII. Heureux s'il eût terminé sa vie à cette époque, et qu'il n'eût vécu qu'autant de temps qu'il conserva la fortune d'Alexandre ! mais dans le reste de sa vie il n'eut plus, ou que des prospérités qui lui attirèrent l'envie, ou que des adversités qui furent sans remède ; en faisant servir à l'injustice d'autrui l'autorité qu'il avait acquise par des voies légitimes, il perdait de sa réputation autant qu'il en augmentait la puissance de ceux qu'il favorisait. Ainsi, sans s'en apercevoir, il trouva sa perte dans sa force même et dans sa grandeur. Les endroits les mieux fortifiés des villes assiégées communiquent aux ennemis qui s'en emparent ce qu'elles ont de force ; de même César, agrandi par la puissance de Pompée, le ruina ensuite et le renversa par la force même qu'il avait reçue de lui contre ses concitoyens : je dois dire comment arriva cette fatale catastrophe. Quand Lucullus revint d'Asie, où Pompée l'avait accablé d'outrages, le sénat le reçut de la manière la plus honorable ; et le pressa vivement, après le retour de Pompée, de


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s'occuper des affaires du gouvernement. Mais le courage et l'activité de Lucullus étaient bien refroidis ; il s'était abandonné à l'oisiveté, et à toutes les jouissances que donnent les richesses. Cependant, lorsque Pompée fut arrivé, il reprit de l'ardeur, et l'attaqua si vigoureusement sur l'injure qu'il lui avait faite en Asie en cassant toutes ses ordonnances, que, soutenu de l'appui de Caton, il prenait déjà le dessus et l'emportait sur lui dans le sénat. Pompée, qui se sentait le plus faible et se voyait rebuté partout, fut forcé de recourir aux tribuns du peuple et de s'attacher une foule de jeunes gens. Le plus scélérat et le plus audacieux d'entre eux, nommé Clodius, s'étant emparé de lui, le jetait à la tête du peuple et avilissait sa dignité en le traînant sans cesse après lui dans les assemblées publiques, où il le faisait servir à confirmer toutes les nouveautés qu'il proposait, dans la vue de flatter la populace et de s'insinuer dans sa faveur. Il alla plus loin encore, et comme s'il eût rendu à Pompée des services importants tandis qu'il ne faisait que le déshonorer, il exigea et obtint de lui, pour salaire, le sacrifice de Cicéron, le meilleur ami de Pompée, et qui, dans le cours de son administration, avait tout fait pour lui. Cicéron, dans le danger dont il était menacé, eut recours à Pompée, qui ne voulut pas le voir ; il fit même refuser l'entrée de sa maison à ceux qui venaient de sa part, et sortit par une porte de derrière. Cicéron, qui craignit l'issue du jugement, se déroba de la ville et s'en alla en exil. Quelque temps auparavant, César, revenu de sa préture d'Espagne, avait formé une intrigue politique qui lui acquit dans ce moment une grande faveur et dans la suite une puissance considérable, mais qui devint funeste à Pompée et à Rome. Il demandait son premier consulat ; et, sentant bien que tant que Crassus et Pompée seraient mal ensemble il ne pourrait s'attacher à l'un sans avoir l'autre pour ennemi, il travailla à les réconcilier : action d'une sage politique sans doute, mais faite par un mauvais motif, et aussi adroite qu'insidieuse. Cette puissance, divisée entre deux rivaux, conservait l'équilibre


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 dans Rome, comme une cargaison également distribuée le maintient dans un vaisseau : mais dès qu'elle fut réunie, et qu'elle pesa tout entière sur un seul point, elle devint si forte, que n'ayant plus de contrepoids, elle finit par renverser la République. 

XLIX. On disait un jour devant Caton que les différends qui survinrent dans la suite entre César et Pompée avaient causé la ruine de la République : « Vous vous trompez, leur dit-il, d'imputer ce malheur à ces derniers événements ; ce n'est ni leur discorde, ni leur inimitié, mais plutôt leur amitié et leur union, qui ont été la première et la plus funeste cause de nos calamités. » Ce fut, en effet, cette liaison qui porta César au consulat ; et il l'eut à peine obtenu, que, flattant la populace, les pauvres et les indigents, il proposa des lois pour établir de nouvelles colonies et faire des partages de terres ; n'ayant pas honte d'avilir ainsi la dignité de sa magistrature et de faire dégénérer en un vrai tribunal la puissance consulaire. Bibulus, son collègue, s'opposait fortement à ces entreprises ; et Caton se préparait à le soutenir de tout son pouvoir, lorsque César, amenant Pompée à la tribune, lui demande à haute voix s'il approuve ses lois. Sur sa réponse affirmative, il lui demande encore : « Si quelqu'un veut s'opposer par la force à leur autorisation, ne viendrez-vous pas auprès du peuple pour le soutenir ? - J'y viendrai, répondit Pompée ; et contre ceux qui nous menacent de l'épée, j'apporterai l'épée et le bouclier.  » Pompée n'avait encore rien fait ni rien dit de si violent ; et ses amis pour l'excuser disaient que cette parole lui était échappée sans réflexion. Mais tout ce qu'il fit depuis ne prouva que trop qu'il s'était entièrement livré aux volontés de César. Car peu de temps après, contre l'attente de tout le monde, il épousa Julie, fille de César, déjà promise à Cépion, qui devait l'épouser bientôt ; et pour calmer le ressentiment de celui-ci il lui donna sa fille, dont le mariage avec Faustus, fils de Sylla, était arrêté. César épousa Calpurnie, fille de Pison. Dès ce moment


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Pompée, remplissant la ville de soldats, s'empara des affaires à force ouverte. Le consul Bibulus étant descendu à la place publique avec Lucullus et Caton, les soldats se jetèrent sur ce premier magistrat et brisèrent ses faisceaux ; quelqu'un même d'entre eux osa lui jeter sur la tête un panier plein de fumier, et deux tribuns du peuple qui l'accompagnaient furent blessés. Par ces violences ils chassèrent de la place publique tous ceux qui voulurent leur résister, et ils firent passer la loi qui ordonnait un partage de terres. Le peuple, séduit par cet appât, se laissa conduire à leur gré, et, ne songeant pas même à faire la moindre opposition, il donna son suffrage sans rien dire. Pompée fit confirmer toutes celles de ses ordonnances que Lucullus attaquait ; César eut pour cinq ans le gouvernement des Gaules cisalpine et transalpine, et celui de l'Illyrie avec quatre légions complètes ; on désigna consul pour l'année suivante Pison, beau-père de César, et Gabinius, le plus outré des flatteurs de Pompée. 

L. Bibulus, ne pouvant arrêter ces désordres, se tint renfermé dans sa maison, et n'en sortit pas les huit derniers mois de son consulat pour remplir les fonctions de sa charge : il les bornait à envoyer afficher des placards pleins d'invectives et d'accusations contre César et Pompée. Caton, comme inspiré par un esprit prophétique, annonçait dans le sénat les malheurs qui menaçaient Rome et Pompée lui-même. Lucullus, renonçant aux affaires, auxquelles son âge le rendait peu propre, vivait tranquille dans la retraite; ce fut alors que Pompée lui dit qu'il était moins de saison pour un vieillard de s'abandonner aux délices que de s'occuper d'administration. Mais lui-même se laissa bientôt amollir par l'amour qu'il avait pour sa jeune femme. Uniquement occupé de lui plaire, il passait les journées entières avec elle, dans ses maisons de campagne ou dans ses jardins, et ne songeait plus aux affaires publiques. Aussi Clodius même, alors tribun du peuple, n'ayant plus pour lui que du mépris, osa se porter aux entreprises les plus audacieuses. Après qu'il eut chassé Cicéron de


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Rome, et relégué Caton à Chypre, sous prétexte d'une expédition militaire; qu'il eut vu César partir pour la Gaule et qu'il fut assuré du dévouement du peuple, à qui il s'étudiait à complaire dans toute son administration, il entreprit de casser quelques ordonnances de Pompée; il lui enleva de force le jeune Tigrane, son prisonnier, qu'il retint chez lui, et suscita des procès aux amis de Pompée, pour essayer, dans leurs personnes, jusqu'où allait la puissance de leur protecteur. Enfin, un jour que Pompée assistait à l'instruction d'un procès, Clodius, entouré d'une troupe de scélérats audacieux, monta sur un lieu élevé, d'où il pouvait être vu de toute l'assemblée, et fit à haute voix les questions suivantes : « Quel est le souverain intempérant ? Quel est l'homme qui cherche un homme ? Qui est celui qui se gratte la tête avec un doigt ? » Après chacune de ces questions, Clodius secouait sa robe, et ses satellites, comme un chœur qui répond alternativement à un des personnages, répétaient avec de grands cris : « C'est Pompée ! ».

LI. Ces outrages causaient un véritable chagrin à Pompée, qui n'était pas accoutumé à se voir outrager publiquement, et qui n'était pas fait à ces sortes de combats; il était encore plus affligé de la joie qu'en témoignait le sénat, qui regardait ces insultes comme la juste punition de la lâcheté qu'il avait eue de sacrifier Cicéron à Clodius. Mais lorsqu'on en fut venu aux mains sur la place publique même, et qu'il y eut eu plusieurs personnes de blessées ; qu'un esclave de Clodius, qui s'était glissé dans la foule jusqu'auprès de Pompée, eut été surpris avec un poignard, Pompée prit prétexte de la crainte que lui ordonnaient l'insolence et les calomnies de Clodius, pour ne plus paraître aux assemblées tant que Clodius fut en charge, et, se tenant retiré dans sa maison, il s'occupait des moyens de calmer le ressentiment du sénat et des meilleurs citoyens. Il rejeta le conseil que lui donnait Calléon de répudier Julie et de renoncer à l'amitié de César, pour s'attacher au sénat ; mais il écouta ceux qui lui proposèrent de rappeler


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Cicéron, l'ennemi le plus déclaré de Clodius, et fort ami du sénat. Il mena lui-même, accompagné d'une troupe nombreuse, le frère de Cicéron sur la place publique, pour faire au peuple la demande de son rappel. Il y eut encore à cette occasion un grand nombre de blessés et quelques morts de part et d'autre; mais enfin Pompée l'emporta sur Clodius. 

LII. Cicéron, rappelé par un décret du peuple, ne fut pas plutôt de retour à Rome, qu'il réconcilia Pompée avec le sénat ; il fit passer la loi qui le chargeait de faire venir des blés en Italie, et le rendit, en quelque sorte, une seconde fois maître de tout l'empire romain, et sur terre et sur mer. Cette loi mettait dans sa dépendance tous les ports, tous les marchés, toutes les ventes de fruits, en un mot, tout le commerce maritime et tout le trafic des laboureurs. Clodius blâmait cette loi ; il prétendait qu'elle n'avait pas été faite pour pourvoir à la disette des blés, mais qu'on avait fait exprès la disette pour avoir un prétexte de loi, afin que, par cette nouvelle commission, Pompée pût ranimer sa puissance, qui commençait à languir, et à tomber, pour ainsi dire, en faiblesse. D'autres disent que ce fut une ruse du consul Spinther, qui, désirant d'être envoyé en Egypte au secours du roi Ptolémée, avait voulu comme renfermer Pompée dans un emploi plus important. Cependant le tribun Canidius proposa, par un autre décret, d'envoyer Pompée en Egypte sans troupes et avec deux licteurs seulement, pour remettre en paix le roi avec le peuple d'Alexandrie. Ce décret ne paraissait pas déplaire à Pompée ; mais le sénat le rejeta, sous le prétexte honnête qu'il craignait pour un si grand personnage. Cependant on trouvait souvent sur la place, et devant le lieu où le sénat s'assemblait, des billets qui portaient que Ptolémée lui-même demandait pour général Pompée, au lieu de Spinther. Suivant Timagène, Ptolémée quitta l'Egypte sans nécessité et à l'instigation de Théophane, qui voulait procurer à Pompée des moyens de s'enrichir, et de nouveaux sujets de faire la guerre; mais la méchanceté de Théophane ne saurait donner à ce conte


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autant de vraisemblance que le caractère de Pompée le rend incroyable ; car jamais il ne fut méchant et ne souilla son ambition par aucune bassesse. Chargé donc de la commission de procurer des blés à Rome, il envoya de tous côtés ses lieutenants et ses amis ; et, s'étant embarqué lui-même pour la Sicile, la Sardaigne et l'Afrique, il en fit des provisions considérables. Comme il allait se remettre en mer, il s'éleva un vent si impétueux, que les pilotes balançaient à partir. Mais Pompée, montant le premier sur son vaisseau, ordonne qu'on lève les ancres et crie à haute voix : « Il est nécessaire que je parte ; il ne l'est pas que je vive. » Son audace et son activité trouvèrent la fortune favorable : arrivé en Italie, il remplit de blé tous les marchés, et couvrit la mer de vaisseaux ; le superflu de ces provisions immenses suffit aux peuples voisins, et fut comme une source féconde qui coula partout sans interruption. 

LIII. Dans ce même temps les guerres des Gaules augmentaient chaque jour la puissance de César : placé à un grand éloignement de Rome, il ne paraissait attaché qu'à combattre les Belges, les Suèves et les Bretons; et cependant, sans qu'on s'en doutât, il était au milieu du peuple, et conduisant avec la plus grande habileté les principales affaires, il minait peu à peu le crédit de Pompée, s'incorporait en quelque sorte son armée, et l'employait moins pour faire la guerre aux barbares, qu'il ne se servait de ces combats comme de chasses militaires pour endurcir ses soldats, pour les rendre redoutables et invincibles : il envoyait à Rome tout l'or et l'argent, toutes les dépouilles et les autres richesses qu'il prenait sur un si grand nombre d'ennemis, et il les faisait servir à corrompre ceux qui pouvaient lui être utiles ; les riches présents qu'il faisait aux édiles, aux préteurs, aux consuls et à leur femmes, lui gagnaient un grand nombre de partisans ; aussi, lorsqu'il eut repassé les Alpes et qu'il vint hiverner à Lucques, il se rendit de Rome dans cette ville une foule innombrable d'hommes et de femmes, qui accouraient à l'envi : dans ce


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nombre il se trouva deux cents sénateurs, en particulier Crassus et Pompée, et l'on voyait tous les jours à sa porte jusqu'à cent vingt faisceaux de proconsuls et de préteurs; il les renvoya tous comblés de ses dons et remplis des plus belles espérances ; mais il fit avec Crassus et Pompée un traité secret, qui portait que ces deux derniers demanderaient ensemble un second consulat ; que César, pour appuyer leur brigue enverrait à Rome un grand nombre de ses soldats, qui donneraient leurs suffrages en leur faveur ; qu'aussitôt après leur élection, ils travailleraient à obtenir pour eux-mêmes des gouvernements de provinces, des commandements d'armée, et à faire continuer César pour cinq ans dans ceux qu'il avait déjà. Dès que ce traité fut connu dans Rome, il excita parmi les principaux citoyens une telle indignation, que le consul Marcellinus, s'étant levé dans l'assemblée du peuple, demanda à Crassus à et à Pompée s'ils brigueraient le consulat ; et le peuple leur ayant ordonné de répondre, Pompée prit le premier la parole, et dit qu'il le briguerait peut être, et que peut-être aussi il ne le briguerait pas. Crassus, en politique plus habile, répondit qu'il ferait ce qui lui paraîtrait plus utile pour le bien public. Marcellinus donc, s'attachant à Pompée, lui parla avec un tel emportement, que Pompée lui reprocha d'être le plus injuste et le plus ingrat des hommes, d'avoir oublié que c'était lui qui, de muet et d'affamé qu'il était, lui avait rendu la parole et lui avait donné les moyens de se rassasier jusqu'à rendre gorge. 

LIV. Tous les autres prétendants au consulat s'étant désistés de leur poursuite, Lucius Domitius continua seul de le briguer, à la persuasion de Caton, qui, pour l'encourager à ne pas abandonner sa brigue, lui représenta que dans cette lutte il s'agissait moins du consulat que de la liberté publique, qu'il fallait détendre contre les tyrans. Les partisans de Pom


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pée, redoutant la fermeté de Caton, et craignant qu'ayant déjà le sénat pour lui, il ne fît changer la plus saine partie du peuple et ne l'entraînât dans son parti, résolurent d'empêcher que Domitius ne descendît à la place publique pour solliciter les suffrages. Des gens armés qu'ils envoyèrent contre lui tuèrent l'esclave qui marchait devant son maître avec un flambeau et obligèrent les autres de prendre la fuite; Caton, blessé au bras droit en défendant Domitius, se retira le dernier. Parvenus au consulat par ces violences, Crassus et Pompée ne montrèrent pas plus de modération dans le reste de leur conduite; et d'abord, voyant que le peuple, qui voulait élever Caton à la préture, commençait à lui donner les suffrages, Pompée rompit l'assemblée, sous prétexte qu'il avait eu quelque augure défavorable (23) ; et, ayant ensuite corrompu les tribus à prix d'argent, ils portèrent à la préture Antias et Vatinius, firent proposer, par le tribun du peuple Trébonius, les décrets dont ils étaient convenus à Lucques: l'un continuait à César pour cinq ans les gouvernements dont il était déjà pourvu, un second donnait à Crassus la Syrie et la conduite de la guerre contre les Parthes ; le troisième attribuait à Pompée le gouvernement de toute l'Afrique et des deux Espagnes, avec quatre légions ; il en prêta deux à César, qui les lui demanda pour la guerre des Gaules. Crassus, à la fin de son consulat, partit pour son gouvernement. Pompée resta dans Rome pour la dédicace de son théâtre, et fit célébrer des jeux gymniques, des chœurs de musique, et des combats d'animaux, où il y eut jusqu'à cinq cents lions de tués, ils furent terminés par un combat d'éléphants, le plus terrible des spectacles.

LV. Cette magnificence lui mérita de nouveau l'admiration et la bienveillance du peuple ; mais bientôt il ne fut pas moins


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l'objet de son envie, quand on le vit abandonner à ceux de ses lieutenants qu'il chérissait le plus ses gouvernements et ses armées, et passer son temps à se promener avec sa femme dans ses plus belles maisons de plaisance, soit qu'il fût toujours amoureux d'elle, soit qu'en étant tendrement aimé il n'eût pas la force de s'en séparer, car on en donne cette dernière raison. Il est vrai que l'amour de Julie pour Pompée était connu de tout le monde, non qu'il fût d'âge à être aimé si passionnément ; mais la tendresse de cette femme prenait sa source dans la sagesse de son mari, qui n'aimait point d'autre femme qu'elle, et dans sa gravité naturelle, qui n'avait rien d'austère et était tempérée par une conversation remplie de grâce, propre surtout à s'insinuer dans l'esprit des femmes ; car on ne peut révoquer en doute le témoignage que lui rendait sur ce point la courtisane Flora. Un jour d'assemblée pour l'élection des édiles, on en vint aux mains ; plusieurs personnes furent tuées auprès de Pompée, qui, étant tout couvert de sang, fut obligé de changer d'habit. Ses esclaves coururent rapporter chez lui ses vêtements souillés de sang ; leur précipitation ayant causé du trouble et du tumulte dans la maison, Julie, qui était enceinte, s'évanouit à la vue de cette robe ensanglantée ; elle eut beaucoup de peine à reprendre ses sens ; et l'inquiétude, la frayeur qu'elle avait eue, la firent avorter. Cet accident inspira tant d'intérêt pour elle, que ceux qui condamnaient le plus l'attachement de Pompée pour César ne pouvaient blâmer sa tendresse pour sa femme. Elle devint grosse une seconde fois, et accoucha d'une fille ; mais elle mourut dans son travail, et l'enfant ne lui survécut que peu de jours. Pompée se disposait à la faire inhumer dans sa terre d'Albe, lorsque le peuple, usant de violence, emporta le corps au champ de Mars, moins pour faire plaisir à César et à Pompée, que pour témoigner la compassion que lui inspirait cette jeune femme ; et dans les honneurs qu'il lui rendait il paraissait en faire beaucoup plus pour César absent, que pour Pompée, qui était alors à Rome. 


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LVI. Mais cette mort fut bientôt suivie d'une agitation violente, qui excita la plus grande fermentation : l'alliance entre César et Pompée, qui couvrait leur ambition plutôt qu'elle ne la réprimait, étant rompue, on ne parlait dans la ville que de division et de rupture. Peu de temps après, on apprit que Crassus avait été défait et tué par les Parthes, et sa mort faisait tomber la plus forte barrière qui restât encore contre la guerre civile. La crainte que César et Pompée avaient de Crassus leur faisaient observer l'un envers l'autre jusqu'à un certain point les lois de la justice ; mais quand la fortune leur eut ôté cet athlète, qui pouvait lutter contre celui des deux à qui la victoire serait restée, alors on put leur appliquer ces vers d'un poète comique :

Je vois ces deux rivaux préparer leurs combats :
L'huile couvre leurs corps, la poussière leurs bras; 

tant la fortune a peu de pouvoir sur la nature, dont elle ne saurait satisfaire les désirs ! car une si grande autorité, une si vaste étendue de pays, ne purent assouvir l'ambition de ces deux hommes, qui cependant avaient souvent lu et entendu dire :

Qu'en trois parts l'univers divisé par les dieux
Du sort qui leur échut les rendit tous heureux.

Ils n'étaient que deux à partager l'empire romain, et ils ne croyaient pas qu'il pût leur suffire. Cependant Pompée, en parlant du peuple, dit qu'il avait obtenu toutes les charges beaucoup plus tôt qu'il ne l'avait espéré, et qu'il les avait toujours quittées plus tôt qu'on ne s'y était attendu, Il avait en effet pour témoins de cette vérité les armées qu'il avait toujours licenciées de bonne heure ; mais alors, persuadé que César ne congédierait pas la sienne, il voulut, sans rien innover, sans paraître se défier de lui, mais plutôt le mépriser et n'en tenir aucun compte, il voulut, dis-je, se faire des principales dignités de la République un rempart contre lui ; mais, quand il vit que les citoyens, corrompus à prix d'argent, ne


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distribuaient pas les magistratures selon ses désirs, il laissa régner l'anarchie dans la ville. 

LVII. D'abord on sema le bruit qu'il fallait nommer un dictateur ; le tribun Lucilius osa le premier en faire la proposition et conseiller au peuple d'élire Pompée. Caton s'éleva contre le tribun avec tant de force, que ce magistrat fut en danger de perdre sa charge ; plusieurs amis de Pompée se présentèrent pour le justifier, et assurèrent qu'il n'avait jamais ni demandé ni désiré la dictature. Caton donna de grands éloges à Pompée et lui demanda de veiller à la République. Pompée alors eut honte de ne pas s'y prêter, et il veilla si bien, que Domitius et Messala furent nommés consuls (24); mais bientôt une nouvelle anarchie ayant fait proposer par plusieurs personnes, avec encore plus d'audace, l'élection d'un dictateur, Caton, qui craignit d'être forcé, résolut d'abandonner à Pompée une grande autorité, mais limitée par les lois, afin de s'éloigner d'une magistrature dont la puissance tyrannique ne connaissait point de bornes. Bibulus lui-même, tout ennemi qu'il était de Pompée, proposa le premier dans le sénat de l'élire seul consul. « Par là, disait-il, la ville sortira de la confusion où elle est, ou du moins elle sera dans la puissance de l'homme qui vaut le mieux. » Cet avis ayant paru fort extraordinaire de la part de Bibulus, Caton se leva ; et, comme on ne douta point que ce ne fût pour le combattre, il se fit un grand silence : « Jamais, dit-il, je n'aurais ouvert l'avis que vous venez d'entendre, mais puisqu'un autre l'a fait, je crois que vous devez le suivre ; je préfère à l'anarchie un magistrat, quel qu'il puisse être, et je ne connais personne de plus propre que Pompée à commander dans de si grands troubles.  » Le sénat suivit son opinion, et décréta que Pompée serait nommé seul au consulat ; que s'il croyait avoir besoin d'un collègue, il le choisirait lui-même; mais que ce ne pourrait être avant deux mois. Pompée, déclaré seul consul par Sulpicius, qui ce jour-là faisait, pendant l'interrègne, les


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 fonctions de roi, alla embrasser Caton et lui donna les plus grands témoignages d'amitié ; il avoua qu'il ne devait qu'à lui l'honneur qu'il recevait, et le conjura de l'aider de ses conseils dans l'exercice de sa charge : Vous ne me devez aucune reconnaissance, lui répondit Caton ; en opinant, je n'ai rien dit par considération pour vous, et je n'ai consulté que l'intérêt de la République. Je vous aiderai en particulier de mes conseils toutes les fois que vous me les demanderez ; si vous ne me les demandez pas, je dirai toujours publiquement ce que je penserai. » Tel était Caton dans toute sa conduite.

LVIII. Pompée, étant rentré dans Rome, épousa Cornélie, fille de Metellus Scipion, et depuis peu veuve de Publius, fils de Crassus, à qui elle avait été mariée fort jeune, et qui venait de périr chez les Parthes. Cette femme avait, outre sa beauté, bien des moyens de plaire; elle était versée dans la littérature, jouait très bien de la lyre, savait la géométrie et lisait avec fruit les ouvrages de philosophie : avec tant d'avantages, elle avait su se garantir de ces airs de fierté, de ces manières dédaigneuses que donnent ordinairement aux jeunes femmes ces sortes de connaissance ; elle avait d'ailleurs un père irréprochable dans sa naissance et dans sa réputation. Cependant ce mariage ne fut presque approuvé de personne : les uns y blâmaient la disproportion de l'âge : Cornélie était assez jeune pour avoir été mariée plus convenablement au fils de Pompée. Les plus honnêtes citoyens trouvaient que dans cette occasion il avait sacrifié les intérêts de la République, qui dans l'extrémité où elle était réduite l'avait choisi par son médecin et s'en était rapportée à lui seul de sa guérison : au lieu de répondre à cette confiance, on le voyait, couronné de fleurs, faire des sacrifices et célébrer des noces, tandis qu'il aurait dû regarder comme une calamité publique ce consulat qu'il n'aurait pas eu, contre les lois, seul et sans collègue, si Rome eût été plus heureuse. 

LIX. Il s'occupa d'abord de faire procéder contre ceux qui


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 avaient acheté les suffrages pour parvenir aux charges, et fit des lois pour régler les jugements. Il mit dans tout le reste de sa conduite autant de dignité que d'intégrité ; et, en présidant lui-même à ces jugements avec des gens armés, il y rétablit l'ordre et la tranquillité. Mais, Scipion, son beau-père, ayant été cité en justice, Pompée fit venir chez lui les trois cent soixante juges, et les pria d'être favorables à l'accusé. L'accusateur, voyant Scipion reconduit par les juges, de la place publique jusqu'à sa maison, se désista de sa poursuite. Cette inconséquence fit tort à Pompée. Il fut encore plus blâmé lorsque, au mépris d'une loi qui défendait de louer les accusés dans le cours de l'instruction du procès, et dont il était l'auteur, il se présenta lui-même pour faire l'éloge de Plancus. Caton, qui était au nombre des juges, se boucha les oreilles avec les deux mains, en disant qu'il ne convenait pas d'entendre louer un accusé contre la disposition des lois. On en prit prétexte pour récuser Caton avant qu'il donnât son avis ; mais, à la honte de Pompée, Plancus n'en fut pas moins condamné par tous les autres juges. Peu de jours après, Hypsaeus, homme consulaire, appelé de même devant les tribunaux, attendit Pompée au moment où il sortait du bain pour aller se mettre à table ; et, se jetant à ses genoux, il implora sa protection. Pompée passa outre avec un air méprisant, et lui dit, pour toute réponse, qu'il ne gagnait, en le retenant, que de faire gâter son souper. Cette inégalité de conduite fut généralement blâmée; il mit d'ailleurs dans tout le reste le plus grand ordre, et se donna, pour les cinq mois qui restaient de son consulat, son beau-père pour collègue. On lui continua ses gouvernements pour quatre autres années, et on l'autorisa à prendre tous les ans dans le trésor public mille talents pour l'entretien et la solde des troupes. 

LX. Les amis de César se prévalurent de cet exemple pour demander qu'on eût égard à tous les combats qu'il livrait pour étendre l'empire romain ; il méritait, disaient-ils, ou


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qu'on lui donnât un second consulat, ou qu'on lui continuât son gouvernement, afin qu'un successeur ne vînt pas lui continuer son gouvernement, afin qu'un successeur ne vînt pas lui enlever la gloire de tant de travaux, et que, commandant seul dans les lieux qu'il avait soumis, il jouît en paix des honneurs que ses exploits lui avaient mérités. Cette demande ayant donné lieu à une grande discussion, Pompée, comme s'il eût voulu, par amitié, détourner l'envie qu'elle pouvait exciter contre César, dit qu'il avait des lettres de lui par lesquelles il demandait qu'on lui donnât un successeur, et qu'il fût déchargé de cette guerre; que, pour le consulat, il lui paraissait juste qu'on lui permît de le demander, quoique absent (25). Caton s'opposa avec force à cette proposition ; il exigea que César, réduit à l'état de simple particulier, après avoir posé les armes, vînt en personne solliciter auprès de ses concitoyens la récompense de ses services. Pompée n'insista plus ; et, comme vaincu par les raisons de Caton, il garda le silence, et fit soupçonner que ces dispositions pour César n'étaient pas sincères. Il lui fit même redemander les deux légions qu'il lui avait prêtées, et allégua la guerre des Parthes, dont il était chargé. César, qui ne se méprit point sur le motif de cette demande, les lui renvoya, comblées de présents.

LXI. Bientôt après, Pompée tomba dangereusement malade à Naples ; il guérit cependant ; et les Napolitains, par le conseil de Praxagoras, firent des sacrifices d'actions de grâces pour sa guérison. Les peuples voisins suivirent leur exemple, et ce zèle se communiqua tellement à toute l'Italie, qu'il n'y eut point de ville, petite ou grande, qui ne célébrât des fêtes pendant plusieurs jours. Il n'y avait pas d'endroits assez spacieux pour contenir tous ceux qui venaient au-devant de lui : les grands chemins, les bourgs et les ports étaient pleins de gens qui faisaient des sacrifices et des banquets pour témoi


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gner leur joie de son rétablissement. Un grand nombre, couronnés de fleurs, allaient le recevoir avec des flambeaux et l'accompagnaient en lui jetant des fleurs ; le cortège dont il était suivi dans sa marche offrait le spectacle le plus agréable et le plus magnifique. Mais aussi ce ne fut pas une des moindres causes de la guerre civile. L'opinion présomptueuse qu'il conçut de lui-même et l'extrême joie qu'il ressentit de tous ces honneurs surmontèrent tous les raisonnements que la nature même des affaires devait lui suggérer : oubliant cette sage prévoyance qui jusque-là avait assuré ses prospérités et le succès de ses entreprises, il se laissa aller à une confiance audacieuse, à un mépris insensé de la puissance de César, jusqu'à croire qu'il n'avait besoin contre lui ni d'armes ni d'efforts, et qu'il le renverserait plus facilement qu'il ne l'avait élevé. Il était dans ces dispositions lorsque Appius lui ramena de Gaule les troupes qu'il avait prêtées à César. Cet officier affecta de rabaisser les exploits qui s'étaient faits dans cette contrée et de répandre des bruits injurieux à César. Il fallait, disait-il, que Pompée connût bien peu ses forces et sa réputation pour vouloir se défendre contre César avec d'autres troupes que celles qu'il avait ; il le vaincrait avec les légions mêmes de son ennemi, aussitôt qu'il paraîtrait, tant les soldats haïssaient César et désiraient de revoir Pompée ! Ces vains propos lui enflèrent si fort le cœur, et, en lui inspirant une confiance présomptueuse, le jetèrent dans une telle négligence, qu'il se moquait de ceux qui craignaient cette guerre : et quand on lui disait que si César marchait contre Rome on ne voyait pas avec quelles troupes on pourrait lui résister, il répondait avec un air riant et un visage serein qu'il ne fallait pas s'en inquiéter, qu'en quelque endroit de l'Italie qu'il frappât du pied, il en sortirait des légions.

LXII. César, de son côté, suivait ses propres affaires avec plus d'ardeur que jamais ; il s'approchait de l'Italie, et ne cessait d'envoyer des soldats à Rome pour se trouver aux élections. Il corrompait secrètement plusieurs des magistrats, entre


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autres Paulus, un des consuls, qu'il attira à son parti en lui donnant quinze cents talents ; Curion, tribun du peuple, dont il paya les dettes immenses, et Marc-Antoine, qui, ami intime de Curion, s'était rendu caution pour ses dettes. Un des capitaines que César avait envoyés à Rome, et qui se tenait à la porte du sénat, ayant su que les sénateurs lui refusaient la prolongation de son gouvernement, frappa de sa main sur la garde de son épée, en disant « Celle-ci la lui donnera. » C'était en effet le but vers lequel César dirigeait toutes ses démarches et tous ses préparatifs. Il est vrai que les propositions que Curion faisait pour lui paraissaient plus raisonnables et plus populaires : il demandait de deux choses l'une : ou que Pompée licenciât ses troupes, ou que César retînt les siennes. Réduits à l'état de simples particuliers, disait-il, ils en viendront à des conditions équitables; où s'ils restent armés, ils se contenteront de ce qu'ils possèdent, et se tiendront tranquilles : affaiblir l'un par l'autre, ce serait doubler la puissance qu'on craint. Le consul Marcellus, en répondant à Curion, traita César de brigand, et proposa, s'il ne voulait pas mettre bas les armes, de le déclarer ennemi de la patrie ; mais Curion, soutenu par Antoine et par Pison, parvint à faire mettre à l'épreuve l'opinion du sénat ; il ordonna que ceux qui voulaient que César seul posât les armes et que Pompée retînt le commandement se missent tous du même côté ; ce fut le plus grand nombre. Il dit ensuite à ceux qui étaient d'avis qu'ils posassent tous deux les armes, et qu'aucun ne conservât son armée, de passer du même côté ; il n'y en eut que vingt-deux qui restèrent fidèles à Pompée, tous les autres se rangèrent auprès de Curion, qui, fier de sa victoire et transporté de joie, courut à l'assemblée du peuple, qui le reçut avec de vifs applaudissements, et le couvrit de bouquets de fleurs et de couronnes. Pompée n'était pas alors au sénat ; il n'est pas permis aux généraux qui reviennent à la tête de leurs armées d'entrer dans Rome ; mais Marcellus, s'étant levé, dit qu'il ne resterait pas tranquillement assis à écouter


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 de vaines paroles, lorsqu'il voyait déjà dix légions s'avancer du sommet des Alpes vers la ville ; qu'il allait envoyer contre elles un homme capable de les arrêter et de défendre la patrie.

LXIII. Dès ce moment on changea d'habit dans Rome, comme pour un deuil public. Et Marcellus, traversant la place, suivi de tout le sénat, alla trouver Pompée, et s'arrêtant devant lui : « Pompée, lui dit-il, je vous ordonne de secourir la patrie, de vous servir pour cela des forces que vous avez déjà, et d'en rassembler de nouvelles. » Lentulus, l'un des consuls désignés pour l'année suivante, lui fit la même déclaration. Pompée commença donc à faire des levées ; mais les uns refusèrent de donner leurs noms; d'autres, en petit nombre, y vinrent de mauvaise grâce, et la plupart demandèrent qu'on prît des voies de conciliation. Car Antoine, malgré le sénat, avait lu devant le peuple une lettre de César, qui contenait des propositions très propres à attirer la multitude dans son parti : il demandait que Pompée et lui, après avoir quitté leurs gouvernements et licencié leurs troupes, se présentassent devant le peuple pour y rendre compte de leurs actions. Lentulus, qui était déjà dans l'exercice de sa charge, n'assemblait point le sénat ; Cicéron, nouvellement arrivé de la Cilicie, proposait pour accommodement que César quittât la Gaule et licenciât son armée, dont il ne conserverait que deux légions, avec le gouvernement de l'Illyrie, où il attendrait son second consulat. Pompée ayant désapprouvé ce moyen de conciliation, les amis de César consentirent à lui proposer de licencier une des deux légions ; mais Lentulus s'étant encore opposé à cette proposition, et Caton criant de son côté que Pompée faisait une grande faute en se laissant ainsi tromper, la négociation fut rompue. On apprit en même temps que César s'était emparé d'Ariminium, ville considérable de l'Italie, et qu'il marchait droit à Rome avec toute son armée. Mais cette dernière circonstance était fausse; il n'avait avec lui que trois cents chevaux et cinq mille hommes d'infanterie ; il était parti sans attendre le reste de ses troupes, qui étaient encore au-delà


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des Alpes, parce qu'il voulait tomber brusquement sur des gens troublés et qui ne l'attendaient pas, au lieu de leur donner le temps de revenir de leur frayeur, et d'avoir à les combattre bien préparés. Arrivé sur les bords du Rubicon, qui faisait les limites de son gouvernement, il s'y arrêta, plongé dans un profond silence ; et, réfléchissant en lui-même sur la grandeur et sur la témérité de son entreprise, il différa quelque temps de passer ce fleuve. Mais enfin, comme ceux qui se précipitent du haut d'un rocher dans un abîme profond, il fit taire le raisonnement, et, s'étourdissant sur le danger, il dit à haute voix, en langue grecque, à ceux qui l'environnaient : « Le sort en est jeté ! » et il fit passer le Rubicon à son armée.

LXIV. Cette nouvelle, portée à Rome, jeta toute la ville dans un étonnement, un trouble et une frayeur dont il n'y avait pas encore eu d'exemple. A l'instant le sénat en corps et tous les magistrats se rendirent précipitamment auprès de Pompée. Tullus lui ayant demandé quelles forces et quelle armée il avait à sa disposition, Pompée, après quelques moments de réflexion, lui répondit d'un ton mal assuré qu'il avait de prêtes les deux légions que César lui avait renvoyées, et que les nouvelles levées pourraient fournir promptement trente mille hommes. « Pompée, s'écria Tullus, vous nous avez trompés :  »et il conseilla d'envoyer des ambassadeurs à César. Un certain Favonius, qui, sans être méchant, croyait, par une audace obstinée et souvent insultante, imiter la franchise de Caton, dit à Pompée de frapper du pied la terre pour en faire sortir les légions qu'il avait promises. Pompée souffrit avec douceur une raillerie si déplacée; et Caton lui ayant rappelé ce qu'il lui avait prédit dès le commencement au sujet de César : « Dans tout ce que vous m'en avez dit, lui répondit Pompée, vous avez mieux deviné que moi; dans tout ce que j'ai fait, je me suis plus conduit en ami. » Caton ouvrit l'avis de nommer Pompée général, avec un pouvoir absolu, en disant que ceux qui font les grands maux sont aussi ceux qui savent mieux y apporter des remèdes. Pompée partit aussitôt pour la


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Sicile, dont le gouvernement lui était échu par le sort, et tous les autres magistrats se rendirent de même dans les provinces qui leur avaient été assignées. 

LXV. Cependant l'Italie était presque entièrement soulevée, et l'on était partout dans la plus grande perplexité. Ceux qui se trouvaient absents de Rome y accouraient de toutes parts, tandis que ceux qui l'habitaient se hâtaient d'en sortir, et d'abandonner une ville où, dans une si grande tempête, dans un trouble si violent, les citoyens bien intentionnés étaient trop faibles, et ceux qui pouvaient nuire opposaient aux magistrats une force redoutable et difficile à réduire. Il était même impossible de calmer la frayeur générale; et Pompée n'avait pas la liberté de suivre ses propres conseils pour remédier au désordre : chacun voulait lui inspirer la passion dont il était le plus affecté, soit de crainte, de tristesse, d'agitation ou d'inquiétude: aussi prenait-il dans un même jour les résolutions les plus contraires. Il ne pouvait rien savoir de certain sur les ennemis; on lui rapportait au hasard des choses opposées; et s'il refusait de les croire, on s'irritait contre lui. Enfin, après avoir déclaré que dans la confusion où l'on était il ne pouvait rien résoudre, il ordonna à tous les sénateurs de les suivre, protesta qu'il regarderait comme partisans de César tous ceux qui resteraient dans Rome, et en sortit lui-même sur le soir. Les consuls abandonnèrent aussi la ville, sans avoir fait aux dieux les sacrifices d'usage avant de partir pour la guerre. Ainsi, dans une telle circonstance il restait digne d'envie pour l'affection que tout le monde lui témoignait. Si la plupart des Romains blâmaient cette guerre, personne ne haïssait le général ; et il en vit un grand nombre le suivre, moins par amour pour la liberté que parce qu'ils ne pouvaient se résoudre à l'abandonner lui-même. 

LXVI. Peu de jours après, César entra dans Rome, et, s'en étant rendu maître, il traita avec douceur ceux qui étaient restés, et les rassura. Seulement Metellus, un des tribuns, ayant voulu l'empêcher de prendre de l'argent dans le trésor public,


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il le menaça de la mort ; et à cette terrible menace il ajouta cette parole, plus terrible encore, qu'il lui était moins difficile de le faire que de le dire. Ayant ainsi écarté Metellus, et pris tout l'argent dont il avait besoin, il se mit à la poursuite de Pompée, qu'il voulait éloigner promptement de l'Italie, avant que les troupes qu'il attendait d'Espagne fussent arrivées. Pompée s'était emparé de Brindes ; et, après avoir ramassé un grand nombre de vaisseaux, il embarqua les consuls avec trente cohortes, qu'il envoya devant lui à Dyrrachium. Il fit partir en même temps pour la Syrie Scipion son beau-père, et Cnéius Pompéius, son fils, qu'il chargea de lui équiper une flotte. Lui-même, après avoir barricadé les portes de la ville, et placé sur les murailles les soldats les plus agiles ; après avoir ordonné aux Brindisiens de se tenir tranquillement renfermés dans leurs maisons, il fit couper toutes les rues par des tranchées qu'il remplit de pieux pointus, et qu'il couvrit de claies ; il ne réserva que deux rues, par lesquelles il se rendait au port. Au bout de trois jours, il eut paisiblement embarqué le reste de ses troupes; alors, élevant tout à coup un signal aux soldats qui gardaient les murailles, ils accoururent promptement; il les prit dans ses vaisseaux, et traversa la mer. 

LXVII. Dès que César vit les murailles désertes, il se douta de la fuite de Pompée, et, en se pressant de le suivre, il manqua d'aller s'enferrer dans les pieux qui bordaient les tranchées que Pompée avait fait creuser dans les rues ; mais, averti par les Brindisiens, il évita de passer dans la ville, et, ayant pris un détour pour aller au port, il trouva toute la flotte partie, à l'exception de deux vaisseaux montés de quelques soldats. On regarde cet embarquement comme un des meilleurs expédients dont Pompée pût se servir ; mais César s'étonnait qu'ayant en son pouvoir une ville aussi forte que Rome, attendant des secours d'Espagne et étant maître de la mer, il eût abandonné et livré l'Italie. Cicéron même le blâme d'avoir dans une situation d'affaires plus semblable à celle où se trouvait Périclès qu'à celle où était Thémistocle, imité ce


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dernier plutôt que l'autre. César lui-même fit voir, par sa conduite, combien il craignait les effets du temps ; car, ayant fait prisonnier Numérius, un des amis de Pompée, il l'envoya à Brindes pour proposer un accommodement à des conditions raisonnables ; mais Numérius s'embarqua avec Pompée. César s'étant ainsi rendu, en soixante jours, maître de toute l'Italie sans verser une goutte de sang, voulait sur-le-champ se mettre à la poursuite de Pompée ; mais, faute de vaisseaux, il fut obligé de changer de dessein, et prit aussitôt la route d'Espagne pour attirer à son parti les troupes qui servaient dans cette province. 

LXVIII. Cependant Pompée avait assemblé les forces les plus considérables ; sa flotte pouvait passer pour invincible ; elle était composé de cinq cents vaisseaux de guerre, avec un plus grand nombre de brigantins et d'autres vaisseaux légers. Dans son armée de terre, la cavalerie était la fleur des chevaliers de Rome et de l'Italie ; il en avait sept mille, tous distingués par leur naissance et par leurs richesses, autant que par leur courage. Son infanterie, formée de soldats ramassés de toutes parts, avait besoin d'être disciplinée : aussi l'exerça-t-il sans relâche pendant son séjour à Béroé ; lui-même, toujours en activité et comme s'il eût été dans la vigueur de l'âge, faisait les mêmes exercices que ses soldats. C'était pour ses troupes un grand motif d'encouragement, que de voir le grand Pompée, à l'âge de cinquante-huit ans, s'exercer à pied tout armé, monter ensuite à cheval, tirer facilement son épée en courant à toute bride, et la remettre aussi aisément dans le fourreau, lancer le javelot, non seulement avec justesse, mais encore avec force et à une distance que la plupart des jeunes gens ne pouvaient passer. Il voyait arriver chaque jour à son camp les rois et les princes de nations voisines ; et le grand nombre de capitaines romains qui s'y rendaient de tous côtés présentait l'image d'un sénat complet : on y vit aussi arriver Labiénus, qui avait abandonné César, dont il était l'ami intime et avec qui il avait fait la guerre des Gaules. Brutus, fils de


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celui qui avait été tué dans la Gaule, homme d'un grand courage, qui jusqu'alors n'avait jamais voulu ni parler à Pompée ni même le saluer, parce qu'il le regardait comme le meurtrier de son père, ne voyant plus en lui que le défenseur de la liberté de Rome, alla se ranger sous ses étendards. Cicéron même, qui avait donné de vive voix et par écrit des conseils tout opposés à ceux qu'on suivait, eut honte de n'être pas du nombre de ceux qui s'exposaient au danger pour la patrie. Tidius Sextilius, déjà dans l'extrême vieillesse et boiteux d'une jambe, alla joindre l'armée en Macédoine ; les autres officiers en le voyant se mirent à rire et à le plaisanter ; Pompée ne l'eut pas plutôt aperçu, que, se levant de son siège, il courut au-devant de lui, regardant comme un témoignage bien honorable à sa cause le concours de ces vieillards, qui, s'élevant au-dessus de leur âge et de leurs forces, préféraient à la sûreté qu'ils auraient trouvée ailleurs le danger qu'ils venaient courir auprès de lui ; mais quand le sénat, sur la proposition de Caton, eut décrété qu'on ne ferait mourir aucun citoyen romain ailleurs que dans le combat et qu'on ne pillerait aucune des villes soumises à la République, le parti de Pompée prit encore plus de faveur ; ceux que leur éloignement ou leur faiblesse faisait négliger, et qui par là ne prenaient point de part à la guerre, le favorisaient par leurs désirs, et soutenaient, du moins par leurs discours, les intérêts de la justice ; ils regardaient comme ennemi des dieux et des hommes quiconque ne souhaitait pas la victoire à Pompée. 

LXIX. César, de son côté, se montra doux et modéré dans ses succès. En Espagne, où il vainquit et fit prisonnière l'armée de Pompée, il renvoya les capitaines et retint les soldats. Repassant aussitôt les Alpes et traversant l'Italie, il arrive à Brindes vers le solstice d'hiver; il passa la mer et va débarquer à Oricum, d'où il envoie à Pompée Vibius, qu'il avait fait prisonnier et qui était ami de ce général, pour lui demander une conférence, lui proposer de licencier, au bout de trois jours, toutes leurs troupes, de renouer leur ancienne liaison,


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et, après l'avoir confirmée par le serment, de retourner tous deux en Italie. Pompée, qui regarda ces propositions comme un nouveau piège, se hâta de descendre vers la mer, se saisit de tous les postes, de tous les lieux fortifiés propres à loger une armée de terre, de tous les ports, de toutes les rades commodes pour les vaisseaux. Dans cette position, tous les vents le favorisaient pour faire venir aisément des vivres, des troupes et de l'argent. César, au contraire, environné de difficultés et par terre et par mer, cherchait, par nécessité, tous les moyens de combattre. Chaque jour il attaquait Pompée dans ses retranchements, et le provoquait à une action décisive : il avait ordinairement l'avantage dans ces escarmouches ; mais dans une dernière attaque il fut sur le point d'être entièrement défait et de perdre toute son armée. Pompée combattit avec un tel courage, qu'il mit ses troupes en fuite et lui tua deux mille hommes, mais il ne put ou plutôt il n'osa pas le poursuivre et entrer avec les fuyards dans son camp. César avoua à ses amis que ce jour-là les ennemis avaient la victoire entre les mains si leur général avait su vaincre.

LXX. Ce premier avantage inspira tant de confiance aux troupes de Pompée, qu'elles voulurent terminer promptement la guerre par une action générale. Pompée lui-même écrivit aux rois, aux officiers et aux villes de son parti, comme s'il était déjà vainqueur : il redoutait cependant l'issue d'une bataille, et penchait plutôt à miner par le temps et par les fatigues des hommes invincibles sous les armes, accoutumés depuis longtemps à toujours vaincre, quand ils combattaient ensemble; mais qui, hors d'état par leur vieillesse de soutenir les autres travaux de la guerre, de faire de longues marches, de décamper tous les jours de creuser des tranchées, d'élever des fortifications, devaient être pressés d'en venir aux mains, et de tout terminer par une bataille. Malgré tous ces motifs, Pompée eut bien de la peine à persuader à ses troupes de se tenir tranquilles; mais lorsque César, réduit par le dernier combat à une disette extrême, eut décampé pour gagner la Thessalie,


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par le pays des Athamanes, il ne fut plus possible à Pompée de contenir la fierté de ses soldats; ils se mirent à crier que César s'enfuyait et demandèrent, les uns qu'on se mît à sa poursuite, les autres qu'on retournât en Italie ; quelques-uns même envoyèrent leurs amis ou leurs domestiques à Rome, pour y retenir les maisons les plus voisines de la place, dans l'espoir de briguer bientôt les charges. Plusieurs enfin firent voile vers Lesbos, où Pompée avait fait passer Cornélie, afin de lui apprendre que la guerre était terminée.

 LXXI. Le sénat s'étant assemblé pour délibérer sur ces différentes propositions, Afranius ouvrit l'avis de regagner l'Italie, dont la possession était le plus grand prix de cette guerre, et entraînerait celle de la Sicile, de la Sardaigne, de la Corse, de l'Espagne et de toutes les Gaules : ce qui devait, ajouta-t-il, toucher encore plus Pompée, c'était que, la patrie lui tendant de si près les mains, il serait honteux de la laisser en proie aux esclaves et aux flatteurs des tyrans, qui l'accablaient d'outrages et la réduisaient à la plus indigne servitude ; mais Pompée eût cru flétrir sa réputation en fuyant une seconde fois, et s'exposant à être poursuivi par César, quand la fortune lui donnait le moyen de le poursuivre ; d'un autre côté, il trouvait injuste d'abandonner Scipion et les autres personnages consulaires, qui, répandus dans la Grèce et dans la Thessalie, tomberaient aussitôt au pouvoir de César, avec des trésors et des troupes considérables ; que le plus grand soin qu'on pût prendre de Rome, c'était de combattre pour elle le plus loin de ses murs qu'il serait possible et de la préserver des maux de la guerre, afin qu'éloignée même du bruit des armes elle attendît paisiblement le vainqueur. Son avis ayant prévalu, il se mit à la poursuite de César, résolu d'éviter le combat, mais de le tenir assiégé, de le ruiner par la disette, en s'attachant à le suivre de près : outre qu'il regardait ce parti comme le plus utile, on lui avait rapporté que les chevaliers avaient dit entre eux qu'il fallait se défaire promptement de César, pour se débarrasser tout de suite après de


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 Pompée. Ce fut même, dit-on, pour cela qu'il ne donna à Caton aucune commission importante; lorsqu'il marcha contre César, il le laissa sur la côte pour garder les bagages, craignant qu'après que César serait vaincu Caton ne le forçât lui-même à déposer le commandement.

LXXII. Quand on le vit ainsi poursuivre tranquillement les ennemis, on se plaignit hautement de lui, on l'accusa de faire la guerre, non à César, mais à sa patrie et au sénat, afin de se perpétuer dans le commandement et d'avoir toujours auprès de lui pour satellites et pour gardes ceux qui devaient commander à l'univers entier. Domitius Enobarbus, en ne l'appelant jamais qu'Agamemnon et roi des rois, excitait contre lui l'envie. Favonius le blessait autant par ses plaisanteries que les autres par une trop grande liberté. « Mes amis, criait-il à tout moment, vous ne mangerez pas cette année des figues de Tusculum. » Lucius Afranius, celui qui avait perdu les troupes d'Espagne et qui était accusé de trahison, voyant Pompée éviter le combat, s'étonnait que ses accusateurs n'osassent pas se présenter, pour attaquer un homme qui trafiquait des provinces. Pompée, trop sensible à ces propos, dominé d'ailleurs par l'amour de la gloire et par une honte ridicule, qui le soumettait aux désirs de ses amis se laissa entraîner par leurs espérances, et renonça aux vues sages qu'il avait suivies jusqu'alors : faiblesse qui eût été inexcusable dans un simple pilote, à plus forte raison dans un général qui commandait à tant de nations et à de si grandes armées. Il louait ces médecins qui n'accordent jamais rien aux désirs déréglés de leurs malades ; et lui-même cédait à la partie la moins saine de ses partisans, par la crainte de leur déplaire dans une occasion où il s'agissait de leur vie. Peut-on regarder en effet comme des esprits sains des hommes, dont les uns, en se promenant dans le camp, songeaient à briguer les consulats et les prétures, dont les autres, tels que Spinther, Domitius et Scipion, disputaient entre eux avec chaleur, et cabalaient pour la charge de souverain pontife, dont César était


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revêtu ? On eût dit qu'ils n'avaient à combattre que contre un Tigrane, roi d'Arménie, ou un roi des Nabatéens, et non pas contre ce César et contre cette armée qui avaient pris d'assaut un millier de villes, dompté plus de trois cents nations, gagné contre les Germains et les Gaulois, sans jamais avoir été vaincus, des batailles innombrables, fait un million de prisonniers, et tué un pareil nombre d'ennemis en bataille rangée. 

LXXIII. Peu touchés de ces considérations, ils ne cessaient de presser et d'importuner Pompée : à peine descendus dans la plaine de Pharsale, ils le forcèrent d'assembler un conseil, dans lequel Labiénus, commandant de la cavalerie, se levant le premier, jura qu'il ne cesserait de combattre qu'après avoir mis les ennemis en fuite ; et ce serment fut répété par tous les autres. La nuit suivante, Pompée crut voir en songe qu'il était reçu au théâtre par le peuple avec de vifs applaudissements, et qu'il ornait de riches dépouilles la chapelle de Vénus Nicéphore (26). Si cette vision le rassurait d'un côté, elle le troublait de l'autre, en lui faisant craindre que César, qui rapportait son origine à Vénus, ne tirât des dépouilles de son rival plus d'éclat et de gloire. Dans ce moment, des terreurs paniques qui s'élevèrent dans son camp l'éveillèrent en sursaut ; et le matin, comme on posait les gardes, on vit tout à coup sur le camp de César, où régnait la plus grande tranquillité, s'élever une vive lumière à laquelle s'alluma un flambeau ardent qui vint fondre sur le camp de Pompée. César lui-même dit l'avoir vue en allant visiter ses gardes. A la pointe du jour, César se disposait à porter son camp près de Scoluse, et déjà les soldats, levant leurs tentes, faisaient partir devant eux les valets et les bêtes de somme, lorsque ses coureurs vinrent lui rapporter qu'il avaient aperçu un grand mouvement d'armes dans le camp des ennemis ; que le bruit et le tumulte qu'on y entendait annonçaient les préparatifs d'un combat; bientôt après il en arriva d'autres qui assurèrent que les premiers rangs s'étaient déjà mis en bataille. 


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LXXIV. A cette nouvelle, César s'écria qu'enfin arrivait ce jour attendu depuis si longtemps, où ils allaient combattre non contre la faim et la disette, mais contre des hommes; il ordonne en même temps qu'on place devant sa tente une cotte d'armes de pourpre, signal ordinaire de la bataille chez les Romains. A peine les soldats l'on aperçue, que, poussant des cris de joie, ils laissent leurs tentes et courent aux armes. Les officiers les conduisent aux postes qui leur étaient assignés, et chacun prend sa place avec autant d'ordre et de tranquillité que si l'on n'eût arrangé qu'un chœur de tragédie. Pompée commandait l'aile droite, et avait Antoine en tête. Le centre était occupé par son beau-père Scipion, qui se trouvait opposé à Lucius Albinus : il plaça Domitius à l'aile gauche, qu'il fortifia par la cavalerie ; car presque tous les chevaliers romains s'y étaient portés, dans l'espoir de forcer César et de tailler en pièces la dixième légion, qui était célèbre par sa valeur, et au milieu de laquelle César avait coutume de combattre. Mais quand il vit la gauche des ennemis soutenue par une cavalerie si nombreuse, craignant pour ses soldats l'éclat étincelant des armes des chevaliers de Pompée, il fit venir du corps de réserve six cohortes qu'il plaça derrière la dixième légion avec ordre de se tenir tranquilles sans se montrer aux ennemis, et lorsque leur cavalerie commencerait la charge, leurs javelots, comme font ordinairement les plus braves qui sont pressés d'en venir à l'épée, de les porter droit à la visière du caque, et de frapper les ennemis aux yeux et au visage : « Car, leur disait-il, ces beaux danseurs si fleuris, jaloux de conserver leur jolie figure, ne soutiendront pas l'éclat du fer qui brillera de si près à leurs yeux. » Telles furent les dispositions de César. Pompée, de son côté, étant monté à cheval, considérait l'ordonnance des deux armées; et voyant que celle des ennemis attendait tranquillement le signal de l'attaque ; qu'au contraire la plus grande partie des siens, au lieu de rester immobiles dans leurs rangs, s'agitaient dans


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un grand désordre, faute d'expérience, il craignait que dès le commencement de l'action ils ne rompissent leur ordonnance : il envoya donc à ses premiers rangs l'ordre de rester fermes dans leurs postes, de se tenir serrés les uns contre les autres, et de soutenir ainsi le choc de l'ennemi. César blâme cette disposition; il prétend qu'elle affaiblit la vigueur que donne aux coups que portent les soldats l'impétuosité de leur course; qu'elle émousse cette ardeur d'où naissent l'enthousiasme et la fureur guerrière qui sont l'âme des combattants; que les chocs mutuels enflamment de plus en plus les courages, échauffés encore par la course et les cris. En leur ôtant ces avantages, Pompée amortit et glaça, pour ainsi dire, le cœur de ses soldats. César avait environ vingt-deux mille hommes, et Pompée un peu plus du double.

LXXV. Dès que les trompettes eurent donné de part et d'autre le signal du combat, chacun, dans cette grande multitude, ne songea qu'à ce qu'il avait à faire personnellement; mais un petit nombre des plus vertueux d'entre les Romains, et quelques Grecs qui se trouvaient sur les lieux, hors du champ de bataille, en voyant arriver l'instant décisif, se mirent à réfléchir sur la situation affreuse où l'empire romain se trouvait réduit par l'avarice et l'ambition de ces deux rivaux. C'étaient des deux côtés les mêmes armes, la même ordonnance de bataille, des enseignes semblables, la fleur des guerriers d'une même ville; enfin, une seule puissance qui, prête à se heurter elle-même, allait donner le plus terrible exemple de l'aveuglement et de la fureur dont la nature humaine est capable, quand la passion la maîtrise. Si, contents de jouir de leur gloire, ils avaient voulu commander au sein de la paix, n'auraient-ils pas eu, et sur terre et sur mer, la plus grande et la meilleure partie de l'univers soumise à leur autorité ? ou s'ils voulaient satisfaire cet amour des trophées et des triomphes, et en étancher la soif, n'avaient-ils pas à dompter les Parthes et les Germains ? La Scythie et les Indes n'ouvraient-elles pas un vaste champ à leurs exploits ? N'avaient-ils pas un prétexte


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honnête de leur déclarer la guerre, en couvrant leur ambition du dessein de civiliser ces nations barbares ? Et quelles richesses des Indiens, auraient pu soutenir l'effort de soixante-dix mille Romains armés, commandés par César et Pompée, dont ces peuples avaient connu les noms avant celui des Romains ? tant ces deux généraux avaient porté loin leurs victoires ! Tant ils avaient dompté de nations sauvages et barbares ! Mais alors ils étaient sur le même champ de bataille pour combattre l'un contre l'autre, sans être touchés du danger de leur gloire, à laquelle ils sacrifiaient jusqu'à leur patrie, et qu'ils allaient déshonorer l'un ou l'autre en perdant le titre d'invincible; car l'alliance qu'ils avaient contractée, les charmes de Julie et son mariage, avaient été plutôt les otages suspects et trompeurs d'une société dictée par l'intérêt, que les liens d'une amitié véritable. 

LXXVI. Dès que la plaine de Pharsale fut couverte d'hommes, d'armes et de chevaux, et que dans les deux armées on eut donné le signal de la charge, on vit courir le premier à l'ennemi, du côté de César, Caïus Crassianus, qui, à la tête d'une compagnie de cent vingt hommes, se montrait jaloux de tenir tout ce qu'il avait promis à son général. César l'avait rencontré le premier en sortant du camp; et, l'ayant salué par son nom, il lui demanda ce qu'il pensait de la bataille. Crassianus lui tendant la main : « César, lui dit-il, vous la gagnerez avec gloire, et vous me louerez aujourd'hui mort ou vif. » Il se souvenait de cette parole; et, s'élançant le premier hors des rangs, il entraîne avec lui plusieurs de ses camarades, et se précipite au milieu des ennemis. On en vint là tout de suite aux épées, et le combat y fut sanglant. Crassianus poussait toujours en avant, et faisait main basse sur tous ceux qui lui résistaient; mais enfin un soldat ennemi, l'attendant de pied ferme, lui enfonce son épée dans la bouche avec tant de force, que la pointe sortit par la nuque du cou. Crassianus tomba mort; mais le combat se soutint en cet endroit avec un égal


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avantage. Pompée, au lieu de faire charger promptement son aile droite, jetait les yeux de côté et d'autre pour voir ce que ferait sa cavalerie, et par là perdit un temps précieux. Déjà cette cavalerie étendait ses escadrons afin d'envelopper César, et de repousser sur son infanterie le peu de gens de cheval qu'il avait. Mais César ayant élevé le signal dont il était convenu, ses cavaliers s'ouvrent, et les cohortes qu'il avait cachées derrière sa dixième légion, au nombre de trois mille hommes, courent au-devant de la cavalerie de Pompée pour l'empêcher de les tourner, la joignent de près et, dressant la pointe de leurs javelots, suivant l'ordre qu'ils en avaient reçu, ils portent leurs coups au visage. Ces jeunes gens, qui ne s'étaient jamais trouvés à aucun combat et qui s'attendaient encore moins à ce genre d'escrime, dont ils n'avaient pas même l'idée, n'eurent pas le courage de soutenir les coups qu'on leur portait aux yeux : ils détournèrent la tête, se couvrirent le visage avec les mains, et prirent honteusement la fuite. Les soldats de César ne daignèrent pas même les poursuivre, et coururent charger l'infanterie de cette aile, qui, dénuée de sa cavalerie, était facile à envelopper; ils la prirent en flanc, pendant que la dixième légion la chargeait de front. Elle ne soutint pas longtemps ce double choc; et se voyant elle-même enveloppée, au lieu de tourner les ennemis, comme elle l'avait espéré, elle abandonna le champ de bataille. Pompée, voyant la poussière que cette fuite faisait élever, se douta de ce qui était arrivé à sa cavalerie. Il n'est pas facile de conjecturer quelle fut sa pensée dans ce moment; mais il eut l'air d'un homme frappé tout à coup de vertige, et qui a perdu le sens : oubliant qu'il était le grand Pompée, il se retira à petits pas dans son camp, sans rien dire à personne; parfaitement semblable à Ajax, de qui Homère dit :

Mais dans ce même instant le souverain des dieux
Au cœur du fier Ajax lance du haut des cieux
La crainte et la terreur : tout à coup il s'arrête,
S'éloigne, mais sans fuir, tourne souvent la tête,



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Et, de son bouclier couvrant son large dos,
Fixe les ennemis, se retire en héros. 

LXXVII. Pompée entra de même dans sa tente, et s'y assit en silence, jusqu'à ce que les ennemis, qui poursuivaient les fuyards, étant arrivés à ses retranchements, il s'écriât : « Quoi ! jusque dans mon camp ? » et, sans ajouter un mot de plus, il se leva, prit une robe convenable à sa fortune présente, et sortit sans être vu de personne. Ses autres légions ayant aussi pris la fuite, les ennemis s'emparèrent du camp, où ils firent un grand carnage des valets et des soldats qui étaient restés pour le garder. Car de ceux qui combattirent, il n'y en eut, au rapport d'Asinius Pollion, qui était à cette bataille dans l'armée de César, que six mille de tués. Après que le camp eut été forcé, on vit jusqu'à quel point les ennemis avaient porté la folie et la légèreté : toutes les tentes étaient couronnées de myrtes, les lits couverts d'étoffes précieuses, les tables chargées de vaisselle d'argent et d'urnes pleines de vin; tout annonçait l'appareil d'une fête et les dispositions d'un sacrifice, plutôt que les préparatifs d'un combat : tant, en partant pour l'armée, ils avaient été séduits par les plus vaines espérances et remplis d'une folle témérité ! Quand Pompée, qui n'avait avec lui que très peu de personnes, se fut un peu éloigné du camp, il quitta son cheval ; et, ne se voyant pas poursuivi, il marcha lentement, tout entier aux réflexions qui devaient naturellement occuper un homme accoutumé depuis trente-quatre ans à tout subjuguer, et qui, dans sa vieillesse, faisait la première expérience de la déroute de la fuite. Il se demandait à lui-même comment une gloire et une puissance qui s'étaient toujours accrues par tant de combats et de victoires avaient pu s'évanouir en une heure : comment, après s'être vu naguère environné de tant de milliers de gens de pied et de cavaliers, et escorté de flottes nombreuses, il était maintenant si faible, et réduit à un équipage si simple, que les ennemis mêmes qui le cherchaient ne pouvaient le reconnaître. Il passa la ville de Larisse sans s'y arrêter, et entra dans la vallée de Tempé, où,


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pressé par la soif, il se jeta le visage contre terre et but dans la rivière. Après s'être relevé, il traversa la vallée, et se rendit au bord de la mer. Il passa la nuit dans une cabane de pêcheur; et dès le point du jour, montant dans un bateau de rivière avec les personnes de condition libre qui l'avaient accompagné, il ordonna aux esclaves de se rendre auprès de César et de ne rien craindre. 

LXXVIII. Il côtoyait le rivage, lorsqu'il aperçut un grand vaisseau de charge prêt à lever l'ancre : il avait pour patron un Romain qui n'avait jamais eu de rapport avec Pompée et qui ne le connaissait que de vue; il s'appelait Péticius. La nuit précédente, Pompée lui avait apparu en songe, non tel qu'il l'avait souvent vu, mais s'entretenant avec lui dans un état d'humiliation et d'abattement. Péticius, comme il est d'ordinaire à des gens désœuvrés quand ils ont eu des songes sur quelques objets importants, racontait le sien aux passagers, et tout à coup un des matelots lui dit qu'il apercevait un bateau de rivière qui venait à eux en forçant de rames, et des hommes qui faisaient signe avec leurs robes en leur tendant les mains. Péticius s'étant levé reconnut d'abord Pompée tels qu'il l'avait vu en songe, et, se frappant la tête de douleur, il ordonna aux matelots de descendre l'esquif. En même temps il tendit la main à Pompée, en l'appelant par son nom, et conjectura, par l'état dans lequel il le voyait, le changement de sa fortune. Aussi, sans attendre de sa part ni prière ni discours, le reçut-il dans son vaisseau, et avec lui tous ceux que voulut Pompée, entre autres les deux Lentulus et Favonius. Il mit aussitôt à la voile. Peu de temps après ils virent sur le rivage le roi Déjotarus, qui faisait des signes pour être aperçu d'eux; et ils le reçurent dans leur vaisseau. Quand l'heure du repas fut venue, le patron lui-même l'apprêta avec les provisions qu'il avait ; et Favonius, voyant que Pompée, faute de domestiques, ôtait lui-même ses habits pour se baigner, courut à lui, le déshabilla, le mit dans le bain et le frotta d'huile. Depuis ce moment il ne cessa d'en avoir soin et de lui rendre


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tous les services qu'un esclave rend à son maître, jusqu'à lui laver les pieds et lui préparer ses repas. Quelqu'un, voyant avec quelle noblesse et quelle simplicité éloignée de toute affectation il s'acquittait de ce service, s'écria : 

                        Grands dieux ! comme tout sied aux âmes généreuses ! 

LXXIX. Pompée, ayant passé devant Amphipolis, fit voile de là vers Mytilène, pour y prendre Cornélie et son fils. Lorsqu'il eut jeté l'ancre devant l'île, il envoya à la ville un courrier, non tel que Cornélie l'attendait, après les nouvelles agréables qui lui avaient été annoncées de vive voix et par écrit, et qui lui faisaient espérer que, la victoire de Dyrrachium ayant terminé la guerre, Pompée n'aurait plus eu qu'à poursuivre César. Le courrier, la trouvant toute pleine de cette espérance, n'eut pas la force de la saluer; mais, lui faisant connaître l'excès de ses malheurs plus par ses larmes que par ses paroles, il lui dit de se hâter si elle voulait voir Pompée sur un seul vaisseau, qui même ne lui appartenait pas. A cette nouvelle, Cornélie se jette à terre et y reste longtemps, l'esprit égaré, sans proférer une seule parole. Revenue à elle-même avec peine, et sentant que ce n'était pas le moment des gémissements et des larmes, elle traverse la ville et court au rivage. Pompée alla au-devant d'elle et la reçut dans ses bras près de s'évanouir. « O mon époux ! lui dit-elle, ce n'est pas ta mauvaise fortune, c'est la mienne qui t'a réduit à une seule barque; toi qui, avant d'épouser Cornélie, voguais sur cette mer avec cinq cents voiles ! Pourquoi venir me chercher ? Que ne m'abandonnais-tu à ce funeste destin qui seul attire sur toi tant de calamités ? Quel bonheur pour moi, si j'avais pu mourir avant que d'apprendre la mort de Publius Crassus, mon premier mari, qui a péri par la main des Parthes ! ou que j'aurais été sage, si, après sa mort, j'avais quitté la vie, comme j'en avais d'abord eu le dessein ! Je ne l'ai donc conservée que pour faire le malheur


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du grand Pompée !  »Telles furent, dit-on, les paroles de Cornélie à son mari : « Cornélie, lui répondit Pompée, tu n'avais connu encore que les faveurs de la fortune : et c'est sans doute leur durée au-delà du terme ordinaire qui fait aujourd'hui ton  erreur. Mais, puisque nous sommes nés mortels, il faut savoir supporter les disgrâces et tenter encore la fortune : ne désespérons pas de revenir de mon état présent à ma grandeur passée, comme de ma grandeur je suis tombé dans l'état où tu me vois. » 

LXXX. Cornélie fit venir de Mytilène ses domestiques et ses effets les plus précieux; les Mytiléniens vinrent saluer Pompée, et le prièrent d'entrer dans leur ville; mais il le refusa, et leur dit de se soumettre au vainqueur avec confiance : « Car, ajouta-t-il, César est bon et clément. » Se tournant ensuite vers le philosophe Cratippe, qui était descendu de Mytilène pour le voir, il se plaignit de la Providence divine, et témoigna quelques doutes sur son existence. Cratippe pouvait répondre en lui montrant que, dans le désordre où la République était tombée, elle avait besoin d'un gouvernement monarchique. Il aurait pu lui dire encore : « Comment et à quelle marque pourrions-nous croire, Pompée, que si la victoire s'était déclarée en votre faveur, vous auriez usé mieux que César de votre fortune ? » Mais laissons là ces questions, comme toutes celles qui regardent les dieux. 

LXXXI. Pompée, ayant pris sur son vaisseau sa femme et ses amis, continua sa route sans s'arrêter ailleurs que dans les ports, quand le besoin de faire de l'eau et de prendre des vivres le forçait de relâcher. La première ville où il descendit fut Attalie, dans la Pamphylie. Il y arriva quelques galères qui venaient de Cilicie, et il parvint à rassembler quelques troupes; il eut même bientôt auprès de lui jusqu'à soixante


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 sénateurs; et, ayant appris que sa flotte n'avait reçu aucun échec, que Caton, après avoir recueilli un grand nombre de soldats de la déroute de Pharsale, était passé en Afrique, il se plaignit à ses amis et se fit à lui-même les plus vifs reproches de s'être laissé forcer à combattre avec sa seule armée de terre, sans employer ses troupes de mer, qui faisaient ses principales forces; ou du moins de ne s'être pas fait comme un rempart de sa flotte, qui, en cas d'une défaite sur terre, lui aurait fourni une autre armée si puissante, si capable de résister à l'ennemi. Il est vrai que la plus grande faute de Pompée, comme la ruse la plus habile de César, fut d'avoir placé le lieu du combat aussi loin du secours que Pompée pouvait tirer de sa flotte. Cependant celui-ci, forcé de tenter quelque entreprise avec les faibles ressources qui lui restaient, envoya ses amis dans quelques villes, alla lui-même dans d'autres pour demander de l'argent et équiper des vaisseaux; mais, craignant qu'un ennemi aussi prompt et aussi actif que César ne vint subitement lui enlever tous les préparatifs qu'il aurait pu faire, il examinait quelle retraite, quel asile il pouvait espérer dans sa fortune présente. 

LXXXII. Après en avoir délibéré avec ses amis, il ne vit aucune province de l'empire où il pût se retirer en sûreté. Entre les royaumes étrangers, il ne voyait que celui des Parthes qui pour le moment fût le plus propre à les recevoir, à protéger d'abord leur faiblesse, ensuite à les remette en pied et à les renvoyer avec des forces considérables. La plupart de ses amis penchaient pour l'Afrique et pour le roi Juba; mais Théophane de Lesbos représenta que ce serait la plus grande folie de laisser là l'Egypte, qui n'était qu'à trois journées de navigation, dont, à la vérité, le roi Ptolémée sortait à peine de l'enfance, mais devait à Pompée tant de connaissance pour les services et les témoignages d'amitié que son père en avait reçus, et d'aller se jeter entre les mains des Parthes, la plus perfide de toutes les nations : « Serait-il raisonnable, ajouta-t-il, que Pompée, qui refuse d'être le se-


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cond après un Romain dont il a été le gendre pour être le premier de tous les autres, qui ne veut pas faire l'épreuve de la modération de César, allât livrer sa personne à un Arsace, qui n'a jamais pu avoir en sa puissance Crassus vivant ? Mènerait-il une jeune femme du sang des Scipions au milieu de ces Barbares, qui ne mesurent leur pouvoir que sur la licence qu'ils prennent d'assouvir leurs passions brutales ? Et quand elle ne devrait recevoir aucun outrage, ne serait-il pas indigne d'elle d'être seulement exposée au soupçon d'en avoir souffert, par cela seul qu'elle aurait été avec des hommes capables de le faire ? » Cette dernière raison fut, dit-on, la seule qui détournât Pompée de prendre le chemin de l'Euphrate, si toutefois ce fut la réflexion de Pompée, et non pas son mauvais génie, qui lui fit prendre l'autre route, l'avis de se retirer en Egypte. Il apprit que Ptolémée était à Péluse avec son armée, et qu'il faisait la guerre à sa sœur : il se mit en chemin pour s'y rendre et se fit précéder par un de ses amis, chargé d'informer le roi de son arrivée et de lui demander un asile dans ses Etats. 

LXXXIII. Ptolémée était extrêmement jeune; mais Pothin, qui exerçait sous son nom toute l'autorité, assembla sur-le-champ un conseil des principaux courtisans, qui tous n'avaient d'autre pouvoir que celui qu'il voulait bien leur communiquer, et leur ordonna de dire chacun son avis. Il était déjà bien humiliant pour le grand Pompée que son sort dépendît de la délibération d'un Pothin, valet de chambre du roi; d'un Théodote de Chio, gagé par le prince pur lui enseigner la rhétorique, et de l'Egyptien Achillas; car ces trois hommes, pris entre les valets de chambre du roi et parmi ceux qui l'avaient élevé, étaient ses principaux ministres : voilà le conseil dont Pompée, arrêté à l'ancre et loin du rivage, attendait la dé-


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cision, lui qui n'avait pas cru qu'il fût de sa dignité de devoir sa vie à César. Les opinions furent tellement opposées, que les uns voulaient qu'on renvoyât Pompée, les autres qu'on le reçût; mais Théodote, pour faire parade de son art de rhéteur, soutint qu'il n'y avait de sûreté dans aucun de ces deux avis; que recevoir Pompée, c'était se donner César pour ennemi et Pompée pour maître; que si on le renvoyait, il pourrait les faire repentir un jour de l'avoir chassé, et César de l'avoir obligé de le poursuivre : le meilleur parti était donc de le recevoir et de le faire périr; par là ils obligeraient César, sans avoir à craindre Pompée : « Car, ajouta-t-il en souriant, un mort ne mord pas. » 

LXXXIV. Tout le conseil adopta cet avis; et Achillas, ayant été chargé de l'exécution, prit avec lui deux Romains, nommés Septimius et Salvius, qui avaient été autrefois l'un chef de bande, et l'autre centurion sous Pompée, y joignit trois ou quatre esclaves et se rendit avec cette suite à la galère de Pompée, où les principaux d'entre ceux qui l'avaient accompagné s'étaient rassemblés pour voir quel serait le succès de son message. Lorsqu'au lieu d'une réception magnifique et digne d'un roi, telle que Théophane en avait donné l'espérance, ils ne virent que ce petit nombre d'hommes qui venaient dans un bateau de pêcheur, ce mépris affecté leur parut suspect, et ils conseillèrent à Pompée de gagner le large, pendant qu'ils étaient encore hors de la portée du trait. Cependant le bateau s'étant approché, Septimius se leva le premier, et, saluant Pompée en sa langue, il lui donna le titre d'imperator. Achillas, l'ayant salué en langue grecque, l'invita à passer dans sa barque, parce que la côte était trop vaseuse, et que la mer, hérissée de bancs de sable, n'avait pas de profondeur pour sa galère. On voyait en même temps armer des vaisseaux du roi et des soldats se répandre sur le rivage; ainsi la fuite devenait impossible à Pompée, quand même il aurait changé d'avis; d'ailleurs, montrer de la défiance, c'était fournir aux assassins l'excuse de leur crime. Après avoir emb-


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rassé Cornélie, qui pleurait déjà sa mort, il ordonna à deux centurions de sa suite, à Philippe, un de ses affranchis, et à un de ses esclaves, nommé Scythès, de monter les premiers dans la barque; et, voyant Achillas lui tendre la main de dessus le bateau, il se retourna vers sa femme et son fils, et leur dit ces vers de Sophocle : 

Dans la cour d'un tyran quiconque s'est jeté,  
Quelque libre qu'il soit, y perd sa liberté. 

Ce furent les dernières paroles qu'il dit aux siens, et il passa dans la barque.

LXXXV. Il y avait loin de sa galère au rivage ; et comme, dans le trajet, aucun de ceux qui étaient avec lui dans la barque ne lui disait un mot d'honnêteté, il jeta les yeux sur Septimius : « Mon ami, lui dit-il, me trompé-je, ou n'as-tu pas fait autrefois la guerre avec moi ? » Septimius lui répondit affirmativement par un signe de tête, sans lui dire une parole, sans lui montrer aucun intérêt. Il se fait de nouveau un profond silence; et Pompée, prenant des tablettes où il avait écrit un discours grec qu'il devait adresser à Ptolémée, se mit à le lire. Lorsqu'ils furent près du rivage, Cornélie, en proie aux plus vives inquiétudes, regardait avec ses amis de dessus la galère ce qui allait arriver; elle commençait à se rassurer, en voyant plusieurs officiers du roi venir au débarquement de Pompée, comme pour lui faire honneur. Mais dans le moment où il prenait la main de Philippe son affranchi, pour se lever plus facilement, Septimius lui passa le premier, par derrière, son épée au travers du corps, et aussitôt Salvius et Achillas tirèrent leurs épées. Pompée, prenant sa robe avec ses deux mains, s'en couvrit le visage, et sans rien dire ni rien faire d'indigne de lui, jetant un simple soupir, il reçut avec courage tous les coups dont on le frappa. Il était âgé de cinquante-neuf ans et fut tué le lendemain du jour de sa naissance. A la vue de cet assassinat, ceux qui étaient dans la galère de Cornélie et dans les deux autres navires poussèrent des cris affreux qui


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retentirent jusqu'au rivage; et, levant les ancres, ils prirent précipitamment la fuite, poussés par un vent fort qui les prit en poupe; les Égyptiens, qui se disposaient à les poursuivre, renoncèrent à leur dessein. Les assassins coupèrent la tête à Pompée, et jetèrent hors de la barque le corps tout nu, qu'ils laissèrent exposé aux regards de ceux qui voulurent se repaître de ce spectacle.

LXXXVI. Après qu'ils s'en furent rassasiés, Philippe, qui ne l'avait point quitté, lava le corps dans l'eau de mer, l'enveloppa, faute de vêtement, de se propre tunique, et ramassa sur le rivage quelques débris d'un bateau de pêcheur, presque pourris de vétusté, mais qui suffirent pour composer un bûcher à un corps nu qui n'était pas même entier. Pendant qu'il rassemblait ces restes pour les porter sur le bûcher, un Romain, déjà vieux, qui dans sa jeunesse avait fait ses premières campagnes sous Pompée, s'approcha de lui : « Qui es-tu, mon ami, lui dit-il, toi qui te disposes à faire les obsèques du grand Pompée ? » Philippe lui ayant répondu qu'il était son affranchi : « Tu n'auras pas seul cet honneur, reprit le vieillard; conduit ici par un hasard favorable, je m'associerai à cette pieuse cérémonie. Je n'aurai pas à me plaindre en tout de mon séjour dans une terre étrangère, puisque, après tant de malheurs, j'éprouve la consolation de toucher et d'enterrer le corps du plus grand capitaine que les Romains aient eu. » Voilà les funérailles qu'on fit à Pompée. Le lendemain, Lucius Lentulus, qui ignorait ce qui s'était passé et qui, venant de Chypre, longeait la côte d'Égypte, vit le feu du bûcher, et tout auprès Philippe, qu'il ne reconnut pas. « Quel est celui, dit-il en lui-même, qui est venu terminer ici sa destinée et s'y reposer de ses travaux ? » Un moment après, jetant un profond soupir : « Hélas ! dit-il, c'est peut-être toi, grand Pompée ! » Lentulus, ayant débarqué bientôt après, fut pris et tué. Ainsi finit le grand Pompée. 

LXXXVII. César ne fut pas longtemps sans se rendre en Égypte, et trouva ce royaume agité des plus grands troubles;


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quand il vit la tête de Pompée, il ne put soutenir la vue du scélérat qui la lui présentait et se détourna avec horreur. On lui remit son cachet, qu'il reçut en pleurant : il avait pour empreinte un lion qui tient une épée. Il fit mettre à mort Achillas et Pothin : le roi Ptolémée, défait dans un combat près du Nil, disparu et ne fut pas retrouvé depuis. Théodote le Sophiste se déroba à la vengeance de César : ayant trouvé moyen de s'enfuir d'Égypte, il fut longtemps errant, réduit à la dernière misère et détesté de tout le monde. Mais, dans la suite, Marcus Brutus, après avoir tué César et s'être rendu le maître en Asie, y découvrit Théodote et le fit expirer au milieu des tourments les plus cruels. Les cendres de Pompée furent portées à Cornélie, qui les déposa dans un tombeau à sa maison d'Albe.

 PARALLÈLE D’AGÉSILAS ET DE POMPÉE


I. Après avoir écrit les vies d'Agésilas et de Pompée, faisons le parallèle de ces deux grands hommes et parcourons rapidement les différences qu'ils ont entre eux. La première, c'est que Pompée parvint à la puissance et, à la gloire par les voies les plus légitimes ; il s éleva de lui-même et par ses exploits ; il fut d'un grand secours à Sylla pour délivrer l'Italie des tyrans qui l'opprimaient : Agésilas au contraire employa, pour parvenir au trône, des moyens également réprouvés des dieux et des hommes ; il fit déclarer bâtard Léothychidas, qu'Agis, frère d'Agésilas, avait reconnu pour son fils légitime; et il tourna en plaisanterie l'oracle de la Pythie sur le règne boiteux de Sparte. La seconde différence, c'est que Pompée ne cessa point d'honorer Sylla pendant sa vie; après sa mort, il lui fit rendre, malgré l'opposition de Lépidus, les honneurs de la sépulture et maria sa propre fille à Faustus, fils de Sylla; au contraire, Agésilas, sur le plus frivole prétexte, rompit avec Lysandre et le traita indignement. Cependant Pompée n'avait


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 pas moins fait pour Sylla que Sylla n’avait fait pour Pompée; au lieu que Lysandre avait mis Agésilas sur le trône de Sparte et lui avait procuré le commandement de toute la Grèce. La troisième différence, c'est que Pompée ne commit d'injustice dans le gouvernement que par une suite des alliances qu'il avait contractées; il ne le fit le plus souvent que pour les intérêts de ses beaux-pères Scipion et César. Agésilas, en sauvant Sphodrias qui méritait la mort pour son entreprise contre Athènes, n'eut d'autre motif que de favoriser la passion de son fils. Quand il mit tant de zèle à défendre Phébidas qui avait violé la paix faite avec les Thébains, il le fit évidemment en faveur du crime même. En un mot, tous les maux que Pompée fut accusé d'avoir faits aux Romains, par mauvaise honte ou par ignorance, Agésilas les fit aux Lacédémoniens par une suite de sa colère et de son opiniâtreté, qui seules le portèrent à allumer la guerre contre les Thébains.

II. S'il faut attribuer à la fortune les fautes de l'un et de l'autre, on peut dire que les Romains ne devaient pas s'attendre à celles de Pompée; et qu'Agésilas ne permit pas aux Lacédémoniens d'éviter celles dont les menaçait ce règne boiteux, contre lequel ils avaient été prévenus. En effet, Léothychidas eût-il été mille fois plus étranger et bâtard, la famille des Eurytionides aurait pu facilement donner à Sparte un roi légitime et ferme sur ses deux pieds, si Lysandre, pour favoriser Agésilas, n'eût jeté à dessein de l'obscurité sur le sens de l'oracle. Le remède qu'Agésilas suggéra, après la bataille de Leuctres, en conseillant aux Spartiates, qui ne savaient comment punir les fuyards, de laisser dormir les lois ce jour-là, est, il faut l'avouer, une invention politique toute nouvelle, et la vie de Pompée n'a point d'action qu'on puisse lui comparer. Au contraire, ce dernier, pour montrer à ses amis toute l'étendue de son pouvoir, viole les lois qu'il avait lui-même établies. Mais Agésilas, réduit à la nécessité de les violer pour sauver ses concitoyens, sait trouver un moyen de conserver les lois sans sévir contre les coupables. Je mets encore au nombre des ver-


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 tus politiques d'Agésilas cette preuve incomparable de soumission qu'il donne aux éphores, lorsque, sur une scytale de ces magistrats, il abandonne à l'instant même ses conquêtes en Asie, loin d'imiter Pompée, qui fait, des services qu'il a rendus à son pays, les instruments de sa propre grandeur. Agésilas, pour l'intérêt de sa patrie, sacrifie une puissance et une gloire que personne, avant et après lui , n'égala jamais, si l'on excepte Alexandre-le-Grand.

III. Mais pour considérer ce parallèle sous un autre rapport, celui de leurs expéditions et de leurs exploits, je ne crois pas que Xénophon lui-même voulût mettre en comparaison les faits militaires d'Agésilas avec la grandeur des armées que Pompée a conduites, avec le grand nombre de batailles qu'il a gagnées et des trophées qu'il a dressés, quoique d'ailleurs on ait permis à cet historien comme une récompense singulière de toutes ses belles qualités, de dire et d'écrire tout ce qu'il a voulu sur le compte de ce prince. Je crois encore que, sous le rapport de la générosité envers les ennemis, ces deux personnages ont entre eux une grande différence : l'un, pour asservir Thèbes, la métropole de la Béotie, et détruire Messène, une des principales villes de son pays, manqua de ruiner Sparte; du moins il lui fit perdre sa prééminence sur la Grèce. Pompée , après avoir défait les pirates, donna des villes à habiter à ceux qui voulurent changer de profession; et lorsqu'il eut en sa puissance le roi Tigrane, qu'il pouvait attacher à son char de triomphe, il aima mieux en faire un allié du peuple romain, et dit à cette occasion qu'il préférait à la gloire d'un jour la gloire de tous les siècles.

IV. S'il faut adjuger le prix de la vertu guerrière au général qui a fait les plus grands et les plus importants exploits, et qui a donné les conseils les plus utiles, le Spartiate, à cet égard, l'emporte de beaucoup sur le Romain. Il n'abandonna pas Lacédémone, il ne la livra point à l'ennemi, quoiqu'elle fût attaquée par soixante-dix mille hommes, et qu'il n'eût avec lui qu'un petit nombre de troupes, qui même venaient d'être


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 battues à la journée de Leuctres. Pompée n'a pas plus tôt vu César, avec cinq mille trois cents hommes seulement, maître d'une ville d'Italie, que la frayeur le fait sortir de Rome, soit qu'il ait fui honteusement devant une poignée de soldats, ou qu'il s'en soit exagéré le nombre; il emmène sa femme et ses enfants et laisse ceux des autres citoyens privés de toute défense; tandis qu'il devait ou vaincre en combattant pour sa patrie, ou recevoir la loi d'un vainqueur, son concitoyen et son allié. Ainsi ce même homme, à qui il n'avait pu se résoudre de prolonger le commandement dans les Gaules, et d'accorder un second consulat, il lui donne lieu, en le laissant maître de Rome, de dire à Métellus qu'il le regardait comme son prisonnier de guerre, lui et tous les autres Romains.

V. Un des premiers talents d'un général d'armée, c'est de savoir forcer les ennemis à combattre quand il est le plus fort, et de ne jamais s'y laisser forcer quand il est le plus faible. Agésilas, qui sut pratiquer également l'un et l'autre, fut toujours invincible. César ne risqua jamais non plus contre Pompée un genre de combat où il était inférieur en forces ; il sut le contraindre à combattre sur terre, où il était lui-même supérieur, et à mettre toute sa fortune au hasard d'une bataille qui en un instant rendit César maître de tout l'argent de son ennemi , de ses provisions et de la mer, dont Pompée eût conservé l'empire, s'il eût évité le combat. La justification qu’on croit la meilleure en faveur d'un si grand général est précisément la plus grave accusation qu'on puisse faire contre lui. Qu'un jeune chef d'armée, sans expérience, troublé par les plaintes et les clameurs de ses troupes , par les reproches de mollesse et de lâcheté qu'on lui fait, se laisse entraîner hors des résolutions les plus sages et les plus sûres qu'il a formées; cette faiblesse est possible et même pardonnable. Mais le grand Pompée, dont les Romains appelaient le camp leur patrie, et la tente leur sénat, regardant comme des déserteurs et des traîtres les préteurs et les consuls qui étaient restés à Rome à la tête du gouvernement ; ce Pompée qu'on n'avait jamais sou-


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mis au commandement d'un autre, qui n'avait jamais eu dans ses campagnes d'autre chef que lui-même et qui les avait toutes faites avec succès, peut-on lui pardonner d'avoir cédé aux railleries d'un Favonius et d'un Domitius? d'avoir été vaincu par la honte d'être appelé un nouvel Agamemnon ? de s'être laissé presque forcer, par des motifs si frivoles, à hasarder une bataille qui devait décider de l’empire et de la liberté de Rome?

VI. S'il ne considérait que la honte du moment, il devait dès le commencement de la guerre faire tête à César, et combattre pour la défense de Rome; ou, après avoir prétendu imiter dans sa fuite le stratagème de Thémistocle, il ne fallait pas ensuite se croire déshonoré en différant de livrer bataille dans la Thessalie. La plaine de Pharsale n'était pas un théâtre ou une arène que les dieux eussent fixée à ces deux rivaux; il n'y avait pas été appelé par un héraut pour descendre dans la lice, sous peine, s'il refusait, d'abandonner la couronne à un autre. Il avait assez d'autres plaines; il avait des milliers de villes, ou plutôt la terre entière; et l'empire de la mer, que lui assurait sa flotte, lui laissait la liberté du choix, s'il avait voulu imiter Fabius Maximus, Marius ou Lucullus, ou Agésilas lui-même, qui n'eut pas de moindres assauts à soutenir à Sparte, lorsqu'on voulait le forcer d'aller combattre contre les Thébains pour la défense de son pays; ni moins de reproches et de calomnies à essuyer en Égypte par la folie du roi, lorsqu'il conseillait à ce prince de ne rien entreprendre. En suivant ainsi les résolutions sages qu’il avait prises dès son arrivée en Égypte, non seulement il sauva les Égyptiens malgré eux-mêmes, et conserva seul la ville de Sparte, dans une secousse si violente; mais encore il éleva dans sa patrie un trophée de sa victoire sur les Thébains; et, en ne se laissant pas contraindre de courir à une perte certaine, il fit gagner aux Spartiates une seconde bataille. Aussi Agésilas fut-il enfin loué par ceux mêmes qu'il n'avait sauvés qu'en leur résistant avec force; et Pompée, qui fit une si grande faute en cédant à


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 la volonté d'autrui, eut pour accusateurs ceux dont il avait suivi les conseils. On dit, il est vrai, qu'il fut trompé par Scipion son beau-père, qui, pour s'approprier les sommes immenses qu'il avait apportées d'Égypte, les cacha, et pressa Pompée de donner la bataille, en lui disant qu'il manquait d'argent. Mais quand cela serait vrai, un général devait-il se laisser ainsi induire en erreur ? ou, après avoir été trompé si facilement, exposer au plus grand danger la fortune publique? Ces divers traits font assez connaître le caractère de l'un et de l'autre.

VII. Maintenant, pour parler de leur voyage d'Égypte, Pompée fut forcé de le faire pour se dérober à ses ennemis par la fuite. Agésilas le fit sans nécessité, par le motif peu honnête d'y amasser de l'argent, et d'avoir de quoi faire la guerre aux Grecs avec celui qu'il gagnerait en servant les Barbares. D'ailleurs, le reproche que nous faisons aux Égyptiens par rapport à Pompée, les Égyptiens le font de leur côté à Agésilas; car Pompée fut cruellement trompé pour s'être fié aux Égyptiens, et Agésilas, à qui les Égyptiens avait donné toute leur confiance , les abandonna et passa dans le parti opposé à ceux qu'il était venu secourir.


(01) Le texte répète : à cause de sa beauté.

(02) Environ vingt millions de notre monnaie.

(03) Voy. la Vie de Romulus, chap. XVII.

(04) L'expression dont se sert ici Pompée est singulière; elle signifie un général revêtu d'un pouvoir absolu, un autocrate; mais le terme n'est pas plus singulier que la chose; c'était le premier exemple d'un homme qui, ayant commencé à servir très-jeune, eût fait plusieurs campagnes sans avoir jamais d'autre chef que lui-même.

(05) Mot à mot :avant qu'il n'eût de la barbe.

(06) La mer de Toscane, ou la mer Adriatique.

(07) Vingt de nos lieues communes.

(08) Pompée ne vit ces inscriptions qu'en sortant, parce qu'elles n'avaient été faites que depuis son entrée dans la ville, et pendant le séjour qu'il y fit. Horace a rendu le sens de la première dans ce beau vers, où il dit au peuple romain, et par lui à Auguste :
Diii te minorem quod geris, imperas.
Car., lîb. III. od. VI. V. 5.

« C'est à votre soumission aux dieux que vous devez l'empire du monde. "

(09)  Pour faire entendre qu'elle avait le courage d'un homme.

(10) Environ cinq cent mille livres.

(11) Trente millions de livres.

(12) La demi-mine valait quarante cinq livres; les dix mines, neuf cents livres; le talent, cinq mille livres.

(13) C'était l'usage des rois d'Orient, de donner, à ceux de leurs amis qu'ils voulaient honorer, un des plus beaux chevaux de leur écurie, aussi richement enharnaché que ceux qu'ils montaient eux-mêmes. L'histoire de Mardochée, dans le livre d'Esther, en est une preuve.

(14) Les rois d'Orient avaient soin de faire tenir des registres exacts de tout ce qui se passait à la cour, et quelquefois ils se faisaient lire les annales des règnes précédents, ou même celles de leur règne, comme l'histoire d'Esther le prouve encore.

(15) L'Océan.

(16) Environ deux millions de notre monnaie.

(17) Cinq mille livres.

(18) Deux cent cinquante mille livres.

(20) Les cinquante millions de drachmes faisaient environ quarante-huit millions de notre monnaie actuelle ; les quatre-vingt-un millions cinq cent mille drachmes, environ soixante-dix-huit millions. Les vingt mille talents valent plus de cent millions.

(21) Environ treize cent cinquante livres.

(22)  Il doit y avoir ici une faute de copiste; Pompée était né l'an de Rome six cent quarante-huit, la même année que Cicéron, cent six ans avant l'ère chrétienne; il obtint ce troisième triomphe l'an de Rome six cent quatre-vingt-treize, soixante et un ans avant J.-C., le jour même de l'anniversaire de sa naissance ; il avait donc quarante-cinq ans, et non pas quarante. Voy. les Tables chronologiques de l'Histoire universelle de Lenglet-Dufresnoy.

(23) On sait qu'à Rome, toutes les fois que le peuple était assemblé pour donner ses suffrages, il suffisait que le consul ou un autre magistrat dît qu'il avait vu un augure défavorable. pour faire rompre aussitôt l'assemblée; ainsi on avait toujours un prétexte pour empêcher tout ce qui déplaisait.

(24) L'an de Rome 701.

(25) Une loi défendait aux absents de demander le consulat. Pompée y avait fait ajouter une exception pour ceux à qui on le permettrait nommément, ce qui était rendre la loi inutile ; les hommes puissants, et surtout ceux qui avaient des troupes à leurs ordres, étaient bien sûrs d'obtenir cette permission.

(26) C'est à dire victorieuse.